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littérature - Page 6

  • Le Hollandais félibre

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    Une page de Pieter Valkhoff

     

     

    PieterValkhoff.jpgProfesseur de littérature française à l’Université d’Utrecht, rédacteur d’une collection dédiée aux arts français – 19 volumes entre 1917 et 1922, dont son De Franse Geest in Frankryks letterkunde (L’Esprit français dans la littérature de France) ou encore la monographie de Francis Jammes du poète flamand Jan van Nijlen – et Sòci dóu Felibrige (membre associé du Félibrige), Pieter Valkhoff (1875-1942) a entre autres donné des cours de provençal à Utrecht ainsi que, dans les années vingt du siècle passé, des conférences sur les lettres néerlandaises à la Sorbonne.

    Il est l’auteur de divers essais portant sur les lettres françaises ou sur les liens entre celles-ci et les lettres néerlandaises : « Rousseau en Hollande », « La formule L’Art pour l’art dans les lettres françaises », « Mots français dans la langue néerlandaise », « Zaïre et La Henriade dans les lettres néerlandaises », « Des étrangers à propos de notre littérature », « Le roman moderne hollandais et le réalisme français », « Voltaire en Hollande », « Lamartine aux Pays-Bas », « Sur le réalisme dans les lettres néerlandaises après 1870 », « Le naturalisme français et le Mouvement des années 1880 », « L’âme française dans la littérature française », « Constantin Huygens et ses amitiés françaises », « Emile Zola et la littérature néerlandaise »… sans oublier des contributions sur Anatole France, Flaubert, Ronsard, Rimbaud, Huysmans, Th. Gautier, Molière, Mme de Charrière… ni une préface à la première traduction néerlandaise du Voyage au bout de la nuit. Un volume posthume regroupe certains de ses essais : Ontmoetingen tussen Nederland en Frankrijk (Rencontres entre les Pays-Bas et la France, 1943).

    un numéro de Mécano

    MECANO.jpgLe 21 septembre 1929, soit un mois avant le krach boursier, Le Figaro lui a ouvert ses colonnes pour entretenir les lecteurs de la littérature de son pays. Malheureusement, tout en déplorant comme nombre de ses compatriotes la méconnaissance de cette littérature dans l’Hexagone, par son ton, son vocabulaire, ses choix et certaines maladresses (par exemple l’évocation du discours du maire d’Amsterdam), le francophile ne met guère en valeur les meilleurs œuvres des prosateurs et poètes hollandais du moment. S’il fait allusion à l’architecture la plus récente (on songe à Berlage), il emploie le terme « avant-garde » à propos de revues, certes non dénuées d’esprits entreprenants et innovateurs, mais beaucoup moins radicales, tant en matière d’art, d’architecture et de littérature que De Stijl et Mécano de Theo van Doesburg.

    D’autre part, Valkhoff s’avance un peu vite lorsqu’il écrit que « la Hollande, peuple de marins, d’explorateurs et de coloniaux, possède fort peu d’auteurs de romans maritimes ou indonésiens ». Certes, Arthur van Schendel n’avait pas encore publié ses grandes épopées situées sur les océans ; mais des auteurs moins en vue avaient lancé leur imaginaire vers le grand large, ainsi d’A.J. Dieperink au milieu du XIXe siècle ; et Johan Fabricius n’avait-il pas publié en 1924 son best-seller De scheepsjongens van Bontekoe (un roman jeunesse qui devait devenir un livre culte). Quant aux Indes néerlandaises, si Maria Dermoût, A. Alberts, Madelon Székely-Lulofs, Eddy du Perron ou encore Beb Vuik ne s’étaient pas encore manifestés, l’universitaire aurait très bien pu traiter des œuvres majeures d’Augusta de Wit, évoquer P.C. Daum ou encore le roman La Force des ténèbres, l’un des chefs-d’œuvre de Louis Couperus. Il passe aussi sous silence Van de koele meren des doods (Des lacs froids de la mort, très vite traduit en anglais : The deeps of deliverance, et en allemand : Wie Stürme segnen) de Frederik van Eeden, assurément un autre point culminant de la création romanesque hollandaise du premier quart du XXe siècle. Pour ce qui touche à la poésie, pourquoi taire le grand vitaliste H. Marsman, le précieux P.C. Boutens ou encore J.H. Leopold, disparu à peine cinq ans plus tôt ?

     

    adaptation du roman de F. van Eeden pour la télévision

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    La littérature hollandaise contemporaine

     

    Pendant le mois d’août, des ministres, des financiers et des journalistes français se sont trouvés, grâce à un séjour prolongé, dans un contact intime avec la Hollande. Quelques-uns ont renouvelé une connaissance faite autrefois, d’autres ont découvert un petit pays qui leur était absolument inconnu. Des articles élogieux dans la presse française ont parlé des riches musées de La Haye et d’Amsterdam, des vastes ports bruyants de Rotterdam, des canaux endormis d’Amsterdam, bordés de vieux hôtels du XVIIe et du XVIIIe siècle qui évoquent tous un passé glorieux. Des visiteurs français, traversant des prairies, ont levé des yeux ébahis vers des navires qui, voguant au-dessus d’eux, profilaient leurs silhouettes étranges sur un ciel bleu vibrant de soleil ou tumultueusement nuageux. On a dit le charme des fleurs, qui, en été, sont le plus bel ornement des villes et de la campagne hollandaises. On a vanté la jeune architecture hollandaise, le nouveau style, qui, par l’adaptation de la construction au milieu, l’harmonie entre la forme et la destination, l’effort vers la simplicité des lignes, attire les regards de tous les architectes étrangers. Mais ce dont les Français se sont occupés fort peu, c’est de la littérature hollandaise d’aujourd’hui (1).

    André Theuriet (1878), par J.-B. Lepage

    André_Theuriet_by_Bastien-Lepage_1878.jpgDe retour en France, après une tournée de conférences en Hollande, André Theuriet publia des impressions de voyage dans Le Parlement. Dans un article du 21 mars 1881, il fait connaître à ses compatriotes la littérature hollandaise, en traduisant des poèmes et des fragments de prose. Theuriet s’excuse des contresens dus à son imparfaite connaissance du hollandais, qui lui permet néanmoins de deviner les beautés, « comme on devine le charme d’un paysage à travers la brume transparente » (2). Louons l’effort de l’auteur de Raymonde, tout en regrettant qu’il n’existe ni un Panorama de la littérature hollandaise moderne ni une Anthologie, comme il en existe d’excellents pour la littérature flamande, de MM. André de Ridder et Willy Timmermans, publiés chez Champion.

    Le flamand, le hollandais et l’« africain », c’est-à-dire la langue des Boers, sont des langues sœurs de caractère néerlandais, qui se touchent de fort près, mais qui, d’autre part, diffèrent considérablement par le vocabulaire, la syntaxe et l’esprit qui les anime. Ne voit-on pas la même chose dans la peinture ? La sensualité et l’exubérance, si fréquentes dans la peinture flamande, sont assez rares chez les peintres hollandais. La divine beauté des toiles de Vermeer est faite en grande partie d’une finesse de sentiment et de touche, qui n’est aucunement flamande. C’est ce don de diviniser les gens et les choses les plus simples, la plus humble réalité, qui caractérise l’école hollandaise, et c’est ce même don qu’on retrouve parfois dans notre littérature. Mais il faut connaître notre langue, il faut en savoir apprécier toutes les nuances, pour aimer, par exemple, comme elle le mérite, l’œuvre du magicien des lettres hollandaises qui habite Haarlem, ville des tulipes et des Frans Hals, Jacobus van Looy (3), vieillard dont le nom est prononcé avec la plus profonde vénération par les Hollandais de tout âge. Van Looy est non seulement un peintre de grand talent, qui, quand il expose – ce qui arrive rarement, hélas ! – nous montre des merveilles, un champ éblouissant de capucines ou un moissonneur qui n’est pas inférieur aux travailleurs de Millet, il a créé également, en prose, des fêtes féeriques, en illuminant les événements les plus simples, une promenade à travers les dunes de deux amoureux, l’anniversaire d’un ouvrier malade qu’entoure l’affectueuse tendresse de sa femme et de ses enfants, la visite, pendant la nuit, à un cactus noctiflore, un pêcheur à la ligne, guettant patiemment sa proie aux bords de l’Amstel, sous un ciel de vent et de pluie.

    J. van Looy (1911), autoportrait

    Looy 532px-'t_Dresdener_petje._Zelfportret_door_Jac._van_Looy.jpgIl y a quelques années, lors d’une visite du roi de Suède, le bourgmestre d’Amsterdam, vantant dans un discours de banquet les littérateurs suédois, les opposa aux écrivains hollandais à qui il reprocha leur manque d’imagination. Il y avait une part de vérité dans cette critique trop absolue et trop générale. En effet, les auteurs hollandais ont trop longtemps tourné dans le même cercle, en reproduisant invariablement des tableaux de la vie de famille, des aventures sentimentales de gens assez banals. L’humble vérité, chère aux réalistes, mais sans tragique grandiose, sans la coloration et la lueur magiques d’un Rembrandt ou d’un Van Looy.

    Pourtant, il y a d’heureuses exceptions, et le bourgmestre d’Amsterdam aurait dû y penser. Il y a Louis Couperus qui vivait encore au moment du discours, le magistral évocateur de la Rome des empereurs, de la décadence surtout, et de tant d’autres époques lointaines, auteur de romans sur Héliogabale et sur Alexandre le Grand, qui sont de splendides vies romancées (4). Il y a M. Israël Querido, esprit épique et visionnaire, qui, dans un cycle de quatre romans, avec une trop grande richesse de détails, peignit la vie grouillante des quartiers populeux d’Amsterdam, et les violentes passions qui les agitent. Son imagination orientale amena M. Querido à tenter une résurrection du monde biblique, en plusieurs volumes, dont le dernier est l’héroïque et tragique vie de Samson (5).

    Valkhoff3.jpgCe n’est certes pas à M. Querido qu’on pourrait reprocher un trop peu d’imagination, ni à M. Arthur van Schendel (6), dont Een zwerver verliefd (traduit en français par M Louis Piérard sous le titre de Le Vagabond amoureux) conte délicieusement la mélancolique existence d’une âme inquiète et rêveuse vers la fin du Moyen Âge italien, ni à M. Aart van der Leeuw (7), auteur de plusieurs contes fantaisistes, dont je ne cite que Ik en mijn speelman (Moi et mon ménétrier). Rien de plus charmant ni de plus spirituel que ce roman dont la scène est au XVIIIe siècle et qui raconte les aventures du jeune marquis Claude de Lingendres qui, accompagné d’un joueur de guitare, bossu, court le pays, fuyant les poursuites d’un père tyrannique qui voudrait le marier à une femme qu’il ne connaît pas. C’est ainsi que Claude rencontre la jolie Madeleine qui, elle aussi, se cache devant la volonté d’un père brutal, et qui, plus tard, se trouvera être, grâce à un heureux hasard, la femme qu’on lui destinait. Ce livre, plein de souriante poésie, ferait, traduit, les délices du lecteur français.

    À côté de ces imaginaires et de ces fantaisistes est venu se ranger, depuis quelques années, un jeune auteur qui, ayant passé sa jeunesse dans les Indes occidentales, a gardé la cuisante nostalgie de son pays natal, dont il évoque la bizarre beauté dans un de ses livres, Zuid Zuid West (Sud-Sud-Ouest). M. Albert Helman (8) écrit une prose simple, sans aucun ornement superflu, une prose directe, singulièrement prenante. Cela se voit aussi dans son dernier livre, Hart zonder land (Cœur sans pays), qui promène le lecteur dans une série de petits contes à travers la Guyane, la Chine, la Russie, l’Afrique et la Hollande, où se passent des aventures étranges et douloureuses. Il est assez curieux de constater que la Hollande, peuple de marins, d’explorateurs et de coloniaux, possède fort peu d’auteurs de romans maritimes ou indonésiens. Je signale pourtant, à côté des livres d’Albert Helman, l’œuvre de deux poètes, celle de M. J. Slauerhoff (9), qui est médecin de bord en Extrême-Orient, et celle de M. A. den Doolaard (10), qui est un grand sportif. Slauerhoff fut un fervent de Tristan Corbière, dont on trouve l’influence dans ses poèmes. Dans ses figures d’outcasts, de pirates et de desperados, Slauerhoff incarne ses désirs du macabre, de la violence et de l’infini des océans. On peut comparer avec « Le Bateau ivre » de Rimbaud « Het eeuwige sehip » (Le Vaisseau éternel), qui chante les mystères des mers et des océans lointains (dans le recueil Eldorado). Ce goût de l’aventure, de la vie ardente, je le trouve également dans les vers de Den Doolaard. Un de ses recueils, De wilde vaart (La Course folle), renferme quelques ballades d’une sauvage beauté, celles du soldat inconnu, du matelot, des vagabonds morts, des buveurs de dry gin, de la femme noire, et un poème sur la mort d’un viking, qui révèlent toute une âme tumultueuse et passionnée qui aurait été chère au grand Verhaeren.

    Valkhoff4.pngVoilà, chez de jeunes auteurs, de belles promesses et déjà des réalisations de valeur. Nous en trouvons d’autres, quand nous parcourons les revues d’avant-garde : De Vrije Bladen (Les Feuilles libres), De Stem (La Voix) et, surtout, les revues catholiques Roeping (Vocation) et De Gemeenschap (La Communauté). Ce qui frappe dans tous ces périodiques, c’est l’intérêt qu’on y porte à la littérature française moderne. Roeping consacra un numéro spécial à la Russie littéraire et artistique d’aujourd’hui, mais publia également un « fascicule français » (numéros 8 et 9, mai-juin 1927). Celui-ci renferme, entre autres, de la prose et des vers de Maritain, Jacob, Reverdy, Harlaire (11), un excellent article sur Ghéon par le traducteur du Comédien et la Grâce, M. Willem Nieuwenhuis (12), une traduction d’un poème de Claudel, par M. Anton van Duinkerken (13), qui a publié également en hollandais une anthologie de Hello. Il renferme aussi une étude sur l’École du « Roseau d’or », par M. Van der Meer de Walcheren (14), que Léon Bloy convertit au catholicisme. Il est sans contredit, que Claudel poète, avec son expression audacieusement réaliste du divin, influence beaucoup la jeune poésie catholique hollandaise, qui diffère du tout au tout de la littérature religieuse de nature bonasse et doucereuse d’autrefois. Du reste, il faut constater chez les jeunes auteurs hollandais un renouveau d’intérêt pour la littérature française. Gide, Duhamel, Cocteau, Radiguet, Montherlant, Mauriac, Green, Cendrars, Massis, Benda sont vivement discutés dans les revues d’avant-garde.

    Valkhoff5.pngSi, en prose et en vers, un nouveau réalisme commence à poindre, qui est souvent plein d’imprévu, comme l’œuvre de M. Helman et celle de son collaborateur au Gemeenehap, M. Albert Kuyle (15), l’ancien réalisme, héritage de Balzac et de Zola, n’est pas mort dans la littérature hollandaise d’aujourd’hui. Loin de là. Il est cultivé par de nombreux auteurs, dont plusieurs femmes. Chose curieuse. C’en est fait complètement de la prudente réserve, de l’anxieuse pudeur avec lesquelles l’auteur femme en Hollande d’il y a trente ans s’exprimait sur la vie des sens. Ne nous plaignons pas. Nous devons à l’audace avec laquelle les écrivains hollandais abordent, depuis quelque temps, les problèmes de la sexualité, toute une littérature psychologique hautement intéressante. C’est, pour ne citer que quelques exemples, Eva, de Mme Carry van Bruggen (16), qui, comme Colette, aime à se confesser dans ses romans. Le plus récent trace, en lignes vibrantes, dans un style cinématographique, une vie de femme, jeunesse agitée par les troubles de la sensualité, vie manquée d’épouse, rencontre à l’âge de quarante ans d’un homme, qui, soudain, va tout droit au cœur d’Eva, « comme les abeilles trouvent, sans hésiter, le chemin du cœur de la fleur ». Pour la première fois l’amante s’éveille en elle, triomphante et heureuse. Nommons encore Mme Alie Smeding (17), que hante l’angoissant problème des instincts passionnels refoulés, chez l’homme et chez la femme. Het wazige land (Le pays nébuleux) est le drame poignant d’une vieille fille, que torturent un sang ardent et le désir inavoué d’avoir un enfant. On voudrait pouvoir montrer, par des traductions, la valeur de pensée et de langue de tous ces livres. Mais on doit craindre que ces chefs-d’œuvre n’arrivent jamais au lecteur français tant que le hollandais restera en France plus ignoré que n’importe quel dialecte-arabe. Connaîtra-t-on jamais en France d’autres ouvrages hollandais, qui sont, dans leur genre, de vrais chefs-d'œuvre ? Les Vies de Rousseau et de Garibaldi, de Mme Henriette Roland Holst (18), qui est aussi une grande poétesse ? L’Erasmus et De Herfsttij der Middeleeuwen (Arrière-saison du Moyen Âge), résurrection du XVe siècle français par un érudit doublé d’un fin lettré, qui enseigne l’histoire universelle à l’Université de Leyde, M. J. Huizinga (19) ?

    On ne les connaîtra pas, peut-être, tant que la France se désintéressera de notre langue et de notre littérature, qui, seules de toutes les langues et de toutes les littératures du monde, ne sont pas enseignées à la Sorbonne.

     

    P. Valkhoff.

     

     

     

    MonsieurSpleen.jpg(1) Au nombre de ces voyageurs, la plupart séjournant sans doute en Hollande en raison de la Conférence de La Haye, on comptait l’académicien Henri de Régnier qui ironise sur cette ville où régnait déjà, semble-t-il, le fameux esprit de compromis, ce poldermodel ou « modèle du polder » : « C’est une charmante ville que ce La Haye où les diplomates en congrès sont en train d’accommoder à la sauce hollandaise les restes refroidis de la guerre et tâchent d’en faire un mets digérable pour l’estomac si délicat de la paix. La Haye, d’ailleurs, est un lieu fort propice à cette cuisine hygiénique. Son calme se prête aux discussions et leur permet de durer ce qu’il faut pour que les opinions contradictoires finissent pas s’y concilier à petit feu et à l’étouffée, de façon que les ententes ainsi réalisées laissent à chacun des participants un arrière-goût de mécontentement que chacun d’eux s’en va chez soi savourer à loisir. Souhaitons cependant que les congressistes n’emportent pas de La Haye de trop indigestes souvenirs. Ce n’est pas, du reste, ainsi que l’on revient d’ordinaire de La Haye et, pour les gens qui n’ont pas à y préparer la paix universelle, le voyage de Hollande est un agréable voyage. » (« Billet de minuit. Sauce hollandaise », Le Figaro, 19 août 1929, p. 1). À la même époque se trouvait également en Hollande, dans le cadre d’une mission d’étude, une délégation de l’Association des grands ports français (voir par exemple les comptes rendus de Charles Bonnefon dans L’Écho de Paris).

    (2) André Theuriet (1833-1907), écrivain prolifique et académicien aujourd’hui oublié. De son séjour batave, il rapportera par ailleurs de bien fades vers : « À la Hollande ! À la jeunesse / De ses vastes prés toujours verts, / Où l’on voit tournoyer sans cesse / Les ailes des moulins dans les airs ! À ses grachts etc. etc. » (« Toast », in Le Livre de la Payse : nouvelles poésies (1872-1882), p. 151). François Coppée, Jean Aicard ou encore Francisque Sarcey ont fait des tournées de conférences remarquées en Hollande à la même époque que lui.

    (3) Jac(obus) van Looy (1855-1930), peintre et écrivain de talent. Traducteur de Shakespeare. Sa trilogie haarlémoise a connu nombre de rééditions. On a parlé de « prose picturale » à son propos pour cerner la singularité de sa plume.

    (4) Voir sur Louis Couperus (1863-1923), le plus grand romancier d’expression néerlandaise de son temps, les nombreuses contributions sur ce blogue. L’évocation romanesque d’Héliogabale remplit De berg van licht (1905-1906), l’une des œuvres majeures de l’écrivain, dans la veine de Salammbô de Flaubert ; Iskander (1920), tel est le titre du roman consacré à Alexandre le Grand.

    (5) Israël Querido (1872-1932), romancier populaire. Son frère Emmanuel a créé une célèbre maison d’édition. Voir à propos de ces deux frères sur ce blogue : « Israël Quérido poète et guide » et « Un traducteur naturiste et crématiste ».

    (6) Arthur van Schendel (1874-1946), romancier très célèbre de son vivant dont quelques autres romans ont été transposés en français : L’Homme de l’eau et Les Oiseaux gris.

    (7) Aart van der Leeuw (1876-1931) a pratiqué la prose poétique. Hormis l’œuvre Ik en mijn speelman (1927) que mentionne Valkhoff, il n’est plus lu pour ainsi dire.

    Biographie d'Albert Helman par M. van Kempen

    Helman-Bio.png(8) Albert Helman (1903-1996), écrivain prolifique et homme politique né au Surinam. Au moins deux de ses œuvres ont été traduites en français : Don Salustiano et Mon singe pleure.

    (9) J. Slauerhoff (1898-1936), poète majeur du XXe siècle hollandais, mais plus grand romancier encore. Un recueil de nouvelles ainsi que deux romans sont disponibles en français aux éditions Circé.

    (10) A. den Doolaard (1901-1994), écrivain à succès et voyageur réputé dont on ne lit plus la poésie. Plusieurs de ses romans et récits de voyage ont été édité en traduction française.

    (11) André Harlaire (1905-1986), l’un des pseudonymes d’André Brottier. Chroniqueur littéraire et théâtral, romancier et poète, il entre dans les ordres et, sous le nom de Louis Gardet, devient spécialiste de l’islam.

    (12) Willem Nieuwenhuis (1886-1935), auteur catholique, a collaboré à un ouvrage sur Léon Bloy.

    (13) Anton van Duinkerken (1903-1968), poète et essayiste, grande figure de l’intelligentsia catholique et de la Résistance aux Pays-Bas. On lui doit entre autres une traduction de L’église habillée de feuilles de Francis Jammes.

    (14) Pieter (Pierre) van der Meer de Walcheren (1880-1970), essayiste et éditeur, filleul de Léon Bloy. Entré dans la vie contemplative de même que son épouse, tous deux étant de grands amis des Maritain. Plusieurs volumes de ses souvenirs sont disponibles en langue française.

    (15) Albert Kuyle (1904-1958), poète et prosateur novateur de l’entre-deux-guerres, adepte d’une écriture sèche et filmique. Disparaît de la scène littéraire à la suite de ses engagements au sein de la sphère pronazie.

    (16) Carry van Bruggen (1881-1932), essayiste et romancière de renom. Eva a paru récemment en français : Eva, traduction, annotation et postface de Sandrine Maufroy, coll. « Version françaises », Éditions Rue d’Ulm, Paris, 2016. En 1904, son jeune frère Jacob Israël de Haan (1881-1924) fit scandale en donnant le roman Pijpelijntjes à la thématique explicitement homosexuelle. Fait amusant, Carry est née le 1er janvier 1881, Jacob le 31 décembre de la même année.

    Huizinga.png(17) Alie Smeding (1890-1938), romancière qui souleva des questions taboues, ce qui l’obligea à quitter sa ville. Elle n’est plus du tout lue.

    (18) Henriette Roland Holst (1869-1952), femme de lettres et militante socialiste. Elle a aussi laissé un ouvrage sur Rosa Luxemburg.

    (19) Johan Huizinga (1872-1945), célèbre historien. Traductions françaises : L’Automne du Moyen Âge(1919), Érasme (1924), La Crise de la civilisation (1935), Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu (1938), Incertitudes. Essai de diagnostic du mal dont souffre notre temps (1939), À l’aube de la paix. Étude sur les chances de rétablissement de notre civilisation (1945).

     

     

     

     

  • L’homme de l'eau

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    Quelques points de vue

    sur l’un des romans majeurs

    d’Arthur van Schendel

     

     

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    L’homme de l’eau

    traduit du néerlandais par Selinde Margueron

    Paris, Gallimard, 1984

     

     

    Né à Batavia, élevé en Hollande, puis professeur en Angleterre, Arthur van Schendel (1874-1946) devait passer une bonne partie de son existence près de Paris et surtout à Sestri Levante. Au début du XXe siècle, ses romans Un vagabond amoureux et Un vagabond égaré font sensation. L’auteur suivra sur cette lancée. Ses héros seront des figures solitaires, rêveuses, vivant dans des conditions de temps et de lieu assez imprécises. Il amorce une nouvelle période en 1930 en signant La Frégate Jeanne-Marie, livre populaire s’il en fut. Deux ans plus tard, Jan Compagnie évoque la colonisation des Indes orientales, avec son cortège d’héroïsme et de cruautés. Deux romans qui mettent en scène des Hollandais. Les suivants, à commencer par L’homme de l’eau qui dépeint la rude vie sur les péniches au cours de la première moitié du XIXe siècle, nous amènent en Hollande même, dont Les Oiseaux gris (1937) qui reprend le motif éternel de Job. Par la suite, tout se passe comme si Van Schendel, renonçant à comprendre une réalité décidément impénétrable, considérait les choses en simple spectateur. Relevons que L’homme de l’eau a inspiré un opéra.*

     

    * Ces lignes sont pour une bonne part empruntées à Pierre Brachin

    La littérature néerlandaise, Paris, Armand Colin, p. 138-139.

     

     

    LE MOT DE L’ÉDITEUR

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    LE POINT DE VUE

    DE SONJA VANDERLINDEN 

     

    Gallimard sortait en 1984, dans sa collection « Du monde entier », la traduction française du roman néerlandais De waterman écrit par Arthur van Schendel en 1933. Il aura donc fallu plus de 50 ans pour que ce chef-d’œuvre de la littérature néerlandaise se fraie un chemin vers le public francophone !

    L’homme de l’eau, c'est là le titre que la traductrice, S. Margueron, a choisi. C’est, à mon avis, le seul titre qui convienne pour définir l’histoire d'un homme dont toute la vie jusqu’à la mort est intimement associée à l’eau. L’eau est omniprésente dans ce roman : quelques rivières ou fleuves des Pays-Bas constituent le cadre géographique de l’action ; ils sont parcourus par le marinier Maarten Rossaart qui en connaît tous les bienfaits, mais aussi tous les écueils (glace, neige, brouillard, inondations, etc.) ; l’eau est pour lui un élément à la fois familier et secret : elle recèle le mystère de la vie et de la mort, deux pôles dont elle réalise et transcende la synthèse.

    A. van Schendel par Jan Toorop (1912), Stedelijk Museum Amsterdam

    schendel-toorop1912.pngToutefois, comme l’explique S. Margueron dans son excellente préface, L’homme de l’eau n'est pas seulement un « roman d’eau ». La religion, associée symboliquement à l’eau, joue en effet un rôle important et, par là aussi, le roman est typiquement hollandais. Dans un climat de querelles dogmatiques entre diverses sectes protestantes plus ou moins rigides, Rossaart incarne le non-conformisme religieux ; pour lui, une foi vécue, profonde et simple, à l’exemple de celle des premiers chrétiens, est de loin préférable à la conformité à un dogme. En d’autres termes, l’esprit l’emporte sur la lettre.

    La vie du héros se déroule dans la Hollande du XIXe siècle, entre 1800 en 1870 environ, sous l’occupation française. Mais l’essentiel du roman ne s’inscrit pas dans l’évocation historique. Van Schendel a bien plutôt incarné le Hollandais type. Rossaart est un personnage taciturne et secret ; un homme sérieux (il rit rarement !), honnête, consciencieux ; un obstiné et un travailleur acharné ; il est tout intériorisé et profondément religieux (au sens étymologique du terme) ; retenons encore sa générosité, sa confiance dans la vie (c’est là d'ailleurs le nom de son bateau) et son attachement profond à sa terre, à la femme qu’il aime et, bien entendu, à l’eau. Un individu qui va son chemin, sans se préoccuper des convenances sociales.

    Les Oiseaux gris, trad. Marie Gevers, Plon, 1939

    schendel-oiseaux.pngTout cela, S. Margueron l’a très bien compris et sa traduction en témoigne. Elle a saisi l’esprit du roman et est parvenue à évoquer aux yeux du lecteur francophone aussi bien ce personnage si éloigné du Français moyen que les hivers rigoureux et durs dans un pays qui doit se défendre contre l’eau. Elle a aussi trouvé le vocabulaire adéquat pour exprimer l’austérité de ce calvinisme culpabilisant qui s’oppose à la foi rayonnante et bon enfant de la tante Jans. Elle a perçu le pouvoir suggestif du style de Van Schendel et en respecte la subtile discrétion. De merveilleux passages à cet égard sont ceux qui évoquent la mort: du douanier (p. 12), de la mère de Maarten et de sa petite sœur (p. 34), de Nel (p. 102), du fils de Rossaart (p. 154). Ou ceux qui suggèrent la relation amoureuse entre Maarten et Marie (par exemple p. 111). C’est comme si les grands moments de l'existence ne pouvaient être dits, les mots n’étant pas capables d’exprimer de manière adéquate les sentiments éprouvés. La fin du roman, qui évoque la mort de Maarten dans l’eau, est splendide aussi bien dans la traduction que dans la version originale.

    Quelques détails me semblent moins heureux dans le texte de S. Margueron. Ainsi, par exemple, la transposition française des toponymes. S. Margueron maintient la plupart du temps les noms néerlandais, ce qui me semble être un bon choix ; je regrette qu’elle se soit écartée de cette règle en traduisant « Grote Markt » et « Grote Kerk », d’autant plus que la traduction ne me semble pas très heureuse (à savoir « Grand Marché » et « Grand Temple » ; j’aurais préféré « Grand-Place » ou « Place du Marché » et « Grande Église »). Ces toponymes doivent être accompagnés d’un article défini, et ici je ne comprends pas le système utilisé : comment justifier le Plein, le Dreef, le tjalk, le schuyt, la Havendijk, la Langendijk, l’étroit Oude Brug, etc. ? J’avoue que « la dijk » et « le brug » choquent mes oreilles… D’autre part, « mijn beste man », paroles adressées par Marie à Maarten, qui vit délibérément en dehors de l’institution conjugale, ne peuvent, à mes yeux, être traduites par « mon cher mari » ce qui, de surcroît, restreint considérablement le sens de l’expression néerlandaise. Mais ce ne sont là que des vétilles face à l’excellente qualité de cette traduction.

    Merci à S. Margueron et à Gallimard de permettre au public francophone l’accès à un beau roman qui constitue une introduction de choix à l’âme néerlandaise et à une littérature trop peu connue à l’étranger !

     

    Sonja Vanderlinden, « Arthur van schendel, L’homme de l’eau », Septentrion, 1985, n° 2, p. 77-78. La préface de la traductrice situe l’action dans son contexte historique et s’arrête sur quelques termes propres à la navigation dans les Pays-Bas.

     

    le début de l’opéra De Waterman
     

     

    LE POINT DE VUE

    DE FRANÇOIS DENOËL

    Études, décembre 1985, p. 699

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    LE POINT DE VUE

    DE CLAUDE-HENRI ROCQUET

     

    Claude-Henri Rocquet a lui aussi salué la sortie de L’homme de l’eau dans une chronique donnée au quotidien La Croix, texte repris avec de légères modifications dans Lecture écrite 1. Carnets d’Hermès, n° 7, Paris, juillet 2014, p. 104-105. C’est cette dernière version que nous reproduisons.

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    Henri Thomas, dans le Magazine littéraire, et Laurand Kovacs, dans la NRF (mars 1985, p. 114-116), ont eux aussi commenté cette parution.

     

      

  • Xavier Marmier, lettres et gens de lettres de Hollande (2)

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    « Poésie populaire de la Hollande » & L’Ami des petits enfants

    (suite de « À M. Marmier, amour et considération ! »)

     

     

    Jacotot.jpgAvant de procéder à un survol critique des deux chapitres (soit une centaine de pages) consacrés à la littérature hollandaise dans les Lettres sur la Hollande, examinons la teneur de ces deux publications de 1836. D’après ce que l’on sait, le futur académicien a fait un premier voyage en Belgique et en Hollande très tôt, alors qu’il avait à peine une vingtaine d’année. Selon ses propres dires, il parle assez aisément le néerlandais qu’il a sans doute appris, ainsi qu’il l’explique [1], comme d’autres langues étrangères, grâce à la méthode analytique de Joseph Jacotot. Malgré cette maîtrise, force est de reconnaître que son article « Poésie populaire de la Hollande » repose pour l’essentiel sur une étude rédigée en allemand par Hoffman von Fallersleben, dette que Marmier ne cherche d’ailleurs pas à dissimuler.

    En quoi consiste pour l’essentiel la quinzaine de pages que le Franc-Comtois a donné à la Revue des Deux Mondes ? Marmier commence par reprendre quelques généralités et emprunter des raccourcis sur la littérature du passé : le manque d’originalité des poètes bataves, les diverses influences qu’ils subissent des grandes nations voisines…

    « Je ne crois pas qu’aucun voyageur visite sérieusement la Hollande sans rendre justice à l’énergie opiniâtre et à l’esprit de persévérance qui la distinguent entre tous les autres peuples. C’est qu’elle n’a pas eu seulement à exercer cette énergie dans ses guerres avec les autres nations, ou dans des époques de désastres accidentels. La nature l’a traitée avec rigueur, la nature est entrée ici en lutte avec l’homme, et n’a cédé qu’à la force. […] La même remarque doit s’appliquer à leurs œuvres d’art et de littérature. Il ne faut y chercher ni la hardiesse de la pensée, ni l’originalité. Ce sont des œuvres étudiées et laborieuses. La poésie de la Hollande accuse toujours le travail et l’érudition, et ses plus grands peintres sont avant tout des hommes de patience, mais d’une patience qui, parfois, produit de merveilleux effets. Plusieurs causes contribuent d’ailleurs à enlever à la Hollande le caractère de nationalité qu’elle pourrait avoir en poésie, et à lui inculquer l’esprit d’imitation. Par l’étroit espace qu’elle occupe, elle ne peut guère aspirer à se maintenir dans une sphère indépendante, à posséder l’ascendant qu’obtient naturellement un grand État. Par sa langue, elle tient à la vieille Germanie et à l’Angleterre. Par sa position géographique, elle touche d’un côté à la France, de l’autre à l’Allemagne, et subit tour à tour l’influence des deux pays. Quelquefois même tous deux agissent sur elle simultanément, et sa littérature devient une sorte de transaction entre le romantisme allemand et l’esprit français [2] ».

    PCHOOFT.jpgCe sont certes là des avis en partie plutôt fondés et que l’on retrouve sous la plume de la plupart des commentateurs étrangers [3]. Un XIVe siècle, temps de discordes civiles et de calamités, très pauvre en œuvres de valeur ; un XVe siècle où l’on observe peu de progrès et la mauvaise influence des Chambres de rhétorique [4] ; un XVIe siècle qui donne lieu à un certain regain sous l’influence de la Réforme… Autant dire que de la littérature du passé, Marmier ne retient que « l’époque classique de la Hollande ; voici venir Hooft, formé à l’école des auteurs anciens et des écrivains italiens ; Hooft, poète et prosateur, qui créa la tragédie hollandaise et écrivit avec un rare talent une histoire de son pays ; Vondel, que les Hollandais appellent leur Shakespeare ; Jacob Cats [5], poète moral et didactique dont les œuvres se trouvent encore aujourd’hui à côté de la Bible dans toutes les familles ; Huygens, qui publia un recueil de satires et de poèmes descriptifs vraiment remarquable ; Kamphuizen [6], le poète tendre et mélancolique de cette époque ; Decker [7], Anslo [8], Westerbaan [9], Pierre de Groot [10], fils de Grotius, qui cultivèrent la poésie avec succès. C’était au commencement du XVIIsiècle ; pendant une cinquantaine d’années, la littérature hollandaise marcha : toujours en progressant [11] ». Cependant, l’influence étrangère reprend vite le dessus, du fait en particulier de l’éclat du Siècle de Louis XIV et de l’immigration des réformés français. On mit à la poésie « une perruque à boucles sur la tête, on lui donna un habit à paillettes, des manchettes plissées et des jabots de dentelles, et sous ce vêtement de cour, la pauvre muse, oubliant son ancienne liberté, s’appliqua à chercher des combinaisons de style artificielles, des tournures de phrase harmonieuses, et remplaça le sentiment par la couleur, l’idée poétique par l’expression pompeuse et l’hémistiche habilement cadencé. […] C’est seulement vers la fin du XVIIIsiècle que la Hollande s’affranchit de cette poésie d’imitation. L’étude de la littérature anglaise et allemande lui indiqua une nouvelle route à suivre, et Bilderdijck (sic), Feith, Tollens, Kinker, Helmers, furent les apôtres de cette école moderne, de ce romantisme poétique qui a gagné toute l’Europe [12] ».

    Si Xavier Marmier s’intéresse à la poésie populaire, c’est qu’elle paraît être plus vivace en Hollande qu’ailleurs. Se basant sur un livre de M. le Jeune [13] (1775-1864), mais surtout sur deux études d’August Heinrich Hoffmann von Fallersleben [14] (1798-1874), il distingue deux courants : les chants religieux et les chants profanes. « Les premiers sont curieux à étudier comme expression d’une époque de catholicisme abstrait et rêveur. Tout ce que les Tauler, les Suso, les Ruysbroeck et les autres mystiques des XIVe et XVe siècles, se plurent à enseigner se trouve ici fidèlement reproduit. On voit que la doctrine du mysticisme s’était peu à peu insinuée parmi le peuple, et qu’il aimait à redire dans ses vers ce qu’il entendait prêcher dans ses églises. Mais, c’est chose étrange que de voir jusqu’où va ce mysticisme, comme il symbolise ses conceptions, comme il est raffiné dans ses croyances, et naïf encore dans ses raffinemens [15]. » Au passage, le Franc-Comtois fait allusion, sans la nommer, à une grande poète mystique d’Utrecht, Suster Bertken (vers 1426-1514) qui vécut emmurée plus de soixante années ! En guise d’exemple de cette littérature, il fournit la version française [16] d’une pièce : « La fille du sultan ». Le texte original, qu’il a trouvé chez Le Jeune (et que reproduit Hoffmann von Fallersleben en le faisant suivre d’une chanson allemande d’inspiration similaire où il est là bien question de la fille du sultan), s’intitule : « De Soudaens Dochter », autrement dit « La fille soudanaise ». Les strophes de 8 vers sont restituées – assez fidèlement quant à leur teneur – en paragraphes en prose par Marmier, sauf la trente-et-unième et dernière qui est omise. Quant aux chansons populaires profanes, il résume l’une des ballades les plus célèbres, celle du comte Floris avant d’en transposer deux en français : « Les deux enfants de roi » (texte original : « Van twe conincskinderen », voir Hoffmann von Fallersleben, p. 112-114), et « L’enlèvement » (« Van een Conincs dochter », voir Hoffmann von Fallersleben, p. 116-118).

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    Hoffmann von Fallersleben, par C.G.C. Schumacher en 1819

     

    La seconde publication de Xavier Marmier ayant trait aux Pays-Bas parue en 1836 consiste en un volume « traduit du Hollandais » dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’apporte pas grand-chose de nouveau. S’intitulant L’Ami des petits enfants, il réunit des « Maximes morales et religieuses » et des contes. Une bonne centaine de pages, 87 proses (dont les 4 dernières occupent une quarantaine de pages) [17], sans la moindre mention d’un nom d’auteur. Une part des textes originaux sont de Hiëronymus van Alphen, les autres de divers écrivains.

    440px-Hieronymus_Simonsz._van_Alphen.jpgAuteur et théoricien de l’art piétiste, le juriste Hiëronymus van Alphen (1746-1803) avait composé, après la mort de son épouse, un volume de 66 poèmes devant servir à l’éducation de ses trois fils en bas âge : Kleine gedigten voor kinderen (1778 et 1782). La teneur de ces pièces traduit un idéal influencé par les Lumières (apprendre de façon ludique, considérer son propre père comme un ami) [18].  Marmier en restitue 40. Il se trouve qu’il existait depuis 1834 une traduction de l’intégralité du recueil de la main d’Auguste Clavareau (1787-1864) – certes parue à Maastricht ou encore en Suisse et non en France, encore moins à Paris : Petits poëmes à l’usage de l’enfance, un ouvrage qui sera lui aussi maintes fois réimprimé [19]. Si Marmier se contente de restituer les strophes hollandaises en simples paragraphes, Clavareau – fonctionnaire originaire de Luxembourg, établi à Maastricht, sans conteste le plus important et le plus prolifique traducteur de littérature néerlandaise des années 1820 aux années 1860, oublié cependant par les auteurs de L’Histoire des traductions en langue française. XIXe siècle (1815-1914) parue en 2012 aux éditions Verdier – adopte quant à lui une stratégie bien différente [20]. Pour s’en convaincre, il suffit de citer le court poème « De perzik » (« La pêche ») dans les deux transpositions :

     

    La pêche

     

    Mon père m’a donné cette pêche pour que j’étudie bien. Maintenant je la mange tout joyeux ; elle me semble meilleure après le travail.

    La gaîté convient à l’enfance. L’application au travail est la vertu des enfants ; elle ne peut manquer d’être distinguée, et elle trouve toujours sa récompense.

     

     

    L’orange

     

    De Papa je tiens cette orange :

    Pour ma leçon je la reçus ;

    Et quand, tout joyeux, je la mange,

    Son goût me plaît encore plus.

     

    La gaité sied à la jeunesse,

    Quand le temps est bien employé ;

    Et l’enfant qui fuit la paresse,

    De son travail est bien payé.

     

    Outre les pièces de H. van Alphen, la traduction que l’on doit à Xavier Marmier comprend, à l’instar d’ailleurs de celle d’Auguste Clavareau [21], des poèmes d’auteurs aujourd’hui oubliés : Francijntje de Boer (1784-1852) [22]– qui, bien que n’ayant pas bénéficié d’une éducation privilégiée, s’est affirmée comme une poétesse appréciée des enfants –, et Mattheus van Heyningen Bosch (1773-1821) [23] ainsi que divers poèmes tirés d’un recueil collectif, Gedichtjes voor de Nederlandsche jeugd [24].

    Même si cette littérature pour la jeunesse jouissait à l’époque, en Hollande, d’une grande popularité, on peut se demander ce qui a motivé Marmier à transposer les poèmes et contes en question. Une commande ? La perspective d’une rentrée d’argent ? Le succès certain de la traduction d’Auguste Clavareau – aux Pays-Bas, ses traductions pour les enfants étaient diffusées et lues au sein des écoles dans le cadre de l’apprentissage du français – a peut-être inspiré le Franc-Comtois, de même d’ailleurs que le retentissement de la série L’Ami des enfans (12 volumes) du pédagogue français Arnaud Berquin (1747-1791), elle-même modelée sur le Kinderfreund de l’un des fondateurs de la littérature d’enfance et de jeunesse allemande, Christian Felix Weisse (1726-1804). Après tout, ce genre d’écrits édifiants touchait également en France un jeune public assez large. D’aucuns avancent que L’Ami des petits enfants est l’ouvrage de Marmier qui a rencontré le plus de succès. Réédité jusqu’en 1865, il porte dans certaines éditions un nom d’auteur, rassurez-vous non pas celui d’un obscur Batave, mais celui d’un autre Allemand, le chanoine Christoph von Schmid (1768-1854) dont un énième recueil de contes a vu le jour en traduction française pas plus tard qu’en 2013 [25]. Dans la poésie médiévale des Pays-Bas, dont l’apport est selon Marmier surtout philosophique, il voyait les éléments de la poésie future : didactique, sèche, mesurée. Une telle considération aura-t-elle motivé en partie son choix ?

     

    Auguste Clavareau

    Xavier Marmier, hollande, littérature, revue des deux mondes, traduction Joseph Jacotot

     

     

    [1] Xavier Marmier, Journal : 1848-1890, t. 1., établissement du texte, présentation et notes de Eldon Kaye, Genève, Librairie Droz, 1968, p. 170.

    [2] « Poésie populaire de la Hollande », pp. 488 et 490.

    [3] L’un d’eux, dont certaines considérations ont sans doute aucun inspiré Marmier, est Sir John Bowring. Le Franc-Comtois prend toutefois sur plusieurs points des positions différentes, voire opposées, à celles du Britannique (par exemple à propos de la meilleure œuvre de Vondel ou de la valeur de l’œuvre de Langendyk). Voir à propos de Bowring la note 3 de la dernière partie.

    [4] La Barre de Beaumarchais aura la dent presque aussi dure dans ses considérations, qui tiennent certes en peu de lignes, sur les lettres bataves. Dans la prolifération des poèmes auxquelles donnent lieu les chambres de rhétorique – « Je ne connais pas de pays où l’on ait autant mesuré d’hémistiches et façonné de rimes qu’en Hollande », nous dit Marmier –, il voit toutefois quelques amusants points positifs : « Ce qu’il y a de bon dans ce débordement de vers, c’eft qu’il augmente le débit de la fabrique du papier, qu’il donne de l’ouvrage à ces Imprimeurs qui en ont peu, que fouvent il met les Picarts mêmes dans l’occafion de graver d’excellentes vignettes, & qu’enfin ceux des Hollandois qui aiment la Poéfie n’ont qu’à lire ces vers, pour favoir ce qu’ils doivent éviter dans cet Art. » (op. cit., p. 181).

    xavier marmier,hollande,littérature,revue des deux mondes,traduction joseph jacotot[5] À propos de Cats, l’homme de lettres français Pierre Marie Michel Lepeintre Desroches (1785-1847), qui a effectué quelques années avant Marmier un séjour dans les plats pays (Quatre mois dans les Pays-Bas. Voyage épisodique et critique de deux littérateurs dans la Belgique et la Hollande, Paris, Leroux, 1830, t. 2, p. 117-118), met dans la bouche d’un compagnon de voyage, un Belge, ces mots : « il fut l’Horace, le La Fontaine, l’Ovide et le Boccace de la Hollande. Son style est trouvé trop vieux aujourd’hui, parce que le siècle est plus raffiné, et il est abandonné aux campagnards. Cependant, c’est encore le meilleur poète d’un pays qui ne produit que des poètes de serre chaude. Si vous saviez le hollandais, vous trouveriez dans ses poésies, en mettant de côté les tournures vieillies, une touche facile et gracieuse, une vivacité et une fécondité d’esprit telles qu’on n’en trouve plus chez nos poètes d’aujourd'hui, hollandais et français. Le siècle est spirituel et éclairé, mais bien dénué d’idées ; bien stérile de pensées, n’est-ce pas ? »

    [6] Il s’agit de Dirk Raphaelsz Camphuizen (1586-1627), théologien remontrant, imprimeur, éditeur qui a fini sa vie dans le commerce du lin sans cesser de composer des vers édifiants.

    [7] Abraham de Decker (1582-1658), originaire d’Anvers, établi à Amsterdam. Il a laissé des traductions du français et du latin.

    [8] Reyer Anslo (1626-1669), auteur entre autres d’un drame (Parysche bruiloft) dénonçant les intrigues du pouvoir durant la jeunesse de Louis XIV. Établi en Italie, il se convertit au catholicisme. Mort à Pérouse.

    [9] Jacob Westerbaen (1599-1670), théologien et médecin haguenois, traducteur, auteur de poésies religieuses, satiriques et érotiques.

    [10] Le poète Pieter de Groot (1615-1678), deuxième fils de Hugo de Groot. A occupé d’importantes fonctions dans l’administration, entre autres en France.

    [11] « Poésie populaire de la Hollande », p. 493.

    [12] Ibid., p. 494.

    [13] Jacob Carel Willem le Jeune, Letterkundig overzigt en proeven van de Nederlandsche volkszangen sedert de XVde eeuw, La Haye, J. Immerzeel Junior, 1828.

    [14] Horae Belgicae, 2 volumes publiés à Breslau, par Grass, Barth & Cie, le premier en latin en 1830, le second en allemand en 1833.

    [15] « Poésie populaire de la Hollande », p. 496.

    [16] Ibid., p. 497.

    [17] La première édition comptait apparemment moins de pages que les suivantes.

    [18] On sait que J. Kneppelhout connaissait très bien les œuvres de H. van Alphen. Dans ses écrits, ce représentant hollandais du Bildungsideal s’est d’ailleurs lui-même de plus en plus profilé comme un pédagogue, inspiré en particulier par les idées de J.-J. Rousseau ; en 1839, il s’était d’ailleurs rendu au lac de Berne, sur l’île de Saint-Pierre où la chambre qu’avait occupé le philosophe en 1765 semblait ne pas avoir changé.

    [19] Jérémie van Alphen, Petits poëmes à l’usage de l’enfance, 1832, traduction maintes fois rééditée tant aux Pays-Bas qu’en Suisse jusque dans les années 1860.

    Xavier Marmier, hollande, littérature, revue des deux mondes, traduction Joseph Jacotot[20] Pour sa part, X. Marmier se contente de mentionner une seule fois le nom de Clavareau, et encore, dans une note de ses Lettres sur la Hollande (p. 223), à propos de la traduction de Het graf (Le Tombeau) de Rhijnvis Feith. On sait, d’après l’introduction de Clavareau à ses Impressions de l’âme, Mélange de traductions du Hollandais, de l’Allemand, de l’Anglais, et de poésies du Traducteur, au profit des quatre veuves et des dix-neuf orphelins, victimes du naufrage du flibot Vrouw Pieternella Pronk, 1841 (1841), p. X, que ce dernier a écrit à Marmier : « Je ne tardai pas à entrer en correspondance avec des littérateurs français qui accueillirent mes travaux avec intérêt, et me témoignèrent plusieurs fois le plaisir que leur faisait la connaissance d’une littérature à laquelle ils étaient tout-à-fait étrangers. Je citerai parmi eux, avec un juste orgueil, MM. de Chateaubriand et de Lamartine, dont je possède des lettres bien flatteuses ; Mme de Genlis, qui, dans les dernières années de sa vie, recevait les pages de ma traduction du Tombeau de Feith, à mesure que je l’écrivais, et qui, la première, éleva la voix pour appeler cet ouvrage un trésor exotique ; Mr. Marmier, l’un des Rédacteurs de la Revue de Paris, et de la Revue Germanique, qui rédigea ces articles où notre littérature est jugée si favorablement et avec une connaissance approfondie du sujet ; et tant d’autres encore qui parlent aujourd’hui de notre littérature avec la plus grande estime.

    « Fort de ces puissans appuis, je continuai mes travaux ; et plus d’un journal français rendit compte de mes traductions d’une manière qui surpassa de beaucoup mes espérances. La Nation Hollandaise, de Helmers, fut regardée comme un des plus beaux poèmes historiques et descriptifs ; l’Hivernage, de Tollens, comme un ouvrage dont se glorifierait plus d’un grand poète ; les inimitables poèmes de Van Alphen, comme le vœu d’une mère réalisé ; et Thirsa, tragédie de Feith, destinée à faire partie de la grande collection des pièces dramatiques de tous les pays, fut analysée, dans un Recueil mensuel, avec les plus grands éloges. Le Roi de Rome, cet opuscule de Mr. van der Hoop, fut reçu avec enthousiasme ; et les magnifiques publications annuelles du libraire Janet, accueillirent les traductions de plusieurs pièces fugitives de nos meilleurs auteurs. » (Impressions de l’âme. Mélange de traductions du Hollandais, de l'Allemand, de l'Anglais et de poésies du traducteur, 1841, p. VIII-IX). Vers 1833, Marmier et Clavareau comptaient parmi les rares collaborateurs du périodique L’Écho du Vaucluse publié à Avignon. Lors de son voyage en 1840 (on sait qu’il était de retour à Paris au plus tard en octobre), Marmier, qui était arrivé en bateau sur le Rhin, ne visita toutefois pas Maastricht et ne rencontra probablement pas le traducteur.

    [21] Ce dernier, qui a déjà à son actif nombre de traductions de poètes néerlandais, publie en cette même année 1836 Petits poèmes à l’usage de la jeunesse hollandaise (poèmes de Feith, Immerzeel, Lulofs, P. Moens, Nierstrasz, de Visser, Warnsinck et Wiselius). Quand Marmier cite, à la page 11 de ses Lettres sur la Hollande, un passage de la Nation hollandaise de Jan Frederik Helmers (1767-1813), poète par excellence de la résistance à l’occupation française, il préfère opter pour une transcription littérale plutôt que de citer la version en vers publiée par Clavareau : La Nation Hollandaise, poème en six Chants avec des notes, traduit de Helmers d’après la sixième édition, Bruxelles, P.J. De Mat, 1825.

    [22] Des poèmes extraits de Gedichtjes voor kinderen, Amsterdam, G.J.A. Beijerinck, 1822.

    [23] Pour les deux pièces de cet auteur, Marmier s’est probablement basé sur les traductions de Clavareau sans recourir aux originaux. Il a peut-être traduit les quatre derniers contes à partir d’une traduction allemande.

    [24] Volume paru en 1820 à ’s-Gravenhage chez S. de Visser et regroupant des poèmes de W.H. Warnsinck (Bz.), Petronella Moens, P.R. Feith (fils de Rhijnvis Feith)…

    M. van der Werken
    xavier marmier,hollande,littérature,revue des deux mondes,traduction joseph jacotot[25] Voir sur ces éditions et modèles, Louis G. Saalmink, art. cit., p. 243-245. Certaines portent, au-dessus du titre, la mention : « Chanoine C. Schmid, suite à ses contes ». Louis G. Saalmink relève qu’un sort identique a été réservé à une œuvre qui a connu un énorme succès aux XVIIIe et XIXe siècles, en particulier en France : le premier roman épistolaire pour la jeunesse d’un auteur néerlandais, à savoir De kleine Grandisson, of de gehoorzaame zoon (1782) de Margaretha Cambon-Van der Werken (1734- après 1796), qui, malgré son titre, n’est en rien une adaptation de The History of Sir Charles Grandison (1753) de Samuel Richardson. Si la « traduction libre du Hollandois » en français (1787) ne portait pas initialement de nom d’auteur, à partir de la réédition de 1891 (à La Haye !) figure celui de « l’adaptateur », Arnaud Berquin. Sa version a connu des dizaines de rééditions, essentiellement en France, mais certaines aussi aux Pays-Bas et dans d’autres pays (Suisse, Allemagne, Autriche, Danemark, Luxembourg, Angleterre). L’édition française sera traduite en anglais, en allemand et en suédois, également sous le nom de Berquin sans la moindre mention de l’origine hollandaise de l’œuvre. Sur ce sujet, on lira : Grietje Tigges-Drewes & Hans Groot, « Een eeuw Kleine Grandisson », Documentatieblad werkgroep Achttiende eeuw, 1980, p. 21-63.

     

     

     

  • TANGER

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    Le dernier numéro de la revue Liter

     

    Aux Pays-Bas, une jeune équipe dirige la revue trimestrielle littéraire Liter. Celle-ci a la particularité de confier la confection de numéros à des écrivains. Cette fois, le romancier Abdelkader Benali a profité de l’invitation pour servir de guide. Résultat : une livraison entièrement consacrée à Tanger, ville où il réside une partie de l’année. Pour l’occasion, poèmes, nouvelles et essais se succèdent, en néerlandais ou en français selon le côté par lequel on ouvre la revue. Un texte est également donné en arabe. Des photos et des dessins rehaussent ce bel ensemble de 135 pages.

     

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    ÉDITO

     

    « Burroughs est à Tanger, je ne crois pas qu’il reviendra jamais : / sinistre », écrit Allan Ginsberg en 1956 dans son poème « America ». Il n’avait d’autre choix que de rendre visite à son vieil ami William Burroughs dans la ville portuaire du Maroc.

    Tanger1.jpgL’hiver dernier, l’écrivain néerlandais Abdelkader Benali se trouvait à la librairie les insolites de cette même ville en compagnie de deux de nos rédactrices. Et de la propriétaire sans pareille des lieux, Stéphanie Gaou. Stéphanie n’était pas encore née quand Kerouac, Ginsberg et Burroughs, futures légendes littéraires, traînaient dans les librairies de Tanger. Cela ne l’empêche cependant pas de perpétuer à sa façon la tradition. Liter a ainsi pu cueillir dans ses rayonnages un bouquet d’auteurs dont le présent numéro donne un aperçu. Des voix tangéroises, d’autres venues d’ailleurs qui chantent Tanger : nouvelles, récits, essais, photographies, poèmes et réflexions en provenance de la ville africaine, qui a connu essors et épreuves, tour à tour submergée et désertée, avant de recommencer à zéro, elle qui se caractérise par une population jeune, un ancestral cimetière d’animaux, une forte pollution atmosphérique, des étés blancs de chaleur ou encore des plages très courues. Tanger sous toutes ses facettes, ainsi que l’écrit Stéphanie dans son introduction poétique aux photographies de Jabrane : « Sortir les grands mots pour entrer dans le territoire des vivants. Souffrir du printemps qui n’existe pas à Tanger. Imaginez un très long hiver sans grand froid. »

    TANGER4.jpgCe numéro de Liter, avec la complicité des lecteurs – desquels, comme chacun sait, on attend plus d’imagination encore que des écrivains eux-mêmes –, offre un périple à travers la ville. Merci à Abdelkader Benali, notre chaleureux guide, et à la Fondation néerlandaise des lettres, qui a rendu ce voyage possible : Liter à Tanger.

     

     

    Table des matière Liter numéro 94

     

     

    Éditorial 3

    Stéphanie Gaou L’aube du silenceProse 5

    Mokhtar Chaoui Tanger : de la géopolitique à la géopoétique– Essai 10

    Houda Rahmani Impressions d’une ville– Portfolio 13

    Philippe Guiguet Bologne Du temps glissant sur le grain de sa peau– Poésie 16

    Abdeslam Kadiri L’Hallali– Prose 19

    Abderrahim Benattabou Des mouettes et des aigles– Poésie 24

    Jabrane Lakhssassi Retrouver les lieux sauvages– Portfolio 26

    Mokhtar Chaoui Le chat– Prose 29

    Rachida Madani Dégringoler nu du ciel– Poésie 33

    Abdelkader Benali À Tanger, en compagnie d’Emmanuel– Prose - Traduit par Daniel Cunin 36

    Abderrahim Benattabou Cimetière des animaux– Portfolio 48

    Cédric Abouchahla Sur les traces du jazz– Essai 51

    56 مقال يوسف شبعة الحضري  طنجة التي تسكنني

     

    Écrivains et artistes 63

     

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    Un extrait de la nouvelle d’Abdelkader Benali

    le narrateur et son ami Emmanuel arrivent à Tanger

     

     

    À l’aéroport, on a pris un taxi jusqu’à Casa Voyageurs puis on est montés dans le premier train à destination de Tanger. Des compartiments qui, si l’on se fie aux textes informatifs en néerlandais et en français, avaient servi en Belgique. La dernière partie du trajet nous conduisit sur le littoral atlantique. Emmanuel dormait. Les yeux rivés sur le paysage, je sombrai dans mes rêveries. Dans le delta du fleuve, où l’eau se fait saumâtre, se tenaient des vaches immobiles. L’intensité de la lumière de cette fin d’après-midi faisait que ces bêtes semblaient en feu : on aurait dit qu’elles avaient brouté des flammes. L’océan disparut derrière les collines pour réapparaître, quelques kilomètres plus loin, sous la forme de la mer Méditerranée. Le train gagnait au pas le terminus.

    Les vastes plages étaient sales, deux chiens dormaient sous un parasol déchiré et cassé. Les rares baigneurs occidentaux que je distinguai parmi la population marocaine trimballaient leur gros bide tel un symbole de statut social. Boudinés dans leur maillot de bain, les yeux cachés derrière de grandes Ray-Ban, ils faisaient office de caricatures d’Européens. Certains, entourés de gamins des rues, se tenaient comme des statues, regardant de haut ces essaims.

    Emanuel rayonnait d’enthousiasme. Le mariage du soleil méditerranéen et d’une détresse manifeste le faisait vibrer.

     

     

     

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  • Panorama 1938

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    Un demi-siècle

    de littérature néerlandaise

     

     

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    La langue hollandaise est un dialecte de matelots capable seulement d’exprimer les choses les plus vulgaires et les plus banales.

    Heinrich von Treitschke

     

     

    Le 21 novembre 1937, le critique et traducteur P.-G. Martin invitait le lecteur du quotidien français Le Temps à survoler cinquante ans de littérature néerlandaise. Pour ce faire, il s’inspirait essentiellement du Panorama de la littérature hollandaise contemporaine, ouvrage à paraître au Sagittaire, anciennes éditions Kra.

    J. Tielrooy (coll° Université d’Amsterdam)

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrèsL’auteur du volume de 190 pages en question – dont on sait qu’un exemplaire a été remis en main propre à Thomas Mann lors du séjour qu’il effectua à La Haye en juillet 1939 –, Johannes Tielrooy (1886-1953), était un critique libre-penseur curieux de théologie et de métaphysique, un comparatiste réputé, grand amateur de théâtre et de l’œuvre d’Anatole France. On connaît un cliché le représentant costumé chez lui, en août 1944, en train d’interpréter en compagnie du juriste Henk Hoetink (1900-1963) une adaptation de la nouvelle « Le procurateur de Judée ». Tielrooy apparaît comme un homme bien établi dans la société de son temps – après 1945, à la tête du mensuel culturel Apollo et membre en vue du PEN club, il fera même figure de mandarin des lettres, –, comme un érudit éclectique n’ayant jamais tout à fait renoncé à ses ambitions de poète.

    Sans cesser de suivre la vie littéraire européenne, cet insulaire – il est né à Texel – a accompli une partie de sa carrière d’enseignant dans l’archipel qu’on appelait alors les Indes néerlandaises. Là, il a préparé un livre sur Chateaubriand (publié en 1936) en mettant beaucoup de lui-même dans le portrait psychologique qu’il dresse du vicomte ; sa nature et ses goûts – il admirait entre autres Victor Hugo et Voltaire (la mort l’a empêché de terminer l’important essai qu’il consacrait à ce dernier) – le portaient à analyser des textes de facture « classique » plutôt que la production de l’avant-garde.

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    Porté à écrire sur mille sujets tant artistiques que scientifiques, tant néerlandais que français – jeune homme, il a travaillé dans une banque parisienne et suivi des études à la Sorbonne –, il est toutefois revenu à plusieurs reprises sur ses sujets de prédilection, en particulier Maurice Barrès (un livre en 1918 … et son ultime article paru le mois de sa mort), homme dans lequel il aimait à se reconnaître, ou encore son compatriote Busken Huet (que d’aucuns ont surnommé le Sainte-Beuve hollandais) auquel il a consacré une thèse en français, soutenue en Sorbonne : Conrad Busken Huet et la littérature française (1923).

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrèsSa grande étude (1948) sur Ernest Renan – dont il a traduit en 1945 Qu’est-ce qu’une nation – est elle aussi disponible en français : Ernest Renan, sa vie et ses œuvres (trad. Louis Laurent, préf. René Lalou, Mercure de France, 1958). Citons encore un ouvrage en néerlandais consacré à la pensée de Maeterlinck (1941), une longue étude sur Racine (1951), des articles portant sur Proust, Paul Valéry, Taine, Jules Romains, etc. Et, dans notre langue : « Le renouveau des études chateaubrianesques », « Rimbaud et les frères Van Eyck », « Déterminisme et personnalité en histoire littéraire », « La Hollande et l’Indonésie », « La littérature néerlandaise moderne dans ses rapports avec les beaux-arts », « La notion de pureté en poésie », une préface à Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu de J. Huizinga (trad. Cécile Seresia, Gallimard, 1951)… Sa traduction des Quinze joies de mariage semble être restée, comme d’autres, à l’état de manuscrit.

    Moins d’un an après la parution de son Panorama de la littérature hollandaise, J. Tielrooy entrait en fonctions, à l’Université d’Amsterdam, comme professeur de littérature française en prononçant un discours intitulé « De l’art pour l’art à la poésie pure », occasion pour lui d’insister sur la portée philosophique de la poésie, laquelle ne saurait se limiter à une simple visée esthétique. Baudelaire, Mallarmé, Paul Valéry et Henri Brémond ont, selon lui, approfondi la notion de l’art pour l’art ; peu suspect de sympathie pour le clergé, l’humaniste hollandais appuie la thèse développée par l’abbé, historien du sentiment religieux dans la littérature, qui rapproche poésie et contemplation unifiante, poésie et catharsis au sens aristotélicien du terme, qui accorde autrement dit une grande importance à la vie de l’âme dans la création poétique. Quant à savoir si la vérité telle que la poésie nous la révèle relève du surnaturel, la question reste, pour ce grand ami hollandais de Georges Duhamel, posée.

    rabat gauche de Panorama

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrèsJohannes Bernardus Tielrooy a correspondu avec nombre d’écrivains, d’artistes, d’intellectuels et de savants français, belges et hollandais – mentionnons Henri Barbusse, Maurice Barrés, Henry de Montherlant, Paul Hazard, Charles Gide, Gustave Cohen (dont Tielrooy a suivi les cours à l’Université d’Amsterdam avant la Grande Guerre), Jean Cassou, André Suarès, Bernard Grasset, François Mauriac, André Germain, Pierre-Louis Flouquet, Franz Hellens, Lya Berger, Maurice Maeterlinck, Paul Fort, Louis de Bourbon, Claude Aveline, Jean Guéhenno, Sadi de Gorter, Patrice de la Tour du Pin, André Chamson, Luc Durtain, Ferdinand Brunot, René Lalou, Paul Valéry, Alexandre Mercereau… Les Décades de Pontigny l’ont accueilli à plusieurs reprises. L’estime dont il a joui en France transparaît par exemple dans sa présence dans le numéro de la NRF publié en hommage à Jacques Rivière (01-04-1925) ou dans l’invitation que lui adressa l’Institut français de Londres à prononcer, en mai 1936, une conférence sur « La littérature néerlandaise au XIXe siècle ». Autre lien avec les milieux artistiques français : le peintre Georges Sabbagh, auquel Tielrooy a consacré un article en 1920, a fait un portrait de lui, lui qui, au fil de quarante ans d’écriture, aura de son côté portraituré, souvent avec le souci du détail, nombre d’écrivains.

    rabat droit de Panorama

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrèsDans le quotidien Het Vaderland (3 juillet 1938), Menno ter Braak a consacré un long papier au Panorama de la littérature hollandaise contemporaine, livre qui garde, pour des raisons purement pratiques, le silence sur les lettres des Flandre ; le célèbre essayiste en salue les qualités synthétiques ainsi que l’impartialité même si, à ses yeux, Tielrooy pousse sans doute celle-ci un peu trop loin et même si elle correspond un peu trop à sa personnalité consensuelle. Grand ami de Ter Braak – et de Malraux –, Eddy du Perron a lui aussi livré son avis sur le Panorama. Présenter les lettres bataves à Paris, c’est un peu, nous dit-il, comme « présenter l’art de la Béotie à Athènes » ; au fond, ce sont surtout des Néerlandais qui vont tirer plaisir de cette lecture puisqu’aucun Français n’est en mesure d’entrer dans les œuvres dont il est question – hormis bien entendu les rares traduites. Et Du Perron de continuer sur le même ton, raillant notre façon de prononcer les patronymes de ses compatriotes : à Paris, le romancier Van Schendel ne devient-il pas « le grand écrivain Van Chandelle » ? Au demeurant, il reconnaît la valeur de l’ouvrage même si J. Tielrooy n’a pas accordé au romancier P.A. Daum la place qui lui revient dans le domaine de la littérature coloniale.

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrèsLa première épouse de Tielrooy, Jacoba de Gruyter, a publié elle aussi en français : Kabar Anghinn, Impressions de Java et de Bali, (présentation Luc Durtain, croquis Adolf Breetvelt, Les Œuvres représentatives, 1932) ainsi, semble-t-il, qu’un manuel intitulé Marianne ou le français par enchantement, sans oublier des articles sur la poésie hollandaise dans YGGDRASILL. Bulletin Mensuel de la Poésie en France et à l’Étranger, par exemple dans le n° 10 du 25 février 1937. Lya Berger a tenu à encourager son œuvre de poète en donnant, dans Les Femmes poètes de la Hollande, une de ses pièces en traduction (« Pénétration »). Quant à la seconde épouse de l’homme de lettres, Henriëtte Rosalie (Hetty) Bottenheim (1890-1981), elle a traduit en néerlandais La Pharisienne de François Mauriac sous le titre Een voortreffelijke vrouw (1947) ; elle a par ailleurs rendu hommage à son mari en favorisant l’édition de Verkenningen in het land der literatuur (1954), un volume qui réunit des essais du défunt.

    L’article de P.-G. Martin reproduit plus bas n’est certes pas exempt d’imprécisions, de clichés, voire de lapalissades, et de jugements un peu rapides ; il a cependant le mérite de relever quelques courants et noms qui ont marqué pour de bon l’histoire littéraire des Pays-Bas. Il commence là où s’arrête l’introduction rédigée par Tielrooy :

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    Du sérieux essayiste Johannes Tielrooy...

    à la badine romancière Élise Tielrooy 

     

      

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    La littérature néerlandaise est mal connue à l’étranger, et particulièrement en France, pour plusieurs raisons : d’abord, la langue néerlandaise n’est pas très répandue dans le monde, ensuite et surtout, la littérature ne constitue pas un des traits principaux du génie hollandais.

    Dans ce pays d’artistes et de grands peintres, où, précisément à l’époque actuelle, des conservateurs de musée extrêmement actifs s’efforcent de faire dériver l’attention du grand public vers les arts plastiques, la littérature n’occupe pas la place qu’elle devrait avoir.

    La république des lettres constitue un monde un peu à part, s’enferme parfois dans une tour d’ivoire peu accessible au grand public hollandais. Ce peuple réaliste, peu littéraire, doué d’une imagination modérée, n’apprécie pas toujours la bonne littérature et bien souvent, aux Pays-Bas, ce ne sont pas les meilleures œuvres qui obtiennent les plus grands tirages.

    Il y a pourtant aux Pays-Bas une littérature extrêmement riche et importante, qui s’est développée surtout depuis une cinquantaine d’années. C’est le développement de cette littérature que nous allons voir sommairement dans les paragraphes suivants.

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    La rénovation de 1880

     

    Dans le courant du dix-neuvième siècle, la littérature néerlandaise était conventionnelle, moralisatrice, piétiste, dénuée d’envergure. Vers 1880, une équipe de jeunes poètes remarquablement doués entreprit de réagir contre cet état de choses, de lutter contre la rhétorique et les sentiments creux, de proclamer le triomphe de la beauté sur le banal et le conventionnel. Sous l’influence de ces hommes enthousiastes, une véritable rénovation se produisit : la littérature s’éveilla après un long engourdissement. Avec, comme porte-drapeau, une revue, De Nieuwe Gids (le Nouveau Guide), une lutte pour la beauté s’engagea victorieusement contre les anciens pontifes, champions de la morale, et eut pour résultat un renouveau éclatant de la poésie. L’un de ces jeunes poètes put dire fièrement, bien longtemps après, qu’ils avaient donné aux Pays-Bas une littérature comparable à la littérature de l’étranger. Des influences étrangères, il est vrai, se faisaient sentir dans ce mouvement, et en premier lieu celle du naturalisme français, celle aussi du romantisme lyrique des poètes anglais, Shelley, Keats, plus tard celle de Maeterlinck. Influences contradictoires, on le voit. Et il est bien vrai que les conceptions de la beauté peuvent être diverses et souvent opposées.

    F. van Eeden, Le Petit Jean, avant-propos Romain Rolland, 1921

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrès,ernest renan,elise tielrooyUn mouvement tel que celui-là, proclamant l’art pour l’art, ayant une conception individualiste de la vie, pouvait rester uni tant qu’il s’agissait de lutter pour la nature et la beauté contre un protestantisme conventionnel et étroitement religieux.

    Mais il fallait aller de l’avant, et c’est alors que, dans cette lutte des idées, les tendances s’affrontèrent : Shelley ou Zola, il fallait choisir ou se séparer. On s’en aperçut bien vite ; l’un des plus grands d’entre eux, Lodewijk van Deyssel, allait rester fidèle au naturalisme, mais il ne se séparait pas de son ami Willem Kloos, grand poète lyrique, et remplaçait plus tard dans ses préférences Zola par Maeterlinck. Pour ces deux-là, la beauté est une conception purement sensuelle. Mais pour un Frederik van Eeden, admirateur de Schelley, devenu moraliste et finalement catholique, la beauté « emblème de l’essence divine », ne faisait qu’un avec la bonté. Pour un A. Verwey, esprit didactique et au fond teinté de calvinisme, qui allait fonder une revue, De Beweging (Le Mouvement, 1905), et devenir historien littéraire et religieux, la beauté devait servir la vérité, diriger et consoler les hommes dans leur souffrance : le naturalisme excessif de Van Deyssel était, pour lui, haïssable.


    Les obsèques de L. van Deyssel et des images de son 85e anniversaire

    (on reconnaît A. van Duinkerken, Godfried Bomans et A. Roland Holst)

     

    D’autres, appartenant au même mouvement, allaient suivre leur propre chemin : L. Coupérus, essayiste, grand romancier, auteur d’esquisses historiques et de romans psychologiques de haute classe, obéit souvent, dans ses descriptions, à une nature sensuelle et à une vitalité éclatante. Jacobus van Looy décrit la beauté des choses, suit tranquillement sa route, « les yeux remplis de rêve ».

    Le peintre et écrivain J. van Looy, Autoportrait, 1896

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrès,ernest renan,elise tielrooyAu contraire, Herman Robbers fait consciencieusement et avec netteté le portrait des gens qui l’entourent, de la petite bourgeoisie ; Johan de Meester, auteur d’une œuvre considérable et diverse, pénétré d’un idéalisme romantique allié à une ardeur inépuisable, souffre de la contradiction entre la simplicité joyeuse de la vie rustique telle qu’elle devrait être, et la réalité des convenances bornées et étroites observées au village. Is. Querido, puissant et dénué de sobriété, a un énorme talent de description (auteur d’une étude sur un quartier populaire d’Amsterdam, le Jordaan, traduit en français).

    À ceux-là, il faut ajouter Herman Heyermans, grand auteur dramatique, dans le théâtre extrêmement pauvre qu’est le théâtre hollandais ; il écrivit des pièces naturalistes à tendances nettement socialistes qui eurent un succès considérable

     

    L’Écho d’Alger, 14 juillet 1938

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    Vingt ans avant la guerre

     

    Après 1895, les tendances déjà opposées continuèrent à s’éloigner les unes des autres. De nouvelles générations arrivent en scène. On voit s’affirmer une tendance néoromantique, avec le poète lyrique P.C. Boutens, impressionniste raffiné ; J.H. Léopold, grand lyrique, sensible, sensuel et areligieux. Ceux-là cherchent à s’enfuir de la matière, de la réalité : on trouve ici la nostalgie des peuples du Nord, le désir de chercher le bonheur et de fuir anywhere out of the world. Même nostalgie chez le grand romancier A. van Schendel qui, dans une prose lyrique au style précieux et complètement dénuée de mysticisme, épuise le thème de l’évasion dans un au-delà merveilleux, décrit un monde de fantaisie et de rêve. Beaucoup plus tard, il est vrai, cet écrivain a sensiblement changé sa manière et, par exemple, dans un Drame hollandais (1935), a décrit des scènes se rapprochant d’une réalité parfois assez tragique. P.H. van Moerkerken, esprit élégiaque, satirique et sceptique, a écrit une série historique considérable, de laquelle se dégage une philosophie amèrement idéaliste. N. van Suchtelen, pacifiste, dont certaines œuvres furent traduites en français, témoigne dans ses livres d’un idéalisme peut-être légèrement mièvre et sentimental.

    Le poète P.C. Boutens

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrès,ernest renan,elise tielrooyLe culte de la beauté devait mener quelques-uns d’entre eux dans une direction nouvelle ; pour ceux-là, « la beauté, c’était la fraternité des hommes ». L’individualisme sensuel et d’apparence aristocratique de Van Deyssel ne les avait pas satisfaits. Contre le Nouveau guide, ils avaient fondé De Nieuwe Tijd (le Temps nouveau). Ils avaient foi dans le socialisme, confiance dans une humanité plus heureuse. Gorter, Van der Goes et surtout Mme Henriette Roland Holst, marxistes ardents, se sont occupés des « masses » avant l’heure ; ils ont certainement préparé l’évolution des idées qui devaient amener après la guerre l’amélioration considérable du sort du prolétariat : Mme Roland Holst, en particulier, est un talent lyrique et puissant, plein de contradictions, tour à tour femme recherchant le silence, l’isolement, les joies de la famille, et militante endurcie aux luttes du communisme, admiratrice de la Russie nouvelle.

    Mais, aux Pays-Bas non plus, le naturalisme n’était pas mort, et on allait le retrouver dans certains romans féminins. Trait caractéristique de la civilisation hollandaise, la littérature féminine est très abondante : des dames hollandaises qui ont connu dans leur vie certaines expériences, en font un livre, et, de la littérature, un métier. Elles nous apprennent, dans des récits aux détails exubérants, tout ce qu’il peut y avoir de fadeur dans un certain naturalisme. Cette littérature bourgeoise trouve un grand nombre de lecteurs. Parmi les romans de Mme I. Boudier Bakker, écrivain de grand talent, l’un des moins bons a connu un énorme tirage. Mme J. van Ammers-Küller développe des thèmes assez simplistes sur la famille, dans des romans extrêmement recherchés du public.

    Ina Boudier-Bakker, Journal 1940-1945

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrès,ernest renan,elise tielrooyLa génération apparaissant vers 1910, dans cette douceur de vivre qui caractérise l’époque de l'immédiat avant-guerre, marque un triomphe de la poésie : beaucoup de poètes, d’essayistes, peu de romanciers. Dans cette génération, J.I. de Haan est un poète lyrique émouvant, G. Gossaert un poète éloquent, au style oratoire, Van Eyck, mystique, et J.C. Bloem, lyrique, A. Roland Holst, un poète à l’inspiration nordique, avec le goût et la nostalgie de l’au-delà. À côté d’eux, J. Greshoff est un poète lyrique et amusant, un essayiste plein de bon sens et d’une intelligence objective. J.W.F. Werumeus Buning a écrit des ballades très populaires ; M. Nijhoff crie le doute d’un homme déchiré dans le conflit entre la chair et l’esprit. V.E. van Vriesland est un excellent poète doublé d'un critique. Parmi les essayistes, Just Havelaar, humaniste idéaliste, pris entre deux générations opposées, devait fonder en 1920 la revue De Stem (la Voix), avec D. Coster. Ces deux humanistes, défenseurs d’une éthique particulière, cherchant à allier bonté et beauté, ont exercé une grande influence sur la jeune littérature en luttant de leur mieux contre un individualisme d’esthètes démodés et un matérialisme envahissant. Un autre essayiste de cette époque est le professeur Huizinga, très connu aussi à l’étranger par ses travaux historiques. Parmi les romanciers de cette génération, R. van Genderen Stort se distingue particulièrement par une langue très pure.

     

    De Tijd, 16/12/1938

    À l’occasion de l’inauguration du Collège néerlandais, allusion, par G. Cohen, au livre de Tielrooy et à la traduction d’un roman de J. de Meester qui cherche encore un éditeur

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    L’après-guerre

     

    On a beaucoup épilogué en Hollande sur la question de l’influence de la guerre sur la littérature. Les anciennes générations ont continué comme si de rien n’était : il est vrai, des survivants de 1880, plusieurs se sont tus prématurément, les autres, nous l’avons vu, se sont adonnés aux problèmes politiques et sociaux. De sorte que le mouvement a fini par disparaître dans les sables du désert. Mais la guerre n’a pas modifié l’attitude intellectuelle de leurs successeurs, par plus qu'elle n’a modifié le goût littéraire du grand public, fidèle aux poncifs éprouvés et bourgeois. La brisure, si brisure il y a, apparaît avec la génération née vers 1900 ; cette génération souvent cynique, méprise la tradition, a une aversion profonde pour le faux esthétisme, un goût certain pour la concision, de l’avidité et un grand désir de jouir et d’arriver rapidement.

    J. Greshoff, Bric à Brac, 1957

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrès,ernest renan,elise tielrooyElle a de sa propre valeur une conscience peu ordinaire, elle a une énorme confiance en elle-même, elle est dénuée du sens des proportions. Elle a subi l’influence de cette Allemagne malsaine de la période d’inflation, elle est sportive, elle a l’âge de la radio, de l’aviation, du cinéma, de la vitesse. Sans indulgence pour ses anciens qu’elle ignore souvent, elle veut arriver vite, mais elle se heurte à des pontifes encore jeunes qui tiennent les places, à l’incompréhension d’un public traditionaliste. D’où des chapelles, des querelles, l’apparence d'un « panier de crabes » pour un public étonné et réticent.

    C’est ainsi que les « vitalistes » prônent l’instinct, le « werden » (le devenir) ; ils mettent la vie au-dessus de l’intellect : H. Marsman (né en 1899), le plus représentatif d’entre eux, poète, critique, romancier, au talent très varié, est plein de véhémence à ses débuts, mais semble s’assagir par la suite. Parmi les romantiques, J.C. van Schagen est un poète panthéiste plein de talent, H. de Vries écrit des poésies lugubres et cauchemardesques ; surtout J. Slauerhoff, mort récemment, très grand poète lyrique, prosateur extrêmement curieux, triste et mécontent de la vie, a donné avec une imagination puissante des relations de ses voyages en Chine. A den Doolaard, rempli d’un romantisme assez superficiel, journaliste, poète, romancier, a écrit des impressions de voyage romancées et intéressantes. A. Helman, créole des Indes Occidentales, est un bon prosateur romantique qui sait évoquer la vie de ces colonies. Il est curieux de constater que ce pays de marins et de colonisateurs n’a pas une grande littérature coloniale et maritime. Seuls ont abordé la question coloniale Couperus, et surtout autrefois Multatuli avec sou Max Havelaar (1859), ouvrage animé d’un grand souffle humanitaire et qui eut un profond retentissement. Actuellement, seule Mme Székely-Lulofs consacre aux problèmes coloniaux des romans consciencieux. Un autre romancier d’aventures, J. Fabricius, a remporté de grands succès en Hollande et à l’étranger.

    Johan Fabricius, Boung le métis, 1957

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrès,ernest renan,elise tielrooyLa littérature régionaliste connaît une vogue avec A. Coolen, catholique de sentiments plus que d’idées, près de la nature, décrivant pathétiquement des scènes du Brabant et de la Frise ; avec H. de Man, cas curieux d’un israélite écrivant des romans paysans.

    Dans un pays comme la Hollande, citadelle de la bourgeoisie contre laquelle les diverses mystiques viennent se briser, on ne trouve guère chez les jeunes générations l’inquiétude sociale qu’on rencontre ailleurs. Après l’évolution sociale qui s’est effectuée il y a vingt ans dans la tranquillité, la littérature sociale actuelle sonne un peu faux : W. van Iependael est un bon poète socialiste, M. Dekker et surtout Jef Last, le compagnon de Gide en Russie, propagandiste et militant communiste, sont des romanciers de talent.

    Parallèlement à la nouvelle prospérité des provinces catholiques du sud, provenant de l’industrialisation, il y a actuellement – fait nouveau – une littérature catholique très vivante représentée par un groupe d’écrivains remarquablement doués : entre autres, Jan Engelman, poète de talent, esthète d’inspiration souvent païenne, catholique plutôt par ses professions de foi que par son attitude, A. van Duinkerken, chef d’école, excellent poète, essayiste, apologète plein d’éloquence, représentant les tendances de la démocratie catholique.

    En face de cette riche littérature catholique, une littérature protestante qui fait assez piètre figure : on constate, après les attaques de 1880, un renouveau du piétisme, des manifestations littéraires très religieuses, très inspirées de la Bible, de la Rédemption, etc. Ce mouvement est peu florissant et ne rencontre pas de succès auprès du public incroyant.

    Dirk Coster (1887-1956)

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrès,ernest renan,elise tielrooyDe Havelaar et Coster dérive une importante littérature humaniste : de nombreux essayistes, parmi lesquels le plus important, A. Donker, excellent poète lyrique, romancier, critique, ayant une conception idéale de l’homme.

    Il faut placer à part les « paganistes », sceptiques à l’égard de la religion, ayant pris position pour la prose contre la poésie, pour la personnalité, la psychologie, contre la forme, l’esthétisme ; ils opposent aux moralistes doucereux un idéal de dureté. Parmi les plus connus, S. Vestdijk, excellent psychologue empreint de freudisme et de sexualité ; E. du Perron, poète, essayiste, assez véhément, quelquefois injuste, et surtout, Menno ter Braak, journaliste notoire, essayiste devenu anticlérical après avoir abandonné le protestantisme, subit une certaine influence de Nietzche, analyse le concept de la beauté qu’il nie, au fond, comme il nie l’existence de l’esprit. C'est lui qui a placé l’idéal de ce groupe dans une conception assez inattendue de « l’honnête homme » au sens du dix-septième siècle. Considérant que la littérature hollandaise, d’après eux, est trop provinciale, ces écrivains veulent, comme leurs précurseurs de 1880, faire atteindre à cette littérature un niveau européen. En quoi, dans ce tourbillon d’idées qui caractérise la littérature hollandaise, l’idéal de 1937 finit, après bien des détours, par être le même que celui de 1880.

     

    P.-G. Martin

     

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