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littérature - Page 30

  • Le paysan immobile

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    Là-haut, tout est calme

     

     

    Dans la ferme familiale de Hollande septentrionale, Helmer relègue son père grabataire à l’étage. Il passe un coup de pinceau dans quelques pièces de la maison, fait de la chambre parentale – sa mère est décédée – sa propre chambre. Ce vieux garçon opère en fait une sorte de coup d’État : à 55 ans, il prend enfin les choses en main.

    Ce n’est pas lui, mais son frère jumeau Henk, qui était destiné à être paysan. Celui-ci, le chouchou de leur père, est toutefois décédé à 19 ans dans un accident de voiture alors que Riet, sa future épouse, était au volant. Autrement dit, Helmer, qui souhaitait faire des études de littérature, a mené contre son gré la vie de son frère, à ceci près qu’il n’a pour sa part jamais tenté de séduire la moindre femme et qu’il a toujours dû subir un père autoritaire et buté.

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    trad. Bertrand Abraham, Gallimard, 2009

     

     

    LE MOT DE L’ÉDITEUR

     

    Helmer van Wonderen vit depuis trente-cinq ans dans la ferme familiale, malgré lui. C’est Henk, son frère jumeau, qui aurait dû reprendre l’affaire. Mais il a disparu dans un tragique accident, à l’âge de vingt ans. Alors Helmer travaille, accomplissant les mêmes gestes, invariablement, machinalement. Un jour, sans raison apparente, il décide d’installer son vieux père au premier étage, de changer de meubles, de refaire la décoration de la maison. Le besoin de rompre la monotonie de sa vie et l’envie de mettre fin à ce face-à-face presque silencieux avec un homme devenu grabataire le font agir, plein de colère retenue. Les choses s’accélèrent le jour où il reçoit une lettre de Riet lui demandant de l’aide : Riet était la fiancée de son frère. Elle fut aussi à l’origine de son accident mortel...

    En se mettant dans les pas d’un paysan du nord de la Hollande qui, à cinquante-cinq ans, comprend qu’il n’est pas trop tard pour combler ce manque qui le ronge, l’écrivain néerlandais évoque avec une grande force le désir humain de maîtriser sa vie et d’accéder à une forme de vérité intérieure. À la fois précise et poétique, l’écriture de Là-haut, tout est calme entraîne le lecteur dans une inoubliable quête de bonheur.

     

    Gerbrand Bakker est né en 1962. Après des études de lettres à Amsterdam, il a exercé différents métiers, puis publié un livre pour adolescents en 2004. Là-haut, tout est calme, son premier roman, a été le phénomène éditorial de l’année 2006 aux Pays-Bas.

     

     

    POINT DE VUE

     

    CouvBakkerGalli.jpgDans ce roman magnifique, Gerbrand Bakker narre une histoire par touches, sans précipitation, dans une langue belle et en apparence simple. L’écriture est en harmonie avec le paysage décrit et le quotidien de la ferme. De cet ensemble mélancolique se dégage une réelle attention pour l’austérité et la rudesse de la vie paysanne d’aujourd’hui. Mais aussi pour la solitude et l’absence d’affection qui mine le personnage. L’auteur n’explique rien, il se contente, au fil des 56 chapitres, de décrire sobrement le peu qui se déroule. Le titre original (Boven is het stil) souligne l’omniprésence du « calme » mais aussi du silence. Quelques motifs permettent d’articuler les évolutions majeures du livre : la corneille mantelée annonciatrice de mort ; la carte du Danemark qu’Helmer accroche dans sa chambre (le Danemark est un pays où de nombreux paysans hollandais s’exilent) ; les paires (les jumeaux, les deux ânes, les deux rameurs, les deux Henk)…

    Au-delà de la révolution intérieure que vit plutôt inconsciemment l’anti-héros, la donnée omniprésente est bien le refoulement de l’homosexualité. L’optique narrative, en privilégiant avec talent la retenue, la sobriété, le souci du détail prosaïque, le dialogue abrupt et incisif, met le lecteur en position idéale pour observer de l’intérieur les frustrations du personnage central. Seul bémol : le non-dit relatif à l’homosexualité, ou plutôt le mode transversal sur lequel les choses sont formulées, peut finir par lasser. (D.C.)

     

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    « Là-haut, dans ce bout du nord de la Hollande, tout est calme, ou semble l’être. Le Waterland est une terre immobile, hors du temps, ou semble l’être. Un plat pays qui s’accouple avec un ciel bas, sans avenir. Ici, les watergangs s’écoulent lentement, emportant dans leurs eaux troubles souvenirs et regrets. Les brumes sont lourdes, assourdissent les sons. Les animaux de la ferme osent à peine s’agiter. Là-haut, chez les van Wonderen, père et fils, tout est silence. Sourde haine. (…) D’une narration comme en apesanteur, étouffée, sensuelle à en devenir venimeuse, Là-haut, tout est calme raconte une histoire de fin du monde, celle d'une chape de plomb qui s’effrite, laisse déborder un mal de vivre sournois. » (critique de Martine Laval)

     

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    Linguiste de formation, Gerbrand Bakker, issu d’une famille de paysans, a publié des dictionnaires étymologiques pour les collégiens. En plus de donner des chroniques à différents magazines, il montre un grand intérêt pour les animaux, le jardinage, la traduction et le patinage de vitesse. Son nouveau roman Juni (Juin) a vu le jour cet été, toujours chez l'éditeur amstellodamois Cossée.

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  • Instantanés d’Australie

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    Regarder le soleil d’Anne Provoost



    Éditeur de l’Histoire de la Littérature néerlandaise (1999), Fayard propose dans son catalogue de littérature étrangère plusieurs romans d’Erwin Mortier (Marcel, Ma deuxième peau, Temps de pose) et son récit Les Dix doigts des jours. Un autre auteur flamand vient de faire son entrée aux côtés de Nabokov, Kadaré, Sciascia, Soljénitsyne… Il s’agit d’Anne Provoost, surtout connue dans le monde néerlandophone pour ses essais et ses ouvrages jeunesse (Le Piège, trad. Francoise de Brebisson, Seuil, 1997). Avec Regarder le soleil (traduction de Marie Hooghe), elle signe un roman qui sollicite d’abord le regard.

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    « Née en 1964, récompensée par de nombreux prix, Anne Provoost est néanmoins une quasi-inconnue en France, à l’exception du Piège (Seuil, 1997). Regarder le soleil répare une lacune évidente, mais classe d’emblée son auteur parmi les écrivains exigeants dont la prose réclame du temps – le temps du poème et du voyage. (…) L’une des caractéristiques de Regarder le soleil est de laisser en suspens un grand nombre de ses pistes sous le vent et le soleil du cœur de l’Australie. Le roman ne dit que ce qu’il décrit. C’est sa justesse et sa pureté. En faisant de la sensualité méticuleuse d’une enfant solitaire la colonne vertébrale de son livre, Anne Provoost prend le risque d’un roman ambitieux et radical, où l’intrigue est une préoccupation secondaire. » (Nils C. Ahl, Le Monde des Livres, 27/08/2009)



    LE MOT DE L’ÉDITEUR


    Dans un ranch de l’outback australien, une fillette, Chloé, vient de perdre son père. Elle reste seule avec sa mère, Linda, qui devient progressivement aveugle. Linda continue de faire tourner la ferme, mais elle perd peu à peu le contrôle de la situation... et de sa fille, qui profite de cette liberté toute relative pour errer dans la campagne. En une série de chapitres narratifs nous est dépeinte, par le biais de l’enfant, la lente décomposition de la mère. De grandes émotions sont décrites, mais de manière voilée, ainsi que l’on doit regarder le soleil : indirectement, ou à travers un filtre. Un roman poignant, admirablement servi par une sobriété de moyens qui lui confère une étrange poésie et un charme insidieux, comme la poussière rouge du bush.


     

    POINT DE VUE

    Tout le livre – à l’exception de l’avant-dernier chapitre – est narré au présent par Chloé : celle-ci rapporte par bribes ce qu’elle voit, perçoit, entend, vit : conversations des adultes, bruits, changements du paysage, passage d’une saison à l’autre… En retenant cette optique, l’auteur essaie d’exposer avec authenticité la complexité psychologique d’une petite fille qui n’est pas encore à même d’exprimer tout ce qu’elle ressent. Les vides de la narration restituent la perception enfantine : on ignore pourquoi les parents ont quitté la Belgique, on ignore comment la chute du père s’est réellement produite, on passe brutalement d’une saison à l’autre…

    ProvoostAnnePortret.jpgÀ côté du thème du deuil, le roman s’intéresse essentiel- lement au regard, mais le regard qui est en danger – comme l’annonce le titre du livre « regarder dans le soleil » (ce que fait la mère, à travers les négatifs de photos) : tant le regard de la mère en deuil qui perd la vue que celui de la très jeune narratrice solitaire qui voit ce que sa mère ne voit plus, mais sans vraiment comprendre ce qu’elle voit. La relation mère-fille doit sans doute beaucoup aux romans d’Alice Munro : la mère se reconnaît dans sa fille mais elle tente en même temps de se retrouver elle-même en s’éloignant mentalement de son enfant. Ce qui (dés)uni mère et fille trouve sans doute sa formulation la plus marquante dans la scène où Linda prend le volant à la tombée de la nuit, contre l’avis de Chloé : peu après, elle écrase un wombat femelle : la femme qui devient aveugle écrase un marsupial lui-même plus ou moins aveugle ; son premier souci est alors de voir si elle a également écrasé le petit que la mère porte en principe dans sa poche.

    À ces regards s’ajoute celui de la romancière, un regard qui privilégie l’inspiration picturale. Le roman se caractérise en effet par une lenteur extrême de la narration, de nombreuses descriptions (belles toiles « poétiques », brossées avec sobriété et stylistiquement soignées) des paysages sauvages aux différentes heures du jour, aux différentes saisons, avec des arrêts sur image (une tempête, un incendie qui menace les rares habitations, souvent aussi la flore et la faune locales : les animaux incarnent l’incapacité de communiquer qui est aussi celle de l’enfant) ; sur ces descriptions et les dialogues se greffe un jeu permanent, fait de suggestions, entre ce que le lecteur sait et le malaise qu’éprouve Chloé.

    Le dernier chapitre, où tout se couvre de neige autour de la ferme, est certainement le plus réussi des douze. Mais la plupart d’entre eux ont d’abord été conçus comme des nouvelles, et cela se ressent un peu. (D.C.)

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    couverture de l'édition néerlandaise, Querido, Amsterdam

     

     

    ENTRETIEN AVEC L’AUTEUR


    Pourquoi avoir situé votre roman en Australie, alors que vous vivez en Belgique ?

    La situation géographique est très importante, l’histoire a toujours des liens avec les lieux où elle se déroule. A l’époque de l’écriture de ce livre, je voyageais sans cesse. Je n’ai supporté ces perpétuels changements de lieu qu’à la condition de pouvoir, chaque fois, en rapporter des nouvelles. Si j’ai choisi de jouer sur une grande diversité de lieux, l’Australie est sans doute le pays qui m’a le plus fasciné : on se trouve plongé dans une nature, monumentale et étrange à la fois. Ce lieu évoque pour moi à la perfection le sentiment de « se perdre ». Ainsi, j’ai ramené de ce voyage deux petites histoires, comme des autres pays que j’ai visités, et ce fut le point de départ de ce roman...

    Comment ces fragments sont-ils devenus un livre ?

    Après en avoir écrit quatre ou cinq dans ces conditions, j’ai découvert que si chaque histoire était issue de lieux différents, une constante les reliait toutes : le regard qu’une enfant pose sur sa mère qui souffre. Le fil rouge était là sans que je m’en sois aperçu ! Ce fut une très étrange expérience, tout à fait nouvelle. Mais, rétrospectivement, elle me parait la conséquence inconsciente de mon besoin, à l’époque, de m’isoler. Je pense avoir écrit ici le roman le plus « introspectif » de ma carrière. (la suite : ici)


    extrait du roman lu par Danielle Losman : ici


    Anne Provoost - entretien vidéo en anglais : ici

     


    trailer du film Failing (2001) de Hans Herbots, tourné en Ardèche, adaptation du roman Vallen (Le Piège)




    pages françaises sur le site de l'auteur : ici

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  • Bart Moeyaert et son œuvre

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    Portrait de Bart Moeyaert par Marie-Ange Pompignoli

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    Le jeudi 4 décembre 2008, dans le cadre de la Saison culturelle européenne, en partenariat avec la Maison des écrivains, la Joie par les livres recevait Bart Moeyaert, interviewé par Anne-Laure Cognet.

    Si en France, cinq de ses romans pour adolescents et quatre de ses albums sont traduits, son œuvre publiée en flamand est bien plus importante avec des romans pour adultes, du théâtre, des scripts, d’autres albums et romans pour enfants… En France, Bart Moeyaert est apparu dans le paysage éditorial au tournant des années 2000 comme une autre voix, un autre ton.

    couvamainsnues.jpgIl réalise son premier livre à neuf ans, alors qu’il est malade. Intitulé L’Enfant aux médicaments, il compte douze chapitres d’une page chacun tapés à la machine. Pour lui, faire un livre s’apparentait à un bricolage, car il était convaincu que les auteurs fabriquaient eux-mêmes leurs livres et ne se contentaient pas de les écrire. Il était également convaincu qu’il ne pouvait écrire que sur ce qu’il connaissait : c’est ainsi qu’il a abandonné l’histoire d’une fille qui partait en voyage, parce qu’il n’avait jamais pris l’avion...

    À douze ans, il écrit un deuxième livre, de quarante pages ; malgré ses six frères, il est très solitaire, ne participant guère aux jeux de ses aînés, en tant que benjamin de la fratrie. Il ne peut discuter de ses problèmes d’adolescence ni avec ses parents, trop vieux, ni avec ses frères, qui le considèrent comme celui avec qui on peut rire, encore moins avec ses camarades de classe (il fréquente une école de garçons où l’on ne montre rien de son ressenti, car c’est jugé « un truc de filles »).

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    À quatorze ans, alors qu’il se sent mal dans sa peau, il commence un journal intime, parce qu’il a lu le roman d’un garçon qui fait le tour du monde, écrit sous la forme d’un journal de bord. Il ne se doute absolument pas que ce n’est qu’un procédé d’écriture pour un récit fictif. Il achète un cahier, écrit des choses sur lui-même mais trouve que sa vie quotidienne n’est pas assez intéressante, aussi y met-il du piquant : des accidents, une certaine Judith, personnage inventé, censée être dans sa classe et dont il est amoureux…

    « Personne ne savait que j’écrivais un roman, même moi, je ne le savais pas. » Trois cahiers et presque trois ans plus tard, il tape le tout sur une vieille machine à écrire (142 pages) et montre le résultat à ses parents qui le félicitent. Ce que ses parents détestaient par-dessus tout, c’était la paresse et l’oisiveté : jouer au foot, écrire des cartes postales ou un roman, « c’était très bien. »

    couvGroteOmas.jpgComme son père avait écrit des manuels scolaires, Bart Moeyaert trouve naturel d’envoyer son roman à des éditeurs. Le premier le refuse, le second lui répond, six mois plus tard : « Nous allons probablement l’éditer » ; on lui propose de corriger un certain nombre de points, dont le titre, car Duo, alors qu’il n’y a que quatre chapitres, ça ne convient pas… Mais il refuse de modifier le titre, et préfère réécrire entièrement le texte, ce qu’il fait un été durant, enfermé dans sa chambre. Cela donne finalement trente-sept chapitres, chacun étant, en alternance, le point de vue de Liselot et celui de Lander, qui forment bien, cette fois, un duo. Il a dix-neuf ans, et son livre est édité sous le titre Duet met valse noten [Duo avec fausses notes], en 1983. Il sera maintes fois réédité.

     

    Quand il découvre La Danse du coucou d’Aidan Chambers, il comprend que « tout est possible avec un livre ». À l’occasion d’un travail de recherche sur cet auteur, il le rencontre pendant un quart d’heure dans le taxi entre Amsterdam et l’aéroport de Schiphol – quelques mois plus tard il lui rend visite en Angleterre. Leur rencontre durera trois jours : « Je suis arrivé comme étudiant, je suis reparti adulte. »

    La même maison d’édition le suit pour quatre romans, mais comme il n’a pas envie d’être étiqueté « jeunesse », au troisième livre, ils se disputent, car Bart veut aussi écrire pour d’autres publics. « C’est comme un mariage qui ne marche plus : ça fait très mal, mais à un moment, il faut passer un cap », se séparer. Ensuite, quand on se voit, on s’entend mieux.

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    En 1991, Jacques Dohmen, qui était l’un des rédacteurs les plus importants de la maison d’édition Querido aux Pays-Bas, lui propose d’être édité chez lui ; ce qu’il fait effectivement en 1995. Il publie Blote handen qui sera traduit en français sous le titre À mains nues, puis un petit texte (qui n’a pas encore été traduit en français), Afrika achter het hek [Afrique, au-delà de la barrière], illustré par Anna Höglund, une illustratrice qu’il apprécie. « J’ai beaucoup appris avec Anna Höglund », souligne-t-il. En effet, pour l’édition allemande, c’est un autre illustrateur qui a été choisi « parce que Anna Höglund n’est pas facile à vendre », et le livre a reçu une mauvaise critique et ne s’est pas vendu ; un an plus tard, un deuxième éditeur allemand publie l’album avec les illustrations d’Anna Höglund, et ça marche. Pour les albums suivants, Bart Moeyaert imposera son illustrateur(trice): «C’est mon livre qui est dans les magasins, je dois vraiment en être fier.»

    À mains nues, son premier livre traduit en français, en 1999 aux éditions du Seuil, l’a été par une traductrice qui n’« accrochait » pas à sa manière d’écrire ; le succès de l’ouvrage en France a d’ailleurs été très mitigé, ce qu’il attribue au fait qu’il n’a pas été traduit de manière adéquate. « La leçon, dit-il, c’est qu’il faut une bonne entente entre le traducteur et l’auteur. »

    Par la suite, ses livres ont été traduits en français par Daniel Cunin, qui avait lu en néerlandais un certain nombre de ses ouvrages et qui l’a recommandé à Danielle Dastugue, directrice éditoriale du Rouergue, la maison d’édition principale de Bart Moeyaert aujourd’hui en France.

    CouvOlek.jpgAvec Daniel Cunin, Bart Moeyaert échange parfois quelques méls, mais, affirme Bart Moeyaert, « si je peux lire le français, comprendre le français, je pense que le traducteur connaît mieux sa langue que moi » : il se contente donc de donner son avis sur un nom ou un détail.

    Lui-même a une activité de traducteur, pour des auteurs qu’il apprécie, tels Chris Donner ou Jürg Schubiger : « Il y a mon nom dedans, je veux être fier de ce que je fais. »

    Quatre de ses albums sont traduits en français : Moi, Dieu et la création et Olek a tué un ours, illustrés par Wolf Erlbruch, Le Conte de Luna, illustré par Gerda Dendooven (traduit par Maurice Laumré), et Le Maître de tout, par Katrien Matthys.

    On lui a proposé de faire un livre musical, ce qu’il a accepté avec enthousiasme, parce qu’il étouffe s’il reste entre ses quatre murs d’écrivain. En néerlandais, un cd accompagne effectivement chacun de ces albums.

    On lui propose d’écrire un livre sur la Genèse, ce qui n’a pas été facile mais finalement, Moi, Dieu et la création est apprécié autant par une Église très stricte que par les non-croyants !

    De même pour Olek a tué un ours, un compositeur le sollicite : Wim Henderickx, dont Bart Moeyaert trouve la musique (contemporaine) intéressante. Jeunesse Musicales lui propose d’adapter L’Oiseau Feu, et Bart en fait un conte sur un homme qui cherche à discerner le bien du mal ; et le compositeur fait une musique d’accompagnement de 40 minutes.

    Si Le Conte de Luna, adapté d’un conte slovaque, est très différent d’Olek, c’est que « ça ne m’intéresse pas de refaire deux fois la même chose ».

    couvcontedeluna.jpgLe Maître de tout (en l’occurrence, l’histoire d’un chat qui se pose la question de son emprise sur le monde) est un conte imprimé sur des pages noires, dont les images et le texte sont phosphorescents et peuvent donc être vus dans le noir… parce que finalement, le maître de tout, c’est la lumière… et l’histoire commence. « J’aime bien ne pas tout dire, donner de la matière à penser aux enfants, qu’ils se demandent : “Mais qu’est-ce qu’il dit ?” »

    Pourquoi proposer des albums qui appartiennent plutôt au genre du conte ? C’est un hasard, il a d’autres projets dans son escarcelle, auxquels il veut donner le temps de mûrir. Il a écrit des poèmes (dont deux recueils ont été publiés), sans qu’il se sente spécialement poète, il a aussi rempli des carnets de petits dessins…

    Si être auteur donne une image de sérieux, il aime casser cette image, notamment en écrivant du théâtre : « il y a une distance, mais il n’y a pas de distance ». « Je veux essayer jusqu’à ce qu’on me dise : “C’est moche, arrête”, alors peut-être j’arrêterai, mais pas avant. »

     

    Ses romans proposent de partager un univers autour de la famille, et mettent des jeunes en interaction avec le monde des adultes. Pourquoi ? Il a voulu que son récit Oreille d’homme soit « miroir du monde des jeunes, et miroir du monde des adultes. » « Je suis resté à l’époque où je trouvais que tout était difficile, quand j’avais douze ans, et encore vingt ans, trente ans » (par exemple, comment communiquer, avec un père très sévère, quand on a appris à dire « Oui, ça va » même quand ça ne va pas ?), même si la jeunesse, c’est en même temps « le plus beau temps de la vie, où tout est possible, où on peux choisir ce qu’on veux ». À vingt ans, dit-il, on est tourné vers le futur, alors que dans l’enfance, on est plus tourné vers la découverte, ce qui inclut douleur, tristesse.

    couvNiddeguepes.jpgAinsi dans Nid de guêpes, paru en 1997, il est question d’apprendre à connaître les « vraies frontières ». « Ce qui me choque parfois, insiste Bart Moeyaert, c’est que beaucoup de gens ne découvrent pas leurs frontières. » « Quand je vais dans d’autres pays, je veux être choqué, je veux voir mes propres frontières, les voir bouger », « Je veux être toujours en mouvement ». « Passer les frontières, ou pas, c’est ce que nous devons faire ». Nid de guêpes, qui raconte l’histoire de Suzanne, une jeune fille en révolte, met en scène un personnage qui décide de faire quelque chose, pour la première fois, parce que la situation est intenable ; à la fin de l’ouvrage, c’est accompli. Parallèlement, l’auteur nous dit : « j’ai osé faire des choses, passer des frontières ».

    Dans À mains nues, le héros est aussi poussé à faire quelque chose. Et de plus en plus, dans les livres de Bart Moeyaert, ses héros agissent, parce que « j’ai compris dans ma propre vie que quand je fais quelque chose, le monde change, et quand je ne fais rien, rien ne bouge ».

    Un enfant de huit ans ne comprendra certainement pas tout de ce qu’il lit, mais « tout va ensemble ». Lui-même se souvient d’être allé, jeune, à une représentation de La Mouette de Tchekov, en français, dont il n’a pas compris tous les dialogues, mais il a été enthousiasmé par l’atmosphère et le cadre qui formaient un ensemble.

    Il refuse de réduire la culture enfantine aux séries télévisées, et pense qu’en matière culturelle, on peut proposer à un enfant ce que l’on propose à un adulte – même si c’est peu à peu que l’enfant en assimilera la richesse.

    Couvlamourquenous.jpgSon père ne lui ayant jamais dit qu’écrivain, ça pouvait être une profession, Bart Moeyaert n’en a jamais eu l’idée. Entre son premier roman (1983) et Nid de guêpes (1997), il a compris qu’il pouvait écrire un « kaléidoscope » : ce qu’on veut, « mais tucomprends que ta voix est la bonne ».

    Aujourd’hui, il est beaucoup plus libre. Être libre n’empêche pas de se poser des questions du type : « Est-ce que ce que je fais est bien ? »

    À dix-neuf ans, les adultes émettaient ce jugement à son égard : « Bon travail, mais on n’obtiendra plus rien de ce jeune », or, son roman a eu un grand succès (trois tirages en un an). Trois ans plus tard, il publiait son deuxième livre, complètement différent – les critiques furent heureux, et les lecteurs, déçus. « Tout le monde ne peut pas être content », disait son premier éditeur : l’important pour Bart Moeyaert étant de faire ce qu’il veut.

    Il a écrit et dessiné une histoire, Grote oma’s [Les Grandes grand-mères], (qui n’est pas traduite), donnée en cadeau, puis republiée avec des illustrations de Kitty Crowther.

    Il a été également nommé « poète de la ville d’Anvers » en 2006 et 2007. Sa tâche consistait à suivre la vie de la ville et à écrire douze poèmes (en deux ans) sur le sujet. Pendant ces deux années, il n’est pas arrivé à écrire autre chose ; il devenait cynique, trouvait que le monde était noir et la vie, lourde. Quand sa fonction a cessé, il a voyagé pendant six mois, et a compris qu’il était libre lorsqu’il écrivait des histoires – ce qu’il a fait depuis, sans négliger les poèmes ou le théâtre, choses secondaires mais qui sont une respiration pour lui.

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    En 2009 paraît Embrasse-moi (en mars, traduction française de Kus me publié en 1991) et Graz [Graz], roman pour adultes. Il a été cité plusieurs fois pour le Prix Andersen, en 1998, 2002, 2004, et a obtenu divers prix, dont le Hibou d’or (De Gouden uil, prix néerlandophone) : trois fois, il a été nominé, on lui a dit « Bart, tu es jeune, ça viendra un jour », et la quatrième, il l’a eu, en 2001, pour Le Conte de Luna, un conte qu’il a réécrit. Il comme nte avec humour : « Tu reçois le prix pour une histoire qui n’est pas vraiment de toi ! »

    Un auteur qui nous a fait partager avec simplicité un peu de ce qui lui tient à cœur, et que l’on peut retrouver dans ses livres… ou sur son site : http://www.bartmoeyaert.com.

     

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    Source : Bibliothèque nationale de France, CNLJ - La Joie par les livres. Merci à Marie-Ange Pompignoli et Bart Moeyaert pour l’autorisation de reproduire ce texte.

     

     

  • Petit portrait de Philippe Zilcken

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    Ce que j’ai appris, je ne l’ai jamais su,

    et ce que je sais, je ne l’ai jamais appris.

    Ph. Zilcken

     

     

    CHARLES LOUIS PHILIPPE ZILCKEN EN BREF

     

    Le peintre, graveur et homme de lettres hollandais Charles Louis Philippe Zilcken (La Haye, 21 avril 1857- Villeneuve-sur-Mer, 3 octobre 1930) a laissé de nombreux écrits dans sa langue maternelle comme en français (et en anglais) sur des peintres hollandais et des artistes français de son temps (les frères Maris, Jozef Israëls, Marius Bauer, Geo Poggenbeek, Hendrik Mesdag, Jan Toorop, G.H. Breitner, Félicien Rops, Henri Regnault, Jean-Baptiste Corot, Étienne Dinet, Alphonse Stengelin, Rodin, Edmond de Goncourt…) qu’il comptait pour la plupart parmi ses amis. En 1900, il a donné un premier volume de souvenirs (Souvenirs I, préface Alidor Delzant, Paris, H. Floury), dans lequel il est question de Marius Bauer, de la reine Sophie des Pays-Bas, de Verlaine en Hollande, de Venise, de Jacob Maris, du voyage en Zélande de la poétesse Ossit, de Félix Buhot, de Berthe Bady, de patinage… Un autre devait suivre l’année même de sa mort : Au jardin du passé. Un demi siècle d’Art et de Littérature. Ses mémoires rédigés en néerlandais en 1928 (Herinneringen van een Hollandsche Schilder der negentiende eeuw 1877-1927) n’ont quant à eux jamais été publiés ; ils apportent un certain nombre de précisions qui ne figurent pas dans les ouvrages rédigés en français.

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    Philippe Zilcken dans son atelier

     

    Le nom de Philippe Zilcken reste lié à celui de Verlaine puisque c’est à son initiative, à celle d’un libraire-éditeur haguenois et de quelques autres peintres, que le poète français a été invité à passer une dizaine de jours aux Pays-Bas fin 1892 pour entretenir un public choisi de poésie française. Il a d’ailleurs logé au cours de ce séjour dans la demeure de Philippe Zilcken. Ce dernier, passeur érudit, « collectionneur de race », « frère jumeau de la plume et du burin », aujourd’hui en grande partie oublié, mérite qu’on lui rende un petit hommage, d’autant plus qu’il est assez difficile de mettre la main sur ses publications.

    Sa connaissance du français lui venait de sa mère qui avait vécu en Belgique et parlait français à la maison. Alors qu’il était encore au lycée dans sa ville natale, Zilcken a été, deux après-midi par semaine (1874-1876), le secrétaire de la reine Sophie qui lui dictait son courrier en français ainsi que des études historiques comme celle publiée par La Revue des deux Mondes le 1er juin 1875 sous le titre « Les derniers Stuarts ». S’il a bien entendu beaucoup pratiqué les auteurs français tout au long de son existence, Zilcken n’en a pas moins gardé un réel amour de la langue néerlandaise : « Le hollandais, cette langue riche et extraordinairement malléable, qui sait être rigide et austère et s’adoucir en de verlainiennes caresses », écrira-t-il par exemple dans une recension pour La Revue Blanche.  Le milieu privilégié dans lequel le jeune garçon a grandi lui a permis de s’initier aux arts et de rencontrer très tôt des artistes, en particulier ceux qui fréquentaient la maison familiale où son père, mélomane et musicien, organisait des soirées musicales. L’un de ces visiteurs, Anton Mauve, fut d’ailleurs le premier à transmettre son savoir au jeune Philippe, lequel montra un certain talent alors que ses parents le destinaient à des études plus conventionnelles (le droit). Pour le peintre en herbe, la fréquentation et les conseils de Jacob et Willem Maris ou encore de Jozef Israëls se révélèrent également très précieux.

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    Profil de femme, par Ph. Zilcken

     

    La passion qu’éprouvait Philippe Zilcken pour la peinture et le dessin ne le dispensa pas de s’intéresser à d’autres choses comme la botanique, les fossiles, la bibliophilie, les bibelots extrême-orientaux. Bientôt, il transformera son intérieur en véritable musée. À propos de sa demeure haguenoise de style anglo-normand construite en 1889 qui portait le nom de son épouse, écoutons un de ses amis, l’écrivain Lodewijk van Deyssel, en 1902 : « Ceux qui ont eu l’avantage de connaître l’intérieur de l’habitation de Philippe Zilcken, la charmante Hélène-Villa – une première, délicate et fine œuvre de l’architecte Bauer – savaient combien les objets d’art formaient là un tout avec les chambres et l’atelier… ». L. Lacomblé, critique qui avait lui aussi visité les lieux, raconte que l’aquafortiste caressait les objets des yeux et qu’il n’osait élever la voix de peur de les déranger. Outre de nombreuses œuvres d’art offertes par des maîtres et confrères, le jeune aquafortiste s’entourait de japonaiseries et d’une collection pour le moins singulière, commencée chez « un petit brocanteur » d’Arles : de magnifiques chaussures de diverses époques et divers continents, qui seront exposées (au Royaume-Uni) et feront l’objet de plusieurs articles avant d’être confiées, du vivant de l’artiste, au Musée d’art décoratif de Haarlem. C’est qu’en 1902, Philippe Zilcken, manquant d’argent, a dû vendre ses 150 paires de chaussures, mais aussi pratiquement toutes ses pièces de valeur. Peut-être sa période faste était-elle terminée, peut-être s’était-on un peu lassé de ses eaux-fortes, comme le suggèrent certains critiques hollandais lui reprochant de ne pas se renouveler – opinion qu’on retrouve aussi d’une certaine façon sous la plume de son confrère Georges Lemmen qui affirme, à propos de la première exposition internationale de La Haye (1901), que Zilcken ainsi que quelques autres, « n’apportent dans une contribution trop restreinte aucune note nouvelle » (L’Art Moderne, 9 juin 1901). Mais d’autres raisons expliquent sans doute ce revers, auxquelles venaient qui plus est s’ajouter des drames familiaux : « Frappé dans ses affections les plus chères, sentant le vide de sa maison trop grande, notre ami ne veut plus conserver que quelques rares souvenirs des jours heureux », explique un commentateur (L’Art Moderne, 4 mai 1902). Après le décès de son épouse à l’automne 1895, Zilcken a en effet perdu un enfant, peut-être la petite Renée à laquelle Verlaine a dédié un poème. Toujours est-il que les différentes pièces que le peintre-graveur avait achetées ou qu’on lui avait offertes au fil de près de trente années sont vendues aux enchères les 13, 14 et 15 mai 1902 au Haagsche Kunstkring sous la direction de R.W.P. De Vries, expert d’Amsterdam et Martinus Nijhoff, libraire à La Haye. Dans Au Jardin du Passé, le premier concerné écrit : « Lorsque je revins à La Haye, une vente avait eu lieu d’une partie de mes collections de chaussures, d’estampes, d’objets d’art oriental. Je n’ai jamais possédé des pièces de grande valeur, mais j’avais pu dénicher çà et là de jolis objets qui malheureusement ne se vendirent pas très bien. Néanmoins, le tout liquidé, je pus de nouveau me livrer au travail avec une certaine indépendance. Mon ami, le célèbre écrivain Van Deyssel, avait eu la complaisance d’écrire une aimable Préface pour le Catalogue de cette vente, qui est naturellement devenu très rare (…). Cette vente a excité la curiosité de biens des gens et je crois qu’il n’y a eu qu’un seul journal qui ait dit la vérité : “M. Z… a besoin d’argent” – ce qui malheureusement n’était que trop vrai ! Il est regrettable que ces précieuses et uniques collections d’eaux-fortes modernes, en majeure partie imprimées par moi, qui vaudraient actuellement leur poids d’or – aient été vendues à des prix dérisoires, à peu près au “prix du papier”. »

    On comptait parmi les pièces qui n’étaient pas « de grande valeur » 12 estampes de Heinrich Aldegrever, un Lucas van Leyden, une trentaine d’estampes japonaises, une dizaine de dessins de Vincent van Gogh (période haguenoise), un grand dessin de Jongkind, plus de 80 gravures de Marius Bauer et presque autant de Rops, des lithos de Nicolas-Toussaint Charlet, Daumier et Odilon Redon, des œuvres de Daubigny, Goya, Jozef Israëls, Auguste Lepère, Manet, Mauve, Maris, Célestin Nanteuil, Delacroix, Henry De Groux, de précieux manuscrits du XVe siècle, des meubles, sans compter un plat en faïence de Delft peint par Mauve, des porcelaines chinoises, une partie de la belle bibliothèque… et 225 eaux-fortes originales de Zilcken lui-même ainsi que le manuscrit de Quinze jours en Hollande. Lettres à un ami de Verlaine. Il est clair que Zilcken a traversé une période noire sur laquelle il préfère ne pas s’étendre dans ses mémoires. En général, il reste d’ailleurs très discret sur ses déboires et sur sa vie familiale. En le lisant, on comprend qu’il s’est remarié après la mort d’Hélène Hauzeur, mais on n’en apprend guère plus. En lisant certains journaux de l’époque, on comprend qu'il se trouvait mésestimé en tant que peintre.

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    L'écrivain Pol de Mont, par Ph. Zilcken

     

    Quelques témoignages de la fin du XIXe siècle fournissent une description physique de l’Haguenois. On peut par exemple se reporter au portrait que brosse Pol de Mont, homme de lettres belge et célèbre promoteur de la culture flamande : « Grand, maigre, robuste malgré cette maigreur, nerveux, incroyablement nerveux dans ses mouvements et son expression, prêtant un grand soin à sa mise sans toutefois porter des habits voyants, n’ayant pratiquement rien d’un dandy mais beaucoup d’un gentleman, Philippe Zilcken attire immédiatement l’attention et laisse une impression qui vous empêche de le ranger parmi la masse du commun des mortels, les millions de monsieur Tout-le-Monde. Sa tête surtout est intéressante, plutôt petite que grande, posée sur un long cou noueux, avec des yeux qui vous dévisagent et vous scrutent de derrière le pince-nez, front haut, le plus souvent parcouru de quelques profondes rides verticales, en dessous le nez un tantinet malicieux, des oreilles solidement dessinées, le cheveu très noir plaqué, – la tête d’un observateur, – sur laquelle ne tarde pas à apparaître l’expression tendue propre aux peintres et aux dessinateurs. » Dans son Journal, Edmond de Goncourt apporte en passant quelques éléments complémentaires : « Visite de Zilcken, l’aquafortiste hollandais, venu à Paris pour faire une pointe sèche de mon facies. Un long garçon, maigre, sec, osseux, avec l’accentuation d’une forte pomme d’Adam dans un cou d’échassier. » (1)

    Au cours de sa carrière, Zilcken s’est attaché à travailler avec une grande intégrité. Dans un premier temps, il a fait de grandes eaux-fortes de reproduction pour gagner sa vie (2). De plus petites aussi pour des publications, allant soumettre ses gravures aux auteurs des tableaux qu’il reproduisait. Ce travail exigeant ne l’empêchait pas de considérer la photographie de son temps comme un art. L’historien de l’art haguenois Adriaan Pit (1860-1944) a laissé plusieurs catalogue descriptifs des eaux-fortes originales de son ami, celui de 1893 en dénombrant 201, celui de 1918, 633 (3). Un visiteur en mentionne environ 400 lorsqu’il passe à la Hélène-Villa en 1896 (4). Parmi celles-ci, l’une représente le visage de la baronne Deslandes, née comtesse Fleury ; cette femme qui publiait sous le pseudonyme Ossit avait accueilli l’artiste hollandais chez elle et lui-même avait eu le plaisir de la recevoir en Hollande (« Souvenirs de Zélande », Souvenirs, 1900, p. 113-141).

    Parallèlement au temps qu’il consacrait à ses travaux artistiques, Philippe Zilcken – souvent dans le cadre de multiples fonctions officielles et honorifiques qui lui valurent d’être nommé en 1901 Chevalier de la Légion d’honneur et de recevoir la Croix de chevalier de l’ordre de Léopold –, s’est employé à faire mieux connaître les peintres et graveurs de son pays en France, mais aussi en Italie où il a joué un rôle dans l’organisation de plusieurs expositions dont l’une consacrée au vieux Jozef Israëls (1910). Il déplorait que « nos peintres tout comme nos poètes sont moins connus [en France] que les Scandinaves ou les Polonais ». En 1896, il a fondé un comité en faveur de la création d’un musée et d’une bibliothèque Rembrandt, une entreprise qui n’aboutira pas.

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    Exposition Zilcken dans l'atelier de l'artiste (1903)

     

    Le Haguenois a bien entendu participé lui-même à de multiples expositions dans différents pays européens : Salon des XX, Cercle artistique international d’Amsterdam (sur le modèle du Salon des XX), Kunstkring de La Haye, Exposition Internationale de La Haye (1901), Cercle Arti et Amicitiæ d’Amsterdam, Voor de Kunst à Utrecht (1915), Salon des Aquarelliste de Bruxelles, Salon de l’Estampe (janvier 1908), Durand-Ruel (mars 1906, avec Odilon Redon), Société internationale de la Gravure originale en noir (43, bd Malesherbes, novembre 1908)… La presse s’en est souvent fait l’écho. Par exemple, l’article « Impressionisten » de l’hebdomadaire De Amsterdammer du 21 février 1886, à l’occasion d’une exposition de cinq artistes haguenois, relève quelques œuvres faibles ou prosaïques de Zilcken, mais surtout des toiles de sa main qui ont beaucoup de caractère ainsi que de remarquables et puissantes eaux-fortes. Alors que l’artiste participe en 1893 à l’exposition de la Société des Aquafortistes belges au Cercle artistique, on commente son travail en ces termes : « De la lumière fine, M. Zilcken en éparpille aussi à travers ses eaux-fortes. C’est un Hollandais, comme M. Storm, mais il n’a pas la vigueur de celui-ci ni sa superbe maîtrise. Il a la ligne aérienne ; ce que nous préférons en lui, c’est la façon dont il rend la plaine hollandaise (Près de Delfshaven) parsemée de saules, de maisonnettes, de moulins. Les plans, variés de marécages, fuient avec légèreté vers l’horizon. Le Paul Verlaine (d’après Toorop) est merveilleux de vie et jamais le visage à la fois faunesque et apostolique du poète de Sagesse n’a été produit avec une telle intensité et un plus large caractère. » Durant l’automne 1905, rapporte un périodique, la ville de Leyde présente une rétrospective Zilcken regroupant une cinquantaine de toiles « impressions de voyage en Angleterre, en Belgique, en France, en Italie », dont certaines ramenées de Provence. Dans L’Art Moderne du 26 février 1911, Gabriel Mourey, qui se remémore les moments passés à la Hélène-Villa, se montre élogieux, soulignant « la subtilité, le raffinement, l’amour de la nuance » du Hollandais, son rejet de toute vulgarité, allant même jusqu’à faire de son camarade un artiste français : « C’est par cet amour de la vérité, par là seulement, j’y insiste, que Zilcken s’avoue Hollandais, car, pour le reste, surtout ce sens si raffiné, si profond, si sûr de la mesure, des belles proportions, de la clarté, c’est à la France, me semble-t-il, à cette France qui est son pays d’élection, dont il connaît, parle et écrit si finement la langue, qu’il me paraît le devoir : Zilcken est un graveur français. Plus que dans son pays natal, chez nous il se sait et se sent chez lui : son éducation, sa culture, sont françaises... » Au cours de l’été 1903, le peintre-graveur a même organisé dans sa demeure de La Haye une grande exposition réunissant plus de 80 de ses tableaux et une dizaine de ses aquarelles (5). Grâce au marchand de tableau Samuel Putman Avery (1822-1904), Zilcken va par ailleurs pénétrer assez tôt le marché américain ; ainsi, en 1892, on exposera à New York des travaux qu’il a ramenés d’Algérie (6). Au printemps 1913, nous raconte l’aquafortiste, a lieu une rétrospective au Pulchri Studio de La Haye, avec beaucoup d’études d’Egypte ; ce fut sa « dernière manifestation d’art personnel ». En janvier 1914, une centaine des ses premières eaux-fortes seront exposées au Cabinet des Estampes d’Amsterdam.

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    Affiche de l'exposition Zilcken 1913

     

    Dans la vie du peintre-graveur, la Provence et la Côte d’Azur ont occupé une place majeure même s’il a toujours considéré que la Hollande était « peut-être le pays qui recelait le plus de beauté ». Zilcken a découvert ces régions dès 1882 : « … attiré par le climat autant que par la lumière, je suis parti pour la Provence, séjournant en Arles et aux environs, puis à Marseille, excursion d’où j’ai rapporté un certain nombre d’aquarelles et d’eaux-fortes, principalement de la jolie ville d’Arles, aux fins tons gris et or accentués par les silhouettes noires des Arlésiennes ». Il y est souvent retourné, profitant par exemple d’un séjour aux Baux-de-Provence pour aller présenter ses hommages à Frédéric Mistral. Une fois établi au bord de la mer, il lui arrivait de monter dans « un canot-périssoire en toile, un “Berthon” pliant, léger, portatif et presque indestructible », qui, après une longue carrière, lui permit « encore de pagayer le long de la Côte d’Azur et de suivre, dans l’eau claire des petites calanques, parmi les algues vertes et rouges, les évolutions des méduses, des sèches et des girelles. Dans ce canot que je transportais avec moi comme un escargot sa coquille, j’ai beaucoup peint et gravé, aussi bien dans les fossés de nos polders hollandais, dans les canaux de Delft, Leyde, Amsterdam et Venise que parmi les si pittoresques bateaux de pêche de la mer du Nord… »

    Il convient de relever également l’attrait qu’a exercé l’Orient sur le peintre. Dans sa notice « … het schitterende, teere, overal reflecteerende en alles omhullende licht van het Oosten. - Philippe Zilcken als oriëntalist », l’historien de l’art Jaap Versteegh précise : Zilcken « était membre de la  Société des Peintres Orientalistes qui organisa un salon annuel à partir de 1894. En 1911, on chargea le Néerlandais de réaliser un numéro spécial de la Gazette de Hollande consacré à l’Orient ; les principaux orientalistes du moment y collaborèrent, dont Jozef Israëls, Marius Bauer et H.J. Haverman. Au bout du compte, il convient de reconnaître que Philippe Zilcken était en Hollande l’expert par excellence en matière d’art oriental. Il est temps de lui accorder la place qui lui revient. » (7) Zilcken a effectué un premier voyage en Algérie au début de l’année 1883 avec son ami Adriaan Pit. Ce sont les ouvrages d’Eugène Fromentin et des frères Goncourt ainsi que des conversations avec l’explorateur Paul Soleillet (1842-1886) qui lui avaient donné envie de se rendre dans ces départements français. Il y retournera environ vingt-cinq ans plus tard et se rendra également en Égypte.

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    Pour compléter cette évocation, il n’est pas inutile de redire (voir « La Hollande amie ») que Zilcken, grand francophile, a fait partie de ce noyau d’intellectuels hollandais qui, durant la Première Guerre mondiale, ont défendu bec et ongle la France en prenant des initiatives éditoriales, culturelles et de propagande. Barrès le rappelle dans un volume de ses Chroniques de la Grande Guerre : « … Van der Hem, Albert de Hahn, Jean Sluyters, qui expriment quotidiennement leur mépris pour les Boches, ou bien encore les peintres graveurs Ph. Zilcken, Bauer, qui s’attachent à faire connaître notre art ».

    Ayant été exproprié de sa villa de La Haye à cause de l’extension de la ville, le Haguenois va s’installer avec sa femme à Nice dans une dépendance du Château du Mont-Boron, une tour « hantée » donnant sur la mer. Par la suite, obligé de quitter ce lieu, le couple s’établit à Villefranche-sur-Mer où Zilcken finira ses jours sans abandonner ni le dessin ni l’écriture. Il termine ses mémoires par cette phrase : « Lorsque je regarde en arrière, je trouve le chemin parcouru bien long et la seule chose que j’aie apprise, c’est que tout est vanité, – que personne ne sait rien, – que la vie est un mystère… » avant de citer Hugo : « Il n’y a sous le ciel qu’une chose devant laquelle on doive s’incliner : le génie, et qu’une chose devant laquelle on doive s’agenouiller : la bonté. »

    Daniel Cunin

     

     

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    couverture de l'édition italienne de Jozef Israëls

     

    (1) Dans cette page datée du 3 avril 1895, l’écrivain poursuit : « Il me parle d’un article fait sur moi par un littérateur de ses amis, article intraduisible en français, parce que la langue hollandaise est beaucoup plus riche que la langue française et ayant cinq ou six expressions pour rendre une chose qui n’en a qu’une chez nous, – et cet article, à son dire, serait un débordement d’épithètes, ressemblant à une éruption volcanique. » Il s’agit d’un essai de Lodewijk van Deyssel consacré aux frères Goncourt, paru dans De Nieuwe Gids, juin 1888, p. 205-228. Philippe Zilcken a lui aussi écrit sur Edmond de Goncourt (Elsevier’s geïllustreerd maandschrift, juillet-décembre 1896, p. 223-233).



    Lodewijk van Deyssel en 1934

     

    (2) Dans sa thèse soutenue en 2004 à Amsterdam : Kunst in reproductie : de reproductie van kunst in de negentiende eeuw en in het bijzonder van Ary Scheffer (1795-1858), Jozef Israëls (1824-1911) en Lourens Alma-Tadema (1836-1912), publiée en anglais sous le titre Art in Reproduction. Nineteenth-Century Prints after Lawrence Alma-Tadema, Jozef Israëls and Ary Scheffer, Amsterdam University Press, 2007, Robert Maarten Verhoogt évoque la personnalité de Zilcken en tant que « reproducteur » d’œuvres de peintres, notamment de celles de Jozef Israëls.

    (3) Adriaan Pit a publié lui aussi en français : La gravure dans les Pays-Bas au XVe siècle et ses influences sur la gravure en Allemagne, en Italie et en France, Paris, Desclée de Brouwer, 1891-1892 (ouvrage qui reprend des articles de la Revue de l’art chrétien) ; Les origines de l’art hollandais, Paris, H. Champion, 1894 ; La sculpture hollandaise au Musée National d’Amsterdam, Amsterdam, Van Rijkom, 1903. Présentant le premier catalogue descriptif des eaux-fortes de Zilcken, L’Art Moderne écrit : « Ce catalogue, très coquet et rédigé avec grand soin, mentionne deux cent et une pièce différentes, d’une variété extraordinaire. Il y a des paysages, des portraits, des études de figures, des croquis de fleurs, des reproductions de tableaux, des fantaisies, etc. On est surpris de voir un œuvre aussi considérable accompli par un artiste qui est encore classé parmi les jeunes. »

     

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    (4) P.A. Haaxman, « Philip Zilcken », Elsevier’s Geillustreerd Maandschrift, juillet-décembre 1896, p. 1-21. (une partie des éléments de cette notice sont empruntés à ce précieux article qui nous offre une visite de la demeure de Zilcken).

    (5) Pour cette exposition « à domicile », Zilcken a demandé conseil à Jean-François Rafaëlli. La lettre que ce dernier lui a envoyée figure dans Au Jardin du Passé ; elle avait déjà été publiée dans le catalogue de cette exposition originale - il était rare à l'époque de voir un artiste organiser une exposition de ses oeuvres dans son propre atelier - et dans L’Art Moderne du 20 septembre 1903.

    (6) Catalogue of Etchings By Ph. Zilcken of the Hague, Holland. Exhibited at the Grolier Club, New-York April, 1892. Voir l’encart du New York Times du 10 avril 1892.

    (7) www.kunstpedia.com/authors/68/Versteegh,-Jaap

     

    certaines reproductions de cette page figurent sur le site www.geheugenvannederland.nl

     

     

  • Jozef Israëls, par Ph. Zilcken (3)

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    Dans la suite de son texte, Ph. Zilcken évoque la place de Jozef Israëls par rapport à la tradition et à la modernité. Il revient brièvement sur les évolutions en matière picturale et littéraire, avant de s’intéresser à la biographie de son maître.

     
     

    Nous nous sommes longuement étendus sur la facture d’Israëls, sur sa manière de peindre, de poser les couleurs, d’exprimer ses sensations au moyen de lignes et de tons, pour faire comprendre le peintre, l’homme de métier, pour tâcher de faire voir la place qu’il prend comme exécutant dans l’école contemporaine de peinture.

    Et cette place qu’il prend tout au premier rang, est encore plus belle lorsque l’on apprécie le sentiment délicat qui s’exhale de ses œuvres, et il est bien difficile d’expliquer ce côté artiste, qui résume son talent spécial, qu’il n’est possible de comprendre qu’en le sentant soi-même.

    Tout en s’inspirant, quant à sa facture, des admirables peintres de l’école hollandaise du XVIIe Siècle, les plus habiles manieurs de pinceau, les plus spirituels et consciencieux peintres de figure et d’accessoires qui aient existé, dont un grand artiste contemporain, Alfred Stevens, a dit qu’ils étaient : « les premiers peintres du monde », Israëls a tâché et réussi à exprimer le sentiment moderne dans ses œuvres, ce sentiment intime, sensitif, subtil, qui caractérise les grandes œuvres d’art de ce siècle.

    Ce sont ces qualités réunies, d’artiste moderne, et de peintre dont le métier parfait se plie à ses moindres intentions, qui font de lui une figure si remarquable et si classée.

    Les tableaux de ses grands ancêtres, les Jan Steen, les Pieter de Hooghe, les Gerard Dow, « peints avec des pierres fines broyées », n’ont pas plus que Manon Lescaut, le Voyage Sentimental ou Candide, cette acuité émue dans le sentiment qui pénètre l’être représenté, sentiment qui domine et caractérise les œuvres d’un Millet, d’un Whistler, d’un Israëls, et la merveilleuse pénétration analyste qui caractérise l’Education sentimentale ou la Faustin.

    Le sentiment exprimé dans les œuvres des siècles précédents est fort différent de celui qui anime les œuvres des grands modernes. Ainsi chaque époque a son sentiment particulier ; prenons les Italiens Primitifs, un Botticelli par exemple ; ce qui domine chez cet artiste exquis c’est une douce piété, humblement amoureuse de l’être à représenter, une intime quiétude devant la nature.

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    Jozef Israëls, photo illustrant un article de Ph. Zilcken dans l'Elzevier's Geïllustreerd Maandschrift


    Plus tard, le sentiment du décor prédomine surtout. Les œuvres du Titien, de Tiépolo, de Rubens sont avant tout pittoresques, riches, brillantes. Costumes brillants et élégants, draperies et couleurs chatoyantes, éclats de palettes d’une virtuosité très grande, exécution pleine de brio, d’habilité, de verve, d’une admirable mise en scène.

    Chez les peintres hollandais, qu’ils soient paysagistes comme Ruysdael ou Hobbema, peintres de figure comme Van der Helst, Frans Hals ou Van der Meer, c’est moins une pénétration psychique de leurs modèles qui caractérise leurs œuvres, qu’une vision superbement rendue de l’aspect des choses. Rembrandt seul a été plus loin, a su rendre en les peignant, non seulement leurs formes, mais en même temps leur caractère intime, et pourtant n’a-t-il pas souvent exprimé un coin de sentiment moral avec l’intensité de Leonard de Vinci, imprégnant sa Gioconde d’une vie spirituelle si merveilleuse.

    L’art moderne ? C’est au contraire cette pénétration psychique, ce sentiment intime et pénétrant qui domine chez ses grands maitres.

    L’exécution, la facture vient en second lieu chez un Millet, un Corot, un Delacroix. Quoique jamais l’exécution ne laisse à désirer chez de très grands artistes, ils ne s’appliquent jamais exclusivement à bien peindre, ils ne pensent pas à imiter les maitres anciens, les plus merveilleux peintres qui aient existé, ayant à dire, à exprimer quelque chose de plus élevé, l’impression morale qui les a frappés. Cette nuance qui domine leur métier est le sentiment.

    Israëls s’est toujours efforcé, dès le complet épanouissement de son talent, d’allier à ses qualités de peintre, ce sentiment délicat, spécial, moderne.

    Comme peintre il a toujours tâché d’égaler les peintres anciens, d’avoir leurs qualités dans le rendu, dans le clair-obscur, dans l’harmonie générale, en un mot de faire de la bonne peinture, d’être un homme du métier sachant traduire ses impressions visuelles comme n’importe quel peintre hollandais d’autrefois.

    Comme artiste, sa conception de poète lui est spéciale et très moderne.

    Pour faire comprendre la place qu’il prend à cet égard nous devons retourner en arrière.

    La génération qui précède la sienne est caractérisée par une sentimentalité excessive, tant dans ses œuvres littéraire que dans les tableaux. Sujets anecdotiques, gravures de keepsake, poésies généralement niaises et creuses, voilà ce que produit la génération de 1820, avant que le Romantisme, puis le Naturalisme viennent tout révolutionner.

    En Hollande les tableaux du dix-huitième siècle sont généralement d’une insignifiance absolue au point de vue de l’art ; ils trahissent souvent une émotion qui se manifeste dans le sujet, mais jamais dans l’exécution.

    Après l’Empire vient en France le Romantisme, avec de Musset, Gautier, puis le Naturalisme avec Flaubert, les Goncourt, Zola. Dans les arts Corot, Millet, Courbet, Delacroix. Et en Hollande Multatuli, Israëls. Alors naissent des œuvres modernes comme sentiment, tant en littérature qu’en peinture.

    Ce n’est plus le sujet, le roman, l’anecdote gaie ou triste qui fait l’intérêt d’une œuvre d’art, mais l’intensité de pénétration, l’amour de l’artiste pour ce qu’il exécute. Germinie Lacerteux intéresse passionnément pour elle-même, pas pour ses aventures, qui sont banales et ont été cent fois décrites.

    Une jeune fille cousant, assise à sa fenêtre, d’Israëls, intéresse aussi pour elle-même, parce que le peintre a mis dans son œuvre je ne sais quelle caresse ambiante, quelle saveur de sensation ; quelque, chose de profondément et intimement humain. Les grands artistes de notre époque peuvent tous dire avec Térence : « homo sum : humani nihil a me alienum puto ».

    Et c’est l’intensité dans le sentiment qui explique le charme extrême des œuvres d’un Israëls, qui sait émouvoir avec les sujets les plus simples, les plus insignifiants en apparence.

    Israëls n’a pas été le premier à peindre les pêcheurs de nos plages et les pauvres campagnards de nos bruyères. Teniers, Van Ostade, Jan Steen, d’autres maîtres anciens encore, avaient admirablement peint des misérables de toute espèce, des loqueteux, des mendiants. Mais ces peintres n’avaient jamais pénétré intimement dans l’existence d’un être vulgaire ni su le rendre intéressant et sympathique par l’analyse et la compréhension de tout son être, de toute sa vie, de son milieu. Ce qui fait regarder longuement et aimer leurs œuvres, c’est la facture, les qualités d’exécution avant toute autre chose : le coup de pinceau savant et habile, le dessin soigné des formes, la belle peinture de l’ensemble, la pâte habilement travaillée plutôt que des qualités suggestives. On admire certaines de ces œuvres presque au même point de vue qu’un bibelot artistique, une délicate porcelaine de Chine, un laque Japonais ou un bronze antique à la patine exquise.

    Mais le côté humain, ému, la sympathie de l’artiste pour l’existence de son modèle, cette sympathie vibrante transmise sur la toile, caractérisant les grandes œuvres modernes, n’est pas visible dans la plus grande partie des œuvres d’art des siècles précédents. Certes ce furent des peintres très grands, des artistes consommés qui les exécutèrent, mais ils ne furent pas autant poètes que peintres, comme le sont les maîtres de notre époque.

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    Cette qualité suprême, la poésie vraie, intimement confondue avec l’exécution, produit une impression rare, parfois sublime ; elle fait battre le cœur plus vite, les yeux s’humecter de larmes.

    Apanage seulement de l’art le plus élevé, ce sentiment moderne, intense fait qu’on est ému jusqu’à la douleur par Flaubert ou de Goncourt, par Millet ou par Israëls, tandis que l’on ne fait que s’apitoyer sur l’héroïne d’un livre du dix-huitième siècle, ou sur une figure de Greuze.

    Duranty, dans un mot célèbre bien connu des artistes, a admirablement exprimé le sentiment qui domine dans les œuvres d’Israëls, qui plane au-dessus de ses qualités de peintre et de dessinateur, lorsqu’il a dit de lui, je ne me souviens plus au juste à propos de quelle toile, qu’elle était « peinte d’ombre et de douleur ». Jamais en conséquence la fabulation, l’anecdote ne prend chez lui la première place, mais c’est le sentiment en question qui empoigne, profondément triste dans ses tableaux tristes, enterrements, veilles silencieuses ; ou gai parfois, exubérant de lumière dans les toiles représentant des enfants de pêcheurs jouant au bord des flaques sur la plage baignée d’une atmosphère opaline, doucement éclairés par un soleil blond, qui donne au ciel et à la mer une tonalité laiteuse et tendre, à l’ensemble un charme exquis, et dont on pourrait dire, en variant le mot de Duranty, qu’elles sont peintes « avec du soleil et de la joie ».

    Parmi ces dernières œuvres dont nous voulons parler, bien connue est la série des Enfants de la mer, dont il a été publié des albums avec poésies, et qui ont été souvent reproduits par la gravure.

    Jozef Israëls naquit de parents juifs, le 27 Janvier 1827 à Groningue, une petite ville de commerce au Nord de la Hollande.

    Sa première éducation fut strictement guidée par les traditions religieuses de la famille ; ses parents le destinant à devenir rabbin, dans son enfance il étudia l’hébreux et tout en approfondissant le Talmud il dessinait à ses moments perdus. C’est ainsi, comme cela arrive avec la plus grande partie des artistes, que son talent se révéla par hasard, et fut d’abord en opposition avec son éducation première et la carrière qu’on lui avait tracée.

    Tranquillement il passa ainsi des années dans la petite ville, au milieu de sa famille, allant à l’école, où il apprenait les tout premiers éléments du dessin, sous la direction de meester Brugsma, en dessinant avec une touche sur son ardoise.

    Mais son père, qui était un petit agent de change, eut bientôt besoin de son aide dans les affaires, et jeune, il quitta l’école, pour aller dans le bureau à ses côtés. Il allait parfois aussi toucher de l’argent, et raconte volontiers lui-même que, gamin, il sortait avec le traditionnel petit sac de toile grise pour les pièces de grosse monnaie, et que souvent à cette époque il allait au bureau de Mesdag & Fils. Le père Mesdag était un homme extraordinairement fin et intelligent ; aujourd’hui ses fils sont devenus les collègues d’Israëls, et bien connu partout est le grand mariniste H.W. Mesdag.

    Étranges changements de position que le cours de la vie amène ! Jamais alors les Mesdag, chez qui le gamin juif allait toucher des traites, ne se seraient doutés qu’un jour viendrait où une toile de l’un d’eux, une vaste vue de la Mer du Nord, ornerait l’atelier de celui qui est devenu Jozef Israëls.

    Au-dessus du bureau d’affaires, Jozef avait une petite chambre, où il pouvait dessiner à son aise, tout en étant à la portée de son père ; quand celui-ci avait besoin de lui il l’appelait, le travail était interrompu par une course, et aussitôt celle-ci finie, on lui permettait de recommencer son travail. À cette époque il ne faisait encore que dessiner ; il n’était pas encore question de peinture. Il dessinait tout ce qu’il voyait, faisait surtout des copies, d’après des gravures et des lithographies, dirigé par deux maîtres, l’un nommé Buijs, l’autre van Wicheren ; ce dernier vit encore, très âgé, à Leeuwarden, et a pu suivre avec un légitime orgueil la brillante carrière de son élève.

     

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    Plus tard, sous la direction de ces maîtres, Israëls commençait la peinture à l’huile. Il allait travailler dans une grande chambre, en compagnie de quelques peintres en bâtiments qui y préparaient leurs couleurs, et a fait là beaucoup d’études, de dessins d’après nature ; il copiait aussi des paysages, des lithographies, à l’huile, en imaginant les couleurs. Là aussi il a fait ses premiers tableaux, entre autres un juif qui vendait des couvercles de pipes, un type de la petite ville, et de nombreux portraits aux trois crayons, noir, rouge et blanc, de toutes ses connaissances et de ses parents.

    Son père voyait bien qu’il n’avait pas les aptitudes et les goûts qu’il fallait pour le commerce et les affaires, et après des hésitations nombreuses, quoique trouvant le métier de peintre, d’artiste, quelque chose de fort problématique, il consentit à ce que Jozef allât à Amsterdam, pour y étudier sérieusement.

    Ce qui contribua beaucoup à lui laisser faire cela, ce furent les instances d’un mécène de la ville, un M. de Wit, qui finit par le convaincre et envoya le jeune homme chez Jan Kruseman, qui avait un atelier où travaillaient un grand nombre d’élèves, et qui était à cette époque (nous sommes en 1840) le grand peintre du jour. Il peignait de vastes toiles, conventionnelles et froides, des sujets historiques et des tableaux de genre, ceux-ci représentant généralement des Italiens et des Italiennes ; et une copie qu’Israëls fit à ses débuts était justement un de ces sujets italiens, un brigand calabrais. Avant de quitter sa ville natale, Israëls vendit au père Mesdag, pour quarante florins, un tableau, une italienne en robe de velours noirs, avec une étoffe blanche sur la tête. Celui-ci, philosophiquement, lui dit un mot profond et fin, qu’Israëls n’a jamais oublié : « Puissiez-vous toujours avoir le même plaisir en travaillant ! »

    Nous croyons qu’Israëls, à part quelques années dures à ses débuts, a toujours eu la même joie, la même saine gaité en travaillant, car artiste comme il l’est, son travail est son plus grand plaisir. Nous nous souvenons d’avoir une fois entendu sa femme dire de lui qu’il n’était heureux qu’avec sa boite à couleurs.

    Sous ce rapport il est un heureux peintre ; cherchant un idéal qu’il sait traduire sur ses toiles, ayant un but dont il ne s’écarte jamais, il a su réaliser ce qu’il voulait, du moins après les premières années de recherches et de doutes. Comme tous les vrais talents, le sien s’est développé successivement, lentement au commencement, mais sans défaillance, et alors le plaisir dans le travail est la conséquence toute naturelle du travail.

    Amsterdam le retenait deux années bien employées à faire assidûment des études, plus ou moins bien dirigées, tant chez Jan Kruseman qu’à l’Académie de dessin où il suivait les cours.

    Il ne faisait pas des tableaux, rien que des études ; surtout beaucoup de dessins d’après modèle, le meilleur genre de travail à cet âge, et dont il profita beaucoup. Ses premiers succès un peu sérieux datent de l’Académie (École des Beaux-Arts) où ses confrères lui trouvaient déjà des qualités qui les frappaient.

    Toutefois à cette époque Israëls ne savait pas encore le moins du monde ce qu’il chercherait un jour, et il ne faisait que servilement dessiner, sans aucune idée arrêtée, sans aucun but de recherches.

    Il se rappelle ces années avec satisfaction, surtout à cause du plaisir qu’il avait à se promener dans le quartier où il habitait. Ses parents l’avaient recommandé à une famille de Juifs très pieux, qui le soignaient fort bien, et qui demeuraient dans la Jodenbreêstraat, la large rue des Juifs, en plein milieu de ce Ghetto, ce vaste quartier des Juifs, bien connu de tous ceux qui ont vu Amsterdam.

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    Ce dédale, ce fouillis de ruelles étroites dont les habitants peuvent par places se donner la main d’une fenêtre à l’autre, grouillant d’une vie intense, d’une animation bruyante toute orientale, le ravissait. Des étoffes qui pendent à des cordes d’une façade à l’autre, des chiffons aux couleurs éclatantes, tantôt plongés dans une ombre vague, tantôt attrapant un rayon de soleil, donnent à ces ruelles un attrait tout particulier, et qu’on ne retrouve qu’en Orient. La foule bigarrée qui les anime d’un va-et-vient continu, bruyant, éclatant de couleurs qui rappellent Rembrandt (qui lui aussi habita et aima ce quartier), les types des marchands de toutes choses, de vieilles ferrailles, de foies de poissons, de fruits, de pommes, d’oranges, aux brillantes fanfares de jaune et de rouge ; les Juives, souvent jolies, toujours pittoresques, aimant à accrocher à leurs épaules un chiffon vermillon ou émeraude, cet ensemble curieux et plein de vie le ravissait, l’enthousiasmait au plus haut degré.

    Mais ce quartier si mouvementé, si rempli de types divers ne faisait que l’amuser ; il aimait voir la vie animée s’y dérouler, s’y promener, y flâner ; néanmoins il n’était pas inspiré par les figures qu’il voyait ; il ne faisait que suivre assidûment les cours de l’Académie et peindre à l’atelier.

    En 1845, des tableaux venant de Paris attirèrent son attention. Entre autres une Marguerite au rouet d’Ary Scheffer, fit vaguement comprendre à l’élève de Kruseman que ses maîtres peignaient avec une correction bien froide et conventionnelle, et ce tableau célèbre le frappa vivement. D’autres œuvres venant de France avaient déjà fait entrevoir au jeune artiste qu’il y avait une autre voie dans la peinture que celle qu’il suivait, et un désir croissant germa en lui, d’aller en France, à Paris, au centre de la vie artistique.

    Quoique très pauvre, ne gagnant encore guère d’argent par son travail, il décida en lui-même qu’il ferait le voyage, et la décision prise, il partit sans se soucier de l’incertain dans lequel il se lançait.

    Pour subvenir aux plus strictes exigences, son père lui faisait une pension de cinq cents florins (mille francs) par an, avec quoi il parvint, plus riche encore que beaucoup de ses camarades, à passer deux années, qui lui furent précieuses, en plein mouvement artistique de Paris. Pas la grande vie des artistes aisés, de soirées littéraires et de fêtes ; mais la vie dure de jeune peintre, travaillant de huit heures du matin à six heures du soir, sans relâche, mangeant au hasard, mal logé, mal nourri.

    Israëls me dit un jour combien il s’étonnait que c’était là cette ville où tout le monde venait tous les ans pour s’amuser, et qu’il la trouvait un enfer où les grands hommes marchaient sur les pauvres gens sans talent, du nombre desquels il se croyait être.

    Il fréquentait l’atelier de Picot, un vieux membre de l’Institut, de l’école de David, dont l’influence resta grande jusque vers sa trentième année ; Israëls dessinait et peignait selon les vieilles méthodes, dans cet atelier qui comptait environ cent cinquante élèves.

    Inhabile, assez gauche et maladroit, il vivait retiré, tranquillement par nécessité, et ne connaissait personne en dehors de ses camarades d’atelier et du graveur de Mare.

    Il suivait consciencieusement les cours de l’atelier de Picot et concourut plusieurs fois pour entrer à l’École des Beaux-Arts. À ces concours se présentaient cinq cents jeunes peintres, dont seulement une centaine étaient admis. Une fois il eut le numéro 85, une deuxième fois, plus heureux, il atteignit le numéro 18.

    Mais comme le remarque fort judicieusement M. Jan Veth dans son étude sur Israëls (Jozef Israëls, Haarlem, 1890, 198 p.), il devait mettre du temps à s’affranchir de l’influence de ces maîtres académiques, et il est clair que les noms de Buijs, Pieneman, Kruseman, Scheffer, Picot n’expliquent rien lorsque l’on considère la place à part qu’Israëls prend actuellement dans l’art moderne.

    Parmi les maîtres qu’il eut alors, il se souvient de Horace Vernet, de Pradier et de Paul Delaroche. De ce dernier, Alfred Sensier dit dans son livre sur Millet qu’ « il était le maître à la mode. Son autorité était grande en matière d’art ; son caractère morose et obstiné en avait fait un homme important, ses succès du Salon, un vainqueur jaloux de sa gloire. En outre son esprit, toujours en méfiance de lui-même, le mettait en crainte de voir bientôt disparaitre cette fragile popularité qui était son ambition et sa vie ».

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    une des dernières photos de J. Israëls


    Il est facile à comprendre que le jeune homme, venant de quitter son pays, se sentait parfois dérouté dans ce milieu si différent de ce qu’il avait connu jusqu’alors, et que les moindres choses faisaient grande impression sur lui. Ainsi il se souvient de la colère de Paul Delaroche contre lui, une fois qu’il avait mal dessiné le genou de l’Achille, colère qui fit d’autant plus d’effet, que déjà son tempérament personnel, sa facture sui generis commençaient à poindre. Si Delaroche était violent, Picot par contre, qui connaissait sa position peu fortunée, n’a jamais voulu permettre qu’il payât sa contribution à l’atelier, parce que, tout foncièrement académique qu’il était, il aimait son travail.

    Ce n’était pas du reste, comme d’ordinaire, de ses maîtres qu’Israëls apprenait le plus, mais de ses camarades, en les voyant travailler, des critiques qu’ils se faisaient respectivement. Parmi ceux-ci, il en connut plus particulièrement deux, qui ont quelque notoriété, Pils et Lenepveu.

    Après une couple d’années de ce séjour à Paris, qui lui apprit beaucoup, pendant lequel il fut souvent très misérable, il eut envie de retourner chez lui.

    Il avait vu comment on travaillait en France, étudié longuement le Louvre, et vu une quantité de tableaux. Un jour il avait été visiter les Galeries de Versailles, à pied, et ayant passé des heures dans le musée, il était revenu à pied encore, une pareille fatigue lui valut trois jours d’épuisement.

    À peine était-il revenu à Amsterdam que la Révolution de 1848 éclata. Il regretta de ne pas y avoir assisté.



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