Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

La Revue de Hollande - Page 2

  • Épître à Storge

    Pin it!

     

    Quand La Revue de Hollande

    accueillait

    O.V. de Lubicz Milosz

     

    milosz,la revue de hollande,francis de miomandre,poésie,roman,willem frederik hermans

     

    En janvier 1917, soit un an environ après avoir publié les premiers poèmes d’Antonin Artaud, La Revue de Hollande offre (p. 659-671) à ses lecteurs un très grand texte, signé

    Oscar Vladislav de Lubicz Milosz. Dans Ars Magna, ce dernier dira à propos de ces pages : « Étranger aux mathématiques, en publiant dès janvier 1917 mon Épître à Storge, je n’étais donc qu’un annonciateur métaphysique de la théorie de la Relativité généralisée, dont j’ignorais à cette époque le premier mot et en qui je saluai, quelques années plus tard, moins une confirmation du résultat de ma méditation de vingt années sur la matière, l’espace et le temps, que l’aube d’une ère nouvelle et merveilleuse de l’esprit. »

    milosz,la revue de hollande,francis de miomandre,poésie,roman,willem frederik hermansD’abord intitulée « Lettre à Storge », cette Épître, tout comme le poème dialogué La Confession de Lemuel (1922), revient sur la nuit d’illumination que le poète a vécue en 1914 : « Le quatorze Décembre mil neuf cent quatorze, vers onze heures du soir, au milieu d’un état parfait de veille, ma prière dite et mon verset quotidien de la Bible médité, je sentis tout à coup, sans ombre d’étonnement, un changement des plus inattendus s’effectuer par tout mon corps. Je constatai tout d’abord qu’un pouvoir jusqu’à ce jour-là inconnu, de m’élever librement à travers l’espace m’était accordé ; et l’instant d’après, je me trouvais près du sommet d’une puissante montagne enveloppée de brumes bleuâtres, d’une ténuité et d’une douceur indicibles. » « Désormais l’écriture a[ura] pour Milosz une mission initiatique. »

    Dans la livraison de juin 1916, alors que l’Épître à Storge n’était pas encore écrite, La Revue de Hollande avait présenté Milosz à travers une trentaine de pages de Francis de Miomandre (1). Quelques généralités sur les origines et les pérégrinations du Slave, sur son choix d’écrire en français puis diverses considérations relatives aux étapes de son évolution :

    - L’adolescence : Le poème des décadences (1899) : « Nous avons ainsi chacun de notre prime jeunesse gardé quelque souvenir essentiel dont le regret, symbole de tous nos désirs irréalisables, finit par rester seul au milieu du désert de nos illusions. Mais jamais je n’ai vu comme chez M. Milosz ces images primordiales prendre une place aussi importante, au point de diriger toute une partie de sa vie, au point de devenir le leit-motiv le plus constant et le plus pathétique de son inspiration. » (p. 1415)

    - La jeunesse : Les Sept solitudes (1906) : « M. O.-W. Milosz n’a jamais rien dit qui ne fût arraché de lui-même par une irrésistible nécessité organique. C’est un des plus purs tempéraments de poète que je connaisse. » (p. 1418)

    milosz,la revue de hollande,francis de miomandre,poésie,roman,willem frederik hermans- L’éveil mystique : L’Amoureuse initiation (1910) : à propos de ce livre fascinant, F. de Miomandre écrit : « Le sujet du roman ? car c’est un roman. Oh ! peu de chose. Un homme, d’un certain âge, s’éprend d’une femme très indigne de lui quoique d’une beauté ravissante, très vile, et qui le trompe et le bafoue, et avec laquelle il descend en complice et même parfois en corrupteur jusqu’aux abîmes de la folie sensuelle. Voilà le sujet apparent, le prétexte pour ainsi dire. Mais le sens second est tout différent. Il est d’un autre ordre : et ce n’est rien moins que la théorie même de la mysticité. Le mot amour en effet y est pris dans le sens purement idéal où l’entendent les mystiques. Un homme aime une femme, fervemment, dans l’absolu, comme on aime une idée, comme on aime Dieu. D’ailleurs, il le confond avec une idée, – avec Dieu. » (p. 1422)

    - L’oasis panthéiste : Les Éléments (1911) : « … le panthéisme de M. Milosz n’a de rapport que verbal avec celui par exemple d’un Parnassien. Ce n’est pas une notion philosophique, c’est un sentiment, une communion passionnée, où la conscience individuelle, au lieu de se contracter, se propage. Et c’est d’une très émouvante beauté ». (p. 1427)

    - L’œuvre littéraire : Les traductions (poètes anglais, allemands, russes et polonais).

    - Le drame de l’ascétisme : Miguel Mañara (1913) : « Je me rappellerai longtemps la soirée où fut représenté le premier drame de M. de Lubisz-Milosz : Miguel Mañara. […] Cela se passait à Paris, chez Madame Adenkhoven (2), une dame de Hollande, passionnée d’art et de littérature qui prêtait généreusement son hôtel aux manifestations esthétiques tentées par une courageuse et fervente petite troupe d’acteurs : Le Théâtre Idéaliste, sous la direction d’un jeune poète plein d’ardeur : M. Carlos Larronde. […] le roman du désir de Dieu est devenu le drame de l’amour divin ».

    storge17.png- La trilogie de l’illumination : Méphiboseth et Saul de Tarse (1914) : deux pièces – dont la seconde, écrite en vers de quatorze pieds, est inédite – qui s’inscrivent dans le prolongement de la précédente : « […] plus encore que dans Miguel Mañara s’affirme l’acquiescement à l’ordre universel qui est la caractéristique la plus essentielle du vrai mysticisme. On n’avait je pense jamais projeté de lumière plus magistrale sur ce mystère du mal conditionné dans la fatalité du Bien. Au cri du moine espagnol répond la voix de l’initié hébreu. » (p. 1439).

    - Le regard en arrière : Symphonies (1915) : « cinq poèmes seulement mais tellement purs, tellement humains, tellement douloureux que les larmes en montent aux paupières. Je ne connais rien d’analogue dans la littérature contemporaine ». (p. 1439-1440)

    Terminant son étude agrémentée d’assez nombreux extraits de l’œuvre, Francis de Miomandre écrit : « J’ignore ce que fera désormais M. Milosz, ni quel cycle nouveau, celui-là fermé, il pourra parcourir. Mais d’ores et déjà son œuvre est assurée contre le temps. Elle ne peut que grandir dans l’admiration des hommes. Elle sera plus tard, dans l’harmonie de toutes ses parties, pour les amants de la poésie vraie, un monument magnifique, et pour les mystiques, dans la haute signification de tous ses aspects, une œuvre annonciatrice. » (p. 1441)

    Ce qu’a fait le futur représentant de la Lituanie à Paris juste après, on pourra le lire ci-dessous. Si O.V. de Lubicz Milosz a pu être découvert à l’époque par un certain nombre de Néerlandais grâce aux efforts de La Revue de Hollande, publiée rappelons-le à Leyde, s’il a été accueilli dans l’hôtel particulier d’une Hollandaise établie à Paris, il est resté jusqu’à aujourd’hui un quasi inconnu aux Pays-Bas, même s’il y a semble-t-il reçu un accueil enthousiaste de la part de quelques poètes lors d’un séjour antérieur à la Grande Guerre. En 1920, le journal De Nieuwe Arnhemsche Courant a reproduit un de ses articles politiques sur la Lituanie considérée comme un rempart contre le bolchévisme. Pour le reste, le romancier Willem Frederik Hermans est l’un des rares à s’être intéressé de près à son œuvre : il a traduit certains de ses poèmes, dont « La berline arrêtée dans la nuit » (3) et lui a consacré un essai (4). 

    D. Cunin


    storge0.png(1) Milosz a écrit en collaboration avec Francis de Miomandre Le Revenant Malgré Lui, comédie en trois actes (présentée par Yves-Alain Favre, Cahiers de l’association des amis de Milosz, n° 23-24, André Silvaire, Paris, 1985).

    (2) S’agit-il bien de l’orthographe exacte ?

    (3) Zeven Gedichten van O. V. de L. Milosz (Sept poèmes de O.V. de L. Milosz), Ams- terdam, Cornamona Pers, 1981. Dans un entretien publié en 1983, W.F. Hermans, alors qu’on lui pose une question sur Milosz, le prix Nobel, répond : « C’est moi qui ai découvert en Hollande l’oncle de Milosz. Un très grand poète : O. V. de L. Milosz, un oncle du prix Nobel. Un très grand homme. Complètement fou, mais très grand. Personne n’en avait entendu parler en Hollande. Je suis tombé par hasard sur une de ses plaquettes de vers et l’ai traduite dès 1944. C’est-à-dire que j’ai traduit quelques poèmes puis deux ou trois autres à une période ultérieure. Ce genre d’écrivains que personne ne connaît, c’est devenu un peu mon violon d’Ingres, mettre l’accent sur eux, par exemple sur ce Milosz. » À l’automne 1944, Hermans est rentré un jour chez lui avec le recueil Poëmes, préfacé par de P.-L. Flouquet (1939) ainsi qu’un numéro des Cahiers Blancs consacré à Milosz. 

    (4) « De tastbare metaforen van O.V. de L. Milosz » (Les métaphores tangibles de O.V. de L. Milosz) date de juillet 1977. Il a été écrit à l’occasion du centième anniversaire de la naissance du poète et de l’exposition organisée alors à la Bibliothèque nationale. On peut y lire cette phrase : « À mon sens, le cycle Symphonies (1915) pourrait certainement figurer un sommet de n’importe quelle littérature. »

     

     

    storge1.png

    storge2.png

    storge3.png

    storge4.png

    storge5.png

    storge6.png

    storge7.png

    storge8.png

    storge9.png

    storge10.png

    storge11.png

    storge12.png

    storge13.png

     

     

  • Artiste fin de siècle

    Pin it!

     

     

    Carel de Nerée

     

     

     

    denerée0.png

    Autoportrait

     

     La Jeune mariée (détail)

    denerée16bis.pngChez lui, pas de vaches, pas de canaux, pas de watergangs, pas de marines, pas de femme au pot de lait, pas de ciels immenses dominant une bataille navale, pas de moulins se reflétant dans l’eau, aucun intérieur d’église, aucune maison proprette, pas d’horizontales et de verticales noires, pas de tournesols, mais des visages de fées, de sorcières, des faunes, des fleurs vénéneuses et des fleurs de givre, des violets et des ors, des flexuosités noires, des tétins turgescents. Autodidacte et dandy, le peintre et des- sinateur Christophe Karel Henri (Carel) de Nerée tot Babberich (1880-1909) est en effet un des rares représentants néerlandais du décadentisme. Élevé dans une famille noble de la Gueldre fondée par un « ministre de la parole de Dieu » ayant fui la France vers 1600 (1), il suit des études à Anvers puis se destine à la diplomatie. Parallèlement, il caresse l’espoir de faire une carrière littéraire avant de donner la priorité à l’art pictural, en particulier au dessin (à partir de 1898), même s’il ne se sent pas à vrai dire une vocation d’artiste. Nommé Secrétaire du Consulat des Pays-Bas à Madrid, il s’établit brièvement dans cette ville où les premiers symptômes de la tuberculose ne tardent pas à se manifester. Près de trente ans plus tard, l’écrivain Henri van Booven (1877-1964) est revenu sur cette période de la vie de son ami cultivé, pétillant, plein d’esprit et doué d’une mémoire exceptionnelle (2), dans un roman à clé : Een liefde in Spanje (Un amour en Espagne, 1928). Joris van Ree y apparaît comme l’alter ego du défunt cependant que l’auteur narre les semaines riches en aventures qu’ils passèrent ensemble dans ce pays en faisant leur le denerée24.pngprécepte flaubertien : Il faut vivre en bourgeois et penser en artiste. On suit en particulier les principaux personnages dans une maison close de Madrid où ils dînent et passent certaines nuits, chacun avec sa demoiselle attitrée. Plutôt médiocre et décousu, ce roman présente tout de même quelques pages en rapport avec l’univers cher à Carel de Nérée (par exemple des descriptions de cauchemars). (3)

    Judith

    denerée9.png

    Si la manière de Carel de Nerée restitue un univers qui n’est pas sans rappeler celui d’un Baudelaire, d’un Verlaine, d’un Pierre Louÿs, d’un D’Annunzio ou encore d’un Camille Mauclair, et traduit l’influence d’Aubrey Beardsley et des peintres Goya et Jan Toorop – on a pu aussi relever une parenté entre quelques-unes de ses œuvres et certaines de Toulouse Lautrec, d’Odilon Redon ou de Gustave Moreau –, l’artiste affirmera dans les dernières années de sa vie un talent et un coloris propres dans une veine voluptueuse et décadente qu’il qualifiera lui-même de « cérébro-sensuelle ». On estime qu’il a réalisé de 300 à 400 œuvres – dont beaucoup suggèrent une impression trompeuse d’inachevé – qui n’ont jamais été exposées de son vivant. Carel de Nerée a laissé des créations directement inspirées de romans comme Extase de Louis Couperus ou Le Jardin des supplices d’Octave Mirbeau, et de poèmes de Mallarmé ou de Tristan Corbière. On a aussi de lui une aquarelle représentant la célèbre Yvette Guilbert. 

     

    C. de Nerée

    denerée4.pngPlusieurs expositions lui ont été consacrées en Hollande – la première en 1910 a suscité l’enthousiasme et l’admiration de plus d’un critique, et il en ira de même dans les décennies suivantes, par exemple en 1926 (voir article de Just Havelaar dans Het Vaderland du 27/10/1926) ou en 1934 (voir l’article de W. Jos de Ruyter dans Het Vaderland du 29/11/1934) –, ainsi qu’en Allemagne et en Italie, mais pas encore semble-t-il en France ni en Belgique.

    Sérénité (détail)

    DeNerée17.pngDans la magnifique revue d’art et de culture Elsevier’s Geïllustreerd Maandschrift (numéro 42, 1911, p. 6-18), Henri van Booven a rendu hommage à son ami dont il s’était toutefois éloigné après la période espagnole. Les deux dandys ont été très liés pendant trois ans avant que Carel n’effectue de nombreux séjours à l’étranger pour se soigner et qu’un différend ne vienne troubler leur belle entente. C’est peut-être par l’intermédiaire du romancier que La Revue de Hollande – à laquelle celui-ci avait donné la nouvelle Império en décembre 1915 – est entrée en contact avec l’un des frères du dessinateur et a publié deux poèmes du disparu ainsi qu’un autoportrait (n° 7, janvier 1916, cahier de 2 pages entre les pages 853 et 854). En juin 1916, Nandor de Solpray présentait Carel de Nerée aux lecteurs français (4), des pages en partie inspirées par le texte de Van Booven. Ce sont ces documents édités par le périodique franco-hollandais qu’on pourra lire ci-dessous, rehaussés de reproductions d’œuvres du décadent néerlandais.

     

     Etude d'une Sulamite (détail)

    denerée18bis.png(1) Richard Jean de Nerée (1579-1628), traducteur des actes du synode de Dordrecht et auteur du poème Avant-panegyrie ou Trophees rares de son Excellence Monseigneur le Prince d’Orange (1619).

    (2) Il récitait ainsi à son ami Van Booven des poèmes de Verlaine après les avoir lus une seule fois.

    (3) Ce livre dont l’action se déroule entre la Hollande, l’Espagne et la France et qui mélange extraits de lettres, du journal intime du narrateur et relation du séjour de ce dernier auprès de son ami qui ne tarde pas à tomber malade, comporte plusieurs pages sur la région d’Auxerre où l’alter ego de Van Booven se retire afin d’y peindre et de recouvrer une certaine sérénité. 

    (4) Ces pages 1442-1447 sont placées juste après une étude étoffée de Francis de Miomandre sur Oscar Venceslas de Lubicz-Milosz : « O.-W. Milosz » (p. 1413-1441).

     

     

     

    DeNérée1.png

     

     

    denerée2bis.png

     

     

    « Ramina, mooie ramina ! »* 

    Dans le silence de la petite rue hollandaise la voix traînante du marchand s’élève, nostalgique. Le silence ? Sans doute, malgré qu’au loin, par-delà les jardins et les maisons de briques, la mer du Nord poursuive sa plainte sans fin. 

    Les passants attardés de La Haye, ceux qui promènent quelque rêve et ceux qui digèrent, en levant les yeux, voient une fenêtre qui reste, longtemps dans la nuit, éclairée. 

    Une lampe, couverte d’un abat-jour jaune, projette son or léger sur les murs de la chambre où courent d’étranges décorations vert or et vert noir. Les rayons d’une bibliothèque portent des livres aux riches reliures. La Belle Inconnue de l’École florentine regarde dans la nuit, en souriant de son éternel sourire de marbre. Les tapis, d’un violet sombre, donnent à la pièce on ne sait quel air de « décadence ».

    « Ramina, mooie ramina… » 

    C’est dans cette demeure qu’il voulut étrange, qu’a rêvé, c’est là qu’a souffert durant sa trop courte existence, Karel de Nerée tot Babberich, peintre et poète.

     

    DeNérée8.jpg

    Clownerie (1904) 

     

    Feuilletons les livres qu’il aimait. Baudelaire et Verlaine, Poe et Wilde, Maeterlinck et Rodenbach nous révèlent un cœur amoureux des rares émotions et des longues tristesses. Les vers de Herman Gorter, poète hollandais et ceux de Hugo von Hofmannsthal ont souvent empli le crépuscule attardé. De Nerée lisait ces poètes à voix haute et nous aimons à penser que les strophes de la Tristesse de la Lune se sont mariées, dans le soir bleuâtre et tiède, au bruit monotone de la mer.

    Nous voudrions esquisser, sans nulle prétention à la « critique d’art », la silhouette de ce peintre dont l’œuvre reste encore énigmatique et troublante dans sa forme, précise ; nous voudrions le montrer tel qu’il aimait à être vu, modeste avec hauteur, impitoyable aux sots, aimant les fêtes et les femmes, très peu deftig**, mais doué d’un tel pouvoir de séduction, qu’en ce pays de Hollande où il est si dangereux de rompre avec certaines traditions, il fut pourtant aimé, fêté, recherché.

    Ceux qui l’ont connu nous l’ont dépeint, svelte dans les costumes qu’il dessinait lui-même et parlant des choses qu’il aimait, en tenant levées, pour que le sang ne les alourdît point, ses mains petites, blanches et belles merveilleusement. Il abondait en comparaisons hardies et se laissait emporter très loin par son sujet, oubliant même ses interlocuteurs.

    De Nerée avait-il le pressentiment de sa fin rapide ? Il semble avoir cherché en des voyages fréquents cette abondance d’im- pressions qu’apporte la vue des paysages chaque jour différents et des visages toujours nouveaux. Son état de santé l’obligeait d’ailleurs à de fréquents séjours en Suisse, mais il goûtait pourtant la vie un peu factice des désœuvrés que les couchers de soleil sur la montagne reposent des crépuscules vénitiens et que la mélancolie du Campo-Santo de Pise berce après le carnaval romain.

    S’il nous avait été permis d’entrer dans l’intimité d’un mort que tant de proches pleurent encore, nous aurions sans doute évoqué la belle existence d’aventures qu’il mena. Il savait le charme des petites villes italiennes et Marietta, la Pisane, le retint de longs jours. L’histoire qui paraît détachée des Mémoires de Jacques Casanova finit tristement : la Marietta – délaissée peut-être ? – s’empoisonna.

     

    DeNérée7.jpg 

    La Belle image

     

    Nous ne pouvons adopter, pour Karel de Nerée, le cadre d’un article tel qu’il se présenterait à nous s’il s’agissait d’un autre artiste. De Nerée fut un « peintre maudit ». Il a été l’évocateur de nos rêves inavoués.

    C’est à Baudelaire, Verlaine et Mallarmé qu’il doit d’avoir couru, encore adolescent, aux limites extrêmes de la sensation ; d’avoir osé sonder certains abîmes ; d’avoir respiré les plus dangereux parfums.

    Il leur doit cette éducation de la sensibilité qui lui a permis d’exprimer, dans des images d’une forme nouvelle, les rêves qui nous hantent par les soirs mauvais. Nous sommes d’autant plus heureux de pouvoir noter quelques-unes des impressions que nous a laissé l’œuvre de Karel de Nerée, que cet artiste paraît subir, momentanément, le sort injuste dévolu à ceux qui n’ont pas reculé devant les ténèbres d’un monde qu’il est périlleux de vouloir explorer.

    Nous avons dit que de Nerée fut un voyageur passionné, mais combien plus beaux sont les voyages qu’il a entrepris dans les palais de mystère qui sont plus proches de la maison Usher que des châteaux de fées ! Nous imaginons que son regard intérieur a visité tous les jardins de Bagdad, qu’il a suivi les couloirs des palais égyptiens et s’est arrêté sur toutes les fleurs d’Asie. Karel de Nerée est le peintre des crépuscules et du mystère, mais, avant tout, il a été obsédé par ce qu’il y a de moins matériel dans le corps humain : les yeux (1). 

    denerée15bis.png

    signature de l'artiste

     

    Les personnages de Karel de Nerée nous regardent, si l’on peut dire, par tout leur corps. Ils sont brûlés de regards, étoilés de pupilles ; les seins dressés d’une longue courtisane portent à leurs extrémités deux yeux ; dans les broderies de ses bas, des prunelles nous guettent, et ses ongles, étroits et pointus, ont des yeux enchâssés.

    Dans les yeux des visages, chez ce peintre, frissonnent mille paysages, comme en ces lacs qui reflètent le ciel et les arbres et semblent dessiner la forme du vent qui ride leur eau.

    Nous avons lu autrefois, dans un livre très beau, mais que nul ne connaît, la merveilleuse histoire d’un amant qui vit un jour dans les yeux de la bien-aimée, tous les pays qu’elle avait visités, tous les ciels qui l’avaient baignée de lumière, toutes les fleurs qui la charmèrent… Tour à tour triste et joyeux, il la vit passer, dans l’aube mouillée et le soir vaporeux, au bras d’un autre cavalier, il vit ses robes d’autrefois et les abandons et les perfidies… De Nerée projette ainsi dans les yeux qu’il dessine les rayons d’un esprit sensible et riche. Il fait naître une prunelle de chaque paillette de jupe, des pierres des bagues, et l’améthyste, crépusculaire, regarde et rêve du passé. 

    denerée19.png

    catalogue exposition 1975, Clèves

     

    Nous tâchons de nous rapprocher le plus possible de l’artiste dont l’œuvre nous a séduit et nous nous défions de la forme « pontifiante » de certaines critiques autant que des sèches énumérations et des comparaisons dangereuses. Mais s’il est un nom que nous puissions prononcer en même temps que celui de de Nerée, c’est celui de l’étrange et subtil Aubrey Beardsley.

    On nous assure cependant que le dessinateur hollandais ne connut guère que dans les dernières années de sa vie les figures troublantes de Beardsley. Il avait déjà créé – ou rêvé – son univers, parcouru tous les parcs crépusculaires où jouent des violons invisibles et senti peser sur lui le regard humain qui l’a tant obsédé.

    L’idée de la mort domine l’œuvre de de Nerée. Ce voluptueux triste voit toujours le squelette à travers les jeunes corps qu’il dessine. Certaines de ses illustrations laissent une impression de gêne. Il a souvent exprimé ce « qu’il ne fallait pas dire ».

    Sur des fonds crépusculaires il a fait surgir les princesses barbares de ses rêves. Ces sœurs des Damnées de Baudelaire, sont vêtues de robes brodées et surbrodées. Elles sont parfois nues.

     

    La très chère était nue et connaissant mon cœur,

    Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores… 

     

    Ces femmes, certains jours, s’habillent comme des Rôdeuses et la magnificence de leur corps éclate pourtant parmi leurs haillons.

    « Il avait le don merveilleux de voir plus loin que l’apparence extérieure, il voyait au-delà de l’expression des visages, et derrière les formes fallacieuses, l’âme humaine… » nous écrit son frère, le peintre François de Nerée qui, avec piété, garde le souvenir du disparu. 

    denerée14bis.png

    Carel de Nerée

     

    Parmi les œuvres les plus importantes et les plus caractéristiques que laisse Karel de Nerée, il faut citer quelques séries d’illus- trations pour les éditions de luxe de certains livres. Ses premiers dessins de ce genre étaient destinés à illustrer la Dernière Incarnation, de Henri Borel (2).

    Il existe aussi quelques dessins pour Extase, une des œuvres les plus connues de Louis Couperus. Le Johannes Viator de Frederik van Eeden avait aussi tenté l’imagination de de Nerée et il a exécuté des dessins qui conviendraient à une édition de ce beau livre.

    De la même époque datent Sérénité et la belle Annunciata (dessin au crayon). Ce sont deux yeux, surnaturellement beaux, qui regardent dans le lointain. L’une des toiles les plus importantes de l’artiste, Le Cloître, paraît avoir été peinte dans ce temps. 

    denerée6.png

    Extase

     

    Il fit quelques dessins sur soie que sa mère broda, et des illustrations de Verlaine.

    La Bénédiction, dessin sur soie, peut être compté parmi ses œuvres les plus remarquables. C’est une symphonie en argent bleu pâle et rose tendre.

    Vers 1904, Karel de Nerée fit des illustrations pour la Salomé d’Oscar Wilde, L’Après-midi d’un faune de Mallarmé et un frontispice destiné aux Amours Jaunes de Tristan Corbière.

    Nous connaissons de de Nerée une étude de nu au crayon, aux lignes souples et tendres qui semblent être sculptées dans le marbre.

    Six mois avant sa mort, Karel fit un dessin qu’il intitulait Tantris le Harlequin. C’est Tristan, habillé en Arlequin, qui joue tristement du violoncelle. Son dernier dessin, Finis (La Fin) représente une tête de Faune qui regarde du haut d’un piédestal. Nous sommes sensibles à cet adieu « verlainien » de l’artiste. 

     

    DeNerée12.png

    poème publiée dans La Revue de Hollande 

     

     

    Nous avons intitulé ces notes : Karel de Nerée peintre et poète. De Nerée a laissé le début d’un roman intitulé Burgerdom (La Bourgeoisie) (3). Il fut, avant d’être dessinateur, poète et poète d’expression française. La Revue de Hollande a déjà publié*** deux de ses poèmes. Comme dans ses dessins, l’influence de certains écrivains français est notable. La langue poétique de de Nerée n’est pas très riche, mais sa sensibilité trouve à s’épancher malgré la médiocrité apparente des moyens d’expression.

     

    mausolé

     

    Vous me verrez peut-être un jour dans un suaire.

    J’aurai l’air de la mort.

    Mais je naîtrai alors.

    Ce ne sera pas loin, pas si loin qu’on le pense :

    Mes mains sont maigres

    Mes doigts sont pâles et ma bouche flétrie, hélas.

    La mort, je le sais, est proche. 

     

     

    denerée5.png

    La Musique (1904)

     

     

    Karel de Nerée est mort à Todtmoos (Grand Duché de Bade) le 19 octobre 1909, dans sa vingt-neuvième année. Il laisse une œuvre qui n’est guère connue en dehors des frontières hollandaises. Sa première exposition, au Kunstkring de La Haye, en 1910, fut un évènement, car en dehors de quelques amis et des membres de sa famille, nul ne connaissait ses dessins.

    Il est à souhaiter que l’œuvre de Karel de Nerée soit exposée à Paris. La peinture hollandaise ne s’arrête pas à Rembrandt, comme on pourrait le croire : il sera bon, il sera juste, que les Toorop, les de Nerée, les Van der Hem (4) affrontent, après la guerre, la lumière d’un Paris pacifique et glorieux.

     

    Nandor de Solpray

     

     

    * « Radis noirs, les beaux radis noirs ! »

    ** « Comme il faut. »

    *** n° 7, janvier 1916. Poèmes et portrait.

     

    catalogue exposition fin 1974- début 1975, Laren 

    denerée21.png(1) Henri van Booven insiste sur ce point dans son article de 1911.

    (2) Cette nouvelle de Henri Borel a paru sous la forme d’une « adaptation » française de Léon Paschal dans le n° 3 de La Revue de Hollande, septembre 1915, p. 325-335. 

    (3) La légende veut qu’il ait écrit et brûlé ce roman.

    (4) Piet van der Hem (1885-1961), peintre qui voyagea beaucoup et séjourna à Paris en 1907-1908. Il a aussi laissé une œuvre de dessinateur (politique). À ne pas confondre avec le des- sinateur du XVIIe siècle Herman van der Hem établi et mort à Bordeaux.

     

    DeNerée11.png

    poème publié dans La Revue de Hollande

     

     

    denerée0terce.png

     

  • Le peintre-illustrateur Marius Bauer

    Pin it!

     

    Philippe ZILCKEN

    à propos de Marius BAUER

     

    marius bauer,zilcken,peinture,gravure,hollande,france,illustration,flaubert

    Zilcken, Bauer, Jan Veth chez l'imprimeur,

    vers 1886 (Rijksmuseum-Stichting, Amsterdam)

     

     

    Le peintre-graveur et photographe Marius Bauer (1867-1932) fut un proche de Philippe Zilcken. Grand voyageur, il est considéré comme le plus grand orientaliste hollandais de son temps. Ce fut un talent précoce. Malgré les innovations picturales qui ont marqué son époque, il est resté fidèle à un style réaliste teinté d’impressionnisme en donnant la primauté au dessin sur la couleur. Bauer a épousé Jo Stumpff, l’une des Amsterdamse Joffers, c’est-à-dire l’une de ces demoiselles de la capitale qui formaient un groupe d’artistes peintres.

    marius bauer,zilcken,peinture,gravure,hollande,france,illustration,flaubertUne rétrospective a été consacrée à Bauer début 2007 au Musée Singer de Laren ; une exposition présentant les caricatures politiques qu’il a réalisées sous le pseudonyme Rusticus pour le périodique politico-culturel De Kroniek (La Chronique) à la fin du XIXe siècle, se tient actuel- lement : « Spotprenten in de spotlights, Marius Bauer en tijdgenoten » (du 31 janvier au 29 août 2010). L'historien Henk Slechte publie à cette occasion l'ouvrage Marius Bauer als kritische kunstenaar. On pourra lire sur cette question : Walter Thys, « Socialistes et esthètes : un débat héroïque en Hollande à l’occasion du couronnement d’un Tsar ».

     

     

    exposition « Marius Bauer en Turquie », Schiedam, 2012

     

    marius bauer,zilcken,peinture,gravure,hollande,france,illustration,flaubert

     

    Le texte reproduit ci-dessous a été publié dans

    La Revue de Hollande, n° 5, novembre 1915, p. 662-665,

    un périodique créé pour resserrer les liens

    entre écrivains et artistes français et hollandais

    lors du premier conflit mondial.

     

    marius bauer,zilcken,peinture,gravure,hollande,france,illustration,flaubert

     

     

     

    UN PEINTRE-ILLUSTRATEUR HOLLANDAIS

    (M. Bauer)

     

    Bauer, le peintre-graveur orientaliste, est certainement un des artistes hollandais les plus connus au-delà des frontières de sa patrie.

    Ses succès à l’Exposition de 1900, où il eut, avec Bracquemond, Whistler et Zorn, un des quatre Grands Prix décernés par le jury de Gravure, contribuèrent à le faire apprécier, et depuis cette époque déjà lointaine, ses nombreuses eaux-fortes de haute fantaisie, ses reconstitutions d’un Orient qui disparaît trop rapidement, et qu’il aime à voir, ainsi qu’il me l’écrivait un jour de Constantinople, tel qu’il était il y a quelques siècles, ont répandu son nom.

     

    Une chose moins connue, même en Hollande, c’est que ce peintre a fait des « illustrations » pour trois livres, dont deux sont des chefs-d’œuvre de la littérature française et le troisième une Légende roumaine publiée en français à Amsterdam, avec un grand luxe d’exécution, mais d’un beaucoup plus petit format que les deux premiers volumes.

    Gustave Flaubert

    PortraitFlaubertInédit.pngL’origine de ces éditions, d’un intérêt particulier à divers points de vue, vaut la peine d’être mentionnée – Bauer habitait encore La Haye en 1893, et je le voyais presque journellement. À cette époque heureuse, grande d’enthou- siasmes, cet artiste avait fait sa première eau-forte dans mon atelier. Cette planche, définitive comme exécution fut bientôt suivie d’une quantité d’autres petites es- tampes, enlevées rapidement, très directes d’expression, donnant « le caractère de Smyrne et de Stamboul, et celui de leur populace, rendus admirablement par un artiste sensitif, voyant, imprégné de ses sujets, sentant le mouvement, l’action, et sachant rendre tout cela ».

    Possédant une presse, et, si je puis dire, certaines ca- pacités d’imprimeur « en taille-douce », je m’étais chargé avec le plus grand plaisir d’imprimer pour mon confrère, dès qu’elles étaient mordues, ces petites merveilles, sur des papiers de choix, anciens Hollande et anciens Japon.

    Depuis longtemps déjà conquis par la Légende de Saint julien l’Hospitalier de Flaubert, j’avais prêté le petit volume Trois Contes au peintre-graveur qui avait immédiatement été conquis par les phrases suggestives et pénétrantes de l’auteur (1).

    Lorsqu’on parcourt la Correspondance on trouve à plusieurs reprises des preuves de l’antipathie manifeste de Flaubert à l’endroit des illustrations. Ainsi, en 1878, à propos d’une illustration de Saint Julien, l’écrivain s’écrie : « Toute illustration en général m’exaspère ; à plus forte raison quand il s’agit de mes œuvres, et de mon vivant on n’en fera pas. Dixi ». Et ailleurs : « Ah ! qu’on me le montre, le coco qui fera le portrait d’Annibal ! Il me rendra grand service. Ce n’était pas la peine d’employer tant d’art à laisser tout dans le vague pour qu’un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision inepte. »

    Mais Bauer avait à cette époque un côté de son talent qui répondait particulièrement à ce que Flaubert exigeait d’un « illustrateur », un côté imprécis, vague, qui permettait au rêve et à la fantaisie de compléter l’œuvre illustrative.

    J’ai sous les yeux l’exemplaire des Trois Contes qui a servi à inspirer l’artiste. Avec un bout de crayon noir, Bauer a souligné les passages qui le frappaient à son point de vue spécial. Il est curieux de remarquer combien ces phrases, très courtes, semblent peu destinées à être illustrée. Ainsi je relève çà et là, des fragments tels que « on y mangea les plus rares épices » ; « Julien s’enfuit du château » ; « sa femme pour le recréer fit venir des jongleurs et des danseuses » ; « qu’avez-vous, cher seigneur ? » ; « on entendait le frôlement d’une écharpe ou l’écho d’un soupir » etc., etc.

    Le résultat final fut un grand portefeuille très lourd, contenant une dizaine de lithographies, dans des tons gris, brouillés ; dessins flottant comme dans une brume d’automne, – œuvres très distinguées et d’un charme rare, accompagnant le chef-d’œuvre de Flaubert.

    marius bauer,zilcken,peinture,gravure,hollande,france,illustration,flaubert

    M. Bauer, Femmes sous la tente

     

    Comme j’avais indirectement contribué à la naissance de cet ensemble, – lorsqu’il fallut établir le titre, j’écrivis à J.-K. Huysmans pour lui demander de bien vouloir indiquer à l’artiste et à l’éditeur, en quels termes ce titre exprimerait le plus précisément que ces dessins sur pierre étaient parallèles à l’œuvre écrite, et non pas une tentative d’illustration dans le genre habituel.

    Huysmans m’écrivit alors :

    « Étant donné que les lithographies de M. Bauer sont en quelque sorte une paraphrase au crayon du texte de Flaubert, le mot pour ne peut aller. Il vaudrait mieux mettre “Dix lithographies d’après la Légende de Saint Julien l’Hospitalier”. Ce mot vous donnerait le sens exact que vous désirez.

    « J’ai recherché les titres de Redon, mais lui, la plupart du temps, met Hommage à Flaubert, comme titre. C’est moins clair que le d’après que je vous signale.

    « Cela signifie que c’est une interprétation, un ouvrage original à côté d’un autre. »

    La légende roumaine, La Jeunesse inaltérable et la Vie éternelle, traduite par M. W. Ritter, forme un tout petit volume, d’un tirage extrêmement soigné. Bauer fit une vingtaine d’eaux-fortes, légers griffonnis très suggestifs, dont quinze ne mesurent que 55 sur 95 millimètres. Un autre artiste hollandais de tout premier ordre, notre raffiné peintre et décorateur Dysselhof (2) fit comme en-têtes et culs-de-lampe quarante-sept petites eaux-fortes en largeur, mesurant environ 6 millimètres sur 95 et représentant des fleurettes des champs : renoncules, silènes, fraisiers sauvages, etc., quelque peu stylisées, d’un dessin senti, délicat, d’un charme vraiment rare.

    marius bauer,zilcken,peinture,gravure,hollande,france,illustration,flaubert

    M. Bauer, Fête persane, 1889

     

    Le côté technique de l’impression, exécutée avec grand soin par l’imprimerie Mouton à La Haye, exigea des précautions infinies. Que l’on songe qu’il a fallu d’abord tirer toutes les eaux-fortes à part, sur des feuilles de mince papier du Japon, pliées en deux et imprimées d’un seul côté, à la manière des albums japonais. Puis, ce travail de patience, exigeant des soins considérables vu l’exiguïté du format, enfin terminé, suivit l’impression typographique qui devait remplir les blancs avec une rigoureuse exactitude, ne laissant pas la possibilité du moindre écart.

    Mais le produit le plus beau de ce genre de collaboration fut peut-être à tous les points de vue, AkëdyssérilBauer ayant lu le délicieux conte, encore une fois enthousiasmé comme il l’avait été par La Légende de Saint Julien, fit d’une traite ses huit compositions à l’eau-forte, dans la fièvre ininterrompue de la gestation, entièrement sous l’emprise de la prose de Villiers.

    Les gravures terminées, il s’agit de les publier.

    Akëdysséril, 1894

    MariusBauerVilliers.pngPar un de ces hasards fortuits et invraisemblables, comme il en arrive parfois, Bauer apprit que notre prosateur de génie, Lodewijk van Deijssel (pseudonyme de K.J.L. Alberdingk Thijm) tra- vaillait de son côté, pour son plaisir personnel, à une traduction d’Akëdysséril (3). Bercé, grisé par cette œuvre, Van Deijssel a su rendre admirablement (chose qui semble à peu près impossible) – en notre âpre et assez peu malléable langue du Nord, la musique et la cadence mêmes des phrases sonores et souples de Villiers de l’Isle Adam.

    Un éditeur se trouva, M. Groesbeek à Amsterdam, et le texte fut luxueusement imprimé en grand format et publié en portefeuille à un très petit nombre d’exemplaires.

    Parmi les eaux-fortes, il y a de très belles pages, qui, de même que les lithographies de Saint Julien, sont absolument originales, à côté de l’œuvre littéraire, et forment des œuvres d’art entièrement indépendantes.

    « On distribuerait au peuple le butin d’Eléphanta », « La souveraine du Xabad entra dans Bénarès », « Elle marchait sur ces ombres flottantes, les effleurant de sa robe d’or », sont des gravures en tous points originales, ne différant en rien d’autres estampes de l’artiste qui sont de pure fantaisie.

    Ainsi le hasard, les circonstances, les talents particuliers de Bauer et, plus tard, de Van Deijssel, amenèrent la création de ces publications précieuses, et parfaites en leur genre, comme je n’en vois guère d’autres chez nous, dues à l’enthousiasme, à l’admiration passionnée de ces vrais artistes, entièrement désintéressés, qui se mirent spontanément à l’œuvre, faisant chacun isolément de « l’art pour l’art » dans le sens le plus strict du mot.

    Ces livres hollandais dont les points de départ sont français, démontrent avec évidence les sympathies de notre élite intellectuelle pour l’art français. Ils demeureront un témoignage impérissable de la communion d’esprit et de cœur qui a existé à la fin du dix-neuvième siècle entre la plupart des artistes puissants et raffinés de la Hollande, et les grands maîtres des Lettres françaises.

     

    Philip Zilcken (4)

     

     

    ZilckenEnSaintNicolasParBauer.png

    (1) Relevons, à propos de Flaubert et de Bauer, que ce dernier a, en 1896, commis une caricature représentant Louis Couperus en saint Antoine : le romancier haguenois avait publié peu avant une adaptation de la Tentation de Flaubert. Quelques semaines plus tard, Bauer publiait, toujours dans De Kroniek, une caricature de Zilcken en saint Nicolas (détail ci-contre).

    (2) Gerrit Willem Dijsselhof (1866-1924), un des représentants hollandais majeurs de l’Art nouveau.

    (3) Sur Akëdysséril aux Pays-Bas, on se reportera à l’article de Marcel van den Boogert, « Over buffels en de eisen van correctheid. Lodewijk van Deyssel en Villiers de l’Isle-Adam », De Parelduiker, n° 4, 1997, p. 3-15.

    (4) En février 1891, Ph. Zilcken publiait « Eaux-fortes de Bauer » dans L'Art dans les deux Mondes, article repris dans son livre Souvenirs (1900, p. 3-13). 

     

     

    marius bauer,zilcken,peinture,gravure,hollande,france,illustration,flaubert