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littérature - Page 33

  • Multatuli ou « le génie du sarcasme »

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    MULTATULI

    vu par un pasteur de l’église wallonne

     

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    Multatuli

     

    Au cours du XIXe siècle, parmi les Français qui vivent en Hollande et écrivent sur ce pays, se trouvent quelques pasteurs tels Albert Réville et Louis Bresson. Français originaire de Tonneins (Lot-et-Garonne), celui-ci a rédigé en 1865 une thèse sur le révolutionnaire guillotiné Rabaut-Saint-Etienne. On sait qu’il a été, de 1881 à 1909, pasteur de l’église wallonne de Rotterdam – où Réville l’avait précédé –, institution à laquelle il a consacré une notice à l’occasion de son troisième centenaire (1890). À côté de son travail de prédication, Louis Bresson a contribué à mieux faire connaître la Hollande et la littérature hollandaise en France grâce à divers articles publiés, pour une bonne part, dans le Journal des Débats (dont il a sans doute rédigé la chronique « Lettre de Hollande », portant souvent sur la politique et des sujets d’actualité, pendant un certain nombre d’années). En 1897, la Revue encyclopédique donne son étude intitulée « Le Mouvement littéraire en Hollande. Des origines à 1815 », texte repris dans La Hollande géographie, ethnologie, politique et administrative, religieuse, économique, littéraire, artistique, scientifique, historique, coloniale, etc. (Librairie Larousse, 1900), volume qui propose d’autres contributions de sa main : « La religion : L’évolution religieuse. Statistique religieuse », « La science », « La politique contemporaine » et « Relations intellectuelles de la Hollande et de la France ». On relève encore de cet érudit des études intitulées : « Amsterdam ancien et moderne » (1895) et « L’agitation économique et politique aux Pays-Bas en 1903 » (1903).

    C’est à Louis Bresson que l’on doit également la traduction de deux romans de Louis Couperus, Majesté et Paix Universelle. Le romancier l’avait lui-même annoncé à son éditeur amstellodamois, L.J. Veen : « Une traduction de Majesteit, par Louis Bresson, pasteur de l’église wallonne de Rotterdam paraîtra dans la Revue Hebdomadaire puis en volume chez Plon. M. Maurice Spronck – du Journal des Débats – m’en a parlé l’été dernier, à La Haye. La traduction paraîtra au cours de l’été. Plon offre 1500 francs, à partager entre le traducteur et moi-même. Autrement dit 750 francs. Pour la forme, j’ai dit que je ne pouvais pas décider avant de vous avoir écrit. Mais nous allons accepter, n’est-ce pas : nous ne pouvons guère faire autrement et c’est plutôt pas mal. » (Lettre à son éditeur, n° 155, début janvier 1897). On peut imaginer que l’appartenance de Couperus à l’église wallonne – il a épousé sa cousine Elisabeth Baud à l’église wallonne de La Haye – a été un facteur prépondérant dans la décision du pasteur de traduire ces ouvrages. Bresson était par ailleurs lié à l’avocat et homme politique protestant Maurice Spronck qui devait rédiger une longue préface à Majesté.

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    église wallonne / Waalse kerk, Rotterdam, fin XIXe, photo : M.D. Cocheret

     

    Louis Bresson a fini ses jours à Rotterdam. Le Journal des Débats du 7 mai 1918 annonce : « Nous avons le très profond regret d’apprendre la mort de notre collaborateur depuis 
de longues années, M. Louis Bresson, pasteur 
de l’église wallonne de Rotterdam, décédé en 
cette ville le 9 avril, à l’âge de 74 ans. Les obsèques ont eu lieu à Crooswijk. »

    Parmi les articles de Louis Bresson paru dans le Journal des Débats, deux portent sur l’écrivain Multatuli (1820-1887) et ses deux épouses. Il est assez amusant de voir que le pasteur ne peut s’empêcher de parler de l’auteur du Max Havelaar alors même que la personne de cet artiste lui inspire essentiellement du mépris. Ces deux textes sont un écho des querelles auxquelles on assistait aux Pays-Bas, par éditions interposées, entre partisans de Multatuli et les détracteurs de son œuvre. Les critiques formulées sur la personnalité même de l’auteur constituent en quelque sorte le pendant de l’utilisation faite de ses écrits dans une visée politique par les tenants du socialisme ou du pacifisme.

     

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    Journal des Débats, 8 mars 1894

    rubrique « Au jour le jour » en première page

    LETTRES DE MULTATULI

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    la biographie la plus complète sur Multatuli

     

    Si le nom de Multatuli n’est pas inconnu 
en France, en Hollande il est populaire. 
Acclamé par les uns, détesté par les autres, 
il reste inséparable dans son pays de la 
question coloniale. Le retentissement de 
son Max Havelaar fut immense. Les faits 
qu’il dénonçait, dans l’administration des
Indes néerlandaises prirent les proportions 
d’un scandale. L’écrivain eut le sort de beaucoup de prophètes : il eut a souffrir de 
son rôle, et, par malheur, ne se souvint
pas toujours qu’il faut être dix fois juste 
pour se dresser en vengeur de l’iniquité.

    Mme Douwes Dekker, née Hamminck
Schepel, la seconde femme de Multatuli, a entrepris de publier, en l’éclairant de notes, 
la correspondance du célèbre auteur hollandais (1). Si cette publication, conçue dans 
une intention pieuse, répondra bien au but qu’on s’est proposé, si elle servira la mémoire de Multatuli, c’est une question ; il 
est plutôt permis de croire qu’elle justifiera 
les préventions, les colères et les haines 
qui se sont attachées jusqu’à son dernier 
jour à l’écrivain malheureux, inquiet et 
agité des Idées et de l’École des Princes (2). Mais 
nous y gagnerons un portrait de Multatuli 
qui, pour n’être pas flatté, n’en sera que 
plus précieux et dont personne ne saurait 
contester la ressemblance.

    Ce qui frappe tout d’abord dans cette
correspondance, c’est la confiance absolue, 
naïve de Multatuli en lui-même, en son « génie ». S’il ne s’applique pas expressément ce mot qui revient souvent sous sa 
plume, on sent néanmoins, quand il l’emploie, qu’il pense tout d’abord à lui-même. 
Il s’en remplit la bouche, sa poitrine se 
gonfle : c’est lui, l’homme de génie. Il n’a 
pas besoin d’apprendre, il sait, il devine ce 
qu’il ne sait pas. Ministre, il le serait, et
gouverneur général des Indes, cela va sans 
dire ; mais général aussi. « J’ai beaucoup 
de respect pour les Prussiens, écrit-il en 
1866, mais je dois dire que les Autrichiens n’auraient pas perdu la partie, si j’avais été 
ministre de la guerre depuis quelques années. » Garibaldi, qui est aussi un homme de génie, aurait pris la Vénétie si le gouvernement italien ne lui avait adjoint le général Pallavicini. Multatuli a pressenti son 
plan de campagne : « Pour Garibaldi, écrit-il, la prise de Venise aurait été tout simplement le problème (si c’en est un) de la distance entre deux points. – Mais c’est la ligne 
droite ! aurait-il dit. Moi ici, Venise là-bas ; 
allons-y.– Et de vaincre ou de mourir. » Ce
n’est pas plus difficile que ça. Le général 
Boum avait de ces conceptions.

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    Journal des Débats, début de l'article de Maurice Muret du 27/03/1927

     

    Bien entendu, tout est permis au génie. Il 
est au-dessus des devoirs et des soucis vulgaires. Le travail pour le pain quotidien n’est pas fait pour lui. Un journal a l’impertinence de lui demander des nouvelles,
comme correspondant, quand il lui communique ses idées. Voyez-vous, s’écrie-t-il, 
ce que seront des lettres aussi intéressantes 
que ceci : « La moisson promet beaucoup… 
M. X… ambassadeur de … est arrivé à
Francfort… Le choléra reprend. » Malheureusement, ses grandes idées ne sont pas 
productives. Multatuli a des dettes, et beaucoup. Ses créanciers veulent être payés :
Multatuli s’indigne que, dans un monde où 
il y a tant de millionnaires, le génie puisse
connaître les soucis d’argent. Il en veut à 
ses amis, à tout le monde : « Un millionnaire flamand, comme nec plus ultra du sacrifice, ne lui a-t-il pas offert deux cents 
francs pour faire une conférence à Gand ? »
Quant à sa famille, à sa femme, à ses enfants, ils restent à la charge des autres, et, 
quand la malheureuse qui porte son nom, 
la pauvre « Tine » a enfin trouvé une place 
en Italie où elle aura le moyen de gagner 
sa vie et celle de ses enfants, Multatuli s’irrite : « Tine en condition ! » Quelle pitié et 
quelle honte pour ses admirateurs et pour
la Hollande ! Et au moment même où il lançait contre tous ses foudroyantes malédictions, il recevait à Coblentz la visite de 
Mlle Hamminck Schepel, qui lui apportait de l’argent, – (elle nous le raconte elle-même 
avec une candeur qui s’ignore), – partageait sa chambre et sa pauvreté, mais s’estimait heureuse quand il lui disait : « Personne ne peut maintenant me séparer de 
toi. » On comprend qu’une telle existence 
ait embarrassé les plus chaleureux amis de 
Multatuli et que, tout en demandant de 
l’argent pour la famille de l’écrivain, ils avertissent les donateurs que les sommes 
souscrites seraient remises, non à Multatuli, mais à sa femme.

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    Cinquantenaire de la parution du Max Havelaar,

    Journal des Débats, 14/05/1910

     

    Or, voilà ce qui l’exaspéra. Ce souci des 
convenances, ce respect du foyer sont à ses yeux le comble de l’hypocrisie, hypocrisie hollandaise et hypocrisie protestante s’ajoutant l’une à l’autre. Et il faut voir jusqu’où les rancunes personnelles emportent 
ce libre penseur : « Il faut répandre, écrit-il à un Belge, autant que possible, votre 
sentiment sur la différence entre anticatholiques et protestants… Oui, non seulement 
je crois que les protestants sont au-dessous 
des anticatholiques, mais réellement au-dessous des catholiques. Le catholicisme 
est une erreur, le protestantisme est une
peste. Je l’ai vu cent fois. Ne laissez jamais s’établir en Belgique l’idée que le libéralisme soit un avec le protestantisme. Nous 
devons lutter pour la vérité, pour nous et 
pour nos enfants, soit ! Il n’y a pas à choisir, par conséquent, entre deux et deux font
cinq et deux et deux font trois. Mais, si le 
choix entre des mensonges était possible, 
j’aimerais cent fois mieux voir mon petit
garçon servir la messe en enfant de chœur 
que protestant. Voyez-vous, le protestantisme n’est pas une affaire de dogme. Être protestant proprement, c’est respecter les convenances qui rapportent, les valeurs 
sûres, la sagesse banale. L’unité du protestantisme dans la diversité des croyances, 
c’est l’intérêt. »

    CouvIdeen1.jpgIl faut croire cependant qu’il était resté
quelque chose à Multatuli de ses croyances
premières, car il montre un furieux appétit de la fortune. Sans doute, il passe par des
situations désespérées ; on souffre à lire 
tous ces appels à la charité, tous ces cris : «
Je ne mange rien de chaud depuis huit 
jours ; demain, je n’aurai rien à manger » ; on 
souffre plus encore de voir cette pauvre 
femme à Bruxelles, dans un garni, sans argent et sans pain, à qui sa fillette demande 
: « Tu n’oublies pas que c’est demain mon anniversaire et que tu m’as promis une surprise ! » Mais peut-être on souffre davantage encore de voir cet homme qui s’épuise 
en sarcasmes contre tout, contre tous et qui 
ne sait pas une fois se demander si, dans 
sa chute, il n’y aurait pas un peu de sa 
 faute. Qu’on lui donne la richesse, – on 
la lui doit pour son génie et pour le bien 
de l’humanité.

    Et comme ses désirs ne sont pas satisfaits, 
il a des combinaisons financières à la Balzac. 
Son nom est un capital : un journal dont il 
sera le directeur aura au moins mille abonnés pour commencer ; à 30 florins, c’est 
30000 florins par an, et c’est un bénéfice de… On voit d’ici la suite. Puis il abandonne le journal ; il fait tirer son portrait à 
10000 exemplaires, et il annonce qu’il va le
vendre avec un autographe 10 et 15 florins. 
C’est donc 100000 à 150000 florins d’assurés. « C’est cher, dit-il à la fin de sa circulaire ; croyez-vous qu’il ne m’en ait pas 
coûté davantage de l’écrire ? » Peut-être ; 
mais le fait est que cet argument ne parut pas décisif, puisqu’à Amsterdam il se 
trouva seulement trois souscripteurs. À un 
autre moyen maintenant : il fera sauter la
Banque de Hombourg ; il a découvert une 
recette infaillible, et, quand celle qui devait 
être la seconde femme de Multatuli arrive à
Coblentz la bourse garnie, il la persuade, part pour Hombourg, gagne d’abord et puis 
perd, perd encore et revient sans un sou.

    C’est alors, sans doute, qu’il a trouvé que 
le pire effet de la souffrance n’était pas le sarcasme, mais la défiance de soi-même. Il 
écrit un peu plus tard, à propos de son École des princes : « Mon drame reste toujours inachevé. Cela ne vaut rien et ne 
vaudra jamais rien. Quoique j’aie emprunté 
une sorte d’intrigue à une nouvelle de 
Michel Masson (3), que j’ai lue dans ma jeunesse, je ne puis y répandre de l’intérêt. 
Les vers, à mon sens, je les fais facilement ; 
et bien ; mais la pièce elle-même, je ne 
peux pas la faire. Au troisième acte, toute 
mon intrigue est finie, chacun sait tout,
personne n’attend le dénouement. Le parterre se lèvera en disant : « – Ce soir, on sera à la maison de bonne heure. » – « Mais faites donc votre pièce en trois actes », direz-vous. Je ne le puis pas : je 
suis et me déclare incapable. » (4)

    Mais ces accès de découragement et de
modestie sont très passagers il redevient
vite lui-même, le génie, le génie du sarcasme,impatient de la destinée, impatient 
de la pauvreté, impatient du travail pénible 
et du devoir ingrat, également acerbe pour 
ses amis et ses ennemis. On a dit, dans sa 
famille même, que c’était un malade, un
névrosé : la correspondance ne démentira
pas cette opinion. Et, cependant, ce malade
a exercé et exerce encore une grande influence ; il a fait école de mécontents et de 
révoltés (5). Peut-être ses lettres, si on les lisait avec attention, seraient-elles le meilleur antidote de ses idées et se défierait-on 
davantage du penseur, quand on pénétrerait mieux dans la connaissance intime de
l’homme.

    L. B.

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    les Lettres d'amour, livre inclassable,

    mi-fictif mi-autobiographique

     

    (1) En dix volumes aux éditions W. Versluys, 1890-1896 (Brieven van Multatuli. Bydragen tot de kennis van zyn leven. Gerangschikt en toegelicht door Mevr. Douwes Dekker, Geb. Hamminck Schepel, Amsterdam, W. Versluys, 1890-1896). Cette entreprise éditoriale – menée ciseaux à la main – a vu le jour pour répondre à l’article de Theodoor Swart Abrahamsz : « Eduard Douwes Dekker (Multatuli). Eene ziektegeschiedenis » (Multatuli. L’évolution d’une maladie). Reposant sur les connaissances de l’époque relatives à la psychiatrie et au système nerveux, cette étude, parue dans De Gids en 1888, se proposait de souligner le déséquilibre de la personnalité du célèbre écrivain.

    CouvBrachinLN.jpg(2) Après son roman Max Havelaar (1860), Multatuli a composé de nombreuses œuvres qu’il réunissait lui-même en volumes sous le titre Ideeën (Idées), « un véritable vide-poche » : il s’agit de recueils hétéroclites où se succèdent des centaines de textes allant d’une simple ligne à plusieurs centaines de pages : aphorismes, critiques de la société, considérations philosophiques, récits, contes, paraboles, le roman inachevé Woutertje Pieterse ou encore le drame sur le despotisme éclairé Vorstenschool (L’École des princes, 1872). À l’époque, c’est-à-dire peu après la mort de l’écrivain qui n’avait plus guère écrit dans les dernières années de sa vie, ses œuvres complètes se composaient de 10 volumes. Aujourd’hui, on dispose d’une édition revue et augmentée comprenant 25 volumes dont les dix-sept derniers rassemblent la correspondance de l’écrivain et divers documents de sa main ou ayant trait à lui.

    (3) L’écrivain français populaire Auguste Michel Benoît Gaudichot-Masson, dit Michel Masson (1800-1883).

    (4) Multatuli éprouva un peu de mal à finir la pièce après avoir écrit trois des cinq actes. Il lui arriva de lire dans des salles belges et hollandaises un passage de son drame inachevé. Selon Pierre Brachin, « l’intrigue de l’École des princes est dépourvue de vraisemblance, et les caractères de profondeur » (La Littérature néerlandaise, 1962, p. 100).

    (5) Voir sur ce blog l’influence de Multatuli sur Alexandre Cohen ainsi que la page « Anatole France à propos de Multatuli ».

     

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    Feuilleton du Journal des Débats

    du 30 novembre 1898

    MULTATULI d’après les lettres de sa femme

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    Tine, première épouse de Multatuli

     

    Dans son premier livre qui lui valut tout 
d’un coup la célébrité en Hollande, au milieu 
des figures sinistres, hypocrites, des fantoches
qui, à son dire, administrent les Indes néerlandaises et les exploitent, des dévotes qui, dans 
la métropole, vivent des exactions coloniales et 
les défendent au nom de la religion, Multatuli 
a placé deux personnages qui vous sortent de
 ce vilain monde et vous envoient comme un 
souffle d’idéal ; lui, d’abord, Multatuli, le vengeur de l’iniquité, le héraut de la justice, le défenseur des opprimés ; la victime des oppresseurs, incarnée dans Max Havelaar ; puis, sa femme, la douce, l’angélique Tine dont il ne 
se lasse pas de faire l’éloge. « Sans être jolie, 
écrit-il, Mme Havelaar avait dans son regard et
dans son langage un charme invincible. À l’aisance de ses manières, on voyait qu’elle avait
fréquenté le monde et qu’elle appartenait aux 
classes supérieures de la société. Elle n’avait 
pas cette raideur et ce manque de grâce qui caractérisent la bourgeoisie, cette bourgeoisie qui, 
gênant les autres, se met elle-même à la gêne,
sous prétexte de distinction ; enfin, elle se moquait absolument du qu’en dira-t-on, se souciant 
fort peu des apparences dont tant d’autres femmes se rendent les esclaves. Aussi sa mise était-elle exemplaire. Une robe de mousseline blanche, 
à cordelière bleue, – genre peignoir en Europe, – formait son costume de voyage. Autour de son cou, elle portait une étroite ganse 
de soie à laquelle étaient attachés deux petits 
médaillons, cachés sous les plis de son corsage dans ses cheveux à la chinoise s’entremêlait une légère guirlande de jasmin… Voilà pour la toilette. Je la disais pas jolie et pourtant je ne voudrais pas que vous la crussiez 
laide. J’espère même que vous la trouverez 
belle, quand j’aurai l’occasion de vous la montrer éclatant d’indignation parce qu’on a méconnu “le génie de son Max”, ou rayonnant 
de joie à l’inspiration d’une pensée tendant au 
bien-être de son enfant. Combien de fois déjà
a-t-on répété que le visage est le miroir de 
l’âme ! Eh bien, elle avait l’âme belle. Aveugle 
qui n’aurait pas trouvé beaux les traits ou se
reflétait son âme ! »

    Mimi, la seconde épouse

    PortraitMimi.jpgLa publication des lettres de Multatuli,
entreprise par sa seconde femme, n’a point 
diminué, – au contraire, – celle que Max Havelaar plaçait si haut. Et l’on comprend qu’il 
se soit rencontré un homme comme M. Julius 
Pée pour rechercher la correspondance de la pauvre Tine et montrer par des pièces authentiques ce que fut la première femme du grand 
écrivain. Un heureux hasard lui a fait rencontrer une élève de Mme Douwes-Dekker-van-Wynbergen (Multatuli), Mlle Stéphanie Elzerodt, devenue plus tard Mme Omboué, et celle-ci 
a mis à sa disposition les lettres qui lui furent 
adressées durant son séjour en Italie par la 
femme de Multatuli (1). Ces lettres sont écrites en français, une langue qui n’était pas très familière à l’écrivain ; mais elle tenait tellement à 
ne pas rompre ses relations avec cette je une 
fille, dont elle avait poursuivi l’éducation après 
la mort de sa mère, qu’elle passe par-dessus 
les difficultés du dictionnaire et de la grammaire, entremêle quelquefois, quand le sentiment est trop vif ou l’expression trop rétive, sa 
prose de mots ou de phrases hollandaises ; peu 
lui importe ! Il faut qu’elle déverse le trop plein 
de son âme et qu’elle dise à sa manière, qui est souvent grande et éloquente dans son incorrection, ses souffrances ignorées et imméritées.

    Je ne sais ce qu’auront pensé de cette publication les admirateurs quand même de Multatuli, mais je ne crois pas qu’on puisse imaginer un réquisitoire plus écrasant que le
témoignage au jour le jour d’une amie fidèle,
d’une amante et d’une épouse passionnée. Aux 
premières lettres, Tine est à Bruxelles alors
que son mari, impuissant à suffire aux besoins 
de sa famille, l’a éloignée de lui ; la pauvre femme est là, sans ressources, avec ses deux 
enfants (2) ; pas d’argent, pas de feu, quelquefois
pas de pain. Elle ne se plaint pas pourtant.
Multatuli vient la voir parfois et Multatuli est
un charmeur. Il sait la prendre par ses côtés
faibles ; il a senti l’attachement de sa femme 
pour son ancienne élève et, à une lettre prête à 
partir pour l’Italie, il s’empresse d’ajouter un
post-scriptum d’une familiarité enjouée, qui 
peut être lu à Bruxelles et où revient, sous 
prétexte de compliments à autrui, son éternelle 
apologie : « Vous suivez votre cœur, écrit-il à 
la jeune fille dont sa femme a formé le caractère autant que l’intelligence, plutôt que les
principes et les idées systématiquement élaborés ; moi aussi. Je n’ai pour tout Code que le
cœur qui me trompe quelquefois, oui, mais
pas autant que les raisonnements de ceux qui croient penser. Puis le cœur a une manière de
guérir les blessures qu’il fait. Il y a… des erreurs qui valent mieux que des qualités. »

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    les enfants de Tine et Multatuli

     

    Et elle en est persuadée, la pauvre femme.
Qu’il parte, qu’il reste, qu’il revienne, qu’il l’abandonne, c’est toujours « son génie ». Son 
élève lui annonce-t-elle qu’elle rentre à Bruxelles ? Quel bonheur ! Dekker (Multatuli) y sera 
aussi. « Dekker restera avec nous. Il est occupé 
de continuer des Ideen. J’avais mis ces Ideen sur ta petite table dans ta chambre à coucher. »
Est-il absent ? « Mon mari a du courage. Il me
dit d’être tranquille et moi, je fais ce qu’il y a
de plus difficile : attendre. » S’il lui envoie un 
peu d’argent, si elle peut payer des dettes
criardes, s’il lui a écrit, comme il peut écrire, 
alors c’est de l’enthousiasme, c’est du délire :
« Aujourd’hui, j’ai payé des notes qui me pesaient beaucoup. Je suis nerveuse, mais à présent de bonheur et de joie. Dekker m’écrit des lettres pleines d’amour ; il croit être sûr de
triompher. Il est si heureux ! Son esprit s’est épanoui comme une fleur. Oh ! tu le verras,
il est un génie. Vraiment, il est adorable.
Je suis juste, quand je lui pardonne tout, tout. » Et ce tout, cependant, n’est pas peu
de chose. Cette femme qui a connu, non
pas seulement l’aisance, mais la richesse, est descendue peu à peu à la misère navrante, 
dégradante : « Toute la journée a été très pénible pour moi. J’ai eu des visites qui me faisaient mal. Oh ! la misère ! C’est affreux, et que
faire ? On ne peut pas être bon sans argent. »
Et un autre jour : « Comme tu sais, je loge à 
présent au second ; Mme Willems devient plus 
exigeante, de sorte que j’ai besoin de tout mon 
courage pour descendre ou pour monter. Oh ! 
quelle vie ! et comme on peut supporter beaucoup ! On ne meurt pas vite de chagrin, ma 
chère enfant. »

    Ce n’est pas, en effet, du dénuement matériel 
qu’elle souffre : elle a besoin d’aimer autant que 
de se sentir aimée.

    les Essais millionesques

    CouvMiljoenenstudien.jpg« Comme j’aimerais être auprès de toi, écrit 
elle à Mlle Elzerodt, surtout si tu dois passer la mer. Pourquoi ne puis-je pas te soulager ? Quel 
bonheur ce serait pour moi de faire reposer ta charmante tête contre mon cœur ; je suis sûre 
que cela te ferait du bien. Quand mes enfants sont malades, ils aiment tant d’être dans mes
bras ; alors ils sont tranquilles, et toi, dans mon cœur, tu as la même place qu’eux. » Et c’est à 
cette âme d’une sensibilité exquise que Multatuli ne craint pas d’imposer les humiliations les 
plus rudes, les contacts les plus pénibles ! Il lui envoie Franciska, il lui envoie Mim i, cette Mimi 
qui partagera sa vie et sa chambre à Cologne, – cette amie du cœur, destinée à devenir la seconde Mme Douwes-Dekker, quand la première 
aura disparu (3). Et on comprend qu’à certains
jours, après tant d’épreuves, le courage défaille. 
« Quand le repos nous viendra-t-il ? J’envie les 
morts. Quel doux repos ! » C’est dans ce moment 
qu’elle voudrait bien pouvoir quitter Bruxelles : « Si l’éducation d’Edouard (son fils) ne demandait pas de rester en Europe, je partirais pour
les Indes. Là, je saurais bien me donner une 
existence convenable. (4) »

    De la voir ainsi malheureuse, désespérée, son
ancienne élève songe enfin à l’attirer en Italie. Ce n’est pas sans difficulté, sans tiraillements,
que le départ eut lieu. Multatuli s’indigne à la pensée que sa femme, ses enfants voyageront
en troisième ; qu’elle donnera des leçons dans un pensionnat. Elle est heureuse ; le travail 
n’est jamais humiliant et la pensée qu’elle pourvoira à l’entretien de ses enfants la met 
hors d’elle-même. À Milan, bientôt, elle est appréciée, estimée, honorée ; les enfants grandissent, se fortifient, reçoivent une bonne éducation. Hélas ! cette accalmie ne durera pas longtemps.

    Multatuli, qui vient de s’installer à La Haye 
avec Mimi, veut absolument avoir auprès de lui, dans la même maison, sa femme et ses
enfants, et la malheureuse subit la fascination, 
consent à cette promiscuité. La voici à La Haye ;
elle écrit à Mme Omboué, le 20 avril 1869 :
« Mimi est en Allemagne ; elle a profité de
l’absence de Dekker pour voir sa sœur et elle 
veut absolument s’installer à Mayence ; c’est 
contre la volonté de Dekker mais elle est bien 
résolue à le faire. Je dois dire qu’elle est très 
gentille pour moi et que tout va à merveille.
Pas un mot, pas un signe malveillant. Edouard 
est très bien avec elle et Nonnie l’aime. Dekker
fait tout pour me rendre heureuse, et, si l’argent 
ne manquait pas, tout serait parfaitement en 
ordre. » Ainsi elle accepte tout ; cette position subalterne, ce suprême affront de toutes les 
heures, elle doit les supporter pour ses enfants ;
sa lâcheté vis-à-vis de son mari la fait passer 
par-dessus tout et cependant elle ne peut s’empêcher de dire dans la même lettre : « Entre nous : je n’aurais pas dû quitter Milan. Povera me. » Et elle revient encore sur ses regrets un
peu plus tard : pourquoi n’est-elle pas restée 
en Italie ? Elle n’aime ni les Hollandais, ni la 
Hollande, ni les habitants, ni le climat ; elle 
n’ose pas dire encore qu’elle n’aime pas sa maison, mais elle est sur la voie : « J’ai la ferme 
conviction, écrit-elle le 15 octobre 1869, que j’ai 
bien fait de venir ; ma tâche n’est pas facile, je 
te prie de le croire ; mais je sais me maîtriser 
et en même temps j’exige le respect sans dire 
une parole. » Il paraît cependant que la situation empire ; car, deux mois après, elle 
écrit : « Si je pouvais te parler, oh ! ma foi, je serais absolument sincère, je n’aurais pas de 
secrets pour toi ; mais je ne puis t’écrire des lettres… Je n’aurais jamais dû quitter Milan. 
Oh ! les remords ! Et note bien, je croyais bien 
faire ! »

    roman sur la vie de Tine

    CouvTine.jpgElle sait maintenant qu’elle a mal fait. Le 
28 janvier 1870 : « Je veux retourner à Milan mais il me faut de l’argent pour le voyage de
nous trois. Voilà le premier pas qui me coûte. Travailler n’est rien, mais demander de l’argent, cela coûte. » Et encore faut-il que Multatuli ne soupçonne rien : « Invite-nous tous les 
trois (pour que je puisse montrer ta lettre) et
joins-y l’argent du voyage jusqu’à Turin. » Elle 
a tant peur de lui ou d’elle : « Attends une lettre 
de moi, ne m’écris pas… Tout, tout de vive 
voix, je te dirai tout… Aie confiance en moi…
Un jour viendra où tout sera aussi clair que le jour. Je ne puis rien confier à la plume. Ménage-toi en m’écrivant, car je ne suis pas sûre 
que mes lettres ne sont pas interceptées… 
Ecris-moi, je t’en prie… Tu n’as pas d’idée 
de mon existence ; ma vie est remplie de tant de difficultés qu’on ne pourrait pas le croire, si on ne les avait sous les yeux… »
Et quand elle a reçu l’argent pour le voyage, elle respire : « Merci, merci mille fois » ; et à
plusieurs reprises, ses lettres nous la montrent s’isolant dans la maison avec ses enfants
pour parler de l’Italie, le paradis perdu, la 
terre promise. Elle n’a pourtant pas un
mot contre Multatuli : « Dekker souffre trop : 
pauvre homme, il nous aime tant ! » Et ailleurs : « Dekker aime ses enfants a la folie. 
Pauvre Nou, je ne puis écrire ; il faudrait parler. Aime-moi toujours. » Enfin, ils ont pu 
s’évader de leur prison, la mère et les deux enfants. Les voici de nouveau en Italie ; l’aisance
revient ; avec l’aisance, un peu d’apaisement et 
de tranquillité. Mais la secousse a été trop 
forte pour la pauvre Tine ; le corps et l’âme 
ont été brisés à la fois. De Padoue, elle écrit 
encore à sa chère Mme Omboué une lettre 
pleine de mélancolie en pensant à l’avenir 
de sa fille, à la jeunesse de son fils : « Si tu 
me trouves plus froide, ma chère enfant,
c’est que moi je ne suis plus la même personne d’autrefois. Le malheur a fait des ravages. On n’y peut rien. Quelquefois, j’ai pitié 
de moi-même. » Même la foi dans celui qui 
avait été son génie s’était voilée : « Sais-tu, je 
suis très contente que mon Edouard ne sera 
jamais un génie. Moi qui ai la plus grande vénération pour les génies, je les plains de tout 
mon cœur ; ils sont quelquefois plus impuissants que les plus simples des hommes ; il leur 
faut quelquefois un guide… Je ne les crois pas 
heureux, ni pour eux-mêmes, ni pour les 
autres. » (5)

    LOUIS BRESSON

     

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    Musée Multatuli, Amsterdam, maison où est né l'écrivain

     

    (1) Il s’agit des lettres écrites entre 1863 et 1873 par Tine (Everdina Huberta van Wijnbergen, 1819-1874), première épouse de Multatuli, à Stéphanie Omboni (1837-1917) (et non pas Omboué). Elles évoquent en particulier les années difficiles de Tine à Bruxelles puis à La Haye : Tine. Brieven van Mevrouw E.H. Douwes Dekker-Van Wijnbergen aan Mejuffrouw Stéphanie Etzerodt later Mevrouw Omboni, ’s-Gravenhage, 1895. C’est à Tine que Multatuli dédia son Max Havelaar.

    (2) Il s’agit de Pieter Jan Constant Eduard (dit Edu, né à Amsterdam en 1854 et mort à Nice en 1930) et d’Elisabeth Agnes Everdine (dite Nonnie, née aux Indes néerlandaises en 1857 et morte à Capri en 1933). Edu a servi de modèle pour le petit Max du roman Max Havelaar ; les relations entre le père et le fils – lequel exerça entre autres les métiers de journaliste et de professeur de français – sont devenues détestables. De même, Nonnie – qui pour sa part devint dessinatrice – a rompu à un moment donné toute relation avec son père ; après sa conversion au catholicisme en 1877, elle porta un grand intérêt à la mystique, ce dont témoignent ses Lettere di una gentildonna Olandese.

    (3) Depuis 1862, Multatuli a une liaison avec Mimi Hamminck Schepel. Il l’épousera en 1875. Franciska était une autre maîtresse de l’écrivain.

    (4) Tine a vécu aux Indes néerlandaises. C’est là qu’elle a rencontré le futur Multatuli.

    (5) Retournée en Italie en mai 1870, l’épouse de Douwes-Dekker meurt le 13 septembre 1874 à Venise où elle est enterrée. Malgré ce qu’avance Louis Bresson, ses années italiennes ne lui ont pas forcément apporté l’aisance puisque des hommes de lettres hollandais lui envoyaient régulièrement de l’agent.

     

    Vie et œuvre de Multatuli en 10 minutes (NL)

     

     

  • Manteau de verre

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    Gerry van der Linden est l’auteur de huit livres de poésie et de deux romans. La revue Deshima vient de publier 11 poèmes en traduction qui forment les deux premiers cycles du recueil Glazen Jas (Manteau de verre). Ci-dessous, deux poèmes extraits du cycle « Conseil de famille ».

    CouvGlazenJas.jpg

     

    Dans la famille réunion de grands nez

     

    on a pris le thé

    dans de la faïence jaune digitale

    tête cassée nez dans la tasse

     

    on a mis notre cœur sur le ventre

    nez à côté yeux oreilles

    bras et jambes

     

    débarrassé la table à la va-vite

    collé des nez dans d’album de famille

    frictionné des oreilles

     

    laissé partout des traces de doigts

    interdit l’entrée

    dressé et paraphé l’acte

     

    déchiré des habits

    rajusté des nez

    embrassé la vraie vie

     

    révisé l’acte

    mis de l’amour sur les noms

    pris le thé

     

    dans de la faïence jaune digitale

     

    GlazenJas4eme.jpg

    quatrième du recueil publié aux éditions Nieuw Amsterdam

     

    Poignard rengainé

    cran d’arrêt taillé

     

    aux murs

    épées ranimées

     

    des formes douces s’avancent

    graduellement

    une silhouette du pain un lit

    bientôt quelqu’un s’endort

     

    se change

    sur le tranchant

     

    tombe quelqu’un plus en douceur encore


    (trad. D.C.)

    Site de l’auteur avec une page en anglais

    www.gerryvanderlinden.nl

    Gerry van der Linden en néerlandais sur YouTube


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  • T’as une sacrée chance, toi

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    Lettres néerlandaises et persécution des juifs

    à travers un livre de Marga Minco

     

     

    Le texte présenté ci-dessous, « Les Pays-Bas durant la Deuxième Guerre mondiale et la persécution des juifs : un aperçu historique », a été publié en annexe du livre de Marga Minco, T’as une sacrée chance, toi (Paris, Caractères, 2003), un choix de nouvelles traduites qui retracent de façon fragmentaire le sort d’une famille juive néerlandaise de la veille de la guerre aux lendemains de la libération.

     

     

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    Dans « Ces blessures qui ne cicatrisent jamais », postface de ce recueil, Dorian Cumps (1) présente l’auteur et son œuvre en ces termes : « Née en 1920 près de Breda (sud des Pays-Bas) dans une famille juive pratiquante, Marga Minco, de son vrai nom Sara Menco, est l’auteur d’une œuvre sobre et forte, presque entièrement marquée par la tragédie de la Shoah, le sort des survivants et l’impossible oubli d’un monde disparu. Le demi-pseudonyme que la romancière s’est choisi est à cet égard significatif : Minco était en réalité le patronyme de son grand-père, orthographié Menco suite à une erreur d’un employé de l’état civil ; Marga, diminutif de Margaretha, correspond à un prénom d’emprunt, que l’écrivain a utilisé pendant la Seconde Guerre mondiale, afin d’échapper aux rafles et à la déportation. On retrouve ici deux thèmes présents dans les nouvelles réunies dans ce recueil : l’attachement au noyau familial, source de sécurité et de bonheur, et la nécessité pour les juifs de travestir leur état civil ou de vivre sous une fausse identité, une obligation qui les a plongés dans une crise identitaire et le déracinement. Marga Minco fut, avec un de ses oncles paternels, la seule survivante de sa famille. Ses parents, ses frère et sœur aînés ainsi que leur conjoint respectif et nombre de ses proches périrent dans les camps d’extermination nazis (la plupart à Sobibor, dans l’Est de la Pologne). Après la guerre, elle a épousé un résistant non juif, le poète, traducteur et journaliste Bert Voeten (1918-1992). Ce dernier a publié dès 1946 son journal de l’occupation, Doortocht (la Traversée), dans lequel il a intégré des éléments de l’histoire de Marga Minco. Elle, de son côté, a attendu plus de dix ans avant de publier sa relation des années noires, Het bittere kruid (1957, trad. L. Fessard, les Herbes amères, J.C. Lattès, 1977). Portant comme sous-titre « une petite chronique », ce récit a connu et connaît toujours un succès de librairie impressionnant aux Pays-Bas (…) et fait presque figure de concurrent du fameux Journal d’Anne Frank. (…) Rédigé à la première personne, ce texte est raconté par une Anne Frank qui aurait survécu. Le document humain qu’il est incontestablement ne saurait occulter son statut d’œuvre de fiction. Contrairement à la plupart des témoignages néerlandais sur la persécution des juifs et la Shoah, tels les écrits d’Etty Hillesum (2) ou le récit Kinderjaren (Années d’enfance, trad. Ph. Noble, Mercure de France, 1978) de Jona Oberski, les Herbes amères se présentent dès le départ comme une œuvre littéraire ; très largement autobiographique, le texte introduit une subtile distance entre vécu de l’auteur et relation littéraire, une pratique qui est d’ailleurs l’une des caractéristiques majeures de l’ensemble de l’œuvre de Minco. »

    À propos de la littérature des Pays-Bas qui traite de la période 1939-1945, D. Cumps distingue trois phases : « Immédiatement après la guerre paraissent surtout des témoignages de première main – journaux, récits de rescapés de l’univers concentrationnaire, dont certains écrits par des Juifs comme Abel Herzberg (Amor Fati, 1946), ainsi que des romans glorifiant des actes de résistance comme ceux du communiste Theun de Vries. Certes, quelques romanciers soulèvent la controverse en apportant des nuances à l’image convenue d’un peuple néerlandais irréprochable dans son opposition à l’occupant. Il faut toutefois attendre la fin des années cinquante pour assister à une problématisation purement littéraire de la guerre, comme dans les grands romans à portée philosophique de Willem Frederik Hermans – De donkere kamer van Damokles (1958, la Chambre noire de Damoclès) (3) – et de Harry Mulisch – Het stenen bruidsbed (1959, Noces de pierre, trad. Mady Buysse & Ph. Noble, Calmann-Lévy, 1984), où la peinture de l’occupation n’est plus que prétexte à une interrogation générale sur la responsabilité de l’individu face aux vicissitudes de l’existence. Bien que de teneur plus intimiste, les premiers romans de Marga Minco appartiennent également à cette seconde vague, au même titre qu’un court roman comme De nacht der Girondijnen (1957, la Nuit des Girondins, trad. S. Margueron, Maurice Nadeau, 1990) de l’historien Jacques Presser, consacré à la prise de conscience de la judéité chez un auxiliaire juif du camp de transit de Westerbork, le Drancy hollandais. Quant à la Chute, troisième œuvre de Minco, on peut considérer qu’elle participe d’une approche ultérieure, telle qu’on la rencontre au même moment dans De aanslag (1982, l’Attentat, trad. Ph. Noble, Calmann-Lévy, 1984) de Harry Mulisch. Les événements ont désormais fait place à leur signification à postériori dans la mémoire des rescapés, l’action de la Chute se situant d’ailleurs à l’époque contemporaine. » (4)

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    Dans cette production, un livre n’est pas sans rappeler, par sa « sobriété littéraire », les récits de Marga Minco : Klein in memoriam (1983, Modeste in memoriam, Le Rocher, 2007) d’Evelien van Leeuwen, témoignage d’une rescapée, à propos duquel René de Ceccatty écrit : « Les grands livres ont leur temps, comme les justes confidences. Ils attendent le moment opportun, pour être écrits, publiés, traduits. (…) La mémoire obsessionnelle d’Evelien van Leeuwen est, quarante ans plus tard, d’une précision millimétrique. C’est une mémoire blanche et plate : sans reliefs et sans ombres. (…) Les derniers chapitres de ce livre admirable sont peut-être les plus admirables eux-mêmes, parce que, échappant au récit de l’horreur, l’auteur sort du temps de cette mémoire lointaine. » (Le Monde, 11.01.2008)

    En lisant les œuvres de Marga Minco (5 courts romans et quelques recueils de nouvelles, soit moins de 1000 pages en tout), on constate que l’auteur réduit la place du persécuteur au strict minimum : les Allemands n’ont jamais la parole ; quand ils ne sont pas réduits au pronom personnel « ils », c’est qu’ils ont disparu de la narration ; les mesures discriminatoires elles aussi subissent une sorte d’effacement en particulier grâce à l’ellipse ; s’il est question de l’Allemagne, c’est uniquement parce qu’il s’agit du pays d’où viennent certains juifs. Cette mise en silence des nazis, mais aussi de l’horreur, fait écho au traumatisme vécu. L’une des rares fois où un nazi est désigné nommément, c’est dans la courte nouvelle la Radio (1967, qui ne figure pas dans T’as une sacrée chance, toi) basée sur un souvenir de l’auteur datant de 1933. La jeune narratrice se voit un jour obligée d’écouter chez des tiers la radio : il s’agit en fait d’un discours d’Hitler, des « beuglements » du « chien mexicain » lui dit-on. Quelques années plus tard, elle entend cette même voix qui envahit toute la maison :

    Une après-midi, rentrant du collège, alors que j’accrochais mon manteau dans l’entrée, j’ai entendu quelqu’un qui parlait bruyamment. Le bruit provenait du salon. Aucune voix ne lui répondait. Tout du long un rude monologue. Croyant que quelqu’un nous rendait visite, quelqu’un ayant une conversation peu avenante ou qui était venu dire ses quatre vérités à un membre de ma famille, j’ai ouvert avec précaution la porte et ai regardé par l’entrebâillement.

    Dans la pièce, mon père et mon frère étaient debout chacun d’un côté de la cheminée. Ils tenaient la tête un peu penchée, silencieux, les yeux posés sur le haut-parleur de la radio.

    - Qui c’est qui hurle comme ça ? j’ai demandé en avançant.

    - C’est Hitler, a dit mon père.

    De la main, il m’a fait comprendre que je devais me taire.

    Je suis restée là quelques instants à écouter. Je venais juste de commencer à apprendre l’allemand à l’école, aussi n’ai-je pas saisi grand-chose. Le seul mot que j’aie compris, c’est Juden, que l’homme prononçait avec une fréquence toujours plus grande et sur un ton toujours plus méprisant, à croire qu’il lui donnait des coups de pied. Dans ma chambre, à l’étage, la voix me parvenait toujours. Elle pénétrait le moindre recoin de la maison.

    La collégienne monte ensuite au grenier où la voix continue de lui parvenir. Revenue dans sa chambre, elle est saisie du même sentiment que le jour où elle a entendu cette voix pour la première fois. La nouvelle se termine sur ces mots :

    J’ai ressenti la même chose que quelques années plus tôt lorsque […] j’avais pour la première fois écouté la radio. Le chien mexicain. J’ai pressé plus fort encore mes mains sur mes oreilles, comme si je sentais inconsciemment ce que cette voix allait provoquer.

     

    (1) De ce spécialiste du romancier néerlandais F. Bordewijk (1884-1965), on peut lire « La langue et la littérature néerlandaises des origines à nos jours ».

    (2) Voir l’édition la plus récente et la plus complète : Les écrits d’Etty Hillesum , Journaux et lettres, 1941-1943, trad. Philippe Noble avec la collaboration d’Isabelle Rosselin, Le Seuil, 2008.

    (3) Voir sur cet écrivain et sur ce roman la notice « Chambre noire & Leica » dans la Catégorie : Auteurs néerlandais. W.F. Hermans a écrit d’autres œuvres dont l’action se déroule durant les années de la guerre, en particulier le roman les Larmes des acacias. Par ailleurs, il a suscité une vive polémique en dénonçant dans certains écrits l’attitude et les activités de Friedr ich Weinreb pendant l’occupation.

    (4) Signalons encore parmi les nombreuses œuvres littéraires qui traitent de ces événements, celle, marquante, de  G.L. Durlacher (1928-1996), un des survivants des « Birkenau Boys », traduite en bonne partie en anglais et en allemand ; Tralievader (Mon père couleur de nuit, trad. Mireille Cohendy, Denoël, 2001,  Folio n° 3801) de Carl Friedman ; Montyn (1982), roman-biographie sur le peintre Jan Montyn par Dirk A. Kooiman (traduit en anglais et en allemand) ; diverses œuvres du Parisien d’adoption Robert Franquinet (1915-1979), par exemple le roman Drijfzand (Sables mouvants, 1977) où traitements subis dans les geôles nazies et obsessions érotiques se mêlent ; enfin un roman jeunesse sur le dernier hiver de la guerre : Oorlogswinter de Jan Terlouw, traduit en français par Robert Petit sous le titre Michel (G.P. coll. Grand Aigle, 1976).

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    une édition de 1976, Bert Bakker, Amsterdam

     

    Œuvres majeures de Marga Minco

    Het bittere kruid (1957, Les Herbes amères)

    De andere kant (1959, L’Autre côté)

    Het huis hiernaast (1965, La Maison d’à côté)

    Een leeg huis (1966, Une Maison vide)

    Terugkeer (1968, Retour, nouvelle)

    Meneer Frits en andere verhalen uit de vijftiger jaren (1974, M. Frits et autres histoires des années 50, livre jeunesse)

    De val (1983 La Chute,)

    De glazen brug (1986, Le Pont de verre)

    De verdwenen bladzij en andere kinderverhalen (1994, La Page disparue et autres histoires pour enfants)

    Nagelaten dagen (1997, Jours posthumes, roman)

    Storing (2004, Panne, recueil de nouvelles)

    Achter de muur (2010, Derrière le mur, nouvelles)

    Les nouvelles ont été réunies à plusieurs reprises en un volume

     

    extrait d'un entretien avec Marga Minco

     

     

    Les Pays-Bas durant la Deuxième Guerre mondiale

    et la persécution des juifs : un aperçu historique

     

    Épargnés de justesse par la Grande Guerre, les Pays-Bas crurent pouvoir préserver une nouvelle fois leur neutralité quelques décennies plus tard. La politique pacifiste menée jusqu’à la moitié des années trente fit en fait du territoire une proie facile pour l’envahisseur nazi. Au petit matin du 10 mai 1940, les troupes allemandes, qui ont pour objectif d’envahir la France par sa frontière septentrionale, entrent dans une Hollande incrédule. Si certains Néerlandais décident de fuir à l’étranger, la grande majorité de la population, surprise par la rapidité de l’attaque, semble, dans sa naïveté, se refuser à croire à la réalité. L’armée locale ne peut pas même opposer un char à la Wehrmacht. Les poches de résistance et l’arrivée de troupes alliées incitent toutefois les Allemands à en finir au plus vite. Le 14 mai, Rotterdam est bombardée ; on dénombre des centaines de morts dans une ville dont le centre historique est autant dire rayé de la carte. Face à la crainte de voir le scénario se renouveler sur une autre ville, les forces néerlandaises capitulent dès le lendemain.

    La reine Wilhelmine et le gouvernement se sont réfugiés en Angleterre quelques jours plus tôt. C’est depuis Londres et le Canada que le pouvoir en exil va tenter, non sans de nombreuses divergences, de regagner petit à petit l’estime de ses compatriotes grâce en particulier aux discours de la souveraine diffusés par Radio-Orange. Devant le départ des autorités en place, Hitler, qui avait certainement compté s’appuyer sur un gouvernement de collaboration pour établir un régime militaire, décide de mettre en place une autorité civile allemande à la tête de laquelle il place un Reichskommissar, l’homme de l’Anschluß, Arthur Seyss-Inquart. Ce régime diffère de celui instauré par exemple en France en ceci qu’il laisse beaucoup plus de liberté d’action à la Waffen S.S. ou encore à la police allemande ; il se révèle d’ailleurs plus « efficient » que ceux mis en place en Belgique ou dans l’Hexagone.

    L’occupation dure près de cinq ans, ne prenant fin, du moins pour la partie du pays qui se situe au nord du Rhin et de la Meuse, que le 5 mai 1945, après un dernier hiver terrible, resté dans toutes les mémoires comme « l’hiver de la faim » ou « l’hiver de la famine ». Le 5 septembre 1944, du fait de l’avancée des alliés et de la propagation de rumeurs trop optimistes, on a cru dans une grande partie de la Hollande que le pays était déjà libéré ; ce jour, resté célèbre sous le nom de dolle dinsdag (mardi fou), a coûté la vie à de nombreuses personnes sorties dans les rues pour fêter un événement qui n’allait devenir réalité que huit mois plus tard.

    Si les confrontations militaires sont restées somme toute limitées – l’offensive alliée en septembre 1944, qui se solde par l’échec de la bataille d’Arnhem, étant la plus marquante –, le pays n’a pas moins terriblement souffert, en particulier du fait de l’effort économique imposé par l’envahisseur, de la pénurie de pratiquement tous les produits de première nécessité (dans un pays à dominante urbaine) et du travail obligatoire en Allemagne auquel plusieurs centaines de milliers d’hommes ont dû se soumettre, à commencer par les nombreux chômeurs. Si la Hollande n’a pas connu les mêmes excès de l’épuration qu’en France, il n’en reste pas moins que plus de 100000 personnes soupçonnées de collaboration sont internées dans des camps après la libération (un mot qui ne prend pas de majuscule en néerlandais non plus d’ailleurs que celui de résistance). Sur 141 condamnations à mort prononcées, 40 seront appliquées dans ce pays qui a aboli la peine de mort dès 1861 (sauf, justement, pour les crimes de guerre). On limoge par ailleurs 500 maires et plus de 10000 fonctionnaires. Bien que condamnés à mort par la justice néerlandaise, quatre des principaux criminels de guerre allemands passeront finalement plusieurs dizaines d’années dans en prison.

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    La Nuit des Girondins, préface de Primo Levi, Maurice Nadeau, 1990

     

    Bellicistes à l’occasion dans leur Empire colonial – on songe à ce qui s’est passé en Indonésie –, les Hollandais ont eu en revanche pour habitude de se montrer modérés sur le vieux Continent. L’extrémisme n’a jamais eu chez eux droit de cité. Électoralement, le communisme a toujours été voué à la peau de chagrin. Et malgré quelques succès électoraux, le Mouvement National-Socialiste (NSB, fondé en 1931) est quant à lui resté relativement marginal jusqu’à la guerre – et plus encore à mesure qu’il adoptait des positions antisémites. Au début de l’occupation, ce parti ne se voit dans un premier temps reconnaitre aucun rôle dans la direction du pays. C’est en fait sur l’Union néerlandaise, un mouvement de masse créé peu après l’invasion, qui prônait une sorte de « révolution nationale » et qui compta bientôt plusieurs centaines de milliers de membres, que l’occupant préfère s’appuyer pour nazifier « en douceur » le pays. Le nouveau pouvoir, soucieux de ne pas froisser la sensibilité néerlandaise, et persuadé que le territoire était appelé à être annexé par la Grande Allemagne, puisque peuplé d’aryens germaniques, choisit en effet d’attendre avant de prendre des mesures répressives radicales. Mais dès 1941, les Allemands optent pour la fermeté en créant entre autres, en novembre, une Kultuurkamer (Chambre de culture) – dont par exemple tout écrivain devait devenir membre s’il entendait pouvoir continuer de publier – et un Front du travail ou encore en interdisant, en décembre, tous les partis politiques à l’exception du NSB. Le seul journal juif dont ils autorisent la publication est en fait un organe à leur solde (l’hebdomadaire het Joodsche Weekblad que Marga Minco évoque à plusieurs reprises dans son roman le Pont de verre.)

    Dans le même temps, la résistance s’organise tant bien que mal. Elle reste cependant dispersée, à l’image de la société néerlandaise rigoureusement cloisonnée depuis des décennies en pans confessionnels, politiques et idéologiques (les « piliers » du fameux verzuiling : protestants, catholiques, socialistes, « humanistes » ...). Dans cette organisation verticale de la société, la conduite de chacun était en grande partie dictée par une certaine philosophie de vie et les contacts entre personnes prônant des convictions différentes étaient plutôt rares. On peut même avancer que le verzuiling favorisait de fait une certaine discrimination des minorités puisque les groupes ne relevant pas des « piliers » majeurs vivaient finalement isolés dans leur coin. La communauté juive par exemple (1,5 % de la population dans les années 1930), même si elle était installée depuis bien longtemps dans le pays et était composée à 83 % de nationaux, évoluait pour une part, et tout en étant parfaitement intégrée, à l’écart des autres. Pendant la guerre, chaque « pilier » publie ainsi ses propres journaux clandestins dont certains font aujourd’hui encore partie des fleurons de la presse (Trouw, Het Parool). Même si elle a compté quelques figures emblématiques – par exemple le carmélite Titus Bransma –, cette résistance est restée relativement modeste, surtout sur le plan militaire, du fait d’un manque évident de coordination, mais aussi du peu de soutien venant de l’extérieur et plus simplement de la géographie du pays – un pays sans maquis, sans reliefs. Elle s’est essentiellement contentée d’actions sporadiques, par exemple la destruction de registres de l’état civil, capitale pour protéger les personnes vivant dans la clandestinité. On peut dire qu’à partir du printemps 1943, la population, tout en restant dans sa grande majorité passive, ne se soumet plus au diktat nazi.

    Si les Allemands prennent la précaution de ne pas édicter des lois raciales dès leur prise de pouvoir, ils ne tardent guère toutefois à concocter des mesures qui vont progressivement acculer les juifs dans une position très précaire. On commence par exclure ceux-ci de l’enseignement, des emplois publics et de la vie économique. On fait signer à tous les fonctionnaires une déclaration d’arianisme. Dès la fin octobre 1940, un arrêté définit ce qu’il faut entendre par le terme Jood (juif), le but étant d’identifier les 140000 juifs vivant aux Pays-Bas. Le 10 janvier 1941, obligation est faite à ceux-ci d’aller se faire enregistrer. C’est cette obligation qu’évoque Marga Minco dans la nouvelle le Jour où ma sœur s’est mariée, à propos de l’un des oncles de la narratrice qui, par mégarde, avait déclaré être « à moitié juif » avant de retourner corriger sa déclaration et confirmer qu’il était bien un Volljuden. Un bureau avait été ouvert spécialement dans les communes. La population juive s’est rendue en masse à cet appel, chaque personne recevant une carte jaune non sans débourser un florin. L’attitude du personnage de la nouvelle illustre la docilité des juifs néerlandais : à l’image de leurs compatriotes, plutôt que d’enfreindre la loi (et d’encourir en l’occurrence une peine de 5 ans de prison), ils avaient tendance à obéir aux autorités dans la mesure où cela n’entraînait pas de conséquences fâcheuses immédiates. Cette docilité des Néerlandais n’a pu qu’être renforcée par l’attitude des hauts fonctionnaires appelés par le gouvernement en exil à obéir à l’occupant tant qu’ils ne contrevenaient pas à la Constitution. L’animosité des juifs néerlandais envers les milliers de juifs allemands réfugiés aux Pays-Bas a pu par ailleurs faire croire à beaucoup des premiers que les nazis n’allaient pas leur faire subir le sort qu’ils avaient réservé à ces derniers dans l’Allemagne des années 30.

    CouvDoortocht.jpgToujours au début de l’année 1941, les choses s’accélèrent à Amsterdam, depuis toujours la ville où vivait la majorité des israélites. Des groupuscules d’antisémites néerlandais provo- quent la communauté juive ; celle-ci crée des milices pour se défendre. Bientôt, la police alle- mande arrête un certain nombre de ces « terroristes ». La première exécution a lieu, le peloton étant placé sous le commandement d’un certain Klaus Barbie. De- vant l’agitation générée par ces milices, Himmler ordonne d’arrêter 425 jeunes juifs. Il s’agit de la célèbre rafle du 22 février 1941 ; 389 hom- mes allaient finalement être déportés à Buchenwald puis à Mauthausen. Pour protester contre cette première rafle, de nombreux ouvriers d’Amsterdam se mettent en grève les 25 et 27 février. Une grève que l’on commémore encore tous les ans. Suite à ces événements, l’occupant décide de créer la Zentralstelle für jüdische Auswanderung (Bureau central pour l’Émigration juive) ainsi qu’un Conseil juif de manière à disposer d’une courroie de transmission avec la communauté israélite – autrement dit l’UGIF locale. Dirigée par David Cohen et Abraham Asscher, cette institution a offert un emploi à des milliers de leurs coreligionnaires pendant environ deux ans. Après la guerre, tous deux eurent a répondre de leurs actes devant une commission, tant leur attitude conciliante vis à vis de l’occupant avait pu faciliter les mesures de persécution et de déportation. Dès l’automne 1941, ce Conseil remplace les autres instances et, malgré son manque de représentativité, exerce un monopole pour tout ce qui concerne les activités des juifs dans l’ensemble du pays. Il constitue une véritable administration juive au sein d’une administration néerlandaise déjà habituée à travailler avec zèle – très fiables recensements de la population, pièces d’identité de qualité difficiles à falsifier, etc. Aux mains des Allemands, il constitue un instrument qui, dans les premières années de l’occupation, favorise la mise en œuvre des mesures répressives, en particulier à l’encontre des israélites les moins favorisés socialement et économiquement.

    Le 16 octobre 1941 commence la déportation en masse systématique des juifs allemands vers la Pologne. L’occupant incita les juifs non néerlandais à se faire enregistrer pour « émigrer volontairement ».

    Début 1942, la situation devient de plus en plus délicate pour les israélites néerlandais eux-mêmes. À partir de février, un employeur peut licencier comme bon lui semble tout employé juif. Le durcissement des mesures passe en particulier par une obligation faite aux israélites provinciaux de quitter leur domicile pour aller résider à Amsterdam et l’interdiction pour ceux de la capitale (pratiquement 80000 en mai 1941) de déménager. Même si on a pu parler de « quartier juif » (Judenviertel), de « rues juives », il n’a toutefois jamais été question de situation de ghetto. Au tout début du mois de mai, ainsi que l’illustre toujours Le Jour où ma sœur s’est mariée, les juifs se voient dans l’obligation de porter l’étoile jaune – étoile distribuée, ou plutôt vendue par le Conseil juif (4 cents pièce). Début juin 1942, les premières mesures sont prises qui limitent la liberté de déplacement de ces personnes. Toujours en juin, des rafles – la sœur et le beau-frère de la narratrice de cette même nouvelle semblent (et peut-être pas uniquement dans le cadre de la fiction littéraire) avoir été pris dans l’une d’elles –  viennent riposter à des sabotages opérés par la résistance : les personnes sont transportées à Mauthausen. En août 1942, tous les israélites doivent faire enregistrer leurs biens auprès d’une ancienne banque juive. (Les nouvelles le Jour où ma sœur s’est mariée et l’Adresse effleurent cette question des biens ayant appartenu aux familles juives : dans la première, la famille a déjà dû quitter sa maison en n’emportant que le strict minimum ; dans la seconde, ces biens sont ramenés à quelques objets de valeur. On estime que 29000 maisons habitées par des juifs ont été vidées - ou comme on le disait à l’époque « pulsées » : une certaine société Puls étant chargée de vider méthodiquement ces habitations.) Enfin, en septembre, interdiction est faite aux israélites de voyager sans autorisation.

    À partir de 1942, le commandement allemand aux Pays-Bas doit satisfaire de manière beaucoup plus effective aux exigences de Berlin ; cela passe en particulier par l’observation d’un quota de juifs devant être déportés. Les déportations commencent en juillet 1942. La grande majorité des convois partent entre cette date et septembre 1943 en direction de la Pologne. Quand on évoque le sort de la population juive, on ne peut éviter de revenir aux simples données chiffrées tant elles sont éloquentes pour un pays pourtant épargné dans les années trente par tout antisémitisme virulent. Sur un peu plus de 140000 juifs vivant aux Pays-Bas (dont environ 120000 de nationalité néerlandaise – sur les 30000 juifs réfugiés aux Pays-Bas entre 1933 et 1939, 10000 étaient repartis vers une autre destination), à peu près 107000 ont été déportés et moins de 5000 sont revenus. Ces victimes représentent près de 40% du nombre des disparus durant le conflit aux Pays-Bas. Autrement dit, 73% des juifs de Hollande ont succombé à la terreur nazie.

    Berlin voulait qu’il y ait en permanence assez de juifs dans le camp de transit de Westerbork pour alimenter les deux convois hebdomadaires. Le gouvernement néerlandais avait commencé, à la fin des années 30, à mettre les réfugiés, clandestins ou non, dans des camps ; c’est ainsi qu’était né celui de Westerbork, dans une campagne déserte de la province de la Drenthe, peu éloignée de la frontière allemande.

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    Les premières grandes rafles ont lieu en fait à Amsterdam en juillet 1942 : comme la plupart des gens convoqués par courrier ne se sont pas présentés, les Allemands se rendent directement dans les quartiers ciblés. Peu à peu, à partir de ce même été 1942, se met en place à l’initiative du Conseil juif un système complexe d’immunité qui protège provisoirement plus de 15000 de personnes. Parmi celles-ci, on compte principalement : les employés du Conseil juif (jusqu’à l’été 1943 où le Conseil est supprimé, sauf de rares bureaux) ; les juifs dits « de Calmeyer » (du nom de l’Allemand, assez coulant, chargé de contrôler l’authenticité des documents des gens prétendant ne pas être des Volljuden) ; les séfarades (ils représentaient moins de 5% de la communauté juive ; on avançait qu’ils n’étaient pas d’authentiques juifs) ; les juifs mariés à une personne non juive (laissés en paix jusqu’en mars 1942, ils représentent 8000 à 9000 des survivants ; les Allemands édictèrent à l’encontre des juifs une interdiction de se marier pour éviter ces mariages mixtes, ainsi qu’une interdiction de procréer : un programme de stérilisation fut mis en place qui permettait à toute personne s’y soumettant – environ 3000 au total – de ne plus avoir à porter l’étoile jaune) ; les juifs baptisés avant 1941 échappaient aux camps de travail ; les juifs « étrangers » (ceux qui étaient en fait parvenus à obtenir un passeport sud-américain) ; le groupe dit « groupe Barneveld » (sorte d’élite juive sélectionnée par les Allemands eux-mêmes) ; les juifs occupant certains postes économiques clés (les diamantaires, les employés de Philips).

    Le 26 juillet, les autorités religieuses décident de protester contre les déportations. Les textes qu’elles rédigent et qui sont lus le dimanche dans les temples et les églises entraînent une réaction immédiate des Allemands : arrestation dans la nuit du 1er au 2 août 1942 de la plupart des juifs catholiques, soit plusieurs centaines de personnes dont près de cent seront déportées à Auschwitz ; parmi elles, la philosophe et carmélite Edith Stein, mais aussi l’épouse et la plupart des enfants du romancier converti Herman de Man. Soucieux de ne pas s’en prendre frontalement à la communauté dominante, les Allemands ont préféré semble-t-il épargner les églises protestantes en particulier la Nederlands Hervormde Kerk (à l’époque, avant comme pendant le conflit, les catholiques n’occupaient encore que très peu de postes importants dans la société néerlandaise).

    Lors des grandes rafles des 2 et 3 octobre 1942, la population ne proteste pas, mais il y a eu incontestablement diverses actions souterraines pour prévenir et aider des israélites. Fin 1942, environ 40000 juifs hollandais avaient déjà été déportés. Pour obtenir les quotas réclamés par Berlin, le régime en place en Hollande décide de déporter les vieillards des maisons de retraite ou encore les enfants des orphelinats ; début 1943, le célèbre hôpital psychiatrique Het Apeldoornse Bos – dont il est question dans le Déclin de la famille Boslowits, l’une des premières œuvres du grand romancier Gerard Reve – puis le Joodse Invalide, plus grand hôpital juif d’Amsterdam, sont ainsi vidés de leurs occupants, non sans que des membres du personnel suivent les malades vers la mort. Une autre mesure « payante » adoptée par l’occupant consista à rémunérer des Néerlandais pour retrouver des israélites qui avaient choisi la clandestinité.

    Toujours début 1943, on assiste à la construction d’un vrai camp de concentration dans le pays même, à Vught, pour y enfermer les prisonniers politiques et des criminels détenus dans la prison d’Amersfoort. Jusqu’en mars 1943, les transports partant de Westerbork vont à Auschwitz ; de début mars à juillet, les convois prennent pratiquement tous la direction de Sobibor –  sur les 34313 déportés dans ce dernier camp, seuls 19 survivront. La terrible mécanique tourne alors à plein régime : sans doute envoie-t-on au cours de ces semaines plus de juifs néerlandais vers la mort que prévu pour compenser les difficultés que rencontrent les Allemands en Belgique et en France à maintenir les « quotas ».

    Il convient sans doute de situer la nouvelle de Marga Minco, le Village de ma mère, juste après : en juillet et août 1943, durant cinq semaines, les convois furent en effet interrompus.

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    article sur T'as une sacrée chance, toi dans Actualité juive, 3 avril 2003

     

    Au bout du compte, en septembre 1944, il ne reste plus que 14000 juifs à Amsterdam, notamment des personnes mariées à un non juif. Les deux directeurs du Conseil juif finissent à leur tour par être déportés ; certes, ils bénéficient d’un régime de « faveur » à Theresienstadt. En fait, leur organisme était devenu inutile puisque tous les juifs qui pouvaient être déportés l’avaient été ou étaient faciles à interpeller. On peut penser que, vers la fin, les Allemands en place à Amsterdam ont retardé autant que possible les déportations : pour eux, plus le nombre de juifs diminuait, plus le risque d’être envoyés sur le front de l’Est augmentait.

    Bien entendu, un certain nombre d’israélites – par exemple des membres du Conseil juif – avaient choisi de vivre dans la clandestinité. Il n’est guère surprenant de constater que la plupart des survivants sont des gens qui se sont cachés. 25000 juifs seulement (environ 1 sur 7) l’ont fait dont d’ailleurs plus de 10000 ont fini par être arrêtés. En tout, c’est plus de 300000 Néerlandais qui ont choisi de se cacher, surtout à partir de 1942 (pour fuir le travail obligatoire). Mais sans argent, sans faux papiers ni cartes de ravitaillement, il était presque impossible de survivre ; or la plupart des juifs, à Amsterdam, ne disposaient que de peu d’argent et d’aucune adresse où se cacher.

    Les premiers juifs à l’avoir fait sont certainement ceux qui avaient été appelés dans les camps de travail ainsi que des hommes recherchés pour des motifs politiques, ou encore les rares qui avaient refusé, début 1941, de se faire enregistrer. En fait, il s’agit sans doute pour la plupart d’israélites non néerlandais, beaucoup plus méfiants. S’y ajoutent ceux qui, après avoir bénéficié d’une certaine immunité, ont opté pour la clandestinité quand ils ont senti que leur statut ne les protégeait plus que théoriquement.

    CouvEdithStein.jpgLogés pratiquement à la même enseigne que nombre de Hollandais, les juifs concernés ont trouvé en majorité refuge dans les régions rurales peu peuplées de l’Est et du Nord du pays, autrement dit dans les provinces à dominante protestante de la Frise, de la Drenthe et de Groningue. Outre une adresse, il leur fallait des faux papiers, surtout à partir de janvier 1942, date à laquelle les contrôles devinrent la règle, par exemple dans les gares et les trains (on songe à l’angoisse de la jeune fille de la nouvelle le Village de ma mère). La famille d’Anne Frank n’est pas un cas typique au sens où la plupart de ceux qui se cachaient durent, souvent à la hâte, changer d’adresse à plusieurs reprises, et où ils n’avaient pas l’argent ni les contacts dont disposait cette famille aujourd’hui célèbre. Pour beaucoup valait cette phrase devenue presque proverbiale : « Les pauvres vous procurent un toit, les riches une adresse. »

    Les protestants, et souvent les plus rigoristes d’entre eux, ont joué, proportionnellement au reste de la population, un rôle assez important pour fournir des caches, mais généralement en dehors des institutions religieuses elles-mêmes. Principale organisation étant venue en aide aux gens en quête d’une planque et vivant dans la clandestinité, la Landelijke Organisatie voor Hulp aan Onderduikers (LO, 14000 membres en 1944), a été créée fin 1942 par un pasteur, trop tard malheureusement pour la plupart des juifs. Étant autorisés à se déplacer librement, les pasteurs pouvaient assurer le passage d’informations entre la capitale et les campagnes du Nord et de l’Est. Quatre réseaux importants, créés au cours de l’été 1942 ou début 1943, se sont par ailleurs occupés de cacher des enfants juifs dans des familles d’accueils.

    Quant aux possibilités de fuir à l’étranger, elles étaient extrêmement réduites. Quelques centaines de juifs ont pu bénéficier de l’activité d’un groupe sioniste créé durant l’été 1943 suite à l’arrestation de jeunes hommes suivant une formation agricole (c’est le milieu évoqué par Marga Minco à propos du beau-frère de la narratrice dans le Jour où ma sœur s’est mariée ; en fait, il existait au sein de la communauté juive néerlandaise très peu d’attrait pour le sionisme). Un dernier groupe mérite d’être mentionné : le Dutch-Paris créé par Jean Weidner, un membre de l’église adventiste du septième jour, homme né aux Pays-Bas et vivant à Lyon. Certains, enfin, avaient choisi une autre fuite dès l’arrivée des Allemands : on relève en effet un nombre assez élevé de suicides dans la communauté israélite vers le 15 mai 1940.

    Commencée dans l’incrédulité, cette guerre a, on peut s’en douter, laissé des traces indélébiles dans la conscience collective néerlandaise. La question de la culpabilité à l’égard de la population juive n’est pas l’une des moindres. La tendance à catégoriser les contemporains du conflit en « goed » et en « fout » (les « bons » et les « collabos ») est un autre symptôme hérité de cette époque ambivalente à plus d’un titre. Longtemps germanophile, la Hollande regarde depuis soixante ans son grand voisin de travers et ose peu à peu se regarder dans les yeux.

    D.Cunin

     

    sources

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  • Louis Couperus, par Louis Van Keymeulen

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    UN ROMANCIER HOLLANDAIS

    par Louis Van KEYMEULEN (*)

     

     

    Homme de lettres anversois, professeur de littérature à l’Académie des Beaux-Arts de sa ville natale, Louis Van Keymeulen (1842-1915) a été considéré de son vivant comme un romancier et nouvelliste réaliste d’assez bonne valeur (Le Fils adoptif, Études de genre, Mémoires d’un géant, Andy Marks le dompteur, La Fortune d’Otto Greiffer, La Maison Smits…). Ayant opté pour le français, c’est dans cette langue qu’il traduit quelques ouvrages néerlandais (le Rubens de Max Rooses, 1903 ; une Histoire de la littérature flamande, 1913) et surtout publie nombre d’études sur la culture flamande et hollandaise comme dans La Hollande illustrée (Larousse, 1909) ou les chapitres « Le Pays » et « Le Déssèchement du Zuyderzée » insérés dans le magnifique volume La Hollande (Larousse, 1900). On doit aussi à cet érudit un essai sur la littérature des Boers, un autre sur le Félibrige, quelques textes sur la Révolution française ou sur la Belgique et le pangermanisme…

     

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    Annonce dans la presse de la parution de l'article de L. Van Keymeulen

     

    Dans Esquisses flamandes et Hollandaises, Anvers, O. Forst, 1899 – publication saluée par le périodique néerlandais De Gids (1899, p. 567-568) –, Louis Van Keymeulen a réuni divers articles sur Multatuli et sur des poètes flamands (K.L. Ledeganck, Th. Van Rijswijck, Jan Van Beers, Virginie Loveling, Antheunis, Wazenaar, Pol De Mont et la Hollandaise Hélène Swarth), ainsi que les deux textes susmentionnés repris peu après dans La Hollande (1900) ou encore « Un Village flamand ». On y trouve aussi l’étude « Un Romancier hollandais. M. Louis Couperus », publiée l’année précédente dans la Revue Encyclopédique (4 février et 5 juin 1898). La revue internationale Cosmopolis (mars 1898, p. 808) relevait au sujet de cette parution qui faisait suite semble-t-il à une conférence tenue par l’Anversois à Paris : « M. L. Van Keymeulen étudie : Un romancier hollandais, M. Louis Couperus. C’est probablement la figure la plus considé­rable du roman hollandais moderne. Malgré un cosmopolitisme marqué, son œuvre garde une couleur locale réelle : il a sa popularité à l’étranger comme parmi ses compatriotes. »

     

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    article portant sur l'ouvrage illustré La Hollande (1900) (pdf)

     

    Louis Van Keymeulen propose un survol de l’œuvre de Louis Couperus depuis ses débuts jusqu’au conte Psyché en s’attardant en particulier sur Majesté et La Paix du Monde (ou Paix Universelle) puisque ces deux romans devaient paraître peu après en traduction chez Plon. On peut regretter qu’une bonne partie de ces pages se contentent de résumer les romans évoqués ; c’est qu’en réalité, au contraire de ce qu’affirme l’auteur dans l’unique note qui accompagne son étude, aucun de ces ouvrages n’était encore disponible en français. On peut regretter aussi qu’il n’ait pas pris la peine de traduire certaines œuvres de l’écrivain haguenois car les deux passages qu’il restitue en français sont de bien meilleure qualité que les nouvelles éditées dans la version de Georges Khnopff ou encore que les longs extraits donnés par Jules Béraneck (« Un romancier hollandais contemporain : Louis Couperus », Bibliothèque universelle et Revue de Genève, 1895, 100, t. LVIII, p. 304-328 et p. 543-574).

     

    (*) Sur Louis Van Keymeulen : Gustave Charlier, Le Roman réaliste en Belgique, Bruxelles, Office de Publicité, 1944 et un mémoire présenté en 1945 à l’ULB : Constant Van de Velde, Louis Van Keymeulen, romancier anversois (1842-1915).

     

     

    UN ROMANCIER HOLLANDAIS

    M. Louis COUPERUS (*)

     

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    Portrait de Couperus reproduit dans La Hollande, 1900

     

     

    I

     

    La littérature hollandaise a toujours été peu accessible aux étrangers. Elle a contre elle, d’abord de s’exprimer dans une langue très peu répandue et assez difficile à apprendre, ensuite de présenter un caractère presque exclusivement local.

    « La littérature d’avant 1880, dit un critique distingué, qui s’abrite sous le pseudonyme de Vosmeer de Spie (1), ne pouvait être appréciée que par des Hollandais lisant au coin de leur feu : pour d’autres et ailleurs, elle était inintelligible, parce que les hommes qui écrivaient ne reflétaient pas l’âme de l’humanité entière, mais seulement l’âme hollandaise, avec ses tendances bornées et ses émotions superficielles. »

    Rien n’est plus vrai. Les romans hollandais d’il y a vingt-cinq ans n’étaient que des suites de tableaux d’intérieur, de scènes intimes, dont le ton ne s’élevait guère au-dessus de celui des commérages qui s’échangent en famille autour de la table où trône l’inépuisable théière (2).

    Conrad Busken Huet avait bien tenté, il est vrai, de naturaliser dans son pays le roman mondain dans le goût d’Octave Feuillet. Mais il arrivait trop tôt, devant un public complètement asservi encore aux traditions de la berquinade germanique et du cant calviniste. Sa Lidewyde resta dans les magasins de l’éditeur et l’on n’en parla que pour la condamner sans appel (3).

    Le Max Havelaar, de l’anarchiste Multatuli, fit plus de bruit. C’était un roman à tendances, une charge à fond contre le système colonial néerlandais. L’apathie du public fut secouée, mais le livre ne fit pas école (4).

    Aujourd’hui, une révolution est en train de s’accomplir. L’âme hollandaise s’est lentement assimilé des tendances, des idées, des sentiments venus du Midi et du Nord, de France, de Russie, de Scandinavie. Son horizon s’est élargi et son originalité a diminué.

    Le représentant le plus distingué de cet esprit nouveau, c’est certainement M. Louis Couperus. C’est le moins hollandais et le plus humain des romanciers des Pays-Bas. M. Couperus débuta par deux recueils de vers, qui lui valurent tout d’abord l’attention et la ferveur du public lettré. Une imagination vive et brillante s’alliait chez lui aux raffinements d’une forme très artistique. Les jappements de quelques critiques malveillants, organes de petites coteries littéraires, se perdirent dans un concert d’éloges mérités (5).

     

    CouvCouperusEO.jpg

    couverture d'un catalogue de vente d'éditions originales

    (Piet van Winden, AioloZ, Leyde, 1994)

     

    Classé rapidement au rang de poète distingué, M. Couperus passa  plus rapidement  encore à celui de romancier de premier ordre. Une étude de femme, encadrée dans une peinture très finie de la société de La Haye, Eline Vere, lui avait déjà valu l’estime des délicats, lorsqu’il entra brusquement et bruyamment dans la grande notoriété en publiant dans le Gids, la plus importante des nombreuses revues d’Amsterdam, un roman intitulé Fatalité (6).

    Un jeune ingénieur, riche et de bonne famille, Frank van Westhove, a recueilli chez lui son ami de collège Bertie van Maren, retour d’Amérique, et qui se trouve dans une dèche épouvantable. Il l’héberge, l’habille, le défraye de tout, le présente au club, le conduit dans le monde, lui procure l’existence des viveurs opulents et oisifs. Bertie est un être faible et neurasthénique, une sorte d’artiste sans pouvoir ni volonté d’extérioriser ses rêves, un androgyne gracieux et stérile. Il s’accoutume bien vite à la vie douce et facile que lui fait le généreux impulsif Frank, auquel il s’attache comme le chat au maître qui le nourrit et le flatte. Mais il n’éprouve pour lui ni reconnaissance ni affection réelle.

    Au cours d’un voyage en Norvège, Frank fait la connaissance d’une jeune Anglaise, charmante, quoique très nerveuse et très intellectuelle, miss Eva Rhodes. Il demande sa main et l’obtient. Bertie, désespéré, se demande ce qu’il va devenir. Il refuse avec indignation toutes les situations que son ami veut lui faire obtenir. Alors il se met à l’œuvre comme un Iago dégénéré, amolli, qui est à celui de Shakespeare ce que le chat est au tigre, et le veule écornifleur du XIXe siècle à l’aventurier du XVIe. Par d’habiles insinuations et des réticences calculées, il sème l’inquiétude clans l’esprit de la jeune fille et la défiance dans celui de Frank.

    Un jour, Eva, chez qui la jalousie est arrivée à l’état aigu, se décide à interroger Frank. À ses dénégations elle oppose une incrédulité agaçante de névropathe. Frank s’emporte, tout est rompu.

    Mais les deux jeunes gens ne tardent pas à se repentir. Bertie intercepte leurs lettres, qui amèneraient un rapprochement, et décide son ami à quitter l’Europe.

    Au bout de deux ou trois ans, Frank revient, rencontre Eva à Scheveningen. On s’explique, tout se découvre. Dans un accès de fureur, Frank se rue sur Bertie, le terrasse, lui martèle le visage de son poing et lui brise le crâne.

    La cour d’assises de La Haye accorde à Frank le bénéfice des circonstances atténuantes, et ne le condamne qu’à deux ans de prison. Eva vient le visiter, le consoler, et, lorsqu’il est mis en liberté, lui déclare qu’elle est prête à devenir sa femme.

    dépliant du Musée Couperus, La Haye

    CouperusMusée.jpgIls partent pour l’Angleterre, et le jour du mariage est fixé. Mais à mesure qu’il approche, le fiancé devient de plus en plus triste et sombre ; la fiancée, de plus en plus inquiète et agitée. Le spectre de Bertie est entre eux, et jette son ombre noire sur tous leurs projets d’avenir, sur tous leurs rêves de bonheur.

    Un jour, Frank, désespéré, offre à Eva de lui rendre sa parole. Elle refuse, déclare qu’elle l’aime d’un amour unique et profond, et qu’elle veut consacrer sa vie entière à le consoler d’un crime involontaire et d’un malheur immérité. Frank lui avoue alors que si elle eût accepté son renoncement, il se serait tué le soir même. Alors la fatigue, l’inutilité, l’impossibilité de vivre lui apparaissent à son tour. Elle s’empare d’un petit flacon que Frank portait sur lui et le vide à moitié. Frank boit le reste, et les deux victimes de la fatalité meurent enlacées.

    Cette fatalité qui s’est acharnée sur eux, c’est une fatalité psychologique. Quelques-uns diraient physiologique. Mais ce serait faire injure à un idéaliste comme M. Couperus. Le caractère domine toute la destinée. Il est absurde de prétendre que par la volonté on puisse l’éluder, puisque la volonté même est un des éléments du caractère. Mettez en présence un irascible comme Frank, un inconscient comme Bertie, une sensitive comme Eva : chacune de leurs pensées, chacune de leurs paroles, chacune de leurs actions creuse l’abîme où ils se perdront tous trois. Dès les premières lignes du roman on sent peser sur les personnages l’inéluctable ananké. Ils la sentent, ils la devinent eux-mêmes ; Frank, plus vaguement, parce qu’il a plus de muscles que de nerfs ; Eva et Bertie avec une accablante intensité. Ils ont le frisson désespéré de la faiblesse impuissante sous l’étreinte d’une force irrésistible et malfaisante. Il leur arrive de prononcer des paroles ou de faire des actions auxquelles leur volonté est aussi étrangère que si elles étaient dites ou faites par un autre. Une terreur inexplicable plane sur eux, les enveloppe, et finit par gagner le lecteur. Le paysage et les phénomènes atmosphériques se transfigurent, vus à travers cette obsession, et deviennent, eux aussi, menaçants et prophétiques. C’est par là que M. Couperus est un symboliste clair et naturel en même temps que poétique et suggestif.

    Voici un échantillon de ce décor symbolique où s’encadre le drame. Il pourra donner une idée du remarquable talent descriptif de l’auteur de Fatalité.

    C’est en Norvège. Frank et Eva, accompagnés du père de celle-ci, sir Archibald Rhodes, ont gravi le Moldenoë par une journée pluvieuse.

    Le fjord s’étendait droit devant eux, comme une bande d’eau dormante et terne, entourée de montagnes aux contours effacés dans la brume. Sous ce voile, toutes, le Laupare, le Vengetinder, le Trolltinder et le Romsdalhorn, elles ressemblaient à des ombres de montagnes, aux lignes vagues, se dressant dans leur deuil superbe sous le ciel menaçant, où des nuages d’un noir sale se traînaient, gonflés de pluie, le long de leurs cimes, enténébrant d’ombres l’eau silencieuse. Et les montagnes pleuraient, tristes, sombres et tragiques comme de vains et immobiles fantômes, sous le poids d’une douleur effrayantes et surhumaine, d’une douleur de géants et de génies. Il pleurait immobiles aussi, sous le reflet du ciel noir, le fjord avec sa petite ville, avec son moutonnement de maisonnettes, et le chalet blanc roussâtre du Grand-Hôtel. Un froid sépulcral montait du fond du fjord vers ces trois êtres humains perdus dans le brouillard palpable qui pesait lourdement sur leurs paupières.

    La pluie ne tombait pas : on eût dit qu’elle suintait du crêpe noir des nuages, qui ne se déchiraient pas encore. Et à l’ouest, entre les montagnes, qui s’écartaient pour laisser apercevoir une bande de mer, luisaient vaguement des reflets d’or pâle et de rose jaunâtre. On eût dit deux rubans roses avec une paillette d’or. C’était l’aumône d’un soleil couchant.

    C’est à peine s’ils échangeaient une parole, accablés par cette tristesse surhumaine qui planait sur eux comme un brouillard.

    C’est ce jour-là, sous l’averse glacée qui tombe à torrents du ciel noir, qu’Eva et Frank ont senti qu’ils s’aimaient. C’est encore par un ciel couleur d’encre et une pluie diluvienne que Frank tue son ami. Enfin le ciel est en deuil et la pluie bat les carreaux le soir où les deux fiancés cherchent dans la mort un refuge contre les fantômes qui hantent leur imagination.

    La sensation produite par ce roman fut immense. Tout ce qui lit en Hollande, c’est à dire tout ce qui a les moyens d’acheter ou de louer un livre, lut Fatalité, en parla, l’admira. Il dégourdit la froideur hollandaise, qui, d’ailleurs, il faut bien l’avouer, est plus compatible peut-être avec l’enthousiasme sérieux et durable que la vivacité expansive du public français. Le livre révélait un talent déjà bien équilibré ; c’était une œuvre  complète, où il y avait à la fois de la psychologie et du drame, de l’analyse, de l’imagination et du style. C’était une révélation, la bonne aubaine d’un plaisir nouveau pour l’intelligence et d’un nouveau frisson pour les nerfs.

     

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    couverture de Karel van Laar, 14ème édition d'Extase, 1989, Veen

     

    Extase, qui parut en 1892, est une œuvre moins dramatique, moins saisissante que Fatalité, moins faite pour devenir rapidement populaire, mais plus raffinée, plus exquisément émue, un vrai régal pour les délicats.

    Cette fois, c’est de la psychologie pure, mais de la psychologie pleine de charme et de poésie. Dans ce livre, le bistouri de M. Couperus est caressant jusque dans ses cruautés. Ce n’est plus un instrument de chirurgie, mais une baguette magique. La goutte de sang qui tremble à la pointe brille et chatoie comme un rubis, et les soupirs qu’il arrache à la victime dont il effleure les fibres mystérieuses, ont la douceur d’une note de harpe.

    Extase, – que son sous-titre appelle Un Livre de bonheur, – est l’histoire d’un amour platonique. Cécile a trente ans, une âme exquise de délicatesse et de sensibilité ; elle est veuve d’un ministre des Affaires étrangères et mère de deux enfants. Taco est un viveur riche et intelligent, en qui la bête et l’ange, en lutte continuelle, sont alternativement victorieux. Ils se prennent l’un pour l’autre d’un amour si pur, si désintéressé, si surhumain, qu’ils ne veulent pas s’exposer aux tentations et aux désenchantements. Il s’éloigne et elle le laisse partir. Ils s’aimeront de loin pour s’aimer toujours.

    Ainsi l’amour ne peut atteindre toute sa sublimité et s’y maintenir d’une façon durable qu’à la condition d’échapper aux hontes de la chair et aux désillusions de la vie en commun.

    Extase est un livre tout en demi-teintes d’une délicatesse, d’une ténuité extrêmes. Qui n’a pas le sentiment très fin des nuances, le discernement des fractions infinitésimales de ton, risque de le trouver monotone. Beaucoup de lecteurs français s’impatienteraient aussi des lenteurs de M. Couperus, de ses redites apparentes et des menus détails qu’il prodigue. Mais pour un Hollandais il est presque concis. Il sait, mieux que la plupart des écrivains de son pays, dégager le trait essentiel et le mettre en lumière. Certains de ne jamais trouver le bout de la patience de leurs lecteurs, les autres ne leur font grâce d’aucune particularité, si oiseuse qu’elle soit, et après avoir employé trois pages à raconter qu’un de leurs personnages s’est gratté l’oreille, ils en consacrent six autres à des réflexions morales ou humoristiques sur cet événement.

    D’ailleurs, chez M. Couperus, si tantôt par excès de conscience dans l’analyse, tantôt par une recherche d’effets gradués, le récit s’attarde quelquefois, il ne languit jamais. On suit avec un intérêt toujours croissant le travail qui s’opère dans l’âme des personnages, et l’évolution morale qui doit les conduire au dénouement. Moins nette peut-être que celle de M. Bourget, sa psychologie a moins de sécheresse, moins de raffinements pervers, et ses cruautés s’atténuent, s’adoucissent de poésie vague et de sensibilité contenue.

     

     

    II

     

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    Louis Couperus, carte postale, dessin Frits Müller, 1996

     

    Après avoir étudié et peint des hommes et des femmes de condition moyenne, M. Couperus a voulu mettre en scène ces êtres supérieurs ou exceptionnels, ces privilégiés de la fortune et du malheur qu’on appelle princes et rois. Par leur longue préparation héréditaire, par leur éducation spéciale, par les conditions particulières de leur existence, ils constituent une variété rare et anormale de l’espèce humaine. Organismes compliqués et délicats, ils ne doivent, pas plus que les hommes de génie, être étudiés et jugés d’après les règles applicables au commun, et c’est surtout en parlant d’eux qu’il est nécessaire et difficile de mettre bas tout préjugé et toute passion.

    M. Couperus nous parait y avoir réussi dans une œuvre de grande envergure, sorte de trilogie politique et sociale, composée de trois romans qui se font suite, Majesté, La Paix du monde et Atouts (7).

    Ce dernier toutefois qui nous raconte les amours d’un jeune roi slave avec une des demoiselles d’honneur de sa mère, la reine douairière exilée, ne se rattache aux deux autres que d’une façon indirecte.

    L’action (8) se passe dans des régions imaginaires qu’habitent des êtres de rêve, bien réels pourtant et bien vivants. L’empire de Lipari est une vaste contrée de l’Europe méridionale, habitée par un peuple de race latine. L’empereur Oscar, qui le gouverne, est un prince pénétré de la responsabilité qui résulte pour lui de son droit divin. Juste, ferme, soucieux du bien public, il est aussi fidèle aux traditions du passé qu’étranger aux aspirations de l’avenir.

    Son fils, le prince héritier Othomar, ne lui ressemble guère. C’est à la fois un intellectuel et un rêveur épris d’idéal, débordant de larges et vagues sympathies, cherchant anxieusement la vérité et la justice, mais effrayé des responsabilités et reculant devant l’action. Nature presque féminine par certains côtés, quand vient l’heure du premier amour, il n’est pas séducteur, mais séduit. La duchesse de Xemena, sorte d’Aphrodite aristocratique, s’éprend pour lui d’une passion ardente et sensuelle, par laquelle il se laisse envelopper plutôt qu’il ne la partage. Cepe ndant, les temps deviennent difficiles. L’empire de Lipari, si tranquille autrefois sous l’autorité paternelle de ses souverains, est agité par des mouvements d’opinion de plus en plus violents. Partout les idées nouvelles fermentent et bouillonnent. Les libéraux réclament une constitution ; les démocrates veulent que tout se fasse désormais non pour le peuple, mais par le peuple ; les socialistes prétendent substituer dans l’ordre économique une réglementation artificielle à l’action des lois naturelles ; les anarchistes, enfin, rêvent de tout bouleverser, de tout dissoudre, d’anéantir non seulement le trône et l’autel, mais la propriété, la famille, la loi et la morale.

     

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    page de titre de la traduction de Majesteit, 1898

     

    De plus en plus, Othomar s’effraye à la pensée de voir peser sur ses épaules le poids écrasant du pouvoir souverain. Il renonce à ses droits à la couronne en faveur de son frère puîné, Berengar.

    Mais Berengar devient malade et meurt. Pour obéir à la volonté formelle de son père, Othomar est obligé de revenir sur sa renonciation. Il se décide aussi, après des hésitations, à épouser une princesse autrichienne, Valérie, dont le caractère ferme et élevé lui communique quelque chose de son énergie et de sa résolution.

    La crise entre dans une période aiguë. Des insurrections éclatent, des attentats sont commis, l’empereur Oscar est assassiné dans sa loge à l’Opéra.

    Devenu empereur, Othomar accorde une constitution à son peuple et ne songe plus qu’à se montrer à la hauteur de la tâche que la Providence ou la fatalité lui impose. Il cherche, dans le trouble et l’angoisse, à connaître son devoir, pour le remplir à tout prix, en conciliant les antinomies de la conservation et du progrès.

    Un de ses rêves a toujours été la paix universelle. Cinq ans après son avènement, il réunit dans sa capitale un congrès international qui doit étudier la question et dont il préside lui-même la séance d’ouverture au milieu d’un enthousiasme indescriptible. L’empereur, au comble de la popularité, a un moment d’illusion et de bonheur. Mais son chancelier, Ezzera, est au fond hostile à l’utopie impériale, le major Wlinzi, le grand promoteur du congrès ne songe qu’à accroitre l’influence pontificale en faisant du pape l’arbitre des différends entre les États ; les puissances étrangères s’abstiennent de se faire représenter au congrès ; la presse émet les opinions les plus divergentes ; les dames et les snobs, après une heure d’engouement, passent à d’autres sports, et le beau rêve s’éteint avec les mots sonores des discours et les flammes des cordons d’illumination.

     

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    page de titre de la traduction de Wereldvrede, 1899

     

    L’avenir et le présent semblent trahir à la fois toutes les espérances du jeune souverain. Sans cesse il tremble pour la vie de son unique enfant dont la santé est chancelante. Puis, un jour, l’impératrice Valérie, sa force et son soutien, lui avoue que son premier amour a été pour un autre, pour le prince de Lohe-Obkowitz, qui lui a préféré une chanteuse.

    Nous traduirons cette scène, qui peut donner une idée de la nouvelle manière de l’auteur, plus sobre et plus grave que ses premiers procédés.

    Tout à coup, elle éclata éperdument en sanglots et l’entoura de ses bras.

    « Mon Dieu ! mon Dieu ! Othomar secourez-moi ! Je suis si faible parfois ! Pardonnez-moi, Othomar ! Je ne devrais pas être ainsi. Je ne puis rien dire à personne… C’est à vous, n’est-ce pas, c’est à vous seul que je puis parler ?... »

    Elle chercha dans son sein, et rouge de honte, en tira une chaine avec un médaillon.

    « Voici, Othomar, jetez cela… Brûlez-le ! Car c’est cela qui me rend faible. Depuis des années, cela m’enlève toute ma force. Depuis des années, il me ronge comme du poison ! »

    Elle s’affaissa à ses pieds, sanglotant tout haut avec le désespoir d’une femme brisée, qui devrait être forte et qui va se séparer pour toujours de quelque chose qui, dans le secret de son âme, lui est encore cher.

    L’empereur reconnut le portrait du prince de Lohe-Obkowitz.

    Pâle, il le posa sur la table.

    Il regarda Valérie qui sanglotait à ses pieds et reprit le médaillon sans faire bruire la chaîne.

    Elle avait dit vrai, c’était du poison…

    Et soudain il le mit de côté, la prit clans ses bras, et tandis qu’elle continuait de pleurer, il se mit à contempler la campagne – son empire – où le Xanthos serpentait dans l’ombre comme un python géant.

    Il se disait avec effroi qu’elle et lui exerçaient l’un sur l’autre des influences qui se contrebalançaient dans un équilibre désespéré, et que ce qu’il avait gagné par l’énergie de Valérie, il le lui avait fait perdre par ce qu’il y avait de faiblesse en lui.

     

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    couverture de l'édition française de Wereldvrede

     

    De plus en plus, dans le calice impérial, le vin de la puissance lui semble amer. Une insurrection qui a éclaté dans les districts miniers se propage rapidement de province en province, gagne la capitale. La dynamite et l’incendie font rage ; gares, théâtres, bureaux de police, bâtiments d’administration, palais d’assemblées délibérantes sautent, s’écroulent, flambent de toutes parts. La populace pille et massacre. L’empereur lui-même est assiégé dans son palais.

    Au fond, l’immense majorité de la nation n’a jamais cessé d’aimer Othomar, et n’espère qu’en lui. Lorsqu’il paraît au balcon, un brusque revirement se produit en sa faveur. Un coup de revolver tiré sur lui par un anarchiste est le signal d’une explosion furieuse d’enthousiasme dynastique.

    Othomar a ressaisi son peuple. Il est maître de la situation. Il pourrait en profiter pour faire de la réaction, il préfère se montrer opportuniste et conserver par l’évolution et le progrès.

    Le gouverneur de la seule province restée tranquille pendant les troubles est appelé aux fonctions de chancelier de l’empire. Ruxodi appartient à la bourgeoisie moyenne. C’est un homme intelligent, instruit, énergique, un esprit pratique et libéral.

    Et, tandis qu’Othomar visite toutes les parties de son Empire, pour étudier les conditions, les aspirations et les besoins de toutes les classes, le sort lui ménage un bonheur inespéré. Son fils unique, le petit Xavier, longtemps faible et maladif revient à la santé et à la vigueur.

    Ainsi, l’avenir toujours incertain, devient moins sombre et moins menaçant, et à travers les brumes de l’horizon, scintille de nouveau l’étoile de l’idéal.

    Dans ce dénouement, la nationalité de M. Couperus perce sous son cosmopolitisme intellectuel. On reconnait bien le Hollandais sensé, positif et pratique, même lorsqu’il est artiste ou poète, l’enfant d’une race habituée par son histoire à lutter contre les difficultés et à se contenter du possible tout en aspirant au parfait.

    On a dit et répété que les rois s’en vont. Ce qui se dégage de l’étude de l’histoire contemporaine, c’est que jamais ils n’ont plus mérité de rester. Qu’ils basent leur pouvoir sur le droit divin ou sur la volonté nationale, presque tous les porte-couronnes de cette fin de siècle trop calomnié sont pénétrés du sentiment profond, presque anxieux, de leur devoir. Jeunes gens enthousiastes ou vieillards calmes et réfléchis, ils étudient les grandes questions de notre temps, et s’efforcent de démêler au milieu du vacarme confus que font les mille voix de la presse et des assemblées délibérantes, le cri sincère et vrai de la conscience publique. S’il en est qui se trompent, c’est de la plus entière bonne foi. C’est ce qu’a bien vu M. Couperus, et c’est ce qui ressort aussi nettement de son livre. Ce n’est pas qu’il ait entrepris de soutenir une thèse ou de prouver quoi que ce soit ; l’art, il l’affirme expressément, a été sa seule préoccupation. Mais une œuvre d’art sérieuse est toujours un aspect du monde et de la vie perçu et interprété par une conscience plus sensible et plus claire que celle du commun des hommes. Il devient dès lors aussi facile d’en tirer des conclusions que du spectacle direct des choses mêmes.

     

    III

     

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    couverture d'une étude sur la philosophie dans l'oeuvre de Couperus, Marteen Klein, 2000

     

    Le soin et le poli que M. Couperus met à ses écrits ne l’empêchent pas d’être un producteur fécond. Cette année encore, il vient de donner un nouvel ouvrage, Métamorphose. Abandonnant le grand théâtre des luttes sociales et la psychologie des peuples et des rois, il revient aux scènes de la vie intime et à l’analyse délicate d’une individualité exquise. Si nous employons cette épithète, c’est que notre auteur l’affectionne, et qu’elle est caractéristique de ses tendances et de son talent.

    Métamorphose nous fait assister aux états d’âme d’un jeune écrivain hollandais et à la genèse de ses ouvrages. C’est à peine un roman. Point d’action, nulles péripéties. M. Couperus trépane un crâne d’artiste, y applique une loupe, et suit curieusement, patiemment, l’accumulation des idées, tout le travail de l’encéphale. Puis il applique l’oreille sur le cœur, en étudie les battements, les contractions, les sursauts.

    Tout d’abord, la supposition d’une autobiographie s’impose presque impérieusement. M. Couperus semble vouloir l’écarter. « S’il m’arrivait, dit-il dans l’épigraphe de son dernier roman, d’écrire un livre dont le héros fût un auteur moderne, si je lui faisais écrire des ouvrages ressemblant aux miens, le héros ne serait pas moi, son art ne serait pas le mien, et le roman resterait un roman, rien qu’un roman, et n’aurait jamais la réalité d’une autobiographie. »

    Il y a un peu de casuistique dans cette déclaration. Métamorphose n’est pas, nous le voulons bien, une autobiographie, en ce sens que les évènements, les épisodes qu’elle raconte ne sont pas ceux de la vie réelle de M. Couperus. Mais psychologiquement, intellectuellement, littérairement, il y a identité absolue entre l’écrivain réel et l’écrivain fictif. Ils ont subi les mêmes transformations successives, ont passé par les mêmes états d’âme. Comme Hugo Aylva, M. Couperus fut d’abord un poète désireux de matérialiser et d’éterniser ses belles visions en les revêtant de rythmes harmonieux et de vocables sonores ; puis, las « de faire des vers et des vers dont il n’est pas content », un observateur sagace et un peintre délicat de la vie mondaine ; puis encore un psychologue, analyste subtil d’âmes malades, un évocateur coloré des splendeurs et des misères des rois ; enfin, un sondeur inquiet des mystères de l’abîme intérieur, s’absorbant dans l’étude et la culture du moi. Chez l’un comme chez l’autre, chacune de ses phases aboutit à un livre : Le Torquato Tasso d’Aylva, c’est l’œuvre poétique de Couperus ; Mathilde correspond à Eline Vere, Le Jeu d’Échecs à Fatalité, Nirvanah à Extase, Anarchisme à Majesté et à La Paix du monde. Comme M. Couperus, son héros a résumé l’étude de ses propres transformations sous la forme d’un récit symbolique qu’il intitule Métamorphose. Mais il se contente de le raconter à sa femme et ne veut pas l’écrire.

     

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    quatrième d'un catalogue de vente d'éditions originales (Piet van Winden)

     

    M. Couperus, lui, l’a écrit. S’est-il cru, à trente-cinq ans, au terme de ses évolutions ? Rousseau touchait à la quarantaine lorsqu’il écrivit son premier volume. Mais rassurons-nous, l’auteur de Métamorphose ne se sent pas arrivé avant le temps à l’âge de l’Ecclésiaste, où le chemin parcouru est le seul sur lequel on se complaise encore à porter le regard. Il a subi tout simplement l’influence d’une mode du jour. Demain il se remettra en route, obsédé à chaque étape nouvelle par l’irrésistible besoin d’extérioriser ses rêves et ses sensations en de poétiques romans.

    Dans Métamorphose, pas d’invention, pas de composition, pas de charme. Suffit-il d’un peu de plasticité et de psychologie byzantine pour remplacer tout cela ? Peut-être aux yeux de quelques snobs littéraires. Mais le vrai public est peuple ; son cœur va à ceux qui ont vécu, lutté, souffert. On ne peut avoir qu’indifférence pour un esthète épicurien comme Hugo Aylva, qui s’isole dans la contemplation stérilisante de son moi.

    L’homme est un apprenti, la douleur est son maître. (9)

    Le héros de M. Couperus n’a guère fait cet apprentissage. Il n’a eu que la peine de naître. Libre de soucis, exempt de préoccupations matérielles, il passe sa vie dans l’aisance et le confort. Quelques plis de feuilles de roses et les souffrances imaginaires d’un amour sans espoir pour une femme dont le cœur est mort, voilà le fashionable et poétique calvaire dont il se console bien vite en épousant une jeune fille charmante, qui l’aime et le comprend, et en passant des gâteries d’une mère qui l’adorait à celles d’une belle-mère qui l’idolâtre.

    Evidemment, M. Couperus dépasse de beaucoup Hugo Aylva, quand ce ne serait que pour avoir mieux compris et plus aimé cette jolie et bonne Emilie, dont il a entouré la douce figure d’une suite d’agréables paysages et de charmants tableaux d’intérieur.

    Aussi y a-t-il probablement plus de M. Couperus que d’Aylva dans ce que nous pourrions appeler la conclusion morale de Métamorphose : « Tout est relatif dans la vie, sauf la bonté et la simplicité de l’âme et du cœur. Là est le seul absolu humain. » (10)

     

    IV

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    portrait de Louis Couperus, dessin Joël Cunin

     

    M. Couperus avait habitué ses admirateurs à le voir changer de genre et de manière avec une souplesse incomparable. Il est cependant parvenu à les étonner par son dernier ouvrage.

    Psyché est un roman symbolique ayant pour héroïne l’âme humaine, avec ses aspirations, ses désirs ses faiblesses, ses repentirs, ses expiations et surtout son insatiable besoin d’absolu et d’idéal. Fille du vieux monarque qui règne sur le Passé, Psyché a deux sœurs : Emeraude, la volonté ambitieuse et impitoyable, et Astra, l’intelligence avide de comprendre et de savoir. Comme la Vérité, la petite princesse a le privilège de marcher nue ; ses petites ailes de papillon, incapables de la soutenir dans les airs, symbolisent la cruelle ironie du Destin, qui nous a donné l’idée et le désir de l’Infini avec l’impuissance d’y atteindre.

    Mais la Chimère lui prête sa croupe d’airain et ses ailes pour voyager dans l’espace. Son père mort, elle s’enfuit du palais, craignant la dureté de sa sœur Emeraude. Au fond d’un désert, elle rencontre le prince Eros qui règne sur l’étroit royaume du Présent, qui n’est qu’un jardin enchanté situé entre le royaume du Passé et les régions incertaines de l’Avenir.

     

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    Psyché, couverture dessinée par Jan Toorop

     

    Fatiguée bientôt d’un bonheur sans nuages, mais aussi sans péripéties ni surprises, elle se sauve avec un jeune satyre qui lui coupe les ailes, se mêle dans les bois aux danses et aux orgies des bacchantes, puis, repentante, rentre au château natal, trouve Astra, devenue aveugle, autre symbole qui ne serait pas pour déplaire à M. Ferdinand Brunetière.

    La reine Emeraude, pétrifiée dans son orgueil et devenue semblable à quelque formidable Moloch, lui impose pour pénitence expiatoire de s’en aller aux enfers chercher l’amulette qui procure la toute-puissance.

    Longtemps la pauvre Psyché erre aux bords des mers d’encre, de poix, de feu, interroge les monstres de l’abîme : Vanité ! Vanité ! est leur seule réponse. Emeraude, déçue, écrase sa sœur sous les roues de son char, dévaste dans sa fureur son propre empire et va se briser le crâne contre le Sphinx du désert, qui ne répond pas à ses impérieuses questions.

    Les ailes de Psyché, ressuscitée, repoussent larges et puissantes. Elle prend son vol pour les régions bienheureuses de l’Avenir, où elle retrouve son père et son époux.

    Cette sèche analyse ne peut donner qu’une idée bien incomplète de l’œuvre à la fois délicate et chatoyante où M. Couperus a revivifié et renouvelé le vieux mythe d’Eros et de Psyché. C’est un rêve de poète interprété par un artiste et, pour ainsi parler, le problème de l’âme et de la destinée vu à travers une lentille qui le rapetisse aux proportions d’un bijou merveilleusement ciselé et incrusté de pierres précieuses (11).

     

    V

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    couverture d'une petite étude rédigée par Wim J. Simons, Desclée de Brouwer, 1970

     

    En comparant les romans de M. Couperus à ceux de Kremer (12) ou de Mme Toussaint-Bosboom (13), on est frappé de l’effacement du caractère local au profit de l’esprit universel. Mais pour reconnaître ce qu’ils ont gardé de hollandais, il suffit de rapprocher, par exemple, Fatalité ou Extase, d’Enfant de volupté ou de Triomphe de la Mort. Gabriel d’Annunzio, lui aussi, a subi des influences françaises, russes et scandinaves : lui aussi est moins de son pays que Manzoni ou d’Azeglio. Mais son ardeur voluptueuse, son imagination brillante, sa plasticité païenne, tout cela est bien italien, et fait ressortir par contraste le sentiment profond et contenu, la poésie rêveuse, les demi-teintes délicates et l’instinct foncièrement moral du romancier néerlandais.

    Il est encore Germain par son éloignement pour les tableaux voluptueux et les peintures érotiques. Dans l’analyse du travail intérieur de la passion, comme dans la peinture de ses effets, il reste toujours chaste. Chez lui, ce n’est pas pudibonderie calviniste, mais respect de la femme et sentiment de la dignité humaine.

    Aussi M. Couperus, Européen par quelques parties, est resté Hollandais par d’autres, et son cosmopolitisme se teinte de couleur locale. C’est sans doute à ce dualisme intellectuel qu’il a dû d’être tout de suite prophète chez lui, tout en voyant sa notoriété s’étendre assez rapidement au delà des étroites frontières de son Pays-Bas.

    Au lieu de s’exiler comme le publiciste Multatuli et le critique Busken Huet, il a pu partager son existence entre sa patrie et l’étranger. Il affectionne le séjour de Rome, où, comme il le dit lui-même, il vit plus en une semaine qu’en une année entière dans son pays.

    « Sa joie de vivre, nous apprend son ami M. Fr. Netscher (14), c’est d’errer dans Rome. Là il se trouve au centre de la vie antique, de la vie de la Renaissance et de la vie moderne. Paris, avec son activité à la fois intellectuelle et mondaine, l’attire également.&n bsp;»

    ;MsoNormal">Nous sommes persuadé que le séjour du Midi et le contact des Latins exercera la plus heureuse influence sur le talent de M. Couperus. Certaines plantes du Nord donnent sous un ciel plus clément, dans une terre plus ensoleillée, des fruits plus doux, et le Germain latinisé atteint parfois aux plus hauts sommets de l’intellectualité, pourvu qu’en se dépouillant de sa gaucherie, il conserve son enthousiasme sérieux, sa naïveté de cœur et sa largeur d’esprit, et qu’en apprenant à écrire pour les autres il continue de penser par lui-même. Pour que les idées germaniques deviennent vraiment des idées universelles, c’est dans le moule latin qu’il faut les couler (15).

     

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    biographie de L. Couperus par F. Bastet, Querido, 1987

     

    (*) M. Couperus (Louis-Marie-Anne) est né à La Haye le 10 juin 1863. Il débuta par des recueils de poésies : Un printemps de vers (1884) et Orchidées (1886). Son premier roman fut Eline Vere (1888). Depuis, il a successivement publié : Fatalité (1890) ; Illusions, Extase, Majesté, La Paix du Monde, Atouts, Métamorphose, ce dernier en 1897, enfin Psyché en l898. On a encore de lui des Impressions de voyage. La plupart de ces ouvrages ont été traduits en français, en anglais, en allemand, en danois et en suédois.

    (1) Pseudonyme de Maurits Wagenvoort (1859-1944), écrivain et journaliste hollandais, traducteur de Leaves of grass de Walt Withman. Il avait publié en 1894 une recension de Majesté. Couperus, nous dit son biographe Frédéric Bastet, l’a traité en ami tout en conservant une certaine distance.

    (2) La critique apparaît sous la plume de très nombreux auteurs, même s’ils laissent pour la plupart surnager quelques noms (Bilderdijk, Da Costa, Van Lennep, Beets, Potgieter, Bosboom-Toussaint, Multatuli…). Les propos que Conrad Busken Huet  met dans la bouche d’un personnage de son roman Lidewyde (1868) : « Un peuple qui n’a jamais incarné une vue qui lui fût propre ; qui a, pour ainsi dire, toujours fait l’article ; qui n’a cessé d’imiter et de suivre les autres – un tel peuple, cela s’entend, n’a pas de littérature qui vaille la peine d’être mise par écrit », on les retrouve fréquemment, sous une forme ou une autre, par exemple près de trois quarts de siècle plus tard, dans un passage destiné au lectorat français : « Après l’exposé général que nous avons fait de la première moitié du XIXe siècle, personne ne s’étonnera de ce que la même décadence se manifestait dans la littérature et les beaux-arts. De tout ce qui se passait en Europe, seul un écho très affaibli parvenait, aux Pays-Bas, principalement lorsque le romantisme remporta la victoire sur le classicisme. Ce dernier par ses qualités de mesure et de raison, aboutissait en Hollande à une uniformité fade et à un manque de profondeur où toute grandeur et toute force faisaient défaut. » (Enno van Gelder, Histoire des Pays-Bas, Armand Colin, 1936, p. 168). Pour l’antichrétien Johannes Tielrooy, qui considère brièvement la période antérieure à 1880 avant de s’intéresser aux lettres néerlandaise de la fin du XIXe siècle et des premières décennies du XXe, « la théologie, cette raisonneuse, asservissait sa sœur plus fine, la littérature » (Littérature hollandaise, Paris, Éditions du Sagittaire, 1938, p. 13). On avait toutefois pu lire un tableau plus nuancé sous la plume de l’historien de la littérature Jan Ten Brink (1834-1901), dans un panorama intitulé « La littérature. De 1815 à nos jours » (La Hollande, Larousse, 1900, p. 168-182, texte qui reproduit celui paru dans la Revue Encyclopédique du 13 novembre 1897). Aujourd’hui, les dix-neuviémistes néerlandais tentent de « réhabiliter » certains auteurs de la période antérieurs à la renaissance littéraire de 1880.

    PageTitreBuskenHuet.jpg(3) Né à La Haye en 1826, issu d’une famille de huguenots, l’homme de lettres Conrad Busken Huet est décédé à Paris, où il a passé la dernière partie de sa vie, en 1886. Pasteur de l’Église wallonne, il abandonna la prédication pour devenir journaliste et se consacrer entièrement à la littérature. Il est considéré comme le plus grand critique littéraire hollandais du XIXe siècle ; la plupart de ses essais et critiques ont été réunis de son vivant en 26 volumes qui « constituent un véritable miroir de la production, en Hollande et à l’étranger, de 1860 à 1885 » (P. Brachin, La Littérature néerlandaise, Armand Colin, 1962, p. 97). Parmi les études assez consistantes de ce lecteur gargantuesque, certaines portent sur Lamartine, Sainte-Beuve, Henri Murger, Henri Meilhac et Ludovic Halévy, Voltaire, Gustave Droz, Théophile Gautier, Rabelais, George Sand, Octave Feuillet, Ernest Renan, Victor Hugo, Charles-Paul de Kock, André Chénier, Mme de Rémusat, J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, Mme de Staël, Benjamin Constant,  Émile de Girardin, Edmond About, Alexandre Dumas fils, Jules Vallès, Zola, Paul Bourget, Robert de Bonnières, Arnold Mortier, Molière, Alphonse Daudet, Gyp ou encore Michelet ; on relève aussi un hommage à Lucien-Anatole Prévost-Paradol et un autre, publié en volume, à Gaston Paris. Une des œuvres majeures de Busken Huet, fresque culturelle monumentale, s’intitule Het land van Rembrandt (Le Pays de Rembrandt, 1882-1884), sorte de pendant de Het land van Rubens (Le Pays de Rubens, 1879). Busken Huet a aussi laissé un ouvrage sur les arts et la culture français Parijs en omstreken (Paris et ses environs, 1878) auquel Albert Réville a consacré quelques pages dans du 1er juillet 1878 (p. 236-238). Son roman Lidewyde mentionné dans la note précédente fit scandale à cause d’un rendu trop réaliste de l’érotisme. Il existe une version française de son étude sur George Sand, une version anglaise du Pays de Rubens, une version allemande du Pays de Rembrandt, ainsi qu’un recueil de ses méditations chrétiennes en français. On peut lire en français la thèse que le francophile Johannes Tielrooy a consacré au critique : Un grand écrivain hollandais ami de la France. Conrad Busken Huet et la littérature française, Paris, E. Champion, 1923. Aux Pays-Bas, une imposante biographie a vu le jour il y a peu : Olf Praamstra, Busken Huet. Een biografie, SUN, 2007. Le fils de Conrad, Gideon Busken Huet (1860-1921), connu sous le nom de Gédéon Huet, était un folkloriste français.

    (4) Louis van Keymeulen a publié une étude sur Multatuli dans la Revue des Deux Mondes (« Un écrivain hollandais. Multatuli », p. 791-819) et « Les Lettres de Multatuli », textes qui figurent dans t;Esquisses flamandes et hollandaises. Il ne se montre pas un inconditionnel de l’auteur du Max Havelaar.

    (5) Aux recueils Een lent van vaerzen (Un printemps de vers, 1884) et Orchideeën (Orchidées, 1886) que Louis Van Keymeulen mentionne, il convient d’en ajouter un troisième Couperus publia en 1895 : Williswinde. « Parmi les jeunes auteurs de ces derniers temps se distingue Louis Couperus, qui n’est d’aucun bateau et ne relève que de lui-même. Comme poète, il rappelle Théophile Gautier par le coloris et le chatoiement du style », rapporte-t-on au lecteur français de l’époque alors que « ses romans sont très individuels, très forts comme fantaisie et comme peinture d’états d’âme. » (La Grande Encyclopédie : inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts, tome 26, p. 174). À côté des recueils et des romans, Couperus eut le temps à l’époque de se consacrer à De verzoeking van den H. Antonius, une traduction de La Tentation de saint Antoine de Flaubert, publiée en 1896.

    (6) En réalité, le roman Eline Vere avait déjà contribué à assurer la renommée de Couperus, le roman ayant eu, en particulier à La Haye, un grand retentissement. Ce classique du XIXe siècle a fait l’objet d’une belle adaptation cinématographique par Harry Kümmel (1991) ainsi que d’une version télévisée plus longue.

     

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    différentes éditions de Wereldvrede, in H.T.M. van Vliet

    Versierde Verhalen, L.J. Veen, 2000

     

    (7) Majesteit (1893), Wereldvrede (1895) et Hooge Troeven (1896), connus en Hollande sous le nom de koningsromans ou « romans royaux ». Du vivant de l’auteur, ces livres ont été ceux parmi ceux qui se sont le mieux vendus et qui ont été le plus traduits (en particulier les deux premiers). On peut rattacher à ces trois titres la nouvelle bien postérieure intitulée De jonge koning (Le Jeune roi, Het vaderland, 3 décembre 1910, reprise dans le recueil de nouvelles De zwaluwen neêr gestreken..., 1911). Les deux romans que résume Van Keymeulen traitent de thèmes alors à la mode : la disparition des monarchies et de la paix mondiale. En 1899, année de la parution en français de Paix Universelle, a lieu la Conférence Internationale de la Paix à La Haye ; c’est aussi cette année-là que Charpentier édite la traduction française du roman Bas les armes ! de la célèbre pacifiste et future prix Nobel de la Paix, Bertha von Suttner. Plusieurs œuvres françaises de la même époque montrent que le thème de la fin des monarchies européennes jouissait d’une attention particulière. Si les deux romans de Couperus peuvent paraître surannés, si leurs « charmes » sont « fanés » – ainsi que l’affirme Paul Delsemme (Teodor de Wyzewa et le Cosmopolitisme littéraire en France à l’époque du Symbolisme, I, Presses Universitaires de Bruxelles, 1967, p. 290), Majesté conserve malgré tout de très beaux restes. À l’époque, ce genre d’œuvres passionnait d’autant plus les lecteurs que la visite du Tsar à Paris avait marqué les esprits et qu’il régnait une certaine nostalgie de la monarchie mêlée à l’inquiétude d’en voir disparaître d’autres. Des critiques comme Jules Béraneck et L. Giraudon-Ginesté apprécièrent beaucoup la prose de Couperus. La version française de Majesté a paru dans plusieurs livraison s de La Revue hebdomadaire avant de sortir chez Plon à l’automne 1898 – le volume est déposé au ministère de l’Intérieur en octobre – au prix de 3 francs 50 ; en juillet de l’année suivante, le même éditeur donne Paix Universelle. Les deux œuvres ont été traduites par Louis Bresson, pasteur français de l’église wallonne de Rotterdam.

     

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    entrée Couperus du Larousse universel, T.1., 1922

     

    (8) Louis Van Keymeulen parle ici de Majesteit et non pas de Hooge Troeven.

    (9) La suite de la citation empruntée à Alfred de Musset : « Et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert. »

    CouvWyzewa.jpg(10) Théodor de Wyzewa, qui a été lié avec Louis Couperus et a consacré plusieurs dizaines de pages à son œuvre – il a même songé un temps à traduire un certain nombre de ses romans – a rédigé une chronique sur ce beau livre inclassable, autobiographie esthétique qui ne doit guère avoir d’équivalent dans les autres littératures (« L’autobiographie d’un romancier hollandais. Metamorfoze, par M. Louis Couperus », Revue des Deux Mondes, 15 juin 1897, p. 937-946, texte repris dans le volume Écrivains étrangers) : « Si même le dernier roman de M. Louis Couperus n’était pas ce qu’il est, un très beau livre, élégant et robuste, plein d’émotion et de vérité, il mériterait encore d’être signalé pour la façon dont il porte la marque de son temps, et pour les renseignements qu’on en peut tirer sur la situation présente du roman, ou plutôt des romanciers, dans l’Europe entière. (…) Il y a une chose dont ni Hugo Aylva ni M. Couperus ne semblent point se douter, mais qui n’en apparaît pas moins clairement aux lecteurs de leurs livres : sous la série de leurs métamorphoses, ils restent tous deux des poètes, et les plus graves sujets leur sont surtout l’occasion de beaux rythmes et de belles images. C’est même, en fin de compte, la seule conclusion définitive qu’on puisse tirer de ces Métamorphoses, touchant l’histoire intellectuelle de leur jeune auteur. On y voit comment les circonstances, et cet instinct de changement qu’il portait en lui, l’ont ballotté sans arrêt d’un idéal à l’autre, mais que dans tous les genres il est resté ce qu’il était déjà au début de sa carrière, un rêveur épris seulement d’émotion et de beauté, l’amant de Léonore d’Esté et le confident de Pétrarque. L’œuvre qu’il nous donne pour une autobiographie est surtout un poème, elle aussi. En vain il s’est efforcé d’y être exact et précis, infatigable à vouloir se montrer à nous tel qu’il s’apparaissait à lui-même. La même aventure lui est arrivée pour ses propres sentiments que pour ceux des héros de ses livres précédents, d’Éline Vere ou du jeune empereur des îles Lipari : à peine a-t-il tenté de les saisir, qu’ils se sont transfigurés, prenant sous ses yeux une teinte lyrique. La forme même dont il les a revêtus est celle d’un poème plus que d’un récit, imagée et chantante, avec des retours de mots, des alternances de longues périodes et de phrases rapides, un rythme toujours expressif et savamment varié. Et c’est par là, en vérité, que ses compatriotes peuvent le mieux se rassurer sur la suite prochaine de ses “métamorphoses”. – “Mon art, nous dit-il au dernier chapitre du livre, s’est d’abord présenté devant moi comme un enfant, candide avec de grands yeux pleins de lumière ; puis j’ai vu en lui une jeune fille élégante et mélancolique, puis il a pris la forme d’une femme que j’ai aimée. Plus tard, quand j’ai écrit Anarchisme, il s’est montré à moi plus vieux, plus grave, imprégné d’une beauté plus sereine : c’est aujourd'hui une de ces figures étranges où se plaît la fantaisie des peintres symbolistes. Demain, peut-être, il aura changé d’aspect, une fois de plus...” Mais, quel que soit l’aspect sous lequel son art se montrera demain à M. Couperus, quelle que soit la “métamorphose” qui succédera à celle qu’il a, cette fois, essayé de décrire, on pourra être certain désormais qu’à travers tous les genres, quelque chose en lui ne variera point : son naïf et profond instinct de la beauté poétique. »

     

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    ouvrage de H.W. van Tricht sur Couperus, éd. Bert Bakker, 1965

     

    (11) Cette seconde partie de l’article a paru initialement sous le titre « Psyché » dans la Revue Encyclopédique du 4 juin 1898. Louis Van Keymeulen n’est pas le seul à parler de ce livre à l’époque. Ainsi, Léo J. Krijn écrit-il : « Psyché est, suivant moi, le meilleur des ouvrages parus ces derniers mois en langue néerlandaise. Un conte, mais un conte délicieux, d’une fantaisie ravissante, entremêlée de philosophie, le tout écrit dans un style incomparable, subtil et fin, comme un parfum lointain de fleurs sauvages (« Psyché, par Louis Couperus », La Plume, n° 11, 1899, p. 414). Il faudra attendre 1923 pour voir ce conte traduit en français : Le Cheval ailé, trad. J. [= Félicia] Barbier, Paris, Éditions du Monde nouveau. Dans la préface à cette édition Julien Benda, avant de suggérer en guise d’épilogue au conte de Couperus un passage des Chansons des rues et des bois de Victor Hugo (Psyché dans ma chambre est entrée..), nous dit que « la suprême saveur de l’ouvrage (…) est dans la caresse avec laquelle l’auteur peint l’amour d’Eros ; dans les pages qui nous disent l’émoi si tendre du jeune prince et de tout son petit royaume à la venue de l’épousée ; sa douleur, exempte de toute haine, quand il s’éveille et ne la trouve plus ; sa joie, faite toute d’amour, pure de tout reproche, quand elle lui revient. M. Louis Couperus, comme Michelet, comme Musset, montre plus de bonheur encore à peindre les forces de la tendresse que celle du désir et de l’orgueil. » La parution du Cheval ailé a été précédée de celle d’un essai d’une vingtaine de pages aux mêmes éditions : L’Âme latine de M. Louis Couperus, romancier hollandais (1922, p. 661 sqq.). Une seconde traduction de Psyché a vu le jour en 2002 : Psyché, suivi de  Fidessa. Contes et légendes littéraires, trad. David Goldberg, introduction de Gilbert Van De Louw. Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, [Lettres et civilisations des Flandres et des Pays-Bas].

     

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    page de titre de la traduction de Psyche, 1923

     

    (12) Kremer : Louis Van Keymeulen veut sans doute parler de Jan Jacobus Cremer (1827-1880), peintre qui devint un romancier populaire au point d’être un des premiers à pouvoir vivre de sa plume aux Pays-Bas. On a pu dire de lui qu’il était le Dickens hollandais. Son œuvre est tombée dans l’oubli. En français : Intérieurs hollandais. Scènes villageoises du Pays de Gueldre (1854), nouvelles, Paris, Éditions Henri Gautier, s. d. (1888).

    (13) Anna Louisa Geertruyda Bosboom-Toussaint (1812-1886), « la première romancière de la Néerlande », comme on a pu écrire en France à l’époque. Elle aussi avait des ascendants huguenots. Voici ce que nous dit d’elle le Dictionnaire universel des contemporains en 1880, p. 1762 : « Toussaint (Anna-Louise-Gertrude), dame Bosboom, romancière hollandaise, née à Alkmaar, le 16 septembre 1812, débuta dans la carrière des lettres en 1827, avec une nouvelle : Almagro, qui eut du succès, et qui fut suivie du Comte de Devonshire (de Graaf van Devonshire, 1838) et des Anglais à Rome (de Engelsche in Rome, 1840). Elle publia ensuite Het Huis Lauernesse (1841, 2 vol.; 3e édit. 1851), romanBosboomToussaint.gifemprunté à l’histoire et aux mœurs de la réforme, qui eut en Hollande un succès prodigieux et fut traduit dans presque toutes les langues de l’Europe, ainsi qu’une sorte de trilogie sur la vie et les aventures du comte de Leicester, Leycester en Nederland ; de Vrouwen van het Leycestersche Tijdvak ; Gideon Florensz (1851-1854, 9 vol.), Une de ses dernières nouvelles Majoor Frans, obtint également un grand succès. Les compatriotes de Mme Toussaint l’ont comparée à Walter Scott pour ses qualités dramatiques. En 1845 sa ville natale lui conféra, par décision spéciale, les droits civiques. Depuis 1849 elle a rédigé l’Almanach du beau et du bien (Almanach fur das Schœne und Gute), recueil très remarquable. En 1851, elle a épousé, à Alkmaar, le peintre Johannes Bosboom, dont les tableaux de genre sont très recherchés en Allemagne et aux Pays-Bas. » La grande encyclopédie : inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts se fait plus élogieuse encore (tome 26, p. 172) : « Plus jeune que les précédents, Mme Bosboom-Toussaint (1822-86) leur est bien supérieure par la justesse de l’analyse psychologique. Son œuvre capitale est le Comte de Leicester en Néerlande (De Graaf van Leicester in Nederland), où elle fait preuve d’une grande finesse d’observation, et où les tableaux historiques sont brossés de main de maître. Son roman de mœurs contemporaines, Majoor Frans, a eu les honneurs de la traduction en plusieurs langues (en français par André Réville, Plon, 1875). » Elle a en effet joui d’une grande considération ; c’est d’ailleurs à elle, qui habitait alors à La Haye, que le jeune Couperus fit lire ses premières esquisses en prose.

    (14) Louis Van Keymeulen cite, en chamboulant un peu la phrase, un passage de la fin de l’article « Louis Couperus en Wereldvrede ». Le prosateur Frans Netscher (1864-1923), l’un des premiers naturalistes bataves, était un ami de longue date de Louis Couperus.

    (15) Sur la part latine de Couperus, voir Adrienne Lautère, « L’Âme latine de M. Louis Couperus, romancier hollandais », Le Monde nouveau, 1922, p. 661 sqq., étude rééditée sous forme de brochure en 1923.

     

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    l'ouvrage le plus récent sur Louis Couperus : José Buschman, Un dandy en Orient, 2009, consacré au séjour de l'écrivain en Algérie fin 1920 - début 1921

     

    un chaleureux merci à R.B. & à R.H.

     

     

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  • Chambre noire et Leica

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    Résistant, espion ou collaborateur ?

    La Chambre noire de Damoclès

    de Willem Frederik Hermans

     

     

    « Je me plonge dans ce roman, d’abord intimidé par sa longueur, ensuite étonné de l’avoir lu d’un seul trait. Car ce roman est un thriller, un long enchaînement d’actions où le suspens ne fléchit pas. Les événements (qui se passent pendant la guerre et l’année suivante) sont décrits d’une façon exacte et sèche, détaillée mais rapide, ils sont terriblement réels et pourtant à la limite du vraisemblable. Cette esthétique m’a captivé ; un roman épris du réel et en même temps fasciné par l’improbable et l’étrange. Cela résulte-t-il de l’essence de la guerre qui nécessairement est riche en inattendu, en exorbitant, ou est-ce le signe de l’intention esthétique désirant sortir de l’ordinaire et toucher, pour reprendre le mot cher aux surréalistes, le merveilleux (“le réel merveilleux”, comme aurait dit Alejo Carpentier) ? »

    Milan Kundera, Le Monde, 26.07.2007

     

     

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    Le roman De donkere kamer van Damokles (La Chambre noire de Damoclès) a été publié en 1958 aux Pays-Bas. Son auteur, Willem Frederik Hermans (Amsterdam, 1921-Utrecht, 1995), est, avec Louis Couperus et Gerard Reve, l’un des auteurs néerlandais majeurs du XXe siècle. Il a laissé un peu moins d’une centaine d’œuvres : romans, nouvelles, essais, pièces de théâtre, un scénario, des écrits polémiques en nombre ainsi que quelques recueils de poésie sans oublier des chroniques parisiennes pleines de verve et souvent caustiques. W.F. Hermans s’est en effet établi à Paris en 1973 où il a vécu avec son épouse jusqu’en 1991, mettant du même coup fin à une carrière universitaire de géophysicien. Il souhaitait à la fois s’éloigner de la Hollande et baigner dans une culture française qu’il appréciait. En plus d’être un grand admirateur de Louis-Ferdinand Céline, Hermans a apprécié l’œuvre poétique d’Oscar Vladislav de Lubicz Milosz : il a traduit certains de ses poèmes et lui a consacré un essai. Il a aussi traduit, de sa propre initiative, Le Martyre de l’obèse de Henri Béraud, prix Goncourt 1922, traduction suivie d’une postface assez savoureuse.

    La Chambre noire de Damoclès est le livre qui a révélé W.F. Hermans à un large public néerlandophone. Dans un style non dénué d’ironie, il narre l’histoire d’Henri Osewoudt, jeune homme peu gâté par l’existence ni par la nature : mère folle, père tué par cette dernière, physique extrêmement ingrat, petite taille, pieds difformes, absence apparente de virilité… Après avoir épousé sa cousine germaine et renoncé à ses études pour reprendre le minuscule bureau de tabac de son père défunt, Henri, obsédé par sa petite taille et sa figure imberbe, frustré par la laideur de sa femme, mène une existence rasante et barbifiante. Tout change durant l’occupation des Pays-Bas. Il rencontre alors un certain Dorbeck qui va l’entraîner à tuer des collaborateurs ou encore à aider une résistante étonnamment naïve tout juste arrivée de Londres.

    Dans le regard souvent cynique qu’il pose sur l’existence, dans son évocation d’un monde qui n’est souvent que chaos, W.F. Hermans nous propose, à travers ce roman, une belle démystification. Il sape toute lecture monolithique ou manichéenne de l’Histoire : l’antihéros, le minable Osewousdt, a suivi les consignes de son héros ; il croit s’être conduit en résistant. Mais ne servait-il pas plutôt la collaboration ? Le tour de force du romancier, c’est de nous faire douter nous aussi à mesure que le récit se développe : alors qu’on est persuadé à certains moments que le pâle buraliste tue pour le compte de la Résistance, à d’autres, on se demande s’il n’est pas le jouet d’une machination, s’il n’a pas joué, à son insu, le jeu des Allemands. Par moments, on pourrait même en arriver à douter de l’existence de Dorbeck, personnage qui apparaît souvent dans l’ombre, à contre-jour, ou encore dans une lumière éblouissante. Le désir mimétique et le thème du double sont omniprésents dans ce roman plein de miroirs et de polaroïds. Passionné par la photo, le romancier offre aussi dans cette histoire une place de choix à un Leica.

     

    W.F. Hermans, jaquette d’un volume de sa correspondance

    littérature,hollande,roman,traduction

    La Chambre noire de Damoclès a fait l’objet d’une adaptation cinématographique par Fons Rademakers : Als twee druppels water (Comme deux gouttes d’eau), réalisateur à qui on doit en outre une adaptation du roman Max Havelaar de Multatuli et de celui de Harry Mulisch, De aanslag (L’Attentat), distinguée par un Oscar. Als twee druppels water – nominé pour la Palme d’Or à Cannes en 1963 et diffusé en France sous le titre saugrenu : Inconnu aux services secrets –, avait été salué par une presse hollandaise enthousiaste. Enthousiasme pas entièrement partagé par W .F. Hermans lui-même : « Je n’ai jamais avalisé le script de Fons Rademakers. On s’est engueulé comme des chiffonniers, mais je dois reconnaître que le film est moins pire que je ne le craignais. D’un autre côté : il est loin de l’adaptation que j’avais en tête. (…) Je ne crois pas que le spectateur moyen verra dans ce film un navet. » Il convient de préciser que le romancier avait écrit un premier scénario refusé par Rademakers. Les deux hommes s’étaient tout de même mis d’accord pour supprimer des pans entiers de l’histoire, pour faire arriver Dorbeck en parachute et non par la route, ou encore pour terminer le film sur une scène qui n’existe pas dans le roman. Il ne faut donc pas voir dans ce film un rendu fidèle du roman, mais, comme Hermans l’affirme lui-même « une variation sur le thème du livre ».

    CouvFilmTweedruppels.jpgL’un des grands mérites de Comme deux gouttes d’eau, c’est d’avoir permis à Willem Frederik Hermans de débuter sa collection de machines à écrire. En effet, alors qu’il travaillait au scénario du film, sur l’île frisonne de Terschelling, sa machine à écrire l’a lâché. Après l’avoir balancée par terre, être sorti pour se noyer dans la mer, l’écrivain s’est ravisé. Il a regagné le continent et, fasciné par la nouvelle machine à écrire qu’il venait d’acquérir, a commencé sa collection. Dans l’interview accordée un an avant sa mort dans laquelle il relate cet épisode, Willem Frederik Hermans s’exprime une dernière fois et sur son propre scénario et sur le roman, non sans une certaine ironie : « Je dois dire que mon bouquin sur Damoclès, je ne l’aime pas, en fait, il me sort par les yeux ; et écrire ce scénario, c’était une besogne horrible. »

    (D. Cunin)

     

    « La poésie noire et l’ambiguïté », par Milan Kundera

    « Un résistant en chambre noire », par Rose-Marie Pagnard

    une autre lecture de La Chambre noire de Damoclès

     

     

    Les éditions Gallimard publieront fin 2009 un deuxième roman

    de W.F. Hermans : Ne plus jamais dormir.

    Le Seuil avait donné en 1962 une première traduction de

    De donkere kamer van Damokles, signée Maurice Beerblock.

     

    Sur La Chambre noire de Damokles et W.F. Hermans, en français :

    G.F.H. Raat, « Telle une tumeur au cerveau : l’écriture romanesque selon Willem Frederik Hermans », Septentrion, 2006, n° 1 & « Patrie, quand tu nous tiens : les années parisiennes de Willem Frederik Hermans », Septentrion, 2003, n° 1.

    Rokus Hofstede, « Willem Frederik Hermans et la putain de Bruxelles », Septentrion, 2006, n° 1.

    Pascal Cornet, « Willem Frederik Hermans : vaincre le chaos sans se faire d’illusions », Septentrion, 1995, n° 3.

    Jaap Goedegebuure, « L’œuvre de Willem Frederik Hermans », Septentrion, 1992, n° 3.

    Diny Schouten, « W.F. Hermans interdit de parole ? Ou W.F. Hermans et la tolérance de la démocratie », Septentrion, 1987, n° 1.

    M. Dupuis, « Aspects de la nouvelle chez W.F. Hermans », Études germaniques 27, oct-déc. 1972.

     

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