Femmes poètes
Une « suave magicienne »
amoureuse
de la Hollande
Lya Berger, Les Femmes poètes de la Hollande, Perrin, 1922
Avis aux éditeurs frileux, aux Bataves qui tirent trop peu fierté de leur littérature, aux critiques mal informés et peu curieux : « Il est tems d’introduire sur la scène les femmes poètes de la Hollande ; elles y ont d’autant plus de droits qu’aucune nation de l’Europe n’a eu à se glorifier, depuis cent cinquante ans, d’un aussi grand nombre de femmes qui aient immortalisé leurs noms par la poésie, les sciences ou les arts. Il est à regretter que la langue hollandaise soit aussi peu répandue, et que la connaissance en soit restreinte dans un aussi petit espace. Jamais l’Allemagne, et encore moins la France et l’Angleterre, n’ont estimé, comme ils le méritaient, les poètes distingués de la Hollande ; la plupart d’entre eux ne sont pas même connus de nom hors de leur patrie.
Anne-Marie Schurman (documentaire, NL, 2010)
« À la tête des femmes célèbres de la Hollande, nous devons placer l’illustre Anne-Marie Schurman ; et près d’elle, Catherine Lescaille, poète célèbre, qui mérita le nom de dixième muse. On connaît de cette Sapho de la Hollande, sept tragédies, qui jusqu’à présent ont été un des plus beaux ornemens du théâtre ». Avançons d’autres noms : Elisabeth Hoffman, Wilhelmine de Winter, ‘‘femme de génie’’, Pétronille Moens… » (1) Si l’on en juge par les pages Wikipédia consacrées à ces dames, force est de constater qu’elles relèvent en effet de l’élite poétique de leur temps. Au cours du stupide et bourgeois XIXe siècle, les choses devaient changer. La Hollande des pasteurs-poètes n’allait guère favoriser l’éclosion de talents du sexe réputé faible. Une évolution qui ne devait pas décourager, voici une centaine d’années, une Française d’explorer les créations de ses sœurs (de Flandre et) des Pays-Bas. (2)
Lya Berger (1877-1941) à son bureau
(© Henri Martinie / Roger-Viollet)
De fait, le 12 novembre 1922, le supplément littéraire du Figaro accueillait quelques pages de Lya (Marie-Thérèse-Léone-Julia) Berger, une prépublication à vrai dire d’extraits de la « Conclusion » aux Femmes poètes de la Hollande (ouvrage récompensé par le Prix Montyon de l’Académie française). Cette demoiselle n’en était pas à son coup d’essai : en 1910, l’anthologie Les Femmes poètes de l’Allemagne avait vu le jour ; en 1925 devait paraître Les Femmes poètes de la Belgique. Le « prix Lya Berger » créé en 1922 par la Société des Gens de Lettres - organisme au sein duquel la native de Châteauroux occupa par la suite des fonctions importantes - témoigne de la reconnaissance dont jouissait alors cette féministe, patriote et chrétienne affirmée qui, vers l’âge de trente ans, semble s’être éprise d’une grande passion pour les Pays-Bas.
Louis Payen (1913)
Louis Payen (1875-1927), aux yeux duquel Lya Berger est « un sensible poète » qui, loin de jalouser les autres femmes qui font des vers, « s’applique au contraire à les faire connaître », présente l’ouvrage Femmes poètes de la Hollande dans La Presse du 14 janvier 1923 : « Rendons grâce à Mme Lya Berger d’avoir écrit ce livre. On connaît fort peu en général chez nous les littératures étrangères et pas du tout, peut-on dire, la hollandaise. Voici que Mme Lya Berger nous éclaire et que nous n’avons plus prétexte à être ignorants. Son volume, établi avec beaucoup de soin, de méthode et d’érudition, commence par un résumé de l’histoire littéraire en Hollande, qui conclut ainsi : ‘‘De tout temps, les écrivains hollandais bien que subissant des influences étrangères qu’ils ne songent ni à nier, ni à regretter, ont toujours tendu vers le but méritoire de se conserver une littérature nationale. Ce peuple ‘d’une lenteur active’, laborieux, curieux d’idées neuves, doué à la fois d’un sens pratique et d’une sensibilité délicate, a partagé surtout ses préoccupations littéraires entre la critique et la poésie. Dans cette dernière expression de leur art, de leur âme, les écrivains hollandais ont vu longtemps un moyen de propagande religieuse, morale, sociale. Puis, ils furent enclins davantage à suivre la devise de ‘l’art pour l’art’ ; aujourd’hui, ils abandonnent pour une conception plus large de la vie considérée dans ses rapports généraux avec les besoins de l’esprit humain.’’
« Mme Lya Berger nous présente ensuite toute l’harmonieuse théorie des femmes-poètes de la Hollande. Elle est fort nombreuse. Elle commence par les nonnes qui, au Moyen Âge, célébraient l'amour mystique. Ce sont Hadewyck (sic), au mysticisme ardent, Gertruide van Oosten, Zuster Bertken, toute de chrétienne humilité. Voici Anna Bijns, qui fut une violente adversaire de Luther et se servit de sa lyre comme d’une arme, puis les sœurs Visscher, qui vécurent au XVIIe siècle, érudites et bien chantantes, et toutes celles qui passèrent dans les siècles suivants et laissèrent comme Lucretia van Merken ou Wilhelmina Bilderdijk, des œuvres dignes d’attention. Mais les temps modernes sont les plus riches avec Hélène Swarth la première des poétesses de notre époque : ‘‘Rien n’est indifférent dans ses écrits, dit Mme Lya Berger, car une personnalité intéressante s’y manifeste. Toujours sincère, toujours vibrante, sachant rester très femme par un heureux mélange d’ardeur et de délicatesse, elle charme, elle émeut, elle convainc. Son talent a su, depuis vingt-cinq ans, évoluer instinctivement jusqu’aux tendances modernes, sans perdre de son originalité.’’ Autour d’elle évolue un nombreux bataillon de poétesses que Mme Lya Berger passe aimablement en revue. De nombreux extraits de leurs œuvres nous permettent de les approcher de tout près et ajoutent à l’intérêt de cet ouvrage. »
J. Patin, © Henri Martinie / Roger-Viollet
Jacques Patin (1883-1948) – l’une des chevilles ouvrières du Figaro littéraire, journal auquel Lya Berger a elle aussi collaboré à une époque – ne tarit pas lui non plus de compliments, même si l’on perçoit sans doute, sous sa plume, une certaine bienveillance : « Il est difficile de témoigner d’une plus discrète et courageuse érudition. Car il faut du courage pour s’évader des sentiers battus, et il y a un rare mérite, lorsque des succès faciles sont à votre portée, à s’absorber dans le labeur ingrat de défricher l’illimité domaine de toute une littérature étrangère. Mais Mlle Lya Berger n’a pas mis seulement dans ce livre toute sa compétence, elle y a mis tout son cœur. Elle semble avoir voulu réparer une injustice et, en même temps, créer un lien spirituel entre deux races. À tous ces points de vue, la réussite de son œuvre n’est pas moins belle que l’intention qui présida à son élaboration. C’est là une tentative neuve, du plus haut intérêt technique et littéraire, et qui nous ouvre des sources d’inspiration inexplorées.
« Mlle Lya Berger a défriché, avec une tenace volonté, le domaine poétique néerlandais, et elle a ajouté, à la précision documentaire d’un manuel, cette vie intense dans le récit et dans l’étude qui est l’apanage des écrivains fervents et désintéressés. On ne sait ce qu’il faut le plus admirer dans cette belle étude : du labeur patient qu’elle représente, ou de la sûreté de jugement et de composition qui l’impose comme une œuvre très rare d’histoire littéraire. » (3)
G. Cohen (1879-1958)
Un peu plus tard, dans Le Monde Nouveau (15 juillet 1925), c’est l’historien Gustave Cohen, grand connaisseur des Pays-Bas – on se souvient de ses Écrivains français en Hollande dans la première moitié du XVIIe siècle – qui porte son attention sur l’ouvrage de Lya Berger (en même temps que sur la thèse Conrad Busken Huet et la littérature française de son ancien étudiant J. Tielrooy).
Dans les contrées septentrionales, Les Femmes poètes de la Hollande ont donné lieu à des avis contrastés. Le critique de l’Algemeen Handelsblad (23/07/1925 – article repris dans Het Bataviaasch nieuwsblad du 29/08/1925 et dans le Sumatra Post de la veille) regrette le peu de discernement de la Française dans certains de ses choix ; J.F.M. Sterck (Boekenschouw, n° 11, 1924) n’est guère enthousiaste lui non plus, alors que le collaborateur de l’Indische courant (02/09/1925) se montre un peu plus clément. L’éminent francophile Martin J. Premsela (« Kroniek der Fransche Litteratuur. XIV. Nieuw critiekwerk », Vragen van den dag, 1er janvier 1924) félicite pour sa part Lya Berger. Fille du célèbre écrivain Albert Verwey et future grande éditrice, Mea Mees-Verwey, à laquelle la Française a consacré quatre pages dans son volume, ne manque pas de remercier sa consœur (« Een Franse dichteres over haar Nederlandse zusters », Groot-Nederland, août 1923). Dans De Beiaard, revue catholique centrée sur les arts, le dominicain B.H. Molkenboer salue à son tour le travail de cette pionnière (« Les Femmes-Poètes de la Hollande », sept. 1923). Toute entreprise de cette nature, à la fois survol historique et amorce d’anthologie, est certes à la fois louable et critiquable. Il est aisé, une fois le livre publié, d’en relever les lacunes (le fait, par exemple, que la poète française n’ait pas consulté l’étude d’Albertingk Thijm De la littérature néerlandaise à ses différentes époques parue en 1854), d’en dénoncer certains partis pris, d’avancer que plusieurs dames des époques les plus reculées (Hadewijch, Anna Bijns…) relèvent de la Flandre ou de la Belgique et non des Pays-Bas… Et que dire des susceptibilités qu’un tel travail ne manque pas de froisser…
B.H. Molkenboer, par J. Toorop, 1914
À Paris, où elle évolue au sein de la coterie littéraire et du petit monde néerlandophile - qui se retrouve par exemple au cabaret artistique Le Caméléon le 29 janvier 1924 autour de Paul Eyquem -, mais aussi en province, voire à l’étranger, Lya Berger saisira chaque occasion de parler de sa passion. L’Indépendant du Berry (10 février 1923) rapporte par exemple qu’elle a pu transmettre un peu de son savoir dans sa région natale. À l’initiative de l’Alliance Française, elle a, le dimanche 4 février 1923, tenu une conférence dans l’Indre, à Le Blanc (le 23 novembre 1922, elle en avait donné une à Paris devant un parterre de dames). Le journaliste présent, qui signe de ses initiales J. B., raconte : « Tant pis pour ceux qui, le pouvant, ne sont point venus entendre notre chère compatriote ; ils se sont privés d’une joie vraiment exquise, car l’on peut dire que la vice présidente de l’Académie du Centre a, pendant une heure, tenu sous le charme de sa voix musicale et de son érudition toute simple le nombreux auditoire que son nom seul avait groupé, au Théâtre, autour du Comité de l’Alliance Française, et au milieu duquel s’était glissé notre sympathique sénateur, Antony Ratier.
« Lya Berger exprime, tout d’abord, le regret de voir si peu connue en France la littérature hollandaise, car ‘‘si la renommée des peintres des Pays-Bas a souvent éclipsé celle des écrivains, leurs compatriotes, ceux-ci n’en ont pas moins une réelle valeur’’.
« Elle ne peut songer à nous résumer leur histoire ; mais, s’étant spécialisée dans l’étude de leurs Femmes poètes, elle décroche, pour nous, de la galerie, qu’elle a formée avec amour, et expose à nos yeux une grande demi-douzaine de portraits si vivants, si bien troussés, qu’on ne sait ce que l’on doit le plus admirer, de celles qui ont servi de modèles ou du talent avec lequel Lya Berger a su les présenter.
H. Pleij, Anna Bijns van Antwerpen, 2011
« Elle nous met d’abord en relations avec une nonne ardente et mystique du Moyen Âge, Hadewych, qui parle si familièrement et si aimablement au bon Dieu ; puis avec Anna Bijns, institutrice d’Anvers, qui ne se lasse pas d’assaillir de ses strophes fougueuses l’envahissant Luther. Elle nous présente alors deux sœurs délicieuses, Anna et Marie Tessehchade Visscher, les Muses du Siècle d’or hollandais, dont les rimes enchantèrent le règne des Nassau, la mignonne et pétulante Elisabeth Wolff, l’une des meilleures poétesses du XVIIIe siècle, l’ardente patriote Katharina Bilderdijk, qui chercha à déchaîner la furie de son peuple contre notre grand Empereur, et elle termine enfin par deux modernes Mme Hélène Swarth, dont les strophes écrites dans le français le plus pur, et si bien dites par la conférencière, subjuguent véritablement la salle, et Mme Henriette Roland-Holst van der Schalk, l’amie, quoique châtelaine opulente, de Lénine, dont le riche mais parfois nébuleux génie consacre ses élans au service de la cause… humanitaire.
« Mais combien froide et pâle est mon énumération ; qu’est cette pauvre page, qu’on dirait arrachée à un catalogue, auprès de l’évocation puissante de ces charmantes hollandaises, qu’a si bien su faire revivre Lya Berger, en les plaçant, dans leur milieu, si différent du nôtre, se détachant sur le ciel souvent gris de la Néerlande, qu’elles éclairent d’une étincelle de leurs yeux, couleur de Zuyderzée.
« J’espère en avoir dit assez pourtant pour vous forcer à venir entendre toujours plus nombreux, notre aimable et gracieuse compatriote, quand elle nous fait le plaisir de revenir, et, pour vous donner l’envie de lire son dernier ouvrage, dont sa conférence fut tirée : Les Femmes poètes de la Hollande, édité chez Perrin, mais que vous trouverez chez les libraires d’ici.
« En attendant au nom de tous ceux qu’elle a charmés une fois de plus, que cette suave magicienne soit remerciée, et qu'elle daigne souvent reprendre le chemin de notre Berry. »
Les amitiés hollandaises de la demoiselle de lettres n’empêcheront pas certains journalistes de déplorer son manque d’inspiration ; ainsi, le 3 juillet 1928, U. Huber Noodt - traducteur, ancien élève du slaviste André Mazon -, consacre, dans le NRC, une recension sans pitié à un roman qu’il juge dégoulinant de mièvrerie : Les Sources ardentes. Moins d’un an plus tard, le même quotidien prend le contre-pied de ce point de vue et se réjouit de voir l’œuvre en question récompensée par le Prix Claire Virenque (« Lya Berger », NRC, 22 mai 1929, ci-dessous).
L’attachement que Lya Berger éprouvait pour les Pays-Bas s’était traduit dès 1909 à travers le roman Sur l’aile des moulins – « sage et décent, selon un critique, tout juste assez romanesque pour piquer l’imagination des jeunes cervelles féminines » – qui a pour cadre la Hollande. Dans l’introduction à ses Femmes poètes de la Hollande, elle précise d’ailleurs : « C’est en 1909, à la suite d’un séjour en Hollande, qu’après avoir pris contact avec l’âme et la littérature néerlandaises, je conçus le projet de les étudier et d’essayer de les faire connaître à mes compatriotes ». » (p. VII) On sait qu’elle a pu séjourner assez longuement à La Haye. Plus d’une dizaine d’années avant la parution du volume Les femmes poètes de la Hollande, elle avait déjà exposé sa perception de la femme hollandaise dans un périodique français (sans doute un magazine féminin ou Le Monde Nouveau auquel elle a souvent collaboré), non sans faire une incursion dans les belles lettres bataves, une contribution saluée, le 8 juillet 1912, par le quotidien frison Leeuwarder courant.
Les liens privilégiés qu’elle a entretenus avec plusieurs intellectuels et artistes néerlandais l’ont conduite à rendre hommage à certains, par exemple à Gerard Walch qui venait de disparaître (« Médaillons néerlandais. Gerard Walch », Le Figaro, 6 mai 1931), ou encore à Philip Zilcken. Sa dernière publication d’importance semble toutefois avoir été, à la veille de sa soixantième année, une étude ayant trait à un tout autre domaine : Le vaste champ du Célibat Féminin (Avignon, Aubanel, 1936) ; elle s’attarde au passage sur le thème des « vieilles filles » dans la littérature, en particulier celle du XVIIe siècle, et dans l’œuvre de Balzac ; comme un assez grand nombre de femmes de sa génération et de la génération suivante, la romancière ne s’est pas mariée, partageant le plus souvent sans doute le quotidien de ses parents (son père Jules-Henri Berger, militaire, décédé en novembre 1931 dans sa quatre-vingt-douzième année ; sa mère en octobre 1925).
D. Cunin
A. Séché, Les Muses françaises. Anthologie des femmes-poètes, 1908
(1) M. de Haug, « Histoire abrégée du théâtre hollandais », Archives Littéraires de l’Europe ou Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie. Par une Société de Gens de Lettres. Suivis d’une gazette littéraire universelle, T. 6, Paris / Tubingue, Henrichs / Cotta, 1805, p. 213-216.
(2) Quelques autres publications de Lya Berger ayant trait aux lettres néerlandaises ou aux Pays-Bas : (avec H. van Loon) « La littérature hollandaise depuis 1830 », Le Monde Nouveau, 1920, p, 2544-2553 ; dans le même périodique, en août-sept. et en oct. 1928 : « Les Œuvres hollandaises d’expression française ».
(3) Jacques Patin, « Chez le libraire. Les Femmes poètes de la Hollande, par Lya Berger », Le Figaro. Supplément littéraire, 17 mars 1923.
Sur l'aile des Moulins, roman hollandais de L. Berger
Le Radical, 2 janvier 1910
Les femmes poètes de la Hollande
précédé d’un précis de l’histoire
de la littérature hollandaise
ouvrage orné de quatre portraits
Table des matière
EXTRAIT
Le Figaro
supplément littéraire
12 novembre 1922
Nous avons déjà annoncé la très prochaine publication, à la librairie académique Perrin, d’un ouvrage de critique littéraire sur un sujet très neuf, les Femmes poètes de la Hollande, par Mlle Lya Berger, qui a déjà écrit diverses études sur la littérature féminine étrangère. De son nouveau livre, nous extrayons le passage suivant :
Lorsqu’on voyage en Hollande et qu’on y visite tour à tour les villes mortes aux noms historiques dont les murailles noircies bordent le verdâtre lacis des grachten (1), les cités prospères pleines d’une agitation ordonnée et jamais vaine, les ports encombrés de bateaux recéleurs de tant de richesses, les prairies verdoyantes sur lesquelles les grands moulins tendent leurs bras laborieux dans un geste de bénédiction, on éprouve partout la même impression d’une vie tout ensemble digne et cordiale, discrète et active, qui correspond à l’expression à la fois intelligente et placide, à l’attitude réservée et bienveillante des habitants du pays.
La littérature hollandaise rappelle, par certains côtés, cet aspect physique des êtres et des sites.
Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 28/04/1923
Elle n’a jamais fait grand bruit dans le monde ; pourtant, elle a une histoire. Sous une apparence paisible, son existence, participant étroitement aux destinées de l’État, fut, par instants, fiévreuse et dramatique, en d’autres temps souriante et féconde comme les plaines fleuries des polders, parfois encore plongée dans la torpeur qui pèse sur les dunes grises, hérissées d’oyats (2) et de chardons bleuâtres.
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Je me souviens du long moment qu’un jour je passai, songeuse, à Amsterdam, devant un chantier où une équipe d’ouvriers travaillait aux fondations d’une maison bâtie sur pilotis, enfonçant, côte à côte, dans le sol vaseux, sous les coups réguliers d’une massue spéciale, actionnée mécaniquement, les longs sapins qui composaient une base artificielle sur laquelle, ensuite, reposerait l’édifice projeté.
Le labeur, nouveau pour moi, qu’accomplissaient ces hommes, m’apparut empreint d'une beauté symbolique et représentait à mes yeux l’œuvre ingénieuse, patiente et sûre d’un peuple qui sait ce qu’il veut et ne recule point devant la peine pour atteindre son but.
La littérature hollandaise, éclose sur le terrain mouvant d’un pays si longtemps troublé, opprimé, et dans une atmosphère traversée par des courants si divers, est parvenue, grâce à la ténacité de ses écrivains, à composer un monument assez inégal dans ses détails, c’est possible, mais néanmoins solide et d’un ensemble harmonieux.
Bien que, comme on l’a écrit très justement, les Hollandais n’aient point fait de littérature dans leurs tableaux (3), et sans vouloir établir une comparaison suivie entre la littérature et la peinture, on peut dire qu’une parenté se découvre entre ces deux arts lorsqu'on s’occupe de rechercher en eux les principales manifestations de la mentalité d’un peuple.
Les consciencieux et dévotieux artistes de la Renaissance flamande, les Van Eyck, les Memling, les Quentin Metsys traduisent bien le mysticisme des Chants spirituels de leur époque.
Certaines œuvres de Joost van den Vondel, notamment Palamède, Lucifer, Gysbrecht van Amstel, qui, au milieu de quelques obscurités, laissent jaillir des gerbes de lumière, des rayonnements de sublime beauté, font songer à l’amour de Rembrandt pour les oppositions de nuit et de clarté, pour les effets d’ombre qui prêtent à La Ronde de Nuit son caractère presque unique d’impressionnante grandeur et d’attirant mystère.
N. Beets, La Chambre obscure, 1860
Les fines études de Nicolas Beets se reflètent dans les scènes d’intérieur d’un Pieter de Hooch ou d'un Metsu ; les « farces » de Bredero se retrouvent dans Les Kermesses de Jan Steen et les scènes rustiques de Van Ostade.
Et tout cela nous plaît parce que c'est plein de vérité hollandaise.
À ce titre, les paysages de Ruysdaël, qui représentent de noires forêts courbées sous l’orage, évocatrices du Tyrol plutôt que des Pays-Bas, ont moins de couleur locale que ceux de Cuyp ou de Hobbema.
De même, nous trouvons un grand charme dans les toiles pleines de finesse et de sentiment d’un Mesdag, d’un Maris ou d’un Mauve, parce qu’elles reproduisent toute la poésie mélancolique des mers grises, des dunes infinies et des vieux moulins.
page de titre
Ces œuvres-là sont bien les sœurs de celles des descriptifs contemporains qui, dans leurs vers, ont chanté l’âme même de leur race.
Puisse la futurisme aux fantaisies abracadabrantes ne pas profaner, ainsi que le pourraient faire craindre certains tableaux exhibés dans la dernière exposition artistique du Jeu de Paume, le noble et sensé génie hollandais.
La littérature, la poésie ont paru jusqu’ici échapper à ce danger. Souhaitons, pour employer un mot très hollandais, que la belletrie néerlandaise garde toujours son goût de la simplicité et de la vérité.
Les œuvres féminines, le plus souvent influencées par celles des hommes – ce qui ne les empêche pas de conserver leur originalité d’interprétation et d’expression – ont nettement traduit, de leur côté, les évolutions psychologiques, sociales, voire politiques des pays d’Orange.
Considérées de ce point de vue, Hadewyck (sic), Anna Bijns, Elisabeth Wolff, Mme Bilderdijk, Mme Hélène Swarth, Mme Roland-Holst ne sont pas seulement des individualités intéressantes : elles sont un miroir de leur temps.
biographie de H. Roland-Holst
De plus, en général inspirées par la passion, les poétesses néerlandaises nous prouvent que les ciels brumeux du Nord ne glacent point les cœurs comme d’aucuns seraient tentés de le croire.
Enfin, à travers ses œuvres, la femme hollandaise nous apparaît très digne d’estime et de sympathie.
La poésie, d’ailleurs, ne réside pas seulement dans la couleur d’un ciel ou l’harmonie d'un horizon. Elle plane aussi sur les vieux édifices qu’a consacrés l’Histoire, dans les musées où sommeille le génie, dans les chantiers qu’emplit le bourdonnement du labeur humain, au sein du foyer familial qu’égaient des chants enfantins. Elle est tour à tour le récitatif du souvenir, le chœur des rêves, l’hymne du travail, la romance de l’amour et la berceuse de l’espoir.
En Hollande, la poésie revêt toutes ces formes, emprunte toutes ces voix.
Au fond de son cœur, la femme hollandaise sait l’écouter chanter ; souvent elle a su, dans ses vers, traduire ce chant innombrable. C’est pourquoi il est juste et agréable de l’écouter, parfois, à son tour.
Lya Berger
(1) Canaux.
(2) Herbe des dunes.
(3) Salomon Reinach, Apollo, Hachette.
Gaston Rageot, « Les femmes poètes de la Hollande »,
Le Gaulois, 23/12 /1922