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traduction - Page 31

  • Quand l’insomnie vous tient

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    Dors ! d’Annelies Verbeke

    À cinq ans, Annelies (Dendermonde/Termonde, 1976) savait qu’elle portait un roman en elle. Environ 20 ans plus tard, elle envoyait le manuscrit de Slaap ! à un éditeur hollandais, De Geus, qui le publiait en 2003. En quelques années, il allait être traduit en une quinzaine de langues. Depuis, De Geus (Le Gueux) a édité son deuxième roman De Reus (Le Géant, 2006) ainsi qu’un recueil de nouvelles, Groener Gras (2007). Annelies Verbeke écrit aussi pour le théâtre et le cinéma.

    couvDors!.jpg

    Dors !, trad. D. Cunin, Mercure de France, 2005

     

    LE DÉBUT DE L’HISOIRE

    Maya, jeune femme insomniaque, se retrouve de plus en plus esseulée. Ses amis et sa famille s’éloignent d’elle ou l’évitent, son petit ami la quitte, excédé par ses sautes d’humeur. En fait, Maya en veut au monde entier de ne plus pouvoir trouver le sommeil. La nuit, pour se venger, elle enfourche son vélo et va réveiller des gens en sonnant chez eux. Mais un homme l’espionne, Benoît, chez qui elle sonne d’ailleurs une nuit…

     

    UN EXTRAIT (Benoît est gardien de nuit dans un hôtel)

    Le papillon de nuit insistait. Toutes les nuits, il semblait sortir du néant. Il dessinait une boucle parfaite dans l’espace et se posait avec grâce sur le bureau de la réception et parfois même sur mon épaule.

    - Jeune homme, il y a une bestiole sur votre costume, m’a dit un jour un petit vieux tout ridé qui attendait sa clé et qui ressemblait lui-même un peu à un insecte.

    - Je sais.

    Tout doucement, j’ai fait passer le papillon sur mon doigt comme quand je le montrais aux rares clients que cela intéressait.

    - Je vous le donne si vous voulez, ai-je ajouté, mais le petit vieux ne voulait rien d’autre que sa clé.

    J’essayais de me tenir à ma promesse de ne pas m’attacher à ce papillon. Mais plus je m’efforçais de l’ignorer, plus il s’employait à me conquérir en accomplissant des figures acrobatiques toujours plus risquées. Au cours d’un de ses numéros, il s’est trouvé aspiré par le courant d’air qui entrait dans le hall en même temps qu’un client attardé. Il a disparu par la porte ouverte. Je n’ai pu m’empêcher de me précipiter à la fenêtre. Je l’ai vu, posé sur une voiture stationnée là ; sans avoir l’esprit tranquille, j’ai décidé que c’était finalement mieux ainsi pour nous deux.

    La nuit suivante, c’est à peine si j’ai regardé les écrans. Pendant des heures, mes yeux fusaient de la porte aux fenêtres en passant par la climatisation. Il ne se montrait pas. Il me manquait. Une semaine plus tard, je n’en pouvais plus. Quand je l’ai pour finir retrouvé dans la coiffure tarabiscotée d’une cliente qui m’annonçait son numéro de chambre, j’ai embrassé avec exubérance cette femme sur le front.

    Quand je terminais mon service, le papillon était autorisé à me suivre dans ma chambre. Son attention se portait surtout sur la doublure de mon anorak vert mordant. Estimant que la teinture pouvait être nocive pour lui, j’ai d’abord essayé de le tenir à l’écart du vêtement. Au bout d’un certain temps, je me suis tancé moi-même. J’ai pensé à Frédérik et à la planète entière qui croule sous la misère, la corruption, la faim, le manque d’amour et la peur. En conséquence, il y a des limites à ce que l’on peut éprouver pour un papillon de nuit. Je l’ai prénommé Ernest.

     

    CouvSlaap!.jpgTout au long de son premier roman, Annelies Verbeke a recours en alternance à deux narrateurs, Maya et Benoît. Chacun évoque à son tour son malaise, ce qu’il vit, parfois aussi une partie de son passé, comme dans le chapitre 2 où Benoît brosse un tableau de son enfance à la fois cruel et somptueux. L’auteur réussit en fait à coupler deux personnages (qui figuraient à l’origine, l’un dans une nouvelle, l’autre dans un scénario), l’alternance des chapitres illustrant l’aspect ambigu de leur relation : ils sont certes un soutien l’un pour l’autre, mais en même temps, ce qu’ils vivent ensemble repose sur une méconnaissance totale de l’autre.

    Courts, les dialogues n’en sont pas moins savoureux et comiques. Un réel don d’observation permet à Verbeke de brosser une situation, un climat en quelques lignes : la détresse d’inconnus dans un café, la vie carcérale d’un asile, la folie des gens que Benoît croise lors de son internement, l’échec conjugal de Sofie, la sœur de Maya. Le style est à la fois épuré et alerte, la phrase se laisse déguster. Verbeke n’en dit pas trop (on devine que les choses se déroulent dans une ville flamande), laisse au lecteur le choix entre plusieurs lectures (on ne sait par exemple si Maya a voulu se suicider ou si elle a eu un simple accident, le roman se referme sur du « possible » avec comme dernière phrase un simple : Peut-être). Comme on vit la folie de Benoît de l’intérieur, il faut parfois attendre plusieurs pages avant de pouvoir soi-même reconstituer ce qui s’est réellement passé. Les chapitres dans lesquels il a la parole sont d’ailleurs poétiques, oniriques et riches en imaginaire (l’affection de Lea pour son fils Benoît, les figurines de légumes que celle-ci lui confectionne en guise de repas, la fascination qu’exerce la mer sur Benoît, le dialogue qu’il instaure avec le cachalot puis avec le papillon Ernest qui se révèle être une Ernestine mettant au monde des larves…). À côté des deux personnages principaux, Olga et Ingrid tiennent un rôle important : elles ajoutent à la détresse et au comique de l’univers évoqué tout en étoffant la petite galerie de personnages déjantés. Le seul personnage ayant un réel statut social, c’est Stan, riche propriétaire d’hôtels. Mais lui aussi présente une anomalie : il porte depuis son enfance un œil de verre qui a longtemps fait de lui un objet de risée.

    L’ensemble offre un heureux mélange de Weltschmertz, d’humour, de délires éthyliques ou autres, qui débouche sur une tragicomédie de belle facture.

     

    « Tour à tour tournés vers leur passé et leur avenir, ces deux destins nous sont présentés dans une traversée de la nuit constamment renouvelée, dans une esthétique qui n’est pas sans rappeler l’univers du film Cours, Lola, cours ! de Tom Tykwer avec ses télescopages de scènes, ses successions de plans d’ensemble et de gros plans. Le rythme ne nous laisse pas indifférents non plus, parce qu’on y sent parfois le temps de l’angoisse où tout défile à toute vitesse, puis celui qui s’étire en nous étrillant. » Marc Rochette, Le Libraire.


    « Le grand talent de la germaniste Annelies Verbeke vient d’une alliance improbable (dans l'atmosphère) et de minutie (dans la narration). Elle tisse une émouvante histoire – l’auteur adore les contes : elle en a écrit beaucoup pendant son enfance – qui nous entraîne au cœur de notre quotidien. La force d’Annelies Verbeke, c’est aussi de multiplier les jeux de mots et de jouer avec la langue néerlandaise en s’offrant des pirouettes ironiques qui, paradoxalement, renforcent la fiction. Le traducteur, Daniel Cunin, a dû bien s’amuser en essayant de restituer en français l’émotion de ce beau roman empreint d’une imagination exacte. » Jacques Hermans, « Un voyage au bout de la nuit », La Libre Belgique.

     

    écoutez une nouvelle d'Annelies Verbeke lue par Danielle Losman : http://www.radiolibros.eu/author.php?id=20〈=FR

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  • Dimitri VERHULST, Problemski Hotel

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    couvproblemski.jpgLe Flamand Dimitri Verhulst (né en 1972) jouit déjà en France d’une certaine attention alors même que ses principaux livres ne sont pas encore traduits. Pour l’instant, le lecteur doit se contenter d’Hôtel Problemski, (trad. Danielle Losman, Christian Bourgois, 2005), roman qui a donné lieu à une adaptation théâtrale en France (adaptation et mise en scène de Martine Fontanille). Autre pièce jouée d’après un de ses textes : Alost, à la Comédie de Clermont-Ferrand (concept, mise en scène et décor Pol Heyvaert), un des rôles étant réservé à Felix Van Groeningen, celui-là même qui a porté à l’écran une autre œuvre de Verhulst, le roman De helaasheid der dingen (qui devrait paraître aux éditions Denoël) : le film La Merditude des choses a été présenté à Cannes dans le cadre de la Quinzaine des Réalisateurs et il sortira dans les salles fin 2009.



     

    Retour sur Hôtel Problemski, paru en 2003 aux éditions Contact d’Amsterdam, avant une suite de livres dont certains ont remporté un grand succès (et des prix) dans les contrées néerlandophones (voir quelques couvertures ci-dessous).

    Dans les premières pages, le narrateur, Bipul Masli, raconte qu’il est devenu photographe le jour de ses douze ans : la fête familiale donnée alors dans sa ville africaine d’origine a tourné au massacre ; il a photographié avec son appareil tout neuf sa sœur se faisant assassiner. Dix ans plus tard, en 1984, il est en Somalie où il réalise la photo qui doit le rendre célèbre : celle d’un enfant en train de mourir de faim.

    Puis on passe à l’hiver 2001. Bipul Masli est en Belgique, dans un centre de réfugiés. L’homme cultivé qu’il est évoque les conditions de vie dans ce lieu ainsi que divers personnages qui évoluent à ses côtés et qui viennent pour la plupart soit d’Afrique, soit de l’ancienne URSS. Au fil des pages, il accumule scènes, détails, anecdotes qui nous permettent de mieux cerner le quotidien des demandeurs d’asile politique (nourriture dont aucun Occidental ne veut plus, chiottes dégueulasses, bagarres entre Africains et Tchétchènes, températures polaires pour des Africains vêtus de bric et de broc, parties d’échec pour gagner ou perdre quelques cigarettes, vengeances entre réfugiés…).

    couvProblemskiNL.jpgParmi les personnages évoqués, on relève Igor, le « boxeur » ukrainien avec qui Bipul Masli partage sa chambre bien malgré lui : il craint que ce taciturne ne le tue un jour dans un accès de colère ; Maqsood qui vient du Cachemire et qui cherche par tous les moyens à rencontrer une femme belge afin de l’épouser et d’ainsi obtenir le droit de rester en Europe ; Sedi qui vient du pays où il fait le moins bon vivre, le Sierra Leone ; Martina qui accouche d’un enfant qu’elle ne veut pas garder car il a été conçu le jour où elle a été violée par trois Albanais : il faut que l’accouchement se passe à l’insu de l’administration, un Albanais a été chargé (contre de l’argent et des cigarettes) d’éliminer le bébé, mais c’est finalement la mère qui sera la seule à avoir le courage d’étrangler le nouveau-né ; Shaukat, le musulman dont la femme a demandé à être placée dans un autre centre afin d’échapper à son mari machiste et violent ; Lidia, une adolescente devenue la maîtresse de Bipul, qui tente le tout pour le tout à la Noël en s’échappant du centre pour tenter de gagner l’Angleterre dans un container…

    couvhelaasheid.jpgDans une brève postface, l’auteur nous dit qu’il a passé quelques jours dans un centre de réfugiés en Flandre et que si la moitié des histoires qu’il raconte sont inventées, aucune ne contient le moindre mensonge. Pour rendre la misère et la violence qui sont le quotidien de ces gens ne parlant pas le néerlandais, n’ayant pas de quoi se vêtir, vivant dans la plus grande promiscuité avec des individus venant d’un autre monde, d’une autre culture, il a choisi de se glisser dans la peau d’un personnage (Bipul Masli) qui vit et observe de l’intérieur, et non sans humour, le sort de ces gens qui n’ont plus qu’une chose à laquelle se raccrocher : le mot England.

    Dans les premières pages du livre, le photographe restitue sans détours les sentiments qui l’animaient alors qu’il photographiait un enfantcouvverona.jpgsomalien proche de la mort ; il sentait qu’il était à deux doigt de réussir une photo qui allait faire le tout du monde, encore fallait-il qu’une mouche se pose sur le visage du moribond. À la fin du livre, c’est lui qui doit cette fois se soumettre aux caprices d’un photographe : dans sa piteuse chambre du centre de réfugiés, un journaliste venu faire un reportage souhaite le prendre en photo devant la fenêtre ; il n’appuiera sur le bouton de son appareil qu’au moment où une mouche viendra se poser sur le visage de Bipul Masli.

    Ce court roman-documentaire est écrit avec une verve rare, dans une langue moderne qui ne craint pas de puiser dans le registre familier, grossier. Le pathétique et le cliché sont évités grâce au côté drolatique et caustique privilégié par Dimitri Verhulst. (Daniel Cunin)

     

    écoutez une nouvelle de Dimitri Verhulst lue par Danielle Losman : ici

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  • Le Chapeau chinois

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    CONTES MERVEILLEUX POUR MÉLOMANES

     

    ChapeauChnois.jpgÉcrire pour ne pas oublier –ChapeauChnois.jpg

    oublier pourquoi on écrit –

    ce qu’on a écrit, l’oublier.

    T. de Vries

     

    Le Chapeau chinois schellenboom en néerlandais : nom d'un instrument formé d’un pavillon de cuivre, garni de clochettes et de grelots, que l’on brandit en tête de certaines fanfares –, tel est le titre d’un recueil de nouvelles, première œuvre traduite en français (1) de Theun de Vries (1907-2005). Autodidacte, ce Frison a acquis au cours de sa longue existence une vaste culture historique. Tout en voyageant beaucoup, il a mené de front, à certaines époques, des activités journalistiques, politiques (il a été député) et littéraires. « À maints égards, cet écrivain dont l’exceptionnelle longévité n’a d’égale qu’une production très abondante, constitue un cas à part dans le paysage littéraire néerlandais : communiste sincère pendant des décennies, avant de prendre petit à petit ses distances vis-à-vis du modèle soviétique, jusqu’à traduire en néerlandais Soljenitsyne dans les années 196o, Theun de Vries est aussi resté une figure de romancier relativement isolée car il se sentit peu concerné par la modernité littéraire et se tint résolument à l’écart des modes. On a pu voir en lui l’un des derniers représentants du cloisonnement idéologique qui prévalait dans la société néerlandaise, de l’entre-deux-guerres jusqu’aux années 1950. Cela ne l’empêcha nullement d’élaborer une œuvre personnelle et diversifiée […] avec une prédilection pour le roman et la nouvelle. Dans ceCouvTheunMaupassant.jpgdomaine, sa production pléthorique ne peut être comparée qu’à celle de son ami Simon Vestdijk (1898-1971) […]. De Vries partage avec Vestdijk la passion du roman historique, qu’il décline sous plusieurs formules :cycles (notamment La Dynastie des Wiarda, consacré à sa Frise natale), biographies romancées et récits ayant plus oumoins recours à la fiction (sur Rembrandt, Van Gogh, Molière, Spinoza, Marx) et bien entendu romans engagés, traitant de figureshéroïques (Hannie Schaft dans La Fille aux cheveux roux, porté à l’écran en 1981) ou de hauts faits de la Résistance néerlandaise (la grève de février 1941, dans la trilogie Februari), de même que d’événements révolutionnaires du passé (la révolte des gueux contre l’Espagne au XVIe siècle, la révolution de 1848, la Commune de Paris). » (2) À propos de révolution, il convient en outre de mentionner La Liberté se pare de rouge (1945), roman marxiste décrivant une Guadeloupe se libérant du joug de l’oppresseur – une réponse à L’Île au rhum de Simon Vestdijk (Phébus, 1991). Quant aux romans historiques portant sur de grands artistes, très documentés et symptomatiques d’une réflexion permanente sur l’essence de l’art, on relève encore Moergrobben (1964), inspiré de Jérôme Bosch, De vrouweneter (Le Mangeur de femmes, 1976), œuvre écrite dans des cafés parisiens, consacrée à Maupassant et Marie Bashkirtseff, ou encore Het motet voor de Kardinaal (Le Motet pour le Cardinal, 1960) qui nous entraîne dans l’entourage de Josquin des Prés. La musique occupe également un place centrale dans Fugue du temps (deux romans d’une fresque inachevée de la société hollandaise du XXe siècle dans laquelle un compositeur sert de fil rouge) et De dood kwam met muziek (La Mort est venue en musique, 1979), court roman dont la technique du close-up s’inspire de la Sonate d’automne de Bergman.

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    Le Chapeau chinois, trad. Christian Marcipont, Martagon, 2009

    Si la vision épique que Theuns de Vries déploie souvent se retrouve dans quelques pages du Chapeau Chinois, on est surtout frappé par la qualité stylistique de l’ensemble : « Il est indéniable que la phrase de Theun de Vries, par sa grande musicalité, tantôt discrète, tantôt solennelle, donne à entendre. Son écriture, à cent lieues des expérimentations formelles des jeunes générations, atteint à une extraordinaire beautéplastique, jamais recherchée pour elle-même, mais toujours au service du récit, voire y tenant sa partie à l’égal des personnages. Sans contredit, ses qualités stylistiques ont contribué à faire de Theun de Vries un classique, avec tout ce que cette notion implique, de la part du lecteur, de fervente dévotion ou de distance révérencieuse. Le Chapeau chinois ne parle que de musique et – était-il meilleure façon de le faire ? – en parle musicalement. » (3) Dans cette suiteromanesque – au sens lavarendien du terme –, on est invité, parfois à la manière d’un détective, à entrer brièvement dans les univers de Robert Cambert, du violoniste Johann Georg Pisendel et de Vivaldi, de Chaliapine, de l’impératrice Marie-Thérèse et de Mozart, d’un jeune virtuose chinois à l’époque de la révolution culturelle. « Signor Rossini ou l’adieu à Pesaro » se compose de deux longues lettres de Rosini ; « La bataille de Waterloo », sans doute le texte le moins abouti, revient sur le sentiment de culpabilité vis-à-vis des juifs déportés ; enfin, « Les Trente-cinq noms », nouvelle qui occupe près de la moitié du recueil, prend son envol à Sisteron pour mettre en scène de façon burlesque les déboires d’un contemporain de Berlioz, apparemment promis à un bel avenir.

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    Se réclamant de Balzac, Theun de Vries nous a laissé des dizaines de gros volumes ; dans le dernier tiers de sa vie, il s’est toujours plus senti attiré par l’écriture de textes plus courts. Il n’a d’ailleurs pas hésité à retrancher des passages de certaines de ses œuvres lors de leur réédition. Comme l’écrit son traducteur, il est encore trop tôt pour dire ce que la postérité retiendra de cette production monumentale. Lui-même, qui a par ailleurs laissé une œuvre poétique en frison et nombre de traductions, ne se faisait d’ailleurs guère d’illusion en soulignant qu’on ne lit plus de Tolstoï que deux ou trois de ses œuvres.


    (1) L’écrivain a été traduit en de nombreuses langues, notamment celles des anciens pays du Bloc de l’Est, ce qui s’explique sans doute en partie par l’engagement communiste officiel de l’écrivain de 1936 à 1971. Dans les années cinquante, en particulier suite aux événements hongrois,  ses prises de position en faveur de l’URSS lui ont valu d’être renvoyé du PEN club et de la Société des Gens de lettres de son pays. Il finira par reconnaître publiquement ses erreurs.

    (2) Dorian Cumps, « Le Chapeau chinois : Contes musicaux hoffmanniens de Theun de Vries », Septentrion, 2009, p. 74-76. Le livre de Theun de Vries sur la Commune s’intitule Louise Michel, engel in het harnas (Louise Michel, ange armé pour la lutte, 1984) ; il réunit deux pièces radiophoniques ainsi qu’un essai.

    (3) Christian Marcipont, p. 6 de la préface du Chapeau Chinois.

    CouvVincentTheun.jpg
    le roman sur les années haguenoises de Vincent van Gogh



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  • Manteau de verre

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    Gerry van der Linden est l’auteur de huit livres de poésie et de deux romans. La revue Deshima vient de publier 11 poèmes en traduction qui forment les deux premiers cycles du recueil Glazen Jas (Manteau de verre). Ci-dessous, deux poèmes extraits du cycle « Conseil de famille ».

    CouvGlazenJas.jpg

     

    Dans la famille réunion de grands nez

     

    on a pris le thé

    dans de la faïence jaune digitale

    tête cassée nez dans la tasse

     

    on a mis notre cœur sur le ventre

    nez à côté yeux oreilles

    bras et jambes

     

    débarrassé la table à la va-vite

    collé des nez dans d’album de famille

    frictionné des oreilles

     

    laissé partout des traces de doigts

    interdit l’entrée

    dressé et paraphé l’acte

     

    déchiré des habits

    rajusté des nez

    embrassé la vraie vie

     

    révisé l’acte

    mis de l’amour sur les noms

    pris le thé

     

    dans de la faïence jaune digitale

     

    GlazenJas4eme.jpg

    quatrième du recueil publié aux éditions Nieuw Amsterdam

     

    Poignard rengainé

    cran d’arrêt taillé

     

    aux murs

    épées ranimées

     

    des formes douces s’avancent

    graduellement

    une silhouette du pain un lit

    bientôt quelqu’un s’endort

     

    se change

    sur le tranchant

     

    tombe quelqu’un plus en douceur encore


    (trad. D.C.)

    Site de l’auteur avec une page en anglais

    www.gerryvanderlinden.nl

    Gerry van der Linden en néerlandais sur YouTube


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  • Essais sur les genres en peinture

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    NATURE MORTE, PORTRAIT, PAYSAGE

     

     

    Bart Verschaffel est philosophe, titulaire d’une chaire

    de théorie de l’architecture à l’université de Gand

    et professeur de sémiotique à l’université d’Anvers.

     

    CouvEssaisGenre.png

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin,

    éd. La Lettre Volée, Bruxelles, 2007

     

     

    LE MOT DE L’ÉDITEUR

     

    Les trois essais qui composent ce volume examinent les genres traditionnels en peinture : la nature morte, le portrait et le paysage. On y verra, en s’appuyant sur des analyses de tableaux, comment la logique qui préside à ces genres conditionne concrètement l’organisation de la peinture : la notion de « vanité » à l’œuvre dans la nature morte du XVIIe siècle qui porte les objets jusqu’aux limites du rien, le regard et la présence du modèle dans le portrait, la compression du monde et du lointain dans le paysage et l’intériorisation du lointain comme sentiment. La portée et la force de ces images individuelles peuvent être le signe de leur aptitude à s’affronter aux possibilités et aux limites d’un genre, et à les mettre en tension. Le livre suggère qu’il est très difficile de sortir des genres traditionnels, et que beaucoup d’images actuelles, implicitement ou de façon affichée, puisent leur signification et leur fonctionnement dans cette logique générique.

     

     

    INTRODUCTION

     

    La classification et la définition traditionnelles des genres en peinture s’expliquent par toutes sortes de considérations et de critères de nature pragmatique ou idéologique : dignité intrinsèque de l’objet représenté (la peinture d’histoire ou le paysage), degré de difficulté artistique (le portrait psychologique par rapport à la nature morte), virtuosité requise (la peinture de fleurs, de personnages, etc.) ou encore facilité à coller une étiquette (paysage sylvestre ou vue de tel lieu, par exemple). Une caractéristique distinctive ou un critère qui autorise à regrouper des tableaux et à leur attribuer un qualificatif ne saurait toutefois se confondre avec le sujet réel du genre. Au fil de trois essais, j’essaie de déterminer l’enjeu de la nature morte, du portrait et du paysage et de formuler la logique qui préside à la conception de ces peintures. Ces définitions ne sauraient bien entendu valoir pour tous les tableaux rangés historiquement – suivant ces motifs pragmatiques et idéologiques – dans l’un ou l’autre de ces genres. Mais elles permettent d’opérer des distinctions dans ces classifications apparues au fil du temps, d’écarter certaines catégories considérées comme atypiques et de comprendre pourquoi d’autres sous-genres occupent une place centrale en développant des variations virtuoses au sein d’une logique générique. Elles nous autorisent par ailleurs à évaluer la part qui revient à certaines peintures dans cette exploration d’un genre. C’est que la portée et la qualité d’une œuvre sont liées à la manière dont l’artiste aborde et explore les possibilités et les limites d’un genre particulier, et de la tradition qu’il suppose.

    Comprendre et juger une œuvre réclame qu’on la rapporte à cette logique. Et il s’avère bien souvent que l’artiste et l’œuvre que l’on considère généralement comme majeurs sont aussi ceux qui témoignent d’une grande compréhension de la logique d’un genre, non sans la remettre en question.

    Le matériau est historique, l’approche ne l’est pas. Pourtant, je suis convaincu qu’il est possible d’écrire l’histoire d’un genre sur la base de ces idées. Les historiens de l’art s’en tiennent bien souvent aux sous-genres connus (peinture de fleurs, de cuisines, de vanités ; paysage de montagne, de forêt, de ruine, etc.) en les classant chronologiquement par écoles nationales. La plupart des publications et des expositions consacrées à la nature morte renvoient, jusque dans leur intitulé, à un simple découpage en sous-genre, école et période. Il est pourtant très frappant de constater qu’au début du XVIIe siècle, durant une vingtaine d’années à peine, en Italie comme en Espagne ou en Hollande, à Paris et à Anvers, des peintres vont travailler à partir d’un même espace pictural – qu’ils peignent des fleurs, des poissons ou des livres. On pourrait écrire une histoire de la nature morte sur base de cet espace pictural, qui sera porté une dernière fois à son paroxysme au début du XVIIIe siècle dans un coin perdu de la Hollande par Adriaen Coorte avant d’être soumis à des variations virtuoses par des artistes tels que Desportes et Chardin, et de se figer en une simple forme traditionnelle dépouillée de ses significations initiales. Goya, par exemple, ne peint plus ses natures mortes dans cet espace pictural traditionnel, ses images ne sont plus théâtrales ; il flanque ses « objets-acteurs » par terre, ses représentations sont cinétiques et monumentales. Estimer que peindre une nature morte revient tout simplement à peindre des choses d’après nature, et voir sur cette base une continuité de Pieter Aertsen jusqu’à l’art objectal ou jusqu’aux boîtes Brillo de Warhol, c’est donc occulter des différences essentielles et négliger la logique qui a été à l’œuvre dans l’histoire : l’espace pictural de la nature morte naît à vrai dire au début du XVIIe siècle pour se prolonger jusqu’aux images théâtrales de De Chirico et de Magritte.

    EssaisGenre.png

    T.J. Canneel, Autoportrait, 1844,

    Musée des Beaux-Arts de Gand, p. 68

     

     

    Le portrait et le paysage sont des genres qui connaissent une postérité proprement artistique mais qui prospèrent également dans la culture visuelle de masse. Il est surprenant de constater combien le passage d’un médium à un autre – de la peinture et du dessin à la photographie – a eu aussi longtemps si peu d’incidence sur la composition : les portraits et paysages photographiques ne transgressent guère les codes qui ont pu être développés par ces genres en peinture. À tel point qu’on peut se demander s’il est possible d’échapper aux genres, et si oui, comment. L’enjeu du portrait comme genre engage la façon d’attribuer une vérité à un visage humain : aujourd’hui encore, il est difficile de photographier un visage sans en faire un portrait. Quant à l’histoire du paysage, elle ne porte pas seulement sur la manière de développer les possibilités du genre dans un contexte ou une tradition donnés, elle touche surtout à la façon dont une variante – le « paysage romantique » – s’est approprié le genre jusqu’à lui conférer des modèles précis. Là encore, il s’avère difficile de photographier le monde sans montrer tout de suite des paysages. Si l’on admet, avec Adorno, que le contenu de l’histoire sombre dans les grands fonds du temps pour subsister en tant que forme, et qu’il est possible de comprendre un genre comme une empreinte ou une forme produite par un emploi séculaire dans la matière brute de l’existence – comme les lieux communs et le kitsch, l’aversion et l’ennui ou le goût –, alors interpréter cette forme reviendrait à préciser l’enjeu d’un genre pictural et, par là même, greffer celui-ci, comme histoire, sur le présent et sur notre manière de regarder la peinture.

     

    Le thème de ce livre a fait l’objet de trois séries de cours à l’université d’Anvers-UIA, entre 1996 et 2001, qui ont à leur tour donné lieu à trois essais publiés dans la revue d’art de langue néerlandaise De Witte Raaf. […] Les essais sur la nature morte et le portrait ne diffèrent qu’en de rares points des versions publiées dans De Witte Raaf. Celui sur le paysage a été en grande partie revu et augmenté.

     

     

    Du même auteur en français

    à propos de Balthus. Le Roi des chats. Le regard sondeur, Gand, A&S/books, 2004.

    Pygmalion ou rien. Œuvres photographiques de Jan Vercruysse, Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, 1998.

     

    Une conférence en anglais