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flandres-hollande - Page 52

  • Les Hollandais, si supérieurs à la brute flamande

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    Paul-Jean Toulet en Flandre

     

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    Si le poète Paul-Jean Toulet (1867-1920) aima l’heure du soir, il n’apprécia guère la Flandre. Ainsi peut-on lire, dans la prose qu’il adresse à sa propre personne en juin 1906, alors qu’il séjourne à Anvers, sur une carte représentant le Musée Plantin-Moretus : «  À SOI-MÊME. C’est là que sont nées toutes ces vilaines éditions, vous savez, si prétentieuses et pleines de fautes. » À la page 69 des Trois impostures (1922), il s’en prend à la langue de nos voisins : « Dans le patois des Flandres, assure un explorateur, ‘‘épousailles’’ se dit ‘‘trouwplechtigheid’’. Ce n’est pas une jolie dialecte que le flamand. »


    paul-jean toulet,flandre,anvers,gand,bruxelles,littérature française,peintureSur la peinture, l’écrivain a des idées très tranchées. Lisons un passage de la Correspondance avec un ami pendant la guerre : « Le Catalogue Rothchild est vraiment beau. Je n’espérais pas l’avoir ni le Davillier. Mais ceux des musées étrangers ne m’intéressent pas, – même quand j’y ai été, comme à Madrid. J’ajoute que la beauté des illustrations ne peut me faire pardonner à Geffroy qui est un micromane et un gallophobe. Cet homme en est encore à savoir que la Pasture, Jean de Maubeuge (et non Mabuse), Patinier (faiseur de patins, et non Patinir, – qui n’est que la prononciation germanique), et Van Eyck lui-même sont des Français purs les deux premiers, Français wallons les deux autres. Quant à l’école flamande elle n’existe pas avant Rubens puisqu’on ne connaît avant lui aucun peintre flamand sauf Matsys, et deux autres douteux. Tout le reste, allemand, hollandais, ou rhénan. Je rabâcherai ces choses-là jusqu’à ma mort, n’y ayant rien où le nationalisme soit plus utile que l’art. Bref les flamands, avant l’école d’Anvers, ne sont qu’un département de l’art français. La tapisserie flamande est à peu près inexistante et un succédané d’Arras et de Paris. Bruxelles, qui n’est du reste pas pays flamand, s’y est montrée, à un degré affligeant, dénuée d’invention (1) – quoique du point de vue technique, ses tentures soient souvent belles. » (Lettre de P.-J. Toulet à René Philippon, 1
    er juin 1919) La lettre du 20 novembre de la même année précise : « En dehors des Aryens, l’art a toujours quelque chose de démoniaque ; et partout, sauf chez nous, le sorcier a été honoré. Chez nous, les formes directrices de tous les arts ( – et particulièrement de l’art gothique, le plus profond et le plus sage, où Viollet-le-Duc se tue à faire observer qu’elles sont à l’échelle de l’homme – ) sont divines, et plus souvent humaines, presque jamais palladiques. Chez le Français, si peu latin, ou germain (grosse erreur de Viollet), mais la fleur des Celtes, qui sait, la fleur de l’humanité, l’école a toujours tendu à l’humanité. Millet, sans cette clef, est incompréhensible, et, avec lui, Poussin, Lesueur, Fouquet, Watteau, Ingres, Puvis, Fantin, Degas, etc. Cela est évident, surtout par un canon qui leur est à tous commun : de l’homme au paysage, tandis que rien de cela dans tous les barbares étrangers – sauf les Hollandais (Potter, Cuyp, Toulet14.pngBreughel), si supérieurs à la brute flamande, et quelques Vénitiens du moment heureux, grands créateurs de paysages humains, Giorgione, Titien, Campa- gnola… (et, si vous y réfléchissez un instant, vous tomberez d’accord que ce canon ou module est aussi imposé qu’une  mathématique). D’ailleurs, à part Venise et Milan – pays gaulois –  et une douzaine de génies, les Italiens me sont insupportables. Non pas l’Angélique. Mais ce petit livre est un bon exemple que pour tous ces Caporetti, la critique d’art est identique à la réclame touristique. »

    L’auteur des Contrerimes se montre toutefois à l’occasion un peu plus nuancé, ainsi que le prouvent les passages qui suivent, consignés, pour certains, à l’occasion d’un voyage en Belgique.

     

    (1) Jugement que ne partage visiblement pas son correspondant : « J’ai été voir hier aux Arts décoratifs, les douze fameuses tapisseries dites des chasses de Maximilien et tissées à Bruxelles au début du XVIe siècle. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau dans ce genre. Ce sont des panneaux immenses avec ambase en camaïeu brun et jaune, une bordure de fruits et fleurs, et le tout en soie et or d’une finesse, d’une magnificence et d’une technique achevées. » (Lettre de René Philippon à Paul-Jean Toulet, 5 octobre 1909).

     

     

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    Lettre de P.-J. Toulet à Claude Debussy

    Médiathèque intercommunale Pau-Pyrénées

     

    Toulet0.pngÀ l’arrivée à Bruxelles le porteur de valises explique que les Révolutions sont faites par les gendarmes – peu d’émotion. – Des gendarmes à la gare avec de beaux bonnets à poil. D’autres milices coiffées de melons à cordelières rouges, de hauts-de-forme en toile cirée, de manchons, gardent des rues d’ailleurs paisibles (zone neutre ainsi appelée parce qu’on est censé s’y battre). La seule manifestation en revenant d’Ostende à Alost, où une foule s’est massée près de la gare pour chanter la Marseillaise et salue le passage du train. Mais à Bruxelles les civiques ne se montent point le coup, jouent aux cartes ou cassent une croûte sur les marches du musée. Jolie vue de Bruxelles à droite du Palais de Justice, avec de tristes lointains, mais des clochers, tout un effort de pierre d’être grande et belle, et tout au pied, dans une paisible rue, trois Belges tout petits, dans l’éloignement, qui jouent aux cartes.

    Campagne belge d’eaux plates, de bouleaux grêles, de triste brique. Bruxelles (capitale de Berthe aux grands pieds), qui veut se faire aussi grosse qu’un bœuf mégalomane.

    Journal et Voyages, Nouvelle édition augmentée des Lettres à soi-même

    et de nombreux fragments inédits, mercredi, 16 avril 1902

     

     

    Toulet9.pngAvenue Louise, jolie verdure naissante, attelages corrects, mieux qu’au retour des courses de dimanche. Bois de la Cambre, avec des ormes monotones, des échappées modestes.

    Les gardes civiques qui « jouent concert » dans leur corps de garde et leur colonel Anspack qui leur récite des mono- logues. 

    Incuriosité bruxelloise pour la littérature franco-belge. 

    De jolies filles, mais sans perfidie dans la physionomie – taille épaisse, grands pieds, chapeaux comme des jardins de curé.

    Prince Baudouin tué par un grand seigneur dont il visitait la femme trop souvent qui en garda le deuil. Les Belges s’imaginent leur roi constamment en goguette, au milieu de la curiosité des boulevards.

    À Bruges, nous arrivons devant une porte fortifiée et un pont sur un canal qui se remet en place après avoir tourné pour laisser passer un bateau. Nous nous arrêtons un moment : une petite fille à gauche, toute rouge, lave une cuisine. Nous passons – on s’arrête un moment à côté de Romanichels – et Bruges dresse ses clochers délicats dans une brume ambrée : beffroi, Notre-Dame, Saint-Sauveur, Jérusalem, Saint-Sébastien, Sainte-Anne, Saint-Walburgh, les Dames anglaises.

    Il y a, entre, deux moulins à vent dont l’un se meut avec lenteur ; et deux enfants en rouge qui rampent aux pieds semblent des œillets en vie.

    Bruges au bois dormant – où des enfants jouent sans bruit et s’assoient au pas des portes pour manger des tartines, – où l’on ne sent battre d’une vie intime et retenue que ce qui tient d’émoi dans une gorge de palombe, – où c’est le silence même qui semble faire mouvoir les cygnes du canal et l’aile des moulins à vent. Toulet11.pngLa fraîcheur des briques anciennes, la ville nette et menue, des fenêtres vertes, la coiffe des religieuses de l’hôpital Saint-Jean qui écossent des légumes, du linge rouge qui sèche au pied d’une maison verte et se reflète dans l’eau – des fleurs aux fenêtres dans du Delft – à la porte des églises des annonces de faire-part en flamand. 

    Ostende, mer plate, horizon gris perle. 

    Les Memlings de Bruges, hôpital et musée, ouvrages de dames, mais un beau Van Eyck large et de couleur harmonieuse.

    Journal et Voyages, Nouvelle édition augmentée des Lettres à soi-même

    et de nombreux fragments inédits, 17 avril 1902

     

     

    À SOI-MÊME. Cher maître, 

    Le silence respectueux de Bruges m’a rappelé trop vivement celui dont je suis saisi en votre présence pour ne pas tenir à vous affirmer une fois de plus l’admiration singulière où me tient votre beau talent. 

    À vous, avec déférence.

    Journal et Voyages, Nouvelle édition augmentée des Lettres à soi-même

    et de nombreux fragments inédits, Bruges, avril 1902

     

     

    Toulet8.pngMadame, je crois que vous aimez trop les mille formes de la vie pour ne pas avoir le goût de la mort. C’est un goût singulier à la bouche, et puissant. Ce matin, je rêve que ce devrait être dans une ville du midi, un dimanche matin qu’il fait soleil et que les filles courent avec leurs amoureux au sortir de la messe. Ou bien, ne pensez-vous pas que cela aurait encore quelque charme dans une ville des Flandres, étroite et dentelée, et fortifiée par Vauban. Il ferait un temps mou automne, un temps à couper au couteau ; et je me ferais lire un conte d’Andersen, celui des Sept Cygnes, par exemple, où il n’y a pas eu assez de chemise enchantée pour le petit frère et qu’il garde une aile d’oiseau, vous savez, Toche, de ces ailes, comme l’a dit votre ami, qui empêchent de marcher. Ce doit être délicieux, Toche, de mourir, de sentir toute la fatigue de la vie fuir par le bout des doigts, comme son sang dans un bain.

    En attendant, Khurn et moi irons donc dîner chez vous mardi, pour savoir la fin de l’histoire.

    Lettre à madame Bulteau, 29  septembre 1902

     

     

    Je n’ai pas eu l’occasion dans le temps de vous parler de votre article sur la Chasse qui m’avait si fort séduit. Il y avait un sous-bois qui m’avait fait penser à un Claude Lorrain du Musée de Bruxelles où Enée, dans l’ombre et la fraîcheur, tue des biches d’un air si comme il faut qu’on en prend en dégoût toutes les truanderies flamandes d’alentour.

    Lettre à madame Bulteau, 26 octobre 1902

     

     

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    Le musée de Bordeaux ne nous flanque pas un de ces coups, non, mais il devient plus amusant à mesure qu’on le fréquente. Un grand paysage classique de d’Aligny, avec figures, fond de rivière sinueuse et bleue entre des arbres, femmes à gestes simplifiés, rappelle curieusement, malgré la sécheresse de la facture et le convenu des feuillages, Puvis de Chavannes. Un autre paysage, avec une ruine de briques roses entre des colonnes blanches, délicieuse, ne doit pas, quoique on en dise, être un Lorrain (les personnages sont très XVIIIe) mais un Hubert Robert, plutôt, quoique bien léger, et bien un d’atmosphère. Une rivière au clair de lune, brun et argent, de Van der Neer, avec une espèce de burg, sur la gauche délicatement détaillé. Se rappeler un petit Flamand ou Hollandais qui a fait des maisons à visages comme J. Veber avec des arcades.

    Journal et Voyages, Nouvelle édition augmentée des Lettres à soi-même

    et de nombreux fragments inédits, Bordeaux, novembre 1903

     


    Souffrance, poème de Paul-Jean Toulet

     

    À Cologne se trouve une cathédrale colossalement laide, et restaurée selon toutes les règles du style pachydermique en honneur chez les Allemands.

    Car on passe par Cologne, en allant d’Anvers à Paris. C’est sur le chemin – à condition qu’on prenne celui-là, qui à vrai dire n’est pas le plus court et qui oblige même à retourner sur ses pas. Mais pour peu qu’on change de côté, c’est comme si on traversait deux paysages. Et le zigzag n’est-il pas le plus court chemin d’un point à un autre, s’il fait passer le temps plus vite, alors que la ligne droite nous le rendrait plus long et plus pesant ? C’est si ennuyeux, la ligne droite.

    Toulet17.pngLes voyages aussi, c’est très ennuyeux ; presque autant que de rester chez soi. Et puis les pays où l’on passe : le moyen de s’en faire une opinion ? C’est très fatigant.

    Une dame en aurait pour vous, si vous aviez eu la précaution d’en inviter à « venir avec », comme disent les Brabançons. Les dames ont tout de suite des opinions sur tout. Mais voilà, elles reviennent très cher en voyage. C’est même une des raisons pour lesquelles il vaut mieux rester célibataire. C’est un fait bien connu : à peine mariée, une jeune femme exige d’être menée à l’étranger, ou à Monte-Carlo. Comme si, pour se faire embrasser, il ne vaudrait pas mieux rester chez soi.

    À Anvers aussi, il y a une cathédrale, avec un haut beffroi d’où s’égrène et tinte l’aérien cristal d’un carillon qui a l’air, tant il est lointain, de chanter dans les nues. N’est-ce point l’âme même de ces antiques pierres si dentelées, si découpées, une âme surannée et charmante qui se souvient. À qui sait entendre elle conte des histoires d’amour et des histoires de sang. Elle parle du terrible duc d’Albe, et de sainte Litwine, ou de cette blonde encore, en qui le bon duc Philippe sut découvrir une Toison d’or plus précieuse que les trésors de Colchide. Mais il vaut mieux qu’elle ne les dise pas en flamand. Car Toison d’or, dans ce dialecte, ça se dit : Guldenvliet, ou quelque chose dans ce goût-là (1). Guldenvliet ! N’est-ce pas à dégoûter des blondes, et de leur brillant secret ?

    Dans l’intérieur de la cathédrale, on peut voir – ou plutôt ne pas voir – les fameux Rubens, auxquels on a mis des housses, comme à un meuble de salon l’été. Et elles sont en serge verte. Mon Dieu, le vert, ça n’est pas laid en soi. Mais il vaudrait mieux voir les Rubens, tout de même.

    Toulet16.pngNon loin de là, se dresse ce joli puits dont le grillage de fer est dû à Quentin Metzis. Tout le monde sait que ce peintre, ayant pris sa femme en dégoût, se fit forgeron. C’est du moins ainsi que le carillon, ce jour-là, contait cette histoire.

    Et après avoir vu tout cela, et les Breughel du Musée, le mieux est de se réfugier, contre la pluie, le vent, le crachin, dans quelque estaminet du port. L’un d’eux, à ce qu’affirme l’enseigne, est tenu par Paul de Kock. Mais aujourd’hui le patron est sorti, et il est remplacé par un garçon anglais, une servante allemande assez jolie, en bleu clair, et un perroquet portugais, dont le plumage et les jurons éclatants évoquent à travers la brume tout un Brésil de soleil, de larges fleurs et de poisons.

    Cependant les gens du port passent devant la porte, à travers l’atmosphère grise. De toute leur assise, ils pèsent lentement, lourdement sur le sol. Leurs compagnes – de travail et de plaisir – leur cédant à peine en cela ; et à les voir marcher ainsi, en appuyant avec force l’un et l’autre sur le sol ce que Cendrillon aurait eu peine à prendre pour un seul pied chacun, le terme tribasique s’impose à la pensée avec un sens nouveau. Pauvres Parisiennes, Andalouses déshéritées, quand vous vit-on jamais marcher sur six pieds chacune, comme un hexamètre, et comme les dames du port d’Anvers ?

    À Gand, il pleut aussi ; mais l’Agneau mystique de Van Eyck, à Saint-Bavon, est plein d’air, de douce lumière, et de la fraîche odeur des prés ; l’Agneau mystique où perce le sentiment le plus juste à la fois et le plus poétique de la nature, et quelle vive délicatesse de palette ; l’Agneau mystique oui… mais il y a le bedeau entre la peinture et vous, un homme qui vous dégoûterait du Paradis, s’il vous en devait faire les honneurs.

    Toulet18.pngCette espèce de Gascon néerlandais, en un baragouin composé des débris sanglants de plusieurs patois, vous explique le chef-d’œuvre. Et si vous tentez de fuir, sa glapissante voix vous ressaisit et vous ramène : « Là, monsieur, sur le droit, meilleur pour voir. Et toutes ces têtes, avec une loupe, un mois plus il faudrait. Quel travail ! »

    Et il gesticule ; et il jappe. Des Allemands lui sourient. Mais au milieu des balustres noirs, et blancs, parmi la pompe marmoréenne du chœur, un peuple de pierre et de couleurs demeure immobile en sa séculaire indifférence. Le Saint-Liévin de Rubens n’entend rien – heureux chef-d’œuvre – ni le Christ de Duquesnoy.

    Journal et Voyages, Nouvelle édition augmentée des Lettres à soi-même

    et de nombreux fragments inédits, Cologne, 3 juin 1906

     

    (1) Gulden Vlies.

     

     

  • La Haye, 1915

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    Louis Couperus,

    badin et grave

     

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    En octobre 1915, dans son quatrième numéro, le mensuel La Revue de Hollande publie sans nom d’auteur, au sein de la rubrique « Notes, faits et documents », deux textes brefs consacrés à la ville de La Haye et aux chroniques de Louis Couperus (Coupérus) – la situation internationale avait contraint le romancier, établi depuis de nombreuses années à l’étranger (Nice, Italie…), à renter début 1915 au pays. Deux pages frivoles en une époque grave, la seconde proposant une traduction partielle de la courte prose « Meditatie over het mannelijk toilet » (« Méditation sur la toilette masculine »).

    RevueHollande.pngPour distraire son lecteur et égayer son âme, Couperus maniait souvent une plume en apparence insouciante ; c’est au cours de l’été 1915 qu’il publie par exemple  la saynète « De tweede blik » (« Le Deuxième regard »). À l’époque du premier conflit mondial, ses Brieven van den nutteloozen toeschouwer (Lettres d’un observateur inutile), œuvre rédigée à Munich et Florence en août et septembre 1914, et d’autres chroniques, dont beaucoup paraissent dans Het Haagsche post ou Het Vaderland, témoignent toutefois de la gravité qui l’habitait. Ainsi, dans « Cosmopolitisme » (mai 1916) dénonce-t-il l’illusion du progrès – l’homme moderne n’est pas forcément plus élevé que le sauvage – et l’illusion du cosmopolitisme, idéal dans lequel beaucoup voyaient la panacée. « De terugkeer » (Le retour, mars 1915), « Een Hagenaar terug in Den Haag » (Un Haguenois de retour à La Haye, mars 1915) décrivent les sentiments ambivalents et le désarroi de l’écrivain en « ces temps étranges et sans précédent » ; pour la première fois de sa vie sans doute, Louis Couperus éprouve un certain réconfort à vivre dans son « cher petit pays » qui saura préserver sa neutralité.

     

    Extraits de l’adaptation télévisée

    du roman haguenois de L. Couperus

    De boeken der kleine zielen (Les Livres des petites âmes)


     

     

    La Haye pendant la guerre

     

    Ce n’est plus la ville aristocratique et paresseuse, accueillante aux touristes et aux diplomates, retraite des Hollandais enrichis, mais bien un centre tout nouveau, plus vivant, aux éléments un peu disparates. Est-ce M. Louis Coupérus, le subtil romancier des mœurs de La Haye (1) qui nous montrera cette ville sous son aspect actuel ?

    Debergvanlicht.pngSi l’auteur de Héliogabale (2) dédaignait de noter les mille aspects de la capitale hollandaise, nous y perdrions un tableau qui, dans ses proportions modestes, n’en serait pas moins attrayant et singulier.

    Nous ne verrions pas les êtres qui peuplaient La Haye pendant la guerre.

    Il est quatre heures de l’après-midi. Les promeneurs, nombreux, indisciplinés, encom- brent la chaussée, tandis que les cyclistes exécutent sur le trottoir, ainsi que sur les gens et les bêtes, des virages gracieux et soudains. Un gamin siffle Tipperary (3). Le tramway de Schéveningue verse, tout à coup, sur le Plein – la grand’place de la ville – un essaim de jeunes filles tout de blanc habillées. Les membres de la Société « de Witte » (4) sont installés autour de petites tables, en plein air, sur la place. Ils dégustent de savoureux Schiedams et nous admirons la coutume charmante qui leur permet d’interrompre la circulation dans la ville.

    Les gens vont et viennent, parmi les soldats bruyants. Des enfants qui jouent à la guerre, drapeaux en tête, tambours battants, sont prêts à s’entretuer, comme les grands.

    Les étrangers flânent, s’arrêtent aux librairies où flamboient les brochures de propagande – venant toutes d’Allemagne, ou presque – noyant sous leur masse les réquisitoires nets et sincères d’un Bédier (5) ou d’un Pierre Nothomb (6).

    Si M. Louis Coupérus négligeait de noter ses impressions, nous ne verrions pas non plus, le réfugié belge, bon enfant, expansif, mais plein, sous des semblants de gaîté, de la tristesse de son exil.

    CouperusCaric.pngQuand le crépuscule descend sur la ville et que le parfum des tilleuls du Lange Voorhout s’exaspère, le traducteur de la Tentation de saint Antoine (c’est toujours de M. Louis Coupérus qu’il s’agit) (7) aura-t-il voulu voir les couples enlacés qui vont dans les bois qu’emperle déjà la rosée, ou vers les dunes, baignées d’un clair de lune transparent, dire, dans ce hollandais un peu rauque, les seuls mots qui paraissent toujours nouveaux ?

    Il nous montrera peut-être le Vivier, gris et rose à l’aube, à midi, doré, et noyé le soir de pourpre et d’émeraude ; le Binnenhof, précis comme un joyau, mais non point tels qu’ils étaient avant la guerre, car les Pays-Bas, quoique neutres, ont senti passer le grand souffle de l’orage. L’écho des canonnades retentit, chaque jour, jusqu’ici, et cette contrée, si même elle ne fut pas héroïque, en 1915, fit son devoir tout entier : bonté dans l’accueil, hospitalité large et sûre.

     

    (1) Les grands romans haguenois de Louis Couperus étant Eline Vere (1889) et Van oude menschen, de dingen, die voorbij gaan... (1906, traduit par S. Roosenburg sous le titre Vielles gens et choses qui passent…, éd. Universitaires, 1973. On préférera la version anglaise d’Alexander Teixeira de Mattos : Old People and the Things that Pass).

    (2) De berg van licht (1905-1906, La Montagne de lumière), roman dans la veine de Salammbô qui brosse une fresque de la décadence romaine à l’époque d’Héliogabale.

    (3) It’s A Long Way to Tipperary, air de music-hall (1912) dont le refrain était sur de nombreuses lèvres pendant la première guerre mondiale.

    (4) Créée en 1802, la Societeit De Witte est toujours un lieu de rencontre pour les notables, ouvert aux femmes depuis 1998. Elle dispose d’une riche bibliothèque abritée dans des salles Art déco.

    JosephBédier.png(5) Le médiéviste Joseph Bédier (1864-1938), à qui l’on doit  d’excellentes éditions de Tristan et Yseult et de La Chanson de Roland, s’était mis au service de l’état-major français. Élu en 1920 à l'Académie française. (photo)

    (6) L’écrivain belge Pierre Nothomb (1887-1966) qui publie durant cette période Les Barbares en Belgique ou encore La Belgique martyre.

    (7) Sur la traduction-adaptation de la Tentation de saint Antoine de Gustave Flaubert par Louis Couperus, on lira : Bertrand Abraham, « La Tentation de saint Couperus », Deshima, n° 4, 2010.

      

     

     

    Vredespaleis1914.png

    Palais de la Paix, La Haye, inauguré en 1913 :

    À louer ou à vendre pour cause de faillite

     

     

    Louis Coupérus et la mode masculine

     

    À La Haye, un magasin d’habillements pour hommes a eu l’idée originale d’inviter quelques auteurs et dessinateurs hollandais à composer, au profit du « Comité royal et national de secours », un livre (1) qui traite de la grave question de la toilette masculine. Les différents collaborateurs se sont acquittés de leur tâche avec grâce et avec esprit.

    Piet van der Hem (2) sait camper un snob de Néerlande tout aussi bien qu’il drape un toréador. Jan Feith (3) fait d’ingénieuses comparaisons entre la toilette de notre père Adam et la sienne.

    CouperusBrieven.pngLouis Coupérus, qui a promené sa curiosité à travers tous les siècles, se plaît à faire l’apologie du costume moderne, et y réussit. « Il est possible, dit-il, que nos vêtements masculins soient absolument laids ; il faut reconnaître cependant qu’ils sont aussi d’une beauté relative. Et pourquoi ne nous sentirions-nous pas heureux de porter quelque chose de relativement beau ? Ferais-je un meilleur effet en ce monde et dans cette vie, si j’allais me parer d’une chlamyde ou d’un chiton classiques, ou d’un costume moyenâgeux, d’un brocart de l’époque renaissance, de ‘‘canons’’, de rubans, d’aiguillettes du temps de Louis XIV ? Mais non, cela ne serait pas en harmonie avec le demi-ton, la grisaille, de notre vie… Dans nos multiples existences de modernité fiévreuse il nous faut un costume collant, bien coupé, bien ajusté. Le costume moderne c’est l’armure dans la lutte pour la vie, il s’adapte merveilleusement à l’existence moderne, et c’est pourquoi il est devenu harmonieux et beau…

    Et ne dites pas que nous y perdons toute individualité. Le maire de village qui promène dans une redingote sa corpulence et sa bonhomie se distingue tout de suite du diplomate correct et impassible portant le même costume, et dans un restaurant chic, l’élégant maître d’hôtel garde au milieu des dîneurs, en habit comme lui, son élégante silhouette. » (4)

    Si ses merveilleux contes et ses beaux romans déjà ne nous l’avaient appris, cette « méditation sur la toilette masculine » nous prouverait une fois de plus que Monsieur Louis Coupérus a « des lumières sur tout ».

     

    (1) Le texte a paru dans Kleeding en de man (septembre 1915) à l’occasion de l’inauguration d’un nouveau bâtiment. Il est reproduit dans la volume 49 des Œuvres complètes de Louis Couperus : Ongebundeld werk, L.J. Veen, 1996, p. 153-156. Le 21 mars 1914, en guise de chronique hebdomadaire, l’écrivain avait publié dans Het Vaderland « Mannelijk toilet » – pages portant sur le même thème et dont on retrouve certaines tournures dans « Meditatie over het mannelijk toilet » – reproduit dans le volume 27 des Œuvres complètes : Van en over mijzelf en anderen, L.J.  Veen, 1989, p. 426-432).

    (2) Piet van der Hem (1885-1961), peintre et dessinateur (politique) né en Frise. Il fit ses études à Amsterdam avant de vivre à Montmartre (1907-1908). Représentant du luminisme, il devint un portraitiste reconnu.

    deoorloginprent1.png(3) Jan Feith (1874-1944), auteur prolixe, journaliste, dessinateur, caricaturiste et sportif néerlandais. Il a publié en 1915 De oorlog in prent (La Guerre illustrée). On lui doit entre autres un roman intitulé De reis om de wereld in veertig dagen of De zoon van Phileas Fogg (Voyage autour du monde en quarante jours ou Le fils de Phileas Fogg) publié en 1908, huit ans après qu’il eut rendu visite à Jules Verne.

    (4) L’auteur a traduit cinq fragments du texte original.

     

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    signature autographe de Louis Couperus, 1916

     

     

  • Traduire / Tradurre

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    Le traducteur, le musicien, le boulanger

     

     

    Un film de Pier Paolo Giarolo (2008), 56 mn, avec avec Erri De Luca, Fulvio Ferrari, Luca Sarlini, Nadia Fusini, Donata Ferodi, Elisabetta Bartuli, Rita Desti, Anna Nadotti, Maurizia Balzelli, Enrico Ganni (sous-titres en français)

     

      

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  • Une traduction idiote

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    Képzeletbeli Operret

    Notes prises en travaillant

    avec la traductrice Zsófia Rideg

    (extraits)

      

     

    Dans le transport de la traduction, ne jamais penser voyage à niveau, mouvement latéral d’équivalence, translation – mais toujours pérégrination en profondeur et descente en volume dans le puits de la mémoire et de la respiration : dans le trou de mémoire et de respiration.

    La traduction respire : va profond, opère à la verticale, descend et monte des profondeurs ; elle sonde ensemble, va en parallèle au fond du langage, dans les deux langues.

    valère novarina,traductionÀ l’idée d’une traduction égalisatrice procédant par translation, équivalence latérale – s’oppose la joie d’une traduction respiratoire, idiote et descendant dans le corps idiot, dans la matière incompréhensible de chaque langue. (Marius Victorinus : « Ni Dieu ni la matière ne se peuvent comprendre exactement. ») Chaque fois que l’on veut entendre au fond d’une langue, il faut lire non seulement la surface, mais lire dedans et dessous ; c’est l’expérience d’un voyage dans un grand puits de mémoire et d’oubli. Il faut se réjouir lorsque l’on tombe et trébuche sur ce qui ne peut-être traduit. Là est la profondeur du langage : il va jusque dans la matérialité obscure de la langue à un.

      

    Valère Novarina, Une langue inconnue, postface de Doris Jakubec,

    Carouge-Genève,  Zoé, 2012.

     

     

     


     

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