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littérature - Page 2

  • L'Histoire de ma sexualité

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    Le premier roman de Sofie Lakmaker

     

     

    Sofie Lakmaker, littérature, traduction, roman, sexualité

    De geschiedenis van mijn seksualiteit

    Amsterdam, Das Mag, 2021

     

     

     

    Née en 1994 à Amsterdam, Sofie Lakmaker vient de faire son entrée en littérature en donnant un premier roman très remarqué. Jusqu’à présent, elle se manifestait comme chroniqueuse dans la presse. À 17 ans, garçon manqué constatant qu’elle ne pourrait accomplir son rêve – devenir footballeuse professionnelle –, elle a cherché à se transformer en femme séduisante. Sa coiffure devenant une obsession, son attirance pour les femmes s’affirmant, elle est allée au-devant d’un nouvel échec, d’une nouvelle désillusion. Lui restait dès lors à exceller dans un autre domaine : l’écriture, une fois ses études de philosophie terminées.

    De geschiedenis van mijn seksualiteit est un roman très différent de celui d’Arthur Dreyfus : Histoire de ma sexualité (Gallimard, 2014), ne serait-ce que parce que celui-ci traite du corps tel que le perçoit un garçon avant de connaître les ébats sexuels tandis que l’histoire de Sofie, jeune femme qui préfère les femmes, commence par sa défloration. On l’aura deviné, le titre est une allusion à un autre livre paru chez Gallimard : Histoire de la sexualité de Michel Foucault. Alors que le philosophe explore sans relâche nos tentatives d’approcher la vérité non sans laisser la vérité pour ce qu’elle est, alors qu’il regarde ce qui ne va pas dans la société, la romancière procède de même mais en se focalisant sur sa vie sexuelle et intime bien plus que sur la société elle-même. Il n’en demeure pas moins que le lecteur est invité à évoluer dans un microcosme qui restitue bien certains aspects et facettes des existences que mènent bon nombre de jeunes Amstellodamois.

    Il se trouve que la narratrice, qui se présente sous le nom de Sofie Lakmaker, se sent bien plus homme que femme, non sans se dire féministe. Sa quête d’identité en est d’autant plus compliquée. On comprend que le roman se nourrit en grande partie d’éléments autobiographiques (dont le moins marquant n’est pas le décès de la mère). La fluidité de l’écriture est renforcée par une bonne dose d’humour, d’absurde et d’intrépidité de laquelle se dégage une réelle bravoure et une quête incessante d’équilibre entre doutes et confiance en soi.

    L’histoire s’ouvre par la perte de la virginité de Sofie ; elle se referme par une visite à l’hôpital : la jeune femme aspire à perdre sa poitrine avant de songer à une étape plus radicale. Une étape qui pourrait faire l’objet d’un prochain roman.

     

     

    Sofie Lakmaker, littérature, traduction, roman, sexualité

    photo : Willemieke Kars

     

     

    Le début du roman en traduction

     

    Prologue

      

    Ma mère, juive de père

     

    Ma mère disait toujours : « Nos amis ne sont pas riches, ils ont tout simplement acheté une maison au bon moment. » Exactement au bon moment, mes parents ont eux aussi acheté une maison : au numéro 7 de la Jacob Obrechtstraat, en plein Oud-Zuid, à deux pas du Vondelpark, à trois enjambées du Concertgebouw. Quelqu’un a dit un jour : il y a deux catégories de personnes qui vivent dans ce quartier d’Amsterdam : les riches m’as-tu-vu et les juifs intellos. Nous, me persuadait-on, nous ne sommes pas des riches m’as-tu-vu, nous ne sommes pas non plus juifs – ma mère n’étant juive que de père. Et lorsqu’il m’arrivait de demander à mon propre père ce que c’était, un intello, il me répondait : « Wilfred Oranje est le seul intello qui soit. »

    Durant ma vingtième année, il m’a été donné de passer quelque temps dans le petit logement de Wilfred Oranje, lequel était mort entre-temps. Le matin, au réveil, j’ouvrais les yeux sur des centaines d’éditions de Sigmund Freud, les allemandes, d’autres en plein de langues différentes dont, bien entendu, les œuvres complètes traduites en néerlandais par l’ancien occupant des lieux. Entre ces murs, je n’ai guère tenu le coup très longtemps. Moi aussi, je voulais devenir un intello, mais à chaque fois que je me plongeais dans un bouquin, je m’endormais. Ainsi va la vie : si jamais je reste le regard rivé sur les pages écrites par un homme qui ressemble à Sigmund Freud, je pique bientôt un roupillon.

    Entre mes dix-huit et mes vingt-deux ans, je me suis efforcée d’absorber toutes sortes de Sigmund Freud ; de ces multiples tentatives me reste en réalité une seule impression qu’il m’est possible de décrire en termes clairs : je n’étais pas Sigmund Freud. En termes plus précis : je n’étais pas un homme, mais une femme. Pour moi, être une femme – ça n’allait pas de soi. Ils voulaient que je me laisse pousser les cheveux. Certes, personne ne me l’a jamais dit à voix haute, mais quand les gens veulent vous faire avaler autre chose qu’une couleuvre, ils ne font généralement pas usage de leur bouche. Ils vous le font comprendre.

    Depuis, j’ai les cheveux très courts et je fais partie d’un groupe de discussion pour transgenres. Vous tenez à en savoir plus ? Téléphonez-moi. À ce propos, je ne suis en rien une personne transgenre, juste quelqu’un qui aime beaucoup pénétrer les femmes et qui en a marre, dans cette visée, d’acheter à tour de bras des appareils. Ces bricoles coûtent la peau des fesses. En outre, la moitié du temps, on ne sait pas dans quoi on se lance car l’onéreux machin se fiche de travers. Vous savez ce dont j’ai ma claque ? Les bricoles de traviole.

    Bien entendu, j’aurais pu lire des bouquins écrits par des auteurs qui ne ressemblent pas à Sigmund Freud – des femmes, par exemple, ou des hommes de couleur. Mieux encore : des femmes de couleur. Le problème, c’est qu’aucune ne fait partie des classiques, du « canon ». Ce damné canon ! Mais j’entends déjà ces mots traverser votre cerveau : « Virginia Woolf n’appartient-elle pas au canon ? Et James Baldwin alors ?... » Pour vous répondre en toute franchise : du second, je caresse toujours le projet d’acheter un bouquin ; quant à la première, ses romans ont eux aussi un effet soporifique sur moi. Peu après qu’elle achète ces satanées fleurs, je m’endors.

    Alors que j’avais plus ou moins dix-sept ans, l’idée de devenir un génie m’est venue. L’ennuyeux, en ce qui concerne la génialité, c’est que c’est le même cas de figure que pour l’homosexualité : on ne le devient pas, on se rend compte qu’on en est un. Du moins, c’est ce qu’ils disent. Pour moi, à l’époque, tous les génies étaient simplement des gens capables – plutôt que de répondre au téléphone lorsque le monde les sollicitait une énième fois – de se concentrer sur une chose que ce même monde se trouvait attendre. Quoi qu’il en soit : moi aussi, je laissais souvent le téléphone sonner sans répondre, à tel point qu’à un moment donné, mes copines ont baissé les bras. Elles se sont mises à cancaner à mon sujet. Racontant que je n’étais bonne à rien, qu’il ne faisait guère de doute que j’étais lesbienne, étant donné ma façon de reluquer Zahra. Elles avaient raison – sur tous les fronts.

    Mes copines m’ayant laissé tomber, j’ai commencé à traîner de plus en plus avec Félix et Chiel. De notre lycée classique « blanc » et « catégoriel », ils étaient les plus blancs et les plus catégoriels, ce qui n’était pas pour me déplaire. Pendant les intercours, Chiel se contentait en général d’une seule phrase : « Y nous prennent pour des buses ? », Félix de hocher la tête de haut en bas. Moi de l’imiter sans savoir au juste de quoi il retournait. Je savais seulement qu’il avait raison, car c’est là leur apanage aux types blancs et catégoriels. Pour ma part, il m’est rarement arrivé d’avoir raison, ce qui, au bout d’un certain temps, m’a foutrement défavorisée.

    À vrai dire, en tout, j’ai été à côté de la plaque. En matière de garçons et en matière de filles, en matière de bonnes réponses et, plus capital encore : en matière de bonnes questions. On a beau détenir toutes les réponses possibles et imaginables, quand on ne détient pas la bonne question, on ne fait que parler dans le vide. Cela, j’ai fini par le découvrir. Ce que j’ai fini par découvrir, c’est qu’il y a des réponses qui précèdent une question donnée. Et tant que ces réponses ne sont pas correctes, on n’a qu’une chose : on a tort.

     

    I

     

    Ma sexualité en toutes lettres

     

    Walter le Consultant en Recrutement

     

     

    Ma sexualité en toutes lettres, en un mot : j’ai toujours cherché quelqu’un qui fermerait portes et fenêtres, qui me dirait : voilà, allons-y. Plus concrètement : j’ai d’abord flashé sur les hommes, puis sur les femmes, bien sûr depuis toujours sur les femmes, sur Muriel, la rousse aux longues jambes, qui me donnait des cours particuliers… sur qui n’ai-je pas flashé en fait ? Cependant, je gardais soit les yeux, soit autre chose, crucialement fermés. Au fond, là n’est pas la question.

    J’ai été déflorée par Walter le Consultant en Recrutement, ce sur quoi je ne souhaite pas m’étendre. Il votait VVD : quand je n’arrivais pas vraiment à mouiller, je m’efforçais de songer à ce parti, à cause de l’étrange connexion qui existe entre excitation et détestation.

    J’ai été déflorée rue Sarphati, dans une habitation qui donne sur la Weesperplein, à la façade de laquelle saille la hampe d’un drapeau. Aussi je la reconnais quand je passe à vélo dans le coin : ça me rappelle l’épaisse et envahissante érection de Walter. Walter était un amour. Le soir où ça s’est produit, il m’a dit : « Je crois bien que je suis plus nerveux que toi. » Plus nerveux que moi, il l’était. Pour être honnête, je n’en avais rien à foutre.

    Ma virginité, je tenais à la perdre pour tourner la page de ma C.D. Ma C.D. – c’est-à-dire : ma Consistante Défloration. La plupart des heures de cours, je les passais au Coffee Company en compagnie de Milan ; on n’arrêtait pas de parler de ma future C.D. et de son C.D., son futur Consistant Dépucelage. Notre propos tournait surtout autour de la période frivole et dissolue qui s’ensuivrait. Notre C.D. nous servirait de couverture à l’égard de nos enfants qui ne manqueraient pas de nous demander un jour : « Au fait, avec qui t’as couché la toute première fois ? » On serait à même de leur fournir une réponse tout à fait décente.

    Milan a fini par perdre son pucelage dans des chiottes du Centre Médical Universitaire – il venait d’entamer ses études de médecine. Moi, j’ai donc été dépucelée par Walter au cours de la nuit du 1er au 2 septembre 2011. Lui et moi, on a continué à se voir pendant un certain temps, non parce que je goûtais vraiment nos échanges, mais parce que jugeais nécessaire de renforcer la consistance.

    On avait fait connaissance au café Mazzeltof, dans les minutes ayant suivi mon envoi d’un texto à Matthijs van Nieuwkerk, l’homme avec lequel je voulais en réalité coucher. Mais celui-ci n’a jamais répondu à mon message. Je tenais son numéro de mon frère qui connait beaucoup de monde. À dix-sept ans, c’est là ce à quoi j’aspirais : baiser et connaître beaucoup de monde.

    Afin de bien me concentrer sur le texto que je voulais envoyer à Van Nieuwkerk, je m’étais éclipsée dans un snackbar au coin de la rue. De retour au Mazzeltof, mes yeux sont tombés sur Walter, debout au bar ; je l’ai immédiatement embrassé sur la joue. Au fond du café, Betsie m’attendait. Je l’ai rejointe : « C’est lui qui va faire l’affaire. » Depuis que je voyais Betsie, fille un rien plus jolie que moi, sortir en sa compagnie était un enfer. Je faisais systématiquement office de second choix. Voilà pourquoi il me revenait de faire croire aux hommes qu’il n’y avait qu’une seule option : moi, Sofie Lakmaker.

    Pour tenir Betsie hors de la vue de Walter, je me suis proposée de renouveler nos consommations. Au bar, j’ai essayé d’établir un contact visuel avec lui. Il m’a regardée dans les yeux, l’air sacrément angoissé ; pour le rassurer, je lui ai offert la bière destinée à ma pote. « On pourrait se rouler une pelle », je lui ai dit. « J’aime pas les femmes qui font du rentre-dedans », il a répondu. J’ai hoché la tête, et on a commencé à se rouler une pelle.

    On s’est retrouvés une semaine plus tard au Lempicka. Dans ce bar, il m’a raconté qu’il était originaire du Limbourg, de Heerlen plus précisément, et que son grand-père avait découvert qu’il est possible de recycler l’huile de friture en biodiesel. Trouvaille qui expliquait la présence d’une piscine dans le jardin de ses parents. Je lui ai raconté qu’une fois le lycée terminé, je voulais faire des études de philosophie. Cette confidence lui a fait dire que j’étais de gauche. Ce à quoi j’ai rétorqué qu’il était de droite, puis je lui suggéré qu’on aille chez lui.

    Debout, assis, allongés sur le lit, on s’est embrassés pendant un bon moment ; au bout d’un quart d’heure, j’ai dit : « Allez, faisons ce qu’on a à faire. » Walter était en proie aux affres de la mort ; moi aussi d’ailleurs, mais j’estimais que je n’avais pas de temps à perdre. Il avait vingt-six ans, moi dix-sept, et c’est ça qui est fou : plus on a de temps, plus on se sent pressé. Je me souviens qu’il portait un caleçon un peu trop moulant, qui se fit plus moulant encore à mesure que s’esquissait sa semi-érection. En réalité, c’était son truc, la semi-érection, voilà pourquoi il lui fallait à chaque fois se branler avant de passer à l’action. Il y a eu un laps d’une ou deux minutes au cours duquel il a tenu à ce que je m’en charge, mais apparemment je n’ai pas mis assez de délicatesse pour tirer là-dessus.

    Certaines de mes copines étaient sorties très déçues de leur défloration. Elles disaient immanquablement : « C’était que ça ?... » Moi, j’ai trouvé ça dingue. Non tant au sens strictement positif du terme qu’à celui qu’on attribue à une catastrophe aérienne : ça dépasse l’entendement, on est en plein doute : sera-t-on jamais à même de raconter ce qu’on a vécu ? La bite de Walter était partout. Au bout d’un moment, il m’a dit : « Je veux qu’tu lui fasses un bisou. » J’ai trouvé ça grotesque, mais j’ai tout de même obtempéré. Si l’on s’abstient à chaque fois de faire ce qui nous paraît grotesque, on n’arrive jamais à rien.

    Après avoir éjaculé, Walter m’a dit : « Promets-moi qu’on fera plus jamais ça comme ça ? » Il voulait parler du fait qu’on n’avait pas utilisé de capote. Pourquoi ? je ne m’en souviens pas – il serait faux d’affirmer que ça s’est passé en moins de rien. Ça a duré des heures, tout ça. Il m’est arrivé de dire que j’avais perdu ma virginité sur Everywhere de Fleetwood Mac, et il est vrai que cette chanson est passée à un moment donné, mais il serait plus juste d’avancer que j’ai été déflorée sur toute l’histoire de la pop occidentale.

    Quand je me suis réveillée, Patrick se tenait dans l’encadrement de la porte. Patrick, le colocataire de Walter. Pour être honnête, je l’ai trouvé plus attirant que ce dernier. Il coiffait ses cheveux en arrière, à plat ; lui aussi venait du Limbourg, mais il s’exprimait avec un accent moins prononcé que Walter. En fait, Patrick m’avait tout l’air d’un connard, ce qui justement me plaisait. Au moins, il était quelque chose. Walter ressemblait plutôt au quidam à côté duquel on se trouve dans le métro et à qui, au moment de quitter la rame, on dit « Pardon » pour qu’il s’écarte. Oui, voilà à quoi ressemblait au fond Walter.

    Patrick cherchait sa cravate. Quand je me suis retournée pour m’enquérir de la chose auprès de Walter, j’ai constaté que ce côté-là du lit était déserté. Déjà parti au bureau, pour recruter des gens. Ne me demandez pas en quoi ça consiste. Ce qui est certain, c’est que ça rapporte gros. Walter travaillait pour la marie d’Utrecht, chose que je trouvais plutôt déprimante. Là résidait peut-être ma plus grande angoisse : travailler un jour pour quelqu’un quelque part. Surtout pour une mairie de province.

    Patrick, quant à lui, bossait dans une start-up d’Amsterdam. S’étant rendu compte que Walter n’était pas là, il a affiché un durable sourire. M’a demandé si nous avions passé un bon moment. Je lui ai répondu qu’on avait passé un sacré bon moment, ce qui parut le choquer. Il y a des gens qui ne raffolent pas de « sacré » ni de « sacrément ». Peut-être que l’emploi de tels mots, ça fait aussi trop rentre-dedans.

    Comme un quart d’heure plus tard, Patrick se tenait toujours dans l’embrasure de la porte, j’ai commencé à stresser. Après tout, j’étais nue comme un vers, ce qui ne lui échappait pas, à mon avis. Parler dans cette tenue à un costume auquel il ne manque que la cravate n’est pas sans conséquence sur l’équilibre des rapports entre êtres humains. Pour me tirer d’affaire, j’ai fini par dire : « Bon, je vais me plonger dans Quote 500. » Le bouquin détaillant les plus grosses fortunes du pays était posé sur la table de nuit, à côté de quelques autres qui vous expliquent comment gagner des mille et des cents en transpirant le moins possible. Suffit de transformer de l’huile de friture usagée en biodiesel, aurais-je envie de dire, mais il semble que ce ne soit pas la seule méthode.

    Peu après ma défloration, Patrick et Walter ont déménagé dans le quartier Zeeburg. Ils ont racheté l’habitation du maire nouvellement désigné, M. Van der Laan – lequel allait bien entendu occuper sa résidence de fonction sur le Herengracht. Le premier magistrat de la ville leur laissait un immeuble tout à fait convenable. Lianne, le béguin de Patrick, a aménagé les lieux ; il se trouve qu’elle avait un goût de chiotte. Sa profession – assistante dentaire – transpirait dans les choix qu’elle opérait en matière de mobilier. En fait, dans cette demeure de l’Ertskade, on avait en permanence l’impression qu’on allait se faire arracher une dent.

    Si jamais le saccage commis par Lianne ne suffisait pas, on pouvait compter sur Patrick. Lui laissait traîner des bouquins de Kluun partout. Je vous jure : où que l’on posât les yeux, il y avait l’un de ses titres à vomir. « Un type formidable », assurait Patrick dès que l’occasion se présentait. Ça me rendait folle. Malgré tout, il demeurait un interlocuteur plus agréable que Walter – auquel, entre-temps, je ne parlais pratiquement plus –, lui qui ne cessait de m’encourager à lire des ouvrages nous invitant à explorer notre corps. N’en ayant aucune envie, je préférais m’adresser à Patrick et à Lianne pendant le petit-déjeuner ou en des moments

    d’oisiveté. Avec ces deux-là, au moins, il y avait un peu d’animation, vous voyez ce que je veux dire… Lianne était très croyante ; pour la faire devenir chèvre, Patrick n’arrêtait pas de dire « nom de Dieu ! ». Il me gratifiait d’un regard espiègle, sur quoi on se mettait tous les deux à rire aux éclats. Un type formidable, ce Patrick.

    Le 22 novembre 2011, Walter a annoncé sur Facebook qu’il était célibataire et qu’il cherchait une petite amie. Furax, je lui ai téléphoné. Bien qu’il fût au volant, il a tout de suite répondu. Il avait un kit mains-libres. « Chérie, qu’il a dit, t’as dix-sept ans. » « Aha », j’ai rétorqué. Pendant un petit moment, je n’ai entendu que le bruissement ouaté de l’autoroute. Puis il a murmuré : « Si t’en avais eu vingt-trois, je t’aurais demandée d’emblée en mariage. » Ça aussi, bien sûr, c’était grotesque. Il y a des jours où je me demande comment les choses auraient tourné si on s’était passé la bague au doigt. À l’heure qu’il est, je serais probablement en train de travailler pour quelqu’un quelque part. Et ce ne serait peut-être pas si terrible que ça.

     

    traduction : Daniel Cunin

     

     


    Entretien avec Sofie Lakmaker (NL)

     

     

  • LE JOUJOU ISLAMISME

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    Lale Gül, Ik ga leven (Je vais vivre),

    Amsterdam, éditions Prometheus, 2021

     

     

    Dans un papier précédent, nous avons attiré l’attention sur les menaces dont fait l’objet la jeune Lale Gül à la suite de la parution de son premier livre. Voici une présentation de ce roman Je vais vivre qui devrait paraître en traduction dans plusieurs pays au cours des années à venir.

     

     

    « L’irremplaçable valeur de la bêtise réside

    dans la capacité de celle-ci à unir

    des groupes considérables de gens. »

    L. Gül

     

     

    Lale Gül, littérature, pays-bas, hollande, Turquie, islam

     

    Quelques phrases du pétulant Léautaud peuvent venir à l’esprit du lecteur alors qu’il referme Ik ga leven de Lale Gül : « Combien y en a-t-il qui osent, qui osent être soi, avoir le goût de leurs idées, mêmes singulières, même choquantes ? Il est vrai qu’il faut pour cela se sentir vraiment quelqu’un. […] Tout ce qui est roman ne m’intéresse guère. J’aime avant tout les livres qui racontent un individu, ou qui peignent une époque, le plus directement possible, presque en style d’affaires, et tous les romanciers du monde, à l’exception de Balzac, ne valent pas pour moi les mémorialistes, les anecdotiers, un Retz, un Chamfort, un prince de Ligne, un Stendhal… Je songe à la fantaisie, au laisser-aller, à la négligence même… » L’autobiographie romancée de la jeune Néerlandaise, qui a paru en Hollande au début de cette année, raconte bien un individu qui, sans guère de détour, peint son époque.

    Ik ga leven (Je vais vivre) est dédié à la grand-mère de Lale, décédée, semble-t-il, entre la remise du manuscrit à l’éditeur et sa publication ainsi qu’à Defne, sa petite sœur. En guise d’épigraphe, l’autrice a placé une citation empruntée à Nietzsche et cinq à Multatuli, l’auteur du Max Havelaar, autant d’appels à se délivrer de ce qui entrave notre liberté. Suit, sur 340 pages, l’histoire d’inspiration fortement autobiographique narrée par Büsra (= la bonne nouvelle), divisée en 36 chapitres et se refermant sur un long « Adieu », poème qui se termine par ce vers : À suivre (probablement).

    Multatuli 

    lale gül,littérature,pays-bas,hollande,turquie,islamDepuis quelques années, Büsra, la narratrice et alter ego de Lale Gül, regimbe à se conformer au moule dans lequel veut à tout prix la corseter sa famille d’origine turque et l’oppressante communauté musulmane qui contrôle le quotidien de ses ouailles immigrées à Amsterdam. D’emblée, la jeune femme âgée d’environ 20 ans donne le ton en s’adressant à son lecteur : « Que n’ai-je suivi le mouvement ! Tout cela ne me serait pas arrivé et l’on ne m’aurait pas reléguée au rang des réprouvées. […] Je vous entraîne dans mon récit. Espérons qu’il me permettra de lancer un pavé dans la mare. »

    Büsra a obtenu de vivre chez sa grand-mère paternelle obèse, impotente, incontinente et atrabilaire, et non plus sous le même toit que ses parents. Ceux-ci, les « géniteurs », partagent à quelques pas de là un logement vétuste de 48 m² avec leur fils Halil (18 ans) et la benjamine Defne (8 ans). Même si sa mère ne cesse de la surveiller, de lui téléphoner pour contrôler ses allées et venues, Büsra jouit ainsi d’une certaine liberté, à condition de tout faire ou presque en cachette. Sa grand-mère, qui a vécu le pire du fait de son mari, est l’une des rares à la soutenir.

    Née en Hollande et ayant grandi dans l’un des quartiers les moins favorisés et les plus dangereux des Pays-Bas, la narratrice est parvenue à s’extirper, au moins mentalement, de son milieu d’analphabètes. Elle poursuit des études de lettres, a deux jobs et entretient depuis trois ans une liaison avec Freek, un jeune d’origine hollandaise. Tous deux évitent de se montrer ensemble à Amsterdam : si jamais un membre de la communauté turque venait à reconnaître Büsra en compagnie du jeune homme, la foudre s’abattrait sur elle. Il est d’ailleurs hors de question qu’elle évoque ne serait-ce que l’existence de son amant ; en revanche, elle a été rapidement accueillie au sein de sa famille dont le père est un soutien convaincu du PVV, le parti de Geert Wilders.

     

    Lale Gül en couverture de l’hebdomadaire Le Point (10 juin 2021)

     

    À l’adolescence, grâce à son téléphone portable et à l’accès à des sites d’information, Büsra a commencé à s’évader de la cloche de verre turque qui l’isolait presque totalement de la société hollandaise. Puis elle a découvert l’univers des lettres en empruntant en cachette des livres à la bibliothèque. Comme elle a eu la chance de fréquenter des établissements non religieux (ce qui n’est pas le cas de sa petite sœur), elle est parvenue à contrebalancer le bourrage de crâne auquel on l’a soumise hebdomadairement à l’école coranique. Ainsi, elle est parvenue à développer un esprit critique, en particulier quant aux innombrables préceptes religieux et aux traditions très répressives pour les femmes qu’impose son milieu. Tous les interdits qui pèsent sur les jeunes musulmanes amènent la narratrice à mener une double vie. Illustration : sa mère et l’imam lui interdisent d’effleurer la moindre bouteille d’alcool et d’être dehors le soir ; à l’insu de tous, elle travaille dans un restaurant où elle sert du vin aux clients et elle trouve souvent un prétexte pour rentrer tard. Ses fréquentes absences finissent toutefois par éveiller la suspicion de ses proches (mère, père, sœur, oncle, copines) qui s’en prennent violemment à elle ou lui tournent de plus en plus le dos. Quand sa mère – tyran qu’elle affuble des surnoms les plus dénigrants –, habituée à fouiller dans ses affaires, finit par découvrir qu’elle prend la pilule, les choses empirent encore. Büsra, qui a décidé de rompre avec Freek puisqu’ils ne peuvent vivre leur amour que sous la contrainte, fait un grand pas vers la liberté en renonçant pour de bon, et à tout moment de la journée, à porter le hidjab. Le point de non-retour est pour ainsi dire atteint. 

    lale gül,littérature,pays-bas,hollande,turquie,islamSi Lale Gül nous offre une chronique familiale dominée par les tensions et les non-dits, celle-ci se double d’une certaine façon d’une étude anthropologique : l’autrice ne délaisse absolument pas le contexte sociétal et médiatique d’un pays où l’immigration de populations musulmanes peu éduquées n’est pas sans poser maints problèmes. D’autant que certains pans de ces communautés refusent toute liberté à leurs membres « qui n’ont pas de zob entre les cuisses ». Le récit est entrelardé de réflexions plus ou moins longues inspirées à la narratrice par ses proches, des tiers ou encore quelques phénomènes de société. « Formuler des critiques est une question de savoir-vivre, de civilisation, cela n’a rien à voir avec une quelconque exigence de décence. La décence, c’est pour les cannibales qui, soucieux des bonnes manières de la table, mangent les personnes qui osent se livrer à la satire. »

    La romancière aborde sous de nombreux angles toutes les questions qui peuvent tourmenter une jeune fille : scolarité, sexualité (un tabou, mais aussi des pages entières réussies sur les parties de jambes en l’air de Büsra avec son premier amour), vie de famille, crimes d’honneur, mariages forcés, frustrations et interdits divers (elle ne peut jamais passer une soirée, encore moins une nuit, avec son copain ou avec des amies), désirs, contrôle social… Parallèlement, elle survole quelques sujets de politique internationale ou intérieure, par exemple l’influence de la culture occidentale sur les jeunes immigrés, le rôle des États-Unis et d’Israël, la présence de nombreuses personnes originaires du Maroc, de Turquie ou encore du Suriname dans certains quartiers hollandais (« La probabilité que les Turcs éprouvent un sentiment de loyauté vis-à-vis des Pays-Bas est plus petite encore que l’orifice anal d’une souris. »)

    À travers une prose enlevée, d’une grande richesse lexicale et regorgeant d’humour, qui mêle langage soutenu et langage familier, voire vulgaire, Lale Gül montre qu’elle a acquis une connaissance assez phénoménale de l’humain en même temps que de la société patriarcale d’où elle est issue et de la société occidentale dont elle sait percevoir nombre de facettes positives ainsi que bien des travers (le parti socialiste qui prône le progrès social tout en caressant dans le sens du poil Millî Görüs, organisation qui asservit les jeunes filles). Elle a pris assez tôt conscience de l’importance que représente la maîtrise d’une langue tant à l’oral qu’à l’écrit. Cela suffit à créer un gouffre irréversible entre son environnement et elle-même.

    lale gül,littérature,pays-bas,hollande,turquie,islamOn lit une critique féroce des mentalités archaïques que défendent bien des musulmans, certaines femmes plus encore que les hommes. Ce sont les femmes qui en prennent d’ailleurs pour leur grade – bien plus que les religieux –, d’autant que Büsra/Lale se différencie de la plupart d’entre elles, tant elle aspire à affirmer sa personnalité, tant elle goûte la solitude, le beau, tant elle refuse d’accepter que les garçons et les hommes jouissent d’un traitement de faveur.

    La France apparaît à quelques reprises dans le récit, soit à propos du positionnement des Turcs relativement aux attentats (Charlie Hebdo), soit au sujet du bras de fer auquel on assiste depuis un certain temps entre Macron et Erdoğan (appel au boycott des produits français dans les mosquées turques). Je vais vivre est un livre décapant qui pose le doigt sur nombre de réalités que l’on préfère ignorer ou masquer tant du côté des allochtones que des autochtones. Pressentant le trouble qu’allait susciter le livre, Büsra/Lale renvoie ses futurs détracteurs à leur étroitesse d’esprit, à leur aveuglement.

     

    Daniel Cunin

     

     

     

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  • «Je n’écris pas, je gueule !»

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    Premiers pas en compagnie de Fritz Vanderpyl

     

     

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    En plein été 1920, T. S. Eliot dîne dans un restaurant parisien. En quelques coups de crayons, le poète croque la scène qu’il adresse le 22 août au romancier britannique Sydney Schiff. Cette esquisse montre un garçon moustachu, plateau à la main, qui vient sans doute prendre une commande auprès de quatre messieurs attablés, en pleine discussion, tous portant un couvre-chef. Au-dessus de chaque chapeau, le futur prix Nobel a inscrit les initiales de son propriétaire, soit, de droite à gauche : T.S.E pour Thomas Stearns Eliot ; J.J. pour un James Joyce affublé de lunettes ovales ; W.L. pour Wyndham Lewis et F.V. pour un homme à la barbe hérissée de sanglier, qui, tenant le crachoir en agitant les bras, semble déconcerter le serveur : Fritz Vanderpyl. « We dined with Joyce in Paris, écrit Eliot à son correspondant, as you will I am sure be interested to know. Fritz Vanderpyl, a friend of Pound and myself, was also present, and I enclose a sketch (by me) of the party. » Un ami d’Ezra Pound, ce Fritz ? Les Cantos mentionnent en effet le personnage : « Beer-bottle on the statue’s pediment ! / That, Fritz, is the era, to-day against the past, / ‘‘Contemporary.’’ And the passion endures. / Against their action, aromas. Rooms, against chronicles. » (Canto VII, 48-51) Et : « Fritz still roaring at treize rue Gay de Lussac / with his stone head still on the balcony ? »  (Canto LXXX, 590-591).

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    James Joyce chez Hermine et Fritz Vanderpyl

     

    À l’époque en question, Vanderpyl est français, nationalité acquise en 1915 pour avoir servi la France, au sein de la Légion étrangère, contre le Boche. Et il habite bien au 13, rue Gay-Lussac (Ve arrondissement), adresse où il passera plus d’un demi-siècle avec Hermine, l’Arlésienne qu’il a épousée en 1912. Au fil du temps, leur logement cossu s’est transformé en un musée abritant quelques œuvres des artistes parmi les plus célèbres de l’époque, dont maints portraits de l’occupant des lieux. Il faut dire que « le gros Fritz » a fréquenté maints sculpteurs ainsi que tous les manieurs de pinceaux que comptait la France entre 1900 et 1965, année de sa mort à l’âge de 88 ans.

    fritz vanderpyl,guillaume apollinaire,peinture,arts,paris,littÉrature,pays-bas,hollande,france,lÉgion ÉtrangÈre,valminck,picasso,andrÉ derain,guerre,vaucluseConnu comme le loup blanc dans la capitale, célèbre de la Closerie des Lilas au Deux-Magots, il fait partie durant l’entre-deux-guerres des critiques d’art et culinaires les plus réputés. Écrivain aujourd’hui totalement oublié, il n’a pas moins marqué son temps par son enjouée et fougueuse personnalité : « Je n’écris pas, je gueule ! », ne redoutant pas de faire à l’occasion le coup de poing.

    Son premier titre, intitulé Van geluk dat waan is, voit le jour à La Haye en 1899 ; de ce recueil de poésie, Jeanne Reyneke van Stuwe, femme de lettres qui s’apprêtait à épouser le célèbre poète Willem Kloos, dira : « C’est plein de bonnes intentions, mais en tant qu’ensemble, je crois que ça n’a pas grande valeur artistique. » Un autre critique, Albert Rehm, noircit dix pages pour descendre en flamme ce « bonheur qui n’est qu’illusion... »

    La Haye, c’est tout simplement la ville où est né le 27 août 1876 notre gourmet en herbe sous le nom Frits René van der Pijl. À l’époque où il entre en littérature, le Hollandais quitte en réalité son pays où il ne reviendra jamais vivre. Des différends avec son milieu bourgeois catholique l’ont persuadé de tenter sa chance à Paris ; ses déceptions amoureuses et l’accueil glacial que ses vers ont reçu ne sont sans doute pas non plus étrangers à ce choix.

    fritz vanderpyl,guillaume apollinaire,peinture,arts,paris,littÉrature,pays-bas,hollande,france,lÉgion ÉtrangÈre,valminck,picasso,andrÉ derain,guerre,vaucluseLes premiers temps, il mène une existence précaire, dormant quelque fois sous les ponts. En guise de gagne-pain, il va même jusqu’à se risquer à visser des boulons, perché sur le flanc d’un pilier de la tour Eiffel. Bientôt toutefois, grâce à sa connaissance des langues, il se fait guide pour les touristes étrangers, en particulier au Louvre. Le roman Le Guide égaré (1939) nous replonge dans les vagabondages du polyglotte. Un beau jour, il passe ainsi quelques heures avec un client répondant au nom de Jack London ; son témoignage sur le fécond prosateur américain semble être le seul conservé relativement au bref séjour de ce dernier à Paris.

    Parallèlement, Fritz noue très vite des liens dans les cercles artistiques. Dès 1903, commençant à faire sienne la langue française, il donne à la revue parisienne L’Œuvre d’art international quelques articles sur les lettres néerlandaise. En 1907, « L’Abbaye », éphémère phalanstère d’artistes fondé par le poète Charles Vildrac et Georges Duhamel, publie du Néerlandais le recueil Les Saisons douloureuses. À la même époque, son nom apparaît, à côté de celui d’Apollinaire, sur la couverture du périodique en vue Vers et Prose. Le journal inédit de Vanderpyl nous conduit d’ailleurs à bien des reprises tant dans les brasseries que fréquente l’auteur d’Alcools qu’à la table de ce dernier, lequel, dans sa bibliothèque, possède deux ouvrages de Fritz : l’essai sur la peinture Six promenades au Louvre. De Giotto à Puvis de Chavannes (1913) et le poème multilingue Mon chant de guerre (1917). Dans l’entourage d’Apollinaire évolue Arthur Honneger. En 1917, ce dernier compose Nature morte pour voix et piano sur un poème de Vanderpyl. Ce que l’on peut découvrir en juillet 1919 dans le deuxième et dernier numéro de L’Arbitraire, revue créée le mois précédent par Vanderpyl et à laquelle collaborent par exemple son ami Guy-Charles Cros et feu Apollinaire. Les péripéties de la vie d’un jeune artiste étranger dans le Paris de la Belle Époque, le Haguenois nous en fournit maintes impressions dans le roman Marsden Stanton à Paris qui paraît en quatre livraisons dans le Mercure de France (1916).

    fritz vanderpyl,guillaume apollinaire,peinture,arts,paris,littÉrature,pays-bas,hollande,france,lÉgion ÉtrangÈre,valminck,picasso,andrÉ derain,guerre,vaucluseAyant ainsi fait ses armes tant au sein des troupes françaises que dans des revues et sur le champ de bataille des Salons de peinture et de sculpture, Fritz ne va dès lors plus cesser d’arpenter les trottoirs parisiens pour rendre compte dans la presse de toutes sortes d’expositions. Dans Peintres de mon époque (1931), il réaffirme, sans concession, ses conceptions picturales en proposant un portrait de 16 artistes :  ses grands amis Maurice de Vlaminck et Maurice Derain, Picasso chez qui il lui arrivait de passer des vacances, Van Dongen bien sûr…

    En parfaite adéquation avec sa corpulence, son appétence des bonnes tables et sa connaissance des vins le conduisent à s’affirmer comme un pétulant critique gastronomique ; on le voit par exemple, en 1925, proposer une recette de filet de kangourou. L’écrivain béarnais Jacques Dyssord remet cependant en doute ses talents de cuisinier : « Nous sommes encombrés en ce moment d’un tas de types qui ne parlent que de cuisine, le Bien manger, recettes pour ceci, recettes pour cela. Eh ! bien, essayer d’en faire une, de leurs recettes. Il n’y a pas moyen. C’est de la saloperie. Il y a un type qui s’appelle Vanderpyl qui jaspine là-dessus dans le Petit Parisien. Eh ! bien ma femme a essayé de faire une de ses recettes. C’est pourtant une bonne cuisinière. Eh ! bien, ça n’a pas été possible. Ils inventent, ces gens-là. Ils vous montent le coup. Je vous dis, il n’y a pas moyen.* » De son coté, T. S. Eliot goûtait fort la chronique culinaire de Vanderpyl : « He wrote to Sydney Schiff on 3 April 1922, suggesting that he should meet Fritz Vanderpyl, a friend of his and Pound’s whom he had met on his visit to Joyce in 1920, because he was “an archimage in the arts of eating and drinking” and would be able to introduce Schiff to “good restaurants”. Eliot applauded Vanderpyl’s “very learned articles on Cuisine” in the Petit Parisien and expressed his desire to publish some of these articles in the UK. He was trying to grasp the attention of European artists and writers to contribute to The Criterion to add that necessary element of internationalism he desired for the review.** »

    Pendant la guerre 1939-1945, Vanderpyl continue de publier plus ou moins hebdomadairement sur ses sujets de prédilection. Cette collaboration à des journaux sous contrôle allemand, ainsi que la publication, en 1942, d’une brochure aux relents antisémites intitulée L’Art sans Patrie, un Mensonge. Le pinceau d’Israël, font qu’il figure, à la Libération, parmi les auteurs infréquentables sur la liste diffusée par le Comité National des Écrivains. Ainsi que le relate son ami Paul Léautaud, Vanderpyl connaît alors une période de vaches maigres. Le naturalisé se remet toutefois bientôt à publier. En 1950, il donne une bien mince anthologie : Poèmes. 1899-1950 ; en 1959, un troisième roman : De père inconnu. Il semble avoir poursuivi une activité de critique pour des périodiques réunissant essentiellement des hommes frappés par les foudres de l’épuration.

    Vanderpyl, F. Desnos, chez P. Léautaud, par F. Desnos

    fritz vanderpyl,guillaume apollinaire,peinture,arts,paris,littÉrature,pays-bas,hollande,france,lÉgion ÉtrangÈre,valminck,picasso,andrÉ derain,guerre,vaucluseDans un livre de souvenirs, le Hollandais Jean Schalekamp, non sans forcer le trait, évoque Fritz auquel il rend visite dans les années cinquante : « L’un des Néerlandais les plus singuliers et curieux qu’il m’ait été donné de rencontrer. […] Au sens strict, il était poète, écrivain et critique d’art de métier, en rien un Hollandais. Il ne se souvenait même plus du moindre mot de sa langue maternelle. Aussi étonnant cela puisse-t-il paraître, il parlait un français irréprochable mais toujours, au bout de près de soixante ans, avec un fort accent batave. […] C’était un replet octogénaire à la barbichette et la moustache blanches soignées, un personnage tout droit sorti de ce XIXe siècle à la fin duquel il avait gagné Paris pour ne plus jamais en repartir. […] Il était une figure de légende qui avait vécu à une époque de légende. Verlaine, Apollinaire, André Salmon, Max Jacob, Alfred Jarry, Picasso, Maurice de Vlaminck, Van Dongen, Juan Gris, Braque, Kisling, Chabaud, Foujita, les morts comme les vivants, il les avait tous connus, avait trinqué avec eux et refait le monde dans le bistrot du père Azon et dans d’autres cafés de Montmartre ou de Montparnasse. Les murs de son logement disparaissaient sous des tableaux et les portraits – cadre contre cadre – que ces artistes avaient faits de lui. Une valeur de plusieurs dizaines de millions, estimai-je. De derrière une petite pendule, il sorti un petit Kisling caché là car il ne le trouvait pas beau. Une pièce aux portraits, une pièce aux natures mortes et aux bouquets, une autre réservée aux fauvistes et aux surréalistes. Ainsi que quelques cubistes, même s’il ne les appréciait pas trop. Pendant des années, Picasso lui en avait voulu, racontait-il, car dans son livre Peintres de mon époque, il avait écrit à son sujet qu’il savait dessiner, mais quant à peindre… ‘‘Alors, tu fais toujours ton sale métier ?’’ lui avait lancé le maître il n’y avait pas si longtemps encore. ‘‘Je ne sais plus où les mettre, se plaignait-il, il y en a je ne sais combien au grenier. Je n’ai tout simplement plus de place ici.’’ J’aimerais bien, me suis-je dit, qu’il m’en donne quelques-uns, mais il n’est pas allé jusque-là.*** »

    Fritz Vanderpyl a été inhumé à l’Isle-sur-la-Sorgue. Le Vaucluse, où il séjournait régulièrement, lui tenait à cœur. Il retrouvait dans la région deux de ses grands amis, les peintres Auguste Chabaud et Jean-Marie Fage. À ce département, il a d’ailleurs consacré un livre (inédit). Il reste à découvrir d’autres écrits non publiés, en particulier son journal ainsi qu’un essai sur Rembrandt. (à suivre...)

     

    Daniel Cunin

     

     

    * Paul Léautaud, Journal littéraire, t. IV, p. 100, mardi 12 décembre 1922.

    ** Voir la thèse de Fadia Mereani, Gastronomy, culture, and religion in late T.S. Eliot, Middle Tennessee State University, 2017, p. 71.

    *** Dr. Freud heeft hier gewoond, Parijse kroniek jaren '50, Amsterdam, Arbeiderspers (coll. Privédomein), 1998, p. 196-197.

     

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    Fritz René Vanderpyl, peint par son ami Ferdinand Desnos

     

     

  • Livrées à elles-mêmes

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    La Confession de Nadia Dala

     

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    Nadia Dala - photo Lies Willaert 

     

     

    Journaliste, enseignante et ancienne reporter, Nadia Dala a publié plusieurs essais en néerlandais portant sur le monde arabophone ou la société multiculturelle flamande. Arabisante, elle a vécu en Égypte avant de s’établir aux États-Unis où elle a enseigné et poursuivi ses recherches universitaires. Mais Nadia Dala est aussi romancière : Waarom ik mijn moeder de hals doorsneed (Pourquoi j’ai tranché la gorge de ma mère) et De biecht (La Confession) sont les deux titres qu’elle a signés à ce jour. Le délire humain, espace où le mal essaie d’épouser le bien, y occupe une place centrale.

    ND2.jpgCernant une relation mère-fille extrêmement malsaine, le premier roman dévoile une prose à la fois accomplie et puissante qui a marqué les lecteurs : narrées à travers les yeux d’une enfant qui n’a pas encore 10 ans, plusieurs scènes âpres soulignent une obsession du corps, nous faisant passer par des évocations masochistes, incestueuses, voire scatologiques d’une mère dont le mal-être et les mécanismes d’introjection ont des conséquences dévastatrices sur sa progéniture. Une confusion des sentiments portée à son paroxysme, accentuée qu’elle est par une quête spirituelle qui déraille de bout en bout, du tout au tout.

    La Confession met également en scène deux sœurs nées dans un milieu mixte, livrées bientôt à leur sort. La mère n’étant pas au centre de la narration, l’imprégnation du catholicisme est bien moins marquée que dans l’œuvre précédente. Cette fois, c’est la perversité du père qui va peu à peu se faire jour. À lire ci-dessous un bref résumé de ce roman ainsi que deux extraits en traduction.

     

    Anversoises, Marie et Frie Darsie sont deux orphelines, leurs parents – mère flamande, père d’origine nord-africaine – sont morts dans un accident de la circulation. La seconde, vient de franchir le seuil de la quarantaine, la première a deux ans de moins. Depuis longtemps, elles n’ont plus de contact l’une avec l’autre.

    Marie s’est fait une place dans le journalisme, mais souffrant de troubles psychiques, elle a été renvoyée de son poste. La face sombre d’une rédaction de presse affleure dans bien des pages en même temps que la révolte qui habite cette femme. Perdant toujours plus le nord, ayant une piètre estime de soi, elle se voit malgré tout offrir une dernière chance : réaliser l’interview de sa sœur qui vient d’être emprisonnée pour avoir apporté son soutien à son amant, un baron de la drogue.

    Cette confrontation va conduire Marie – narratrice qui, par endroits, s’adresse au lecteur et qui, dans d’autres passages, sans doute pour tenter d’échapper à ses démons, préfère substituer au « je » une « elle » – aux confins de ce qu’elle a pu refouler depuis l’enfance. La confession qu’elle attend de sa sœur ne va-t-elle pas se retourner en la nécessité de se confesser à elle-même ce qu’elle a refusé jusqu’alors de regarder en face ? Va-t-elle sombrer pour de bon ? Va-t-elle se relever comme le laisse peut-être espérer l’épigraphe empruntée à Balzac : « La résignation est un suicide quotidien », ou comme le suggèrent les intermèdes intitulés « Casablanca », Casablanca à la fois lieu d’évasion sur des plages de l’Atlantique et mot de passe que les sœurs s’échangeaient pendant leur enfance dans l’espoir de se protéger du monstre ?

     

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    Visite à la prison

     

    Dans les minutes qui suivent, la conversation se poursuit avec une étonnante facilité. Nullement contrariée par les remords ou les sentiments conflictuels, Frie confesse dans le détail ce qui la lie au baron de la drogue. Comment, jusqu’à son arrestation, il lui a fait croire qu’il était innocent. Innocence dont elle est d’ailleurs toujours persuadée. Ce pour quoi on l’a arrêtée, ça lui échappe complètement. D’un haussement d’épaules accompagné d’un petit rire, elle rejette les accusations qu’on porte contre sa personne. Je consigne, mot pour mot, tout ce que j’entends et vois. Jusqu’au moment où elle s’adresse à moi. Et d’une simple question me dépouille de tout mon zèle : Comment les choses ont-elles pu mal tourner pour toi, petite sœur ?

    De nouveau, elle m’attrape la main. Cette fois, un spasme me traverse, me fige. Est-ce moi qui ai besoin d’aide ? Moi qui suis maudite ? Peut-être, qui sait… À cette idée, je sens mes doigts qui tiennent le bic bleu s’amollir.

    À côté de nous, un homme recule sa chaise. Il se redresse, se lève, tâte maladroitement les deux poches de son pantalon, frotte la barbe naissante de son menton. Il cherche, semble-t-il, à se donner une contenance. Puis il se jette avec fougue dans les bras du jeune homme qui lui fait face. Jusque-là, ce dernier, assis l’air hébété à la table des aveux, avait regardé dans le vide. Père et fils fusionnent en une chaude embrassade. Tous deux partagent le même menton fuyant ainsi que des oreilles qui saluent le monde autour d’eux. Le premier engoncé dans cravate et costume. Le second, dans un survêtement Adidas bleu-jaune. Lequel du papa coulant ou du fils à son papa a enfreint la loi, la question ne se pose pas. Une partie de mon être aspire à suivre l’exemple de ce visiteur et d’ainsi me jeter au cou de la sœur qui me fait face, elle qui porte le même patronyme que moi. Oublions cette désagréable aventure ! Frie n’a absolument rien à voir avec ce baron de la drogue ! Pareille accusation est d’une absurdité… ! (p. 118-120)

     

     

    Un jeu de l’enfance

     

    photo Lies Willaert 

    ND4.jpg« On recommence ! » Roucoulant de plaisir, je place la plante de mes pieds contre celles de ma grande sœur. « Encore une fois ! » Des éclats de rire emplissent notre chambre. Les mules sont éparpillées sur le balatum, à côté des petites chaussettes brun-jaune qu’on a enlevées à la hâte. Couchées chacune sur son lit, pieds nus en l’air, nous pédalons à l’unisson. Ce sont les meilleurs moments, les plus beaux moments. La plante de ses pieds sont les pédales de mon vélo, les miennes sont ses pédales à elle. En alternance, j’effectue cinq tours en appuyant sur les pédales en même temps que les roues de Frie tournent, puis j’en effectue cinq en rétropédalant. Quand j’avance, elle rétropédale, et vice-versa. Aucun stylo ne saurait décrire la joie qui inonde nos cœurs ; ma sœur et moi ne faisons qu’une. Jusqu’à présent, nous avons toujours tout partagé.

    Pendant ces balades à vélo, nous nous procurons l’une l’autre le plaisir le plus complet et le plus innocent de l’enfance. Au plus profond de moi, il n’y a de place que pour une seule autre personne : Frie-Fra-Fro, ma grande sœur.

    Comme elle est plus grande que moi, je lève sur elle des yeux admiratifs. D’un geste maternel, elle me prend la main : « Tant que tu m’écoutes, tout ira bien. » Je lui fais confiance en tout, y compris en tout ce qu’elle dit, jusqu’à la radieuse infinitude des temps.

    Nous avons chacune un petit lit dans la même pièce exiguë. Une fois sous les draps, nous entendons la respiration de l’autre ; c’est sur le halètement régulier de Frie que je m’enfonce peu à peu dans le sommeil tandis qu’elle garde ma main serrée dans la sienne.

    « Tu ne me lâcheras jamais, promis ? » Mille et mille fois, mon ange gardien en sueur l’a juré : Non. Une promesse gravée dans des tablettes dorées. Le monde entier autour de nous peut sombrer dans le néant, Frie n’agrippera pas moins ma main pour me guider vers des lieux plus sûrs. Telle est sa tâche, ce sur quoi je me repose.

    Tant que nous nous tenons fort par la main, nous sommes en sécurité. Il ne s’approchera pas. Cela aussi, nous nous le sommes répété. Notre geste recèle l’alliance sororale à laquelle personne ne peut avoir accès. Il dresse un mur impénétrable entre les sœurs Darsie et l’homme, la brute, le monstre qui envahit parfois, la nuit venue, notre chambre.

    Depuis de nombreux mois, notre pacte fonctionne. Mais cette nuit, l’une des deux mains vient de lâcher l’autre. (p. 146-148)

     


    Entretien en français avec Nadia Dala

     

     

     

  • Menacée de mort…

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    Islamisme : menacée de mort, la jeune romancière Lale Gül veut vivre !

    Menacée de mort… à cause de Je vais vivre ! Lale Gül vient de publier un premier roman largement autobiographique qui décrit l’enfance et la jeunesse d’une jeune femme dans un milieu turc musulman. Depuis, à l’image d’un Salman Rushdie, elle vit cachée, à 23 ans seulement, visée par de nombreuses menaces de mort.

     

    Les Pays-Bas sont décidément à la pointe des « affaires » littéraires ces derniers temps. Après la triste polémique Gorman/Rijneveld, qui a vu la seconde renoncer à traduire la première pour des raisons « racialistes », voire carrément racistes, voici que nous apprenons que la jeune romancière Lale Gül, vingt-trois ans, est menacée de mort. En cause ? Un premier roman publié le mois dernier, qui retrace de manière indirecte et littéraire son enfance et sa jeunesse au sein d’une famille turque immigrée.

    En voici un extrait :

    « Écouter, jouer de la musique : interdit. Donner un rendez-vous : pas le droit. Fréquenter des personnes du sexe opposé : illégal. S’habiller avec élégance et se maquiller : inapproprié. Rester dehors le soir : pas autorisé. Regarder des films ‘‘immoraux’’, des séries ‘‘infectes’’ : inacceptable (je ne parle pas de porno, juste de films où l’on échange un baiser). Célébrer un anniversaire ou d’autres fêtes d’infidèles : hors de question. Travailler avec des hommes : proscrit. Sortir danser ou assister à un festival : prohibé. […] Suis-je donc condamnée à vivre comme une grasse plante d’intérieur ? Suis-je censée aller vers un mariage d’où tout sexe a été dégagé avant même que ça n’ait commencé, parce que mes géniteurs ont choisi pour moi une exsangue bite coranique totalement dénuée d’humour ? Puis me transformer en poule pondeuse comme toutes les femmes de mon entourage ? Et ronger ainsi mon frein le reste de mon existence ? Est-ce là ma raison de vivre ? Ma tragédie réjouit-elle donc Dieu ? »

    Ainsi s’exprime Bürsa, héroïne du roman Ik ga leven (« Je vais vivre ») de Lale Gül, jeune femme née en 1997 à Amsterdam de parents analphabètes, arrivés peu avant de Turquie. Âgée de vingt-trois ans aujourd’hui, elle a une sœur de dix ans et un frère de vingt ans, lequel serait apparemment le seul de toute la famille à la défendre.

     

    Signature en librairie 

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    Une existence sous une cloche de vert islamique

     

    Lale Gül grandit dans un quartier défavorisé et peuplé d’immigrés, essentiellement des communautés turques et marocaines, totalement musulmanes, à l’exception de chrétiens originaires du Surinam – dont la nourriture est moquée à Noël, traitée comme de la merde parce que non halal. Parmi les rares Néerlandais autochtones, on compte les professeurs. Le week-end, Lale se rend à l’école coranique où on lui dit quoi manger, comment se tenir, de même qu’on lui inculque à marche forcée une haine tenace contre les États-Unis et plus encore contre Israël.

    Les cinq membres de la famille partageant un petit logement de 60 m², elle n’a jamais de chambre à elle. Sa vie est ainsi totalement cadrée, enserrée dans une culture turque et la religion musulmane : tout le monde autour d’elle croit dur comme fer au Allah du Coran.

    Sa mère – aujourd’hui malade – étant femme au foyer, elle n’a pas appris le néerlandais, a même refusé de l’apprendre ; elle fait ses courses dans des magasins turcs, ne regarde que les chaînes turques, etc. Le père de Lale a suivi des cours de langue pour trouver un emploi (il est facteur et agent de nettoyage dans les trains), mais a toujours du mal aujourd’hui à formuler des phrases correctes. Autrement dit, une vie en vase clos, entre voisins turcs, magasins turcs et la mosquée qui diffuse la propagande d’Erdoğan : par exemple, distribution (à la petite sœur de Lale) de dépliants pour boycotter les produits français à la suite des mesures annoncées par Macron contre l’islamisme.

    Enfant, explique la romancière, elle ne songe pas à remettre en cause une telle éducation puisqu’elle ne connaît pas l’existence d’autres cultures, d’autres modes de vie et de pensée. C’est alors que, adolescente, elle découvre l’existence des bibliothèques : elle s’y rend fréquemment, dévorant des livres « interdits » qui, témoigne-t-elle, lui apprennent à aimer la langue et la culture néerlandaise. Ses yeux s’ouvrent : elle entame des études de lettres et finit, à l’âge de dix-neuf ans, par se découvrir athée – ce que ses parents ignoraient jusqu’à la publication de Je vais vivre.

    Mais, à qui parler de ce qu’elle vit, de ce qu’elle ressent, des changements qui s’opèrent en elle ? Lale Gül ne peut partager ses sentiments avec la moindre femme de sa communauté d’origine ; dès lors qu’elle prend ses distances d’avec la religion, ses meilleures amies du secondaire lui tournent en effet le dos, ne voulant plus lui parler. Elle ose tout de même adresser une série de questions, par courriel, à un imam sur l’excision, l’assassinat de Theo van Gogh, le traitement que réserve l’islam aux homosexuels, l’hypocrisie dans le traitement différent des hommes et des femmes (les filles doivent rester vierges, les garçons ont le droit « de décharger »), etc. Elle ne reçoit aucune réponse réellement argumentée.

     

     

    Ouverture amoureuse et premières pressions


    LG1.jpgLa solution est dans une nouvelle transgression aux yeux de son milieu : elle fréquente en cachette un jeune homme néerlandais, dont elle est amoureuse, et qui l’accueille chez lui. Elle peut respirer dans cette maison et parler de tout avec cette famille où elle est la bienvenue, chose impensable dans son milieu d’origine qui ne tolère aucune greffe impure. Elle découvre alors la liberté d’aller et venir, de se vêtir à sa guise, d’aborder tous les sujets, en particulier la sexualité, sujet tabou dans son milieu d’origine…

    Elle doit se faire discrète pour goûter d’un peu de cette liberté : elle se prétend caissière dans un supermarché alors qu’elle travaille dans la restauration – une jeune musulmane qui sert du vin dans un restaurant ! Cette double vie – amoureuse, estudiantine, préprofessionnelle – lui permet de survivre dans une société parallèle qui n’a rien à voir avec les valeurs européennes qu’elle fait dorénavant siennes.

    Elle commence à revisiter sa vie, à saisir les contours de cette prison invisible, qui ne lui autorise aucune liberté de pensée, d’action et de croyance. C’est l’histoire d’une femme qui éprouve le profond désir d’échapper à un destin dicté d’avance, grâce à des prises de conscience dont certaines restent à venir. Aujourd’hui encore, elle s’interroge sur ce qui a rendu cette libération possible, quand beaucoup de ses amies d’enfance sont toujours voilées, mariées de force, totalement soumises.

    Ses écarts entraînent par ailleurs des mises en garde de plus en plus insistantes, qui lui sont adressées directement ou à sa famille. Comme on considère, dans ces milieux, les gens comme un collectif, la famille entière de la jeune femme subit les pressions de l’extérieur. Si Lale Gül souligne l’absence de sens critique de ses parents devant de telles injonctions, elle en comprend cependant les raisons : l’origine réside dans le manque d’éducation.

     

    Entretien télévisé

     

     

    Le choix romanesque

    À force de lire les grandes œuvres de la littérature, Lale Gül fait un constat : aucun personnage principal ne ressemble au sien dans les lettres néerlandaises. C’est alors qu’elle décide de publier, sous la forme romanesque, un récit de sa vie : Bürsa devient son double. Elle porte le nom d’une ville du nord-ouest de la Turquie, au sud d’Istanbul, connue notamment pour avoir été la résidence des sultans ottomans au XIVe siècle.

    Elle commence par suivre un atelier d’écriture du romancier Kees ’t Hart, puis poursuit, seule, son roman, qu’elle met moins de deux ans à terminer. Se réclamant de l’écrivain Multatuli, auteur du Max Havelaar qui vient d’être réédité dans une traduction de Philippe Noble révisée, elle tire des épigraphes de son œuvre.

    Dans son roman, elle prend soin de ne pas mentionner que son héroïne tourne le dos à la religion, de ne pas ridiculiser Dieu comme peuvent le faire certains écrivains (Gerard Reve) ou polémistes. Mais elle se doit de dire dans le même temps ce qu’elle a vécu, l’étouffement, l’incompréhension, les non-dits… dans une forme qu’elle souhaite néanmoins fictive. La mère est une cible toute trouvée, bien plus que la religion.

    Le 6 février 2021, le roman de trois cent cinquante-deux pages est publié aux éditions Prometheus. Il est intitulé Ik ga leven : « Je vais vivre ».

     

    L'affaire Lale Gül, une occasion de se distancier de la pensée de Ferry et de celle de Renan, selon l’auteur Paul Cliteur

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    Une Salman Rushdie hollandaise

    En moins d’un mois, le roman atteint le top 10 des ventes nationales, suscitant dans le même temps une polémique qu’on aurait pensé ne jamais revoir aux Pays-Bas. Comment est-ce possible ? Comment de telles menaces sont encore possibles dans un pays où le réalisateur et gauchiste républicain Theo van Gogh a été égorgé par un islamiste (2004), dans un pays que l’écrivaine néerlando-américaine d’origine somalienne Ayaan Hirsi Ali a fini par quitter, elle qui avait déjà dû fuir à plusieurs reprises, notamment la Somalie, en raison de persécutions puis d’un mariage forcé ?

    Comme Aslı Erdoğan, en raison de ses engagements, ou Salman Rushdie au lendemain de la publication des Versets sataniques (1988), Lale Gül se voit prise à partie de tous les côtés. La puissante fondation Millî Görüş (organisation islamique : « Vision nationale », qui opère dans plusieurs pays d’Europe occidentale en chapeautant des centaines de mosquées) diffuse des propos largement exagérés et mensongers sur le livre, menaçant également d’intenter un procès contre la jeune femme. Le parti islamiste hollandais Denk se sert de la jeune femme, en en faisant l’égérie de l’islamophobie, pour sa campagne des législatives, au terme de laquelle il obtient trois sièges, le même nombre qu’il y a quatre ans.

    Instrumentalisée par les mouvements islamistes, Lale Gül devient naturellement la cible des réseaux sociaux : elle reçoit des milliers et des milliers de messages d’insule, ainsi que des menaces de mort, des photographies d’armes, de têtes de mort… Le harcèlement touche également ses proches, quand ce ne sont pas des membres de sa famille qui la persécutent. Elle est d’autant plus haïe qu’elle s’exprime dans un néerlandais remarquable avec une intelligence et une clarté exceptionnelles.

    Aujourd’hui, Lale Gül ne peut sortir dans la rue sans se grimer, sans dissimuler ses traits, elle qui a jeté son voile aux orties depuis quelques années – voile que les jeunes filles doivent en principe porter, selon certains courants musulmans, à partir du moment qu’elles ont leurs règles, alors même que la menstruation est un sujet tabou dans ces milieux (Lale a caché pendant deux ans, y compris à sa mère, qu’elle était nubile pour ne pas porter le voile dès ses dix ans). Voici quelques jours, la situation devenant intenable, elle a été forcée de quitter le domicile parental. Le bourgmestre de la capitale hollandaise, membre du parti écologiste Gauche verte (GL), a promis de lui trouver rapidement un logement…

    Plusieurs voix se sont heureusement élevées pour défendre Lale Gül contre ce déferlement de haine. Une pétition de soutien a notamment été lancée par un ancien député du D66, parti de centre gauche, et signée entre autres par le chef du gouvernement Mark Rutte et plusieurs intellectuels du pays : Laissez Lale libre !

     

    Le romancier Maarten't Hart commente le roman 

     

     

    « Lisez mon livre et partagez mon histoire. Ainsi, je n’aurai pas sacrifié pour rien ma liberté de mouvement. »

     

    Dans un entretien paru dans le magazine Flair (17 mars, n° 11), Lale Gül évoque sa vie juste avant qu’elle ne quitte le domicile de ses parents.

    « Depuis que mon livre est en vente, je suis enfermée dans l’appartement de mes parents parce qu’il est trop dangereux pour moi de mettre les pieds dehors. La communauté islamique est furieuse. Ils me voient comme quelqu’un qui hait l’islam, qui se prête au racisme et fait le jeu de la droite hollandaise. Ils me voient comme le diable qui cherche à séduire leurs filles afin qu’elles choisissent le mal. […] L’amour de mes parents n’était pas inconditionnel. Ils m’ont fait du chantage : me choisir un mari, m’exclure de la famille, m’imposer un boycott social... Ils m’aimaient tant que je faisais ce qu’ils voulaient. Selon le Coran, les parents sont responsables des actions de leurs enfants. Si je fais des erreurs, j’irai en enfer, mais eux aussi. […] Mais comment peut-on mettre un enfant au monde et s’opposer à son bonheur ? […]

    J’ai passé un accord avec moi-même : je vais écrire ce livre sur l’oppression au sein de ma communauté sans me préoccuper de ce que les gens disent. Tant que je suis en vie, je m’en tirerai. Les femmes de ma communauté se sont tues pendant tellement longtemps qu’il fallait que quelqu’un prenne la parole. Je pense qu’il est important que les Néerlandais sachent que, chaque jour, ainsi que je le décris, des femmes de notre pays sont opprimées. […] Mes parents disent qu’ils me haïssent à cause de ce que j’ai fait. Ils pensent que je suis une chienne ingrate et une pute. Tous les jours, des gens en colère frappent à la porte pour déverser leur colère sur moi. Je ne m’attendais vraiment pas à des réactions aussi violentes. Or, en réalité, elles ne font que confirmer à quel point j’ai raison. […]

    Si on veut vraiment que les gens s’intègrent et s’assimilent, le gouvernement ne devrait pas subventionner les écoles et les organisations à orientation religieuse. Et on doit exiger que le néerlandais soit la langue d’usage dans les mosquées. Que pouvez-vous faire, pour moi, en tant qu’individus ? Lisez mon livre et partagez mon histoire. Parlez-en afin que tout le monde sache ce qui se joue. Ainsi, je n’aurai pas sacrifié pour rien ma liberté de mouvement. Réglons ces questions au grand jour. »

    Aujourd’hui, Lale Gül prépare, dans un lieu tenu secret, un deuxième livre – une suite de Je vais vivre. En attendant, son premier roman est en tête des ventes.

     

    Daniel CUNIN & Pierre MONASTIER

     

    N.B. : Plusieurs informations données dans cet article sont notamment extraites de deux entretiens radio avec Lale Gül : « Nooit meer slapen » (VPRO, 57mn, 12/02/2021) et ThePostOnline TPO (81mn, 05/03/2021).

     

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