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De l’immense production de l’auteur jeunesse et scénariste flamand Guy Didelez, retenons le roman policierRaspoetine(Raspoutine, 1987), primé et réédité régulièrement depuis plus de 20 ans (le plus récemment aux éditions Abimo). Cette histoire qui s’adresse aux collégiens narre les aventures de Bram, Sofie en Bert. Ces ados décident de mener une enquête sur Peter, leur nouveau camarade de classe qui ne manque pas de les intriguer. Ce garçon plutôt réservé s’est attiré les foudres d’un des professeurs à cause de son bégaiement. Mais Peter cache en réalité certains talents et même des pouvoirs plutôt inquiétants. Lui qui éprouve des difficultés à s’exprimer correctement se révèle être un excellent ventriloque - un don que lui a transmis son père disparu dans des circonstances mystérieuses. De ce père, il a également hérité de vieilles et sinistres marionnettes avec lesquelles il vit dans une bien étrange demeure. L’une de ces marion- nettes, celle qui a une tête de Raspoutine, ne serait-elle pas la réincarnation d’un défunt ?
L’amitié qu’éprouve le trio pour Peter va-t-elle permettre à ce dernier de découvrir les tenants et les aboutissants de la mort de son père et de se libérer du mauvais sort que quelqu’un semble avoir jeté sur lui ? Que va-t-il advenir du professeur qui joue au tyran avec ses élèves et dont Peter souhaite la mort ?
une des éditions deRaspoutine
Dix ans après avoir donné à ses lecteurs ce roman captivant qui marie trame classique et ingrédients fantastiques, Guy Didelez a écrit une suite,Le Retour de Raspoutine, où l’on retrouve les mêmes personnages.
Raspoutinea été traduit en suédois et en norvégien. À l’époque, le roman a reçu le prix du meilleur polar flamand, récompense en principe uniquement décernée à des livres destinés à un public d’adultes.
À ce jour, alors que plusieurs de ses ouvrages sont traduitsen allemand, un seul est disponible en français :Bons baisers d’Andromède(trad. Martine Bom, CERA, Namur, 1998). Il s’agit en réalité de l’un des nombreux titres qu’il a écrits en collaboration avec le touche-à-tout Patrick Bernauw.
Grande figure de l'orgue aux Pays-Bas, Jan Zwart (1877-1937) a contribué par ses ouvrages historiques, ses compositions et les pièces qu'il a jouées à la radio à faire connaître son instrument auprès d'un large public. Grâce à lui, l'oeuvre de Jan Pieterszoon Sweelinck a connu un vif regain d'intérêt.
Le 3 avril 2007, Sonja Pos a soutenu sa thèse dans laquelle elle explore certaines œuvres du romancier Willem Frederik Hermans au regard de la théorie de René Girard sur le mimétisme, la rivalité et le bouc émissaire. Trois ans plus tard, les éditions Amsterdam University Press publient une version légèrement remaniée de cette étude sous le titre : Dorbeck is alles! Navolging als sleutel tot enkele romans en verhalen van W.F. Hermans (Dorbeck est tout ! Le mimétisme comme clé de quelques romans et nouvelles de W.F. Hermans). Nous reproduisons ci-dessous, avec l’autorisation de l’auteur, une version revue du résumé français qui figure dans la version de 2007 de la thèse.
Le présent ouvrage trouve son origine dans l’intuition suivante : le motif des doubles dans De donkere kamer van Damokles (La Chambre noire de Damoclès) de Willem Frederik Hermans (1921-1995) pourrait indiquer la présence dans ce roman d’un processus de mimésis entre le personnage principal, affligé d’une grande naïveté, et un modèle plus ou moins proche. Depuis 1961, le penseur français René Girard a démontré dans ses publications le rôle décisif que joue la mimésis dans le fonctionnement du phénomène du double, dans la rivalité et dans le développement du mécanisme du bouc émissaire, quand une communauté se trouve en crise.
Dans le premier chapitre, je commence par exposer les remarques que Hermans a faites lui-même à propos de la mimésis et d’auteurs engagés dans un processus de mimétisme, remarques figurant dans des articles publiés à partir de 1946 et rassemblés par l’auteur dans un recueil intitulé Mandarijnen op zwavelzuur (Mandarins au vitriol, 1963). Il rejette les auteurs néerlandais de l’après-guerre qu’il considère comme des épigones des écrivains des années trente. Selon lui, « une idée directive » fait d’ailleurs défaut à leurs textes.
tome 2 des Œuvres complètes de WFH
Le premier récit de W.F. Hermans, «Een ontvoogding» (La Fin d’une tutelle, 1941), contient d’ailleurs un processus de mimétisme du personnage principal avec un modèle proche mais corrompu. C’est le seul texte de Hermans où le personnage principal tue à la fin son modèle, devenu son rival puis un obstacle. Dans le romanIk heb altijd gelijk (J’ai toujours raison, 1951), œuvre en partie autobiographique, on trouve les reproches amers qu’adresse Lodewijk Steg- man, alter ego de l’auteur, à ses parents qui l’ont forcé à suivre docilement le « bon exemple », c’est-à-dire sa sœur Debora, son aînée de trois ans. Plus tard Lodewijk, adolescent, entre en mimétisme avec son cousin, secrètement corrompu. Relevons que la sœur et le cousin de W.F. Hermans, deux modèles traîtres, se suicidèrent ensemble en mai 1940 lors de l’invasion des Pays-Bas par l’armée allemande.
À la fin de cette introduction, je signale l’influence exercée sur Hermans par des romans antérieurs à 1940 de Franz Kafka et de Louis-Ferdinand Céline dans lesquels est évoquée l’expulsion de boucs émissaires. À partir de 1945, Hermans a suivi avec une grande attention ce qui se passait dans les milieux littéraires parisiens.
Dans le deuxième chapitre, j’expose, à travers une présentation des publications successives de Girard, la théorie et les concepts que ce dernier a développés. Dans un premier temps, je retiens les résultats de Mensonge romantique et vérité romanesque, ouvrage datant de 1961. Girard démontre que les personnages principaux de Don Quichotte de Cervantes, du roman Le Rouge et le noir de Stendhal et de Madame Bovary de Gustave Flaubert, sont en mimésis avec un modèle lointain. Après une prise de conscience, ils abandonnent leur comportement mimétique et meurent. À la recherche du temps perdu de Marcel Proust propose une variante : le narrateur, en mimésis avec ses modèles lointains, ne meurt pas après sa prise de conscience, mais il se met à écrire son œuvre.
L’essai « Du désir mimétique au double monstrueux », faisant partie de La Violence et le sacré (1972), a lui aussi été particulièrement important pour ma recherche. Dans ce texte, Girard distingue les phases successives du processus mimétique entre frères et sœurs ou des jumeaux. Au cours d’une lutte que ceux-ci se livrent pour s’emparer du pouvoir, le mimétisme réciproque provoque parfois une rivalité mortelle, finissant par le meurtre du plus faible par le plus fort. J’en profite pour donner un aperçu des auteurs qui, avant Girard, ont essayé de dépister et d’expliquer le motif du double dans la littérature.
Ma recherche a également tiré profit des analyses de Girard publiées en 1982 dans Le Bouc émissaire. Ces pages exposent le mécanisme du bouc émissaire par lequel un innocent ou les membres d’une minorité, affligés de « caractéristiques victimaires », sont expulsés et éventuellement assassinés quand une communauté se trouve en crise. Selon Girard, les membres de la com- munauté se rassemblent spontanément dans l’expulsion et le meurtre des innocents, jugés coupables de la catastrophe qui menace la communauté. Il démontre que des textes historiques et nombre de mythes contiennent le récit défiguré des assassins qui essaient de camoufler le meurtre. Les mythes décrivent en outre le changement ultérieur des victimes innocentes en déités, vénérées rituellement comme cause de l’unité retrouvée. Hermans a dépisté le renversement de la victime en déité ainsi que le démontre la fin de son récit Manuscript in een kliniek gevonden (Manuscrit trouvé dans une clinique, 1953).
Le chapitre 3 contient l’analyse minutieuse du roman De donkere kamer van Damokles, publié en 1958 (La Chambre noire de Damoclès, Gallimard, 2006). Le motif du double révèle en effet que ce roman contient un processus mimétique avec un modèle plus ou moins proche du personnage principal. Ce dernier, Henri Osewoudt, affligé de caractéristiques victimaires, exécute aveu- glément les ordres de Dorbeck qu’il a choisi comme modèle et qui se présente comme membre d’un groupe de la Résistance. Dorbeck est décrit expressément comme un personnage qui existe pour de bon. Dans d’autres romans de W.F. Hermans, on retrouve d’autres personnages de chair et d’os, qui donnent des ordres au personnage principal. Les actes résultant du mimétisme et les motifs secondaires comme celui de la métamorphose, reliée à des scènes devant un miroir, constituent la structure du processus dynamique à l’intérieur de la composition. Dans cette médiation interne, Dorbeck figure d’abord comme modèle ; ensuite Osewoudt le regarde comme un frère jumeau. Plus tard, il craint toutefois que Dorbeck triomphe comme rival auprès de la femme qu’il aime. Au final, Dorbeck se transforme en obstacle.
Sur les ordres de Dorbeck, Osewoudt exécute trois personnes, des assassinats présentés comme autant de liquidations commandées par le groupe de résistants, mais ensuite il tue quatre personnes de son propre mouvement. Le mécanisme du bouc émissaire se renforce durant l’année 1944-1945 pendant la crise mimétique résultant de l’occupation allemande. Dorbeck qui, dès le début, grâce à une certaine ressemblance avec Henri Osewoudt, a usé de lui comme d’un double et d’un substitut pour faire la sale besogne, s’est probablement rendu coupable de haute trahison même si toute preuve patente fait défaut dans le roman. Hermans a rendu le motif du bouc émissaire très complexe en faisant de Osewoudt et un coupable (des assassinats) et un innocent (de la haute trahison qu’on lui impute). Cependant Osewoudt ne transcende pas le mimétisme avec son modèle. La fin présente le dévoilement réel d’une partie de la vérité, combiné à un faux dévoilement. Les facteurs formés par l’interchangeabilité, le remplacement d’un personnage par l’autre, les doubles, la polarisation et le renversement en son contraire qui s’opère au milieu du roman, les fausses identités et la perte successive des différences garantissant l’ordre social, prouvent que la crise décrite est bel et bien une crise mimétique. La description minutieuse de la croissance de l’uniformité, menant à la dépravation, prouve la compréhension qu’avait l’auteur des origines de la violence qui se développe pendant une telle crise « sacrificielle ». Sa description, datant de 1958, est en parfait accord avec la démonstration ultérieure de Girard, faite en 1972, d’une crise « mimétique » et du mécanisme menant à la désignation du bouc émissaire. Les erreurs commises à la fin du roman par les inspecteurs de police et par le psychiatre peuvent duper le lecteur. Celui-ci ne peut reconstruire la vérité qu’en dépistant les faits que l’auteur a savamment dissimulés dans le texte. Le motif du désarroi prolongé du personnage principal, qui fait suite à la disparition de plusieurs personnages, se retrouve dans d’autres romans de Hermans. En tout, les passages contenant ce motif occupent dans l’œuvre entière près de mille pages.
Dans le quatrième chapitre, j’analyse en détail les processus mimétiques à l’œuvre dans le roman Nooit meer slapen (Ne plus jamais dormir, Gallimard, 2009). Le géologue Alfred Issendorf, jeune homme de 25 ans naïf et manquant d’expérience, se rend dans la région montagneuse du Nord de la Norvège pour se livrer à des recherches. Les résultats qu’il espère en rapporter doivent former la base de sa thèse de doctorat. Il est rejoint par Arne Jordal, Norvégien sportif et dominant, son cadet d’un an. Les constantes et les variantes sur le thème du double comportent d’abord une manipulation par laquelle Alfred entre en mimésis avec un premier modèle, déjà décédé. Le personnage principal est par ailleurs affligé, tout comme Osewoudt mais de façon moins prononcée, de caractéristiques victimaires. En outre, le motif de l’imposture est présent chez les puissants universitaires norvégiens et leurs acolytes, deux géophysiciens de caractère douteux, de même que le motif de la métamorphose reliée à des scènes où figure un miroir. Cette fois, ce n’est pas le personnage principal, de nouveau fort mimétique, qui meurt, mais le deuxième modèle, Arne. Tout comme La Chambre noire de Damoclès, ce roman se termine sur un échec.
La mère d’Alfred a saboté jadis l’idéal d’Alfred qui voulait devenir flûtiste, elle l’a manipulé pour qu’il entre en mimésis avec son père, un botaniste décédé accidentellement à l’âge de vingt-sept ans alors qu’il allait être nommé professeur d’université. Cette femme aspire à prendre sa revanche sur le destin grâce à la réussite de son fils. La tâche qu’elle impose à ce dernier recèle un paradoxe : « fais comme ton père » (devenir professeur à l’université) et en même temps « ne fais pas comme ton père » (mourir jeune suite à une chute fatale). Cela implique également une rivalité avec un personnage mort jeune. Au cours de l’expédition norvégienne apparaît en outre une rivalité entre Alfred et les trois Norvégiens expérimentés qui connaissent déjà le terrain.
Le second modèle, Arne, se transforme en obstacle, mais l’opposition d’Alfred échoue. Alfred, le double de son père, court surtout le risque de mourir comme lui d’une chute accidentelle. Cependant, la crise ne se développe pas en une crise mimétique totale et Alfred, victime de l’imposture, ne devient pas un véritable bouc émissaire. Il est avant tout la victime de la manipulation de sa mère et des erreurs qu’il commet lui-même, erreurs que l’auteur dissimule là encore soigneusement dans le texte. Je souligne la série des erreurs fatales commises par Alfred : il oublie de mesurer le géomagnétisme ; il ne comprend pas pourquoi sa boussole s’affole ; surtout, il ne reconnaît pas un vallon comme étant le cratère creusé par un météorite.
Alfred ne transcende pas son mimétisme ; son projet de compléter les recherches d’Arne et d’écrire lui-même en norvégien la thèse que celui-ci aurait dû écrire, se heurte à un refus du professeur norvégien. À la fin, Alfred rentre aux Pays-Bas chez sa mère. Tout se résume pour lui à un échec total.
Dans le cinquième chapitre de ma thèse, je donne d’abord un aperçu des correspondances et des différences entre La Chambre noire de Damoclès et Ne plus jamais dormir. Ensuite je commente som- mairement d'autres romans de W.F. Hermans : Conserve (Conserve, 1947), De tranen der acacia’s (Les Larmes des acacias, 1949), Herinneringen van eenengelbewaarder (Souvenirs d’un ange gardien, 1971), Onder professoren (Entre professeurs, 1975), Een heilige van de horlogerie (Un saint de l’horlogerie, 1987) et Au pair (1989). Les deux premiers contiennent déjà quelques motifs que l’on retrouvera par la suite, structurés à l’intérieur d’un processus mimétique ou d’un processus de rivalité. De ce fait, De tranen der acacia’s forme une ouverture aux textes ultérieurs.
Dans les autres romans, on relève la présence de nouvelles variantes sur la même thématique, mais avec un affaiblissement notable, voire l’absence totale de la première phase du processus mimétique. Dans un cas, il s’agit de la manipulation du personnage principal par un ange gardien et par le diable, dès le début d’une crise mimétique, pour que le personnage en question se conforme par mimétisme à leurs recommandations et à leurs ordres. Dans un autre, on a affaire à un universitaire, lauréat du prix Nobel, qui pourrait fonctionner comme un bon modèle, mais qui, au lieu de cela, est expulsé par ses étudiants. Dans ses derniers romans, Hermans présente de plus en plus souvent des personnages, sujets (entre eux) à la rivalité mimétique. En outre, il retient plutôt un personnage dominant et de nouveau corrompu sans qu'il soit un modèle. Celui-ci donne cependant, comme d’autres de certains romans antérieurs, des ordres à un personnage naïf. La fin implique toujours un échec ou un effondrement total, sauf dans le dernier roman Au pair.
Je propose ensuite une esquisse des thèmes et des motifs des récits et nouvelles suivants : Het behouden huis (La Maison préservée, 1951), « De blinde fotograaf » (Le Photographe aveugle), « De electriseermachine van Wimshurst » (La Machine électrostatique de Wimshurst), « Een wonderkind of een total loss » (Un enfant prodige ou une perte totale) et Naar Magnitogorsk (Vers Magnitogorsk). On y retrouve le thème du processus mimétique pendant une crise, la présence de quelques boucs émissaires, la rivalité mimétique causée par une médiation interne, mais de plus en plus souvent aussi des innocents, victimes de violence ou de trahison. La violence à grande échelle (la guerre, l’URSS) et à petite échelle (le cercle de la famille, une classe de l’école primaire) sont évoquées dans des descriptions qui prennent des proportions surréalistes. Ce qui formait un motif dans un roman, se retrouve parfois comme thème principal dans un récit. Seule une étude exhaustive de tous les romans et de tous les récits et nouvelles, à partir de la perspective girardienne, pourrait rendre compte de la totalité des variantes sur le thème fondamental évoqué ici. Je signale que le thème formé par la situation d’un personnage principal impliqué dans un processus de mimésis avec un jeune défunt apparaît également dans deux des derniers récits de W.F. Hermans, certes sous une forme atténuée et moins dramatique.
ouvrage récent sur WFH
Dans ma conclusion (chapitre 6), j’expose sommairement les deux méthodes résultant de ma recherche : elles permettent de déterminer si un texte contient ou non un processus mimétique et si deux personnages fonctionnent réellement comme des doubles.
Au fond, Hermans a décrit trois formes de mimésis : un proces- sus de mimésis spontané, un processus de mimésis imposé au moyen de la terreur et enfin un processus de mimésis résultant d’une manipulation.
Il s’est rendu compte de la parenté que présentent cer- tains textes qu’il a écrits alors qu’il était étudiant, soit pendant la Deuxième Guerre mondiale, avec des pièces de théâtre d’auteurs de l’après-guerre français, à savoir Jean-Paul Sartre, Samuel Beckett et Eugène Ionesco. Hermans a eu la sagesse de réécrire les textes en question. On constate que cette parenté consiste en une concordance évidente de la thématique formée par les processus mimétiques, la présence de doubles, la rivalité mimétique, l’imposture et la trahison, la violence opérant pendant des crises, les boucs émissaires et les victimes innocentes. Chaque auteur met bien entendu l’accent sur certains aspects en particulier.
Je signale qu’un motif obsédant de l’œuvre de Hermans réside dans la peur ressentie par plusieurs personnages principaux – en passe d’être victimes de malveillants qui ont le pouvoir – de n’être jamais que le numéro deux ou de ne former qu’un élément interchangeable et remplaçable à l’intérieur d’une série constituée par des éléments identiques. Dans ce contexte, il faut noter que le per- sonnage principal et âgé du récit Hundertwasser, honderdvijf en meer, relate comment, dans sa jeunesse, il avait voulu « devenir grand par ses propres forces, (…) être unique, neuf et le premier ». Ceci donne me semble-t-il une clé d’explication de l’attitude de Hermans à l’égard des milieux littéraires néerlandais. Pendant de longues années, il s’est senti méconnu. En outre, il a souvent dit que personne n’avait perçu ce qui formait l’essence de son œuvre. Dans Het grote medelijden (2002), il écrit qu’il n’a jamais flatté ses confrères, mais qu’il s’est toujours positionné comme un rival. Tout ceci n'a fait que renforcer sa solitude.
Hermans a éclairé l’origine du fascisme sur le plan individuel et sur le plan social. Ceci m’amène à faire une remarque critique à propos de la vision de Girard concernant la « spontanéité » de l’expulsion unanime pendant une crise des innocents comme des boucs émissaires. Le résultat de ma recherche montre au contraire que par la manipulation et par la terreur, exercées par ceux qui ont le pouvoir, les membres d’une communauté sont forcés d’expulser, voire de tuer ceux qui sont considérés comme responsables de la crise. Les personnes qui ont la force morale de s’y opposer, forment une minorité. Il est souhaitable qu’on mène une étude plus approfondie sur tous les facteurs menant au comportement mimétique pendant une crise.
L’étude de la thématique des processus mimétiques, y compris la rivalité mimétique et le mécanisme victimaire, a permis de mieux révéler l’extrême complexité de la composition romanesque telle que la pratique Hermans. Sans la théorie et les concepts de Girard, il aurait été impossible de déceler ces aspects. Cela explique peut-être en partie pourquoi « l’idée directive » d’une grande partie de l’œuvre du romancier soit restée cachée aussi longtemps. J'espère que ma recherche aura rendu plus accessible cette thématique sous-jacente mais fonda- mentale de l’œuvre du plus grand auteur néerlandais du XXe siècle.
Sonja Pos
Grande francophile, Sonja Pos est l’auteur de recueils de poésie et de romans (entre autres Daglicht, De eigen tijd et Een paar woorden per dag) ainsi que de plusieurs traductions.
La correspondance qu’elle a entretenue avec Willem Frederik Hermans avant la disparition de ce dernier en 1995 témoigne de l'intérêt qu'il portait à ses travaux.
Plusieurs ouvrages néerlandais récents nous invitent à revisiter le XIXe français. Ainsi, le journaliste Peter van Dijk s’est-il intéressé à une figure immortalisée par des poètes, des sculpteurs et des peintres : Apollonie Sabatier (1822-1890).Madame Sabatier, haar vrienden, haar minaars(Madame Sabatier, ses amis, ses amants, Atlas, 2010, 225 p.) propose une belle promenade par les ateliers d’artistes et les salons où cette fille de blanchisseuse fit fureur. Bien documenté, l’ouvrage fait revivre cette muse à travers les portraits des hommes qui l’ont aimée ou qu’elle a inspirés. Le premier chapitre est consacré à Auguste Clésinger (« Révolution dans la sculpture »), les suivants à Théophile Gautier (« Supérieure aux autres femmes »), Gustave Flaubert (« Le salon de Madame Sabatier ») et Charles Baudelaire (« Muse et Madone »), le cinquième à Ernest Meissonier, Gustave Ricard et Gustave Courbet (« Le modèle des peintres »), le sixième et dernier à Richard Wallace (« Fortunée »). L’auteur situe le parcours de la belle Aglaé en s’attardant sur le contexte artistique et social de l’époque ; il explore toutes les traces qu’elle a laissées dans l’histoire de l’art. Le propos est rehaussé par des reproductions en couleurs ou en noir et blanc de diverses toiles, sculptures et photographies.
Relevons aussi parmi les publications récentes la première traduction de l'intégrale du Comte de Monte-Christo (éd. Veen, trad. de Jan H. Mysjkin) ainsi que celle des Diaboliques (éd. IJzer, trad. Katelijne De Vuyst et Marij Elias). Le XIXe siècle occupe également une belle place dans les trois livres que Bart Van Loo a dédié aux lettres françaises, le dernier paru chez Meulenhoff-Manteau au début de cette année proposant un tour de France de la littérature érotique et pornographique : O vermiljoenen spleet!
C’est d’ailleurs le même éditeur qui a publié à la fin de 2009 une biographie d’un grand poète dont on va fêter en août le bicentenaire de la naissance : Maurice de Guérin. Outre de belles études dont celles de Marie-Catherine Huet-Brichard, il existe bien quelques biographies en français, mais elles sont plutôt anciennes et aucune ne peut prétendre à l’exhaustivité. Dorénavant, il sera difficile d’écrire un volume plus complet que celui que nous propose Hedwig Speliers : Dichter naast God. Biographie van de romanticus Maurice de Guérin (1810-1839). Le poète flamand nous fait partager sa passion : alors qu’il vénérait depuis longtemps Rilke et admirait aussi beaucoup son compatriote Paul van Ostaijen, alors qu’il n’avait que peu de considération pour le genre du poème en prose, il découvre la phrase sublime – miraculeuse pourrait-on dire – de « ce grand inconnu », l’auteur du Centaure, œuvre justement traduite par Rilke. Depuis 2003, Hedwig Speliers n’a cessé d’arpenter la France, ses paysages et ses bibliothèques sur les traces du natif d’Andillac. Pas à pas, il a reconstitué tous ses itinéraires, dans la capitale, en Bretagne, à Toulouse et ailleurs. En 2004, il a assisté à la célébration des deux siècles d'existence du célèbre collège Stanislas où Guérin a étudié et enseigné, le lieu aussi où est né son indéfectible amitié pour Jules-Amédé Barbey d’Aurevilly.
Poète près de Dieu. Biographie du romantique Maurice de Guérin – l'auteur aurait aimé intituler son remarquable travail Somegod – suit une progression chronologique sans rien laisser dans l’ombre. Une première partie couvre, en douze chapitres, les années 1810-1834, autrement dit celles de l’enfance, de l’adolescence, du séjour à La Chênaie, des premières amours déçues. La seconde revient, également en douze chapitres, sur la genèse des textes passés à la postérité – ceux qu’on peut lire dans Poésie (Poésie Gallimard, 1984, préface de Marc Fumaroli) –, sur la vie à Paris avec Barbey, la rencontre de Mme de Maistre et celle de Caroline de Gervain, jusqu’à la mort au Cayla. Bien entendu, la relation entre Maurice et sa sœur Eugénie occupe une belle place dans ces pages très denses, mais l’auteur prend soin de ne pas réécrire la biographie de la jeune femme. Il préfère se concentrer sur les moments-clés de la brève existence du provincial, sur les étapes qui vont faire de l’écrivailleur qu’il était un véritable écrivain. Agrémenté de belles citations (dans les deux langues) et d’un cahier photos, l’ouvrage est dédié à Maarten Elzinga qui, grâce à sa traduction du Centaure et de La Bacchante a permis à des lecteurs néerlandophones de découvrir Guérin - il existait une traduction du Centaure datant de 1926. H. Speliers et M. Elzinga préparent d’ailleurs une édition néerlandaise des œuvres de Maurice de Guérin.
Le Centaure&La Bacchante
traduction de M. Elzinga, éd. Wagner & Van Santen, 1999
Parallèlement à l’écriture de la biographie, Hedwig Speliers a composé en France un recueil qui, mariant paysages guériniens et évocations de la vie du poète et de l’œuvre elle-même, se veut un hommage à la région de Gaillac et à son cépage. Édition bilingue,Len de l’el(Loin de l’œil, trad. W. Devos, Manteau, 2009) se présente sous la forme d’un triptyque : « L’En de l’el », « Le Cayla » et « Suite albigeoise ». Nous citons le poème « Le nom qu’ils portent » dans la traduction de Willy Devos :
Elle est une Sœur, Lui est un Frère. Dites : Eugénie
et appelez-le par son prénom Maurice car ensemble
ils sont les Guérin, noblesse appauvrie au soir
de l’après-histoire. Ils ceignent leurs maigres
membres d’une vêture de chênes vieillissants,
revêtent leur corps de foin fleurant bon juin
et harmonisent leurs gestes pour la chasse aux papillons.
Ne les questionnez pas sur leur destin,
tous deux sont promis a une mort prématurée,
ils crachent du sang au cours de nuits sans étoiles,
cherchent à se consoler l’un l’autre et leurs
langues reflètent le pourpre de la nuit recrachée.
Ils sont prédestinés aux poèmes, lumière
qui irrigue la géographie des mots. Aspirant
au Sublime avec des phrases empruntées au Midi
et invités ils dressent la table dans la forêt
entre fougères et eaux clapotantes, ruisselets
posés tels des jalons entre des troncs. Nous voyons
le Cayla entre les arbustes et les arbres, des rêves
d’ici tendent à devenir des syndromes,
levant les bras vers le lointain et le panorama.
En cette année du bicentenaire qui verra la tenue d'un colloque au château du Ceyla, il reste à espérer que cette biographie trouve un éditeur en France. Maurice de Guérin comme Hedwig Speliers le méritent tant il est vrai, ainsi que l’a écrit l’auteur des Pages sans titre, qu’« il est doux de poursuivre une lecture passionnée jusque sous la chute du jour ».
Romancier méconnu aujourd’hui en France, Louis Couperus (1863-1923) occupe dans la littérature de son pays une place de tout premier plan. En quarante ans de vie littéraire, il a laissé une œuvre monumentale à bien des titres : somptuosité de la langue, profondeur de l’observation mariée à une légèreté de ton, diversité des genres – poésie, nouvelle, feuilleton, récit, conte mythologique, roman (historique, psychologique, mythologique, symbolique…). Les Œuvres complètes éditées à la fin du XXesiècle regroupent pas moins de 50 volumes. Parmi ces milliers de pages, quelques dizaines portent sur Avignon et d’autres sur Arles. Nous vous proposons ici une évocation de ses deux visites du Musée Calvet, voici un siècle.
Né à La Haye en 1863 dans un milieu de hauts fonctionnaires coloniaux, Louis Couperus a passé une partie de ses jeunes années à Batavia, capitale des Indes néerlandaises, la future Djakarta. Encore adolescent, sa découverte de l’œuvre pétrarquienne le confirme dans sa vocation d’écrivain. La première nouvelle qu’il donne à lire à ses compatriotes met d’ailleurs en scène une rencontre entre Pétrarque et Boccace. À l’âge de 23 ans, il publie un deuxième recueil de poèmes qui contient en particulier un cycle intitulé Laure(1). Mais c’est au genre romanesque, à celui du feuilleton et à la nouvelle qu’il va consacrer la plus grande partie de son temps jusqu’à sa mort, en 1923. Connu en France – et plus encore en Angleterre et en Allemagne – dès la fin du XIXe siècle après la parution aux éditions Plon de deux de ses romans (Majesté et Paix Universelle), il s’établit avec son épouse à Nice en 1900. Il vivra dix ans dans cette ville proche de l’Italie qu’il affectionne tout particulièrement. Il est à l’époque l’un des rares si ce n’est le seul écrivain hollandais à vivre de sa plume. Aux Pays-Bas, ses œuvres sont alors publiées dans des éditions (Art nouveau) magnifiques – qui font aujourd’hui le régal des collectionneurs – dont les couvertures sont conçues et dessinées par de grands artistes, par exemple Jan Toorop, Theo Neuhuys, B.W. Wierink ou encore H.P. Berlage.
Alors qu’il voyage beaucoup, fuyant la poussière et les moustiques niçois en été pour séjourner en particulier en Italie, en Suisse ou encore en Allemagne, Louis Couperus visite en d’autres occasions certaines villes françaises. Fin septembre 1909, il effectue ainsi un séjour de moins d’une semaine à Avignon avant de se rendre à Arles et ses environs. On ne sait qui au juste l’accompagne : sa sœur, son beau-frère, un ami italien et son chauffeur ? Toujours est-il que ces touristes distingués arrivent un soir dans l’ancienne cité papale à bord d’une belle voiture. Alors que la ville semble déjà presque endormie, les lumières électriques des cafés les surprennent ainsi que l’animation qui règne dans certaines rues. Les soldats font ribote. Après avoir emprunté des ruelles étroites et sombres, dont certaines en pente, et garé leur voiture dans la cour d’un vieil hôtel où une fontaine se tait – sans doute l’Hôtel d’Europe –, après avoir dîné dans une vieille salle à manger sentant le renfermé, ils passent leur première nuit à Avignon, non sans avoir entendu passer des soldats en train de chanter. Au cours des jours qui suivent, ils vont s’en tenir plus ou moins au circuit qu’adoptent la plupart des touristes – certes peu nombreux à l’époque –, celui que propose par exemple le guide Bædeker 1901 : Palais des Papes, Rocher des Doms, Notre-Dame des Doms, église Saint-Pierre, Villeneuve-lès-Avignon, Fontaine de Vaucluse (à bord d’une calèche)…
Louis Couperus, qui n’a jamais beaucoup fréquenté le temple, qui est hanté par le fatum et s’est intéressé à la théosophie, montre une capacité rare à s’émerveiller devant ce qu’il reste des trésors du catholicisme avignonnais. Au Palais des Papes où des maçons s’activent, où des tailleurs scient des pierres et soulèvent de la poussière, où ça sent le plâtre, il reste ébahi devant les fresques des Prophètes et celles de la Tour de la Garde-Robe ; à la Métropole, ce qui le fascine, outre les tribunes, c’est la piété ingénue de la gardienne qui lui sert de guide et lui narre les miracles attachés à l’édifice. Puis, flânant dans le Jardin des Doms, il s’attendrit devant les tamaris, et les teintes des paysages environnants ne sont pas sans lui rappeler certaines toiles de Corot (2) ; son passage par l’église Saint-Pierre l’amène à tomber pour ainsi dire amoureux du « petit saint », le bienheureux Pierre de Luxembourg, et il va se précipiter, en vain, chez les photographes de la ville à la recherche d’une carte postale représentant le jeune cardinal ; à Villeneuve, il reste sans voix devant la vierge en ivoire que lui montre le sacristain de la Collégiale après avoir ouvert «une porte en fer dans le mur pareille à celle d’un coffre-fort»; visitant la chapelle des Pénitents gris, c’est l’histoire de la confrérie qui le marque.
Portrait du bienheureux Pierre de Luxembourg, peintre provençal, vers 1470
L’émerveillement, il va de même le vivre au Musée Calvet, 65 rue Joseph-Vernet, au point de se rendre deux fois à l’hôtel de Villeneuve-Martignan. Il est séduit par l’aspect extérieur des lieux, alors même que « la peinture des portes, fenê- tres, chéneaux, et tuyaux de descente de la Cour d’entrée est dans un état déplorable (3)». Pareillement, l’intérieur ne va lui laisser que de bons souvenirs ; pourtant, on se préoccupait bien « peu de la présentation des œuvres ou plutôt on l’entendait très différemment d’aujourd’hui. Il fallait exposer tout ce qu’on possédait et on tapissait les murs en laissant le moins de vide possible. (4) » Louis Couperus pose sur ce qu’il voit un regard bien différent de celui de Henry James, passé vingt-cinq ans plus tôt au même endroit (5).
À l’époque, le musée – dont le conservateur est l’ancien chartiste Joseph Girard (1881-1962), le bibliothécaire l’érudit Lucien Gap (1850-1931), et le receveur le félibre avignonnais Alexis Mouzin (1846-1931) –, était ouvert les dimanches, jour d’entrée publique, les salles étant gardées par des soldats de la garnison, mais la semaine, il convenait de s’adresser au préposé aux galeries ou gardien-chef, en l’occurrence plus ou moins le pilier de la maison, puisque l’homme en question travaillait depuis plus de 50 ans dans ces lieux. En effet, Auguste Binon, d’abord «attaché à la Bibliothèque» dès 1858, avait succédé à son père, Jacques Binon (soldat belge invalide, naturalisé français en 1830), à la mort de ce dernier (6) ; il devait recevoir les insignes des palmes académiques comme « récompense de près d’un demi siècle de bons et loyaux services » (7). C’est cet homme que Louis Couperus évoque brièvement, avec tendresse.
On ignore si le romancier s’est assis dans la salle de lecture de la bibliothèque mais la chose paraît assez probable quand on sait son amour des livres, d’autant plus que le fonds de la bi- bliothèque était alors essentiellement composé d’ouvrages et de manuscrits anciens dont bon nombre en latin, langue que son père lui avait inculquée. Peut-être a-t-il consulté l’un des exemplaires disponibles des Notes d’un Voyage dans le midi de la France de Mérimée – l’ami d’Esprit Requien, grande figure du Musée après Esprit Calvet – puisqu’il cite cette œuvre dans son évocation du Palais des Papes.
À l’époque, le Musée ne reçoit semble-t-il que deux à trois visiteurs par jour de semaine qui paient chacun 1 franc (le Musée Calvet est en effet l’un des premiers à avoir été payant, à partir de 1907). Louis Couperus, dont la période de prédilection est sans conteste l’Antiquité romaine, qui lit beaucoup d’auteurs latins pour documenter ses œuvres – dont l’énorme roman sur Héliogabale, La Montagne de Lumière – était bien entendu le visiteur idéal pour apprécier les nombreuses antiquités du Musée Calvet. Il éprouve un véritable coup de cœur pour les collections numismatiques (8), tant il est étonné de découvrir pareilles richesses ; il n’avait pu lire ces lignes encore inédites de Stendhal : « Le musée d’Avignon a douze mille médailles : c’est avec une curiosité d’enfant que j’ai considéré la belle collection grand bronze des empereurs de Rome (9) », mais a sans doute acquiescé à celles de Mérimée (10). Certes, son attrait pour le tableau du petit saint et celui du jeune Joseph Bara s’explique bien entendu par la singularité des œuvres. Mais il convient de noter que le romancier hollandais affectionnait tout particulièrement le thème de l’androgynie qui frappe tant dans l’œuvre de David ; d’autre part, sa sensibilité ne pouvait qu’être touchée par la Vision du Bienheureux Pierre de Luxembourg et l’attitude d’abandon du jeune homme. Voici ce qu’il écrit à propos de ce portrait :
C’est là [dans le cloître des Célestins] que l’on pouvait voir à l’époque le portrait du saint (par quel peintre ?), accroché aujourd’hui au Museum : un portrait des plus charmants : suave moinillon en habit de cardinal, l’auréole autour de la tonsure et les cheveux coupés droits sur ce front d’enfant, d’une belle couleur sur un fond de cuir d’or cordouan, les doigts fins ramenés les uns contre les autres, agenouillé devant un crucifix et un missel, et la bouche et les yeux si charmants, content, juvénile, bienheureux, chaste, heureux, en prière et en extase, elles qui étaient son pain quotidien et sa vie de tous les jours…
Louis Couperus mentionne par ailleurs, entre autres noms, Vernet et Mignard sans donner le moindre titre de tableau, ni le prénom des artistes. Seule précision : « tous deux natifs d’Avignon ». Notons encore que son texte d’une cinquantaine de pages sur son séjour avignonnais ne contient aucune mention relative à la peinture hollandaise ou flamande si ce n’est qu’il parle de « beaucoup de primitifs ». Les pages en question ont sans doute été rédigées au retour de l’auteur à Nice – et certaines sont d’ailleurs largement inspirées d’un livre publié justement en 1909, Avignon et Le Comtat Venaissin d’André Hallays ; toutefois, il convient de relever que le passage que le Haguenois consacre au Musée Calvet est d’une sincérité et d’une fraîcheur étonnantes. Le voici :
C’est notre dernière matinée à Avignon, je tiens à retourner au musée, le Musée Calvet. Bien que je n’en aie pas encore parlé, je l’ai déjà parcouru, ayant été surtout frappé par le portrait de mon jeune saint. Médecin, savant, amateur de la culture antique, collectionneur, Calvet a passé toute sa vie à Avignon où il est mort en 1810. Il a étudié avec un même zèle et un même amour les volcans, les fossiles, les camées, les monnaies, et tous les arts. Il a légué sa bibliothèque et de magnifiques collections à Avignon, le musée de la ville se confondant pour ainsi dire avec les incroyables richesses du Musée Calvet.
Dés l’arrivée, la cour charme. La cour carrée, la belle, calme et élégante façade, couronnée d’une balustrade, et dans la cour les premiers fragments de marbres gothiques et antiques. Quelle richesse quand on entre ! Le musée d’Avignon est riche comme un musée de Florence, de Rome, de Paris, de Londres ; le musée de cette petite ville morte est pareil à celui d’une grande métropole ! Antiquités romaines, vieilles et magnifiques amphores ; puis, surtout, des exemplaires de la statuaire gothique, réunis avec dévotion, car les églises, auxquelles ils appartenaient, menaçaient ruine. Une magnifique collection de statues de Charpentier (11), Simian (12), Espercieux (13), Brian (14) ; le meilleur de ce que ces artistes ont créé ; antiquités égyptiennes, grecques, étrusques, tout le Moyen Âge représenté, la Renaissance ; une collection de monnaies, en particulier de l’époque de l’Empire romain, mais aussi de toutes les périodes byzantines, sans équivalent à Rome. C’est d’une richesse tout simplement incroyable, vertigineuse, éblouissante ! C’est ça, le musée… d’Avignon ! À peine y voit-on un étranger tous les trois mois !
Ce sont des trésors d’art, d’histoire et du passé, entassés, non, rangés, avec un goût certain, infaillible. Une galerie de tableaux, beaucoup de primitifs, puis Vernet, Mignard (tous deux natifs d’Avignon). C’est incroyable, c’est incroyable ! L’aimable gardien du musée – son père assurait déjà avant lui la surveillance des lieux avec amour et intelligence – ne peut s’empêcher de rire devant mon étonnement, plus encore quand il constate qu’on ne peut me chasser de devant les pièces des empereurs romains.
Imaginez… une collection complète de médailles et de pièces de Septime Sévère à Gordien ! Et moi qui ignorais, alors que j’écrivais La Montagne de Lumière, qu’à quelques heures de train de chez moi, ce trésor numismatique m’attendait, trésor dont j’aurais tant pu apprendre !
- Vous allez vous abîmer les yeux, monsieur, me dit l’aimable gardien en riant ; comme je l’ai fait moi-même, car c’est moi qui ai établi le catalogue de toutes ces pièces et j’y ai perdu mes yeux.
De la galerie de tableaux – à côté de saint Pierre de Luxembourg, unique beau portrait plein de sensibilité et d’intimité – cette dernière impression… La Mort de Joseph Bara, de David. Avec le portrait du saint, le plus beau tableau de toute la galerie. Le jeune héros de la guerre de Vendée, nu, beau comme une fille et au corps d’éphèbe d’un doux modelé, agonisant contre un mur, pressant la cocarde tricolore contre sa poitrine. Adorable, ce visage juvénile cerné de boucles du jeune tambour, ce jeune corps d’une beauté virginale, les jambes fines, la pudique mise en retrait de la taille nue, masquant toute virilité. Cette beauté, qui ne provient pas du patriotisme mélodramatique, totalement effacé ; mais du seul modelé d’un corps d’enfant qui agonise, au contour pareil à une caresse, l’émotion suscitée par une exquise compassion… comme pour nous inciter à presser un doux baiser sur son front entouré de boucles, sur ses yeux déjà estompés…
C’est ça, le musée d’Avignon !
Daniel Cunin
Les extraits sont tirés deAvignon, récit de voyage publié dans le mensuel littéraireGroot Nederlanden 1910. Un très beau site est consacré à l’écrivain : ICIet il existe, dans sa ville natale, La Haye, un Musée Louis Couperus.
seules images animées de Louis Couperus connues à ce jour, 1923
(1) Le cycle poétique Laura comprend 5 longs poèmes : Sainte Claire, Étoile d’espoir, Jour de félicité, Sennuccio, Vaucluse (= Fontaine-de-Vaucluse).
(2) Sans doute le romancier a-t-il remarqué le Paysage d’Italie de Corot exposé au Musée Calvet.
(3) Musée Calvet, Délibérations du Conseil d’Administration, séance du samedi 30 octobre 1909.
(4) Joseph Girard, Histoire du Musée Calvet, Avignon, Rullière, 1955, p. 76.
(5) Cf. Henry James, Voyage en France, trad. Philippe Blanchard, Paris, Robert Laffont, 1987, p. 237.
(6) Jacques Binon meurt le 27 janvier 1873, après avoir occupé son poste durant 60 ans, Auguste étant « nommé concierge-gardien par arrêté du Maire du 1er avril 1873 ». Cf. Joseph Girard, op. cit., p. 77, note 331.
(7) Musée Calvet, Délibérations du Conseil d’Administration, séance du samedi 2 décembre 1911.
(9) Stendhal, Mémoires d’un touriste, établissement du texte et préface par Henri Martineau, vol. 1, Paris, Le Divan, 1929, p. 330-331.
(10) « La collection en grand bronze des médailles impériales est remarquable par sa belle conservation. Elle se compose de plus de quinze cents pièces différentes. », Notes d’un voyage dans le Midi de la France, Paris, Fournier, 1835, note 1, p. 154-155.
(11) Le Vauclusien Félix-Maurice Charpentier (1858-1924). Au Musée Calvet, on pouvait voir en 1909 Le Repos du Moissonneur, La Cigale, Première sensation, La Terre, sans compter bien entendu la Vénus aux hirondelles placée au Rocher des Doms (en 1898) ou encore, place de l’Hôtel de Ville (actuelle place de l’Horloge), le Monument commémoratif de la réunion du Comtat Venaissin à la France érigé en 1892.
(12) Il s’agit en réalité de Victor Étienne Simyan (1826-1886). Né à Saint-Gengoux (Saône-et-Loire), il a exposé au Salon plusieurs années de suite avant d’aller fonder à Londres une fabrique de poteries d’art. Au Musée Calvet, Couperus a admiré l’une de ses statues en marbre : L’Art étrusque représenté par une femme assise.
(13) Le Marseillais Jean-Joseph Espercieux (1757-1840) dont le Musée Calvet abritait une Femme grecque se disposant à entrer dans son bain.
(14) Nom qui correspond aux deux frères Joseph (1801-1861) et Jean-Louis (1805-1864), tous deux natifs d’Avignon et décédés à Paris. Du premier, le Musée Calvet abritait la Mort de Caton d’Utique, un buste de Claude-Joseph Vernet en marbre Carrare ainsi qu’une statuette de Jean Althen ; du second, Louis Couperus a sans doute pu voir un Faune debout ainsi qu’un Mercure.
Petit article publié dans leJournaln° 7du Musée Calvet, 1er semestre 2009
Mes remerciements à José Buschman pour la photographie