Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

gravure - Page 2

  • En Hollande

    Pin it!

     

    Hollande d’antan, par Cyriel Buysse

     

     

    Cyriel Buysse 

    buysse14.jpgUn petit texte anecdotique que le romancier flamand a écrit en français en guise de préface à un album de vingt-cinq lithographies exécutées par l’artiste gantois Armand Heins (1856-1938) d’après des croquis de voyage : En Hollande. Au fil de l’eau et sur les calmes rives..., Gand, N. Heins, 1902, in-folio non paginé. Cet ouvrage étant rare, nous reprenons cette présentation telle qu’elle a été publiée dans les Extraits choisis (1942) de Cyriel Buysse que l’on doit à M.G. van Severen. De son vivant, le graveur et aquarelliste A. Heins était une des figures majeures de la vie culturelle de Gand. Resté célibataire, il a pu consacrer une grande partie de sa vie à son art, évoluant entre autres dans les milieux avant-gardistes. Il s’est montré soucieux de croquer nombre de vestiges du passé et d’éléments du folklore flamand. Certaines de ses œuvres, par exemple des affiches et des couvertures de livres, témoignent de son attrait pour l’Art Nouveau. Dans sa ville natale, une exposition a retracé il y a peu son parcours (Musée d’Archéologie Industrielle et de Textile, du 21/11/2009 au 25/04/2010). On pourra découvrir ses dessins dans l’Inventaire  archéologique de Gand et dans des dizaines de publications (en français et en néerlandais) qui accordent une belle place à la Flandre, à la Hollande ou encore au Nord de la France.

     

    cyriel buysse,armand heins,gravure,hollande,flandre,peintre flamand,vlaamse letterkunde,auteur flamand

    A. Heins, Vue de Hoei, gravure, 1881

     

     

     

    Au fil de l’eau et sur les calmes rives

     

    D’un voyage en bateau, - flâne délicieux d’un artiste en plein air, avec de longs arrêts là où tentait le paysage, tantôt glissant au fil de l’eau en contemplation muette, tantôt à terre sur les rivages verts et calmes, l’œil aux aguets et le crayon agile, - Heins nous a rapporté ses impressions multiples de l’étrange et émouvante Néer- lande.

    Voici d’abord la belle Zélande moyenâgeuse et fantastique : au loin, derrière le fin miroitement de l’eau, une longue ligne basse et plate, d’où vaguement émergent de minces cheminées d’usines, des cônes de moulins, avec les ailes en croix, et le fouillis touffu des vergues et des mâtures. D’un vol oblique les mouettes blanches et grises planent, accompagnant de petits cris aigus les barques inclinées, dont la proue, ainsi qu’un soc de labour, fend d’un sillon de blanche écume l’eau glauque et clapotante. Des steamers lourds paraissent, des dragues et des grues rugissent avec des bruits de chaînes ; puis, tout d’un coup, sans transition, c’est l’existence enclose et calme de quelque ville très ancienne ; un rectiligne « gracht » bordé d’immenses ormes aux frondaisons sombres, et tous les vieux pignons serrés les uns contre les autres comme de curieuses têtes étrangement encapuchonnées qui toutes se penchent un peu vers l’avenue déserte, pour voir si rien ne viendra troubler la morne paix et la quiétude profonde, de leur antique et monotone petite vie.

    On y sent la vie de famille, dans toutes ces curieuses petites maisons serrées, pressées les unes contre les autres. Il doit faire bon y vivre le soir sous la lampe, dans cette atmosphère si typique de « gezelligheid » hollandaise, un mot dont nulle autre langue, ni le « gemüthlich » allemand, ni le « confortable » français ni le « cosy » anglais, ne parvient à donner exactement l’équivalent, avec tout ce qu’il com- porte de charme doux et intimement familial. (1)

    T. Van Rysselberghe, Armand Heins peignant en plein air (détail),

    1881, Musée des Beaux-Arts de Gand

    ArmandHeinsparTheovanR.pngPuis, au sortir de la cité ancienne, c’est aussitôt la large rivière entre ses rives plates, plus élevée parfois que les prairies à perte de vue environnantes, et dont l’isolent de fortes digues. Ce sont les vraies grandes routes de la Hollande, - les chemins qui marchent, comme disait Pascal -, ces rivières majestueusement larges et calmes, domptées par le génie tenace de l’homme, portant et conduisant l’activité prudente et raisonnée de ce peuple, flegmatiquement audacieux et fort. Au delà, à droite, à gauche, jusqu’aux confins de l’horizon où, pareils à des joujoux d’enfants, les ailes des moulins s’agitent, paissent, sur les immenses étendues d’émeraude, les riches troupeaux. On dirait des fleurs innombrables et lentement mouvantes, qui, irradiées parfois en groupe sous le poudroiement flamboyant du soleil, s’animent des couleurs et des formes les plus fantastiques. Et tout au haut, sous la coupole des ciels immenses, on semble voir ces troupeaux reflétés en nuages sur l’azur.

    Puis viennent les petits ponts capricieux qui font penser à des potences, arc-boutées sur des petits canaux d’intérieur qui s’enfoncent au loin dans les étendues vertes. De lentes barques y glissent, poussées à la gaffe ; un chariot antique, bizarrement peinturluré, est arrêté devant, et sous la bâche blanche apparaît un couple de paysans qui se rendent à quelque marché ou kermesse : l’homme en noir, ses longs cheveux blonds et bouclés coupés droits sur la nuque, la femme comme une petite idole, tout en or et couleurs éclatantes, les bras nus étranglés par la manche courte et collante, la taille étrangement ramassée et fortes, les hanches démesurées d’ampleur sous le ballonnement extravagant de la crinoline surchargée de jupes. Un morne bourg est là, avec ses maisonnettes et ses moulins, qui fut jadis une florissante ville, témoin encore l’église énorme, beaucoup trop vaste pour la population restreinte, avec sa tour carrée et haute, calée sur des éperons, ainsi qu’une forteresse. On a peine à se figurer que le catholicisme a édifié ce temple-là. Il paraît avoir perdu de sa grâce, de sa sveltesse épanouie. Une foi plus robuste et plus farouche, sans apparat, s’y est installée et semble en avoir modifié l’aspect. Autrefois il charmait ; aujourd’hui il impose. Il est devenu le temple de Luther et de Calvin.

    Couple de Marken en habits traditionnels, vers 1900

    1900Marken.pngPuis ce sont, dispersés au hasard des étapes, quantité de petits coins inattendus et souvent d’une intimité charmante. Voici, à l’ombre des vieux tilleuls, une vieille petite maison comme nous en rencontrons en Flandre : un toit caduc en chaume, de frustes petites fenêtres aux volets branlants et aux minuscules carreaux verdâtres enchâssés de plomb, derrière lesquels on s’attend à voir quelque vieille grand’mère derrière son rouet (2), et tout au long de l’humble façadette crépie au lait de chaux un épa- nouissement d’antiques fleurs que nous ne connaissons plus, et que cultivaient avec amour nos ancêtres. Voici un vieux castel des seigneurs de jadis, ruine encore altière, drapée sur des bastions crénelés d’épais manteaux de lierre ; voici, tout au bout d’une étroite ruelle, que bordent de précaires massifs, un escalier de bois vermoulu. Point n’est besoin de demander où nous sommes et où cet escalier nous mène : les masures sont de pauvres chaumines de pêcheurs, et l’escalier ouvert sur l’espace monte à une digue d’où l’on contemple la mer. Voici Marcken, groupement désolé de cabanes sans ombrage, Marcken sans un arbre et isolée de la vie, Marcken pareille au loin à un radeau flottant et qu’une lame un peu forte semble devoir à jamais engloutir. Voici, spectacle étrange, un grand moulin sur une maison qu’il semble enfoncer en terre ; voici des barques amarrées, toutes pareilles, de même forme et de même couleur, de même vaillance calme sur cet élément qui est le véritable élément du peuple de Néerlande.

    Et de tout cela se dégage le grand charme d’une chose vécue avec intensité et supérieurement rendue par un artiste dont l’œil observateur était constamment en éveil et dont l’âme enthousiaste était profondément émue.

     

    Cyriel Buysse

     

     

    (1) Sur ces termes gezelligheid et gezellig, voir ce qu’en dit Alphonse de Châteaubriant dans son récit Instantanés aux Pays-Bas : « moins une nuance encore intraduite - le confortable dans l’intimité et l’intimité dans le confortable ».

    (2) On songe à la vielle grand-mère au rouet de la nouvelle de Buysse « Greutmoeder Renske », dont la version  française s’intitule « Grand’mère Renske ».

     

     

    cyriel buysse,armand heins,gravure,hollande,flandre,peintre flamand,vlaamse letterkunde,auteur flamand

    A. Heins, Projet de fresques pour la salle des fêtes du Palais du Cinquantenaire

    à Bruxelles,

    crayon, encre de chine et aquarelle. 37 x 105 cm.

     

     

  • Le peintre-illustrateur Marius Bauer

    Pin it!

     

    Philippe ZILCKEN

    à propos de Marius BAUER

     

    marius bauer,zilcken,peinture,gravure,hollande,france,illustration,flaubert

    Zilcken, Bauer, Jan Veth chez l'imprimeur,

    vers 1886 (Rijksmuseum-Stichting, Amsterdam)

     

     

    Le peintre-graveur et photographe Marius Bauer (1867-1932) fut un proche de Philippe Zilcken. Grand voyageur, il est considéré comme le plus grand orientaliste hollandais de son temps. Ce fut un talent précoce. Malgré les innovations picturales qui ont marqué son époque, il est resté fidèle à un style réaliste teinté d’impressionnisme en donnant la primauté au dessin sur la couleur. Bauer a épousé Jo Stumpff, l’une des Amsterdamse Joffers, c’est-à-dire l’une de ces demoiselles de la capitale qui formaient un groupe d’artistes peintres.

    marius bauer,zilcken,peinture,gravure,hollande,france,illustration,flaubertUne rétrospective a été consacrée à Bauer début 2007 au Musée Singer de Laren ; une exposition présentant les caricatures politiques qu’il a réalisées sous le pseudonyme Rusticus pour le périodique politico-culturel De Kroniek (La Chronique) à la fin du XIXe siècle, se tient actuel- lement : « Spotprenten in de spotlights, Marius Bauer en tijdgenoten » (du 31 janvier au 29 août 2010). L'historien Henk Slechte publie à cette occasion l'ouvrage Marius Bauer als kritische kunstenaar. On pourra lire sur cette question : Walter Thys, « Socialistes et esthètes : un débat héroïque en Hollande à l’occasion du couronnement d’un Tsar ».

     

     

    exposition « Marius Bauer en Turquie », Schiedam, 2012

     

    marius bauer,zilcken,peinture,gravure,hollande,france,illustration,flaubert

     

    Le texte reproduit ci-dessous a été publié dans

    La Revue de Hollande, n° 5, novembre 1915, p. 662-665,

    un périodique créé pour resserrer les liens

    entre écrivains et artistes français et hollandais

    lors du premier conflit mondial.

     

    marius bauer,zilcken,peinture,gravure,hollande,france,illustration,flaubert

     

     

     

    UN PEINTRE-ILLUSTRATEUR HOLLANDAIS

    (M. Bauer)

     

    Bauer, le peintre-graveur orientaliste, est certainement un des artistes hollandais les plus connus au-delà des frontières de sa patrie.

    Ses succès à l’Exposition de 1900, où il eut, avec Bracquemond, Whistler et Zorn, un des quatre Grands Prix décernés par le jury de Gravure, contribuèrent à le faire apprécier, et depuis cette époque déjà lointaine, ses nombreuses eaux-fortes de haute fantaisie, ses reconstitutions d’un Orient qui disparaît trop rapidement, et qu’il aime à voir, ainsi qu’il me l’écrivait un jour de Constantinople, tel qu’il était il y a quelques siècles, ont répandu son nom.

     

    Une chose moins connue, même en Hollande, c’est que ce peintre a fait des « illustrations » pour trois livres, dont deux sont des chefs-d’œuvre de la littérature française et le troisième une Légende roumaine publiée en français à Amsterdam, avec un grand luxe d’exécution, mais d’un beaucoup plus petit format que les deux premiers volumes.

    Gustave Flaubert

    PortraitFlaubertInédit.pngL’origine de ces éditions, d’un intérêt particulier à divers points de vue, vaut la peine d’être mentionnée – Bauer habitait encore La Haye en 1893, et je le voyais presque journellement. À cette époque heureuse, grande d’enthou- siasmes, cet artiste avait fait sa première eau-forte dans mon atelier. Cette planche, définitive comme exécution fut bientôt suivie d’une quantité d’autres petites es- tampes, enlevées rapidement, très directes d’expression, donnant « le caractère de Smyrne et de Stamboul, et celui de leur populace, rendus admirablement par un artiste sensitif, voyant, imprégné de ses sujets, sentant le mouvement, l’action, et sachant rendre tout cela ».

    Possédant une presse, et, si je puis dire, certaines ca- pacités d’imprimeur « en taille-douce », je m’étais chargé avec le plus grand plaisir d’imprimer pour mon confrère, dès qu’elles étaient mordues, ces petites merveilles, sur des papiers de choix, anciens Hollande et anciens Japon.

    Depuis longtemps déjà conquis par la Légende de Saint julien l’Hospitalier de Flaubert, j’avais prêté le petit volume Trois Contes au peintre-graveur qui avait immédiatement été conquis par les phrases suggestives et pénétrantes de l’auteur (1).

    Lorsqu’on parcourt la Correspondance on trouve à plusieurs reprises des preuves de l’antipathie manifeste de Flaubert à l’endroit des illustrations. Ainsi, en 1878, à propos d’une illustration de Saint Julien, l’écrivain s’écrie : « Toute illustration en général m’exaspère ; à plus forte raison quand il s’agit de mes œuvres, et de mon vivant on n’en fera pas. Dixi ». Et ailleurs : « Ah ! qu’on me le montre, le coco qui fera le portrait d’Annibal ! Il me rendra grand service. Ce n’était pas la peine d’employer tant d’art à laisser tout dans le vague pour qu’un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision inepte. »

    Mais Bauer avait à cette époque un côté de son talent qui répondait particulièrement à ce que Flaubert exigeait d’un « illustrateur », un côté imprécis, vague, qui permettait au rêve et à la fantaisie de compléter l’œuvre illustrative.

    J’ai sous les yeux l’exemplaire des Trois Contes qui a servi à inspirer l’artiste. Avec un bout de crayon noir, Bauer a souligné les passages qui le frappaient à son point de vue spécial. Il est curieux de remarquer combien ces phrases, très courtes, semblent peu destinées à être illustrée. Ainsi je relève çà et là, des fragments tels que « on y mangea les plus rares épices » ; « Julien s’enfuit du château » ; « sa femme pour le recréer fit venir des jongleurs et des danseuses » ; « qu’avez-vous, cher seigneur ? » ; « on entendait le frôlement d’une écharpe ou l’écho d’un soupir » etc., etc.

    Le résultat final fut un grand portefeuille très lourd, contenant une dizaine de lithographies, dans des tons gris, brouillés ; dessins flottant comme dans une brume d’automne, – œuvres très distinguées et d’un charme rare, accompagnant le chef-d’œuvre de Flaubert.

    marius bauer,zilcken,peinture,gravure,hollande,france,illustration,flaubert

    M. Bauer, Femmes sous la tente

     

    Comme j’avais indirectement contribué à la naissance de cet ensemble, – lorsqu’il fallut établir le titre, j’écrivis à J.-K. Huysmans pour lui demander de bien vouloir indiquer à l’artiste et à l’éditeur, en quels termes ce titre exprimerait le plus précisément que ces dessins sur pierre étaient parallèles à l’œuvre écrite, et non pas une tentative d’illustration dans le genre habituel.

    Huysmans m’écrivit alors :

    « Étant donné que les lithographies de M. Bauer sont en quelque sorte une paraphrase au crayon du texte de Flaubert, le mot pour ne peut aller. Il vaudrait mieux mettre “Dix lithographies d’après la Légende de Saint Julien l’Hospitalier”. Ce mot vous donnerait le sens exact que vous désirez.

    « J’ai recherché les titres de Redon, mais lui, la plupart du temps, met Hommage à Flaubert, comme titre. C’est moins clair que le d’après que je vous signale.

    « Cela signifie que c’est une interprétation, un ouvrage original à côté d’un autre. »

    La légende roumaine, La Jeunesse inaltérable et la Vie éternelle, traduite par M. W. Ritter, forme un tout petit volume, d’un tirage extrêmement soigné. Bauer fit une vingtaine d’eaux-fortes, légers griffonnis très suggestifs, dont quinze ne mesurent que 55 sur 95 millimètres. Un autre artiste hollandais de tout premier ordre, notre raffiné peintre et décorateur Dysselhof (2) fit comme en-têtes et culs-de-lampe quarante-sept petites eaux-fortes en largeur, mesurant environ 6 millimètres sur 95 et représentant des fleurettes des champs : renoncules, silènes, fraisiers sauvages, etc., quelque peu stylisées, d’un dessin senti, délicat, d’un charme vraiment rare.

    marius bauer,zilcken,peinture,gravure,hollande,france,illustration,flaubert

    M. Bauer, Fête persane, 1889

     

    Le côté technique de l’impression, exécutée avec grand soin par l’imprimerie Mouton à La Haye, exigea des précautions infinies. Que l’on songe qu’il a fallu d’abord tirer toutes les eaux-fortes à part, sur des feuilles de mince papier du Japon, pliées en deux et imprimées d’un seul côté, à la manière des albums japonais. Puis, ce travail de patience, exigeant des soins considérables vu l’exiguïté du format, enfin terminé, suivit l’impression typographique qui devait remplir les blancs avec une rigoureuse exactitude, ne laissant pas la possibilité du moindre écart.

    Mais le produit le plus beau de ce genre de collaboration fut peut-être à tous les points de vue, AkëdyssérilBauer ayant lu le délicieux conte, encore une fois enthousiasmé comme il l’avait été par La Légende de Saint Julien, fit d’une traite ses huit compositions à l’eau-forte, dans la fièvre ininterrompue de la gestation, entièrement sous l’emprise de la prose de Villiers.

    Les gravures terminées, il s’agit de les publier.

    Akëdysséril, 1894

    MariusBauerVilliers.pngPar un de ces hasards fortuits et invraisemblables, comme il en arrive parfois, Bauer apprit que notre prosateur de génie, Lodewijk van Deijssel (pseudonyme de K.J.L. Alberdingk Thijm) tra- vaillait de son côté, pour son plaisir personnel, à une traduction d’Akëdysséril (3). Bercé, grisé par cette œuvre, Van Deijssel a su rendre admirablement (chose qui semble à peu près impossible) – en notre âpre et assez peu malléable langue du Nord, la musique et la cadence mêmes des phrases sonores et souples de Villiers de l’Isle Adam.

    Un éditeur se trouva, M. Groesbeek à Amsterdam, et le texte fut luxueusement imprimé en grand format et publié en portefeuille à un très petit nombre d’exemplaires.

    Parmi les eaux-fortes, il y a de très belles pages, qui, de même que les lithographies de Saint Julien, sont absolument originales, à côté de l’œuvre littéraire, et forment des œuvres d’art entièrement indépendantes.

    « On distribuerait au peuple le butin d’Eléphanta », « La souveraine du Xabad entra dans Bénarès », « Elle marchait sur ces ombres flottantes, les effleurant de sa robe d’or », sont des gravures en tous points originales, ne différant en rien d’autres estampes de l’artiste qui sont de pure fantaisie.

    Ainsi le hasard, les circonstances, les talents particuliers de Bauer et, plus tard, de Van Deijssel, amenèrent la création de ces publications précieuses, et parfaites en leur genre, comme je n’en vois guère d’autres chez nous, dues à l’enthousiasme, à l’admiration passionnée de ces vrais artistes, entièrement désintéressés, qui se mirent spontanément à l’œuvre, faisant chacun isolément de « l’art pour l’art » dans le sens le plus strict du mot.

    Ces livres hollandais dont les points de départ sont français, démontrent avec évidence les sympathies de notre élite intellectuelle pour l’art français. Ils demeureront un témoignage impérissable de la communion d’esprit et de cœur qui a existé à la fin du dix-neuvième siècle entre la plupart des artistes puissants et raffinés de la Hollande, et les grands maîtres des Lettres françaises.

     

    Philip Zilcken (4)

     

     

    ZilckenEnSaintNicolasParBauer.png

    (1) Relevons, à propos de Flaubert et de Bauer, que ce dernier a, en 1896, commis une caricature représentant Louis Couperus en saint Antoine : le romancier haguenois avait publié peu avant une adaptation de la Tentation de Flaubert. Quelques semaines plus tard, Bauer publiait, toujours dans De Kroniek, une caricature de Zilcken en saint Nicolas (détail ci-contre).

    (2) Gerrit Willem Dijsselhof (1866-1924), un des représentants hollandais majeurs de l’Art nouveau.

    (3) Sur Akëdysséril aux Pays-Bas, on se reportera à l’article de Marcel van den Boogert, « Over buffels en de eisen van correctheid. Lodewijk van Deyssel en Villiers de l’Isle-Adam », De Parelduiker, n° 4, 1997, p. 3-15.

    (4) En février 1891, Ph. Zilcken publiait « Eaux-fortes de Bauer » dans L'Art dans les deux Mondes, article repris dans son livre Souvenirs (1900, p. 3-13). 

     

     

    marius bauer,zilcken,peinture,gravure,hollande,france,illustration,flaubert

     

  • Pétra / Machu Picchu / Bolivie

    Pin it!

     

     

    Les photographies de Nono Reinhold

     

     

    CouvNonoMachu.png

    Machu Picchu 2006

     

     

    Graveur qui a fait ses premières armes à Paris dans les années 1950, la Néerlandaise Nono Reinhold a décidé ces dernières années de mettre sa longue expérience de la texture et de la composition au service de la photographie. De voyages en terres lointaines, elle a ramené des clichés dont certains viennent d’être réunis dans trois livres : Machu Picchu 2006, Pétra 2007 et Bolivia 2008 publiés à Eindhoven par Peter Foolen. Outre les photos en question, ces publications présentent des textes (Edy de Wilde, Carel Blotkamp, Jean-Clarence Lambert, Andrea Müller-Schirmer, Els Barents, Hendrik Driessen, Jan van Adrichem et Huib Sowden) et des poèmes des Néerlandais Lucebert, Armando, Bert Schierbeek, Simon Vinkenoog et Remco Campert. Il s’agit dans chaque cas de plaquettes trilingues néerlandais/français/anglais (traductions de : Beth O’Brien, Donald Gardner, Simon Vinkenoog, Daniel Cunin, Jan Pieter van der Sterre, Ina Rilke et Patrick Williamson).

     

    CouvNonoPetra.png

    Pétra 2007

     

     

    Machu Picchu 2006, Pétra 2007 et Bolivia 2008

    ont été tirés à 500 exemplaires

    Ils sont disponibles sous coffret (ISBN : 978-94-90673-01-7).

     

    CouvNonoBolivie.png

    Bolivia 2008

     

    les photos représentent la première et la quatrième de couverture

    des 3 livres de photographies de Nono Reinhold

    (Peter Foolen Editions, juin 2010)

    ***

     

     

    Lien permanent Imprimer Catégories : Peintres-Graveurs 0 commentaire
  • Petit portrait de Philippe Zilcken

    Pin it!

     

     

    Ce que j’ai appris, je ne l’ai jamais su,

    et ce que je sais, je ne l’ai jamais appris.

    Ph. Zilcken

     

     

    CHARLES LOUIS PHILIPPE ZILCKEN EN BREF

     

    Le peintre, graveur et homme de lettres hollandais Charles Louis Philippe Zilcken (La Haye, 21 avril 1857- Villeneuve-sur-Mer, 3 octobre 1930) a laissé de nombreux écrits dans sa langue maternelle comme en français (et en anglais) sur des peintres hollandais et des artistes français de son temps (les frères Maris, Jozef Israëls, Marius Bauer, Geo Poggenbeek, Hendrik Mesdag, Jan Toorop, G.H. Breitner, Félicien Rops, Henri Regnault, Jean-Baptiste Corot, Étienne Dinet, Alphonse Stengelin, Rodin, Edmond de Goncourt…) qu’il comptait pour la plupart parmi ses amis. En 1900, il a donné un premier volume de souvenirs (Souvenirs I, préface Alidor Delzant, Paris, H. Floury), dans lequel il est question de Marius Bauer, de la reine Sophie des Pays-Bas, de Verlaine en Hollande, de Venise, de Jacob Maris, du voyage en Zélande de la poétesse Ossit, de Félix Buhot, de Berthe Bady, de patinage… Un autre devait suivre l’année même de sa mort : Au jardin du passé. Un demi siècle d’Art et de Littérature. Ses mémoires rédigés en néerlandais en 1928 (Herinneringen van een Hollandsche Schilder der negentiende eeuw 1877-1927) n’ont quant à eux jamais été publiés ; ils apportent un certain nombre de précisions qui ne figurent pas dans les ouvrages rédigés en français.

    ZilckenAtelier.jpg

    Philippe Zilcken dans son atelier

     

    Le nom de Philippe Zilcken reste lié à celui de Verlaine puisque c’est à son initiative, à celle d’un libraire-éditeur haguenois et de quelques autres peintres, que le poète français a été invité à passer une dizaine de jours aux Pays-Bas fin 1892 pour entretenir un public choisi de poésie française. Il a d’ailleurs logé au cours de ce séjour dans la demeure de Philippe Zilcken. Ce dernier, passeur érudit, « collectionneur de race », « frère jumeau de la plume et du burin », aujourd’hui en grande partie oublié, mérite qu’on lui rende un petit hommage, d’autant plus qu’il est assez difficile de mettre la main sur ses publications.

    Sa connaissance du français lui venait de sa mère qui avait vécu en Belgique et parlait français à la maison. Alors qu’il était encore au lycée dans sa ville natale, Zilcken a été, deux après-midi par semaine (1874-1876), le secrétaire de la reine Sophie qui lui dictait son courrier en français ainsi que des études historiques comme celle publiée par La Revue des deux Mondes le 1er juin 1875 sous le titre « Les derniers Stuarts ». S’il a bien entendu beaucoup pratiqué les auteurs français tout au long de son existence, Zilcken n’en a pas moins gardé un réel amour de la langue néerlandaise : « Le hollandais, cette langue riche et extraordinairement malléable, qui sait être rigide et austère et s’adoucir en de verlainiennes caresses », écrira-t-il par exemple dans une recension pour La Revue Blanche.  Le milieu privilégié dans lequel le jeune garçon a grandi lui a permis de s’initier aux arts et de rencontrer très tôt des artistes, en particulier ceux qui fréquentaient la maison familiale où son père, mélomane et musicien, organisait des soirées musicales. L’un de ces visiteurs, Anton Mauve, fut d’ailleurs le premier à transmettre son savoir au jeune Philippe, lequel montra un certain talent alors que ses parents le destinaient à des études plus conventionnelles (le droit). Pour le peintre en herbe, la fréquentation et les conseils de Jacob et Willem Maris ou encore de Jozef Israëls se révélèrent également très précieux.

    ZilckenProfil.jpg

    Profil de femme, par Ph. Zilcken

     

    La passion qu’éprouvait Philippe Zilcken pour la peinture et le dessin ne le dispensa pas de s’intéresser à d’autres choses comme la botanique, les fossiles, la bibliophilie, les bibelots extrême-orientaux. Bientôt, il transformera son intérieur en véritable musée. À propos de sa demeure haguenoise de style anglo-normand construite en 1889 qui portait le nom de son épouse, écoutons un de ses amis, l’écrivain Lodewijk van Deyssel, en 1902 : « Ceux qui ont eu l’avantage de connaître l’intérieur de l’habitation de Philippe Zilcken, la charmante Hélène-Villa – une première, délicate et fine œuvre de l’architecte Bauer – savaient combien les objets d’art formaient là un tout avec les chambres et l’atelier… ». L. Lacomblé, critique qui avait lui aussi visité les lieux, raconte que l’aquafortiste caressait les objets des yeux et qu’il n’osait élever la voix de peur de les déranger. Outre de nombreuses œuvres d’art offertes par des maîtres et confrères, le jeune aquafortiste s’entourait de japonaiseries et d’une collection pour le moins singulière, commencée chez « un petit brocanteur » d’Arles : de magnifiques chaussures de diverses époques et divers continents, qui seront exposées (au Royaume-Uni) et feront l’objet de plusieurs articles avant d’être confiées, du vivant de l’artiste, au Musée d’art décoratif de Haarlem. C’est qu’en 1902, Philippe Zilcken, manquant d’argent, a dû vendre ses 150 paires de chaussures, mais aussi pratiquement toutes ses pièces de valeur. Peut-être sa période faste était-elle terminée, peut-être s’était-on un peu lassé de ses eaux-fortes, comme le suggèrent certains critiques hollandais lui reprochant de ne pas se renouveler – opinion qu’on retrouve aussi d’une certaine façon sous la plume de son confrère Georges Lemmen qui affirme, à propos de la première exposition internationale de La Haye (1901), que Zilcken ainsi que quelques autres, « n’apportent dans une contribution trop restreinte aucune note nouvelle » (L’Art Moderne, 9 juin 1901). Mais d’autres raisons expliquent sans doute ce revers, auxquelles venaient qui plus est s’ajouter des drames familiaux : « Frappé dans ses affections les plus chères, sentant le vide de sa maison trop grande, notre ami ne veut plus conserver que quelques rares souvenirs des jours heureux », explique un commentateur (L’Art Moderne, 4 mai 1902). Après le décès de son épouse à l’automne 1895, Zilcken a en effet perdu un enfant, peut-être la petite Renée à laquelle Verlaine a dédié un poème. Toujours est-il que les différentes pièces que le peintre-graveur avait achetées ou qu’on lui avait offertes au fil de près de trente années sont vendues aux enchères les 13, 14 et 15 mai 1902 au Haagsche Kunstkring sous la direction de R.W.P. De Vries, expert d’Amsterdam et Martinus Nijhoff, libraire à La Haye. Dans Au Jardin du Passé, le premier concerné écrit : « Lorsque je revins à La Haye, une vente avait eu lieu d’une partie de mes collections de chaussures, d’estampes, d’objets d’art oriental. Je n’ai jamais possédé des pièces de grande valeur, mais j’avais pu dénicher çà et là de jolis objets qui malheureusement ne se vendirent pas très bien. Néanmoins, le tout liquidé, je pus de nouveau me livrer au travail avec une certaine indépendance. Mon ami, le célèbre écrivain Van Deyssel, avait eu la complaisance d’écrire une aimable Préface pour le Catalogue de cette vente, qui est naturellement devenu très rare (…). Cette vente a excité la curiosité de biens des gens et je crois qu’il n’y a eu qu’un seul journal qui ait dit la vérité : “M. Z… a besoin d’argent” – ce qui malheureusement n’était que trop vrai ! Il est regrettable que ces précieuses et uniques collections d’eaux-fortes modernes, en majeure partie imprimées par moi, qui vaudraient actuellement leur poids d’or – aient été vendues à des prix dérisoires, à peu près au “prix du papier”. »

    On comptait parmi les pièces qui n’étaient pas « de grande valeur » 12 estampes de Heinrich Aldegrever, un Lucas van Leyden, une trentaine d’estampes japonaises, une dizaine de dessins de Vincent van Gogh (période haguenoise), un grand dessin de Jongkind, plus de 80 gravures de Marius Bauer et presque autant de Rops, des lithos de Nicolas-Toussaint Charlet, Daumier et Odilon Redon, des œuvres de Daubigny, Goya, Jozef Israëls, Auguste Lepère, Manet, Mauve, Maris, Célestin Nanteuil, Delacroix, Henry De Groux, de précieux manuscrits du XVe siècle, des meubles, sans compter un plat en faïence de Delft peint par Mauve, des porcelaines chinoises, une partie de la belle bibliothèque… et 225 eaux-fortes originales de Zilcken lui-même ainsi que le manuscrit de Quinze jours en Hollande. Lettres à un ami de Verlaine. Il est clair que Zilcken a traversé une période noire sur laquelle il préfère ne pas s’étendre dans ses mémoires. En général, il reste d’ailleurs très discret sur ses déboires et sur sa vie familiale. En le lisant, on comprend qu’il s’est remarié après la mort d’Hélène Hauzeur, mais on n’en apprend guère plus. En lisant certains journaux de l’époque, on comprend qu'il se trouvait mésestimé en tant que peintre.

    PolDeMontParZilcken.jpg

    L'écrivain Pol de Mont, par Ph. Zilcken

     

    Quelques témoignages de la fin du XIXe siècle fournissent une description physique de l’Haguenois. On peut par exemple se reporter au portrait que brosse Pol de Mont, homme de lettres belge et célèbre promoteur de la culture flamande : « Grand, maigre, robuste malgré cette maigreur, nerveux, incroyablement nerveux dans ses mouvements et son expression, prêtant un grand soin à sa mise sans toutefois porter des habits voyants, n’ayant pratiquement rien d’un dandy mais beaucoup d’un gentleman, Philippe Zilcken attire immédiatement l’attention et laisse une impression qui vous empêche de le ranger parmi la masse du commun des mortels, les millions de monsieur Tout-le-Monde. Sa tête surtout est intéressante, plutôt petite que grande, posée sur un long cou noueux, avec des yeux qui vous dévisagent et vous scrutent de derrière le pince-nez, front haut, le plus souvent parcouru de quelques profondes rides verticales, en dessous le nez un tantinet malicieux, des oreilles solidement dessinées, le cheveu très noir plaqué, – la tête d’un observateur, – sur laquelle ne tarde pas à apparaître l’expression tendue propre aux peintres et aux dessinateurs. » Dans son Journal, Edmond de Goncourt apporte en passant quelques éléments complémentaires : « Visite de Zilcken, l’aquafortiste hollandais, venu à Paris pour faire une pointe sèche de mon facies. Un long garçon, maigre, sec, osseux, avec l’accentuation d’une forte pomme d’Adam dans un cou d’échassier. » (1)

    Au cours de sa carrière, Zilcken s’est attaché à travailler avec une grande intégrité. Dans un premier temps, il a fait de grandes eaux-fortes de reproduction pour gagner sa vie (2). De plus petites aussi pour des publications, allant soumettre ses gravures aux auteurs des tableaux qu’il reproduisait. Ce travail exigeant ne l’empêchait pas de considérer la photographie de son temps comme un art. L’historien de l’art haguenois Adriaan Pit (1860-1944) a laissé plusieurs catalogue descriptifs des eaux-fortes originales de son ami, celui de 1893 en dénombrant 201, celui de 1918, 633 (3). Un visiteur en mentionne environ 400 lorsqu’il passe à la Hélène-Villa en 1896 (4). Parmi celles-ci, l’une représente le visage de la baronne Deslandes, née comtesse Fleury ; cette femme qui publiait sous le pseudonyme Ossit avait accueilli l’artiste hollandais chez elle et lui-même avait eu le plaisir de la recevoir en Hollande (« Souvenirs de Zélande », Souvenirs, 1900, p. 113-141).

    Parallèlement au temps qu’il consacrait à ses travaux artistiques, Philippe Zilcken – souvent dans le cadre de multiples fonctions officielles et honorifiques qui lui valurent d’être nommé en 1901 Chevalier de la Légion d’honneur et de recevoir la Croix de chevalier de l’ordre de Léopold –, s’est employé à faire mieux connaître les peintres et graveurs de son pays en France, mais aussi en Italie où il a joué un rôle dans l’organisation de plusieurs expositions dont l’une consacrée au vieux Jozef Israëls (1910). Il déplorait que « nos peintres tout comme nos poètes sont moins connus [en France] que les Scandinaves ou les Polonais ». En 1896, il a fondé un comité en faveur de la création d’un musée et d’une bibliothèque Rembrandt, une entreprise qui n’aboutira pas.

    ZilckenExpo1903.jpg

    Exposition Zilcken dans l'atelier de l'artiste (1903)

     

    Le Haguenois a bien entendu participé lui-même à de multiples expositions dans différents pays européens : Salon des XX, Cercle artistique international d’Amsterdam (sur le modèle du Salon des XX), Kunstkring de La Haye, Exposition Internationale de La Haye (1901), Cercle Arti et Amicitiæ d’Amsterdam, Voor de Kunst à Utrecht (1915), Salon des Aquarelliste de Bruxelles, Salon de l’Estampe (janvier 1908), Durand-Ruel (mars 1906, avec Odilon Redon), Société internationale de la Gravure originale en noir (43, bd Malesherbes, novembre 1908)… La presse s’en est souvent fait l’écho. Par exemple, l’article « Impressionisten » de l’hebdomadaire De Amsterdammer du 21 février 1886, à l’occasion d’une exposition de cinq artistes haguenois, relève quelques œuvres faibles ou prosaïques de Zilcken, mais surtout des toiles de sa main qui ont beaucoup de caractère ainsi que de remarquables et puissantes eaux-fortes. Alors que l’artiste participe en 1893 à l’exposition de la Société des Aquafortistes belges au Cercle artistique, on commente son travail en ces termes : « De la lumière fine, M. Zilcken en éparpille aussi à travers ses eaux-fortes. C’est un Hollandais, comme M. Storm, mais il n’a pas la vigueur de celui-ci ni sa superbe maîtrise. Il a la ligne aérienne ; ce que nous préférons en lui, c’est la façon dont il rend la plaine hollandaise (Près de Delfshaven) parsemée de saules, de maisonnettes, de moulins. Les plans, variés de marécages, fuient avec légèreté vers l’horizon. Le Paul Verlaine (d’après Toorop) est merveilleux de vie et jamais le visage à la fois faunesque et apostolique du poète de Sagesse n’a été produit avec une telle intensité et un plus large caractère. » Durant l’automne 1905, rapporte un périodique, la ville de Leyde présente une rétrospective Zilcken regroupant une cinquantaine de toiles « impressions de voyage en Angleterre, en Belgique, en France, en Italie », dont certaines ramenées de Provence. Dans L’Art Moderne du 26 février 1911, Gabriel Mourey, qui se remémore les moments passés à la Hélène-Villa, se montre élogieux, soulignant « la subtilité, le raffinement, l’amour de la nuance » du Hollandais, son rejet de toute vulgarité, allant même jusqu’à faire de son camarade un artiste français : « C’est par cet amour de la vérité, par là seulement, j’y insiste, que Zilcken s’avoue Hollandais, car, pour le reste, surtout ce sens si raffiné, si profond, si sûr de la mesure, des belles proportions, de la clarté, c’est à la France, me semble-t-il, à cette France qui est son pays d’élection, dont il connaît, parle et écrit si finement la langue, qu’il me paraît le devoir : Zilcken est un graveur français. Plus que dans son pays natal, chez nous il se sait et se sent chez lui : son éducation, sa culture, sont françaises... » Au cours de l’été 1903, le peintre-graveur a même organisé dans sa demeure de La Haye une grande exposition réunissant plus de 80 de ses tableaux et une dizaine de ses aquarelles (5). Grâce au marchand de tableau Samuel Putman Avery (1822-1904), Zilcken va par ailleurs pénétrer assez tôt le marché américain ; ainsi, en 1892, on exposera à New York des travaux qu’il a ramenés d’Algérie (6). Au printemps 1913, nous raconte l’aquafortiste, a lieu une rétrospective au Pulchri Studio de La Haye, avec beaucoup d’études d’Egypte ; ce fut sa « dernière manifestation d’art personnel ». En janvier 1914, une centaine des ses premières eaux-fortes seront exposées au Cabinet des Estampes d’Amsterdam.

    AfficheExpoZilcken1913.jpg
    Affiche de l'exposition Zilcken 1913

     

    Dans la vie du peintre-graveur, la Provence et la Côte d’Azur ont occupé une place majeure même s’il a toujours considéré que la Hollande était « peut-être le pays qui recelait le plus de beauté ». Zilcken a découvert ces régions dès 1882 : « … attiré par le climat autant que par la lumière, je suis parti pour la Provence, séjournant en Arles et aux environs, puis à Marseille, excursion d’où j’ai rapporté un certain nombre d’aquarelles et d’eaux-fortes, principalement de la jolie ville d’Arles, aux fins tons gris et or accentués par les silhouettes noires des Arlésiennes ». Il y est souvent retourné, profitant par exemple d’un séjour aux Baux-de-Provence pour aller présenter ses hommages à Frédéric Mistral. Une fois établi au bord de la mer, il lui arrivait de monter dans « un canot-périssoire en toile, un “Berthon” pliant, léger, portatif et presque indestructible », qui, après une longue carrière, lui permit « encore de pagayer le long de la Côte d’Azur et de suivre, dans l’eau claire des petites calanques, parmi les algues vertes et rouges, les évolutions des méduses, des sèches et des girelles. Dans ce canot que je transportais avec moi comme un escargot sa coquille, j’ai beaucoup peint et gravé, aussi bien dans les fossés de nos polders hollandais, dans les canaux de Delft, Leyde, Amsterdam et Venise que parmi les si pittoresques bateaux de pêche de la mer du Nord… »

    Il convient de relever également l’attrait qu’a exercé l’Orient sur le peintre. Dans sa notice « … het schitterende, teere, overal reflecteerende en alles omhullende licht van het Oosten. - Philippe Zilcken als oriëntalist », l’historien de l’art Jaap Versteegh précise : Zilcken « était membre de la  Société des Peintres Orientalistes qui organisa un salon annuel à partir de 1894. En 1911, on chargea le Néerlandais de réaliser un numéro spécial de la Gazette de Hollande consacré à l’Orient ; les principaux orientalistes du moment y collaborèrent, dont Jozef Israëls, Marius Bauer et H.J. Haverman. Au bout du compte, il convient de reconnaître que Philippe Zilcken était en Hollande l’expert par excellence en matière d’art oriental. Il est temps de lui accorder la place qui lui revient. » (7) Zilcken a effectué un premier voyage en Algérie au début de l’année 1883 avec son ami Adriaan Pit. Ce sont les ouvrages d’Eugène Fromentin et des frères Goncourt ainsi que des conversations avec l’explorateur Paul Soleillet (1842-1886) qui lui avaient donné envie de se rendre dans ces départements français. Il y retournera environ vingt-cinq ans plus tard et se rendra également en Égypte.

    KasbahZilcken.jpg

     

    Pour compléter cette évocation, il n’est pas inutile de redire (voir « La Hollande amie ») que Zilcken, grand francophile, a fait partie de ce noyau d’intellectuels hollandais qui, durant la Première Guerre mondiale, ont défendu bec et ongle la France en prenant des initiatives éditoriales, culturelles et de propagande. Barrès le rappelle dans un volume de ses Chroniques de la Grande Guerre : « … Van der Hem, Albert de Hahn, Jean Sluyters, qui expriment quotidiennement leur mépris pour les Boches, ou bien encore les peintres graveurs Ph. Zilcken, Bauer, qui s’attachent à faire connaître notre art ».

    Ayant été exproprié de sa villa de La Haye à cause de l’extension de la ville, le Haguenois va s’installer avec sa femme à Nice dans une dépendance du Château du Mont-Boron, une tour « hantée » donnant sur la mer. Par la suite, obligé de quitter ce lieu, le couple s’établit à Villefranche-sur-Mer où Zilcken finira ses jours sans abandonner ni le dessin ni l’écriture. Il termine ses mémoires par cette phrase : « Lorsque je regarde en arrière, je trouve le chemin parcouru bien long et la seule chose que j’aie apprise, c’est que tout est vanité, – que personne ne sait rien, – que la vie est un mystère… » avant de citer Hugo : « Il n’y a sous le ciel qu’une chose devant laquelle on doive s’incliner : le génie, et qu’une chose devant laquelle on doive s’agenouiller : la bonté. »

    Daniel Cunin

     

     

    peinture,gravure,littérature,mémoires,rodin,verlaine,goncourt

    couverture de l'édition italienne de Jozef Israëls

     

    (1) Dans cette page datée du 3 avril 1895, l’écrivain poursuit : « Il me parle d’un article fait sur moi par un littérateur de ses amis, article intraduisible en français, parce que la langue hollandaise est beaucoup plus riche que la langue française et ayant cinq ou six expressions pour rendre une chose qui n’en a qu’une chez nous, – et cet article, à son dire, serait un débordement d’épithètes, ressemblant à une éruption volcanique. » Il s’agit d’un essai de Lodewijk van Deyssel consacré aux frères Goncourt, paru dans De Nieuwe Gids, juin 1888, p. 205-228. Philippe Zilcken a lui aussi écrit sur Edmond de Goncourt (Elsevier’s geïllustreerd maandschrift, juillet-décembre 1896, p. 223-233).



    Lodewijk van Deyssel en 1934

     

    (2) Dans sa thèse soutenue en 2004 à Amsterdam : Kunst in reproductie : de reproductie van kunst in de negentiende eeuw en in het bijzonder van Ary Scheffer (1795-1858), Jozef Israëls (1824-1911) en Lourens Alma-Tadema (1836-1912), publiée en anglais sous le titre Art in Reproduction. Nineteenth-Century Prints after Lawrence Alma-Tadema, Jozef Israëls and Ary Scheffer, Amsterdam University Press, 2007, Robert Maarten Verhoogt évoque la personnalité de Zilcken en tant que « reproducteur » d’œuvres de peintres, notamment de celles de Jozef Israëls.

    (3) Adriaan Pit a publié lui aussi en français : La gravure dans les Pays-Bas au XVe siècle et ses influences sur la gravure en Allemagne, en Italie et en France, Paris, Desclée de Brouwer, 1891-1892 (ouvrage qui reprend des articles de la Revue de l’art chrétien) ; Les origines de l’art hollandais, Paris, H. Champion, 1894 ; La sculpture hollandaise au Musée National d’Amsterdam, Amsterdam, Van Rijkom, 1903. Présentant le premier catalogue descriptif des eaux-fortes de Zilcken, L’Art Moderne écrit : « Ce catalogue, très coquet et rédigé avec grand soin, mentionne deux cent et une pièce différentes, d’une variété extraordinaire. Il y a des paysages, des portraits, des études de figures, des croquis de fleurs, des reproductions de tableaux, des fantaisies, etc. On est surpris de voir un œuvre aussi considérable accompli par un artiste qui est encore classé parmi les jeunes. »

     

    ZilckenNewYork.jpg

     

     

    (4) P.A. Haaxman, « Philip Zilcken », Elsevier’s Geillustreerd Maandschrift, juillet-décembre 1896, p. 1-21. (une partie des éléments de cette notice sont empruntés à ce précieux article qui nous offre une visite de la demeure de Zilcken).

    (5) Pour cette exposition « à domicile », Zilcken a demandé conseil à Jean-François Rafaëlli. La lettre que ce dernier lui a envoyée figure dans Au Jardin du Passé ; elle avait déjà été publiée dans le catalogue de cette exposition originale - il était rare à l'époque de voir un artiste organiser une exposition de ses oeuvres dans son propre atelier - et dans L’Art Moderne du 20 septembre 1903.

    (6) Catalogue of Etchings By Ph. Zilcken of the Hague, Holland. Exhibited at the Grolier Club, New-York April, 1892. Voir l’encart du New York Times du 10 avril 1892.

    (7) www.kunstpedia.com/authors/68/Versteegh,-Jaap

     

    certaines reproductions de cette page figurent sur le site www.geheugenvannederland.nl

     

     

  • Jozef Israëls, par Ph. Zilcken (2)

    Pin it!

     

    La première partie du texte que Philippe Zilcken consacre à Jozef Israëls dans Peintres hollandais modernes porte sur le dessin et la manière du maître haguenois.

     


    JOZEF ISRAËLS


    Depuis bientôt cinquante ans qu’Israëls peint, depuis une trentaine d’années que le succès lui prodigue ses faveurs, il a produit considérablement.

    Comme beaucoup de ses compatriotes, il ne s’est par borné à un seul genre spécial ; quoiqu’il ait peint beaucoup de tableaux d’intérieur, cela ne l’a pas empêché de rendre toute la gamme des effets de plein air de son pays : de tranquilles jours gris, des soirs lourds et sombres, des paysages de grèves, argentés par un pâle soleil opalin, parfois des clairs de lune.

    Et toujours, jouant un rôle important dans ces paysages admirablement sentis, la figure humaine, l’enfant et la femme de préférence prennent une place prédominante.

    Parce qu’Israëls a peint la figure rustique, le pauvre, le pêcheur, l’ouvrier ou le campagnard, on l’a parfois comparé à Millet, mais s’il y a un rapprochement entre ces peintres, c’est seulement celui-ci, que tous les deux sont artistes plus que peintres ; et que l’intensité de sentiment que montre telle toile de Millet est la même que celle des bonnes œuvres d’Israëls.

    En Hollande Israëls occupe une place prépondérante dans l’art de son temps, d’abord par son talent, ensuite par l’influence qu’il a exercée sur l’école de peinture contemporaine. Et nous ne croyons pas exagérer en disant qu’il appartiendra à l’histoire générale de la peinture moderne, étant du petit nombre d’artistes qui ont su exprimer un côté personnel de leur tempérament, qui ont eu quelque chose à dire, qui ont été des premiers à réagir violemment contre les recettes (nous n’osons pas même dire « traditions »), qui ne produisaient guère plus que des tableautins inertes, glacials de convention, de manque de vie et de sincérité.

    Jozef9.jpg
    Les peintres de l’école hollandaise de 1830, pseudo-classiques, secs, guindés, anti-artistiques au possible, ne peignaient, en paysage, que des décors sans atmosphère, en figure, que des anecdotes historiques ou burlesques, des mélodrames romantiques ou des bergeries d’opéra-comique, adaptations maladroites de recettes anciennes à des sujets de romances. Résultat : des œuvres froides, sans vie, mal conçues et mal exécutées, sans charme ni mérite, qui ressemblaient aussi peu à des œuvres d’art que des poupées modernes à des statues classiques. Et cette école de 1830 sévit encore, de nos jours. Quoique la peinture moderne s’impose, depuis quelques années déjà, aux amateurs intelligents et aux gens de goût, les œuvres de cette époque atteignent encore des prix élevés et sont parfois hautement prisées par leurs possesseurs. On comprendra par cela d’autant mieux qu’une peinture aussi révolutionnaire que celle d’Israëls le paraissait, eut de la peine à s’imposer au public, puisque, même aujourd’hui, maintenant que l’admiration de l’étranger vient montrer quels grands peintres les Hollandais ont l’honneur de compter parmi eux, ces peintres sont encore souvent discutés et incompris.

    Le grand effort d’Israëls a été d’allier à l’amour des humbles, une conception grandiose du milieu où ses figures se meuvent. Il a repris ainsi, avec les Maris, et avec Mauve, les traditions anciennes, redevenues nouvelles par suite de l’abandon où on les avait laissées, en réimportant dans son pays un naturalisme sincère qui a été la note caractéristique des peintres Hollandais et Flamands de la grande époque.

    Quoiqu’il n’en paraisse rien dans ses œuvres, qui ont l’air d’être travaillées presque péniblement quelquefois, qui ne sont jamais peintes de jet, avec des coups de pinceaux décidés, mais plutôt tapotées à petites touches, Israëls cache un savoir très grand derrière ces semblants de maladresse, d’inhabilité dans l’exécution. Mieux que personne il sait la science du dessin, le secret de construire ses figures. Derrière la naïveté un peu voulue de ses tableaux se dérobe une science consommée des proportions et de l’anatomie d’une figure ; il sait admirablement raisonner le pourquoi d’une attitude, d’un geste, d’une pose. Aussi est-il vivement indigné lorsqu’on lui reproche de ne pas savoir bien dessiner, reproche que lui font fréquemment les ignorants.

    jozef11.jpg

    Il y aura toujours un abîme entre deux opinions opposées concernant le dessin. Pour certaines personnes, pour le grand nombre, dessiner c’est tracer proprement les contours des formes, avec un trait arrêté qui cerne les masses ou les détails. C’est ce dessin, qu’enseignent les maîtres de dessin, les écoles, les académies. C’est aussi le dessin élémentaire primitif des peuples anciens, des primitifs de toutes les époques. Lorsque ce trait est senti, lorsqu’en le traçant l’artiste a suivi avec amour les moindres inflexions, appuyant son crayon délicatement pour indiquer une courbe molle, vigoureusement pour accentuer une partie solide, lorsque ce dessin linéaire est d’un Italien primitif, ou d’un Holbein, d’un Clouët, il est admirable. Mais combien ce dessin ne devient-il pas vite une suite de conventions, des traits ou des lignes cernant des masses proportionnées suivant des formules géométriques ! Alors il peut être très utile pour la peinture décorative, qui exige, avec du goût et du talent, une grande science ; pour des dessins industriels, dont la qualité première est l’heureuse distribution des lignes et des tâches dans lesquelles la vie et les détails des sujets représentés sont au moins accessoires, tandis que le tout doit être plutôt de convention, afin de faire de l’effet à distance ; un effet décoratif, qui n’est obtenu qu’au moyen de masses fort simples, dont les détails seraient invisibles par la distance même.

    Ce dessin-ci, aux contours immobiles pour ainsi dire, est le dessin que le public croit être le seul dessin ; et du moment que des coups de crayon heurtés, brusques, nerveux, d’un Rembrandt, d’un Michel Ange, d’un Millet sont sous ses yeux, il se trouve désorienté ; habitué à une pureté, une propreté bourgeoise des lignes, il ne comprend pas ce dessin, tout à fait artistique, puisqu’il exprime plus que la forme copiée servilement, la synthèse de la forme ; qu’il donne la vie, le mouvement, l’action, non pas d’une manière inerte comme une photographie instantanée, mais avec une apparence de vie. Il ne voit pas, ce public, dans le trait interrompu, exagéré, dans les coups de crayon qui cherchent une forme, se répètent parallèles au même endroit, qui sont noirs, épais, ou imperceptibles, brusquement interrompus, un dessin bien autrement vivant, exprimant beaucoup plus ; exigeant un talent supérieur, toujours très rare, des facultés de vision et de compréhension que ne demande pas le dessin conventionnel, qui s’apprend par cœur à l’école.

    Nous nous sommes étendu si longuement sur les différentes manières de comprendre le dessin, pour tâcher de faire valoir les mérites de celui d’Israëls. Lorsque le maître peint une jeune fille qui coud, il cherche avant tout à rendre le geste, le mouvement, l’attitude. Pour cela il n’existe pas de recettes ni de trucs. C’est la vision, ou plutôt le sentiment qui domine cette vision qui guide la main qui ignore ce qu’elle fait. Ceci déjà suffirait à démontrer la supériorité d’un dessin caractériste (rendant le caractère des formes au lieu de copier celles-ci) sur un dessin impersonnel, ce dessin caractériste dépendant bien plus du cerveau que de la rétine, de la réflexion et du sentiment que de la vision.

     

    jozefill13.jpg

    Ce dessin senti, tout artistique, si peu apprécié en général, est une des plus remarquables qualités d’Israëls et donne à ses œuvres ce charme si particulier qu’elles exhalent ; il n’aura pas la correction un peu mièvre d’un Meissonier, d’un Knaus, il y aura des fautes réelles parfois, mais il donnera le caractère d’une tête, exprimera avec intensité tel état d’âme d’une créature humaine, au lieu d’avoir l’air d’être un dessin fait d’après un mannequin habillé.

    Il y a nombre de tableaux de figure et de paysage, dont les auteurs passent pour savoir dessiner correctement. Cette soi-disant correction apparente déguise le plus souvent la pauvreté de l’esprit et l’absence de talent.

    Il faut être infiniment plus artiste pour jouer au théâtre un rôle avec émotion, que pour réciter froidement ce même rôle sans fautes de diction, de geste, mais d’une manière apprise, impersonnelle. Théâtre, peinture, musique, tous les arts ont la même exigence suprême, l’interprétation originale et sentie. J’ai entendu jouer merveilleusement un Wieniawsky, vu un Rossi, une Sarah Bernhardt, non sans incorrections, sans fausses notes, mais être si supérieurement artistes ! Ces incorrections sont les fautes de dessin d’un Millet, d’un Israëls. Absorbé par de hautes préoccupations, par des « pensées qui montent jusqu’au ciel » comme dit Victor Hugo, par la recherche de la vie, du mouvement, de l’expression ; et, rendant ces facteurs de tout œuvre d’art véritable, il ne s’aperçoit pas qu’il a fait la main trop petite ou trop grande en exprimant le geste, mis les yeux trop haut ou trop bas en traduisant l’expression.

    Et ses qualités sont trop rares, trop supérieures, pour que je n’aie pas insisté pour les faire apprécier.

     

    jozefill19.jpg

    La peinture d’Israëls est aussi très personnelle. Comme je le disais plus haut, ce n’est pas par larges coups de pinceaux, avec de belles coulées de pâte, ou au moyen d’empâtements, de frottis, de glacis qu’il travaille. Soigneusement il indiquera sur la toile vierge l’ensemble de la composition qu’il va peindre ; d’abord il massera les valeurs principales, les ombres et les clairs, le blanc et le noir du tableau. Cette esquisse faite, il prendra des modèles, et, d’après ceux-ci, ou quelquefois d’après des dessins faits antérieurement, il commencera lentement à construire son tableau, à créer ses figures. Avec de minces pinceaux et des brosses petites, il dessinera dans la couleur, posera de petites touches successives, de petites lignes vermicellées, les unes au dessus des autres, lentement, patiemment. Ces petites touches se fondent, s’harmonisent ; et avec le temps, la pâte ainsi obtenue, acquiert une belle qualité, devient un bel émail, qualité propre à toute bonne peinture.

    Ces petites touches un peu flottantes, décomposant imperceptiblement les couleurs par leur juxtaposition, donnent admirablement le sentiment d’atmosphère ambiante. Aussi ses toiles ont-elles toujours une douce lumière argentine, jamais de « trous », de parties opaques ou lourdes. Une fine lumière éclaire les objets, les figures ; des reflets les isolent, l’air circule, hommes et choses semblent se mouvoir dans l’air, « tournent », et par là même ont du relief, de la solidité, du « corps », par contraste avec la légèreté des perspectives aériennes.

    Ces qualités rares ne sont pas seulement visibles dans ses paysages avec figures, ou dans ses scènes d’intérieur. Lorsqu’il peint une tête, un portrait ou une tête de fantaisie, ces mêmes qualités contribuent au plus haut degré à donner l’expression, la vie, le relief des choses. Pas le relief brutal, le trompe-l’œil commun, vulgaire, la tête qui « sort du cadre », mais le sentiment, l’impression que telle tête peinte n’est pas une surface de toile colorée, plus ou moins plate ou en relief, mais que cette tête est solide, substantielle, isolée dans l’air qui l’entoure de tous côtés, par derrière et entre le spectateur et la toile. Et cela par la justesse des tons, mis en place dans leurs valeurs relatives.

    Dernièrement j’entendais Jacob Maris, le grand peintre au fin bon sens, raisonner longuement ces mérites d’Israëls, démontrer combien ces qualités sérieuses sont rares, à l’occasion d’un portrait d’un très célèbre peintre français, dont la peinture a une apparence de solidité, qui en réalité n’est qu’une rudesse de surface, un relief trompeur manquant « d’enveloppe », de cette profondeur d’atmosphère qui fait valoir la forme solide, et par contraste, l’isole, semble la faire vivre, respirer.

    Jozef17.jpg

    Ce mérite n’est certes pas de peu d’importance, et encore moins est-il commun. Ces qualités sont celles des grands maîtres coloristes ou luministes, d’un Velasquez, d’un Rembrandt. Aussi Israëls pense-t-il beaucoup à Rembrandt, qui fut peut-être avec le peintre espagnol son plus sérieux maître. Mais quand il dit familièrement : « Comment trouvez-vous mon Rembrandt ? », en parlant d’une de ses œuvres, il veut simplement dire : Trouvez-vous qu’elle a quelques-unes de ces qualités de vie, d’atmosphère ambiante, de clair et d’ombre, de vie, qui distinguent les toiles de ces maîtres.

    On n’en est plus à croire que le genre rembrantique était de faire une brusque tombée de lumière au milieu d’ombres profondes. Certes cet effet a souvent été recherché par Rembrandt, mais la caractéristique de sa peinture est de faire tout visible et saillant, et se détachant dans le cadre, de ne jamais sacrifier une partie secondaire en mettant des tons qui, restant opaques, ne s’éloignent pas, n’étant pas au plan exigé, ne donnent pas la sensation d’air circulant ou dans une chambre ou dans un paysage.

    Si je m’étends sur ces mérites des coloristes, c’est que l’on a cru que pour imiter Rembrandt il suffisait d’enduire une toile de bitume, de couleur foncée, brunâtre, et de faire tomber une abondante lumière sur un sujet principal. Maintenant qu’une étude approfondie et une compréhension artistique a démontré que ses ombres foncées ne sacrifiaient rien, que l’air circule toujours autour des choses, il est avéré que ses toiles, fraîchement peintes, avaient plutôt une tonalité grise par la juxtaposition de tons puissants, plutôt argentine que brune.

    Ces qualités de fin luministe, qui caractérisent les tableaux d’Israëls, sont exprimées au même degré d’intensité dans ses aquarelles.

    J’ai déjà dit ailleurs, à propos d’Israels, que les aquarellistes Hollandais, et lui en premier lieu, ne craignent pas de maculer, de salir la feuille de Whatman. Tandis que certains peintres la ménagent, s’efforcent de lui garder sa fraîcheur de papier neuf, tout en la couvrant de légères teintes, Israëls la frottera avec une éponge, des chiffons, de la gomme élastique. Il la lavera, l’essuiera, la fera sécher, amincira à la longue, à force de travail, le papier qui s’use, et fatigué de la sorte, il perdra son aspect de papier ; sa substance inerte sera transformée et l’œuvre évoquera des corps, des ombres, des perspectives aériennes.

    Les tons fins, argentins de ses toiles, la jolie douce lumière qui les baigne, ces charmes s’accentuent encore dans ses aquarelles. Aux couleurs transparentes de la couleur à l’eau, il mélangera un rien de gouache, un peu de blanc, quelques couleurs opaques qui, se mêlant avec les autres, lui donneront des tons mineurs, des blancs mats, des chairs rosées, des verts de patine, délicieusement fins, exprimant admirablement les différentes substances. Ainsi élaborées, ses aquarelles n’ont pas la fraîcheur froide des aquarelles anglaises, par exemple, et elles seront infiniment plus travaillées, plus artistiques. Loin d’être de pâles copies de la nature, montrant une impression superficielle, les aquarelles d’Israëls de même que ses tableaux, montrent un artiste ému, pénétré religieusement par le sujet qu’il peint, un peintre qui juge tout intéressant, jusqu’aux plus infimes choses, un panier dans un coin, un morceau de linge, les pierres ou les herbes du sol, parce que son œil est attiré et ému par la couleur et la forme de toute chose. Et alors l’art produit sa grande métamorphose, les plus misérables intérieurs de chaumières, les plus pauvres ouvriers, les plus ordinaires objets deviennent intéressants, beaux même, par l’intérêt ou l’émotion que l’artiste a ressenti et su exprimer dans son œuvre, et qu’il transmet à ceux qui peuvent le comprendre.

    Et c’est au moyen d’une vision supérieure, exprimée par des lignes senties, vivantes, et par la justesse des tons et des valeurs relatives, qu’Israëls parvient à émouvoir le spectateur, qu’il lui donne l’impression de la réalité ; mais d’une réalité que lui seul a vue et comprise ainsi, une réalité qui n’est pas la nature même, mais une quintessence de celle-ci, une synthèse faite par un poète. Israëls peint comme Paul Verlaine l’a si exquisément dit :


    Pas la couleur, rien que la nuance !

    Oh ! la nuance seule fiance

    Le rêve au rêve et la flûte au cor.


    Ph. Zilcken


    Lien permanent Imprimer Catégories : Peintres-Graveurs, Philippe Zilcken 0 commentaire