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france - Page 5

  • Une grande figure du XIXe siècle hollandais

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    Joseph Albert Alberdingk Thijm

    (1820-1889)

     

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    À la fin du XIXe siècle, la collection « La Nouvelle Bibliothèque Populaire » (à DIX centimes) de l’éditeur Henri Gautier (1855-1938), créée en 1887 pour accueillir les classiques de la littérature française et étrangère, a accordé une petite place aux écrivains néerlandais. Sur les 500 fascicules que semble avoir compté la collection, on relève ainsi :

    J.J. Cremer, Intérieurs hollandais. Scènes villageoises, traduction inédite avec une notice biographique et littéraire sur l’auteur (n° 62, 1888) ;

    Alberdingk Thijm, Chroniques de la Néerlande, avec une notice biographique et littéraire de Charles Simond (n° 103, 1888) ;

    Hildebrand, Prose (extrait de Camera Obscura) et Poésie, avec une étude sur la vie et l’œuvre de N. Beets par Charles Simond (n°187, 1890) ;

    Bilderdijk, Poèmes néerlandais (n° 205, 1890) ;

    Conrad Busken-Huet, Portraits du temps (n° 281, 1892) ;

    Erasme, Ce que les femmes pensent de leurs maris (n° 332, 1892 ou 1893) ;

    et, rangé parmi les dramaturges… allemands, Joost van de Vondel, Lucifer, tragédie en 5 actes avec une étude sur la vie et l’œuvre de Vondel par Charles Simond (n° 126, 1888 ou 1889).

    Pour mieux évaluer l’originalité et l’importance de cette initiative éditoriale, citons un auteur de l’époque, le pédagogue protestant radical-socialiste Fernand Buisson (1841-1932), proche colla- borateur de Jules Ferry, et futur prix Nobel de la paix : « Nous ne saurions sans injustice passer sous silence une entreprise beaucoup plus importante et qui se continue avec un remarquable succès. C’est la Nouvelle Bibliothèque populaire à 10 centimes, qui en est à son 420e volume (il en paraît un par semaine). Ayant réussi à durer, cette collection a réussi à se faire connaître ; on la voit maintenant dans les kiosques et dans les gares, où son bas prix, son petit format et son très bon air triomphent de l’indifférence ordinaire du public.

    Quand cette publication a commencé, la plupart sans doute de ceux qui l’ont vue naître lui auraient prédit une existence éphémère. Les objections ne manquaient pas, et il y en avait de toute sorte. Elle a su vivre pourtant, cette petite Bibliothèque populaire, rendre de véritables services et pénétrer un peu partout, jusque dans nos écoles. Ces modestes livraisons de 32 pages chacune sont encore jusqu’ici le meilleur sinon le seul spécimen d’une publication répondant en partie à ce que souhaite le Conseil supérieur. En effet, un coup d’œil sur le catalogue montre qu’il y a là un choix de trésors empruntés à la littérature classique de tous les temps et de tous les pays.

    On y trouve les anciens représentés par des traductions comme on en fait depuis quelques années pour l’enseignement moderne et pour les lycées de filles. Il y a peu de temps, rien de pareil n’existait ; c’est une grande lacune heureusement comblée dans l’éducation populaire : les abonnés de cette bibliothèque ont pu lire ainsi le Criton, le Philoctète de Sophocle, les plus beaux épisodes de l’Énéide, les Catilinaires de Cicéron, la Vie d’Agricola de Tacite, les discours de Démosthène, des extraits de Thucydide, etc.

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    L'imposante biographie signée Michel van der PLas

    Vader Thijm, Anthos/Lannoo, 1995

     

    Les littératures étrangères y sont représentées par Cervantes (extraits de Don Quichotte), Calderon, Camoens (extraits des Lusiades) ; Burke et Fox (les plus beaux morceaux oratoires), Schiller, Gœthe, Grimm (contes), Shakespeare, Washington Irving, W. de Humboldt, lord Byron, etc. Les traductions des plus célèbres œuvres contemporaines n’y sont pas rares : George Eliot, Ouida, Miss Cummins, Mme Beecher Stowe, Carmen Sylva, pour ne citer que des femmes, y ont leur large place. Une des dernières et des plus intéressantes livraisons donne d’amples fragments des Niebelungen, d’autres le livret de Lohengrin, les poètes russes, Disraeli, O’Connell, Mgr Ireland, etc.

    Mais c’est surtout pour les lectures à faire en plein courant de notre littérature nationale que le choix est abondant, libre et heureusement varié.

    Quelques auteurs du moyen âge et du quinzième siècle (Jacques de Voragine, la Légende Dorée, les vieux poètes français, les vieux noëls), tous les meilleurs morceaux du seizième, non seulement les chefs-d’œuvre consacrés (Marot, Ronsard), mais beaucoup de ceux dont tout le monde sait le titre, et que personne ne lit (petits morceaux d’Érasme, la Satire Menippée) ; au dix-septième et au dix-huitième siècle, outre tous les grands classiques avec leurs œuvres ou in extenso, ou sous forme de fragments et d’épisodes, un grand choix de pièces extraites des mémoires et des œuvres de second ordre trop éclipsées par l’éclat des grands noms des siècles. (Marivaux, Dancourt, Saint-Simon, Lesage, de Retz, Rivarol, Voiture, J.-B. Rousseau, Mme Vigée-Lebrun, Furetière, Fontenelle, Mme de La Fayette, Ducis, Saint-Evremont, Marmontel, de Brosses, etc.)

    Enfin les éditeurs ont réussi à faire figurer dans cette collection un très grand nombre d’œuvres contemporaines sinon entières, du moins par des fragments très suffisants pour permettre d’en juger. Citons par exemple : Mistral, Gérard de Nerval, Victor de Laprade, Lamartine, Fr. Coppée, Ferdinand Fabre, H. de Bornier, Paul Bourget, Alph. Daudet, André Theuriet, Jules Claretie, M. de Voguë, Maupassant, Jules Lemaître, Michelet, Henri Meilhac, Xavier Marmier, Jean Aicard, Mme Adam.

    En somme on le voit, cette collection, sans avoir été faite expressément en harmonie avec les nouveaux programmes, se trouve en faciliter singulièrement l’application. Et l’on en extrairait assez aisément une série correspondant à ces programmes et en donnant tout l’essentiel. Il y manque évidemment plusieurs des conditions requises ou du moins désirables pour notice public scolaire : le choix des morceaux n’est pas toujours fait en vue et à l’intention de la jeunesse, quoiqu’il soit généralement bon et même sévère ; les notes font défaut, les notices de M. Simond sont un peu brèves, quelquefois banales, d’autres fois sans intérêt pour la jeunesse. Pourtant il ne faut pas être plus royaliste que le roi, ni plus académique que l’Académie française, qui, sur le rapport de M. Camille Doucet, a décerné un prix, en 1893, “à M. Charles Simond, directeur et rédacteur principal d’une publication populaire, contenant de piquantes notices sur les grands écrivains de toutes les littératures, jointes à d’importants extraits de leurs œuvres”. Le nouveau directeur de la Bibliothèque populaire, M. Alfred Ernst, sous-bibliothécaire à Sainte-Geneviève, tiendra à honneur de continuer cette tradition. Nous pouvons donc dire que si ce recueil n’est pas fait pour nous, néanmoins il ne nous est pas défendu, comme disait Molière, de prendre notre bien où nous le trouvons. » (« La Lecture en classe, à l’étude et dans la famille », Revue pédagogique, T. 25, n° 7, juillet 1894, p. 16-18 – cette revue avait été fondée par le même F. Buisson ).

    Thijm sur son lit de mort (dbnl)

    PhotoThijmMort.gifChacune des livraisons de la Nouvelle Bibliothèque Populaire compte donc 32 pages ; elle ne mentionne (généralement) pas le nom du traducteur. Dans le cas de Vondel, il s’agit en réalité, comme nous l’apprend Pierre Brachin dans « Vondel in het Franse pak. Twee moderne Franse interpretaties van ‘Jozef in Dothan’ » (E.K. Grootes & S.F. Witstein (dir.), Visies op Vondel na 300 jaar, Martinus Nijhoff, Den Haag, 1979) d’une réédition de la traduction en prose de Jean Cohen parue initialement dans Chefs-d’œuvre du théâtre hollandais, tome I : P.C. Hooft (L’Origine des Hollandais), J. van den Vondel (Lucifer & Gilbert d’Amstel, la destruction de sa ville et son exil), P. Langendyk (Les Mathématiciens ou La Jeune fille en fuite & Krélis Louwen, ou Alexandre le Grand au festin du poète), Paris, Ladvocat, Paris, 1822. Pour Hildebrand, il s’agit sans doute – du moins pour partie – d’une traduction du directeur de la collection, le polygraphe Charles Simond, de son vrai nom Paul Adolphe Van Cleemputte (1837-1916), lequel a aussi semble-t-il publié sous les pseudonymes Pierre Durandal et Paul Largillière. Il en va probablement de même du livret de Jacobus Johannes Cremer (on trouve en 1905 sous le nom de Charles Simond un Mie-au-berceau, conte néerlandais d’après Jacobus Johannes Cremer, 1905).  Ce publiciste, journaliste et romancier belge a traduit, adapté ou « imité » de nombreux textes de différentes langues européennes (anglais, allemand, danois, tchèque, finnois…). On peut imaginer qu’il s’est chargé en personne de transposer les quelques nouvelles de Josephus Albertus Alberdingk Thijm (1820-1889) figurant dans Chroniques de la Néerlande – à moins que l’auteur ait lui-même mis la main à la pâte dans ses vieux jours. Le talent du Néerlandais à manier le français était incontestable ainsi que l'affirme son biographe et que le prouvent les nombreuses publications qu’il a rédigées dans cette langue dont L’Art et l’archéologie en Hollande ou De la littérature néerlandaise à ses différentes époques – sur un total de 2400 écrits ! (Auparavant, certaines de ses œuvres avaient été traduites par l’abbé Désiré Carnel, par exemple Gertrude d’Est, légende, Paris, J. Tardieu, 1859.) On peut aussi parler de talent à propos de Charles Simond : compte tenu de la charge considérable de travail que représentait son activité éditoriale, on peut en effet se demander où il trouvait le temps de traduire autant et si bien. Les trois nouvelles qui composent la livraison Chroniques de la Néerlande, à savoir « Le Premier livre de la chronique de Berkele », « L’Organiste de la cathédrale » et « Les Martyrs de Gorcum » témoignent d’un art affirmé de la traduction. Si le format de la publication (ou d’autres motifs ?) a imposé certaines coupures au fond guère préjudiciables, le rendu est d’une qualité et d’une précision qu’on aurait aimé retrouver, par exemple, chez les traducteurs d’un Louis Couperus au tournant du siècle.

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    R. van Rijswijck,

    De Spektator van J.A. Alberdingk Thijm 1842-1850,

    Walburg Pers, 2009

    étude portant sur l'une des revues dominées par Thijm

     

    Comme l’indique F. Buisson – non sans quelques remarques dépréciatives peut-être liées aux positions idéologiques de leur auteur ou encore à la production pléthorique de Charles Simond –, le directeur de « La Nouvelle Bibliothèque Populaire » écrivait une notice pour présenter chaque auteur édité. C’est celle de deux pages qu’il a consacrée à Alberdingk Thijm que nous reproduisons ci-dessous avant – une prochaine fois – de revenir sur la vie d’Alberdingk Thijm et de donner la version française du très beau texte « L’Organiste de la cathédrale ».*

     

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    * Relevons que si, dans La Littérature hollandaise (Armand Colin, 1962), Pierre Brachin consacre un paragraphe au « prodigieux autodidacte »  J.A. Alberdingk Thijm, l’Histoire de la littérature néerlandaise (Fayard, 1999), ouvrage cinq fois plus épais, ne mentionne pas même son nom !

     

     

  • Petit florilège sur W.F. Hermans (1)

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    Des traces de Willem Frederik Hermans

    dans diverses publications en langue française

     

    Parmi les jeunes c’est W. F. Hermans (né en 1921) qui est le romancier le plus significatif de la nouvelle génération. Après un premier roman Conserve, il attira l’attention par Les Larmes des Acacias où, sous une apparence volontairement cynique, il donne une image particulièrement sensible de son époque. Ce roman dont l’action se déroule en partie sous l’occupation, en partie après la Libération, déclencha une opposition violente contre l’auteur qui n’hésite pas dans presque tous ses livres à critiquer sévèrement la vie sociale aux Pays-Bas et le caractère de ses habitants. Son dernier livre toutefois, La Chambre noire de Damoclès, qui donne une vision apocalyptique et extrêmement pénétrante de notre monde, a tout de suite été reconnu comme un vrai chef-d’œuvre, le plus grand roman sans doute de l’après-guerre.

    Pierre-H. Dubois, « Pays-Bas », Les Littératures contemporaines à travers le monde, préface de Roger Caillois, Paris, Hachette, 1961, p. 118.

     

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    Photo : Emiel van Moerkerken (1951),

    Les Littératures contemporaines à travers le monde, p. 117

    (dans ce livre, la photo est attribuée à Evan Moerkeden).

     

    littérature,pays-bas,hollande,france,kunderaDans Sylvia Gerritsen & Tariq Ragi, Pour une sociologie de la réception : lecteurs et lectures de l’œuvre de A. Camus en Flandre et aux Pays-Bas, Paris, L’Harmattan, 1998, on peut lire un assez long compte rendu de la critique que W.F. Hermans a consacré au roman de Camus, La Peste, critique dans laquelle transparaissent certaines thématique que le Néerlandais développera dans La Chambre noire de Damoclès.  Voir à partir de la page 136.

     

     

    littérature,pays-bas,hollande,france,kundera[…] l’auteur qui déclencha dans ces années le plus grand tollé fut à coup sûr le jeune W.F. Hermans (1921-1995) dont nous avons évoqué l’esprit critique […]. C’est la guerre qui, pour lui, fut dans une grande mesure l’école de la vie. Mai 1940 avait été synonyme de tragédie : sa sœur s’était suicidée avec son amant, un homme marié. Un événement atroce qui avait renversé d’un coup la quiétude qui semblait régner dans son milieu petit-bourgeois d’origine. Le chaos s’était révélé au grand jour, un chaos que conventions et hypocrisie viennent toujours masquer en temps de paix. L’hiver de famine 1944-1945 vint parachever l’apprentissage : « Quand la guerre prit fin, j’avais vingt-trois ans. Pour ça oui, j’ai développé à cette époque un regard bien singulier sur l’âme humaine, un regard qui est toujours le mien. […] Je veux dire : dans une époque pareille, on ne peut pas faire un pas avec un croûton rassis en poche sans garder les deux mains dessus, sinon on vous le pique ! C’est étonnant de voir ce que les gens soi-disant comme il faut peuvent déployer comme desseins criminels dans des situations critiques comme celle-là. » Avis réitéré dans une autre interview de façon plus concise : « Morale, éthique et croyance rendent les armes devant la faim. Toute cette belle superstructure, l’homme la laisse tomber quand il a le ventre vide. »

    Ton Anbeek, « Les Auteurs modernes de 1880 à nos jours. La période 1940-1960 », Histoire de la littérature néerlandaise, Fayard, Paris, 1999, p. 697.

     

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    n° de la NRF comprenant Vers Magnitogorsk, nouvelle de W.F. Hermans

    (trad. Louis Gillet)

     

    Dans ce texte [« Achter borden Verboden Toegang » du recueil Het sadistisch universum] qui, tout comme « Preambule » (« Préambule »), prend la forme d’une confidence intime, on retrouve, dans les limites étroites d’une page et demie, tout Hermans : sa virtuosité stylistique, son symbolisme acerbe, et bien sûr sa vision cruelle du monde. […] Ce n’est que dans la science et la technologie basée sur la science que le chaos perd un peu de sa toute puissance. C’est pourquoi, selon moi, Hermans est si fasciné par la technique, qu’il qualifie de dissonance harmonique dans notre monde, de moment harmonique dans un univers disharmonique pour le reste. Hermans continue ainsi : « Il est possible que, dans ce cosmos, il y ait un principe régulateur et que ces quelques personnes qui plus tard deviendront des mathématiciens et des physiciens célèbres, soient partiellement sensibles à la suggestion silencieuse de ce principe régulateur (Cette idée explique aussi que parmi les mathématiciens et les physiciens, on rencontre parfois croyants, bien que tout religion soit une culture microbienne de chaos et de mythe.) » C’est une remarque étonnante de la part d’un auteur qui s’est toujours profilé emphatiquement comme antireligieux. Cette allusion à  « la suggestion silencieuse d’un principe régulateur » relativise beaucoup l’image stéréotypée que l’on a de Hermans : celle d’un auteur croyant à l’omniprésence du chaos. Dans la vision de Hermans, les scientifiques dont il parle sont en fait des élus qui reçoivent même le statut de prêtre. Ils sont le médium d’un principe supérieur. Aussi les produits de la technologie – appareils et machines – prennent-ils une valeur presque sacrale. Ce ne sont rien d’autre que les témoins silencieux et les révélations d’un ordre supérieur.

    Frans Ruiter, « Homo ludens / faber / sapiens : science et technologie chez trois  romanciers néerlandais de l’après-guerre », Histoire jeu science dans l’aire de la littérature, Mélanges offerts à Evert van der Starre, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 2000, p. 253 et 256.

     

     
    littérature,pays-bas,hollande,france,kunderaLe romancier W.F. Hermans (1921-1995) est peut-être celui qui incarne le mieux cet amour que les Hollandais portent à Bruxelles. Dès son premier séjour (1939), il en tombe amoureux. Jusqu’à la fin de sa vie, il prendra plaisir à en arpenter les quartiers petits-bourgeois du XIXe siècle. De tranen der acacia’s (Les Larmes des acacias, 1949), un des rares romans urbains à accorder une place de choix à Bruxelles, est en réalité une forme déguisée de déclaration d’amour à cette ville. Car en plus d’une évocation du néant moral de la Seconde Guerre mondiale et d’une mise en scène de la conception nihiliste du monde propre à l’auteur, ce roman met en opposition Amsterdam et Bruxelles, la première où le personnage principal, Arthur Muttah, étouffe, la seconde qui l’attire. La Babylone brabançonne revêt des traits fantasmagoriques, est source de rêveries et de désirs qui font d’elle un corps urbain érotisé. […] Les Larmes des acacias montrent une facette de Bruxelles, son côté sensuel, que les écrivains flamands ont rarement mis en valeur. Le moment de relire Hermans semble venu. De même que le moment de boire, à l’instar du romancier hollandais, au verre de la volupté bruxelloise.

    Rokus Hofstede, « Willem Frederik Hermans et la putain de Bruxelles »,

    Septentrion, n° 1, 2006, p. 40 et 41.

     

     

    Je me plonge dans ce roman [La Chambre noire de Damoclès], d’abord intimidé par sa longueur, ensuite étonné de l’avoir lu d’un seul trait. Car ce roman est un thriller, un long enchaînement d’actions où le suspens ne fléchit pas. Les événements (qui se passent pendant la guerre et l’année suivante) sont décrits d’une façon exacte et sèche, détaillée mais rapide, ils sont terriblement réels et pourtant à la limite du vraisemblable.

    Cette esthétique m’a captivé ; un roman épris du réel et en même temps fasciné par l’improbable et l’étrange. Cela résulte-t-il de l’essence de la guerre qui nécessairement est riche en inattendu, en exorbitant, ou est-ce le signe de l’intention esthétique désirant sortir de l’ordinaire et toucher, pour reprendre le mot cher aux surréalistes, le merveilleux (« le réel merveilleux », comme aurait dit Alejo Carpentier) ? […] Les œuvres d’art sont talonnées par une meute agitée de commentaires, d’informations dont le tapage rend inaudible la propre voix d’un roman ou d’une poésie. J’ai refermé le livre d’Hermans avec un sentiment de gratitude envers mon ignorance ; elle m’a fait cadeau d’un silence grâce auquel j’ai écouté la voix de ce roman dans toute sa pureté, dans toute la beauté de l’inexpliqué, de l’inconnu.

    Milan Kundera, « La Poésie noire et l’ambiguïté »,

    Le Monde des Livres, 26 janvier 2007.

     

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    4ème d'une édition de Paranoia, G.A. van Oorschot

    photo de W.F. Hermans par lui-même

     

    On m’a demandé de faire un bref commentaire sur l’œuvre de Willem Frederik Hermans. Je préfère ne pas répondre directement à cette offre. Tout d’abord, parce que je ne veux pas prétendre être un spécialiste de l’œuvre de monsieur Hermans. Pour cela il faudrait l’avoir lu au moins deux fois en entier. Or, je n’ai pas lu son œuvre en entier, pas même une seule fois. Ensuite, parce qu’il serait absurde, pour ne pas dire désobligeant de vouloir résumer une œuvre de cette ampleur, ou pire de vouloir lui rendre hommage par un bref commentaire. Lire la suite sur le blog du romancier Arnon Grunberg (23 mars 2007) : www.arnongrunberg.com/blog/212-hermans

     

     

    littérature,pays-bas,hollande,france,kunderaIl y a un rôle qu’il n’a jamais joué. Celui d’écrivain. Marqué à la naissance de ce sceau, il prenait cela avec le plus grand sérieux. Un destin qu’il acceptait sans pathos mais avec grande intrépidité. Et personne, au fond, n’ignorait qu’il souffrait beaucoup de cette situation. Une souffrance différente de celle endurée par Multatuli, plus cruelle, son prédécesseur n’étant pas toujours pour sa part avare de théâtralité et d’hypocondrie. Et qui aurait pu se douter que son art se traduirait par une sanglante tentative de meurtre sur sa personne, à Paris, et un procès en diffamation (Rufmord) à Amsterdam ?

    Il était tout entier voué à la littérature – le « saint de l’horlogerie » [titre d’un roman de WFH]. Cela explique pourquoi, impuissant face à ceux qui l’agressaient dans sa dignité d’écrivain, il se mettait presque en rage. Cela explique pourquoi la duperie des politiciens, les honneurs rendus et les louanges adressées à des « malades de pseudologia fantastica » du genre Weinreb [économiste juif condamné pour son rôle pendant la guerre], à des fonctionnaires de l’Université, à des journalistes, des mandarins des belles lettres, etc., et retournées par ceux-ci, le faisaient tant souffrir. Cela générait en lui la rancœur la plus désespérée ; aussi a-t-il pu un jour, dans une de ses lettres, reprendre à son compte une phrase de Nietzsche : « Or, la morale a protégé l’existence contre le désespoir et le saut dans le néant chez les hommes et les classes qui étaient violentés et opprimés par d’autres hommes : car c’est l’impuissance en face des hommes et non pas l’impuissance en face de la nature qui produit l’amer désespoir de vivre. » Et Hermans de poursuivre : « Mais pourquoi en est-il ainsi ? Parce que, me semble-t-il, si Dieu est mort, les hommes sont la plus haute autorité de tout l’univers. »

    Raymond J. Benders, « Solitude, ma mère », Deshima, n° 3, 2009, p. 472-473.

     

     

    Au premier abord, le roman [Ne plus jamais dormir] raconte l’histoire d’un jeune étudiant en géologie hollandais qui veut faire sa thèse sur le sol du Grand Nord norvégien. Le narrateur a une bonne raison familiale de vouloir conforter une hypothèse. Il est très vite confronté au monde universitaire dans des pages très drôles. Ses compagnons d’expédition sont norvégiens et il ne parle pas leur langue. Le Grand Nord en été, ce sont des moustiques par flopées. On peut être géologue et maladroit. Mais le vrai thème du livre est ailleurs. « Chercher une chose que personne n’a encore trouvée, mais échouer comme les autres – peut-on appeler cela faire œuvre scientifique ou ne s’agit-il pas plutôt d’un simple manque de chance ? » Plus loin : « Mais crois-moi, partir en expédition avec une tente neuve et rentrer sans avoir fait une découverte fantastique, je ne crois pas que je le supporterais. »

    Mathieu Lindon, « Hermans sur sols mouvants », Libération, 29 octobre 2009.

     

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    W.F. Hermans, Klaas kwam niet, De Bezige Bij, 1983

     

    Recueil d'essais et de chroniques comprenant entre autres (nous donnons les titres en français) : La Maison de Balzac ; Simone (sur Simone de Beauvoir) ; Le Centenaire de la mort de Flaubert ; Bubu de Montparnasse ; Fernand Khnopff ; La Souffrance des écrivains traduits ; Un martyr pour Vondel ; Le Pays d'origine ; La Nouvelle biographie de Nietzsche ; La Résurrection de Nietzsche ; Guy de Maupassant revit ; Henri Béraud ; Gobineau, comte vilipendé.

    Le volume propose d'autres textes sur Nietzsche, mais aussi des pages sur Karl Popper, Marie Bashkirtseff et Kafka.

     

      

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  • Nous n’irons plus au bois (2)

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    Hélène Swarth (1859-1941)

    par Louis Bresson

     

    poésie,pays-bas,france,hélène swarth,lapidoth

    voir première partie Nous n'irons plus au bois (1)

     

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    Louis Bresson, « Un poète bilingue »,

    Bibliothèque universelle et Revue suisse, 1909, n° 157.

    source : http://gallica.bnf.fr/

     

     

  • Les Frères Maris (2)

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    JACOB, MATTHIJS ET WILLEM MARIS par Philippe ZILCKEN (2)


    Dans la série des textes du Haguenois Philippe Zilcken sur la peinture hollandaise du XIXe siècle, nous reproduisons ci-dessous la suite et la fin d'une étude sur les frères Maris telle qu'elle a paru dans Peintres hollandais modernes (Amsterdam, J.M. Schalekamp, 1893, p. 49-96).

     

     

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    Portrait de Willem Maris, d'après une photographie

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    D'après une aquarelle de Jacob Maris

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  • Pierre Michon selon Rokus Hofstede

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    Pierre Michon et son traducteur

     

    Pierre Michon est relativement peu traduit. La langue néerlandaise est la seule à avoir « accueilli » pour ainsi dire l’intégralité de son œuvre. Un entretien en français avec son traducteur Rokus Hofstede qui a, par ailleurs, transposé des écrivains aussi divers que Aragon, Barthes, Bourdieu, Cioran, Ernaux, Jauffret, Lamarche, Pansaers, Perec, Proust…

     

    Gand, le 9 novembre 2009

     

    Texte de Rokus Hofstede

    qui reprend sa communication de 2001.

    Il a été publié dans Pierre Michon, l’écriture absolue,

    textes rassemblés par Agnès Castiglione,

    Publications de l’Université de Saint-Etienne,

    2002, p. 235-243.

     

     

    « Je ne pus qu’amèrement m’extasier »

    Traduire Michon en néerlandais

     

    Couvmichon3.jpgParmi les différentes formes de plaisir que procure la lecture, Roland Barthes, dans son essai Sur la lecture (1) distingue, à côté de la lecture métaphorique ou poétique du texte (qui relève du fétichisme) et du plaisir métonymique de la narration (le suspense), le désir que provoque le texte lu d’écrire soi-même : nous désirons, dit Barthes, le désir que l’auteur a eu du lecteur lorsqu’il écrivait, nous désirons le aimez-moi qui est dans toute écriture. Aucun lecteur sans doute n’est saisi d’un tel désir au même degré que le traducteur : son désir, produire un texte digne d’être aimé, est directement proportionnel à l’aimez-moi investi dans le texte à traduire. Or, pour le réaliser, le traducteur doit oser s’affranchir du texte qu’il traduit. Le traducteur est un avatar d’Orphée : dans l’espoir de retrouver ce qu’il aime, il doit s’en éloigner ; se retourne-t-il, il éprouvera que son amour n’est pas sans risques. À propos de mon amour risqué pour le travail de Pierre Michon, et plus spécialement pour Vies minuscules (Roemloze levens), le livre qui ouvre son œuvre et qui clôt, jusqu’à nouvel ordre, ma traduction néerlandaise de cette œuvre, ces quelques immodestes remarques.

    La formule paradoxale de Vies minuscules est de dire le manque dans le mouvement même qui réalise le désir. Ce paradoxe – la débâcle devenant rédemption, l’absence devenant présence – provoque chez le lecteur un singulier rapport affectif au texte : comment ne pas aimer un texte dont le aimez-moi est si formidable, dont la venue à l’existence semble à tel point miraculeuse ? Or, le traducteur de Vies minuscules, qui consacre cette venue à l’existence tout en disparaissant en elle, est dans une situation inversée : pour lui, c’est la présence qui devient absence, le désir réalisé qui réitère le manque. J’emploie à dessein ce vocabulaire mi-amoureux, mi-religieux : c’est le seul disponible apparemment pour penser la situation spécifique du traducteur. Ne sommes-nous pas habitués à voir le rapport d’un texte traduit à un original en termes de « fidélité » et de « trahison » ? Selon cette idéologie commune, que tant de lecteurs véhiculent sans voir où est le problème et que tant de traducteurs endossent avec une si exemplaire abnégation, le traducteur serait ce fidèle qui s’efface devant l’auteur, dans le désir, évidemment impossible à réaliser, de se rendre transparent, d’offrir au lecteur un accès immédiat au texte, c’est-à-dire aussi dans le regret de ne pas être auteur lui-même. Pour clarifier, on fait appel à la distinction, tout aussi commune, entre la langue « source » et la langue « cible » : il y aurait donc les « sourciers » et les « ciblistes », d’un côté ceux qui privilégient la fidélité à la langue de départ, c’est-à-dire avant tout une transmission adéquate du style, mais qui sont toujours suspects de donner dans le mot à mot, le calque, la traduction littérale, et de l’autre côté ceux, la majorité, qui privilégient la fidélité à la langue d’arrivée, c’est-à-dire avant tout une transmission adéquate du sens, mais qui sont toujours suspects de donner dans le naturel, le lisse, le beau style. Dans les deux cas, fidélité, effacement, transparence sont les maîtres-mots.

    Eurypharynx.2.jpgLa fidélité, cette norme impensée, je crois qu’elle est funeste. Elle est funeste pour les traducteurs, à qui elle renvoie une image déréalisante et dévalorisante de leur travail tout en les empêchant de se munir des outils critiques et des titres sociaux qu’il mérite ; elle est funeste pour la qualité de leurs traductions, qui souffrent de ne pas être comprises pour ce qu’elles sont ; et elle est funeste aussi pour la littérature en tant que telle, dont l’existence universelle, c’est-à-dire autonome, dépend entièrement des traductions, qui sont les instruments de consécration par excellence. « Fidélité », « trahison » sont des concepts insuffisants pour penser la relation complexe entre écrire et traduire, car ils décrivent de façon simplistement hiérarchique un phénomène équivoque. À quoi doit-on être fidèle en traduisant : à la « langue source » ou à la « langue cible » ? Au « style » ou au « sens » ? À l’auteur ou au lecteur ?  Henri Meschonnic, dans son récent Poétique du traduire (2), plaide avec force pour un changement fondamental de paradigme et pour l’élaboration d’une théorie critique, d’une « poétique » de la traduction, contre la vieille dichotomie entre le sens et le style :

    « Le paradoxe de la traduction n’est pas, comme on croit communément, qu’elle doit traduire, et serait ainsi radicalement différente du texte qui n’avait qu’à s’inventer. Il est qu’elle doit, elle aussi, être une invention de discours, si ce qu’elle traduit l’a été. C’est le rapport très fort entre écrire et traduire. Si traduire ne fait pas cette invention, ne prend pas ce risque, le discours n’est plus que de la langue, le risque n’est plus que du déjà fait, l’énonciation n’est plus que de l’énoncé, au lieu du rythme il n’y a plus que du sens. Traduire a changé de sémantique, et ne s’en est pas rendu compte. La parabole est celle de l’écriture même. »

    couvmichon4.jpgCe qu’on traduit, ce ne sont pas des langues mais des textes. Le texte traduit est un texte second : c’est donc qu’il est parasitaire, on pourrait aller jusqu’à dire qu’il vampirise l’original ;  mais aussi qu’il est, jusqu’à un certain degré, autonome, en rivalité avec le texte primaire. D’une part le traducteur doit essayer de rendre compte de toute la complexité syntaxique et sémantique de ce texte primaire ; d’autre part il doit essayer d’imprimer à son texte un souffle, un rythme, la « scansion vaine, despotique et sourde » (Vie de Joseph Roulin) qui a régi l’écriture première. Le travail du traducteur ne se borne pas à être celui d’un intermédiaire, d’un « passeur » – même si pour traduire il doit évidemment comprendre et interpréter. Ce n’est qu’en osant abandonner le texte original qu’il peut avoir une chance réelle de le retrouver, de recréer un texte littéraire autonome dans sa langue. Si la traduction ne commence que là où elle s’invente, un traducteur ne peut être réellement « fidèle » que pour autant qu’il est prêt à « trahir ». Et puisque nous sommes dans le registre amoureux, cette dialectique entre auteur et traducteur pourrait peut-être mieux s’exprimer comme un rapport d’ « amour libre », expression qui, pour être une contradiction dans les termes, a au moins le mérite de rendre sensible à la tension insoluble caractéristique du rapport entre texte écrit et texte traduit.

    Aux Pays-Bas, je l’écris sans fausse modestie, Pierre Michon a été intensément traduit. Après une première avortée (la traduction en 1991, l’année Van Gogh, de Vie de Joseph Roulin, sous le titre De postbode van Van Gogh, traduction – maladroite – de Marijke Jansen), la publication, chez l’éditeur Van Oorschot, des œuvres majeures a eu lieu durant la deuxième moitié des années 90 à un rythme régulier : Meesters en knechten et Het leven van Joseph Roulin (Maîtres et serviteurs, suivi de Vie de Joseph Roulin) en 1996 (avec une postface de Manet van Montfrans), De hengelaars van Castelnau (La Grande Beune) en 1997, Rimbaud de zoon (Rimbaud le fils) en 1998, et Roemloze levens (Vies minuscules) en 2001 ; ces deux dernières éditions ont été assorties d’un appareil de notes en fin de volume, jugé nécessaire pour expliquer certaines des références historiques, culturelles ou littéraires qui émaillent le texte. Plusieurs traductions ont paru en revue : De Koning van het woud (Le Roi du bois) en 1998, Drie wonderen in Ierland (Trois prodiges en Irlande) en 1999, Negen keer over de Causse (Neuf passages du Causse) et De vader van de tekst (Le Père du texte) en 2000. Si les ventes des traductions néerlandaises ont été très confidentielles, la réception critique de l’œuvre semble enfin démarrer : l’importante revue De revisor, animée par P.F. Thomése, lui a consacré en décembre 2000 un dossier de 70 pages, contenant, outre des traductions, six textes d’auteurs et de traducteurs faisant état d’un enthousiasme marqué pour un auteur si peu canonisé – comme dit l’édito : « Michon fait partie des royaux parmi nous, qui créent avec chaque livre des catégories nouvelles (et en rend désuètes quelques autres). »

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    Il est difficile de dire précisément le pourquoi de cette intense traduction. Il y a fallu évidemment les conditions nécessaires que sont un éditeur courageux et un traducteur mordu, mais le fait qu’une « petite » littérature comme la néerlandaise soit marquée par une absorption asymétrique des « grandes » littératures ne suffit pas à expliquer le phénomène. Est-ce l’étrangeté stylistique des textes de Michon, leur violence formelle et inséparablement émotive, qui séduit et qui choque dans une littérature sous domination anglo-saxonne, avec son cortège de textes naïvement réalistes ? Le côté classiciste, dix-septièmiste des textes de Michon est inévitablement perçu par le lecteur néerlandais, qui n’a pas cette référence à un âge d’or littéraire et culturel, comme passablement maniéré ; dans Vies minuscules, ce classicisme stylistique se trouve encore renforcé par le « maniérisme » caractéristique de l’opera prima. Par bonheur, les artifices de style sont chez Michon sans cesse comme démentis et relativisés par les ruptures de registre et de rythme qui ancrent ses textes dans la contemporanéité et l’oralité, et ce sont ces ruptures sans doute qui peuvent assurer à la traduction sa « lisibilité » dans un contexte autre.  Est-ce le statut « excentré » de Michon dans le domaine français, malgré sa consécration en haut lieu, qui fait que son œuvre peut rencontrer aux Pays-Bas, région relativement excentrée du monde littéraire, des sensibilités propres à percevoir sa grandeur tragique ? Michon, comme Faulkner, a cette particularité de décrire des lieux (le monde rural) ou des époques (le Haut Moyen Âge) qu’on peut dire périphériques, même s’il met à l’œuvre toutes les ressources formelles et esthétiques élaborées dans les centres ; en outre, son inspiration prend notamment appui sur des auteurs radicalement extérieurs à l’histoire littéraire française – je pense à des anglo-saxons comme, justement, Faulkner, mais aussi Melville, Kipling ou Conrad, eux-mêmes relativement marginaux de leur vivant. Personnellement, je tends à croire que c’est aussi la référence, nostalgique mais persistante, dans l’œuvre de Michon d’une transcendance d’ordre religieux (3) qui peut réveiller chez certains néerlandais, dont la langue et la culture restent profondément marquées par des références bibliques, des nostalgies qu’ils ne sont plus habitués à voir exprimées.

    Durant mon travail de traduction des textes de Pierre Michon, ininterrompu depuis 1992, je me suis fabriqué, pour mon usage personnel, une petite théorie intuitive de ma « stratégie traductrice », comme disent les traductologues. Cette stratégie est une sorte de politique à double objectif, que j’ai appelée, en néerlandais, de bekkentrekkerij van de vertaler, ce qui pourrait se traduire par « les façons-sans-façon » du traducteur. Trekken, c’est tirer, étirer, essayer de fléchir ou de tordre le néerlandais de façon à le faire épouser les mouvements du français, plus élastique avec ses interminables subordonnées, ses participes présents (cauchemar du traducteur), la densité de son phrasé – c’est donc ce qui ressortit aux façons, à l’affectation et à l’artifice rhétorique du discours. Bekken, à l’inverse, c’est ce qui ressortit au sans-façon, au langage oral, à la faconde ; le mot, lié au vieux français « bec », est le terme qu’emploient les acteurs de théâtre néerlandais pour dire qu’un texte a « de la gueule ». Avoir des « façons-sans-façon » signifie pour moi qu’il me fallait traduire sur le fil du rasoir, au plus serré : tout faire pour que le lecteur néerlandais éprouve la singularité du français de Michon, et en même temps, ne pas rater une occasion pour qu’il se sente chez lui dans le texte, de sorte qu’il lui accorde le crédit qui ferait admettre aussi les passages contournés ou cryptés. Tout se passait comme si la captatio verborum, la chasse au verbe constitutive de la traduction, s’inscrivait sans arrêt dans une captatio benevolentiae, une tentative de s’attirer la bienveillance du lecteur, en le rendant confiant que ce qu’il lit est bien voulu comme tel et ne relève pas d’une quelconque maladresse. Évidemment, cette double stratégie en soi ne résout rien, car la question de savoir où il faut préférer les solutions cryptées, plus rugueuses et donc plus exotiques à l’oreille néerlandaise, et où il faut préférer les solutions claires, plus naturelles à cette oreille, reste sans réponse, une question d’intuition, un point de discussion avec les lecteurs critiques du traducteur ou avec Manet van Montfans, critique inlassable et directrice de la collection Franse Bibliotheek de l’éditeur Van Oorschot, dans laquelle ont paru toutes les traductions de Michon.

    1939RosengardLR4N2super5.jpgCette petite théorie spontanée a ses limites, car elle vise avant tout la transmission adéquate du sens. Or, traduisant Michon, il s’agit de traduire des textes très particuliers, des discours qui tiennent par la voix d’un seul, voix dont je dois tenter, tant bien que mal, de rendre le timbre, l’ampleur, le grain singuliers, avec les mots qui sont les miens. D’autres parleront, mieux que moi, des caractéristiques de la prose de Michon, de son énergie, de sa violence, de sa poésie. Ce qui m’importe ici, c’est que les textes de Michon imposent, comme dirait Barthes, une lecture poétique ou métaphorique, c’est-à-dire rythmée, gonflée du souffle et de l’émotion qui l’ont fait naître, qui active le corps du lecteur, une lecture qui n’est pas seulement métonymique comme celle du lecteur de romans qui s’oublie dans sa lecture. Il importe donc que la traduction se fasse, elle aussi, au-delà des contraintes de sens, résonance d’une voix. C’est là que se joue la liberté du traducteur, dans cette  interférence permanente du sens, du rythme et de la sonorité. Pierre Michon lui-même a bien compris la nature de cette nécessaire liberté. J’en veux pour preuve ces quelques extraits de lettre, révélateurs du souci d’encourager le traducteur à prendre ses responsabilités stylistiques. À propos des métaphores récurrentes qui ponctuent Rimbaud le fils, Michon écrit : « Elles ont entraîné le sens, elles l’ont généré. C’est donc en effet sur elles que doit porter le principal effort de traduction, et ça ne doit pas être facile : si je peux vous donner un conseil, ce serait de vous laisser porter par la logique de votre propre langue, quitte à me trahir un peu […]. En général, je tiens beaucoup au son. Quand une polysémie vous semble impossible à rendre en totalité, choisissez le sens dont le son vous semble le plus heureux. » (13/01/93) Expliquant l’hérésie horticole des « glaïeuls sur l’eau », à la fin du texte sur Goya, Michon explique : « Je suis conscient de l’écart, je l’ai voulu. C’était une question de sonorités en français. Tu choisis comme tu veux avec ta langue (le mot « glaïeul » est comme « triomphant »). » (11/12/94). Et concernant « la source de miel et de lait » que le petit Bernard, dans La Grande Beune, sait inaccessible « en quelque endroit », Michon précise : « Le corps de la mère ne peut être donné au fils, suivant la loi universelle de prohibition de l’inceste. C’est ce qui est énoncé là, et tu peux prendre des libertés pour l’énoncer à ta façon. » (03/11/96)

    Une comparaison point par point entre original et traduction révèlerait aussi bien les « pertes » que les « gains » de cette dernière. La vraie question, c’est de savoir si la traduction dans son ensemble fonctionne, si le « système du discours », comme dirait Meschonnic, est préservé. Il y a certainement des rythmes, des allitérations, des euphonies qui se perdent en traduction, mais il y en aussi qui se gagnent ; il y a des connotations qui pour un lecteur néerlandais sont effacées, qui même pour le traducteur sont imperceptibles, mais il y en a aussi qui viennent à l’existence grâce au décentrement du texte dans un contexte lexical, littéraire et culturel neuf. Martin de Haan, traducteur et critique, va jusqu’à supposer que la langue qui structure l’inconscient de Michon doit fortement ressembler au néerlandais, au vu des magnifiques oppositions minimales qu’on trouve dans la traduction de La Grande Beune : witte wanden / rode wonden (parois blanches / plaies rouges), witte vissen / rode vossen (poissons blancs / renards rouges) (4). Et à un autre niveau, on peut se demander si cette Creuse dépeuplée et archaïque des Vies minuscules ne pourrait pas être, pour le lecteur néerlandais, aussi envoûtante que le Mississippi de Faulkner, aussi exotique que le Léon de Juan Benet, aussi mythique que le Macondo de García Márquez – et devenir ainsi une terre de légendes bien plus étrange, obscure et troublante qu’elle n’est pour un lecteur qui connaît la signification de l’expression « France profonde » et le ton sur lequel on la prononce.

    CouvMichon2.jpgPourquoi considérer les traductions seulement comme de pâles imitations, des déperditions, des pis-aller, au lieu de les voir comme des reprises dignes des originaux, potentiellement aussi belles, efficaces, littéraires ? Et, dans un même ordre d’idées, pourquoi reprendre encore le vieux poncif de l’humilité et de la modestie statutaires du traducteur, serviteur d’un maître éternellement hors d’atteinte, au lieu de voir l’auteur irrévérencieusement comme le serviteur, le « nègre » qui livre au traducteur le matériau brut dont lui, maître styliste, fait de la littérature – en l’occurrence, de la littérature néerlandaise, une littérature mineure, petite, dominée, mais de la littérature malgré tout ? S’il m’est arrivé durant mon travail sur les textes de Michon d’avoir de tels accès d’hybris traductrice, de telles bravades rivales de l’auteur, « cette audace, ou cette inconscience, cette force sans réplique » (pour citer Michon parlant de Faulkner), ils sont restés rares. Le sentiment ordinaire, c’est bien celui du traducteur qui modestement patauge, qui se consume dans un sourd désespoir, quand la traduction idéale semble encore une fois hors de portée. Le plus souvent, le traducteur de Pierre Michon est un minuscule, si par minuscule on entend le fait d’être confronté à plus grand que soi, à être dépassé et à ne pouvoir s’en remettre. Car même si mes traductions arrivaient par moments à être aussi sonores, aussi rythmées, aussi passionnées, et par le jeu des compensations et des décalages, aussi riches en connotations que les originaux, il reste au moins deux points où elles accusent le coup de leur statut second.

    En premier lieu, l’auteur jouit malgré tout de libertés que le traducteur ne peut que lui envier, libertés syntaxiques, prosodiques et lexicales qui lui permettent d’exploiter au maximum les possibilités du français, de déjouer les écueils des clichés et d’augmenter la force d’évocation, au sens fort d’incantation, de ses phrases. Le traducteur, lui, subit à un degré plus élevé les contraintes des conventions littéraires de sa langue, dans la mesure où son autonomie créatrice, qui est aussi son autonomie sociale, est plus restreinte. Il est parfois difficile à un traducteur, et surtout s’il n’est pas consacré en tant que tel, de prendre par rapport aux canons du bien parler et du bien écrire les mêmes libertés que l’auteur. Ainsi, dans les « Vies des frères Bakroot », il faut de la persévérance pour faire admettre la traduction de mots comme « mômes » (« […] les gris-gris qu’amassent certains mômes ») ou « pattes » (« les livres, […], enrubannés peut-être, si mal assortis aux vieilles pattes du latiniste ») par des mots aussi argotiques que dans l’original français. De même, il faut oser bouleverser l’emploi conventionnel en néerlandais de signes de ponctuation comme le point-virgule et le deux-points, signes du classicisme auxquels Michon est si attaché, et qui servent chez lui à ramasser et à accumuler le sens ; mon parti-pris a été de faire une concession pour le deux-points, qui en néerlandais sert uniquement à introduire ce qui suit et n’a pas la fonction logique d’articulation qu’il reçoit chez Michon, quitte à faire un emploi immodéré et, si on veut, subversif du point-virgule.

    couvmichon5.jpgEn deuxième lieu, l’auteur peut se référer, pour la compréhension de sa propre pratique, à des concepts romantiques comme l’inspiration ou l’originalité, qui ne valent pas de la même façon pour le traducteur. Ainsi, la métaphysique de la Grâce, ironiquement décrite dans Vies minuscules comme une « pieuse sottise », est inutilisable pour un traducteur, même le plus imbu de prétentions auctoriales. « Je ne croyais qu’à la Grâce ; elle ne m’était point échue ; je dédaignais de condescendre aux Œuvres, persuadé que le travail qu’eût exigé leur accomplissement, si acharné qu’il fût, ne m’élèverait jamais au-dessus d’une condition d’obscur convers besogneux. » (« Vie de Georges Bandy », p.137). Le traducteur, lui, est « l’obscur convers besogneux » qui condescend aux Œuvres ; nulle scansion transcendante ne lui souffle son texte ; il doit s’en remettre à l’état toujours provisoire de sa dernière version. La grâce ne lui est point échue, contrairement à celui dont le texte, par miracle, a été écrit.

    Et pourtant, la grâce n’est peut-être pas définitivement étrangère à son travail. Parfois, quand une phrase archifrançaise, chargée de toute la densité sémantique et stylistique de l’original devient, par un bonheur d’expression tout contingent ou par l’emploi d’une locution discrète mais tout à fait idiomatique, quelque chose d’inaliénablement néerlandais, ce qui pourrait bien être de la grâce devient perceptible au traducteur : l’intraduisible traduit, l’irremplaçable remplacé, l’invention réinventée – c’est du Michon, c’est méconnaissable, mais c’est encore du Michon. Ce que j’ose dans mes traductions espérer : la grâce de ressusciter en néerlandais cette voix, dans le vœu pieux que son projet messianique, ressusciter les morts, ait une chance, une fois encore, de réussir.

    Il y a un pathos spécifique lié à la traduction d’un texte pathétique, qui ne se réduit ni à la difficulté technique de la tâche, ni à l’investissement psychique qu’elle demande, ni au rapport fétichiste que le traducteur entretient avec le texte à traduire. Les textes de Michon, le traducteur doit en laisser se décanter en lui la charge émotive, pour la résoudre en un examen d’alternatives qui se veut rationnel ; il éprouve la charge passionnelle dans le rythme de l’original, mais ne peut s’en remettre au « mécanisme d’ivresse », comme Michon l’appelle, dont cet original est le produit. Ce qu’il peut essayer de faire, c’est se camper dans cette impossibilité, s’y tenir, s’ouvrir à ce qui sépare le pathos de l’auteur de ses propres tentatives de le reproduire. Alors peut-être naît la possibilité que sa traduction se charge de quelque chose de plus grand que lui-même.

    CouvMichon1.jpgC’est dans mon rapport à ce pathos que j’ai pu me sentir assez proche parfois du héros michonien de Vies minuscules, cet écrivain virtuel, fantasmatique, souffrant de son mutisme et de son invisibilité, et cela malgré tout ce qui me sépare de ce personnage sur le plan sociologique, culturel et biogra- phique. Dans le corps à corps avec le texte à traduire, le traducteur qui fait des « façons-sans-facon » se dédouble en une créature hybride : piocheur immanent et perfec- tionniste transcendant, clerc qui tire du spectacle de ses imperfections un désir jamais réalisé de perfection – qui n’est rien d’autre que le désir du aimez-moi qu’incarne le texte original. La description de la deuxième messe de l’abbé Bandy, vers la fin de sa Vie, est devenue pour moi une sorte d’exemplification hyperbolique de cette situation ambiguë. En traduisant Michon, je serais, à la fois ou alternativement, Bandy devenu vieux qui, « avec une furieuse modestie », célèbre la messe, pâle imitation des messes flamboyantes de sa jeunesse, un « écorcheur de mots conscient de l’être et tant bien que mal y remédiant », qui s’en remet à son habitude et à sa persévérance – et un jeune écrivain sans écrit « qui amèrement s’extasie, stupéfait, rassuré », à son écoute, dont la conscience aiguë, exacerbée de cette faillite du verbe parfois lui permettrait de se hisser au-dessus de lui-même. « Le masque était parfait, et pathétique l’effort pour n’avoir d’autre visage que ce masque. »

    Rokus Hofstede

     

    (1) R. Barthes, « Sur la lecture », Le bruissement de la langue, Essais critiques IV, Seuil, Paris, 1984, p.37-48.

    (2) H. Meschonnic, Poétique du traduire, Verdier, Lagrasse, 1999, p.459-460.

    (3) R. Hofstede, « “Je sentais la sacristie” : Pierre Michon et le Très-Haut », Rapports – Het Franse Boek, 1997, 67/1, p.27-34.

    (4)  M. de Haan, « Rood en wit », De revisor, 27/6, 2000, p.32.