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littÉrature - Page 35

  • Multatuli, Max Havelaar & Batavus Droogstoppel

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    Coup d’œil

    sur la mentalité batave

     

    Rokus Hofstede, traducteur néerlandais de littérature française (Pierre Michon, Georges Perec, Emil Cioran, Clément Pansaers, Pierre Bourdieu…) nous propose ci-dessous un article qui a été publié dans Liber. Revue internationale des livres, n° 27, juin 1996, p. 14-15. 

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    Batavus Droogstoppel, Max Havelaar :

    la double face du calvinisme

     

    L’anticolonialisme, devenu dominant en Hollande dans l’après-guerre, ne fait décidément plus l’unanimité. Depuis peu, des commentateurs s’élèvent pour énumérer les vertus de l’ancien régime colonial, d’ex-colonisés expriment ouvertement leur nostalgie de la soumission à la mère patrie, et la générosité relative qui longtemps présidait aux rapports des Pays-Bas avec le tiers-monde se trouve de plus en plus contestée au sein même du gouvernement centre-gauche actuel. Dans ce contexte, il peut être intéressant de relire ce qui est sans doute la meilleure exposition littéraire du conflit séculaire qui oppose, dans la culture néerlandaise, l’égoïsme intéressé à l’altruisme moralisateur : le roman anticolonialiste Max Havelaar, « le Havelaar », comme on dit, pour marquer par cette substantivation que ce texte est digne du statut de classique. Son auteur, Multatuli (pseudonyme de Eduard Douwes-Dekker), tira d’un déboire personnel (sa révocation, en 1856 – alors qu’il était fonctionnaire aux Indes néerlandaises –, à la suite de ses tentatives d’enrayer la corruption des élites locales), matière à un roman anticolonialiste, généralement considéré comme le premier roman moderne de la littérature néerlandaise, et l’un des très rares à être largement traduits à l’étranger (1).

    À Lebak, sur l’île de Java, Max Havelaar, alter ego de Douwes-Dekker, est nommé assistent-resident, représentant du gouvernement néerlandais. Il est chargé de l’administration de la région de Lebak et de la protection de la population autochtone contre l’usurpation de pouvoir des princes locaux. Havelaar se rend compte que ceux-ci exploitent à grande échelle le travail et les biens de leurs sujets, pratiques sur lesquelles l’administration néerlandaise, incarnée par son supérieur Slymering, ferme les yeux. La lutte de Havelaar, pour que justice soit rendue aux inféodés de Lebak, est rapidement consommée : contraint à la démission par le gouverneur général, il reste le témoin impuissant de la perpétuation du système colonial en vigueur.

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    Batavus Droogstoppel, par Albert Hahn,

    1910, De Notenkraker (IISG)

     

    Mais Havelaar ne tient pas seul la scène du roman. Il ne prend sa dimension épique que par opposition à un autre personnage, l’anti-héros Batavus Droogstoppel, courtier en café amstellodamois, habitant au 37, Lauriergracht, comme il le précise dès la première phrase du roman. Droogstoppel se méfie des romans « ou autres choses semblables ». C’est le hasard d’une rencontre avec « l’homme au châle », ancien camarade d’école appauvri, qui l’incite à publier les écrits que ce dernier lui fait parvenir, parmi lesquels se trouvent des notes sur le commerce du café dans les colonies. Droogstoppel flaire un profit : il les fait mettre au net par un commis, le jeune Allemand Stern, se contentant de donner des commentaires désapprobateurs sur la tournure que prend le récit. La structure du roman est basée sur l’alternance des propos de Droogstoppel, le mécène malgré lui, et des aventures de Havelaar, le héros floué, tous deux écartés dans les dernières pages : se livrant à une vibrante péroraison, Multatuli reprend en effet la plume de leurs mains pour s’adresser directement à Guillaume III : « À Vous, j’ose, en confiance, demander si telle est bien votre impériale volonté, qu’un Havelaar soit éclaboussé de la fange des Slymering et des Droogstoppel ? Et qu’au-delà des mers plus de trente millions de vos sujets soient opprimés et pressurés en votre nom ? »

     

    Autodénigrement

    Batavus Droogstoppel apparaît comme un représentant exemplaire mais caricatural de la deftigheid, propriété caractéristique de la classe des régents hollandais : un mélange de rationalité commerçante et de distinction patricienne. La deftigheid de Droogstoppel s’exprime surtout par une pusillanimité et un philistinisme à toute épreuve. Égoïste, prosaïque et mesquin, il est le bourgeois hollandais dans toute son étroitesse d’esprit, motivé seulement par la défense de ses intérêts en affaires et par le maintien d’une respectabilité chrétienne bornée. Ainsi, il semble s’opposer en tous points à Havelaar, autoportrait idéalisé et à peine voilé de Multatuli. L’auteur insiste sur la noblesse de cœur de son protagoniste, sa soif de sacrifice, sa nature « chevaleresque » ; Havelaar avait « beaucoup enduré », comme Socrate, comme Jésus, comme Multatuli lui-même (ce que son nom multa tuli, j’ai beaucoup souffert, souligne).

    couvMaxHavelaarBonne.jpgPourtant, l’opposition de ces deux personnages-clés est moins totale qu’il n’y paraît. Droogstoppel n’est pas l’anti-héros complet qui aurait comme seule fonction narrative de servir de repoussoir et de faire-valoir au héros. Multatuli lui-même remarque, dans des notes ajoutées à son ouvrage, quinze ans après la première publication, qu’il est loin de désapprouver tout ce qu’il met dans la bouche de ce « brave Droogstoppel ». « Me croirez-vous, si je vous dis qu’en mainte occasion je prends parti pour Droogstoppel ? J’aurais même la plus haute estime pour de nombreuses opinions du bonhomme, si du moins l’on pût supposer qu’il les devait au raisonnement, et n’y adhérait pas par petitesse d’âme… » Droogstoppel est un personnage double : s’il est décrit comme le « misérable produit d’une cupidité sordide et d’une bondieuserie blasphématoire », comme un « monstre », il est aussi porteur de valeurs positives, telles que la méticulosité et la pondération. Multatuli applaudit les réticences de Droogstoppel vis-à-vis de la rhétorique conventionnelle, ses « épanchements réalistes » : « Pour autant que ceux-ci puissent servir à dénoncer une fausse poésie dans l’esprit de notre jeunesse, je les recommande à l’attention des parents, des éducateurs et des critiques. » Et il le laissera s’indigner des « mensonges » patriotiques destinés à glorifier l’identité nationale – une activité à laquelle se livraient au XIXe siècle nombre d’historiens de cette vieille petite nation coincée entre les grandes. « Tous les Hollandais sont braves et magnanimes. Les Romains s’estimaient heureux d’être épargnés par les Bataves. Le bey de Tunis avait la colique dès qu’il entendait claquer le drapeau hollandais. Le duc d’Albe était un monstre. Le reflux, en 1672, je crois, dura un peu plus que d’ordinaire, à la seule fin de protéger la Hollande. Mensonge ! La Hollande est ce qu’elle est parce que nos vieux savaient veiller à leurs affaires, et qu’ils avaient la vraie foi. Un point, c’est tout ! »

    Ainsi, Droogstoppel n’est pas seulement objet mais aussi sujet de sarcasme ; esprit borné et crédule, il attaque les conventions rhétoriques en usage ; opportuniste peu scrupuleux sur les faits, il défend avec ferveur « vérité » et « bon sens ». Il n’est pas étonnant que ses compatriotes aient rapidement reconnu le personnage de Batavus Droogstoppel comme un des leurs. Son nom – qui traduit l’intention satirique : droogstoppel signifie « chaume sec » – est passé dans le langage courant, et indique un individu rasoir, ennuyeux, mais aussi un épicier ayant fait fortune. Il a même donné naissance à un adjectif : droogstoppelig. Le Hollandais qui est droogstoppelig aime dénigrer l’idéalisme, l’extravagance, les excès des autres, mais s’offre simultanément aux autres en objet de dénigrement.

    L’ambiguïté de Droogstoppel se retrouve dans celle de Havelaar. Tout indique que Multatuli était conscient de la tension entre idéal et crédibilité que faisait naître l’accent unilatéral mis sur les côtés magnanimes de son héros. Celui-ci est présenté dès l’abord comme un « réceptacle de contradictions », « tranchant comme une lame et tendre comme une fille ». Ce grand idéaliste, « nouveau Don Quichotte », manque parfois cruellement de sens pratique ; despote éclairé, il est raillé pour sa mansuétude ; philanthrope passionné, il est tantôt humble, tantôt intraitable. Et dans un moment de lucidité, Havelaar s’en prend à la cruauté d’un supérieur qui « ne lui concéda pas le plus petit air de martyr, ne lui permit pas d’être intéressant par la persécution ». On aurait donc tort d’identifier trop rapidement Multatuli et son porte-parole apparent. Havelaar est un poète déguisé en fonctionnaire, alors que Multatuli était plutôt un activiste déguisé en romancier. Dans son fameux discours final au roi, Multatuli avertit le lecteur qu’il n’est pas, pour sa part, « un poète secourable aux mouches, un doux rêveur comme Havelaar, victime humiliée, qui accomplissait son devoir avec le courage d’un lion, et souffre la faim avec la patience d’une marmotte en hiver... ». Par ailleurs, si Havelaar est bien le pathétique défenseur de la justice et de la cause des indigènes exploités, tout indique que les motifs de Multatuli dans l’affaire Lebak prennent racine dans sa soif de gloire et ses frustrations carriéristes (l’auteur se déclarera d’ailleurs prêt à troquer la publication de son livre contre une réhabilitation royale en bonne et due forme, qui lui sera, fort heureusement, refusée). Finalement, Droogstoppel et Havelaar se rejoignent sur un point précis : malgré leurs différences profondes, ils partagent le même esprit dogmatique, ils sont l’un comme l’autre des betweters (littéralement : « ceux qui savent mieux »), exhibant en cela une des caractéristiques extérieures les plus visibles du calvinisme néerlandais.

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    Maurice Muret, « Un romancier pamphlétaire : Multatuli »,

    Journal des débats, 19/09/1937

     

    Calvinisme

    La Hollande est sans doute le seul pays où l’on peut exprimer son admiration pour une œuvre culturelle par un adjectif signifiant « contraire à l’esprit national » (onhollands) – encore que l’emploi de cette épithète, droogstoppelig par excellence, ne convienne guère à propos du Max Havelaar, ou les ventes de café de la Compagnie commerciale des Pays-Bas. Si ce roman hybride, tantôt pamphlet tantôt peinture de mœurs, est encore d’une modernité si saisissante, ce n’est pas seulement en raison de son savant enchevêtrement de genres ou de sa grande liberté de style, qui rompt avec la langue de bois des « poètes-prédicants » contemporains de l’auteur. C’est aussi parce que l’athée Multatuli a sans doute mieux éclairé qu’aucun autre écrivain hollandais des derniers siècles les contradictions de la culture dite calviniste dont il était issu ; les figures de Droogstoppel et de Havelaar incarnent deux façons différentes et souvent opposées de vivre les injonctions de l’éthique protestante. Ainsi, dans la rationalité de sa conduite de vie et son ascétisme temporel, Droogstoppel se montre d’un zèle exemplaire, tout en se satisfaisant d’une interprétation très simpliste du dogme de la prédestination ; pour lui, la prospérité et la piété s’expliquent et se justifient réciproquement, la richesse n’est pas seulement signe d’élection divine, elle est une récompense de la foi – « Dieu aide ceux qui s’aident eux-mêmes », selon le mot de Max Weber. Droogstoppel ira jusqu’à proclamer que ses intérêts commerciaux personnels s’identifient à la volonté divine : « Il est possible que l’Être Suprême ait créé à Lebak un sol impropre à la culture du café à seule fin que le travail nécessaire pour apporter là une autre terre plus fertile rende la population de cette contrée capable d’accéder au salut. » La vocation temporelle de Havelaar prend au contraire toutes les allures d’une vocation spirituelle ; tout au long du roman, il ne se lassera pas d’invoquer la haute idée qu’il a de son devoir, et les bonnes œuvres lui sont plus naturelles que son intérêt personnel. Finalement, Havelaar, le wereldverbeteraar (littéralement : « l’améliorateur du monde »), le défenseur des nobles causes, est plus conforme à la conception calviniste de l’élu, malgré sa pauvreté et son manque de discipline, que Droogstoppel, le puritain endurci, qui n’incarne que les conventions les plus extérieures de la foi.

    annonce parue dans L'Humanité, 12/08/1931

    multatulihumanité.jpgAinsi, à travers les personnages de Droogstoppel et de Havelaar, Multatuli expose un conflit fondamental de la culture néerlandaise : celui entre l’égoïsme intéressé, particulariste (une éthique utilitariste, libérée de toute contrainte, souvent cautionnée par les églises protestantes), et l’altruisme moralisateur, universaliste (une éthique charismatique, prétendant dicter la loi aux autres, érigeant sa propre vision du monde en norme universelle). Aux Pays-Bas, la référence aux figures opposées et complémentaires du commerçant et du prédicant est commune, presque banale ; l’autodénigrement auquel se livrent volontiers les Hollandais peut prendre la forme tantôt d’une moquerie de l’esprit épicier des régents – les Droogstoppel – tantôt d’un rejet de la pédanterie des moralistes – les Havelaar. Sous cet angle, ce sont les Havelaar qui, dans les récents avatars du débat sur le colonialisme et le tiers-mondisme, ont essuyé les diatribes des nouveaux Droogstoppel qui plaident pour la modération et le bon sens, pour la défense des intérêts commerciaux nationaux, et contre la fausse poésie des « améliorateurs du monde » bataves.

    Rokus HOFSTEDE

     

     

    (1) La plus récente – et de loin la meilleure – des quatre traductions françaises : Max Havelaar, ou les ventes de café de la Compagnie commerciale des Pays-Bas, postface Guy Toebosch, trad. Philippe Noble, Arles, Actes Sud, « Babel » n° 31, 1991.

     

     

  • Rêverie dans Amsterdam

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    La carte postale de Francis Carco

     

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    Le premier jour du printemps 1951, Florentin Mouret publie à Avignon les 150 exemplaires hors commerce de l’édition originale de Rêverie dans Amsterdam (avec une carte postale extraite de « La romance de Paris »). Il s’agit du troisième petit volume de la collection « Pour F.M. et ses copains » qui en comptera quatorze (1950-1961). Célèbre chansonnier, l’auteur de cette trentaine de pages, Francis Carco (Nouméa 1886 - Paris 1958), a aussi été un écrivain prolifique qui a connu un succès sans pareil durant l’entre-deux-guerres. Rêverie dans Amsterdam a été écrit à la suite d'un séjour qu'il a effectué dans la capitale néerlandaise au milieu des années 1930 ; la revue Les Marges en a donné le texte le 10 mai 1935. C'est à la même époque que Carco concevra Brumes - qu'il considérait lui-même comme son meilleur roman - , « qui a pour décor le quartier des marins et des prostituées d'Anvers » (1).


    amsterdam,anvers,littérature,poésie,francis carcoLe jour où il monte dans le train qui va le conduire à Amsterdam, il emporte la réédition de 1883 d’un guide voyage pour le moins singulier :
    Le Putanisme d’Amsterdam (1681), « certainement un des plus curieux livres écrits sur les mœurs des prostituées » précise l’éditeur. Mais une fois sur place, au début de la nuit, l’idée d’entrer dans des lieux de réjouissances n’effleure pas cet homme qui a vu de près les bas-fonds de bien des villes ; il préfère arpenter les rues désertes de la ville sous la pluie. « L’eau du port, elle aussi, luisait sous les feux des pylônes, d’une trouble phosphorescence et, par-dessus la ville, au milieu des vapeurs, le ciel apparaissait si rougeoyant qu’on en éprouvait à la fois une crainte et un plaisir. Heureusement, comme dans toute cité moderne, le timbre des tramways prolongeait ses rassurants appels. » Dans son récit un peu décousu, mais écrit dans une prose limpide, Francis Carco opère plusieurs comparaisons entre ce qu’il voit et les souvenirs qu’il garde de la Chine.

    Le Hollandais qui lui sert de guide préfère évoquer les tulipes que les « coupables divertissements » ; cet homme sur lequel on apprend peu de choses l’amène à dire : « Les Hollandais ont ceci d’excellent qu’ils ne vous promettent jamais rien de rare au cours d’une randonnée nocturne. Ils sont trop avisés pour compter sur la chance. Mais quand l’occasion se présente, ils savent mieux que personne en tirer parti. » Vont-ils tous deux tirer parti de cette promenade qui finit, malgré la résolution prise, à l'ombre de l’Oude Kerk ? « La rue tourne autour de l’église et, dans de petites loges qui se succèdent jusqu’à ne plus presque former qu’une succession ininterrompue de maisons de plaisir, des filles guettent les passants de derrière les carreaux. (…) Quelques-unes de “ces dames” vidaient des chopes de bière ou tricotaient, les yeux baissés. On les eût prises, à leur réserve, pour de dignes ménagères attendant, sous la lampe, le moment de gagner leur lit. Sans la musique des bars et sans l’étrange exhibition, derrière les vitrines, de toutes ces créatures qui ne semblaient en rien participer aux complicités du dehors, j’aurais pu me tromper. Jamais encore, nulle part, je n’avais constaté pareille hypocrisie. Et, pensant à l’auteur du petit livre sur Amsterdam, je me disais qu’avec lui, j’aurais eu, à n’en pas douter, la clef de ce mystère. Mais peut-être n’y avait-il pas de mystère. Il suffisait d’entrer dans l’une de ces boutiques pour que la femme, tirant le verrou et laissant retomber le rideau, changeât subitement de visage et se comportât comme partout.

    biographie de Carco par J.-J Bedu, éd. du Rocher, 2001

    CouvCarco.jpgOr, je n’éprouvais guère l’envie de tenter l’aventure. Grasses ou maigres, blondes ou brunes, aucune de ces marchandes n’arrivait à me décider. Elles faisaient partie d’un décor au même titre que leurs lumières tamisées de soie rouge, leurs coussins de couleur et la musique violente des bars. Plus je les observais, plus je concluais qu’il fallait accourir de loin vers elles et les voir au travers de sa propre imagination pour les parer de quelque attrait. Le vieux proverbe qui prétend que “l’amour est comme les auberges espagnoles : on y trouve ce qu’on y apporte”, prenait ici sa pleine signification. Près de ces femmes, dans l’étroit univers confortable dont elles étaient la fleur, on devait percevoir la sourde rumeur de fête foraine qui emplissait le quartier. On devait également savourer la tiédeur de leur gîte et, en même temps qu’on entendait la pluie crépiter aux carreaux, songer à la rue froide, glissante, dont les pavés et les trottoirs, les maisons grises, les courants d’air et l’inexprimable atmosphère de solitude n’étaient, à la fois, si lointains et si proches, que les sombres éléments d’un drame auquel, pour un moment et par miracle, on venait d’échapper. »

    Citons encore une strophe du poème « Carte postale » qui ferme cette Rêverie dans Amsterdam :

     

    Rappelle-toi, dans Amsterdam,

    La dernière nuit de l’année,

    Toute la ville illuminée

    Et le long raclement des trams.

     

    (1) Cf. Francis Carco, Romans, édition Jean-Jacques Bedu et Gilles Freyssinet, coll° Bouquins, Robert Laffont, 2004.

     

     

    Qui es-tu Francis Carco ?



     

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  • Carte postale

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    Ted van Lieshout

     

     

    Auteur prolifique, l’illustrateur et graphiste Ted van Lieshout (1955) doit sa renommée à des recueils de poèmes pour enfants plein d’humour comme Le chagrin, on peut en faire des chapeaux rigolos (1986) et des albums très inventifs. Le roman Frère (1996), seule œuvre disponible en français, est écrit dans une veine plus grave puisqu’il y est question du travail de deuil chez un adolescent qui a perdu son frère. Ci-dessous, « Comment ça s’appelle », un poème-carte postale bilingue, édité par les éditions Leopold à l’occasion du Salon du Livre de Paris (2003).

     

    CartePostaleLieshout.jpg
    (trad. D.C.)

     

    page en français sur le roman Frère :

    www.nlpvf.nl/events/salon/auteurs/lieshout_freres.htm

    site de l’auteur avec page en anglais :

    www.tedvanlieshout.com/

    Frère, trad. Véronique Roelandt,

    Genève, La Joie de lire, 2001.

     

    CouvFrèreTed.jpg

     

     

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  • Le bonheur selon Luc Dietrich

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    « Il est ennuyeux de mentir,

    mais la poésie y gagne. » (1)

     

     

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    F. Richaud, Luc Dietrich, Grasset, 2011

     

     

    Luc Dietrich est né en 1913 à Dijon. Orphelin de père à l'âge de six ans, il mène une vie itinérante avec sa mère qui, minée par la drogue, disparaît à son tour en 1931. Le jeune homme s'engage alors dans une vie désarticulée, basculant d'amour en amour, passant sans transition ni scrupules de la pauvreté la plus sordide à la richesse frelatée des milieux de la drogue et de la prostitution. En 1930, il publie sous le nom de Luc Ergidé un premier recueil de poèmes Huttes à la lisière. Mais c'est Lanza del Vasto, rencontré en 1932, qui lui révèle ses talents d'écrivain et le pousse dans la voie de la « connaissance ». Ils écrivent ensemble le Livre des rêves, proposé en 1934 à Grasset qui le refuse. Fortifié par cette expérience, Luc Dietrich commence la rédaction de son premier roman La Leçon de vie qu'il présente avec l'approbation de Lanza del Vasto à Denoël. Le livre sera publié en 1935 sous le titre Le Bonheur des tristes, mais amputé des quatre derniers chapitres. Parallèlement à l'écriture, Dietrich s'intéresse à la photographie et présente sa première exposition à Paris en 1937. Il meurt en 1944, laissant une œuvre brève, lumineuse et fulgurante comme son existence tiraillée entre détresse de désir.

     

    Hollande des heures entre l’eau, la terre et le ciel, le ciel de la mer et l'haleine de la terre, lavé de vent et de pluie.

    Bourrasque

     

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    poème autographe (fac-similé)

     

    Hollande

    Des arbres plantureux distribués comme des meules ont des feuillages de pluie par la campagne plate. Vers le soir, des nuages bas perdent d'opulentes lumières au milieu des blés laiteux où surgit un cargo peint de neuf. Et par toute l'étendue de longs bras d’eau couleur d'acier portent les péniches chargées de charbon, de ballots de laine, de poutres musquées, de cuves et de grains. Une herbe détaillée comme un bouleau d'hiver pleure son ombre sur un chemin de sable.

    Amsterdam - août 1935

     

    La hollande, tout s’y découpe, s’y compose lumineusement. La lumière y est parfaite. Ça ne ressemble à rien d'autre ailleurs, toute cette eau. Vous êtes dans un grand champ, et soudain, au bord du champ, il y a un grand navire qui glisse.

    Luc Dietrich

     



     

     

     

    De Songeson au Pain de terre

    ou six mois de la vie du jeune Luc Dietrich

     

    Le vendredi 17 mai 1929, Raoul Dietrich, dit Jacques, arrive au petit village de Songeson dans le Jura. Monté dans le train de 8h05 à la Gare de Lyon, il franchit le seuil du domicile de ses nouveaux patrons en début de soirée puis goûte du lit rude qui sera le sien durant six mois. « Mon Dieu protégez-moi », écrit-il sur l’Agenda 1929, petit journal de ses « souffrances », avant que de fermer les yeux. Raoul vient de fêter son seizième anniversaire dans la solitude du pensionnat de Vendôme, le 17 mars, dimanche de la Passion. Autour du dix-sept de chaque mois, Jacques va faire le bilan de sa carcasse pour dresser « cette courbe » : 17 mai 63 kg ; 17 juin 61 kg 500 ; 17 juillet 58 kg ; 17 août 61 kg ; 17 septembre 58 kg. Une pesée, tout compris : « gros brodequins, chaussettes, culotte, bretelle, chemise fine, chemise de coton, gilet, veste ». Le dimanche 17 novembre, il remontera dans le train.

    luc dietrich,hollande,littératureEntre ce 17 mai et ce 17 novembre, le valet de ferme Jacques perd son peu de graisse et plonge de toute sa hauteur dans la dure réalité du quotidien paysan, pugnace. Avec les jours, toutefois, la main se fait au bâton comme à la croupe fumante parée de bouse, au bois de la scie comme à la poignée du passe-partout, au manche sec du râteau et de la faux comme à celui plus court mais plus musclé du croc à fumier et du croc à pommes de terre ou à mottes, aux dents de la herse comme aux ruant brancards, aux bras rigides de la brouette ; les doigts gourds prennent la mesure des pis poilus, désapprennent la crainte des naseaux baveux, serrent leurs engelures sur l’anse glacée du seau, manient la batte à beurre, se referment sur la morsure de la mauvaise herbe et sur la rugosité de la gerbe. En arpentant les raidillons et la terre fraîchement retournée, les pieds se rebellent dans les sabots – ces « cercueils trop courts » – qui, d’usure, prennent l’eau, autant que les brodequins neufs. « Mes pieds me font tellement souffrir. On dirait que je suis chaussé de chaussettes garnies de clous » : d’un samedi de printemps à la première neige, les talons se déchirent. Bon gré mal gré, le nez s’ouvre dès l’aube aux relents de purin et, au cœur de la semaine, aux effluves qu’exhale le tonneau des cabinets dont le contenu regagne l’air libre ; les narines et la gorge absorbent – à quoi bon rechigner – la poussière que soulève le vannage. Seul, le cœur, sous la maigreur, sous les craquements des jointures, ne se fait à rien.

    luc dietrich,hollande,littératureLes journées de pluie amènent un peu de repos, assez pour copier quelque poésie et les apprendre ou lire des chapitres de Jules Verne. Mais elles traversent aussi le vêtement maculé, saucent et trempent l’épouvantail jusqu’aux os. Par tous les temps, il faut pacager. Charmante est là qui vient de mettre bas et Papillon peut-être aussi qui, un soir venu, au lieu de rentrer à l’étable pour la traite, prendra le layon de la littérature. Sous le ciel clément, le commis – pour sa part « vache à lait » de Robert, le patron –  goûte l’herbe, s’allonge de tout son long derrière des halliers ou en surplomb du village. À plat ventre, il dévore Faust, Le discours de la Méthode, des lettres de Joseph de Maistre, du Musset ou encore le Voyage autour de ma chambre. Jacques se repaît mais est encore à des lieues de penser que « Rares sont les livres qu’on peut poser sur l’herbe et qui résistent à la comparaison avec les brins tout droits, le filigrane des graminées, le silence que traverse un murmure de feuilles. » (2) Où, plutôt, le pense-t-il déjà mais ne le sait. Pour l’instant, il sue le labeur et porte sa croix.

    Quand, le dimanche, Robert – ce « pédant en sabots » – où la rosse de marâtre – cette vieille crasseuse qui, entre deux gorgées de vinasse, déverse ses grossièretés sur le commis (« t’es aussi bête que t’es grand »), lui arrache des larmes et insulte la maman qu’il a mise une fois pour toute sur un piédestal –, quand ces butors ne s’acharnent pas en grotesques roueries pour lui interdire d’emprunter la bicyclette, il file à la messe – mais les volées de la grosse campane n’annoncent-elles pas l’heure de la sortie – ou directement à la cure de Doucier. Le doux curé est son seul ami. Il lui procure quelque lecture, lui remonte le moral, étale la confiture écarlate sur une épaisse tartine beurrée. Raoul lui soumet ses poésies. On parle devant un verre de rouge. Mais déjà les vaches beuglent. Il faut rentrer, soulever sa longue guibole par-dessus le cadre de la petite reine, mouiller sa chemise en moulinant, lâcher le guidon, saisir la trique qui attend debout sur la terre battue du chépu et s’élancer vers le pâturage. « Si je n’avais pas cette religion catholique je songerais à quitter la vie puisque la vie paraît-il n’est qu’une erreur de la nature. »

    luc dietrich,hollande,littératureDrôle de « clampin » vraiment que cet adolescent malingre et pieux qui se dit « trop moche pour aimer », qui a « hâte de crever » et que seules réconfortent en semaine les lettres écrites par la main maternelle. Les autres femmes ? Une plaie plus qu’autre chose. Le visage déjà mangé par la barbe, ne voilà-t-il pas que Jacques se recroqueville dans la coquille de Raoul dès qu’une donzelle des champs approche, la jupe bleue au vent où les dents entr’ouvertes. Qu’une jolie daigne lui faire l’honneur d’une parole ou d’un regard, il se méfie, se détourne – « La Marguerite Tulli me barbe par ses galanteries, pourtant c’est un beau fruit doré » –, se tait ou encore fait « attention à sa langue ». Ne voilà-t-il pas que ce pecnot du dimanche commence à leur parler littérature et philosophie pour, une fois retourné à sa solitude, gribouiller : « Les femmes sont et seront toujours les mêmes que l’on soit à Paris à Vendôme ou à Songeson. Elles ont toujours une langue acérée, un penchant irrésistible vers le commérage, la manie de larder le premier venu–. Et je suis celui-là–. Se vengeant de mon indifférence une bergère a dit à ma patronne que je laissais mes vaches aller où bon leur semblait pendant que je lisais. Le sujet est futile mais faux. » Et quand il apprend que l’une ou l’autre cause de le déculotter, il s’esquive, et versifie sa réserve, dédiant son Yvonne sans doute à la plus mignonne d’entre elles. Poète et séducteur, c’est sûr, sommeillent encore sous les trèfles.

    luc dietrich,hollande,littératureÀ défaut des dimanches ou de courrier, en butte aux sourires railleurs, aux « gracieuses avances » des vierges et aux tonnantes semonces de fermiers balzaciens, Jacques s’en va plonger sa nudité dans un lac des environs. La baignade le lave pour une demi-journée des affronts et l’aide à cracher l’amour-propre ravalé : « Il me fait boulonner le malin et avec un air supérieur et maussade, il me dit : “Cire-moi mes souliers”. Oh ! Oh ! l’orgueilleux Jacques cirant les souliers, eh ! bien oui, Jacques est domestique de ferme, Jacques domestique, son orgueilleuse ambition d’antan, oh ! oui, une fumée !... » Séché au soleil et rhabillé à la hâte, il retourne mordre la poussière et bouffer des briques, mordre et bouffer de ce pain de ménage de couleur grise, qui colle quand il est frais, de ce pain qui « ici joue un grand rôle », qui « est vraiment l’aliment de fond ». Et qu’on « estime d’avantage » quand on a vu les chemins et les transformations qui mènent à lui.

    À la saint Asciscle, le vacher reprend la direction de la ville, de « cette vie enfiévrée et efféminée de Paris ». Avec 275 francs en poche reçus pour prix de ses peines, et un « apprentissage de la vie qui me coûte cher » accompli, Raoul Dietrich, encore « beau d'inexpérience », est en route vers Luc Dietrich. Jacques retrouve le soir même les bras de sa mère aimée par-dessus tout, cette femme en instance de mort qu’il « trouve changée à son avantage ».

    Daniel Cunin

     

    (1) Luc Dietrich, Le Bonheur des Tristes, « Le Pain de terre », XLV.

    (2) Ibid., XIX.

     

     

    Ce texte, basé sur un des carnets dans lesquels Raoul-Jacques,

    futur Luc Dietrich (1913-1944),

    consignait les petits riens du quotidien,

    a été publié dans Luc Dietrich. Cahier douze,

    sous la direction de Frédéric Richaud,

    Cognac, Le Temps qu’il fait, 1998.

     

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  • Que content… que racontent les contes ?

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    Aux origines du monde

    Contes et légendes de Flandre

     

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    choix de textes, préface et notes de Marcel van den Berg,
    illustrations Suzanne Strassmann, trad. D. Cunin,
    Paris, Flies France, 2000.
     
     
     
     
    LE MOT DE L’ÉDITEUR

     

    Dans ce recueil nous présentons les plus beaux contes étiologiques de la Flandre, parus dans des livres et périodiques folkloriques depuis la fin du XIXe siècle. Ces histoires charmantes expliquent avec beaucoup de fantaisie et d’humour le pourquoi des choses et des phénomènes de la création. Ils racontent comment Dieu a créé l’homme et la femme, pourquoi la plie a la gueule de travers et pourquoi les feuilles du peuplier tremblent. Ou pourquoi le cheval doit brouter jour et nuit, n’étant jamais rassasié : c’est parce qu’il ne voulait pas abandonner son pré et refusait d’emmener Jésus à la ville. D’autres contes expliquent l’origine de la chèvre, des puces ou du sexe. Le lecteur pourra savourer le talent narratif des conteurs et la couleur locale des histoires, notés de la bouche du peuple, mais il trouvera dans notre collection aussi des versions plus littéraires et arrangées. La lecture de contes illustre à quel point nos ancêtres étaient proches de la nature car ils connaissaient bien l’aspect et le comportement des animaux et des plantes. (Marcel Van den Berg)

     

     

    UN CONTE

     

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    UNE LECTURE DU LIVRE

     

    Aux origines du monde - Contes et légendes de Flandre, trad. Daniel Cunin,  Paris, Flies France, 2000. Choix de textes, préface et notes de Marcel van den Berg. On connait souvent plus les contes des antipodes que ceux de nos plus proches voisins. Aussi le titre m’a-t-il tout de suite accroché. À part les Contes d’un buveur de bière et l’un ou l’autre ouvrage plus d’Histoire que d’histoires, je ne savais pas grand chose de ce que racontent ou racontaient les gens du Nord. J’ai plus remarqué la deuxième partie du titre que la première. Elles sont pourtant aussi importantes l’une que l’autre : il s’agit en fait d’une anthologie rassemblant quelque 200 contes étiologiques, tels que collectés en Flandre entre, grosso modo, 1850 et 1950. Classés par thèmes (Terre et ciel ; Hommes ; Mammifères ; Oiseaux ; Poissons et insectes ; Plantes ; Savoir-faire et calendrier), ces « contes » très courts - certains ne font que quelques lignes - sont accompagnés chacun d’une note indiquant où ils ont été collectés, qui les a racontés, où l’on peut trouver des variantes…
Ceci permet à l’auteur d’affirmer, en préface : « Nous pouvons avancer que ces Contes et légendes de Flandre contiennent la quasi-totalité des types de contes étiologiques de Flandre ». Nous serions tentés de le croire !
Bien entendu, certaines histoires sont moins intéressantes ; il en est d’autres, ainsi que le reconnait l’auteur, dont on peut douter de l’origine populaire ; beaucoup sont marquées par la culture chrétienne et font intervenir Dieu, Jésus, Marie, les Saints, Adam et Éve… comme celle qui explique pourquoi les hommes ont des poils sur le gros orteil… (Non, je ne vous le dis pas !).
Il n’empêche : voici un livre que j’ai lu avec plaisir, étonnement et curiosité. Dans la même collection, on trouvera les contes et légendes de France, d’Ukraine, du Japon, de la Chine…
À la prochaine !

     

    Ce livre est publié dans la Collection

    Aux origines du monde de l’éditeur parisien Flies France

     

     

     

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    Plusieurs de ces contes ont été repris

    dans une autre belle collection du même éditeur :

    La caravane des contes.

     

     

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