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  • D'une autre langue germanique

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    Traduction - Yiddish - Meschonnic

     

     

    Une émission de la chaîne Cinaps TV (2008) consacrée à la langue et à la littérature yiddish et à la traduction de cette langue. Présentation : Antoine Spire & Mano Siri.

     

    Invités

    Partie 1 : Rachel Ertel (sur l'histoire du yiddish et la littérature yiddish)

    Partie 2 (29'30) : Anne-Sophie Dreyfus (traductrice)

    Henri Minczeles (historien)

    Partie 3 (50'25) : Henri Meschonnic

     


    TAMBOUR BATTANT LANGUE YIDDISH A LA TRADUCTION DES LANGUES

     

     

  • La Nation Hollandaise (1812)

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    Coup d’œil sur un poème épique

    de l’époque napoléonienne

     

     

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    J. F. Helmers à Paris, 1802,

    gravure de J.-L. Chrétien

     

     

    Dès le samedi 22 octobre 1808, le Journal des Arts, des Sciences, de Littérature et de Politique annonce qu’ « un des meilleurs poëtes hollandais […] publiera bientôt son grand poëme qui a pour sujet l’affranchissement des Pays-Bas ». Ce n’est que quatre ans plus tard, après plus de dix années de labeur, que Jan Frederik Helmers (1767-1813), poète par excellence de la résistance à l’occupation française, fit en réalité paraître l’œuvre en question, De Hollandsche Natie (La Nation Hollandaise, 1812), non sans faire quelques concessions, mais le censeur impérial Jean Cohen (1) ne se montra pas particulièrement sévère. On aurait pu en effet s’attendre à un refus de publication d’un écrit contenant un message aussi ouvertement nationaliste. Et lorsque les autorités changèrent leur fusil d’épaule et décidèrent de procéder à l’arrestation de l’auteur qui mariait une admiration certaine pour les Lumières bataves à une passion fougueuse pour le passé de son pays, notre romantique avant la lettre n’attendit pas la police : il mourut en effet peu avant l’arrivée des représentants de l’ordre.

    littérature,lettres néerlandaises,traduction littéraire,napoléon,hollande,helmers,nationLa Nation Hollandaise devait être transposée en vers par Auguste Clavareau en 1825. Dès 1820, le lecteur d’expression française avait pu se faire une petite idée du contenu de cette œuvre à la fois généreuse et emphatique. Dans ses Mélanges de Poésie et de Littérature des Pays-Bas, l’autodidacte et admirateur de Béranger  L.G. Visscher (1797-1859) avait en effet proposé quelques passages traduits en prose. Le texte ci-dessous reprend sa présentation du poème de J.F. Helmers (orthographe modernisée). Est-ce seulement par modestie que l'aède d'Amsterdam nous adresse une mise en garde dès la préface ? «  Mon sujet est riche ; oui, trop riche pour la poésie. Ce que j’avance ici ne doit pas être regardé comme un paradoxe : tout poète en conviendra facilement. Il n’est pas de sujet, quelque pauvre, quelque mince qu’il soit, que la poésie ne puisse embellir et rendre intéressant, s’il tombe entre les mains d’un véritable poète. Son imagination brûlante enflamme son cœur ; il verse dans l’âme de ses lecteurs ou de ses auditeurs, le sentiment qui le remplit tout entier. C’est surtout quand la matière n’est pas assez riche d’elle-même, que son génie se développe d’une manière brillante ; c’est alors qu’il peut en effet être poète, c’est-à-dire, créateur. Mais si le sujet est grand par lui-même, plein de faits intéressants par la diversité, le poète est surpassé par la grandeur des objets qu’il veut retracer à notre imagination. À quoi servent les fictions ingénieuses, les ornements de la poésie, quand le simple exposé du fait porte avec soi son mérite et sa louange ? […] Guidé par l’élan de mon cœur, le souvenir de ces grands hommes, tels que la terre n’en avait pas encore vu et n’en verra peut-être plus jamais, m’a fait éprouver tous les sentiments que je voulais faire passer dans l’âme de mes contemporains. Heureux, si j’ai pu atteindre ce but ! plus heureux encore, si mes lecteurs jugent, avec fondement, mes expressions trop faibles, mon enthousiasme trop froid, mes idées et mes vers au-dessous de leur attente ! Comme poète, j’y perdrai sans doute ; mais puis-je m’en plaindre ? quelle haute idée n’aurai-je pas alors de vous, ô mes compatriotes ? comme je vous trouverai dignes de vos ancêtres ! avec quel plaisir ne sacrifierai-je pas ma gloire poétique à l’intime conviction que vous n’avez pas dégénéré de ces héros ? » (2)

    D.C.

     

    (1) Anne Jean Louis Philippe Cohen de Vinkenhoef, né à Amersfoort le 17 octobre 1781, mort à Paris le 6 avril 1848. Ce journaliste fut nommé en 1811 censeur impérial pour ce qui concernait les langues étrangères puis devint, en 1824, bibliothécaire de la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Il a traduit divers ouvrages de l’allemand, de l’anglais, du suédois, du russe et de l’italien. Il est probablement le premier à avoir transposé Vondel en français (pièces poétiques et deux tragédies : Lucifer et Gysbreght van Aemstel) ; il a d’ailleurs laissé un essai posthume sur l’Altaergeheimenissen (1645), un des chefs-d’œuvre de cette grande figure du Siècle d’or.

    (2) Extraits de la préface de l’édition de 1825 dans la traduction d’Auguste Clavareau (disponible dans son intégralité sur Google Books).

     

     

     

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    Ce poème, dès qu’il parut, fut reçu avec transport ; on en avait conçu la plus haute idée dans l’esquisse que le poète en avait tracée lui-même, et qu’il justifia de la manière la plus victorieuse. Déjà Helmers était connu avantageusement sur notre Parnassé, et ses mâles accents nous consolaient alors qu’envahis par le grand empire, l’horizon politique ne nous offrait dans l’avenir qu’une lueur d’espoir à peine perceptible. C’est vers cette époque que notre digne poète, nous rappelant l’antique gloire de nos ancêtres, reportait notre attention sur leurs exploits, et savait embellir de ses sons harmonieux les rayons d’espérance qu’il faisait briller à nos yeux. C’est à cette époque même que parut son poème intitulé la Nation hollandaise. Ce fut un trésor, un baume consolateur qu’il offrit à un peuple soupirant, et la plus sévère critique applaudit elle-même à ce chef-d’œuvre de génie, sauf peut-être quelques légers défauts de correction dans le style, de répétition et d’enthousiasme sans limites, qui se font en général remarquer dans les ouvrages de ce poète célèbre. On peut néanmoins placer son poème au rang de ces productions qui honorent les plus grands génies de l’Europe. Il n’y a que peu d’années que Helmers paya l’inévitable tribut à la nature : les muses éplorées regrettent en lui un poète d’un patriotisme à l’épreuve, et dont une simple et modeste pierre couvre les restes. Aucune épitaphe ni tombeau n’arrêtent les regards des passants ; mais sa mémoire vivra à jamais dans tous les cœurs bien nés.

    Son poème dont nous nous occupons dans ce chapitre, est divisé en six chants, consacrés à la gloire d’une nation qu’il chérissait avec transport. Dans le premier, il célèbre l’amour sacré de la patrie et les mœurs d’un pays à qui la nature avait tout refusé, jusqu’à la terre même, qui ne fut pour lui qu’une production de l’art. L’économie de ses habitants, la prudence et la tolérance de leurs prédécesseurs, reçoivent de la part du poète le tribut de son admiration. Les épisodes de De Ruiter, de Cats, d’Hambroek et autres, décorent toute la pompe de ses vers : ces divers sujets, extraits de l’Histoire, inspirent le plus vif intérêt, et sont peints des plus riches couleurs et de toute l’énergie de sa verve poétique.

    Michiel de Ruyter

    MichieldeRuyterPortrait.pngLe poète élève la voix au second chant pour comparer la Belgique au Rhin, qui n’est à sa source qu’un faible ruisseau, mais qui, croissant bientôt en s’élargissant, devient enfin un fleuve considérable. C’est alors que, parcou- rant les principaux faits de l’Histoire, il s’arrête au tombeau de Guillaume Ier, pour chanter les exploits de ses ancêtres, en les considérant tant sous le double point de vue de la bravoure militaire que de la moralité.

    Le troisième est celui de tous ses chants le plus patriotique, et qui se distingue par plus de hardiesse. Il s’agit de la gloire que s’acquirent sur toutes les mers les De Ruiter, les Tromp, les Van Galen, les Piet Hein et autres, qui répandirent au loin la terreur d’un pavillon qui, à cette époque, fut respecté par toutes les nations du globe. Ce tableau, des plus mâles, et digne de son sujet, suffirait seul pour nous donner du talent poétique de Helmers l’idée la plus distinguée. Ce ne sont pas seulement l’élévation du style, les pensées sublimes et la vérité des expressions qu’on admire le plus en lui, et qui font l’ornement précieux de ses vers, mais encore sa manière originale de chanter les prestiges de l’imagination dans le 4e chant, où il se plaît à décrire principalement les voyages et découvertes de nos marins, dont la description est peut-être moins détaillée que la Lusiade, mais qui est plus frappante d’images. Le sujet de ce chant est pour nous ce que fut pour les Portugais le chef-d’œuvre du Camoëns. Enfin, ses deux derniers chants célèbrent des noms précieux aux sciences et aux arts, ainsi que l’amour des Belges pour les productions du génie. Cependant le poète ne s’y perd pas en de vains détails ; il rend hommage à la mémoire des grands noms que toute l’Europe cite avec orgueil, et termine son brillant poème en s’adressant à ses enfants, leur offre les prémices de son précieux travail, en s’inquiétant seulement si on reconnaîtra ses propres sentiments dans ses vers. « Si un jour, leur dit-il, vous rassemblez mes cendres près des urnes où reposent celles de nos pères, et que vous reconnaissez mon âme dans mes chants, si alors une larme de reconnaissance s’échappe de vos yeux, vous pourrez dire avec orgueil : « Oui mon père chérissait sa patrie ! »

    L.G. Visscher

     

     

     

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    On peut certes critiquer l’aspect pompeux de La Nation Hollandaise ; néanmoins, certaines pages ne manquent pas de brio. Pour goûter un peu ces vers, reprenons l’un des deux passages traduits par L.G. Visscher en le faisant précéder de l’original et suivre de la transposition en vers du Luxembourgeois Clavareau. Ce fragment du Chant 3 – qui fut mis en musique par Edzard Grefe une cinquantaine d’années après sa parution – évoque la mort héroïque du vice-amiral Reinier Claassens et de ses hommes le 6 octobre 1606 près du cap Saint-Vincent.

     

     

    ’t Was Neerland niet genoeg, dat, aan het Spaansche strand,

    Philippus vloten zijn veroverd en verbrand,

    Aan ’s aardrijks ander eind’ ontving hij dieper wonden:

    Naar ’t westerdeel der aard’ werd Claasens afgezonden.

    Zijn zinspreuk is: « voor God! verwinnen of vergaan! »

    Zijn naam heeft reeds den schrik verspreid langs d’Oeeaan.

    Wie durft dien dappren Zeeuw bestrijden? wie zal ’t wagen?

    ’t Is de overmagt alleen, die schriklijk op komt dagen.

    Acht schepen, zwaar van bouw, omsinglen thans den held;

    Hij staat alleen, maar vast, gelijk een rots ’t geweld

    Der eeuwen, ’t woest gebrul des donders fier blijft trotsen,

    Schoon stormen aan zijn’ voet in wilde golven klotsen,

    Schoon schip bij schip, met kracht geslingerd op zijn borst,

    Verbrijzeld henen stuift, staat hij, met kracht omschorst,

    Belacht het woeden van de orkanen en van de eeuwen;

    Zoo staat ook Claasens nu; de dolle Spanjaards schreeuwen

    En tieren, daar men hem in eenen kring besluit;

    (Zoo brult het ongediert’ der woestenij naar buit.)

    Men tracht, schoon vruchtloos, hem tot de overgaaf te nopen;

    Neen, duur wil hij de zege aan ’slands tiran verkoopen.

    Tot d’ongelijken strijd maakt hij zich straks gereed,

    Hij denkt aan God, aan Spanje, aan Neêrland, en zijn’ eed.

    Nu barst de dood eensslags uit duizend kopren monden;

    Zijn masten, zeil en roer zijn ras in zee verslonden;

    Het reddelooze schip geeft vreeslijk krak bij krak;

    Twee dagen strijdt hij nog op ’t halfgesloopte wrak.

    Nu roept hij ’t volk bijeen, en zegt, met vonklende oogen:

    « Gij, die nooit hebt gebukt voor Spanjes dwangvermogen,

    Die hem de zege hebt in strijd bij strijd ontroofd,

    Spitsbroeders! zult gij nu, met nederhangend hoofd,

    Beschimpt, gesmaad, geboeid, u schandlijk overgeven?

    Uw’ beulen danken voor een afgebedeld leven?

    Of kiest gij, nevens mij, den dood voor ’t Vaderland?

    Beslist: dan steekt dees lont ons luttel kruid in brand!

    Dan zal dit brandend wrak aan ’s vijands vloot zich hechten,

    En stervend zult gij dus uw’ beulen nog bevechten. »

    Hij zwijgt; – hij grijpt de lont; ’t volk roept vol geestdrift uit:

    « Ja! sterven wij met roem; steek, steek den brand in ’t kruid! »

    Nu wijdt zich elk ter dood; er wordt niet meer gestreden,

    Maar knielend storten zij heur allerlaatste beden;

    En Claasens, daar hij ’t hart verheft tot zijnen God,

    Smeekt voor zijn gade en kroost, in heur ondraaglijk lot:

    Hij ziet haar wanhoop, ziet haar tranen, hoort haar klagen,

    Zijn’ zoon de moeder naar de komst des vaders vragen!

    Hij stoot dit denkbeeld weg, bidt vurig, rijst en zucht,

    En werpt de lont in ’t kruid, en ’t schip barst in de lucht!

    (J.F. Helmers, Volledige Werken,  T. 1, 1844, p. 58-59)

     

     

     

    Helmers3.pngLa Hollande, peu satisfaite de ses triomphes sur la flotte royale, obtenus près des côtes d’Espagne, se plaît à la poursuivre jusques dans les mers les plus-éloignées. Claassens est expédié vers le pôle occidental du globe ; déjà son nom a répandu la terreur sur la surface de l’Océan. Sa devise est vaincre ou mourir ; Dieu et la patrie. La bravoure du capitaine est connue au point que nul n’oserait accepter les chances d’un combat sans être protégé par une force supérieure. Le héros, entouré à-la-fois par huit vaisseaux de la première force, n’a de ressource que dans sa fermeté ; il est seul ; mais ainsi qu’un rocher en butte à l’action destructive des siècles, affrontant la foudre et les coups redoublés du tonnerre, insensible à l’effort des tempêtes et des vagues agitées qui se brisent à ses pieds, ainsi que les vaisseaux que précipitent les vents impétueux.

    Les Espagnols irrités l’entourent et le serrent de près ; ils vomissent des hurlemens comme des animaux farouches au moment d’atteindre leur proie. C’est en vain qu’on lui offre une capitulation ; il prévoit le triomphe de l’ennemi mais, résolu de vendre chèrement sa vie, il ne se souvient plus que de ses sermens ; l’amour sacré de la patrie, la confiance en son Dieu, la haine contre l’Espagne, tout enfin le porte à livrer un combat inégal : bientôt mille bouches d’airain vomissent la mort ; sa mâture, ses voiles et son gouvernail tombent à la mer. En cet état déplorable, le vaisseau lui-même, après deux jours de combat le plus meurtrier, n’offre plus que des débris ; c’est alors que, rassemblant le reste de ses braves, et fixant sur eux des yeux étincelans… « Compagnons, leur dit-il, jamais vos fronts glorieux ne se courbèrent sous la tyrannie des Espagnols, vos ennemis ; toujours, et dans toutes les actions que nous engageâmes avec leur pavillon, la victoire couronna votre valeur, et dans ce moment même, oseriez-vous la déshonorer en courbant vos têtes sous leur joug odieux ? souffririez-vous qu’on vous enchaîne, qu’on vous insulte et vous outrage ? Si vous étiez assez lâches pour vous rendre, vous mériteriez l’humiliation que vos tyrans vous préparent ? Si comme moi vous préférez la mort à la honte de subir leur joug, mourons ensemble pour la patrie ; un mot, et cette mèche va embraser à l’instant le peu de poudre qui nous reste. Décidez-vous, et que notre pont embrasé couvre de ses débris la flotte de vos ennemis, et, tout en expirant, sachons combat- tre encore nos vils oppres- seurs !... » Il se tait et prend la mèche… À l’instant, tout l’équipage, animé du plus digne enthousiasme, s’écrie : « Oui, oui, mourons avec honneur, qu’on mette le feu aux poudres ! »

    A. Storck, Bataille des Quatre Jours, Rijksmuseum

    littérature,lettres néerlandaises,traduction littéraire,napoléon,hollande,helmers,nationOn se prépare à la mort ; le combat cesse ; tous les matelots à genoux adressent à l’Éternel leurs derniers soupirs. Claassens lui offre aussi les siens, en recommandant à sa divine clémence son digne équipage, sa femme et ses enfans, dont il prévoit les larmes et le désespoir. Il repousse cette affligeante idée, invoque de nouveau son Dieu, se lève en soupirant, et précipite la mèche à travers les poudres.

     

    (trad. L.G. Visscher, 1820, p. 71-73)

     

     

     

    Ce n’était point assez que l’Espagne éperdue

    Vît tomber sur ses bords sa puissance vaincue :

    Sous de brûlans climats, sur les flots mexicains,

    Claassens vole à la gloire et commande aux destins.

    Vaincre ou mourir ! voilà sa devise sacrée.

    La terreur de son nom, de contrée en contrée,

    A déjà fait pâlir ses lâches ennemis.

    Dans ses hardis projets ses soldats affermis

    Provoquant l’Espagnol sur les eaux mugissantes,

    Affrontent, courageux, huit poupes menaçantes.

    Tel qu’un rocher vainqueur des outrages du temps,

    Brave l’assaut de l’onde et l’effort des autans,

    Il reste inébranlable. On l’attaque, on le presse :

    Il excite des siens la fureur vengeresse,

    Et, sommé de se rendre, isolé, sans secours,

    Certain de succomber, veut vendre cher ses jours.

    Il s’apprête au combat : dans sa mâle assurance,

    Sa Patrie et son Dieu soutiennent sa vaillance.

    Mille bouches d’airain vomissant le trépas,

    Renversent tout à coup ses voiles et ses mâts.

    Le vaisseau crie, éclate ; et le fougueux Borée

    Disperse ses débris sur la plaine azurée.

    Déjà le dieu du jour, sur son trône de feux,

    Pour la seconde fois reparaît dans les cieux ;

    Claassens combat encore ! il assemble ses braves,

    Et l’œil étincelant : « invincibles Bataves,

    Vous, dont l’ardent courage et la noble fierté

    Ont su briser le joug d’un tyran détesté,

    Vous qui, par vos exploits, à la gloire fidèles,

    Avez couvert vos noms de clartés immortelles,

    Voulez-vous aujourd’hui, chargés d’indignes fers,

    Montrer vos fronts honteux aux yeux de l’univers ?

    Compagnons ! voulez-vous, avec ignominie,

    Implorer vos bourreaux et mendier la vie,

    Ou, bravant près de moi les caprices du sort,

    À des jours avilis préférez-vous la mort ?

    Décidez ! à l’instant, cette mèche allumée

    Nous ravit, pleins d’honneur, à leur rage affamée,

    Et, lancés dans les airs, nos débris embrasés

    Vont frapper l’ennemi sur ses vaisseaux brisés. »

    Il dit ; et sur les flots ces mots se font entendre :

    «Nous! céderau vainqueur et lâchement nous rendre!

    Jamais... La mort ! la mort ! » – À ce cri glorieux,

    Ils adressent au ciel leur prière et leurs vœux.

    Accusant malgré lui la fortune jalouse,

    Claassens pleure en secret son enfant, son épouse.

    Il partage leur peine, il voit leur désespoir.

    Ô destin rigoureux ! ô nature ! ô devoir !

    Il entend les soupirs, les sanglots d’une mère

    Demander à son fils le retour de son père !...

    Mais, chassant des pensers qui font frémir son cœur,

    Il regarde le ciel, étouffe sa douleur,

    Et du fatal brandon sa main terrible armée

    Fait sauter le vaisseau dans la nue enflammée.

    (trad. A. Clavareau, 1825, p. 93-95)

     

     

    Helmers2.png
    La France littéraire, T. 4, 1830, p. 59

     

     

  • L’Énéide revisitée

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    Un chef-d’œuvre des lettres flamandes

     

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    Dans Énée ou la vie d’un homme (Aeneas of de levensreis van een man, 1982, rééd. 1999), le romancier Willy Spillebeen propose, en douze chapitres, une réécriture de l’Énéide du point de vue d’Énée, à la fois « je », « tu » et « il » au sein de la narration : « Moi, ou bien est-ce toi, toi qui m’est étranger, ou moi, Énée, ou bien encore lui, cet autre, je ne sais, je ne sais pas qui je suis, qui tu es ni qui il… Lui, Énée, lui la légende, les mensonges… ». Énée a perdu sa voix, son corps ne lui obéit plus. Allongé sur sa couche, il n’est plus que souffrance. Même ouvrir les yeux lui est devenu un supplice. La mort ne saurait tarder. À ses côtés, il a encore sa fille Elissa, Elissa qu'il confond presque dans son amour avec Didon. De nombreux souvenirs lui reviennent, de nombreux fantômes aussi et des courses ensanglantées à dos de cheval. On comprend pourquoi il s’est distancié de son père Anchise auquel il réservera tout de même de dignes obsèques. Le moribond revit aussi ses amours - par exemple avec Créuse qui lui a donné un fils, Ascagne - et sa carrière militaire : blessé, il choisit Théodore, lequel lui ressemble comme deux gouttes d’eau, pour le remplacer ; les actions héroïques de ce dernier seront attribués à Énée. Par devoir, Énée a renoncé à Didon et épousé Lavinia. Villages détruits et villes à édifier réapparaissent dans l’esprit de l’homme qui agonise. Alors que son existence prend fin, il laisse justement une cité qui est en cours de construction. Entre les drames qu’il a traversés se glissent malgré tout des parenthèses gaies, des instants de bonheur même si « l’homme n’est pas fait pour le bonheur, mais pour exercer sa curiosité ». Doutes sur ses ascendances divines, attirance pour le beau périssable, fait de terre, de chair et de sang, liens d’amitié qu’il est parvenu à tisser, furieuse passion des sens, ce ne sont là que quelques-unes des facettes qu’Énée explore, facettes de l’homme qu’il a été, qu’il a cru être au-delà de la légende avant d’enfin naître, à travers la mort, à une nouvelle vie : « Énée naît pour de bon… je meurs… je suis libre. » 

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    P.-N. Guérin, Énée et Didon, 1815 

     

    Mme Perrine Galand-Hallyn a évoqué Énée ou la vie d’un homme lors de plusieurs cours et conférences : « Le roman de W. Spillebeen apparaît comme une réécriture de l’Énéide du point de vue d’Énée. C’est l’une des rares réécritures centrées sur ce personnage, le plus souvent ce sont l’amour de Didon, la descente aux Enfers ou encore le voyage initiatique (par exemple dans La Modification de Michel Butor) qui ont été privilégiés (voir la thèse de Seuret-Deran, Le Personnage d’Énée dans la littérature française, 2001). Le travail de Spillebeen est ici, par certains aspects, comparable à celui de Giono dans Naissance de l’Odyssée : ces deux œuvres ont en commun la déconstruction systématique du mythe héroïque. Giono a montré comment l’histoire d’Ulysse s’est construite malgré lui, gommant ses erreurs et ses maladresses. Willy Spillebeen place dans la bouche d’Énée la même dénonciation des valeurs héroïques. Il opère ainsi une relecture “alexandrine” de l’Énéide : il s’inscrit en quelque sorte dans la lignée d’Ovide (comme de ses suiveurs antiques et modernes), qui a probablement cherché lui-même à démythifier dans ses œuvres l’idéologie mise en place par l’empereur Auguste, en opérant une “réduction épique”, c’est-à-dire une critique des valeurs collectives, une réutilisation à rebours ou décalée des thèmes de l’épopée, ainsi qu’une modification du point de vue de l’énonciation, de l’objectivité à la subjectivité.

    P. Lepautre, Énée  portant Anchise, 1716, Le Louvre

    énée,virgile,butor,giono,énéide,flandre,roman,willy spillebeen,héros,antiquité,mythes« Le roman de Spillebeen est symboliquement composé de douze chapitres. Il s’ouvre sur les angoisses d’Énée agonisant, victime d’une crise cardiaque (tout aussi symbolique). Dans un flash-back, le “héros” revoit tous les épisodes de sa vie qui ont été travestis par la légende (et l’Enéide), et dévoile ses échecs, de sorte que la “morale” virgilienne de tous les épisodes s’en trouve déconstruite. Anchise apparaît lâche, violent, autoritaire. Énée déteste la guerre et les armes (pendant la guerre de Troie, il est blessé et Théodore, un guerrier revêtu de son armure, accomplit ses exploits à sa place, comme Patrocle l’avait fait pour Achille), il ne croit ni aux dieux ni au surnaturel (sa mère est non Vénus, mais une simple bergère morte en couches). Ses sentiments pour Créuse et Lavinia, et même pour Ascagne, sont ambigus. Son seul amour aura été Didon, et l’ensemble du roman est structuré autour de cet amour, infiniment préférable à toute mission collective. Spillebeen, à travers ce roman qu’il a reconnu comme autobiographique, règle ses comptes avec la figure paternelle, la religion, le devoir. » (source)

    L'auteur en août 2009

    énée,virgile,butor,giono,énéide,flandre,roman,willy spillebeen,héros,antiquité,mythesL’écrivain flamand s’est montré à la hauteur de son ambitieux projet : il est parvenu à trouver une structure originale pour faire revivre les Troyens et Énée au sein d’un univers soutenu par des descrip- tions à la fois expressives et élégantes. Mariées à la beauté de l'écriture, l’intensité et la densité de la narration confèrent à ce roman une dimension intemporelle.  (DC)

     

     

  • De la mort prochaine

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    Un poème de Hans Andreus

    (1926-1977)

     

     

    Ne me restera que le souvenir de ma mort.

    François Debluë, « Proses de la mort prochaine »

     

     

     

     

    VOOR EEN DAG VAN MORGEN

     

     

     

    Wanneer ik morgen doodga,

    vertel dan aan de bomen

    hoeveel ik van je hield.

    Vertel het aan de wind,

    die in de bomen klimt

    of uit de takken valt,

    hoeveel ik van je hield.

    Vertel het aan een kind,

    dat jong genoeg is om het te begrijpen.

    Vertel het aan een dier,

    misschien alleen door het aan te kijken.

    Vertel het aan de huizen van steen,

    vertel het aan de stad,

    hoe lief ik je had.

     

     

    Maar zeg het aan geen mens.

    Ze zouden je niet geloven.

    Ze zouden niet willen geloven dat

    alleen maar een man alleen maar een vrouw,

    dat een mens een mens zo liefhad

    als ik jou.

     

     

     

     

    CouvHansAndreus.jpg

    J'entends la lumière, une anthologie, 1994

     

     

    POUR UN JOUR DE DEMAIN

     

     

    À ma mort demain,

    va-t'en dire aux arbres

    combien je t'ai aimée.

    Va le dire au vent

    qui grimpe aux arbres

    et tombe des branches,

    combien je t'ai aimée.

    Va le dire à un enfant,

    encore en âge de le comprendre.

    Va le dire à un animal,

    peut-être d'un simple regard.

    Va le dire aux murs des maisons,

    va-t'en le dire à la ville,

    combien je t'ai aimée.

     

     

    Mais n'en souffle rien aux hommes.

    Ils ne te croiraient pas.

    Ils ne voudraient pas croire combien

    rien qu'un homme rien qu'une femme,

    combien un être un autre aima

    comme moi toi.

     

    (trad. D. Cunin)

     

     

    Hans Andreus, biographie, De Bezige Bij, 1995

    CouvBioHansAndreus.jpgPoète, auteur (à succès) de livres pour les enfants et d’œuvres en prose d’inspiration autobiographique, Hans Andreus a été souvent rapproché des Vijftigers (poètes expérimentaux des années 1950 liés au mouvement CoBrA), même s’il s’est en réalité montré très éclectique et a connu un parcours bien différent de celui de son ami de jeunesse Lucebert. À 17 ans, Andreus s’est engagé pour aller combattre sur le front de l’Est. Alors qu’il vivait à Paris au début des années cinquante, il est tombé amoureux d’une Française, Odile Liénard, avec qui il vivra en Italie, une liaison tumultueuse qui constitue la trame du roman Denise (1962). Rentré en Hollande, Andreus traversera de graves crises, mais sa nature dépressive aura pour pendant une exubérance sensuelle dont regorgent certains de ses recueils. Son biographe, Jan van der Vegt, a révélé de nombreuses facettes cachées de cet homme qui fait sans doute partie des poètes les plus lus (et les plus chantés) aux Pays-Bas.

     

     

    Hans Andreus : un entretien en néerlandais

    (samenstelling Dolf Verspoor) (NB, 1975)


     

     

  • La Maison dans la dune (1932)

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    Le premier roman

    de Maxence Van der Meersch

     

     

     

    Natif de Roubaix, Maxence Van der Meersch (1907-1951) a été un romancier très populaire dans les années cinquante. Dans ses œuvres, il lui arrive de brosser avec délicatesse les paysages de la Flandre. L'action de La Maison dans la dune (1932), son premier roman, dans lequel certains ont vu « une toile de Teniers ou de Jordaans » (Albert Goossens), d’autres une création vériste, se déroule à Dunkerque et dans les environs de cette ville, à un jet de pierre de la mer, de part et d’autre de la frontière belge. C’est là que les passeurs de tabac tentent d’échapper aux douaniers. On assiste à la confrontation entre deux hommes : Sylvain, ancien boxeur, qui passe du tabac de Belgique ou en fait passer à Tom le chien, et Lourges, homme vaniteux, qui dirige une brigade de douaniers. L’enjeu : Germaine, ancienne prostituée qui partage la vie de Sylvain mais dont Lourges s’amourache. L’intrigue, qui n’est sans doute pas sans défaut, même si on a pu reconnaître « un sens de l’action dramatique rarement égalé dans un premier roman, une habileté très réelle dans la conduite des événements, un style sobre et exact  » (André Douriez), nous montre un homme en quête du paradis perdu : menant une vie rustre, Sylvain découvre au hasard d’une de ses virées un havre de paix et de pureté où il aimerait couler le reste de ses jours auprès de la jeune Pascaline. Tout en nous transportant dans un monde aujourd’hui disparu (celui des contrebandiers qui passent la frontière à vélo avec leur chien), cette lecture nous plonge surtout dans les affres et les bassesses des hommes de toutes les époques : jalousie, dépit, rancœur, trahison, violence, désir insatisfait, appât du gain… Bien entendu, le drame attend son heure. Peu après, l'amoureux de la Flandre qu'était Maxence van der Meersch donna la plénitude de son talent en écrivant la fresque Invasion 14 (1935). En 1936, L'Empreinte de Dieu reçut le prix Goncourt.

     

    maxence1.png

    Le succès qu’à rencontré La Maison dans la dune s’est traduit par trois adaptations cinématogra- phiques : deux en France (Pierre Billon en 1934 et Georges Lampin en 1952), une en Belgique (Michel Mees en 1988) dont un extrait suit ci-dessous (il précède la scène de lutte rapportée plus bas) :

     

     

     


    La maison dans la dune

     

     

    Une scène-clé du roman

    l’affrontement de Sylvain et Lourges

     

    Lourges toisa Sylvain.

    « L’ami, dit-il, tu ne m’aurais pas par terre.

    – Possible », dit Sylvain, flegmatique.

    Mais Jules lui-même se récria :

    « Tu ne sais pas ce que tu dis, Lourges !

    – Si, soutint le douanier.

    – Vas-y, alors, provoqua César.

    – Allons, César », voulut dire encore Sylvain.

    Mais Lourges interjetait :

    « Moi, je ne cane pas, vieux. J’ai jamais reculé devant personne. »

    Sylvain comprit qu’il n’y échapperait pas. Il se leva. Et, un peu pâle :

    « C’est pas que tu cherches une bataille, camarade ? Je ne la crains pas, tu sais.

    – On ne le dirait pas. »

    Maxence4.pngSylvain dédaigna de répliquer.

    « Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il. La lutte ou le chausson ? La boxe, je ne veux pas. On ne trouverait pas de gants, ici, et ma femme ne veut plus que je m’abîme le portrait.

    – La lutte, alors, choisit Lourges. Franc jeu, hein ?

    – Bien sûr. Au premier qui touche des épaules, on arrête. »

    M. Henri, accoutumé à ces mœurs, débarrassa la pièce de la table et des chaises. Jules était allé appeler les agents dans le salon. L’un d’eux s’offrit comme arbitre. Et les deux hommes se dévêtirent, parurent nus, n’ayant gardé que leur pantalon soutenu par la ceinture. Lourges, plus gras, était aussi plus lourd, rond comme un bœuf, avec des mamelles de femme. Sylvain, large de poitrine, avec de longs bras nerveux et secs, était plus mince de hanches, plus élégant aussi.

    Autour d’eux on fit cercle. Pour tous ces gens-là, le muscle était roi. Et la vigueur des deux lutteurs, leur aspect impressionnant, soulevait l’admiration.

    Germaine, assise sur sa chaise, regardait aussi, sans s’émouvoir autrement. C’était loin d’être la première fois qu’elle voyait Sylvain se battre, en combat amical, ou même pour de bon.

    Il y eut un silence. L’arbitre regardait sa montre.

    « Allez », dit-il.

    Lourges n’avait pas bougé. Il s’était solidement campé sur ses fortes jambes, et, massif, les mains ouvertes pour l’empoignade, attendait. Il savait que s’il pouvait étreindre Sylvain sous les côtes, il avait gagné. Personne ne résistait à l’effroyable constriction de ses bras herculéens.

    Mais la tactique de son adversaire le dérouta. Sylvain s’était baissé, il ouvrit les bras, il se jeta, tête basse, sur Lourges. Le douanier, instinctivement, se pencha en avant, durcissant les muscles abdominaux pour supporter le choc. Et il essaya d’empoigner l’adversaire. Mais Sylvain, le dos arrondi, la tête passée sous le bras gauche de l’autre, n’offrait aucune prise. Et il passa son bras, il ceintura Lourges, il l’arracha de terre, irrésistiblement. Lourges voulut se raidir. Il était trop tard. Sylvain se laissait aller sur lui. Et, sous son adversaire, Lourges tomba sur le dos, lourdement, du poids de ses quatre-vingt-dix-sept kilos.

    Une clameur monta.

    « Et voilà, dit Sylvain, déjà relevé, et qui soufflait violemment.

    – Rien à dire, constata l’arbitre, c’est du franc jeu. »

    Lourges, pesamment, se relevait à son tour. Il se sentait tout ébranlé, après cette lourde chute. Il eût aimé recommencer. Mais il était comme disloqué, sans force. Il lui faudrait se reposer trois ou quatre jours, avant de retrouver son équilibre.

    Les deux lutteurs se rhabillaient César exultait, proposait des paris invraisemblables aux policiers un peu déçus que la lutte se fût si vite achevée.

    « Sans rancune », dit Sylvain à Lourges, avant de s’en aller. Et il lui tendait la main. Lourges la prit.

    « Sans rancune », dit-il.

    Mais son regard évitait celui de son vainqueur.

     

    (Le Livre de Poche, n° 913, p. 91-94)

     

     

    Maisondansladune2.jpg

     

    Le décor flamand

     

    Il franchit la frontière sans s’en apercevoir, dans cette plaine plate et nue, aussi vide que la voûte immense du ciel qui la couvrait. C’étaient ce qu’on appelle ici les « moers », terre conquise lentement par les hommes sur la mer, et qui garde dans sa nudité désertique, dans la monotonie de ses horizons rasés, dans ses étendues uniformes où le vent se rue librement, quelque chose encore de la grandeur et de la mélancolie de son passé marin. Des champs de seigle et d’avoine, des pâturages divisent cette plaine. Et l’eau, l’ennemie qu’il faut sans cesse contenir, sourd de partout, imprègne la terre, se laisse deviner, immédiate, sous le sol sablonneux et pauvre. Des ruisselets innombrables bornent chaque enclos, reçoivent l’eau des rigoles et des drains, s’étalent encore çà et là en mares où boivent les bestiaux. On les devine, sur le tapis uni des prés, à la végétation vigoureuse, roseaux, joncs, herbes d’eau, qui pousse dans leur lit. Et on s’étonne, en traversant ce pays, de le voir ainsi régulièrement morcelé et comme partagé par ces ruisseaux au cours rectiligne, géométrique, se coupant les uns les autres à angles droits. Ils sont comme un vivant quadrillage, dessiné par l’homme pour drainer le pays.

    Maxence3.pngSylvain, dans ce réseau, avançait lentement. Il était tout seul. Autour de lui, le vent passait avec une force soutenue, une chanson perpétuelle qui bruissait aux oreilles. On le voyait de loin accourir, à l’ondulation infinie qui passait comme une vague sur les avoines et les herbages. À ce grand souffle rude et constant, on sentait que la mer était proche.

    Sylvain franchissait les ruisseaux sur des planches, disposées par-ci, par-là. Ou bien il jetait son vélo par-dessus, et ensuite sautait lui-même. À la profondeur de l’eau, il tâchait de découvrir les gués qu’avait dû préférer Tom. Et quand il voyait au loin une tache sur l’herbe, il faisait un détour, il s’en approchait, pour voir si ce n’était pas son chien. Une lassitude, un découragement le prenait. Il avançait de plus en plus en territoire français. Bientôt, il lui faudrait renoncer à la recherche, s’il ne voulait pas être vu du poste de douane.

    (Le Livre de Poche, n° 913, p. 224-225)

     

     

    L'écrivain nordiste Anna van Buck présente son ouvrage

    consacré à Maxence van der Meersch,

    Salon du Livre Régional de Gravelines, le 25 avril 2010

     

    Les archives Maxence Van der Meersch sont consultables en ligne :

    Bibliothèque numérique de Roubaix.

    La note de travail reproduite plus haut est empruntée à ce site.