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« S’élever dans l’échelle sociale, monter en grade… À ces désirs très humains, le christianisme oppose un renversement radical, au sens fort du terme. De sa forêt de Groenendael, près de Bruxelles, où il mena une vie de recueillement et de prière monastique vers la fin du Moyen Âge, Jean Ruysbroeck (1293-1381) nous envoie sous forme de mode d'emploi ce petit traité spirituel qui n'a pas pris une ride. S’y déploie en sept chapitres – les sept degrés – le paradoxe même de la vie spirituelle : le chemin de la montée est d’abord descente. » (1) Cette progression spirituelle qui est en même temps « descente », Claude-Henri Rocquet l’expose en ces termes : « Les sept degrés de l’échelle intérieure ne se succèdent pas selon la simple progression arithmétique : ils forment un édifice. D’une part, les quatre premiers : ils traitent des vertus extérieures. De l’autre, les deux derniers : consacrés à la vie contemplative, dans son commencement et dans sa perfection. Entre les vertus du dehors et l’expérience intérieure, le cinquième degré – qui occupe plus de la moitié du livre – forme un traité spirituel qui s’inscrit dans le traité d’ensemble. Et l’on retrouve, en ce degré, les trois degrés de la vie spirituelle selon Ruysbroeck et bien d’autres mystiques : l'union à Dieu par les œuvres, l’union à Dieu avec intermédiaire, l'union à Dieu sans intermédiaire.
« Cette manière d’intégrer la gradation des trois modes de vie intérieure aux degrés de l’échelle ascétique et mystique est admirable et subtile. On pourrait dire plus exactement que les trois représentations de la vie spirituelle – monter vers le sommet, descendre dans l’abîme insondable de l’humilité, atteindre le centre – s’harmonisent et se réunissent. Ce qui est au plus haut et au plus humble, au cœur de tout, unique, insondable, évident, à jamais inaccessible et toujours présent et donné en abondance, c'est l’amour. L’unique et multiple amour. »
l’édition de référence : moyen néerlandais / latin / anglais
Jan van Ruusbroec, Van seven trappen. Opera Omnia 9,
De l’échelle que Jacob vit en songe jusqu’à la montée du Carmel évoquée par saint Jean de la Croix, la vie spirituelle a souvent été perçue comme élévation, ascension, progression de l’âme vers Dieu. Pour Jean Ruysbroeck (1293-1381), mystique flamand, précurseur de la devotio moderna, cette montée à « l’échelle d’amour » invite à l’abaissement. S’épanouir en Dieu, c’est participer à l’humilité du Christ.
Ce livre de Ruysbroeck est une lettre de conseils adressée à une moniale maîtresse de chœur de son couvent. Il peut, certes, se lire et se méditer dans le silence et la solitude. Mais mieux vaudrait sans doute le dire, l’entendre, le chanter : des poèmes, jaillis parfois du sein de la prose, le suggèrent.
Distribué en plusieurs voix, jalonné de chants et de musique, de silences, de pauses méditatives, ce livre apparaîtrait ainsi moins proche de l’épître, de l’homélie, du traité, que de l’office et de la célébration liturgique.
Par-là se révélerait pleinement la beauté des Sept degrés de l’échelle d’amour spirituel.
Vie et œuvre de Ruysbroeck (en anglais) par Rob Faesen
première édition, 2000
Ces Sept degrés sont en réalité une édition revue et augmentée de celle parue voici déjà quinze ans. Le traducteur et préfacier s’explique sur l’origine de ce grand livre au format poche (6,50 €) : « J’avais publié une Petite vie de Ruysbroeck chez Desclée de Brouwer et Marc Leboucher, son éditeur, m’a demandé de traduire et de présenter une œuvre de Ruysbroeck dans Les Carnets. Pour respecter le format de cette collection, j’ai choisi l’un de ses livres les plus brefs et j’en ai résumé une partie. L’ouvrage étant épuisé, Bruno Nougayrède (directeur d’Artège qui a repris DDB) a souhaité rééditer Les sept degrés de l’échelle d’amour spirituel, mais de façon intégrale. Cette réédition m’a permis d’étoffer la présentation (un extrait ici) et ma réflexion sur le travail du traducteur. »
Cette nouvelle exploration du texte de Jan van Ruusbroec (orthographe néerlandaise) conduit Claude-Henri Rocquet à en proposer une lecture à haute voix ; on pourrait même en chanter certains passages en les accompagnant de musique. Quant à son travail de préfacier, il le met sous l’égide de Julien Green : « L’ordre véritable est fondé sur la prière, tout le reste n’est que désordre (plus ou moins bien camouflé). Le Moyen Âge était un immense édifice dont les assises étaient le Pater, l’Ave, le Credo et le Confiteor. Tout ce qui est édifié sur autre chose ne peut que s’effondrer tôt ou tard dans la boue sanglante. » (Journal, 30 juillet 1940)
Par ailleurs, reprenant et révisant sa transposition des Sept degrés (Van VII trappen), œuvre composée vers 1360, C.-H. Rocquet, venu au prieur de Groenendael par les peintres Bosch et Bruegel – auquel il a consacré une véritable somme en deux volets –, nous livre en guise de postface diverses considérations rassemblées sous l’intitulé « Traduire » (p. 121-134). À propos de sa traduction, relisons les propos d’Yves Roullière : « Claude-Henri Rocquet, auteur d’une biographie sur l’ermite de Groenendael, hérite de toute une tradition d’écrivains galvanisés par l’écriture ruusbrochienne Sa manière de traduire, fort élégante, contraste avec celle de dom Louf, plus rugueuse. Il est vrai que Les sept degrés de l’échelle d'amour spirituel se prête à merveille à l’adaptation littéraire, puisque ce traité est aussi un long poème à la gloire de l’Esprit Saint, véritable orchestrateur de chants multiples que le monde n’en finit pas d'entonner. » (2)
Tout comme Michael Edwards dans son récent Bible et poésie (Éditions de Fallois, 2016), le biographe de Ruusbroec insiste à plusieurs reprises sur ce qui lie intimement la poésie et le texte fondateur du monde chrétien, poésie et écrits mystiques : « Le sens, jamais, ne se réduit à la lettre, au littéral. Il n’est pas seulement ‘‘signification’’, mais ‘‘orientation’’, ‘‘direction’’. Et plus un écrit est d’ordre poétique, ou mystique, plus grande et vive la place et la présence de la musique, du chant, dans la parole. […] Le livre est parole, souffle imprimé en signes, pensée changée en écriture, mais cette parole, il ne suffit pas qu’elle soit lue, entendue, il faut qu’elle s’incorpore, qu’elle s’incarne, devienne vivante vie comme le grain se multiplie en épi et comme le blé, récolté, moulu, pétri, cuit, mâché, devient corps et sang, force d’agir et d’œuvrer, de labourer, semer, moissonner et de changer le blé en pain, travail et chemin vers l’esprit, le mystère. » Présence de la musique dans la parole, invitation du texte à se faire corps : voici ce qu’offre le bienheureux Ruysbroeck un siècle après Hadewijch et deux avant saint Jean de la Croix.
Daniel Cunin
(1) Extrait d’un article saluant la parution de la première édition des Sept degrés de l’échelle d’amour spirituel : Isabelle de Gaulmyn, « Un livre », La Croix, 27 mai 2000.
(2) Yves Roullière, « Lectures spirituelles. Écrits IV & Les sept degrés de l’échelle d’amour spirituel », Christus, n° 189, janvier 2001.
On pourra lire le bel entretien accordé par Claude-Henri Rocquet à Charles-Henri d’Andigné : « Ruysbroeck, maître spirituel pour temps troublés », Famille chrétienne, n° 1974 du 14 au 20 novembre 2015, p. 32-35 (extrait) :
l’ensemble graindelavoix chante le Chant 16 de Hadewijch
F. Closset & A. Manteau, 1938
Wallon, François Closset (1900-1964) a consacré une grande partie de sa vie à défendre la langue et la littérature néerlandaises. Spécialiste de didactique (il est l’auteur d’une assez célèbre Didactique des langues vivantes), professeur dans l’enseignement secondaire puis à l’Université de Liège, il a trouvé le temps de rédiger nombre d’études et de recensions, tant en français qu’en néerlandais et en anglais, sur des écrivains flamands et hollandais*. Il a par ailleurs laissé une œuvre de traducteur**. Sa profession, l’amitié qu’il a su entretenir avec quelques auteurs et la complicité que lui et son épouse ont nourri lui ont permis de mettre en avant quelques-uns de ses sujets de prédilection. En 1936, il épouse Angèle Manteau (1911-2008), fille d’un industriel français, qui va devenir la plus grande éditrice de littérature flamande du XXe siècle. Grâce à ce couple, maints projets vont prendre forme. Fr. Closset a fortement influencé sa femme dans ses choix éditoriaux tout en s’appuyant sur les structures qu’elle dirigeait (les éditions Manteau et Lumière) pour publier quelques-uns de ses travaux. Franc-maçon, il a favorisé la parution d’ouvrages de ses coreligionnaires sans pour autant négliger les belles heures que connurent les Flandres au Moyen Âge.
* Mentionnons : « Raymond Herreman. Critique-moraliste », Album René Verdeyen, Bruxelles/La Haye, 1943 ; « Herwig Hensen, poète et dramaturge flamand », Synthèses, n° 86, Bruxelles, 1953 ; « Les lettres flamandes », Reine Victoria - Roi Léopold 1er et leur temps, Bruxelles, 1953 ; un texte sur Herman Teirlinck (Université de Liège, 1954) ; dans la Revue des langues vivantes / Tijdschrift voor Levende Talen, qu’il a dirigée, un article sur H. Marsman, Menno ter Braak et E. du Perron (1940), d’autres sur August Vermeylen (1955), Arthur van Schendel (vol. 22, 1956, p. 439-450), Cyriel Buysse (vol. 25, 1959, p. 411-416), J. Slauerhoff (1961, p. 404-415), Louis Couperus (vol. 29, n° 3, 1963, p. 195-206), Richard Minne (vol. 27, n° 6, 1961, p. 467-477), le poète Dèr Mouw (1962, p. 235-239), Menno ter Braak (vol. 28, n° 1, 1962, p. 22-32), Anton van Duinkerken (vol. 29, n° 1, 1963, p. 76-79), Albert Helman (vol. 29, n° 1, 1963, p. 579-581)… En langue française, sous forme de volume : Esquisse des littératures de langue néerlandaise (1941), Aspects et figures de la littérature flamande (1943),La Littérature flamande du Moyen Âge (1946), Joyaux de la littérature flamande du Moyen Âge (1949, rééd. 1956), Aspects et figures de la littérature néerlandaise depuis 1880 (1957), ainsi qu’un Dictionnaire des littérateurs, en collaboration avec Raymond Herreman et Etienne Vauthier (1946).
Herwig Hensen par Fr. Closset, 1965
** Herwig Hensen, Théâtre : Lady Godiva, Alceste, Agamemnon, Bruxelles, Lumière, 1953 ; du même auteur un Choix de poèmes, Bruxelles, Lumière, 1962 ; Simon Vestdijk, L’Ami brun, Bruxelles, Lumière, 1959 ; Maurice Roelants, Le Joueur de jazz, Bruxelles, Ad. Goemans, 1962 (repris dans : Nouvelles néerlandaises des Flandres et des Pays-Bas, préface de Victor E. van Vriesland, traductions de Tylia Caren, François Closset, Denis Marion, Lode Roelandt et Liliane Wouters, Paris, Seghers, « Collection Unesco d’auteurs contemporains. Série européenne », 1965). Et bien entendu les 200 pages de traduction que renferment les Joyaux de la littérature flamande du Moyen Âge.
Extrait de
Joyaux de la littérature flamande du Moyen Âge
La poésie amoureuse et religieuse en flamand est un des plus beaux titres de gloire de la littérature des Pays-Bas méridionaux. Elle trouvera son expression la plus pure et la plus ardente dans l’œuvre de Hadewych.
On connaît peu de choses de la vie de cette poétesse ; mais son œuvre est parvenue jusqu’à nous, et c’est ce qui compte.
Ses Strophische Gedichten (Poèmes strophiques) groupent quarante-cinq poèmes de plusieurs strophes ; ils expriment le drame de cette âme crucifiée, la violence de sa passion pour l’Amant céleste, la fierté que lui donne sa lutte pour l’Amour divin qui finira par la vaincre. Hadewych célèbre en des vers ardents la passion ascétique ; car « ceux à qui l’Amour divin impose ses douces violences débordent de gratitude », et si l’Aimé prend quelquefois « un cruel plaisir à percer le cœur de ceux qui [1e] couvrent sans cesse de leurs baisers », il est cependant « digne de toutes les louanges ». À travers ses prières, ses méditations, on sent battre le cœur d’une femme qui se défend contre les tentations terrestres. Elle évoque les félicités du ciel et se prosterne humblement devant la Trinité. Elle est humble souvent, parfois exaltée. Ses vers dénotent une forte personnalité ; ils sont riches de sentiment, souvent d’une forme parfaite, bien rythmés, mélodieux. Par son verbe et par le mouvement de la phrase lyrique, Hadewych diffère peu des poètes profanes.
Visions, trad. J.-B. Porion, Œil/F.- X. de Guibert, 1990
Ses Visioenen, ses visions traduisent peut-être d’une façon plus complète encore l’ascension de l’esprit et son accueil par Dieu qui est Amour. Bien qu’écrites en prose, elles dépassent en intensité les Gedichten.
Les Brieven, les lettres de Hadewych traitent de différents sujets de la vie mystique. Elles se distinguent par la profondeur de la pensée et par la richesse étonnante du style. Elles s’inspirent d’un mysticisme assez empirique, sans bannir tout élément métaphysique.
On résume ainsi le mysticisme de cette « poignardée » de l’amour divin :
L’âme est pour Hadewych une substance visible à Dieu et dans laquelle Dieu se reflète. Dieu est omniprésent : Il est la bonté se répandant dans toute richesse, Il est l’Unique englobant tout ce qu’il y a de bon. Partant de l’idée de la Trinité, créée à Son image et à Sa ressemblance, créée donc d’après l’amour qui est Dieu dans sa substance, l’âme aspire à l’union avec le Créateur et avec l’Amour. C’est dans la pleine jouissance de l’Amour que débute sur terre la vie éternelle : devenir un Dieu puissant et juste en jouissant de l’Amour. Il n’existe plus de vertus particulières dès que l’Amour a établi de la sorte sa domination sur l’âme humaine : elles font toutes semblablement partie de la puissance de Dieu comme les trois personnes sont un Dieu. Le principe de la Trinité est une des idées de base de la pensée mystique de Hadewych, tout comme elle le sera plus tard chez Ruusbroec. Dans ses Visions, elle place, devant la croix, le trône de l’Éternité et trois colonnes symbolisant les trois personnes de la Trinité : « Et je me détournai et j’aperçus une croix debout devant moi, pareille au cristal, plus claire et plus blanche que le cristal ; à travers elle, on pouvait voir au loin. Devant cette croix je vis un siège pareil à un disque, plus brillant à la vue que le soleil dans tout son éclat… Et au centre sous ce disque tournait une roue si rapide que le ciel et la terre avaient lieu de s’étonner et de craindre… » N’empêche qu’elle s’adresse parfois à l’amant céleste et coquetant. Elle énumère alors les conditions auxquelles son âme se laissera embrasser par Lui et Lui donnera « le plus doux des baisers ». Et comme ce Dieu qu’elle aime est composé de trois personnes, elle souhaite le baiser mystique du Père avec l’autorisation du Fils. Elle s’écrie : « Je le dirai d’abord à mon doux Ami [Jésus] avant de vous donner ce baiser, car sans Lui je ne puis me permettre de tels baisers… » Son affection va surtout au Fils, car elle précise : « J’étais presque évanouie sous les baisers du Fils, et quasi morte de son amour… » Mais plus mesurée en général, elle considère que l’Amour le plus total implique la vie la plus complète avec Dieu et avec les hommes. La pratique de l’ascétisme est nécessaire. Et c’est le Christ dans Son humanité qui doit servir d’exemple. Comme Lui, l’homme doit conquérir l’Amour parfait, fixer toute son attention sur Dieu et ne rien voir d’autre, n’accepter aucune consolation que de Lui. Dieu doit vivre profondément en nous. Celui qui aime Dieu, aime ses propres œuvres, les nobles vertus. Et voici la pierre de touche de tout véritable amour : ce n’est pas quand on se sent doucement attiré vers Dieu qu’on l’aime le plus parfaitement. L’homme doit vivre les vertus et s’enraciner dans la charité. L’exercice de la vertu par amour de Dieu est un point cardinal dans l’ascèse de Hadewych. Tout élément intellectuel n’est pas banni de sa conception mystique. Au contraire, la poétesse insiste à différentes reprises sur le fait que l’homme devrait se laisser guider par la raison dans l’exercice des vertus. L’âme a deux yeux : minne et redene. La raison guide la lente ascension depuis la faiblesse jusqu’à la vraie vie vertueuse, pour aboutir à Dieu. Et c’est la Foi qui donne fermeté et durée à l’Amour. Les œuvres et la Foi doivent précéder l’Amour. C’est alors qu’il deviendra le plus ardent. De la collaboration de ces deux forces naît une œuvre plus haute : la raison s’empare de l’ardeur de l’Amour. L’Amour se laisse dominer et guider dans les limites de la raison. Mais c’est l’Amour qui triomphe en dernière analyse, car seul il a accès au domaine mystérieux où la sagesse ne peut pénétrer, pour connaître Celui qui ne peut être connu que par l’Amour. À ce sommet l’Amour trouve sa simplicité, et c’est d’elle que découlent toutes les vertus : piété, charité, sagesse qui règnent sur tous, même sur les puissants de la terre. C’est cet abandon complet à l’Amour de Dieu qui permet d’endurer toutes les souffrances et toutes les peines terrestres, les jeûnes, les veilles et autres œuvres : la plus haute liberté consiste à être au-dessus des liens terrestres qui empêchent de s’abîmer complètement dans l’Amour. Et c’est l’amour de ce qu’il y a de plus haut qui nous libère. Il procure aussi la souffrance supérieure qui résulte du regret de ne pas avoir atteint la perfection.
Hadewych représente un des plus parfaits moments de l’art thiois. Son œuvre, écrite dans une langue qui n’est pas loin d’atteindre à la perfection, reflète sa grandeur d’âme, sa compréhension de l’univers et du divin, la complexité d’une vie intérieure qui s’alimente à l’âme et aux sens, à la raison et au sentiment, à la joie et à la tristesse, au ciel et à la terre, pour s’épanouir en une parfaite et vivante unité.
Joyaux de la littérature flamande du Moyen Âge
présentés & traduits par Fr. Closset
Bruxelles, Les éditions Lumière/A. Manteau, p. 16-19.
Sinen mont sietmen gheneighet tote ons te cussene diene wilt.
Sine arme sijn ontploken: loepere in die ghehelset wilt sijn.
(Hadewijch, Brief 22)
New York, vijftig jaar geleden. Aan tafel zitten Romain Gary en Pierre Teilhard de Chardin. Twee vrienden die geregeld de genoegens van de dis delen, de één een scherpzinnige schrijver, gedistingeerd diplomaat en liefhebber van het ewig Weibliche, de ander een intellectueel die mijlenver boven zijn medemens uitsteekt, een zeer hoogstaande jezuïet die nog nooit een vrouw in zijn armen heeft gehouden. Gary valt zijn in Amerika wonende landgenoot waarschijnlijk nauwelijks lastig met onverbloemde evocaties van de hartstocht des vlezes, Teilhard van zijn kant spreekt nooit over God en vermijdt ‘steeds diepzinnige gesprekken, uit vriendelijkheid, uit respect en uit angst u lastig te vallen’. Hun ontmoetingen illustreren wellicht ten overvloede de grote paradox tussen wat men in het dagelijks leven ‘het vlees’ noemt en wat de christelijke leer daaronder verstaat wanneer zij spreekt over de ‘vleeswording’, d.w.z. de menswording van Christus. Voor de geschiedenis en voor de communis opinio lijken ze onverzoenlijke vijanden te zijn. Maar een kleine omweg via onze lippen, via onze mond, zal ons wellicht helpen die simplistische voorstelling van zaken te nuanceren.
Van alle lichaamsdelen en organen waarop het spel van de erotiek een beroep doet kan er één een bevoorrechte plaats toege- schreven worden. Ten eerste omdat het naast de hand ongetwijfeld de plek is waar de concrete sensuele verstandhouding begint, nadat de blik en de uitwisseling van blikken - op afstand - een basis voor contact hebben gelegd. De mond, dat wil zeggen de lippen en de mondholte, wordt namelijk door de kus als het ware tot het middelpunt van de ontmoeting tussen twee geliefden gemaakt; de kus bezegelt een afspraak, een overeenstemming, en opent tegelijkertijd de weg naar de gebarentaal van de erotiek. Belangrijker is nog dat de mond in de kus niet alleen de ontmoeting realiseert van twee mensen, maar ook van de drie aggregatietoestanden. De vaste, door de aanraking; de vloeibare, door het speeksel; en de vluchtige, door de adem. Terwijl de aanraking, het contact leggen door middel van de kus, voor het affectieve leven staat en de adem zowel het fysieke als het spirituele leven symboliseert, verwijst de mond bovendien naar de andere elementaire functies van de voeding en het woord. Als we spreken over de aanraking komen we vanzelf bij de overige zintuigen terecht, die door het contact van twee monden, de kus, aan het werk worden gezet. Zoals Y. Carré schrijft in zijn dissertatie over de uiteenlopende aspecten van de kus op de mond in de Middeleeuwen: dat gebaar ‘excite en effet le goût (...), l’odorat (...), le toucher (...) mais aussi la vue et l’ouïe. Cet engagement des sens dans le baiser - et surtout des trois sens les plus ‘‘physiques’’ (toucher, goût, odorat) -, intervient dans l’efficacité du geste car l’homme médiéval appréhende le monde en utilisant pleinement l’ensemble des cinq sens.’ (1)
De erotische, puur fysieke component van de kus is algemeen menselijk, en bestond dus in de Middeleeuwen evengoed als nu, maar kan niet los gezien worden van de overige aspecten: affectief, symbolisch, juridisch, intellectueel, theologisch, liturgisch, spiritueel en mystiek. Net als andere kusvormen (op de wang, de kin, de neus, de ogen, de voet...) vond kussen op de mond namelijk buitengewoon veelvuldig plaats in de Middeleeuwen, niet alleen tussen echtelieden, verloofden en verliefden, maar ook bijvoorbeeld tussen aristocraten, tussen ouders en kinderen, tussen vrienden en vriendinnen onderling, tussen heer en vazal, tussen bisschop en abt, tussen religieuzen en leken. De kus op de mond had een functie bij de begroetingsceremonie en in het diplomatieke verkeer, maakte deel uit van de ridderslag, werd tussen de partijen uitgewisseld bij het sluiten van een overeenkomst, en in de kerk voor de communie (de zogeheten eucharistische kus kon in de praktijk de eucharistie vervangen), enzovoort. In het leven van de heilige Lutgardis wordt bijvoorbeeld verteld dat de abt van Sint-Truiden na zijn terugkomst van een concilie alle zusters van het benedictijnerklooster waarvan hij de geestelijke vader is, op de mond zoent. Lutgardis verzet zich als enige tegen ‘dat gebruik onder simpelen van ziel’, omdat ze zuiver wil blijven voor haar hemelse bruidegom. De kerk begon waarschijnlijk in de dertiende eeuw, dat wil zeggen in de tijd van Lutgard en Hadewijch, voor het eerst bezwaren te opperen tegen de kus, die als vleselijk contact door sommigen (nadien) tot de dagelijkse zonden werd gerekend.
Wie nadenkt over de kus in de middeleeuwse literatuur stuit vroeg of laat op de eerste regels van een veel oudere tekst, die destijds druk becommentarieerd werd, het Hooglied: ‘Overstelp mij met de kussen van je mond, / want je liefkozingen zijn zoeter dan wijn.’ Of, in de Vulgaatversie: ‘Osculetur me osculo oris sui; / Quia meliora sunt ubera tua vino’. Hadewijch heeft praktisch geen commentaar op het Hooglied nagelaten, maar er wel toespelingen op gemaakt:
Daer wart een ghestille ghedaen
Daer lief van lieue sal ontfaen
Selc cussen als wel ghetaemt der minnen.
Alse hi lieue beueet in allen sinnen,
Si doresughetse ende doresmaket. (2)
(Mengeldicht 16)
Door de aanwezigheid van dergelijke kussen, door de alomtegenwoordigheid in haar werk van het verlangen en van de beroemde ‘orewoet’, wordt er aan Hadewijchs geschriften, en vooral aan haar evocaties van de mystieke eenwording, niet zelden een erotische dimensie toegeschreven: ‘Geen enkele Latijnse auteur echter beschrijft het mystieke contact tussen bruid en Bruidegom op een zo lichamelijk-erotische wijze als Hadewijch.’ Of: ‘Hadewijch experienced herself as physically embracing her Beloved (...). Hadewijch goes on to describe her merging with God, in termes reminiscent of sexual uniting, as a yet further experienced equality with God.’ (3) Haar Strofische Gedichten werden in de negentiende eeuw in Vlaanderen beschouwd als ‘minnezangen van den hevigsten liefdegloed blakende’ (F.A. Snellaert). In Nederland gaf J.A. Alberdingk Thijm een tegelijk warm en buitengewoon kuis commentaar in zijn voor de Franse markt bestemde boek over de Nederlandse literatuur De la littérature néerlandaise à ses différentes époques (1854): ‘Les vers de cette âme jeune et ardente portent l’empreinte d’une si grande passion ascétique, qu’à chaque moment on croit sentir sous la robe de bure les battements d’un cœur qui soupire pour un enfant de la terre.’ Hoeveel heviger gaan wij dan wel niet blozen en begint ons hart te bonken als we de Strofische Gedichten wegleggen en de volgende passage lezen in Visioen 7 (omgezet in modern Nederlands door P. Mommaers, 1979):
Mijn hart en mijn aderen en al mijn leden schokten en beefden van begeerte. (...) het leek wel alsof al mijn leden zonder uitzondering braken en al mijn aderen een voor een gespannen werden. De begeerte die me toen bevangen had kan door geen taal, van wie dan ook, uitgedrukt worden. En wat ik er al over zou zeggen, het zou onbegrijpelijk blijven voor al degenen die de minne nooit gekend hebben als iets waar men met begeerte naar streeft en die door de minnen nooit op die manier gekend zijn.
(...) ik verlangde mijn geliefde ten volle te bezitten en te kennen en volop te smaken, volledig! (...) en daar geen andere smaak aan over te houden dan zoete minne en een omhelzen en kussen (...). Hij nam mij nu geheel en al in zijn armen en drukte me tegen zich aan, en al mijn leden voelden de zijne, zoveel het hun lustte en gelijk mijn hart en mijn mens-zijn begeerden. Zo kreeg ik van buiten voldoening, tot de volledige verzadiging toe.
Is dit Black Venus van Jef Geeraerts? Wellicht ademt die roman uit 1968 dezelfde sensualiteit en fundamenteel vleselijke warmte als die regels uit het zevende visioen. Maar als ze in hun context worden geplaatst, roepen Hadewijchs sterke indrukken van erotiek, van ‘hevig verlangen’, zoals de etymologie luidt, een wijdere horizon op. Om ons daarvan te overtuigen hoeven we alleen maar een andere passage in zijn geheel te citeren, waarin Hadewijch ons vertelt wat ze onder ‘cussen’ verstaat:
Dat ic segghe van cussene van lieue, Dat es: met hem gheenecht te sine buten alle dinc, Ende gheen ghenoeghen buten dat te ontfane, dat men in ghenoechten van enicheiden binne hem ontfeet. Dat omme helsen es sine onthoudenesse van sconen toeuerlate te hem met ongheueisder caritaten. Dit is helsen ende cussen van lieue in redenen. Mer in gheuoelne van binnen ende in ghebrukene van lieue dat daer es van soetheiden, Dat en mochten v niet alle de ghene te vollen tellen die ye menschelike vorme ontfinghen, Mer men mochte v vele meer daer af segghen, bescoet yet. Dit late ic aldus bliuen. (4)
Hieruit begrijpt ieder dat de erotische woordenschat van de Brabantse mystica moeilijk gelezen kan worden zonder rekening te houden met de thematiek van de eenheidservaring met (de Zoon van) God. Hadewijch heeft haar leerstellingen nauwelijks systematisch gepresenteerd. Vergeefs zoeken we bij haar naar een verhandeling over de verschillende vormen van kussen zoals we die bijvoorbeeld vinden bij Bernard van Clairvaux en Aelred van Rievaulx (lichamelijke kus, geestelijke kus, intellectuele kus). Het zgn. Tweevormich tractaetken dat in de standaardeditie van haar werk opgenomen werd en de thematiek van het kussen en het gekust worden behandelt, wordt niet (meer) aan haar toegeschreven. Toch valt in haar Brieven, Visioenen en Mengeldichten het woord ‘cussen’ verschillende keren samen met de evocatie van die eenheidservaring en van de eucharistie, zoals in de hierboven geciteerde passages uit het zevende visioen.
Deze zin uit Brief 17 lijkt ons niet tegen te spreken:
Bi diere [van Christus op het altaar] comst werdic van hem ghecust, Ende te dien tekene werdic ghetoent; ende quam met hem .i. vor sinen vader. (5)
(...) Ende verslende [verzwelge] v in hem: Daer de diepheit siere vroetheid [kennis] is, daer sal hi v leren wat hi es, Ende hoe wonderleke soeteleke dat een lief in dat ander woent, Ende soe dore dat ander woent, dat haerre en gheen hem seluen en onderkent. Mer si ghebruken [genieten] onderlinghe ende elc anderen Mont in mont, ende herte in herte, Ende lichame in lichame, Ende ziele in ziele, Ende ene soete godlike nature doer hen beiden vlogende, Ende si beide een dore hen seluen, Ende al eens beide bliuen, Ja ende bliuende.
Zonder in te gaan op de theologische en filosofische aspecten kunnen we simpelweg stellen dat de sensuele formulering bij Hadewijch in dienst staat van het streven naar eenheid van de ziel met de Zoon van God. De erotische terminologie krijgt zijn volle waarde dan ook pas als we rekening houden met die ervaring, die raakt aan het hart van het bestaan, die het geheel van het levende wezen betreft (mont in mont, ende herte in herte, Ende lichame in lichame...). Wie afstand kan nemen van alle clichés, van eeuwenoude, strenge opvattingen en verboden, zal de erotische beeldspraak van Hadewijch uiteindelijk als de normaalste zaak van de wereld beschouwen. Want waarom zou je een fundamenteel vleselijke woordenschat links laten liggen om de ontmoeting met de mensgeworden God op te roepen? En waarom zou je in die vleselijke woordenschat uitsluitend een eenvoudige seksuele metafoor zien? Tenslotte staat het vlees in de joods-christelijke traditie - die door de meeste christelijke denkers verkeerd werd geïnterpreteerd - toch voor de hele mens en niet alleen voor zijn ‘vlees’. Wie geestelijke en lichamelijke geneugten wil combineren, zou er zeker bij gebaat zijn de mond van Hadewijch tegenover zich aan de dis te treffen.
Daniel Cunin
(vertaling: Jan Pieter van der Sterre)
Noten:
(1) Le baiser sur la bouche au Moyen Âge. Rites, symboles, mentalités à travers les textes et les images, XIe – XVe siècles, Le Léopard d’Or, Paris, 1992, blz. 25 (cursivering van de auteur). De meeste gegevens in deze alinea zijn hieruit afkomstig.
(2)Dit zou men als volgt kunnen vertalen: Daar waar het stil wordt / Daar zal het lief van het lief / Kussen ontvangen die de minnen betamen / Als hij het lief neemt in alle zinnen / Doorproefd en doorsmaakt zijn ze.
(3) Joris REYNAERT, De beeldspraak van Hadewijch, Lannoo, Tielt-Bussum, 1981, [Studiën en tekstuitgaven van Ons geestelijk erf, XXI], blz. 320. In zijn dissertatie wijdt de auteur een hoofdstuk aan de ‘Erotische beeldspraak in het werk van Hadewijch’ (blz. 301-320). John Giles MILHAVEN, Hadewijch and Her Sisters, Other Ways of Loving and Knowing, State University of New York Press, Albany, 1993 [The Body in Culture, History and Religion], blz. 15 en 18.
(4) Brief 27: Waar ik spreek van het kussen vanwege de Geliefde, betekent dat: met Hem verenigd worden buiten alle dingen en geen voldoening ontvangen buiten datgene wat men binnen Hem ontvangt in de voldaanheid van het één zijn. Het omhelzen betekent dat men door Hem in stand gehouden wordt doordat men zich te enenmale op Hem verlaat met ongeveinsde liefde. Dat betekent het omhelzen en kussen van de Geliefde waar het verwoordt wordt. Maar waar men het van binnen gevoelt en men de Geliefde geniet, wat daar aan zoetheid is, dat zouden al diegenen die ooit de menselijke vorm ontvangen hebben u niet ten volle kunnen vertellen. Toch zou men er u nog veel meer over kunnen zeggen, mocht het iets baten. Ik laat het er dan ook maar bij (omgezet in modern Nederlands door P. Mommaers, 1990).
(5) Bij die komst werd ik door Hem gekust en in dat teken werd (wat) ik (ben) zichtbaar gemaakt en, één met Hem, kwam ik vóór zijn Vader (vertaling: P. Mommaers).
Après avoir présenté la réédition du Ruysbroeck l’Admirable de Claude-Henri Rocquet et évoqué ce qui rattache cet écrivain français aux Flandres, le blogue flandres-hollande accueille une critique de ce même ouvrage, signée Pierre Monastier.
L’œuvre de Claude-Henri Rocquet est un monde à part entière : ses paysages sont autant de lectures contemplatives et amoureuses ; la fertilité de sa plume puise aux richesses de l’art, la vision de son style s’étend dans un ample horizon spirituel. Il est des promeneurs connus en ce pays, que nous croisons comme une trame invisible au fil des livres publiés par l’écrivain : au détour d’une phrase, parfois en une simple incise digressive, surgissent le vieux maître Lanza del Vasto, Bruegel, Jérôme Bosch, François d’Assise, Ruysbroeck, Norge… silhouettes amicales qui traversent la destinée d’un homme dont l’œuvre est un prolongement indissociable. Nous sommes sans cesse dans une harmonique impressionnante d’artistes convoqués par un ami fidèle.
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Né en 1933 dans le nord de la France, Claude Henri-Rocquet traduit en quelques vers ses origines, dans lesquels il dévoile subrepticement les grandes lignes de son cheminement :
Je suis né quai des Quatre-Écluses
À Dunkerque le vingt octobre
Et quelques jours plus tard c’est à l’église
Saint-Martin que l’on me baptise
Me prénommant Claude-Henri Georges.
La dame qui tenait la loge
S’appelait Madame Pertuse
Ou pour dire vrai Pertusot
Élevait-elle des oiseaux
Dont sur la seiche le bec s’use ?
Ciel gris sur le canal d’eau grise
Où le soleil faisait un incendie
C’est là que j’ai reçu la vie
Qu’en ai-je fait jusqu’à ce jour ?
Il est grand temps d’aimer l’amour.
Il est grand temps d’aimer l’amour
Il est grand temps de vivre enfin
Claude aujourd’hui nommé Martin
Du nom secret de ton baptême
C’est ce que pour quoi tu vins au jour
Il est grand temps d’être toi-même.
Il n’est pas une strophe qui ne fasse mention de sa destinée spirituelle, du catholicisme de son enfance à l’orthodoxie revendiquée aujourd’hui, après de longues années marquées par le positivisme et un athéisme de cœur. L’œuvre traduit livre après livre son questionnement essentiel, artistique et mystique. Le professeur Rocquet s’efface sans cesse derrière l’homme de la quête ; à l’académisme glacial de l’universitaire scrupuleux, il substitue une langue ciselée, passionnée, vivante. Doit-il à ses modèles pareil positionnement ? Il écrit en effet de Ruysbroeck :
« Cette façon d’entendre et d’écouter la parole divine est la façon liturgique et monastique. C’est la façon du monastère, de la cellule, du chœur et de l’autel. Ce n’est pas celle de l’Université. C’est la lectio divina, et l’on parlait alors de ruminatio. Ce n’est pas la disputatio, la démonstration, le syllogisme : art de l’Université. […] Écriture inscrite au creux de la main et connue par cœur. »
Claude-Henri Rocquet est un véritable écrivain, et nous n’aurions assez de cent pages pour mettre en exergue les vibrations de son ardente plume ; ainsi la méditation sur la fresque de Giotto représentant François d’Assise s’adressant aux oiseaux :
« Tout le bleu le plus pur du monde n’aurait pas suffi à Giotto pour peindre ce moment céleste. Il montre la foule de ces petits aux pieds de saint François et quelques-uns accotent encore et vont se poser, sur la branche d’un arbre, dans la poussière du chemin, pour goûter l'enseignement et le poème de François comme on se délecte d’eau fraîche, d’une perle de rosée au creux d’une feuille. Le cœur de Giotto est comme l’un de ces oiseaux qui se recueillent et jubilent.
C’est ici l’Éden, retrouvé, et le Paradis où nous serons avec tous les animaux, ressuscités avec nous. Toute la Création resurgira de l’ombre où le temps l’aura plongée. Les oiseaux chanteront avec nous Dieu d’un chant éternel. Toute larme sera essuyée. Il n’y aura plus de mort. Oiseaux, petits enfants du ciel, vous vivrez dans les arbres et parmi les rameaux de la Jérusalem céleste comme vous avez vécu avec Noé dans l’arche. Et toi, corbeau, même ton chant nous ravira ! Et toi, colombe, ta place est au plus haut des cieux, pour toujours. Oui, c’est un paradis que cette prédication ailée qu’a peinte Giotto. Un poème, silencieux, pour faire entendre une musique, un chant. Un alléluia pour louer, comme Dante, en son dernier coup d’archer, l’Amour. »
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La publication récente de Ruysbroeck l’admirable en est un nouveau témoignage : cet ouvrage reprend en grande partie sa Petite vie de Ruysbroeck publiée chez DDB il y a plus de dix ans - moins le chapitre intitulé « Lire aujourd’huiRuysbroek » -, auquel est ajouté un ensemble de textes aux thématiques diverses, rassemblé sous le titre : « Ruysbroeck et la mystique maternelle ».
Ruysbroeck s’inscrit dans une terre flamande que décrit avec exultation Claude-Henri Rocquet. Hadewijch d’Anvers, Béatrice de Nazareth, Marguerite Porete, etc., forment une de ces traditionnelles « morris dansen » qu’ont peintes avec munificence Pieter Brueghel et Jeronimus Bosch, également convoqués par l’écrivain. Le récit vit et vibre de cette foi en mouvement des XIIIe et XIVe siècles.
Les chapitres s’attachent formellement aux lieux traversés par Ruysbroeck, lieux spirituels ou physiques, pour mieux déployer une théologie élaborée au fil des années, surtout àpartir de ses cinquante ans, lorsqu’il décide d’abandonner sa charge de chapelain de Sainte-Gudule pour gagner la forêt de Soignes et fonder le prieuré de Groenendael : les trois chemins qui conduisent au Royaume de Dieu, les trois degrés de la vie sanctifiée, les trois types d’hommes bons et fidèles, les sept clôtures… Chaque distinction faite par le mystique vise in fine l’unité ; il redécouvre en un langage propre les grandes intuitions des Pères du Désert.
« Jamais Ruysbroeck n’oublie que Dieu est un en trois Personnes. Que l’essence de Dieu est Unité et Trinité. Et l’un et le ternaire sont en l’homme, en l’humanité, en chaque homme.
Comme il est trois degrés dans le chemin vers Dieu, il est trois degrés dans la nature humaine : corps, âme, esprit. Mais chaque degré a son unité, et les trois degrés, bien que le supérieur ait à gouverner l’inférieur ont ensemble leur unité. Au plus haut degré de la nature, au plus haut degré de la nature humaine, l’unité est l’essence, l’unité est celle de l’être, par quoi toute créature existe, sans quoi elle ne serait pas, et cette essence est en Dieu. Ainsi, dans la nature même en son plus haut degré, l’homme accède à la surnature divine.
Entrer en soi-même et entrer dans le mystère de Dieu sont un même chemin. S’engloutir dans l’abîme de Dieu et se donner à son prochain sont le même chemin. Entrer dans la conscience de sa conscience, de la conscience humaine, est rencontrer le Christ, essence de l’homme, homme essentiel, homme commun à tous les hommes, et c’est rencontrer en lui l’essence de Dieu. Rencontrer le Christ, l’un de la Trinité, c’est rencontrer la Trinité et l’Unité. »
Commentant un autre extrait de Ruysbroeck, Claude-Henri Rocquet insiste :
« Cette union dont parle Ruysbroeck, cette communion, cette ‘’vie commune’’ dans l’amour, est au cœur de sa vie et de son œuvre. L’exégèse de Ruysbroeck ne se sépare pas de son expérience intérieure, de son enseignement mystique. »
Il est une joie qui filtre à chaque page, celle de l’apprenti qui trouve dans ses maîtres des chemins mystiques insoupçonnés, des instruments pour façonner année après année l’âme en conformité avec l’Absolu, un mode d’emploi exemplaire pour inscrire ses pas dans ceux qui ont parcouru la vallée terrestre avant lui.
Ruusbroec, Opera Omnia, 8, Brepols, 2001 Claude-Henri Rocquet est le fils secret de ses sujets ; ses modèles sont des géniteurs. Ses livres sont autant d’hommages à ceux qui l’ont enfanté spirituellement à une grâce qu’il sert, qu’il tente d’étreindre d’envolées lyriques mais qui le dépasse continuellement. Il a trop vécu intérieurement dans ces plaines mystiques flamandes pour rester à distance d’une expérience de l’amour infini, qu’il effleure de toute sa vigueur comme la main caresse les nombreux cahiers qui parsèment son bureau. Comme Ruysbroeck, il semble ne plus savoir écrire désormais sans que jaillisse, volontairement ou non, les fruits de sa propre contemplation silencieuse. Son Ruysbroeck l’admirable est un enchâssement mystique, son humble propos s’insérant en des tonalités semblables dans la douzaine d’ouvrages écrits par le moine six siècles plus tôt, jusqu’à confier - lui qui est marié à l’écrivain Anne Fougère : « Tout homme qui cherche son unité en Dieu, par l’amour, est moine. »
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La deuxième partie de son ouvrage, qui compte une soixantaine de pages, est plus surprenante : non seulement elle consiste en un assemblage composite de quatre textes, mais certains d’entre eux ne présentent qu’un lien indirect avec la figure de Ruysbroeck ; ce dernier ferait presque figure de prétexte à la publication, ne serait-ce que dans le premier texte, qui offre une belle méditation sur sainte Véronique, seule femme présente dans Le Portement de la croix de Jérôme Bosch, ou encore dans le troisième texte intitulé « Mystique nuptiale, mystique maternelle, Eucharistie », qui s’ouvre sur Ruysbroeck pour aussitôt glisser vers Hadewijch d’Anvers avant de traiter l’épineuse problématique de l’apocatastase, sur laquelle Claude-Henri Rocquet achoppe.
La question de la mort et des fins dernières habite l’œuvre de notre auteur ; il serait fastidieux de relever toutes les phrases qui abordent, même subrepticement, la fin de la vie ici-bas. Alors qu’il résume Les sept clôtures de Ruysbroeck, Claude-Henri Rocquet glisse un rapide commentaire, sans s’y attarder.
« La journée du jour s’achève ainsi comme s’achèvera la journée de la vie. S’endormir est apprendre à mourir comme s’éveiller préfigure la résurrection. […] À son réveil, au réveil de la mort, celle qui dort verra venir à sa rencontre son bien-aimé. »
Dans son commentaire des fresques de Giotto sur François d’Assise, la mort est partout : des stigmates du saint à la mort du chevalier de Celano et du Poverello ; le crucifix en est le centre, le cœur, le sens.
« Cet office des morts, et ce crucifix qui se penche vers nous et vers François, est un credo, l’affirmation de notre espérance. Il tient ensemble la naissance et la mort du Christ. »
Car c’est bien de la mort du Christ dont il est question ultimement, dans laquelle toute vie et toute mort s’inscrivent. La mort ouvre un abîme dramatique à toute existence humaine ; le sacrifice du Christ sur la croix trace un sillon d’espérance : le drame trouve son bienheureux déploiement. L’écrivain ne saurait y demeurer insensible : que deviennent les premiers mots quand la seule perspective d’avenir certaine est un dernier souffle ? L’acte d’écriture est encore le témoin d’une existence donnée, réalisée, transmise, pourvu qu’il soit offrande de vie jusque dans sa finitude.
« Plus j’écris et plus j’ai le sentiment que la pensée de la mort est au cœur de l’acte d’écrire – pour se préparer à la mort, et pour y opposer la mémoire, la force de vie, l’espérance. Et plus j’ai conscience de la vanité de toute parole, de toute pensée, de toute écriture – de leur radicale insuffisance – devant la mort quand il faut la vivre, en réalité, en vérité. Il n’y a que le silence et la charité qui tiennent devant la mort. »
Cette espérance porte le poète qui quitte son jardin secret pour naître au monde par la publication, jusqu’à sa propre mort et son éternelle renaissance.
« Et maintenant que nul n'aura plus soin de vous Mes arbres et mes herbes folles Frères et sœurs de sève et de silence Vivez vivez tenaces contre le rocher Je vous confie au ciel à sa pluie à ses flammes Je vous confie à vous-mêmes je vous confie Au temps et à la terre Au loin j'écouterai dans la rumeur humaine Votre sagesse instruire les étoiles »
Cette éternité même interroge encore le croyant qu’il est, irréductible porteur d’une lumière qui éclabousse de ses deux bois la face d’un monde errant. Se peut-il qu’un être sombre sans fin, loin de Dieu ? Le questionnement affleure dans la première partie de l’ouvrage de Claude-Henri Rocquet, né de quelques lignes de Ruysbroeck que l’auteur ne comprend pas ni n’admet : le mystique flamand, à la hauteur de vue si prodigieuse, conçoit néanmoins l’existence d’un enfer éternel. Il s’interroge avec indignation, presque naïvement.
« Comment un homme d’un tel cœur pouvait-il concevoir qu’une partie de l’humanité fût exclue éternellement de la lumière éternelle ? Comment une âme montée si haut dans la contemplation et dans l’amour de Dieu pouvait-elle oublier que la miséricorde de Dieu est infinie ? Comment pouvaient en elle s’accorder l’expérience de l’amour fou de Dieu et la croyance à l’enfer ? Comment ce mystique pouvait-il s’abstenir d’espérer l’apocatastase [nous y sommes ! PM], c’est-à-dire la réintégration finale de toute l’humanité dans la lumière et l’amour de Dieu ? - L’époque ? L’époque n’explique pas tout. […] C’est qu’un fil sépare, au plus haut degré de la vie intérieure, l’expérience de Dieu et l’illusion spirituelle. »
Claude-Henri Rocquet ne poursuit pas davantage : après plusieurs interrogations, certaines maladroites dans leur formulation, il a mentionné cette infime distinction entre expérience et illusion, distinction non perçue par le mystique au XIVe siècle mais dont lui, six siècles plus tard, semble avoir la clef. Quelle est-elle ? Nous l’ignorons. Il faut attendre le troisième texte ajouté dans cette édition pour voir resurgir la question qui, décidément, le hante. Ruysbroeck ne s’y attardait pas ; Rocquet ne peut sauter à pieds joints au-dessus de l’obstacle. L’espérance qu’il professe ne saurait trouver une contradiction dans un scénario privé d’un happy end convenu.
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Il y a ceux qui affichent sèchement leur certitude qu’il existe des âmes humaines déjà damnées. D’autres plus nombreux - tel notre écrivain - ne peuvent imaginer qu’un seul être subisse les affres d’une damnation éternelle ; pire, il en est parmi eux qui le conçoivent d’abord comme un océan de feu et de soufre, non comme un refus ferme de la présence divine… Claude-Henri Rocquet n’échappe curieusement pas à ce travers. Dans ces deux options extrêmes, Dieu et l’homme se voient radicalement privés de leur liberté ; il est une nécessité d’une grande embrassade finale, d’une orgie béatifique, à la manière des grands banquets gaulois, après une belle aventure humaine.
C.-H. Rocquet, François et l'itinéraire, 2008 Claude-Henri Rocquet commence par condamner avec raison des excès commis ici-bas par des hommes d’Église, avant de les confondre finement avec la notion d’un enfer éternel, en un raisonnement léger et douteux, par des références bibliques qu’il interprète en les forçant. C’est qu’il sait ce à quoi il se frotte : toute la tradition de l’Église, majoritaire les premiers siècles, unanime depuis le deuxième concile de Constantinople en 553 (Ruysbroeck compris), qu’il durcit sciemment en un injuste choix entre Origène et Augustin.
Plus encore, Claude-Henri Rocquet s’oppose au texte saint lui-même. Le terme apocatastasis n'apparaît qu'une seule fois dans la Bible, lorsque Pierre, après avoir guéri un mendiant handicapé, se tourne vers les témoins et annonce la fin des temps.
Il [Jésus] doit rester dans les cieux jusqu’à ce que vienne le temps où Dieu restaurera toutes choses (apocatastasis), comme il l'a promis il y a longtemps par ses saints. (Ac 3,21)
Comme tout hapax, le mot lucanien a un sens incertain : ce tout renvoie-t-il à l’universel, à l’ensemble de la promesse, à l’alliance abrahamique accomplie pleinement par le Messie…? En revanche, le Nouveau Testament regorge, sous une forme ou une autre, de références indiquant l’éternité de l’enfer : Mt 3,12 ; 13,41-42 ; 18,8 ; 25,41 ; Mc 9,44-49 ; Lc 16,23-24 ; Jude 7 ; Ap 14,11 ; 20,11 ; 22,4-5… Claude-Henri Rocquet le sait ; c’est pourquoi il continue son impuissante lutte, par une accusation de fondamentalisme, de « littéralisme », de « théologie de la terreur », etc. Il se fait Alexandrin contre l’école d’Antioche, maître ès interprétations contre toute forme de magistère imposé ; sa théologie devient pure affectivité devant un problème qu’il ne sait résoudre, sinon en prenant la place de Dieu. La langue s’enflamme, l’écrivain l’emporte ; la raison est mise au ban, le philosophe se meurt.
Claude-Henri Rocquet est un homme fin. Il connaît les arguments adverses. Il ne les affronte pas. S’il ne peut les contredire, il les balaye avec dextérité, d’un revers de main. La liberté de l’homme qui ne s’achèverait pas par un pardon absolu de Dieu n’est plus selon lui que « ratiocination », « sophisme », « vain cliquetis de concepts ». Il ne prend finalement pas la mesure du drame qui se joue depuis la Création dans cet espace infime de la liberté. Elle n’est pas un concept mais une réalité existentielle, inscrite dans notre nature… Il refuse de la prendre au sérieux.
Rogier van der Weyden,
Polyptyque du jugement dernier,
Musée de l’Hôtel-Dieu, Beaune (1446-1452)
N’est-il pas de miséricorde dans cette pudeur de Dieu à ne pas la forcer ? Quel serait l’amant qui imposerait de force l’union ?
Que votre oui soit un oui, que votre non soit un non… Le « oui » serait pour lui définitif mais pas le « non »… curieuse contradiction résolue dans une miséricorde divine qui force la volonté de l’homme à l’extrême.
Si je ne puis affirmer qu’il n’y a aucune âme humaine en enfer, il m’est néanmoins permis de l’espérer, à la suite de Charles Péguy ou de Hans-Urs von Balthasar. Le déclarer reviendrait à usurper le jugement de Dieu ; l’espérer nous place à côté du Christ sur la croix lorsque, au moment d’expirer, il implore le pardon pour toute l’humanité.
La condamnation de l’apocatastase par le cinquième concile œcuménique à Constantinople (reconnu par les Églises catholiques et orthodoxes) m’interroge personnellement sur les conséquences anthropologiques que cela suppose. Claude-Henri Rocquet s’indigne de la possibilité d’un enfer éternel qu’il ne peut concevoir ni de cœur ni d’intelligence ; je préfère davantage considérer attentivement ce que l’affirmation d’un enfer éternel, énoncé presque unanimement par la Bible et la tradition, nous dévoile de la réalitéde la compassion.
En affrontant la question de l’apocatastase, Ruysbroeck s’est retiré et Claude-Henri Rocquet imposé au premier plan. Ainsi l’écrivain procède-t-il régulièrement, brisant les conventions arbitraires qui envisagent une biographie avec distance, avec - quel terrible vocable ! - objectivité. Il s’enthousiasme, pleure, chante, complimente, condamne avec une même liberté, dont témoignent les nombreuses pages noircies au fil du temps : ici, il s’oppose à sa propre Église sur un problème délicat ; là, il arbore un christianisme face à une société agonisante en l’absence de sens. Son écriture obéit au seul diktat de l’amour, de l’homme à Dieu. Laissons-le déployer une dernière fois sa parole des profondeurs, au moment de clore notre propos, par une de ces pages où perce l’insaisissable mystère, celui de la Transfiguration - si chère aux orthodoxes - et de l’ultime révélation.
« Admirable par la connaissance de l’Écriture, par la lecture inspirée de l’Évangile et de l’Apocalypse. C’est par l’Écriture que Ruysbroeck explique le mystère indicible de l’expérience mystique, par la manne et le caillou blanc, par la Transfiguration sur le Tabor : parole commune. C’est sur l’Écriture qu’il fonde son enseignement, l’autorise, le vérifie. Et en même temps, l’expérience intérieure et la contemplation éclaire l’Évangile, ouvre le livre scellé. Quelqu’un avant Ruysbroeck avait-il montré le chemin qui va de la révélation du Tabor à la révélation de l’Apocalypse ? Entendre Ruysbroeck, c’est apprendre à lire le livre intérieur de l’homme, le livre humain que nous sommes, et c’est apprendre à lire l’Écriture, à nous y orienter comme les mages guidés par l’étoile à Bethléem, à voir dans le paysage montagneux qu’elle constitue, livre après livre comme les plis des plaines et des monts, les plis des horizons successifs, - à voir se lever le soleil sur les vallées obscures, et se dessiner le fil des chemins, à voir le paysage de la parole apparaître comme un édifice, un temple, l’évidence de la Jérusalem éternelle. Et c’est le même livre, le livre de l’homme et le livre de Dieu, le livre intérieur à chacun et le livre plus intérieur. La connaissance de l’un accroît la connaissance de l’autre, la lumière de l’un s’accroît par la connaissance de l’autre. Noverim me, noverim Te. Une lumière éclaire une lumière. Un seul livre : d’un côté si clair et tout proche, et de l’autre, insondable, disant l’indicible, couvert de la nuée obscure qui enveloppe les trois disciples jetés face contre terre et qui ont vu la face éblouissante de Dieu conversant avec Élie et Moïse. Un même livre : puisque Dieu s’est fait homme et a parlé parmi nous l’araméen comme Ruysbroeck le thiois, le flamand. »
Ce « Nord » dont je parle est un pays réel et c’est un pays imaginaire. « La Flandre est un songe », dit Ghelderode, qui fait de cette espèce de devise le titre d’une de ses œuvres que je préfère. C’est un pays aux frontières aussi imprécises que celle du ciel et de la mer à l’horizon.
Né à Dunkerque voici plus de quatre-vingts ans, Claude-Henri Rocquet n’a pas manqué, au fil de ses ouvrages, de revenir à la Flandre au sens large, le plus souvent à travers des écrits sur la peinture – les plus récents s’apparentant à des méditations dans une « écriture qui s’arrime au mystère de la foi » (1) –, parfois au cœur de poèmes (en prose) comme dans L’auberge des vagues (Granit, 1986) où il chante Joachim Patinir et la ville natale.
Évocation des jeunes années, le texte « Nord » révèle cette tendresse pour les contrées septen- trionales, qui n’empêche toutefois pas l’auteur de tourner son regard vers l’Italie de François d’Assise et de Giotto, l’Amérique du dissident Hopper ou encore vers l’Espagne de Goya. « Le temps et l’espace, le réel et l’imaginaire forment un seul tissu, et ce tissu, pourtant collectif, est singulier en chaque âme, en chaque esprit. Français, parce que de naissance et de langue française, on se reconnaît Flamand, et cette filiation, ce fil, comme souterrainement, rêveusement, vous conduit en Espagne – il m’a conduit à écrire Goya. La patrie n’est pas une île mais un archipel. La patrie est une constellation. »
Des livres assez récents marquent également l’intérêt que le Parisien d’adoption porte à deux grandes figures des Pays-Bas : Vincent van Gogh jusqu’au dernier soleil (Paris, Mame, 2000) et Érasme et le grelot de la Folie (illustré par Céline Le Gouail, Paris, Les Petits Platons, 2012). À propos de l’écriture des pages consacrées à Van Gogh, Claude-Henri Rocquet précise que « c’est aux mineurs de ma famille, de mon pays, que je pensais quand je l’imaginais en Belgique, pasteur et déjà peintre, le Borinage étant de même nature que les mines du nord de la France… »
Passé d’un athéisme (du cœur et positiviste) à l’Église orthodoxe, Claude-Henri Rocquet s’est penché sur le catholique Jan van Ruusbroec, offrant une des œuvres du mystique brabançon en traduction : Les Sept degrés de l’échelle d’amour spirituel de Jean Ruysbroeck (Paris, Desclée de Brouwer, 2000). Deux ans plus tôt, il avait publié un Ruysbroeck l’admirable dont une version corrigée a vu le jour en 2003 sous le titre Petite vie de Ruysbroeck, toujours chez Desclée de Brouwer. C’est ce même livre, dans une édition remaniée et augmentée, que viennent de donner les éditions Salvator.
Dans les belles pages de « Nord » justement, Claude-Henri Rocquet expose son chemine- ment d’historien de l’art en qui va naître le désir de revenir, par la mar- che et l’écriture, sous les cieux flamands : « Ce n’est pas le Nord qui m’attachait à Bosch, mais sa peinture, son monde intérieur, son œuvre, l’énigme de cette œuvre. Je ne savais presque rien de Ruysbroeck ; j’ai eu l’intuition qu’une part de l’œuvre de Bosch s’éclairerait à la lumière de Ruysbroeck. J’ai commencé à le lire. Et Ruysbroeck rayonne dans certaines pages de Bruegel. Pourtant, si j’ai eu le désir d’écrire une ‘‘petite vie de Ruysbroeck’’, ce qui impliquait la lecture attentive de toute l’œuvre, ce n’est pas le maître spirituel, le mystique, et sa mystique, qui en premier lieu m’attirait vers lui, mais son lien avec le Nord, avec la forêt de Soignes, près de Bruxelles, où je suis allé, marchant de Groenendael à Rouge-Cloître, sous les grands hêtres pourpres, et qui est devenue pour moi un lieu mythique : ma forêt de Brocéliande. »
La fin de l’introduction intitulée « L’ami invisible » éclaire mieux encore le parcours de cet écrivain resté attaché à un Ita- lien d’ascendance maternelle flamande,Lanza del Vasto(2) : « Je ne sais plus d’où me vint l’intuition d’un lien entre Jérôme Bosch et Ruysbroeck, qu’un siècle et demi sépare, mais c’est en cherchant, voici trente ans, le sens et le dessein, la structure spirituelle, de l’œuvre de Bosch que j’ai rencontré celle de Ruysbroeck. […] Plus tard, quand j’écrivais une vie de Bruegel, j’imaginai, où plutôt je vis, un épisode qui ne se trouve nulle part évoqué : Bruegel égaré dans la forêt de Soignes, fiévreux, malade, et sauvé, guidé, par une lumière, une présence. C’était comme un rêve du personnage en même temps qu’un rêve pour moi, qui l’écrivais. Avais-je le droit d’inventer ainsi un moment à la lisière de l’histoire et du songe ? Certaines peintures de Bruegel, et la littérature elle-même, autorisaient cette couleur fantastique. Mais la page, en somme dédiée à Ruysbroeck, et tout éclairée par le rayonnement du tilleul de Soignes, je l’écrivis un 2 décembre. Et j’ignorais alors que le 2 décembre est jour de la mort et de la fête du bienheureux Jean Ruysbroeck, à Malines. Quand je l’ai su, il m’a semblé que ce que je croyais de l’ordre du fantastique était proche du surnaturel, de l’invisible, et qu’il s’agissait moins d’imaginaire que d’imaginal. J’ai pris cette coïncidence pour un signe adressé de son séjour incorporel par un ami et j’ai placé devant mes livres, comme une icône, la reproduction du seul portrait qu’on ait de lui : la copie, ancienne, d’une peinture perdue. Ruysbroeck, vêtu de noir et de blanc, l’habit des augustins, y lève les yeux vers le signe d’un rayonnement. J’avais acquis toute son œuvre pour accompagner mon voyage dans la Flandre de jadis, celle de Bruegel, et pour la lire le jour venu.
« Il est vrai que j’avais senti, à l’origine de ce livre sur Bruegel, la présence, le soutien, de Lanza del Vasto. Lanza n’était plus de ce monde. Je savais ce qu’il devait à saint Augustin et à saint Thomas. J’ignorais que cet hom- me né en Italie, mais d’une mère anversoise, devait à Ruysbroeck, en partie, sa conversion.
« En écrivant sur Bruegel et Bosch, je me rapprochais de mon pays natal, La Flandre, Dunkerque, je le découvrais dans une autre lumière, je reconnaissais le sens qu’à pour notre vie le fait d’être né dans une certaine famille, un certain paysage, sous un certain ciel, et je comprenais mieux que la vocation de toute patrie est d’être une terre spirituelle, un lieu où l’invisible prend forme et couleur, où le visible et le sensible accueillent le surnaturel, un lieu de passage, un lien particulier entre l’humain et le divin. C’est à partir de ce sentiment spirituel de la patrie que toutes les patries, et les plus lointaines, les plus étrangères, les plus hostiles, nous sont fraternelles. Et j’eus le désir d’écrire un livre consacré à l’esprit du Nord, à la merveille resplendissante et douce des béguinages, à Memling et à l’art populaire, à cette piété dont Ruysbroeck est la source, la résurgence, et l’Imitation de Jésus-Christ, le joyau. Le livre que je termine aujourd’hui vient de là.
« J’ai voulu m’approcher de Ruysbroeck par le chemin de ses livres : traverser la forêt de ses livres, en recevoir la lumière. Je le vois comme Jérôme Bosch a représenté les anachorètes, les ermites : à l’abri d’un saule creux, au bord d’un ruisseau, tandis que les dernières agitations de l’âme achèvent de s’effacer comme se dissipe un mauvais rêve. »
Si la nouvelle édition de Ruysbroeck l’admirable ne reprend pas le chapitre « Lire aujour- d’hui Ruysbroek », elle en comprend de nou- veaux regroupés sous l’intitulé « Ruysbroeck et la mystique maternelle » (3). Claude-Henri Rocquet s’explique : « Le livre publié, un dialogue avec Michel Cazenave, à France Culture, m’a rendu plus attentif à ce qui chez Ruysbroeck porte sur le ‘‘féminin’’ et j’ai écrit ‘‘Ruysbroeck et la mystique maternelle’’, qui prolonge la nouvelle édition de Ruysbroeck l’admirable. Bosch sans doute s’est nourri de l’enseignement de Ruysbroeck. Et Ruysbroeck écrivait et voyait en peintre. Tout près du monastère de Groenendael, à Rouge-Cloître, Hugo van der Goes vécut ses dernières années. »
(1) Articles : « Bosch » et « Bruegel l’ancien » dans l’ Encyclopædia Universalis, Paris, 1965.
« La Fable de Babel » p. 111-112 et « Notice sur ‘‘La pie sur le gibet’’ n°76 », p. 274, dans le catalogue de l’exposition « Fables du paysage flamand, Bosch, Bles, Brueghel, Bril » au Palais des Beaux-Arts de Lille du 6 octobre 2012 au 6 janvier 2013, sous la direction d’Alain Tapié, Paris, Éditions Somogy.
« Bruegel-Majewski, du tableau au film », Magazine des Arts, avril-mai 2012, n°2, p. 86-97.
« Le peintre de Rouge-Cloître » (sur Hugo van der Goes), NUNC, n° 32 (dossier Charles Péguy), février 2014, p. 107-118.
Livres : Bruegel, la ferveur des hivers, Paris, Mame, 1993.
Jérôme Bosch et l’étoile des mages, Paris, Mame, 1995.
Bruegel ou L’atelier des songes, Paris, Denoël, 1987, rééd. Zurfluh, 2010 (épuisé).
« Dans l’histoire de l’art et de la littérature, les influences ont sans doute moins d’importance, elles sont moins fascinantes, moins riches de sens, que les métamorphoses, les filiations : l’œuvre de Bau- delaire se transforme en celle de Mallarmé, celle de Mallarmé en Valéry, et nous savons ce que Rimbaud doit à Hugo et Claudel à Rimbaud. La création engendre et suscite la création.
« Les contemporains de Bruegel voyaient en lui un ‘‘nouveau Bosch’’. Quand j’ai écrit sur l’un et l’autre, vers 1968, pour l’Ency- clopædia Universalis, je voyais deux esprits s’oppo- ser, sinon se contredire : un esprit religieux et mysti- que, inséparable de la Bible, un esprit imprégné de la pensée antique, et tourné vers la terre et la ‘‘nature’’. Je déchiffrais Bosch à la lumière de Ruysbroeck. Et puis, chez Bruegel, j’ai vu, au-delà de la terre paysanne, au-delà de ses Géorgiques, sa proximité avec les géographes de son époque et, dans certaines de ses œuvres, sa relation avec le mythe : le Labyrinthe et Babel. Ce qui m’a conduit à reconnaître en lui un esprit religieux, un peintre chrétien.
« La question de ‘‘l’hérésie’’ me semble au cœur de l’œuvre de Bosch : dans Le Jardin des délices, en particulier. Pour certains, cette peinture est une apologie de l’hérésie des Adamites ; pour d’autres, dont je suis, la mise en scène est le rejet de ce dévergondage ‘‘spirituel’’. La famille de Bruegel est celle de l’ ‘‘humanisme chrétien’’.
« Je n’envisage ici que le ‘‘sens’’ de ces œuvres. Je ne dis rien de leur génie, de la beauté de leur peinture. Qu’ils soient du Nord, ‘‘flamands’’, compte dans mon attachement à leur œuvre : ma ‘‘prédilection’’. Leur paysage est celui de ma naissance et de ma jeunesse. Ils ont puisé aux traditions populaires, aux jeux de mots et aux traditions du peuple : au ‘‘folklore’’, si l’on veut désigner cela d’un mot. Cela, chez Bruegel, s’allie à un grand savoir, une réflexion de philosophe : la kermesse et Platon, le carnaval et la bibliothèque peuvent confluer. C’est sur ce point, et non par les truculences, que se rejoignent Rabelais et Bruegel, Érasme.
« Le sens du ‘‘peuple’’, chez Bruegel, n’est pas seulement celui des hommes en un certain lieu de la Terre, en un certain temps de l’Histoire, une patrie : ce sens du ‘‘peuple’’, en son fond, est un humanisme, un sens du ‘‘genre humain’’, une connaissance de l’homme. Un amour de l’homme, aussi ; mais sans l’amour, qu’est-ce que la ‘‘connaissance’’ ? »(entretien de Claude-Henri Rocquet avec Pascal Amel, « L’œil de Claude-Henri Rocquet. Écrire la peinture », (art absolument), n° 52, mars-avril 2013, p. 105-106.)
(2) Claude-Henri Rocquet, Lanza del Vasto, serviteur de la paix, Paris, L'Œuvre, 2011.
Anne Fougère & Claude-Henri Rocquet, Lanza del Vasto : pèlerin, patriarche, poète, Paris , Desclée de Brouwer, 2003.
Lanza Del Vasto, Les Facettes du cristal : entretiens avec Claude-Henri Rocquet, Paris, Le Centurion, 1981.
quatrième de couverture
« La rencontre de Lanza del Vasto est l’une des grâces majeures de ma vie. Si vers ma vingtième année je n’avais pas rencontré cet homme, sa lumière, son enseignement, et sa patience envers le jeune maladroit que j’étais, aurais-je eu connaissance du très ancien et toujours vivant chemin de l’homme, aurais-je commencé d’ouvrir les yeux dans la nuit intérieure, aurais-je su dissiper enfin le mensonge de l’inepte violence ? Mais cette grâce, qui fut d’abord un émerveillement, j’en ai sans doute longtemps méconnu la nature et la force. Longtemps, je me suis tenu à l’écart de cette grande figure paternelle, j’étais irrité de sa foi en ce Dieu dont notre bavardage fait un mort, un ennemi ; je me crus même un cœur hostile à ce cristal. Pourtant, à travers les années, parfois, il m’arrivait de rêver de lui et de ses compagnons ; et la blancheur de ces rêves au réveil m’était douce : lumière et laine dans le désert et la confusion des jours. »
(3) Pages publiées sous une forme différente : « Ruys- broeck. Mystique nuptiale, mystique maternelle » in Alain Dierkens & Benoît Beyer de Ryke (ed.), Maître Eckhart et Jan van Ruusbroec – Études sur la mystique « rhéno-flamande » (XIIIe_XIVe siècle), Bruxel- les, Éditions de l’Université de Bruxelles, [Problèmes d’Histoire des religions], t. XIV, 2004, p. 211-226. Il s’agit des chapitres : « Luc et Véronique », « Mystique nuptiale, mystique maternelle, Eucharistie », « Sainte Belgique » et « Le livre des douze béguines », le quatrième portant en grande partie sur la question de la traduction.