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  • LE TEMPS VOLÉ

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    Une œuvre de Philo Bregstein

     

     

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    Né en 1932, Philo Bregstein a fait des études de droit dans sa ville natale, Amsterdam, avant d’acquérir en 1964, à Rome, un diplôme de mise en scène et scénario au Centro Sperimentale di Cinematografia. Caméra à la main, il a proposé, dans ses documentaires, un portrait de différentes personnalités du monde des arts et de la pensée : Pier Paolo Pasolini, le réalisateur et ethnologue français Jean Rouch, le compositeur et chef d’orchestre Otto Klemperer, l’écrivain et historien hollandais Jacques Presser… Il a aussi mené des entretiens avec Eric Rohmer ou encore Marguerite Duras. Cependant, il se considère avant tout comme un romancier et un essayiste. L’ensemble de ses créations littéraires et cinématographiques sont répertoriées à la fin de cette notice.

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanieAprès avoir donné plusieurs romans, Philo Bregstein a publié en 2019 une forme d’autobiographie ou roman non fictionnel portant sur la branche paternelle de sa famille : De gestolen tijd, autrement dit Le Temps volé que l’on pourrait aussi intituler en français Et le fils se souvient. Le critique Michel Krielaars nous fait entrer dans cet ouvrage : « À quoi bon s’intéresser à ses grands-parents dans la mesure où on les a à peine connus ? Et pourquoi chercher à côtoyer de lointains oncles, des arrières-tantes et leurs descendants plus éloignés encore, avec lesquels on ne partage que des liens dilués de parenté ? Tel était, des années durant, le point de vue de Philo Bregstein. En 1982, après avoir ouvert l’annuaire téléphonique de Chicago, ce réalisateur et écrivain a changé d’avis. Il voulait vérifier si certains de ses parents y figuraient, des Bregstein qui auraient américanisé leur patronyme en Breakstone. Il en dénombra pas moins de douze dont aucun ne se révéla, coup de fil après coup de fil, faire partie de sa famille. Aucun… jusqu’à ce qu’il ait en ligne une infirmière à la retraite, Eunice. Une arrière-cousine qui avait connu les grands-parents de Philo lorsqu’ils étaient venus aux États-Unis, en 1929, pour prendre justement part à une réunion des Breakstone.

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanie» C’est cette femme qui lui remit la copie d’une publication familiale datant de 1934, The Breakstone World, dans laquelle figurait le récit d’un voyage à Panemunė, village de Lituanie, d’où la lignée est originaire. À partir de ce moment, Philo a voulu tout savoir sur la branche juive de sa famille. Il s’est lancé dans une quête qui aura duré une vingtaine d’années : elle l’a mené de Panemunė à Tel Aviv, de Los Angeles à New York, de Montevideo à Buenos Aires, de Palerme à Lisbonne (vidéo ci-dessous)…

    » Et le fils se souvient, ainsi s’intitule le compte rendu de ce périple à la recherche du temps volé. Il porte principalement sur une famille juive d’Europe de l’Est, dont certains membres ont émigré en Europe occidentale, d’autres en Amérique, dans l’espoir d’une vie meilleure, tandis qu’un troisième groupe est resté en Lituanie : ceux-ci ont été soit tués par les nazis ou des Lituaniens, soit déportés en Sibérie par les Soviétiques. À cette histoire se marie celle, bouleversante, de la réconciliation posthume d’un fils avec ses parents fracassés par la guerre. »

    Écoutons et lisons à présent l’auteur qui évoque les chemins qu’il a empruntés au fil de l’écriture de son plus récent opus :

     

     

     

    Genèse du livre Et le fils se souvient

     

      

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanieEt le fils se souvient est le compte rendu de l’idéal que j’ai poursuivi pendant des années, celui d’écrire un roman non fictionnel. Dans cette optique, j’ai marché dans les pas de l’inventeur du genre, Truman Capote (photo), y compris pour ce qui relève de la forme. L’auteur américain m’a appris à élaborer, à partir d’assez récentes techniques d’écriture banales, tels le reportage et l’interview, de véritables écrits littéraires, ce qu’il a réalisé par exemple dans son entretien avec Marlon Brando au Japon ou encore à la suite de sa rencontre avec Marilyn Monroe.

    Est-il en réalité possible d’écrire un roman non fictionnel, un roman témoignage ? On a l’impression qu’il s’agit là d’une contradiction dans les termes. Si tout ce qu’on décrit est vrai, il s’agit d’Histoire, d’autobiographie – soit l’écriture de mémoires, soit celle d’un essai scientifique. Quel peut être la teneur romanesque d’un tel livre si, à la différence d’une œuvre de Dostoïevski ou de Faulkner, il ne restitue pas une part d’imaginaire ?

    Un roman se caractérise, à mes yeux, par une élaboration poussée des personnages à quoi s’ajoute une structuration dramatique du thème central. Pareille approche semble être inextricablement liée à la fiction, laquelle confère de fait une grande marge de manœuvre. Une conception que j’ai moi-même défendue lors de la parution de chacun de mes romans. Cependant, il arrive qu’elle vaille pour un autre cas de figure.

    Dans Et le fils se souvient, tout ce que je raconte est basé sur des faits avérés, y compris ce qui porte sur les différentes personnes évoquées.

    La question demeure : comment coucher sur le papier ce qui s’est passé ? Pour mon livre, j’ai retenu comme forme principale le reportage enrichi d’interviews. En fait, tout interviewer ou journaliste fait plus ou moins de même. Ischa Meijer, connu en Hollande pour ses remarquables livres d’entretiens, a déclaré avoir toujours travaillé comme un monteur aguerri, coupant des passages, en déplaçant d’autres afin d’obtenir un rendu fluide.

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanieDans The Past that Lives, mon documentaire de 1970 consacré à Jacques Presser[1], j’ai de même monté le propos de l’historien de manière intensive en supprimant bien des phrases ; d’autres ont été réarrangées sur la bande sonore. Une méthode que j’ai appliquée aux portraits que j’ai réalisés dans chacun de mes films, celui du chef d’orchestre Otto Klemperer, celui du réalisateur et écrivain Pasolini ou encore celui du cinéaste anthropologue Jean Rouch. Dans cette stratégie, je vois une interaction claire entre mon travail de cinéaste et celui d’écrivain : la façon dont j’ai monté les textes parlés dans mes documentaires est indissociable de ma façon d’écrire, ces deux activités s’étant sans conteste influencées et stimulées l’une l’autre.

    Ces techniques s’inspirent de celles auxquelles Truman Capote a recouru pour composer son célèbre roman non fictionnel De sang-froid ; ce faisant, il a en réalité créé une nouvelle forme littéraire.

    Ces mêmes effets de montage ressortent de Et le fils se souvient. Ce que mon cousin Gricha Bregstein raconte lors de nos premières visites en Lituanie résulte pour une grande part de propos qu’il a en réalité tenus des années plus tard, après avoir lu la traduction anglaise d’une première version de ce livre. J’ai enregistré nombre de nos conversations, ajoutant souvent, au moment de les transcrire, des phrases qu’il avait pu prononcer par la suite. Ainsi, chaque interview dans Et le fils se souvient est presque toujours le résumé de séries d’entretiens auquel viennent même s’ajouter des bribes de correspondance.

    Le cousin Gricha

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanieCet élément de montage porte également sur la structure narrative : par exemple, la conversation que j’ai eue avec Jeffrey Marx ne s’est pas déroulée en 2007 dans sa synagogue de Santa Monica. Le rabbin est en réalité venu me voir à Paris au printemps 2008, m’incitant à aller à Lisbonne. Je me suis bien rendu dans sa synagogue de Los Angeles, mais seulement en 2010, après que j’eus participé à la prière du kaddish sur la tombe de mon grand-père, dans la capitale portugaise. L’architecture dramatique de mon récit m’a conduit à antidater la rencontre en question. Ce montage ne modifie cependant en rien la teneur de nos propos et de ses conseils, mais confère à mon texte non fictionnel un élément de fiction.

    En revanche, Et le fils se souvient reste strictement « historique » – autrement dit « non fictionnelle » – quant au contenu, aux informations et aux descriptions que l’ouvrage propose, bien que la présentation littéraire de ces éléments résulte souvent d’un arrangement.

    À l’origine, le manuscrit comptait un millier de pages. Le souci de structurer l’ensemble m’a conduit à condenser le tout et donc à renoncer à de nombreux passages qui ne s’inscrivaient pas dans la ligne dramatique de ma « quête ». Finalement, j’en ai composé les quatre parties à l’image de celles d’une symphonie, mettant au point les thèmes comme des leitmotivs musicaux, lente découverte du contexte de la mort de mon père et de mon grand-père.

    Quand je repense au début de ma quête, longtemps avant que je n’entreprenne l’écriture de Et le fils se souvient, je me reconnais dans l’homme assis dans la grotte de Platon, où, comme tant d’autres, je m’étais mis à considérer les ombres glissant sur la paroi comme la réalité. En découvrant la lumière du jour et la réalité, j’ai souvent tâtonné à l’aveuglette, cherchant l’aide d’un guide ou d’un mentor. Ainsi que l’a écrit l’un de mes premiers maîtres, Nietzsche : nos maîtres, il nous faut les choisir nous-même. À la fin des années soixante, j’ai choisi Jacques Presser. Ashes in the wind, son livre sur la persécution et l’extermination des Juifs des Pays-Bas, m’a ouvert les yeux quant à ce qui s’est vraiment passé autour de moi pendant la Seconde Guerre mondiale ; dès lors, j’ai peu à peu commencé à comprendre le destin tragique de ma famille.

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituaniePar la suite, je me suis heurté à la question du « pourquoi ». Les quatre volumes de l’Histoire de l’antisémitisme ont fait de Léon Poliakov mon deuxième maître. Grâce à l’historien français, j’ai progressivement cerné la haine des Juifs prêchée pendant des siècles, en particulier par le christianisme. Parallèlement, j’ai découvert le rôle fondamental que le judaïsme a joué en tant qu’origine de notre société chrétienne.

    C’est ainsi que j’ai fini par me mettre à la recherche de ma famille juive, une famille dont la plupart des membres étaient assimilés, victime de cette lutte à mort du christianisme contre le judaïsme au XXe siècle.

    Et le fils se souvient est l’aboutissement de cette quête qui s’est étalée sur plus de vingt ans. Lors de mon premier voyage en Lituanie, en 1991, mon cousin sibérien Gricha a été mon guide. Il m’a fait découvrir l’horreur de la Shoah dans ce pays, ainsi que l’impitoyable répression de l’URSS et les exactions soviétiques dont lui et ses plus proches ont soufferts.

    Le livre a grandi au fur et à mesure que je l’écrivais. La suite logique de mes séjours annuels en Lituanie fut un voyage en Israël, en 1995. J’ai rencontré là des personnes dont beaucoup étaient des amis lituaniens de Gricha ; ayant survécu aux camps et aux ghettos, ils s’étaient établis dans ce pays après 1945, non seulement parce que tel était leur désir, mais parce qu’ils n’avaient pas d’autre endroit où aller. Par un effet boule de neige, j’ai découvert, souvent grâce à mon vieux cousin, les réseaux de ma famille Bregstein en Amérique du Nord et du Sud.

    En 2008, comme je dénichais la tombe de mon grand-père dans le cimetière juif de Lisbonne, le thème de ma recherche m’est soudain apparu distinctement. J’ai pu dès lors développer les leitmotivs des premiers chapitres. Si ma recherche avait commencé comme un reportage d’exploration, elle s’est de plus en plus affirmée comme une quête de ma propre identité, la reconstitution du puzzle familial perdu, et enfin la compréhension du destin tragique de ma famille juive d’Amsterdam.

    « Kaddish à Lisbonne », la dernière partie du livre, est caractéristique de la genèse de Et le fils se souvient. Tout écrivain apprend sur le tas qu’il convient d’avoir, dans la plupart des cas, la fin d’une histoire avant de commencer à l’écrire. En l’espèce, je suis resté longtemps sans savoir quelle en serait le dénouement. Bien des fois, j’ai eu l’impression d’être un somnambule qui errait aveuglément dans le brouillard après avoir quitté la grotte, sans savoir où il allait.

    Philo Bregstein, Kaunas, 2001

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanieCe n’est que progressivement que j’ai pris conscience que je m’étais engagé dans une quête intérieure : je découvrais la communauté de destin à laquelle j’appartenais, les traditions et les fêtes juives, la Yiddishkeit ainsi que les valeurs profondes du judaïsme dont mon père, juif tout à fait assimilé, et ma mère non juive, élevée dans un robuste christianisme, m’avaient tenu totalement à l’écart. Après la phase de colère que suscita en moi ce constat, j’ai finalement appris à mieux comprendre mes parents et j’ai pu me réconcilier avec leur souvenir.

    Le récit de ma quête a ainsi pris la forme d’un Bildungsroman, d’une initiation à l’histoire juive et à une Schicksalgemeinschaft. Pour moi, le Graal fut la conquête de mon héritage juif.

    Après tous mes voyages en Lituanie, en Israël, en Amérique du Nord et du Sud, j’ai fini par entrevoir le but ultime de mes recherches : comprendre le destin de mes parents morts tragiquement, encore relativement jeunes, que mon frère et moi avions ressenti notre vie durant comme un fardeau. Quant à ce qui n’avait cessé de m’obséder : je saisissais un peu mieux pourquoi mon grand-père avait tenté de se suicider, à Marseille, en 1940, le jour de la capitulation des Pays-Bas. Trouver sa tombe à Lisbonne devint le but ultime en même temps que l’élucidation du comment et du pourquoi de la mort prématurée et tragique de mon père, en 1957, des suites d’une chute suicidaire d’une fenêtre d’un hôtel de Palerme, suivie par la mort tragique et elle aussi prématurée de ma mère.

    C’est grâce à l’insistance du rabbin de notre famille, Jeffrey Marx, et à l’aide de la communauté portugaise de Lisbonne, que je suis parvenu à trouver la tombe de mon grand-père et à organiser pour lui un kaddish au cimetière juif de Lisbonne. Ce faisant, je savais que j’étais parvenu au terme de ma quête.

    À ce moment-là, j’ai su comment terminer mon livre. En moins de rien, le thème principal m’est apparu clairement, ainsi que l’a si bien formulé Proust : l’alpiniste épuisé atteint enfin le plus haut sommet d’où il peut contempler le panorama, bien que le soir tombe et qu’il ne fera plus jamais jour pour lui.

    Cependant, Ulysse a imaginé une belle ruse pour nous, les mortels : depuis des temps immémoriaux, on consigne tout dans des récits et des mythes par le biais de traditions orales ou d’écrits, afin de les transmettre aux générations futures, une tradition que le judaïsme, en particulier, chérit depuis des siècles.

    Ce livre est ma contribution à cette mémoire, transmise du passé vers le futur.

     

    Philo Bregstein

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanie[1] Jacques Presser est surtout connu pour avoir écrit l’histoire de la persécution et de l’extermination des Juifs des Pays-Bas, livre paru en traduction anglaise sous le titre : Ashes in the wind. The destruction of Dutch Jewry. L’une de ses œuvres littéraires a été publiée en français : La Nuit des Girondins (traduit du néerlandais par Selinde Margueron, préface de Primo Levi, Paris, Maurice Nadeau, 1990). Il a par ailleurs signé un magnifique roman autobiographique, Homo submersus, sur les années de la guerre qu’il a passées en grande partie caché à la campagne.

     

     

     

    Philo Bregstein parle de son livre sur une chaîne néerlandaise

     

     

    PUBLICATIONS de PHILO BREGSTEIN

     

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanieOm de tijd te doden (Pour tuer le temps), roman, Sijthoff, 1967, réédition De Beuk, 1997.

    Gesprekken met Jacques Presser (Entretiens avec Jacques Presser), Atheneum Polak en van Gennep, 1972, réédition De Prom, 1999.

    Persoonsbewijs (Pièce d’identité), Manteau, roman, 1973, réédition De Prom, 1998.

    Herinnering aan Joods Amsterdam (Souvenirs de l’Amsterdam juive), co-auteur avec Salvador Bloemgarten, De Bezige Bij, 1978, 4e édition 1999. Traduction anglaise : Remembering Jewish Amsterdam, Holmes and Meier, New York, 2003.

    Reisverslag van een vliegende Hollander (Carnet de bord d’un Hollandais volant), roman, 1980, édition revue, De Prom, 1997.

    Over smaak valt best te twisten (Les goûts, ça se discute), essais, De Prom, 1991.

    Op zoek in Litouwen (Quête en Lituanie), photos de Victor Wolf Bregstein, Waanders, 1992. Catalogue de l’exposition de photographies de Victor Wolf Bregstein au Musée de l’Histoire juive d’Amsterdam, 1992.

    « Le paradoxe néerlandais », in Histoire de l’antisémitisme 1945-1993, sous la direction de Léon Poliakov, Le Seuil, 1994.

    Terug naar Litouwen, sporen van een joodse familie (Retour en Lituanie, traces d’une famille juive), Van Gennep, 1995.

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanieHet kromme kan toch niet recht zijn (Le tordu ne saurait être droit), essais, De Prom, 1996.

    « La saga des derniers Litvaks », in Lituanie juive 1918-1940, message d’un monde englouti, Autrement, 1996.

    Willem Mengelberg tussen licht en donker (Willem Mengelberg entre lumière et obscurité), pièce de théâtre, co-auteur avec Martin van Amerongen, De Prom, 2001. Jouée en octobre 2001 et en juin 2002 au centre culturel De Balie à Amsterdam.

    Het Sabbatjaar (L’Année Sabbatique), roman, Aspekt, 2004.

    Over Jacques Presser (Au sujet de Jacques Presser), essais, Aspekt, 2005.

    Antisemitisme in zijn hedendaagse variaties (L’Antisémitisme dans ses variantes actuelles),essais, Mets & Schilt, Amsterdam, 2007.

     

     

     O. Klemperer. The Last Concert

     

    FILMS DE PHILO BREGSTEIN

     

    Het Compromis (Le Compromis), 90 min, 35 mn, noir et blanc, 1968. Long métrage de fiction. Colombe d’or du meilleur premier long métrage, Festival de Venise, 1968.

    Dingen die niet voorbijgaan (Le passé qui ne passe pas), 66 mn,16 mm, noir et blanc, 1970. Portrait de l’historien Jacques Presser, auteur de Ondergang (The Destruction of Dutch Jewry, 1965), sur la Shoah au Pays-Bas, et auteur de De nacht der Girondijnen (La Nuit des Girondins, trad. Selinde Margueron, Maurice Nadeau, 1989). Prix du Volkshochschuljury, Mannheimer Filmwoche 1970. Quinzaine des Réalisateurs, Cannes 1971. Melbourne et Sydney Filmfestival. La version anglaise : The Past that Lives est distribuée aux États-Unis par le National Center for Jewish Film, Brandeis University, Waltham, Massachusetts.

    Otto Klemperers lange Reise durch seine Zeit (Le Long voyage d’Otto Klemperer à travers son époque), 96 mn, 16 mm, couleur. Portrait retraçant la vie et la carrière du chef d’orchestre juif allemand Otto Klemperer. Coproduction W.D.R., O.R.F., R.M. Productions, Munich. 1973. Version revue : 1984. Diffusion en mai 1985 (W.D.R.) sur la première chaîne allemande à l’occasion du centenaire de la naissance d’Otto Klemperer. Internationales Forum des jungen Films à Berlin, 1985. Golden Medal au New York Film and TV Festival 1985. Depuis 2016 le film a été remonté numériquement et distribué, à partir de 2017, en DVd ix par Arthaus Music. Il a reçu en 2017 le Preis der Deutschen Schallplattenkritik.

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanieOtto Klemperer, in rehearsal and concert, 1971, 50 mn, 16 mm, couleur. RM Productions, Munich, 1974. Les répétitions et le dernier concert d’Otto Klemperer avec le New Philharmonia Orchestra, Londres, Royal Festival Hall, octobre 1971. Depuis 2016 une nouvelle version numérique a été réalisée, en coproduction avec le Philharmonia Orchestra, Londres : Klemperer the Last Concert. Elle est distribuée, avec Otto Klemperer’s Long Journey through is Times, dans un coffret DVD par Arthaus Music.

    Op zoek naar joods Amsterdam (À la recherche de l’Amsterdam juive), 75 mn, 16 m, couleur. Jan Vrijman Cineproductie, Amsterdam, Pays-Bas. 1975. Documentaire à l’occasion de la célébration des 700 ans de la ville d’Amsterdam. Diffusé en 1976 au Pays-Bas par le N.C.R.V. La version anglaise : In search of Jewish Amsterdam est distribuée aux États-Unis par le National Center for Jewish Film.

    Ernst Schaüblin, paysan et peintre, réalisé avec Marline Fritzius, 65 mn, 16 mm, couleur, NCRV télévision, Pays-Bas. 1976. Portrait du peintre suisse Ernst Schaüblin. Diffusé à la télévision NCRV aux Pays-Bas en 1976, et à la télévision suisse alémanique en 1977.

    Dromen van leven (Rêves de vie), 54 mn, 16 mm, couleur. NCRV télévision, Pays-Bas, 1976. Portrait de l’écrivain néerlandais Arthur van Schendel, auteur de nombreux romans, devenus classiques. De Waterman (L’Homme de l’Eau) a été publié en français aux éditions Gallimard.

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanieJean Rouch et sa caméra au cœur de l’Afrique, portrait du cinéaste et ethnologue français Jean Rouch, filmé au Niger avec un équipe africaine, 75 mn, 16 mm, couleur. NOS télévision, Pays-Bas, 1978. Présenté au Festival du Réel à Paris en 1979. Le film, avec les rushes reconstitués, est publié en coffret DVD en octobre 2019 par Montparnasse Films, avec d'autres films sur Jean Rouch : Il était une fois Jean Rouch. 7 films sur Jean Rouch. Depuis 2009, les rushes pour ce film ont été reconstitués numériquement avec l'aide de l’Eye Instistute, Amsterdam. Coffret DVD du film et des rushes reconstitués, avec un nouveau film réalisé par le cinéaste ivoirien Idrissa Diabate : Jean Rouch, cinéaste africain, publié en coffret DVD en 2019 par Montparnasse Films, avec d’autres films sur Jean Rouch : Il était une fois Jean Rouch. 7 films sur Jean Rouch. La version anglaise, Jean Rouch and his camera, est distribuée aux États-Unis par Documentary Educational Recources.

    Wie de waarheid zegt moet dood (Que meure quiconque dit la vérité), portrait de l’écrivain-cinéaste Pier Paolo Pasolini, 65 mn, 16 mm, couleur, VARA, Pays-Bas, 1981. Silver Medal, New York Film and TV Festival 1981. Premier prix du meilleur documentaire, Barcelona Film Festival 1985. International Forum des jungen Films, Berlin, 1985. Diffusé sur Channel 4, Londres, Channel 13, New York, Planète, France, Italie, à la télévision australienne, espagnole, israélienne, japonaise, russe, finlandaise… La version anglaise Whoever says the truth shall die est distribué en DVD aux État- Unis par Facets Multimedia. Version française diffusée en vidéo dans les bibliothèques en France.

    Madame l’Eau, long métrage de Jean Rouch, coscénariste, 120 mn, 16 mm, couleur Coproduction France-Angleterre-Pays Bas, 1993. Internationales Forum des jungen Films, Berlin, 1994. Prix de la Paix au Festival de Berlin 1994. International Documentary Filmfestival à Amsterdam, 1993. Margaret Mead Festival, New York, 1994.

    Jours de la Mémoire, impressions, 75 mn, film vidéo, Betacam, coréalisé avec le cinéaste lituanien Saulius Berzinis, film Studio Kopa, Vilnius, 1999. Version française, Lobster Films, Paris, 2000. Diffusions en 2000 à Paris : École des Hautes-Études en Sciences Sociales, Centre Culturel Vladimir Medem, Centre de documentation juive contemporaine. Version anglaise, présentation en janvier et mai 2000 au Joods Historisch Museum d’Amsterdam. First World Litvak Congress à Vilnius, le 26 Aout 2001. Version anglaise : Days of Memory, distribuée en home video aux États-Unis par le National Center for Jewish Film, Brandeis University, Waltham, Massachusetts.

     

     

     

     

  • À la rencontre de Valery Larbaud

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    Eddy du Perron à propos de l’auteur

    des Poésies de A. O. Barnabooth

     

     

    Une histoire comme Barnabooth m’impressionne. Ce n’est plus de la littérature seule, il y a un homme là qui vous parle. J’aurais vu Valéry Larbaud dix fois et il m’aimerait beaucoup que je n’aurais pas tiré autant de lui que me donne son livre qui me coûte quelques francs. Des livres comme Barnabooth remplacent les amis. Mais on en trouve si peu.

    Eddy du Perron, lettre à Clairette Petrucci, 9 juin 1923

     

     

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    Retour sur une rencontre

     

    Dans le monde francophone, on connaît Charles Edgar du Perron, dit Eddy du Perron (1899-1940), essentiellement en raison de son amitié avec André Malraux – n’est-il pas le dédicataire de La Condition humaine ? –, laquelle fait l’objet de denses et magnifiques pages dans le roman Le Pays d’origine (préface A. Malraux, traduction Philippe Noble). Cependant, le Néerlandais né dans ce qu’on appelait encore l’Insulinde, goûtait d’autres écrivains français, à commencer par Stendhal, son grand modèle et inspirateur, mais aussi, parmi ses contemporains, le subtil prosateur Paul Morand (1888-1976), le facétieux Paul Léautaud (1872-1956) et plus encore le raffiné Valery Larbaud (1881-1957) – une prédilection qu’il partageait avec un autre de ses amis, son compatriote Jan Greshoff. De l’auteur de A. O. Barnabooth, ouvrage qu’il a découvert en 1923 et qui devint son livre de chevet, il a d’ailleurs traduit quelques œuvres. C’est de sa fascination pour V. Larbaud – auquel il a emprunté le concept de « jeune européen », autrement dit un « jeune homme cosmopolite et subversif qui exige sa liberté intellectuelle et refuse en conséquence toute forme de conformisme dont il pourrait être dupe » – que rend compte le texte qui suit (que nous avons traduit et annoté). Il provient d’un livre posthume, In deze grootse tijd (En cette époque grandiose, 1946), repris dans  les Verzameld werk (Œuvres complètes, vol. 5, 1956, p. 220-223).

    Le jeune E. du Perron

    EdP8.pngCette fascination ne veut pas dire que Du Perron admirait l’ensemble de l’œuvre de son confrère français. Il ne l’a pas moins défendu auprès de ses amis néerlandais, dans sa correspondance, ses conversations, mais aussi dans l’article « Valery Larbaud : Aux couleurs de Rome », qui est bien plus qu’un compte rendu de l’ouvrage en question. Si la rencontre entre les deux hommes a un peu tardé à se produire, c’est que le Hollandais ne vivait plus à Paris mais en Wallonie avant son déménagement à Meudon-Bellevue au début de l’automne 1932 ; de son côté, Valery Larbaud ne se trouvait pas en permanence dans la capitale française, loin s’en faut. C’est grâce à leur éditeur commun, A.A.M. Stols, que le contact a pu être établi.

    EdP9.jpegDans son Journal (édition de Paule Moron, Gallimard, 2009, p. 1154-1155), Larbaud nous dit qu’avant son rendez-vous au petit établissement L’Helvétia, il est passé au Quai d’Orsay pour y voir Saint-John Perse, après quoi il a déjeuné seul et s’est rendu à la bibliothèque Sainte-Geneviève ; « à 5½ au salon de thé où est venu E. du Perron. Causé 1½ environ : Java où il est né, diverses aventures ; Dekker (Multatuli), [Coupercus] (sic), etc. Il vient d’achever la trad. hollandaise d’un roman de Malraux, et part demain pour Grenoble. Même lui est préoccupé de politique, et voit des gens qui en parlent sans cesse ; m’a paru scandalisé quand je lui ai dit, avec simplicité et sincérité, que s’il y avait des troubles, j’irais attendre hors de France qu’ils soient passés. Cela me semble la seule conduite raisonnable, et que ceux qui, n’ayant pas d’opinions déterminées et capables d’une réalisation pratique prochaine (= au fond, des intérêts plus ou moins ‘‘supérieurs’’), s’ils se mêlent de politique ou bien songent à pêcher en eau trouble ou bien sont dupes (types de ceux qui ont cru à la ‘‘dernière guerre’’ en 1914, et maintenant croient à la dernière révolution, – ou bagarre.) » Le Journal nous apprend encore que Du Perron a rendu visite à Larbaud le 14 mars 1935. Il est amusant de relever à quel point la teneur du compte rendu de l’un diffère de celle de l’autre. De son côté, dans un texte de 1940 consacré à quelques écrivains dessinateurs, le Hollandais nous fait part quil a gagné LHelvétia équipé d’un gribouillage fait en trois secondes par André Malraux, censé reproduire la personne de Larbaud afin qu’il puisse le reconnaître.

     

    kees snoek,eddy du perron,andré malraux,velery larbaud,max jaboc,littérature,france,hollande,biographie,correspondanceQuant à l’importance de Larbaud pour Du Perron et l’influence qu’il a eu sur son œuvre, on lira : Kees Snoek, « Sous l’œil des écrivains : le jeune Du Perron et la littérature française », Septentrion, 1999, n° 4, p. 34-37. Et à propos de leur rencontre : Radboud Kuypers, « Na zóóveel vriendschap ! Over de ontmoeting tussen Du Perron en Larbaud », Bzzlletin, 1994, n° 213, p. 44-50, ainsi que : J.H.W. Veenstra (traduit par Willy Devos), « Valery Larbaud et Eddy du Perron », Septentrion, 1978, nº 3, p. 52-58 (un article qui proposait déjà une traduction d’une bonne partie de l’évocation de l’heure et demie que les deux écrivains ont passé ensemble ; voir aussi la présentation et la traduction de Serge Guy-Luc [pseudonyme de Dolf Verspoor] dans Confluences, n° 37-38, décembre 1944-janvier 1945 : Edmond [sic] du Perron, « Notes sur Valery Larbaud », p. 257-262). Autres contributions en néerlandais : Jaap Goedegebuure, « Valery Larbaud en E. du Perron », in Valery Larbaud, Fermina Marquez, Amsterdam, Athenaeum-Polak & Van Gennep, 1978, p. 235‑239 ; Jaap Goedegebuure, « Valery Larbaud en zijn masker », Tirade, mai 1977, p. 290-299 ; J.H.W. Veenstra, « Valery Larbaud, Du Perrons verre vader », Het Oog in ’t Zeil, n° 6, août 1984, p.5‑8 ; Radboud Kuypers, « Du Perron en Larbaud. Een leerschool voor de amateur », Voortgang. Jaarboek voor de Neerlandistiek, 1993 et 1994, p. 155-177. Et, bien entendu, les pages consacrées à Valery Larbaud dans la monumentale biographie signée Kees Snoek : E. du Perron. Het leven van een smalle kees snoek,eddy du perron,andré malraux,valery larbaud,max jacob,littérature,france,hollande,biographie,correspondance,portraitmens, Amsterdam, Nijgh & Van Ditmar, 2005. Du même auteur, en français : À la recherche d’un destin. L’écrivain néerlandais Eddy Du Perron et la littérature française, publié par Présence d’André Malraux. Cahiers de l’association Amitiés Internationales André Malraux, n° 15, 2018. À propos de l’homme de lettres et homme de réseaux Jan Greshoff, on lira la très belle et récente biographie que l’on doit à Annemiek Recourt, Moralist van de ontrouw. Jan Greshoff (1888-1971), Van Oorschot, Amsterdam, 2018.

     

     

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    publication récente sur Du Perron : Eddy du Perron: leven volgens de eigen aard

    recueil d'articles épars sélectionnés par Kees Snoek (IGV, Amsterdam, 2020)

     

     

     

    Ma rencontre avec Valery Larbaud

    (mercredi 2 mai 1934)

     

    Si je fais abstraction de Léautaud (1), Valery Larbaud est le seul écrivain vivant dont j’ai un jour éprouvé le besoin de faire la connaissance. Adresser une lettre à des célébrités, cela n’a jamais été mon fort. Une fois cependant, dans un hôtel de Dijon, en 1924, je crois, j’ai écrit une lettre à Larbaud après avoir relu Barnabooth, une « lettre dans la nuit » que j’ai déchirée dès l’apparition du nouveau matin.

    traduction de Enfantines (2020)

    EdP2.jpgMa première rencontre avec Larbaud se déroula en 1922, à Montmartre. Dans ce quartier, j’avais un libraire attitré, un homme chauve à l’épaisse moustache rousse qui s’emportait pour un rien ; on imputait ces éruptions au fait qu’il se savait cocu. Un jour, je vis sur l’une de ses tables une réédition de Barnabooth à la manchette (2) rose : Un jeune milliardaire sud-américain promène à travers l’Europe sa mélancolie (quelque chose dans cette veine), agrémentée du portrait hachuré d’un homme coiffé d’un panama. Je me suis méfié de ce livre, pensant avoir affaire à un Prince Cucuault. J’ai demandé au libraire ce que c’était. Jetant un regard de mépris sur l’ouvrage, il fulmina : « J’en sais rien ! C’ pas vous, ça ? » Il entendait par là que le portrait me ressemblait, ce que d’autres corroborèrent par la suite.

    Environ un an plus tard, j’ai acheté le livre à Florence, en guise de lecture « locale ». J.D. (3) l’a lu pour moi pendant que je passais mes journées à Quinto ; un soir, alors que je lui demandais ce qu’il en pensait, il m’a répondu : « Je ne dis rien, à toi de le découvrir par toi-même. » Quand j’en ai entamé la lecture, il a suffi de quelques pages pour que je fusse conquis. Je poussai des cris de joie, auxquels J.D. rétorqua d’une voix posée et sensée : « Je m’en doutais : bien entendu, tu te reconnais en lui, et tu penses que ce livre a été écrit spécialement pour toi. » Au cours des journées suivantes, en Italie, combien de portraits ne me suis-je pas fait tirer, coiffé d’un panama !

    traduction de 12 Poésies de A.O. Barnabooth (2018)

    EdP3.pngJ’ai écrit une lettre à Larbaud, l’ai déchirée, mais escomptais bien le croiser un jour. La vie nous devait, tant à lui qu’à moi, une rencontre mémorable, estimais-je, une rencontre hors de la littérature, dans des circonstances exceptionnelles. J’éprouvai de la jalousie en parcourant un article de Montherlant, dans lequel ce dernier révélait, placidement, en passant : …un écrivain que j’aime et vénère, M. Valery Larbaud…

    En 1925, je séjournais à Venise avec mon père et ma mère. Mon exemplaire de Barnabooth, je l’avais fait relier en quatre cahiers sous papier italien ; j’en lisais à chaque occasion un passage à mes parents, eux qui ne goûtaient cette œuvre que très modérément. À l’instar de presque toutes leurs connaissances, ils voyaient dans le protagoniste une espèce de fou dès lors qu’il laissait ses valises toute neuves dériver sur l’Arno. Pour les punir, je refusai de les accompagner sur le Lido ; je restai en compagnie de Barnabooth sur la terrasse du Florian (où j’avais bu une absinthe exécrable avec mon père dans laquelle il avait fini par reconnaître un breuvage d’avant-guerre). Un soir, dans la salle à manger de notre hôtel, une nouvelle rencontre vint me récompenser : une table voisine était occupée par un homme de petite taille, replet, au visage affable et au crâne dégarni, et, en face de lui, par une rousse imposante à la peau blanche et aux lèvres charnues, la femme dont Barnabooth aurait apprécié l’appétit pour la viande rouge, une Florrie Bailey. Cependant, la rousse était indéniablement une Française : elle réservait à ce monsieur une histoire interminable à propos d’une valise égarée ou d’une somme qu’elle se refusait d’acquitter auprès des douanes. « Ah, non ! pourquoi-le-ferais-je ? Je serais folle alors ! ’Pas ?... » sur l’air classique de la Française mécontente, en rien disposée à se laisser embobiner. Il me semblait évident que tout cela se résumerait, pour ce monsieur, à un supplément de denaro à débourser. Il la considérait avec un soupçon d’amusement, d’un air mariant modestie et supériorité, sans objecter quoi que ce fût ; à chaque question, il répondait en esquissant un geste, bras levé une seconde en l’air, doigts fugacement écartés. Son langage des signes ne suscitait qu’un surcroît de questions de la part de la femme. J’étais tellement persuadé d’avoir vu Larbaud à cette table, que je me le suis toujours représenté par la suite sous cette apparence.

    E. du Perron et son ami O. Duboux, Montmartre

    kees snoek,eddy du perron,andré malraux,valery larbaud,max jacob,littérature,france,hollande,biographie,correspondance,portraitPlus tard, j’ai eu l’occasion de rencontrer toutes sortes de personnes qui le connaissaient et qui en brossaient le portrait. J’ai vu aussi plusieurs photographies de lui, certaines singulières sur lesquelles il portait la moustache.

    Après avoir traduit Le Pauvre Chemisier (4) je suis entré en contact avec lui de la manière la plus ordinaire, c’est-à-dire la littéraire. Il m’a envoyé un petit livre accompagné d’une dédicace, je lui ai rendu la pareille, nous avons échangé quelques lettres (la première que je lui ai adressée, c’était depuis Spa, me semble-t-il, en juillet 1932) (5). En 1934, après un premier rendez-vous manqué, je l’ai enfin rencontré en chair et en os, par un après-midi ensoleillé, à L’Helvétia, rue de Médicis, en face de la grille du Luxembourg. Moi qui m’étais figuré le rencontrer au Doney (6) ! Arrivé à l’heure convenue, je me suis assis à une table de la terrasse, un rien dépité de ne pas être plus ému (tout bien considéré, ce moment survenait onze ans trop tard) ; au bout de dix minutes, j’allai voir à l’intérieur. Dans la salle sombre en tiroir, un petit homme se leva, un peu gêné par la table qu’il occupait. C’était Larbaud sans chapeau, tel que je le connaissais d’après les portraits peints par Sichel (7) et Bécat (8), plus petit que moi-même, plus petit que je ne l’avais imaginé. Il me parla de l’une de ses nouvelles qui allait bientôt paraître dans Le Disque Vert (9), un texte pour lequel il s’était donné beaucoup de peine, notamment pour camper un personnage de la tête aux pieds en peu de mots, à la manière de Salluste. Il estimait être parvenu à restituer une femme en une seule phrase ; mais quel mal cela lui avait coûté ! Le titre était tiré d’un sonnet – un très beau sonnet – de Jorge Manrique (10) : Tan Callando, si silencieuse... J’ai fait : « Comme Calla, hombre, calla ! dans Fermina Marquez ? » (11), et bien qu’il fût évident que je ne connaissais pas l’espagnol, il déclama le sonnet dans son intégralité. Il me montra un cahier rempli de citations latines, qu’il avait consignées à la Bibliothèque (12). Je cherchais à chaque fois à aiguiller la conversation sur Barnabooth, lui la ramenait systématiquement sur les poètes du XVIIe siècle, Scève, Brébeuf (qui n’était pas sans lui rappeler Baudelaire) (13).

    Dédicace dE. du Perron à la mère de son amie Clairette

    kees snoek,eddy du perron,andré malraux,velery larbaud,max jaboc,littérature,france,hollande,biographie,correspondanceJe lui demandai ce que seraient les Dernières Nouvelles d’Alabona (14), il me répondit à voix basse, comme si lui-même n’était pas sûr de ce à quoi il aboutirait : « Oh ! ça, c’est M. Barnabooth. » Il prononça le nom avec un « t » léger, non avec le « th » anglais. « Y sera-t-il aussi question de sa femme ? – Sa femme ? – Oui, la demoiselle Yarza avec qui il part à la fin de Barnabooth. – Ah ! oui. Non, il n’en dira pas grand-chose. J’ai remarqué que les hommes parlent peu de leur épouse. Je ne saurais d’ailleurs expliquer au juste pourquoi : les étrangers peut-être parce qu’ils connaissent trop bien la leur ; les Français probablement parce qu’ils ont peur que les autres la connaissent mieux qu’eux-mêmes. »

    Je lui ai demandé pourquoi la N.R.F. ne donnait pas ses œuvres complètes dans une édition décente (à l’exemple de celles de Proust, de Gide ou de Valéry) : « Oh ! Gaston, répondit-il, en parlant de l’éditeur, c’est un vieil ami. – Est-ce une raison valable ? – Non, mais je pense qu’il attend. – Il attend quoi ? Une nouvelle révolution pour stimuler les ventes ? – Non, je crois qu’il attend tout simplement ‘‘le domaine public’’. » Il formula ce trait d’esprit d’une voix douce, le regard retroussé un peu de côté, comme un garçon qui fait une blague en cherchant à ne pas encourir de réprimande.

    Ce qui m’a le plus marqué dans sa personne, ce sont ses yeux, d’un vert profond auquel je ne m’attendais pas du tout ; ils m’ont un peu rappelé ceux d’A. Roland Holst (15). Et pour le reste, la fragilité et la prudence de ses mouvements ; tout le temps que j’ai passé à côté de lui, j’ai eu peur de heurter l’un de ses bras.

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     


     

     

    (1) En plus de l’évoquer assez souvent dans ses réflexions et sa correspondance, E. du Perron a consacré un article à Paul Léautaud : « Paul Léautaud. Het alter ego van Maurice Boissard », Den Gulden Winckel, 1929, p. 74-76.

    EdP1.png(2) Le terme est employé par Eddy du Perron, entre guillemets. Il s’agit de qu’on appelle plus communément un bandeau (voir illustration).

    (3) Jacques Duboux (1899-1950), qui se prénommait en réalité Oscar, artiste bohémien suisse, grand ami d’Eddy du Perron au même titre que, par la suite, l’homme de lettres Pascal Pia (1903-1979).

    (4) Conte traduit sous le titre De arme hemdenmaker (1932), publié par les éditions A.A.M. Stols qui faisaient paraître la même année une réédition d’Amants, heureux amants de Larbaud. Stols a envoyé des exemplaires de la traduction à Larbaud, lequel en a retourné un rehaussé d’une dédicace pour le traducteur

    (5) La première lettre date du 26 juillet 1932. Elle est effectivement envoyée depuis Spa. Du Perron adresse à son tour un exemplaire dédicacé de sa traduction au Français. Dans les quelques feuillets de sa missive, il est question de la lettre déchirée, d’une rencontre éventuelle… Larbaud lui enverra peu après un exemplaire de son recueil d’essais Technique qui venait de voir le jour chez Gallimard. Voir ici les 12 lettres conservées, envoyées par le Néerlandais au Français.

    (6) Célèbre café-restaurant de la Via Vittorio Veneto, à Rome.

    (7) Pierre Sichel (1899-1983), peintre et écrivain parisien. On connaît de lui au moins un portrait de Valery Larbaud qui date de 1923.

    EdP7.png(8) Pierre-Émile Bécat (1885-1960), peintre (portraits de nombreux écrivains) et illustrateur de livres (en particulier érotiques). On connaît de lui plusieurs portraits de l’écrivain dont un dessin au crayon de 1924. On sait que Larbaud a posé pour lui en 1919 dans le cabinet de travail d’Adrienne Monnier, belle-sœur du peintre, séance à l’occasion de laquelle Sylvia Beach a pris l’écrivain en photo (photo). Le Portrait de Valéry Larbaud assis (1920) est sans doute le fruit (l’un des fruits) de cette séance.

    (9) Le Disque Vert (rebaptisé Au disque vert), célèbre revue du Belge Franz Hellens à laquelle ont contribué nombre de grandes plumes.

    kees snoek,eddy du perron,andré malraux,velery larbaud,max jaboc,littérature,france,hollande,biographie,correspondance(10) Jorge Manrique (vers 1440-1479), poète espagnol surtout connu pour Stances sur la mort de son père. C’est en réalité de la première strophe de cette élégie que semble tiré le titre qu’évoque Eddy du Perron : Recuerde el alma dormida, / Avive el seso y despierte / Contemplando / Cómo se pasa la vida, / Cómo se viene la muerte / Tan callando. « Tan callando » a paru dans le volume Aux couleurs de Rome (1938) après une parution dans Au disque vert, 1934, p. 61-75. Eddy du Perron revient brièvement sur « Tan callando » dans son survol de l’œuvre de Larbaud : « Valery Larbaud : Aux couleurs de Rome », in Œuvres complètes, vol. 6, 1958, p. 318-324 (texte initialement publié le 13 octobre 1938 dans la livraison du soir du quotidien Nieuwe Rotterdamsche Courant).

    (11) Eddy du Perron a traduit en néerlandais le roman Fermina Marquez. A.M.M. Stols a publié cette transposition en 1935 (réédition ci-dessus).

    (12) Larbaud se rendait fréquemment à la bibliothèque Sainte-Geneviève.

    (13) Georges de Brébeuf (1617-1661), poète moins connu que Maurice Scève qui a, pour sa part, vécu au XVIe siècle.

    (14) Œuvre restée à l’état de projet, comme bien d’autres de Larbaud.

    (15) Adriaan Roland Holst (1888-1976), poète néerlandais très réputé de son vivant. En français : Par-delà les chemins : poèmes, traduction Ans-Henri Deluy, augmentée de quelques traductions par Dolf Verspoor, Paris, Seghers, 1954.

     

     

    EdP5.png

    la biographie signée Kees Snoek

    E. du Perron. Het leven van een smalle mens

    Amsterdam, Nijgh & Van Ditmar, 2005.

     

     

     

  • Polyphonie et paysages de Flandre

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    Un entretien avec Paul Van Nevel

    par Sandrine Willems

     

     

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    En 2001, deux ans après avoir réalisé le documentaire Philippe Herreweghe, et le verbe s’est fait chant, la romancière et réalisatrice bruxelloise Sandrine Willems en consacrait un à une autre grande figure du monde de la musique flamande : Paul Van Nevel, le fondateur de l’Ensemble Huelgas. Ce qu’elle a en réalité cherché à faire, c’est « un portrait, non pas de Paul Van Nevel lui‐même, mais plutôt de la polyphonie franco‐flamande envisagée à travers le regard du chef d’orchestre » qui mûrissait depuis de longues années un ouvrage sur le paysage des polyphonistes.

    Ce magnifique ouvrage a enfin paru en 2018 aux éditions Lannoo sous le titre Het landschap van de polyfonisten. De wereld van de Franco-Flamands (1400-1600), autrement dit : Le Paysage des polyphonistes. L’univers des Franco-Flamands (1400-1600). Un volume agrémenté de magnifiques photographies de Luk Van Eeckhout - qui a marché des décennies durant dans la compagnie de Van Nevel - et d’un CD de l’Ensemble Huelgas.

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgasDans ce qu’il convient de considérer comme le testament spirituel de cette grande figure belge, nature, chant et musique se rencontrent en Flandre et dans le Nord de la France au fil d’une fresque tout aussi subjective qu’exaltante. De manière saisissante, Paul van Nevel expose combien le paysage a été déterminant pour les Franco-Flamands. Il s’agit de centaines d’artistes des XVe et XVIe siècles qui sont nés et/ou ont grandi dans ces régions. De jeunes chanteurs, des maîtres de chapelle, des organistes et des compositeurs qui ont laissé une « marque indélébile sur l’évolution de la musique polyphonique » sur notre continent.

    Page après page, cette époque mouvementée et cette riche culture reprennent vie. L’auteur brosse un tableau complet et accessible de cette période dorée pour la Flandre et les régions voisines : 80 % des meilleurs compositeurs d’Europe occidentale venaient de là ! On retrouve le cadre naturel, religieux, architectural où les voix des polyphonistes résonnaient il y a 500 ans. Un voyage fascinant à travers des paysages qui, pour ceux qui restent encore en partie épargnés, respirent comme à la Renaissance, silence et beauté. « Il faut le dire, avance Rudy Tambuyser : le mal que le photographe et Van Nevel se sont donné pour capter les aspects visuels, variant avec élégance et calme du beau au mélancolique, est vraiment stupéfiant. Le but que s’assigne Paul Van Nevel dans ce livre va encore bien plus loin. Partant du constat en effet étonnant que pendant un siècle et demi la musique occidentale a été presque entièrement dominée par les ‘‘Franco-Flamands’’, des chanteurs et compositeurs issus d’une très petite région frontalière chevauchant partiellement la Flandre, il se met en quête de l’ADN de leur musique. Convaincu que celui-ci se trouve dans le paysage qui les environnait. »

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgasPréparant le tournage de Chants et soupirs des Renaissants selon Paul Van Nevel (Les Piérides), Sandrine Willems a recueilli en juin 2000 les propos du musicologue. Elle n’a pu en reprendre qu’une petite partie dans le documentaire. Nous reproduisons ci‐dessous un choix de propos extraits de ces entretiens. Il s’agit donc d’un avant-goût du livre non encore disponible en français.

     

     

    Laissons d’abord la parole à Sandrine Willems

     

    « À travers la musique, c’est l’homme de la Renaissance qui apparaît, avec son nouvel amour du terrestre et de la nature, son obsession de la mort, sa mélancolie noire parfois trouée d’une exubérante gaieté, toutes choses qu’incarnait si parfaitement Orlando de Lassus – et qu’incarne à nouveau, peut‐être, Paul Van Nevel.

    » Les préoccupations les plus actuelles du chef d’orchestre constituent l’une des clés majeures pour la compréhension de cette époque et de sa musique : à savoir, l’étroite connexion existant entre les polyphonies et les paysages où elles ont vu le jour. Arpentant le Nord de la France et le Sud de la Belgique, accompagné d’un photographe, Van Nevel travaille en effet à un livre sur ce sujet. Il y montre qu’à l’époque où la peinture flamande “inventait” le paysage, et “l’accommodait” au regard, la mélancolie des plaines flamandes imprégnait indéfectiblement les compositeurs qui y étaient nés. Fait significatif, ceux‐ci revenaient souvent y finir leur existence, au soir d’une carrière “internationale”. Comme si ces lignes dépouillées, graphiques, qui délimitent là‐bas champs et horizons, étaient celles‐là mêmes qu’ils avaient toujours recherchées à travers leur musique.

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» La Renaissance voit l’Homme, qui jusqu’alors s’était tant préoccupé de l’au‐delà, se tourner davantage vers l’ici‐bas. Il se met à rêver d’utopies plutôt que de Paradis, entreprend les voyages au long cours qu’il se contentait auparavant d’imaginer, et, de plus en plus sensible au caractère éphémère des choses, tente, tout en craignant la mort, de jouir de l’instant. Nourri de néo‐platonisme, il perçoit soudain l’ici‐bas comme un reflet de l’au‐delà, et l’amour humain comme une image de l’amour divin. Une aspiration à réformer les âmes se fait jour : retour aux harmonies de l’Antiquité et réforme du christianisme sont les deux visages d’un même bain de jouvence.

    » De tout cela la musique se ressent, qui, dans sa recherche des proportions, tend vers un nombre d’or oublié, se greffe sur des poèmes d’amour de l’Antiquité ou mêle constamment textes ou mélodies profanes et religieuses – une chanson d’amour néoplatonicienne se fondant avec allégresse dans un motet à la Vierge. À moins qu’elle ne décrive les charmes d’une rose qui va mourir demain ou la saveur fugace d’un vin.

    » Paul Van Nevel, qui partage le goût du terrestre et la mélancolie de la Renaissance, pratique la musique de cette époque depuis de nombreuses années. Toujours en quête de manuscrits originaux oubliés, ce chantre de la curiosité s’interroge aussi sur la vie concrète de l’homme de la Renaissance. Il restitue ainsi un monde où le temps était plus lent, quoique l’existence plus brève, où les morts veillaient sur les vivants, où le rêve régnait en maître, où les enfants imaginaient monts et merveilles à partir d’un rien, où l’on commençait à entreprendre de longs voyages, où le “paysage” s’inventait. Et Van Nevel, contemplant ces paysages franco‐flamands où tous les grands polyphonistes ont vu le jour, y retrouve les mêmes lignes que dans leurs compositions : grâce à lui, collines et vallées se mettent soudain à chanter Gombert, Manchicourt ou Lassus, et nous redevenons des rêveurs d’un autre âge. »

     


    un extrait du documentaire

     

     

    Écoutons à présent Paul Van Nevel

     

    « […] J’ai commencé en 1971 en pensant que j’avais les deux pieds dans le Moyen Âge et la Renaissance. Dans les années 1980, avec l’expérience, je me suis dit : Soyons sérieux, oublions le rêve, il n’est pas possible de vivre en se croyant installé de plain‐pied dans la Renaissance, ce n’est pas possible parce que tout est différent, ce serait malhonnête de ma part de penser que je suis un homme de la Renaissance.

    » […] La seule authenticité qui vaille, c’est d’entretenir avec l’œuvre telle qu’elle est écrite un rapport aussi direct et droit que possible. Dans une partition moderne, il y a toujours des indications en vue de la réalisation, de sorte qu’on lit en fait pour partie une interprétation de celui qui a transcrit l’œuvre ; ce qui revient à offrir au public l’interprétation d’une interprétation d’une œuvre originale. Or, je veux éviter autant que possible tout intermédiaire ; je suis musicien, je comprends le matériau musical, autrement dit je veux prendre mes propres décisions avec mon Ensemble. Voilà pourquoi la lecture de l’original me paraît très importante.

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» Sur la partition, telle que nous la connaissons aujourd’hui, toutes les voix sont retranscrites l’une en dessous de l’autre. On voit verticalement ce que l’on entend verticalement au même moment. Ce qui correspond à une idée apparue très tardivement dans la musique occidentale. À l’époque, chaque partie était écrite et présentée séparément. La dimension verticale était absente, et cela a des conséquences énormes pour les musiciens. En répétant, on essaie de se placer dans une perspective d’horizontalité, de linéarité correspondant à l’époque.

    » Au début de la Renaissance, il n’existe presque pas de compositions spécifiques pour instruments, la musique instrumentale pure n’existe pratiquement pas sauf pour les danses. Par ailleurs, le répertoire vocal peut être joué (et est, de fait, joué) également sur les instruments, quitte à ce que certaines voix ne soient pas reprises.

    » Les compositeurs cherchaient un moyen de créer de la musique en fonction des besoins : ça pouvait être pour une messe, une cérémonie à caractère politique, une procession, des fêtes, des banquets, pour toutes circonstances, y compris pour le lit. Ne disposant pas d’un temps suffisant pour écrire toute cette musique, ils ont inventé un système auquel ils ont donné le nom de contrapunte alla mente : il s’agissait d’improviser au moment même à partir d’une mélodie existante, transcrite en notes longues sur une partition écrite, devant eux, c’est ce qu’on nommait le cantus firmus ; ils appliquaient des règles contrapunctiques, chacun improvisait sa ligne, chaque chanteur observait les mêmes règles sans cependant savoir ce que son compagnon allait chanter au même moment que lui, ce qui produisait des dissonances. Il fallait bien que je puisse restituer ça un jour, et je suis persuadé que notre vision de l’interprétation de la musique écrite va changer lorsque nous finirons par avoir dans l’oreille une réalité que les chanteurs à l’époque ont écoutée, ont entendue tous les jours, une réalité que nous n’avons, nous, jamais entendue parce qu’elle n’a jamais été écrite.

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» […] La véritable influence de l’Antiquité sur la musique est celle de l’humanisme, qui surgit au XVe siècle en Italie, et qui est concentré sur la relation texte‐musique. À partir du XVe siècle, sous l’influence de cet humanisme, les compositeurs accordent de plus en plus d’importance au texte. Ils s’efforcent d’exprimer le contenu, les affects du texte par la musique. Par exemple, s’il est question d’affects négatifs comme la tristesse, la mort, la souffrance, dans des textes comme Miserere mei, Deus, issu des Psaumes, ce sentiment de souffrance, de chagrin sera traduit par un mouvement lent, une ligne mélodique descendante.

    Autre élément qui joue un rôle très important dans cette musique des XVe et XVIe siècles : la symbolique, c’est‐à‐dire quelque chose qu’on n’entend pas, mais qui est partie intégrante de la musique. Par exemple la symbolique des nombres. Il y a des musiques qui sont composées pour un nombre déterminé de voix, en fonction d’un arrière‐plan religieux, philosophique, symbolique. Par exemple le chiffre 7 est associé à la tristesse, parce qu’au Moyen Âge on s’est mis à vénérer Marie sous le titre de Notre‐Dame‐des‐Sept‐Douleurs. Ceci va se trouver transposé en musique, à travers des compositions à 7 voix. Matthias Pipelaere, par exemple, est l’auteur d’une pièce à 7 voix, dans laquelle les différentes parties ne sont pas spécifiées par les indications cantus, tenor, bassus etc., mais par première douleur, deuxième douleur, etc., jusqu’à la septième douleur.

    » La musique fait partie du quadrivium ; elle a donc partie liée avec le nombre, et ce, en vertu du grand principe universel qu’est celui de l’harmonie des sphères, selon lequel les intervalles fondamentaux (octave, quinte, quarte) sont en rapport avec les distances des planètes. » Autrement dit, le Créateur a eu recours à une sorte de grande équation qui s’applique à tout et détermine un certain type d’harmonie, la musique étant elle aussi à l’image de cette harmonie, et les intervalles correspondant à des rapports numériques simples (la quarte, la quinte, l’octave) sont les intervalles fondamentaux. S’ajoute à cette harmonie la section d’or, que le Créateur applique à l’homme puisque le nombre d’or se retrouve dans les rapports entre la longueur d’un doigt et celle de certaines phalanges.

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» […] Le compositeur fait en quelque sorte figure de grand architecte des sons : ce qu’on lui demande c’est d’échafauder de grandes lignes magnifiques qui s’entrecroisent, tissant de véritables monuments sonores, très savants d’ailleurs ; on atteint là une complexité absolue. La musique a par ailleurs subi l’influence de la peinture, et de la perspective telle que peinture et architecture la mettent en œuvre. Ainsi la musique va commencer à gagner en proportions ; si, jusqu’à l’époque de la jeunesse de Dufay, toutes les voix se mouvaient dans un même espace, assez restreint d’ailleurs, c’est à partir de la seconde moitié du XVe siècle que les compositeurs ont cherché à davantage étoffer la structure de l’architectonique musicale. On a ajouté un deuxième contre‐ténor, ce deuxième contre‐ténor s’est placé au‐dessus du ténor, puis on en est arrivé à l’idée que nous connaissons maintenant : superius, altus, tenor, bassus.

    » […] Le compositeur de l’époque écrit inconsciemment ou consciemment en fonction de l’acoustique de l’église pour laquelle son œuvre est conçue. Aujourd’hui, un compositeur ne sait pas où l’œuvre sera donnée pour la première fois. Au XVe et au XVIe siècles, il entretenait une relation profonde avec l’architecture dans laquelle l’œuvre devait être chantée. Il est donc important de savoir si ces hommes ont chanté ou conçu leur musique pour des espaces très grands ou très larges. Je pense que chaque œuvre a une pulsation qui correspond au lieu dans lequel elle a été jouée et c’est là quelque chose qui s’est perdu complètement avec la technique des salles de concert et les œuvres orchestrales du XIXe siècle où, au‐dessus de l’œuvre, sont portées des indications métronomiques telles que 60 à la croche ou 100 à la noire. Fixer de la sorte un rythme à une composition de la Renaissance est proprement absurde : il y avait en effet une interaction profonde entre l’œuvre et une architecture dont on déduisait de façon naturelle la réverbération, l’écho, l’acoustique générale, la clarté du son. L’acoustique ne pouvant pratiquement pas être adaptée, c’est toute l’agogique d’une œuvre qu’il convient d’adapter de façon à ce qu’elle puisse encore nous parler.

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» Les gens de l’époque étaient beaucoup plus sensibles à la pulsation, ils percevaient bien mieux le moindre changement à ce niveau. Notre pulsation biologique est beaucoup plus rapide que la leur, le battement de cœur était plus lent à l’époque que de nos jours. Leur force, c’est la lenteur ; dans la musique de la Renaissance, la virtuosité résulte d’une complexité mélodique au sein d’une pulsation beaucoup plus lente que celle qui nous est coutumière aujourd’hui.

    » […] La cathédrale de Cambrai abritait l’école la plus importante pour les chanteurs‐compositeurs. Tous les traités disent qu’elle offrait une acoustique fantastique pour cette musique ; j’aurais aimé entendre cela, mais l’édifice est détruit…

    » […] Je pense que le rêve joue un très grand rôle dans l’approche de ce répertoire. La musique était l’art le plus attractif à l’époque du fait qu’on ne pouvait pas en faire une possession, l’accaparer, en « profiter » ; une peinture peut être contemplée pendant des heures alors qu’un motet ne peut être goûté que pendant un laps de temps court, après quoi il n’est plus là. Écouter de la musique, c’est être dans un rêve au moment même où on l’écoute.

    » Si nous sommes aujourd’hui en mesure de reproduire, chaque audition ne nous apporte plus d’émotion approfondie. À l’époque, les gens savaient toujours ce qu’ils entendaient ; du fait qu’ils ne pouvaient réécouter, leur concentration était beaucoup plus dense.

    » La tristesse, comme la joie étaient profondément vécues à l’époque de la Renaissance ; la complexité des sentiments et des émotions était beaucoup plus accentuée, c’est pourquoi il nous est difficile de comprendre comment se traduisait émotionnellement l’insécurité – donnée omniprésente de ce temps – bien différente de celle que l’on peut ressentir aujourd’hui.

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    photo : Luk Van Eeckhout

     

    » Beaucoup de textes formulent cette recommandation : profitez du moment présent, carpe diem, ce que dira plus tard Ronsard – Mignonne allons voir si la rose... –, on ne sait pas de quoi demain sera fait. Pour le plus grand nombre, la vie était brève, les maladies pouvaient être foudroyantes, en deux heures, en trois jours, on disparaissait. À l’heure de la mort, l’âme se trouvait promise à trois destinées possibles: le Paradis – rarissime, 1 chance sur 80 000 selon un prédicateur, estimation quelque peu décourageante, évidemment –, l’Enfer – pour les pécheurs endurcis – ; et, quand bien même l’Enfer existe en puissance, une sorte d’évolution de la pensée amène à se dire : ces morts, il faut d’abord qu’ils se purifient, d’où ce temps du Purgatoire, que ceux auxquels il est infligé peuvent voir diminuer grâce aux prières, aux bonnes œuvres, aux dévotions des vivants. Car une des grandes caractéristiques de l’époque, c’est l’union profonde, vécue, entre morts et vivants. Autrement dit, la mort est un moment fort et l’époque voit l’art macabre se développer. Il s’agit toujours d’enseigner aux chrétiens les risques qu’ils encourent s’ils ne se repentent pas.

    » La vie musicale, la vie des compositeurs et des chanteurs de ce temps n’était pas toujours évidente. Un simple exemple : pour Gombert, maître des enfants de chœur et aussi compositeur à la cour de Charles Quint, vivre signifiait voyager à travers toute l’Europe, s’occuper des enfants, en même temps que donner des leçons de musique, de chant, de contrepoint, d’improvisation, composer et exécuter ses compositions. Je me demande souvent s’ils ont eu le temps de dormir. Cela dit, on sait par un traité d’ailleurs très curieux et très intéressant laissé par un médecin, qu’il y avait des cas de frénésie et de schizophrénie causés par une surcharge de travail. Ce médecin fournit deux exemples : un compositeur français qui chantait à la cour papale ; et Gombert.

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» […] Vous voyez l’église, là‐bas, à pied, ça prend une heure pour y aller, une heure disponible pour rêver et imaginer l’acoustique de ce bâtiment, ce qu’on va y chanter, y préparer pour un enfant de 7 ans… aujourd’hui, on n’a plus le temps de rêver. Je pense que l’imagination des enfants de l’époque était supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui. Quand lui apparaissait, dans une cathédrale, un monstre, l’enfant était beaucoup plus effrayé, laissait bien plus travailler son imagination pour, qui sait, aboutir à des réflexions esthétiques. Prenons un cas simple, celui d’un enfant de chœur de dix ans. Il entre tous les jours dans la merveilleuse cathédrale de Cambrai de l’époque qui regorgeait de sculptures de monstres, de bêtes. Il les voit tous les jours, il n’a que ça, il a la musique qui passe ; et il a la réalité de tous les jours : manger, dormir, discuter, jouer (mais très peu ou pas du tout, je pense). Imaginez ce que ça peut être, voir dans des églises des monstres exposés y compris à hauteur des yeux des enfants ; ça ouvre un vaste horizon pour l’imagination, le rêve, la peur, la frayeur, mais c’est aussi un petit détail qui ouvre sur un nouveau monde. L’imagination et la richesse qu’offre la capacité de regarder plus loin que l’horizon, cela est présent dès l’enfance. Les enfants n’étaient pas des enfants, leur responsabilité s’exerçait déjà à l’âge de 7‐8 ans, mais ils étaient enfants jusqu’à 17 ans, je parle de leur voix alors qu’aujourd’hui, le changement de voix se produit vers 11‐12 ans. À l’époque, la mue intervenait vers 17‐18 ans, à cause de la nourriture, de l’éducation sexuelle, de l’environnement. Imaginez un enfant né et vivant ici, il va étudier là‐bas à Cambrai, c’est le premier choc à six ans, le deuxième viendra sans doute vers 18 ans, à la fin de ses études à la cathédrale de Cambrai ou bien à Douai, à Valenciennes, avant qu’il soit acheté, en Italie, en Espagne, en Pologne, en Angleterre… il y a, je pense, des compositeurs qui ont eu beaucoup de mal à digérer deux fois cette émotion.

    » En 1564, une troupe de chanteurs et notamment d’enfants ayant entre 7 et 12 ans partait à pied de Douai pour gagner Valladolid, après qu’ils eurent été acceptés à la cour de Charles Quint. Imaginez le voyage qu’ils ont accompli, ce qu’ils ont vu et regardé, même les adultes. Tout est important, alors qu’avec Internet, rien ne l’est, puisqu’on peut tout avoir. Les choses prennent de l’importance à partir du moment où on ne peut pas les posséder, le plus grand amour, c’est la femme qu’on ne peut pas avoir, c’est le Roman de la rose, c’est l’amour courtois…

    » C’est à cette époque que les gens ont vraiment commencé à faire de longs voyages d’aventure, qu’on s’est peu à peu rendu compte qu’un paysage ne servait pas seulement à se rendre d’un point A à un point B, mais qu’il permettait aussi de ressentir la beauté d’un paysage ; l’esthétique du paysage est née au XVe siècle, de même que le mot ; pareillement, des peintres comme Patinir ont commencé à peindre des paysages non en tant que décor mais comme sujet.

    » […] J’interprétais déjà il y a 15‐20 ans cette musique et je savais que les compositeurs venaient tous d’un coin qui correspond plus ou moins au Pas‐de‐Calais actuel, au Sud de la Belgique, à l’Artois, au Nord de la Picardie. Ma curiosité m’a conduit à visiter les endroits où ces compositeurs sont nés, ont vécu, ont été formés avant de partir bien souvent à travers toute l’Europe…

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» Ce que les chanteurs ont perçu à l’époque, c’est finalement la même chose que ce qu’ils ont écrit : le calme, la quiétude, la beauté liée à l’unité de tout ce qu’on voit, c’est comme ce qui est le plus caractéristique dans la polyphonie, ces imitations où chaque voix reproduit une autre voix ; dans ces autres voix, on peut prévoir ce qui va venir, quand l’une commence par do re mi fa sol, la deuxième va répondre par do re mi fa sol, ou sol la si do re ; cette répétition, c’est ce qu’on voit ici dans le paysage ; ces petites collines qui se répètent, c’est toujours autre chose, mais aussi toujours la même chose.

    » […] Le silence, les oiseaux et le vent, c’est là le seul cadre auditif pour les oreilles et pour le cerveau du compositeur de l’époque ; partir d’un tel silence confère naturellement une force intérieure très grande pour créer les grandes lignes d’espace dans le silence. La musique c’est, selon moi, de l’espace dans le silence.

    » La traduction d’une nostalgie ou d’un sentiment mélancolique dans la musique passe par un traitement esthétique linéaire qui ne me paraît pas évident pour d’autres pays ; le plus caractéristique, c’est que les mélodies évoluent sans aucun à‐coup, elles ne donnent jamais lieu à des chocs de grands intervalles, il s’agit plutôt, en général, d’une esthétique proche du plain‐chant.

    » Cette mélancolie est intelligemment interrompue par de petits détails miniatures telles que des dissonances qui ramènent toujours l’auditeur sur terre ; bien entendu, on ne peut apprécier une montagne si on ne connaît pas les vallées.

    » Ce sont des taches de beauté dans la polyphonie, mais qui rehaussent la mélancolie qui les précède et les suit, s’installe de nouveau et se prolonge à la fin d’une phrase. La polyphonie, après une cadence conclusive, s’empare d’un nouveau thème lié à une nouvelle phrase de texte, ce sont là des points de repère qui reviennent régulièrement dans la polyphonie, et en particulier dans la polyphonie raffinée d’un Gombert qui les dissimule à l’envi en faisant commencer le nouveau thème au‐dessus et avant la cadence finale de la phrase précédente. Ce n’en sont pas moins des points de repère dans la polyphonie, et il en va, somme toute, de même dans le paysage : on voit l’horizon ou bien très proche ou bien très lointain comme ici, et l’on cherche sans cesse des points de repère, qui étaient, à l’époque ou bien des cathédrales, de grands arbres dans la nature ou encore des pigeonniers.

    » Il est frappant de voir que beaucoup de ces compositeurs sont revenus au cœur des paysages qu’ils avaient connus dans leur enfance : c’est manifestement le cas pour Dufay qui regagne Cambrai, meurt à Cambrai, pour Josquin des Prés qui retrouve Condé‐sur‐l’Escaut, pour Gombert qui revient à Tournai, et pour tant d’autres. Cela montre à mon avis que le cercle de la vie se referme là où il a commencé, y compris au point de vue des émotions, et que ces compositeurs ont retrouvé le repos de l’esprit là où il n’y a plus ni horizons inconnus ni environnements étrangers à leur vie intérieure. »

     

    Cet entretien a paru à l’origine dans la revue Deshima, n° 4, 2010.  

     


     

     

     

  • Jongkind et Nadar

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    Petite histoire entre deux grands hommes

     

     

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    Après avoir fait ses armes en Hollande où il est né en 1819 – à une encablure de l’Allemagne –, Johan Barthold Jongkind (1) gagne Paris en 1846 à l’instigation d’Eugène Isabey dont il devient l’élève.

    Son existence a certes été jalonnée d’amitiés dans le monde l’art, quelques-unes fondamentales, par exemple celle avec le marchand d’art Pierre-Firmin Martin, établi rue Mogador, et celle avec Joséphine Fesser (2), d’origine hollandaise comme lui et pratiquant de surcroît la peinture – rencontrée en 1860 justement par l’intermédiaire de ce marchand –, une femme qui le prendra sous son aile, deviendra un soutien indéfectible en même temps que sa maîtresse jusqu’en 1891, année de leur mort à l’un comme à l’autre. Cependant, la vie de celui que l’on considère aujourd’hui comme le précurseur de l’impressionnisme a été très souvent ponctuée, parallèlement, de crises paranoïaques et de soirées passées avec des compagnons de beuverie.

    Passeport de Nadar, 1857

    jongkind,nadar,peinture,photographie,hollande,france,paris,zola,victorine heftingC’est que vers le milieu du XIXe siècle, les bougres, rapins pour la plupart, fréquentent assidûment les cabarets – dont le Divan le Peletier, dans feu le Passage de l’Opéra – qui égaient le quartier du Père Martin, le même pour ainsi dire que celui où opère un autre marchand important pour Jongkind, Adolphe Beugniet (rue Laffitte). En 1852, pour se faciliter le quotidien, le Hollandais s’installe tout près de là, au 21 de la rue Bréda (aujourd’hui rue Henry-Monnier). Comme Nadar, Murger, Fromentin, Courbet et bien d’autres, il fréquente le restaurant Dinochau, place Bréda (3), établissement où l’on peut faire crédit, ce qui, paraît-il, entraîna sa faillite.

    C’est entre autres au sein de ce groupe de copains, baptisé le Cercle Mogador, que Jongkind lie amitié avec nombre de futurs grands noms, Baudelaire, Daubigny, Corot… Il compte aussi, à partir de cette même époque, Nadar (1820-1910) parmi ses camarades. De ce dernier, on connaît deux caricatures du peintre, dont l’une publiée dans Le Journal pour rire du 23 avril 1852, année où Johan Barthold bénéficie déjà d’une certaine reconnaissance. Au bas de ce dessin, le photographe emblématique du monde artistique de son temps mentionne : « Ce personnage étrange est un jeune pensionnaire du gouvernement hollandais. M. Yonkind est venu rechercher à Paris le talent des anciens maîtres de son pays, que les nôtres leur avaient emprunté : il l’a retrouvé. Les marines de maître Yonkind ne pâlissent point à côté des Isabey, font réfléchir M. Gudin (4) et ahurissent M. Morel Fatio (5). » Le caricaturé bénéficie en effet alors, depuis quelques années, d’une pension royale mensuelle de 100 florins ; malheureusement pour lui, elle ne sera pas prolongée en 1853. En 1853, justement, dans son Nadar jury au Salon de 1853 : album comique de 60 à 80 dessins coloriés, compte rendu d’environ 6 à 800 tableaux, sculptures, etc. / texte et dessin par Nadar, le Français accorde une petite note au Hollandais : « J’ai su découvrir les deux envois de M. Yongkind, quelque mal placés qu’ils fussent. Peinture solide et de bon effet, bien que poussant peut-être un peu trop au noir. M. Yongkind est un digne représentant de l’école hollandaise. »


     

    Alors que Jongkind, désabusé, en mauvaise santé et accablé de dettes, est retourné vivre dans son pays natal fin 1855, Nadar fait partie des quelques amis français à lui rendre visite à Rotterdam au cours de cette longue parenthèse batave (fin 1857, voir copie du passeport) – les deux hommes se retrouveront semble-t-il seulement en 1863 bien que le peintre soit revenu s’établir à Paris trois ans plus tôt.

    Ses correspondants parisiens, s’inquiétant de plus en plus du ton de détresse de ses lettres, organisent une vente aux enchères réunissant des œuvres d’Isabey, Nadar (une aquarelle), Millet, etc., en tout 88 artistes. Chargé d’apporter la coquette somme ainsi collectée, le peintre et graveur Adolphe-Félix Cals s’en va chercher Jongkind en Hollande et rentre avec lui à Paris le 29 avril 1860. Si ce dernier effectue encore par la suite, et ce jusqu’en 1869, des voyages dans le Septentrion, il ne quittera pour le reste plus guère la France.

    En cette même année 1860, la rencontre déterminante de Joséphine Fesser représente la promesse d’une existence future plus régulée et moins assombrie par les préoccupations pécuniaires, cette même Joséphine en laquelle Edmond de Goncourt reconnut une mère, « un ange de dévouement avec des moustaches ».

    Au cours de la décennie (sans doute en 1863), Nadar réalise une série de photographies du peintre, au célèbre format des « cartes de visite » (voir photo). Sa renommée ne tarde pas à s’accroître, même si ses absences de plus en plus fréquente de la capitale et son peu de souci de se montrer ne jouent pas en sa faveur. La plupart des liens de sympathie et d’amitié qu’il entretenait se distendent en effet peu à peu dès lors qu’il passe le plus clair de son temps auprès de Mme Fesser – épouse séparée de son mari et mère d’un garçon prénommé Jules – et dans différentes régions françaises.

    caricature, Le Journal pour rire, 23/04/1852

    jongkind,nadar,peinture,photographie,hollande,france,paris,zola,victorine heftingTout comme Nadar, Baudelaire remarque bien entendu le talent du Hollandais : « Chez Cadart, M. Yonkind, le charmant et candide peintre hollandais a déposé quelques planches auxquelles il a confié le secret de ses souvenirs et de ses rêveries, calmes comme les berges des grands fleuves et les horizons de sa noble patrie, – singulières abréviations de peinture, croquis que sauront lire tous les amateurs habitués à déchiffrer l’âme d’un artiste dans ses plus rapides gribouillages. Gribouillage est le terme dont se servait un peu légèrement le brave Diderot, pour caractériser les eaux-fortes de Rembrandt. » (Le Boulevard, 14 septembre 1862). À l’époque où le poète écrit ces lignes, Jongkind fréquente Claude Monet. Celui-ci, qui a pu écrire, dans une lettre adressée en 1860 à Boudin, qu’il considérait Jongkind comme étant mort pour l’art, ne formula pas moins l’un des plus bels éloges jamais adressés au Néerlandais. Alors qu’ils se côtoient et peignent ensemble – formant d’ailleurs souvent un trio en Normandie avec Eugène Boudin –, l’aîné apprend à son cadet « la touche libre, les couleurs vives et contrastées ainsi que la vision synthétique du paysage ». De ce confrère qui a complété chez lui l’enseignement transmis par Boudin, Monet dira : « C’est à lui que je dois l’éducation définitive de mon œil. »

    Zola, par Nadar (1871)

    jongkind,nadar,peinture,photographie,hollande,france,paris,zola,victorine heftingÀ ces louanges s’en ajouteront beaucoup d’autres, par exemple de la main de Zola, en 1868 : « Avec Manet, Jongkind et Claude Monet, Boudin est à coup sûr un des premiers peintres de marines de ce temps. » Quelques années plus tard, le romancier rend visite au Hollandais et prend la plume pour satisfaire « une envie furieuse de dire tout le bien » qu’il pense de lui : « Parmi les naturalistes qui ont su parler de la nature en une langue vivante et originale, une des plus curieuses figures est certainement le peintre Jongkind. Il est connu, célèbre même, mais l’exquis de son talent, la fleur de sa personnalité, ne dépasse pas le cercle étroit de ses admirateurs. Je ne connais pas d’individualité plus intéressante. Il est artiste jusqu’aux moelles. Il a une façon si originale de rendre la nation humide et vaguement souriante du Nord, que ses toiles parlent une langue particulière, langue de naïveté et de douceur. Il aime d’un amour fervent les horizons hollandais, pleins d’un charme mélancolique ; il aime la grande mer, les eaux blafardes des temps gris et les eaux gaies et miroitantes des jours de soleil. Il est fils de cet âge qui s’intéresse à la tache claire ou sombre d’une barque, aux mille petites existences des herbes. Son métier de peintre est tout aussi singulier que sa façon de voir. Il a des largeurs étonnantes, des simplifications suprêmes. On dirait des ébauches jetées en quelques heures, par crainte de laisser échapper l’impression première. La vérité est que l’artiste travaille longuement ses toiles, pour arriver à cette extrême simplicité et à cette finesse inouïe ; tout se passe dans son œil, dans sa main. Il voit un paysage d’un coup dans la réalité de son ensemble, et le traduit à sa façon, en en conservant la vérité, et en lui communiquant l’émotion profonde qu’il a ressentie. C’est ce qui fait que ses paysages vivent sur la toile, non plus seulement comme ils vivent dans la nature, mais comme ils ont vécu pendant quelques heures dans une personnalité rare et exquise. J’ai visité son atelier dernièrement. Tout le monde connaît ses marines, ses vues de Hollande. Mais il est d’autres toiles qui m’ont ravi, qui ont flatté en moi un goût particulier. Je veux parler des quelques coins de Paris qu’il a peints dans ces dernières années. […] Cet amour profond du Paris moderne, je l’ai retrouvé dans Jongkind, je n’ose pas dire avec quelle joie. Il a compris que Paris reste pittoresque jusque dans ses décombres, et il a peint l’église Saint-Médard, avec le coin du nouveau boulevard qu’on ouvrait alors. […] Un peintre de cette conscience et de cette originalité est un maître, non pas un maître aux allures superbes et colossales, mais un maître intime qui pénètre avec une rare souplesse dans la vie multiple des choses. » (La Cloche, 24 janvier 1872)

    E. de Goncourt, par Nadar, vers 1875

    jongkind,nadar,peinture,photographie,hollande,france,paris,zola,victorine heftingPour sa part, Edmond de Goncourt confie à son Journal, le 17 juin 1882 : « Une chose me frappe dans ce Salon : c’est l’influence de Jonkindt. Tout le paysage qui a une valeur, à l’heure qu’il est, descend de ce peintre, lui emprunte ses ciels, ses atmosphères, ses terrains. Cela saute aux yeux, et n’est dit par personne. » Peu après la mort du peintre, alors qu’une partie de son œuvre est dispersée à l’hôtel Drouot, le critique et écrivain influent Gustave Geoffroy estimera que « Jongkind a été préoccupé, un des premiers, de la vérité de l’atmosphère, de la décomposition des rayons lumineux, de la coloration des ombres. Il marque cette préoccupation dans ses aquarelles, qui sont parmi les plus belles aquarelles qui aient été faites, d’une calligraphie de dessin fougueuse, rapide, et d’une sûreté extraordinaire, d’une couleur infiniment délicate, véridique, apte à mettre en valeur les aspects essentiels des premiers plans, à donner leur éloignement et leur charme aux lointains » (« J.-B. Jongkind », La Justice, 8 décembre 1891).

    Tous ne partagent toutefois pas une telle vision enthousiaste des choses. Le peintre et critique Charles-Olivier Merson, disparu aux yeux de la postérité, estime par exemple que les deux toiles que le Hollandais expose au Salon de 1870 « sont d’un effarouchement de plus en plus macabre, preuve que M. Jongkind extravague en son genre autant que M. Manet dans le sien » (Le Monde illustré, 16 juillet 1870). De tels avis ne vont pas empêcher les faussaires de lancer sur le marché des copies de toiles du maître, ceci à compter de 1879.

    Malgré un cercle de fidèles admirateurs, Jongkind n’expose pas dans l’atelier de Nadar du 15 avril au 15 mai 1874 dans le cadre de la célèbre exposition qui a marqué les débuts de l’impressionnisme, non qu’il soit fâché avec quiconque – malgré ses sautes d’humeur, il avait bon caractère et demeurait un homme affable –, mais parce qu’il a renoncé peu avant à exposer après avoir été refusé une fois de plus au Salon. Ni le Père Martin, ni Monet, ni Boudin n’arrivent à le faire changer d’avis. Au bout de plusieurs années, il revient cependant sur sa décision. Ainsi, en mai-juin 1882, il expose à Paris, galerie Détrimont, où le succès est au rendez-vous – son unique exposition personnelle ! Cependant, à la fin de la décennie, son pays natal n’accroche pas la moindre de ses œuvres au sein de la section hollandaise de l’Exposition universelle de 1889. Il faut dire que quelques-uns, en Hollande, lui en voulaient probablement de s’être joint, pour certains Salons, à l’envoi des Français.

     

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    Des liens qui ont existés entre Nadar et Jongkind subsistent de rares lettres du second au premier, rédigées dans un français très approximatif où les apostrophes ne sont guère de mise. Son emploi de cette langue en a fait rire plus d’un. Ainsi, dans son Jongkind, ouvrage de 1927, Paul Signac note : « Pendant son long séjour en France, il n’a guère appris le français. Son jargon, son orthographe n’ont guère changé. Si, en 1851, il écrit ‘‘la Belle Poel’’ et ‘‘la belle sexes’’, le 19 février 1880, il écrit encore en bas d’un croquis : ‘‘Pauline Brassier cherchant le premier salade de pise en lit », et, le 19 septembre 1883, il transcrit ainsi dans son album le menu d’un repas qu’il vient de faire à Grenoble :

    Potage à l’écume

    Calantine de vollaille

    Merlan frite au citron

    Filet de bœuf au champion

    Gicot creison, etc. »

     

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    J.-B. Jongkind par Carjat

     

    Le 24 juillet 1863, Jongkind, de retour à Paris (après plusieurs séjours en Normandie), écrit à Nadar qu’il souhaite que ce dernier fasse son portrait, ainsi qu’il en a déjà été question entre eux. Malgré la fréquentation de Joséphine Fesser, sa situation financière ne va s’améliorer vraiment que courant 1864. Aussi mendie-t-il plus ou moins un échange avec le photographe : l’achat d’une toile lui permettrait de payer le portrait. La lettre manifeste par ailleurs l’état d’esprit changeant du peintre : s’il est le plus souvent de bonne compagnie, il ne manque pas de se plaindre sur son sort. L’abus de vin – ce vin qu’il dit ne pas supporter, du moins pur – finira par lui ruiner la santé. Vers la fin de sa vie, son cerveau le lâchera toujours plus.

     

    J.-.B. Jongkind, par Nadar (1863) 

    Jongkind, Nadar, peinture, photographie, hollande, France, paris, Zola, Victorine heftingMon bon Nadar,

    J’ai été bien content enfin de vous avoir rencontré chez vous. J’ai pensé souvent à votre bonne amitié du temps passé et me voilà de retour à Paris. comme je me suis trouvé obligé de retourné en France surtout pour la vente de mes tableaux.

    Je vous dirai, cher ami, je ne suis pas le plus heureux du monde et le bon Dieu seul sait comment je vie encore. j aime beaucoup a plaisanté, mais jamais des circonstance serieuse Je veux dire que je soufre encore beaucoup de ce que j ai éprouvé pendant plus de quatre ans.

    Heureusement j’ai rencontré à Paris une Dame de mes Parent d Hollande. par ses bonté je me trouve secourir contre beaucoup de pine et contre beaucoup de mal dans ma position et puis, a que me donne la tranquilité et de soins necessaire.

    Maintenant je suis venu d abord pour vous voir, et ensuite pour me recommander a vous. si vous pouviez m être utile pour me prendre un tableau ou parmi vos amis. Sans que cela puisse vous deranger en rien

    Comme je vous ai dit que j ai beaucoup soufert aussi quand je sort j’oublie le mal. mais en acceptant un cigare le fumér ma fait du mal et j ai cru de tomber sur le Boulevard.

    C est le même, en buvant du vin pure, je vous assure, ce n est pas très amusant.

    a raison de ce que je viens vous dire, vous m excuserez que je ne viens pas diner lundi soir, vers 6 heures. quand a mon portrait je suis venu déjà plusieurs fois, pour demander votre amitié de me faire mon portrait.

    Carjat a eu cette bonté pour mon portrait et pour quelques cartes de visites.

    Mais malgré que les jours sont exigant et le temps je serai heureux d avoir mon portrait fait par vous, comme je pense encore de resté à Paris et peut-être pour toujours. vous voyez mon bon Nadar, que je vous oublie pas et comme j espers pas de vous deranger je reviendrai un de ces jours pour vous revoir.

    recevez En attendant les souhaits les plus heureux pour votre santé et pour votre bonheur

    votre ami

    Jongkind (6)

     

    exposition « Jongkind et ses amis », Musée de Dordrecht, fin 2017-début 2018

     

    Dans l’autre lettre que l’on trouve dans Jongkind d’après sa correspondance (envoyée de Honfleur le 2 septembre 1864, n° 202), Jongkind se félicite que Nadar – dont la plus grande passion était le sport aéronautique – ait remporté un procès consécutif à son accident en ballon d’octobre 1863 et aux dettes qui s’ensuivirent. Il lui annonce qu’il lui rendra visite à son retour à Paris et ne manque pas de lui demander au passage d’intervenir en sa faveur auprès de ses amis susceptibles d’acquérir l’une ou l’autre de ses œuvres : « je suis à Honfleur pour désiné de navires etc c est un pays fort pitoresque et sans que vous me croyerez interesséz en vous écrivant j ose me rappeler a vous de facon le plus agreable si il y a moyen a vos amis de me placer quelques tableaux ou dessins de mes ouvrages et de ma peinture ».

     

    Jongkind, ce jeune enfant ou cet enfant resté jeune – son patronyme ne signifie-t-il pas, mot à mot : « jeune enfant » –, passe une grande partie de la dernière décennie de sa vie loin du tumulte parisien, à La Côte-Saint-André, village natal de Berlioz dans le Dauphiné, où les enfants avec qui il aime jouer le surnomment « Père Jonquille » (déclinaison du patronyme hollandais, sans doute) et où il se promène, une colombe perchée sur l’épaule, en compagnie d’un mouton. De cette époque, on garde des photographies du Hollandais. Elle ont été prises par un autre photographe que Nadar, à savoir, Jules, le fils de Joséphine, avec lequel le peintre entretint des rapports extrêmement chaleureux, pour ainsi dire filiaux.

     

    Daniel Cunin

     


     

     

     

    J.-B. Jongkind, caricature par Nadar

    jongkind,nadar,peinture,photographie,hollande,france,paris,zola,victorine hefting(1) On le prénommera aussi Jean-Baptiste en France et beaucoup orthographieront son patronyme Yongkind de façon, semble-t-il, à prononcer le « j » à la hollandaise. Baudelaire l’écorche lui aussi : Yonkind. Goncourt hésite entre Jonckind et Jonkindt ; Zola retient parfois Jong-Kind. Des décennies après la mort du peintre, l’orthographe Yongkind fleurira encore sur les pages des journaux et revues, par exemple sous la plume du célèbre critique Louis Vauxcelles.

    (2) Il existe peu de sources aisément accessibles sur la compagne de Jongkind. En 2017, Marja Visser a publié Maannachten (Nuits de pleine lune, éditions Zomer & Keuning), un roman qui narre l’histoire de ce couple singulier à travers le regard de Joséphine.

    (3) Le nom de cette rue n’a aucun rapport avec la ville néerlandaise. C’était celui d’un propriétaire qui fut autorisé, nous dit Wikipédia, « à convertir le passage qui portait son nom en deux rues publiques, l’une, la ‘‘rue Bréda’’, de 11,69 mètres, l’autre, la rue Clauzel, de 9,75 mètres de largeur, formant à leur jonction une place triangulaire, la place Bréda ».

    (4) Sans doute le peintre de marine Théordore Gudin (1802-1880).

    (5) Antoine Léon Morel-Fatio (1810-1871), peintre de la Marine et homme politique.

    V. Hefting, vers 1950

    jongkind,nadar,peinture,photographie,hollande,france,paris,zola,victorine hefting(6) Jongkind d’après sa correspondance. 328 lettres introduites et éditées par Victorine Hefting, Utrecht, Haentjens Dekker & Gumbert, 1969, lettre 186. Si Joséphine Fesser vient bien de Hollande, elle ne semble pas avoir de liens de parenté avec Jongkind. Étienne Carjat (1828-1906), artiste et photographe lui aussi renommé, connu particulièrement pour avoir immortalisé Rimbaud, a eu un atelier rue Laffitte, la rue des galeristes. Ce volume de la correspondance comprend des lettres aux marchands d’art, à des amis hollandais, des confrères (Boudin), à la famille Fesser… Pendant plusieurs années, l’historienne de l’art néerlandaise, éditrice et politicienne Victorine Hefting (1905-1993) a dirigé de fait le Gemeentemuseum de La Haye. On lui doit d’autres ouvrages de référence sur son compatriote : Aquarelles de Jongkind, Paris, Les presses artistiques, 1971 ; Jongkind : sa vie, son œuvre, son époque, Paris, Arts et métiers graphiques, 1975 et J.B. Jongkind : voorloper van het impressionnisme, Amsterdam, Bert Bakker, 1992. Elle a organisé de nombreuses expositions aux Pays-Bas et en France (Jongkind, Toorop, Kandinsky…). Sa vie particulièrement riche à plusieurs points de vue a donné lieu à une biographie (1988).

     


     La fin de la vie de Jongkind

     

     

     

  • Le Hollandais félibre

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    Une page de Pieter Valkhoff

     

     

    PieterValkhoff.jpgProfesseur de littérature française à l’Université d’Utrecht, rédacteur d’une collection dédiée aux arts français – 19 volumes entre 1917 et 1922, dont son De Franse Geest in Frankryks letterkunde (L’Esprit français dans la littérature de France) ou encore la monographie de Francis Jammes du poète flamand Jan van Nijlen – et Sòci dóu Felibrige (membre associé du Félibrige), Pieter Valkhoff (1875-1942) a entre autres donné des cours de provençal à Utrecht ainsi que, dans les années vingt du siècle passé, des conférences sur les lettres néerlandaises à la Sorbonne.

    Il est l’auteur de divers essais portant sur les lettres françaises ou sur les liens entre celles-ci et les lettres néerlandaises : « Rousseau en Hollande », « La formule L’Art pour l’art dans les lettres françaises », « Mots français dans la langue néerlandaise », « Zaïre et La Henriade dans les lettres néerlandaises », « Des étrangers à propos de notre littérature », « Le roman moderne hollandais et le réalisme français », « Voltaire en Hollande », « Lamartine aux Pays-Bas », « Sur le réalisme dans les lettres néerlandaises après 1870 », « Le naturalisme français et le Mouvement des années 1880 », « L’âme française dans la littérature française », « Constantin Huygens et ses amitiés françaises », « Emile Zola et la littérature néerlandaise »… sans oublier des contributions sur Anatole France, Flaubert, Ronsard, Rimbaud, Huysmans, Th. Gautier, Molière, Mme de Charrière… ni une préface à la première traduction néerlandaise du Voyage au bout de la nuit. Un volume posthume regroupe certains de ses essais : Ontmoetingen tussen Nederland en Frankrijk (Rencontres entre les Pays-Bas et la France, 1943).

    un numéro de Mécano

    MECANO.jpgLe 21 septembre 1929, soit un mois avant le krach boursier, Le Figaro lui a ouvert ses colonnes pour entretenir les lecteurs de la littérature de son pays. Malheureusement, tout en déplorant comme nombre de ses compatriotes la méconnaissance de cette littérature dans l’Hexagone, par son ton, son vocabulaire, ses choix et certaines maladresses (par exemple l’évocation du discours du maire d’Amsterdam), le francophile ne met guère en valeur les meilleurs œuvres des prosateurs et poètes hollandais du moment. S’il fait allusion à l’architecture la plus récente (on songe à Berlage), il emploie le terme « avant-garde » à propos de revues, certes non dénuées d’esprits entreprenants et innovateurs, mais beaucoup moins radicales, tant en matière d’art, d’architecture et de littérature que De Stijl et Mécano de Theo van Doesburg.

    D’autre part, Valkhoff s’avance un peu vite lorsqu’il écrit que « la Hollande, peuple de marins, d’explorateurs et de coloniaux, possède fort peu d’auteurs de romans maritimes ou indonésiens ». Certes, Arthur van Schendel n’avait pas encore publié ses grandes épopées situées sur les océans ; mais des auteurs moins en vue avaient lancé leur imaginaire vers le grand large, ainsi d’A.J. Dieperink au milieu du XIXe siècle ; et Johan Fabricius n’avait-il pas publié en 1924 son best-seller De scheepsjongens van Bontekoe (un roman jeunesse qui devait devenir un livre culte). Quant aux Indes néerlandaises, si Maria Dermoût, A. Alberts, Madelon Székely-Lulofs, Eddy du Perron ou encore Beb Vuik ne s’étaient pas encore manifestés, l’universitaire aurait très bien pu traiter des œuvres majeures d’Augusta de Wit, évoquer P.C. Daum ou encore le roman La Force des ténèbres, l’un des chefs-d’œuvre de Louis Couperus. Il passe aussi sous silence Van de koele meren des doods (Des lacs froids de la mort, très vite traduit en anglais : The deeps of deliverance, et en allemand : Wie Stürme segnen) de Frederik van Eeden, assurément un autre point culminant de la création romanesque hollandaise du premier quart du XXe siècle. Pour ce qui touche à la poésie, pourquoi taire le grand vitaliste H. Marsman, le précieux P.C. Boutens ou encore J.H. Leopold, disparu à peine cinq ans plus tôt ?

     

    adaptation du roman de F. van Eeden pour la télévision

    Valkhoff2.jpg

     

     

     

    La littérature hollandaise contemporaine

     

    Pendant le mois d’août, des ministres, des financiers et des journalistes français se sont trouvés, grâce à un séjour prolongé, dans un contact intime avec la Hollande. Quelques-uns ont renouvelé une connaissance faite autrefois, d’autres ont découvert un petit pays qui leur était absolument inconnu. Des articles élogieux dans la presse française ont parlé des riches musées de La Haye et d’Amsterdam, des vastes ports bruyants de Rotterdam, des canaux endormis d’Amsterdam, bordés de vieux hôtels du XVIIe et du XVIIIe siècle qui évoquent tous un passé glorieux. Des visiteurs français, traversant des prairies, ont levé des yeux ébahis vers des navires qui, voguant au-dessus d’eux, profilaient leurs silhouettes étranges sur un ciel bleu vibrant de soleil ou tumultueusement nuageux. On a dit le charme des fleurs, qui, en été, sont le plus bel ornement des villes et de la campagne hollandaises. On a vanté la jeune architecture hollandaise, le nouveau style, qui, par l’adaptation de la construction au milieu, l’harmonie entre la forme et la destination, l’effort vers la simplicité des lignes, attire les regards de tous les architectes étrangers. Mais ce dont les Français se sont occupés fort peu, c’est de la littérature hollandaise d’aujourd’hui (1).

    André Theuriet (1878), par J.-B. Lepage

    André_Theuriet_by_Bastien-Lepage_1878.jpgDe retour en France, après une tournée de conférences en Hollande, André Theuriet publia des impressions de voyage dans Le Parlement. Dans un article du 21 mars 1881, il fait connaître à ses compatriotes la littérature hollandaise, en traduisant des poèmes et des fragments de prose. Theuriet s’excuse des contresens dus à son imparfaite connaissance du hollandais, qui lui permet néanmoins de deviner les beautés, « comme on devine le charme d’un paysage à travers la brume transparente » (2). Louons l’effort de l’auteur de Raymonde, tout en regrettant qu’il n’existe ni un Panorama de la littérature hollandaise moderne ni une Anthologie, comme il en existe d’excellents pour la littérature flamande, de MM. André de Ridder et Willy Timmermans, publiés chez Champion.

    Le flamand, le hollandais et l’« africain », c’est-à-dire la langue des Boers, sont des langues sœurs de caractère néerlandais, qui se touchent de fort près, mais qui, d’autre part, diffèrent considérablement par le vocabulaire, la syntaxe et l’esprit qui les anime. Ne voit-on pas la même chose dans la peinture ? La sensualité et l’exubérance, si fréquentes dans la peinture flamande, sont assez rares chez les peintres hollandais. La divine beauté des toiles de Vermeer est faite en grande partie d’une finesse de sentiment et de touche, qui n’est aucunement flamande. C’est ce don de diviniser les gens et les choses les plus simples, la plus humble réalité, qui caractérise l’école hollandaise, et c’est ce même don qu’on retrouve parfois dans notre littérature. Mais il faut connaître notre langue, il faut en savoir apprécier toutes les nuances, pour aimer, par exemple, comme elle le mérite, l’œuvre du magicien des lettres hollandaises qui habite Haarlem, ville des tulipes et des Frans Hals, Jacobus van Looy (3), vieillard dont le nom est prononcé avec la plus profonde vénération par les Hollandais de tout âge. Van Looy est non seulement un peintre de grand talent, qui, quand il expose – ce qui arrive rarement, hélas ! – nous montre des merveilles, un champ éblouissant de capucines ou un moissonneur qui n’est pas inférieur aux travailleurs de Millet, il a créé également, en prose, des fêtes féeriques, en illuminant les événements les plus simples, une promenade à travers les dunes de deux amoureux, l’anniversaire d’un ouvrier malade qu’entoure l’affectueuse tendresse de sa femme et de ses enfants, la visite, pendant la nuit, à un cactus noctiflore, un pêcheur à la ligne, guettant patiemment sa proie aux bords de l’Amstel, sous un ciel de vent et de pluie.

    J. van Looy (1911), autoportrait

    Looy 532px-'t_Dresdener_petje._Zelfportret_door_Jac._van_Looy.jpgIl y a quelques années, lors d’une visite du roi de Suède, le bourgmestre d’Amsterdam, vantant dans un discours de banquet les littérateurs suédois, les opposa aux écrivains hollandais à qui il reprocha leur manque d’imagination. Il y avait une part de vérité dans cette critique trop absolue et trop générale. En effet, les auteurs hollandais ont trop longtemps tourné dans le même cercle, en reproduisant invariablement des tableaux de la vie de famille, des aventures sentimentales de gens assez banals. L’humble vérité, chère aux réalistes, mais sans tragique grandiose, sans la coloration et la lueur magiques d’un Rembrandt ou d’un Van Looy.

    Pourtant, il y a d’heureuses exceptions, et le bourgmestre d’Amsterdam aurait dû y penser. Il y a Louis Couperus qui vivait encore au moment du discours, le magistral évocateur de la Rome des empereurs, de la décadence surtout, et de tant d’autres époques lointaines, auteur de romans sur Héliogabale et sur Alexandre le Grand, qui sont de splendides vies romancées (4). Il y a M. Israël Querido, esprit épique et visionnaire, qui, dans un cycle de quatre romans, avec une trop grande richesse de détails, peignit la vie grouillante des quartiers populeux d’Amsterdam, et les violentes passions qui les agitent. Son imagination orientale amena M. Querido à tenter une résurrection du monde biblique, en plusieurs volumes, dont le dernier est l’héroïque et tragique vie de Samson (5).

    Valkhoff3.jpgCe n’est certes pas à M. Querido qu’on pourrait reprocher un trop peu d’imagination, ni à M. Arthur van Schendel (6), dont Een zwerver verliefd (traduit en français par M Louis Piérard sous le titre de Le Vagabond amoureux) conte délicieusement la mélancolique existence d’une âme inquiète et rêveuse vers la fin du Moyen Âge italien, ni à M. Aart van der Leeuw (7), auteur de plusieurs contes fantaisistes, dont je ne cite que Ik en mijn speelman (Moi et mon ménétrier). Rien de plus charmant ni de plus spirituel que ce roman dont la scène est au XVIIIe siècle et qui raconte les aventures du jeune marquis Claude de Lingendres qui, accompagné d’un joueur de guitare, bossu, court le pays, fuyant les poursuites d’un père tyrannique qui voudrait le marier à une femme qu’il ne connaît pas. C’est ainsi que Claude rencontre la jolie Madeleine qui, elle aussi, se cache devant la volonté d’un père brutal, et qui, plus tard, se trouvera être, grâce à un heureux hasard, la femme qu’on lui destinait. Ce livre, plein de souriante poésie, ferait, traduit, les délices du lecteur français.

    À côté de ces imaginaires et de ces fantaisistes est venu se ranger, depuis quelques années, un jeune auteur qui, ayant passé sa jeunesse dans les Indes occidentales, a gardé la cuisante nostalgie de son pays natal, dont il évoque la bizarre beauté dans un de ses livres, Zuid Zuid West (Sud-Sud-Ouest). M. Albert Helman (8) écrit une prose simple, sans aucun ornement superflu, une prose directe, singulièrement prenante. Cela se voit aussi dans son dernier livre, Hart zonder land (Cœur sans pays), qui promène le lecteur dans une série de petits contes à travers la Guyane, la Chine, la Russie, l’Afrique et la Hollande, où se passent des aventures étranges et douloureuses. Il est assez curieux de constater que la Hollande, peuple de marins, d’explorateurs et de coloniaux, possède fort peu d’auteurs de romans maritimes ou indonésiens. Je signale pourtant, à côté des livres d’Albert Helman, l’œuvre de deux poètes, celle de M. J. Slauerhoff (9), qui est médecin de bord en Extrême-Orient, et celle de M. A. den Doolaard (10), qui est un grand sportif. Slauerhoff fut un fervent de Tristan Corbière, dont on trouve l’influence dans ses poèmes. Dans ses figures d’outcasts, de pirates et de desperados, Slauerhoff incarne ses désirs du macabre, de la violence et de l’infini des océans. On peut comparer avec « Le Bateau ivre » de Rimbaud « Het eeuwige sehip » (Le Vaisseau éternel), qui chante les mystères des mers et des océans lointains (dans le recueil Eldorado). Ce goût de l’aventure, de la vie ardente, je le trouve également dans les vers de Den Doolaard. Un de ses recueils, De wilde vaart (La Course folle), renferme quelques ballades d’une sauvage beauté, celles du soldat inconnu, du matelot, des vagabonds morts, des buveurs de dry gin, de la femme noire, et un poème sur la mort d’un viking, qui révèlent toute une âme tumultueuse et passionnée qui aurait été chère au grand Verhaeren.

    Valkhoff4.pngVoilà, chez de jeunes auteurs, de belles promesses et déjà des réalisations de valeur. Nous en trouvons d’autres, quand nous parcourons les revues d’avant-garde : De Vrije Bladen (Les Feuilles libres), De Stem (La Voix) et, surtout, les revues catholiques Roeping (Vocation) et De Gemeenschap (La Communauté). Ce qui frappe dans tous ces périodiques, c’est l’intérêt qu’on y porte à la littérature française moderne. Roeping consacra un numéro spécial à la Russie littéraire et artistique d’aujourd’hui, mais publia également un « fascicule français » (numéros 8 et 9, mai-juin 1927). Celui-ci renferme, entre autres, de la prose et des vers de Maritain, Jacob, Reverdy, Harlaire (11), un excellent article sur Ghéon par le traducteur du Comédien et la Grâce, M. Willem Nieuwenhuis (12), une traduction d’un poème de Claudel, par M. Anton van Duinkerken (13), qui a publié également en hollandais une anthologie de Hello. Il renferme aussi une étude sur l’École du « Roseau d’or », par M. Van der Meer de Walcheren (14), que Léon Bloy convertit au catholicisme. Il est sans contredit, que Claudel poète, avec son expression audacieusement réaliste du divin, influence beaucoup la jeune poésie catholique hollandaise, qui diffère du tout au tout de la littérature religieuse de nature bonasse et doucereuse d’autrefois. Du reste, il faut constater chez les jeunes auteurs hollandais un renouveau d’intérêt pour la littérature française. Gide, Duhamel, Cocteau, Radiguet, Montherlant, Mauriac, Green, Cendrars, Massis, Benda sont vivement discutés dans les revues d’avant-garde.

    Valkhoff5.pngSi, en prose et en vers, un nouveau réalisme commence à poindre, qui est souvent plein d’imprévu, comme l’œuvre de M. Helman et celle de son collaborateur au Gemeenehap, M. Albert Kuyle (15), l’ancien réalisme, héritage de Balzac et de Zola, n’est pas mort dans la littérature hollandaise d’aujourd’hui. Loin de là. Il est cultivé par de nombreux auteurs, dont plusieurs femmes. Chose curieuse. C’en est fait complètement de la prudente réserve, de l’anxieuse pudeur avec lesquelles l’auteur femme en Hollande d’il y a trente ans s’exprimait sur la vie des sens. Ne nous plaignons pas. Nous devons à l’audace avec laquelle les écrivains hollandais abordent, depuis quelque temps, les problèmes de la sexualité, toute une littérature psychologique hautement intéressante. C’est, pour ne citer que quelques exemples, Eva, de Mme Carry van Bruggen (16), qui, comme Colette, aime à se confesser dans ses romans. Le plus récent trace, en lignes vibrantes, dans un style cinématographique, une vie de femme, jeunesse agitée par les troubles de la sensualité, vie manquée d’épouse, rencontre à l’âge de quarante ans d’un homme, qui, soudain, va tout droit au cœur d’Eva, « comme les abeilles trouvent, sans hésiter, le chemin du cœur de la fleur ». Pour la première fois l’amante s’éveille en elle, triomphante et heureuse. Nommons encore Mme Alie Smeding (17), que hante l’angoissant problème des instincts passionnels refoulés, chez l’homme et chez la femme. Het wazige land (Le pays nébuleux) est le drame poignant d’une vieille fille, que torturent un sang ardent et le désir inavoué d’avoir un enfant. On voudrait pouvoir montrer, par des traductions, la valeur de pensée et de langue de tous ces livres. Mais on doit craindre que ces chefs-d’œuvre n’arrivent jamais au lecteur français tant que le hollandais restera en France plus ignoré que n’importe quel dialecte-arabe. Connaîtra-t-on jamais en France d’autres ouvrages hollandais, qui sont, dans leur genre, de vrais chefs-d'œuvre ? Les Vies de Rousseau et de Garibaldi, de Mme Henriette Roland Holst (18), qui est aussi une grande poétesse ? L’Erasmus et De Herfsttij der Middeleeuwen (Arrière-saison du Moyen Âge), résurrection du XVe siècle français par un érudit doublé d’un fin lettré, qui enseigne l’histoire universelle à l’Université de Leyde, M. J. Huizinga (19) ?

    On ne les connaîtra pas, peut-être, tant que la France se désintéressera de notre langue et de notre littérature, qui, seules de toutes les langues et de toutes les littératures du monde, ne sont pas enseignées à la Sorbonne.

     

    P. Valkhoff.

     

     

     

    MonsieurSpleen.jpg(1) Au nombre de ces voyageurs, la plupart séjournant sans doute en Hollande en raison de la Conférence de La Haye, on comptait l’académicien Henri de Régnier qui ironise sur cette ville où régnait déjà, semble-t-il, le fameux esprit de compromis, ce poldermodel ou « modèle du polder » : « C’est une charmante ville que ce La Haye où les diplomates en congrès sont en train d’accommoder à la sauce hollandaise les restes refroidis de la guerre et tâchent d’en faire un mets digérable pour l’estomac si délicat de la paix. La Haye, d’ailleurs, est un lieu fort propice à cette cuisine hygiénique. Son calme se prête aux discussions et leur permet de durer ce qu’il faut pour que les opinions contradictoires finissent pas s’y concilier à petit feu et à l’étouffée, de façon que les ententes ainsi réalisées laissent à chacun des participants un arrière-goût de mécontentement que chacun d’eux s’en va chez soi savourer à loisir. Souhaitons cependant que les congressistes n’emportent pas de La Haye de trop indigestes souvenirs. Ce n’est pas, du reste, ainsi que l’on revient d’ordinaire de La Haye et, pour les gens qui n’ont pas à y préparer la paix universelle, le voyage de Hollande est un agréable voyage. » (« Billet de minuit. Sauce hollandaise », Le Figaro, 19 août 1929, p. 1). À la même époque se trouvait également en Hollande, dans le cadre d’une mission d’étude, une délégation de l’Association des grands ports français (voir par exemple les comptes rendus de Charles Bonnefon dans L’Écho de Paris).

    (2) André Theuriet (1833-1907), écrivain prolifique et académicien aujourd’hui oublié. De son séjour batave, il rapportera par ailleurs de bien fades vers : « À la Hollande ! À la jeunesse / De ses vastes prés toujours verts, / Où l’on voit tournoyer sans cesse / Les ailes des moulins dans les airs ! À ses grachts etc. etc. » (« Toast », in Le Livre de la Payse : nouvelles poésies (1872-1882), p. 151). François Coppée, Jean Aicard ou encore Francisque Sarcey ont fait des tournées de conférences remarquées en Hollande à la même époque que lui.

    (3) Jac(obus) van Looy (1855-1930), peintre et écrivain de talent. Traducteur de Shakespeare. Sa trilogie haarlémoise a connu nombre de rééditions. On a parlé de « prose picturale » à son propos pour cerner la singularité de sa plume.

    (4) Voir sur Louis Couperus (1863-1923), le plus grand romancier d’expression néerlandaise de son temps, les nombreuses contributions sur ce blogue. L’évocation romanesque d’Héliogabale remplit De berg van licht (1905-1906), l’une des œuvres majeures de l’écrivain, dans la veine de Salammbô de Flaubert ; Iskander (1920), tel est le titre du roman consacré à Alexandre le Grand.

    (5) Israël Querido (1872-1932), romancier populaire. Son frère Emmanuel a créé une célèbre maison d’édition. Voir à propos de ces deux frères sur ce blogue : « Israël Quérido poète et guide » et « Un traducteur naturiste et crématiste ».

    (6) Arthur van Schendel (1874-1946), romancier très célèbre de son vivant dont quelques autres romans ont été transposés en français : L’Homme de l’eau et Les Oiseaux gris.

    (7) Aart van der Leeuw (1876-1931) a pratiqué la prose poétique. Hormis l’œuvre Ik en mijn speelman (1927) que mentionne Valkhoff, il n’est plus lu pour ainsi dire.

    Biographie d'Albert Helman par M. van Kempen

    Helman-Bio.png(8) Albert Helman (1903-1996), écrivain prolifique et homme politique né au Surinam. Au moins deux de ses œuvres ont été traduites en français : Don Salustiano et Mon singe pleure.

    (9) J. Slauerhoff (1898-1936), poète majeur du XXe siècle hollandais, mais plus grand romancier encore. Un recueil de nouvelles ainsi que deux romans sont disponibles en français aux éditions Circé.

    (10) A. den Doolaard (1901-1994), écrivain à succès et voyageur réputé dont on ne lit plus la poésie. Plusieurs de ses romans et récits de voyage ont été édité en traduction française.

    (11) André Harlaire (1905-1986), l’un des pseudonymes d’André Brottier. Chroniqueur littéraire et théâtral, romancier et poète, il entre dans les ordres et, sous le nom de Louis Gardet, devient spécialiste de l’islam.

    (12) Willem Nieuwenhuis (1886-1935), auteur catholique, a collaboré à un ouvrage sur Léon Bloy.

    (13) Anton van Duinkerken (1903-1968), poète et essayiste, grande figure de l’intelligentsia catholique et de la Résistance aux Pays-Bas. On lui doit entre autres une traduction de L’église habillée de feuilles de Francis Jammes.

    (14) Pieter (Pierre) van der Meer de Walcheren (1880-1970), essayiste et éditeur, filleul de Léon Bloy. Entré dans la vie contemplative de même que son épouse, tous deux étant de grands amis des Maritain. Plusieurs volumes de ses souvenirs sont disponibles en langue française.

    (15) Albert Kuyle (1904-1958), poète et prosateur novateur de l’entre-deux-guerres, adepte d’une écriture sèche et filmique. Disparaît de la scène littéraire à la suite de ses engagements au sein de la sphère pronazie.

    (16) Carry van Bruggen (1881-1932), essayiste et romancière de renom. Eva a paru récemment en français : Eva, traduction, annotation et postface de Sandrine Maufroy, coll. « Version françaises », Éditions Rue d’Ulm, Paris, 2016. En 1904, son jeune frère Jacob Israël de Haan (1881-1924) fit scandale en donnant le roman Pijpelijntjes à la thématique explicitement homosexuelle. Fait amusant, Carry est née le 1er janvier 1881, Jacob le 31 décembre de la même année.

    Huizinga.png(17) Alie Smeding (1890-1938), romancière qui souleva des questions taboues, ce qui l’obligea à quitter sa ville. Elle n’est plus du tout lue.

    (18) Henriette Roland Holst (1869-1952), femme de lettres et militante socialiste. Elle a aussi laissé un ouvrage sur Rosa Luxemburg.

    (19) Johan Huizinga (1872-1945), célèbre historien. Traductions françaises : L’Automne du Moyen Âge(1919), Érasme (1924), La Crise de la civilisation (1935), Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu (1938), Incertitudes. Essai de diagnostic du mal dont souffre notre temps (1939), À l’aube de la paix. Étude sur les chances de rétablissement de notre civilisation (1945).