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flandres-hollande - Page 50

  • Philippe Zilcken, par Maria Biermé

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    Entre Japon, Algérie et Provence

     


    Du même critique - l’extravaguant Ray Nyst -, à deux ans de distance : « Zilcken, qui a voyagé en Algérie, a d’aimables notations d’oueds et d’oasis. » (La Belgique artistique & littéraire, février 1911, p. 243) et, dans un bref compte rendu qui n’épargne aucun des artistes hollandais exposés au Cercle artistique du 8 au 18 mai 1913 : « Zilcken, de La Haye, nous montre des vues d’Égypte et d’Algérie d’une indigence extraordinaire, pas de couleur, pas de vie, pas de vibration : Le Caire à Londres » (La Belgique artistique & littéraire, 1er juin 1913, p. 436). Entre ces deux dates, la même revue, dans sa livraison d’août 1911 (p. 154-164), rend hommage au graveur francophile par l’intermédiaire de la poète et critique d’art belge, Maria Biermé (1863-1932). Des pages qui apportent maintes précisions sur Philippe Zilcken (1857-1930).

     

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    Philippe Zilcken en 1902



    PHILIPPE ZILCKEN

     

    Takesono, le joli nom, et comme il convient à la demeure d’un fervent de l’art, de la nature et de l’Orient !

    C’est bien un « jardin de bambous », en effet, dans lequel se trouve enclavée la demeure de celui dont nous étudions l’œuvre. Or, le bambou dans ce Japon, dont Zilcken est épris, c’est le symbole de l’Art et de la Poésie, aux sources mystérieuses et profondes comme celles des grands lacs bleus où baignent les longues tiges du roseau luxuriant, dont la cime s’épanouit sous les larges flambées d’un soleil éclatant, telle l’œuvre de l’artiste, sous la féconde caresse de l’inspiration.

    Si nous franchissons le seuil de Takesono, les goûts et les aspirations complexes de son hôte se reflètent, à chaque pas.

    D’une part, en effet, les attaches du Hollandais de vieille souche sont incrustées dans les fines sculptures des meubles confortables et dans les anciennes gravures coloriées, où La Haye apparaît, au XVIIIe siècle comme aujourd’hui, arrosée de canaux profonds et agrémentée de son large Bois, peuplé de cerfs et de biches, où le vent, qui chante à travers les feuillées des pins et des chênes, la berce, à présent, comme jadis, de sa mélopée rêveuse.

    De l’autre, l’orientaliste distingué accumule, derrière les vitrines et sur les étagères, les bibelots curieux et les poteries primitives de Biskra et d’Alger.

    Il suspend, aux murailles, les armes ciselées des colonies, et le terrible clewang de Sumatra y voisine avec le kriss du poignard national de Java.

    Un miroir enchâssant de précieuses miniatures persanes, surmonte l’ottomane où le dragon chinois s’allonge sur des coussins de soie brodée d’or.

    philippe zilcken,maria biermé,peinture,gravure,hollande,algérie,japon,provenceDes estampes japonaises d’une coloration ravis- sante, et dont l’artiste possède quelques rares exemplaires, s’encadrent entre les souvenirs de quelques maîtres, ses amis : Une gravure de Brac- quemond ; une eau-forte de Rodin (1) ; un délicieux pastel de l’aquafortiste Bauer, esquissant le portrait de Renée Zilcken, enfant ; la Première communiante, de Jan Toorop, dont les yeux profonds sont pleins de l’ardeur recueillie des mystiques.

    Enfin, comme pour symboliser les aspirations, tout à la fois exotiques et patriales, du maître, sur le marbre noir d’une cheminée ornée de tissus des Indes aux multiples couleurs, les milliers de pétales pittoresquement assemblés des chrysanthèmes côtoient, dans une coupe de Venise, les corolles savamment ordonnées des tulipes.

    Il semble, à voir la physionomie des lieux habités par l’artiste, qu’on puisse lui appliquer les paroles de Théophile Gautier aux de Goncourt : « Nous tenons à d’autres races, nous autres, nous sommes pleins de nostalgies. »

    Si l’on considère les œuvres du maître-peintre-aquafortiste-écrivain, on y retrouve, tout à la fois, le Hollandais, le Français, l’Orientaliste.

    Pourtant, il s’en dégage une personnalité bien déterminée et toute faite de simplicité, de sincérité, de distinction, de vérité surtout.

    Aussi, peut-on dire de l’art de Zilcken, qu’il est, tout à la fois, un et multiple.

     

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    Hiver en Hollande


    C’est ainsi que ses toiles d’il y a vingt ans diffèrent absolument, par le coloris, de celles des dernières années ; de même, ses eaux-fortes offrent trois phases distinctes et, cependant, aucune d’elles ne pourrait être attribuée à un autre artiste.

    Faut-il rechercher les causes de ces attirances diverses, dans les origines lointaines de Zilcken ?

    Peut-être ! Car, s’il naquit, à La Haye, de parents originaires de Rotterdam, sa grand’mère maternelle était de Douai et il est, par elle, allié au gendre de Jules Breton, le peintre Adrien Dumont.

    Si l’on remonte plus haut encore, on retrouve du sang anglais, espagnol, arabe même chez les siens.

    Le père de Ph. Zilcken

    Philippe Zilcken, Maria Biermé, peinture, gravure, hollande, algérie, japon, provenceComment Philippe Zilcken devint-il peintre, alors que son père, qui occupait une haute fonction dans le gouvernement hollandais, était un violoncelliste de talent, ami de Henri Wieniawski, de Sarasate, de Planté, de Camille Saint-Saëns, avec lesquels il exécutait de la musique de chambre, d’une façon remarquable ?

    Subit-il l’influence des frères Maris, d’Arz, de Blommers, peintres chassés de Paris, par la guerre de 1870, et qui, avec Josef Israëls et Mauve, formaient l’auditoire assidu de ces séances musicales ? C’est probable, d’autant plus qu’ils aimaient à se ressouvenir de la capitale, en parlant le français avec ce jeune garçon de treize ans, qui possédait cette langue tout aussi bien que l’anglais, l’allemand, le latin, l’italien et le hollandais.

    C’est cette facilité d’élocution française qui le fit choisir, alors qu’il n’était qu’un tout jeune homme suivant encore les cours du Gymnase de La Haye, pour secrétaire intime de la reine Sophie, la première femme du roi Guillaume.

    Dans son premier volume des Souvenirs publié à Paris, chez Floury, en 1900, Zilcken relate des choses fort intéressantes au sujet des travaux de cette reine souffrante et éprise de la solitude de la « Maison du Bois », où elle se retirait souvent, pour se livrer à des travaux sérieux qu’elle dictait rapidement à son jeune secrétaire.

    Parmi ceux-ci, Zilcken se souvient d’une étude de longue haleine : « Les derniers Stuarts, impressions d’une reine », qui parut, en 1875, dans la Revue des Deux Mondes.

     

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    Arrivée de la Reine


    La reine Sophie, ayant appris les dispositions artistiques de son jeune secrétaire, insista pour voir ses premiers essais, les apprécia fort et recommanda à leur auteur de beaucoup travailler.

    Ces encouragements, de même que l’enthousiasme avec lequel les peintres, qu’il rencontrait chez ses parents, parlaient de leur art, devaient contribuer à développer en lui les dispositions artistiques dont il avait hérité de son père et lui faire appliquer à la peinture et à l’eau-forte, le sens et le goût inné des harmonies qui chantaient en lui.

    En 1878, M. Zilcken convaincu de la vocation de son fils, qui s’était mis à peindre, seul, d’après nature, demanda à Mauve de diriger le travail du jeune artiste. Durant trois années, ce dernier s’en fut travailler avec lui dans la campagne hollandaise où, perdu dans les larges pâtures, assis à l’ombre d’un buisson ou d’un moulin à vent, il observait tout, autour de lui, avec la plus scrupuleuse attention et s’attachait à le rendre, non seulement avec un grand fini dans l’exécution, mais à l’imprégner de toute la ferveur de ses sentiments.

    C’est, d’ailleurs, le conseil que, lui-même, n’a jamais cessé de donner à ses élèves : « Il faut, leur dit-il, être humble devant la nature. Commencer par en rendre l’aspect le plus fidèlement possible, non avec la minutie du photographe, mais avec l’émotion de l’artiste et, plus tard seulement, se laisser aller à toute la fougue de son imagination et à l’expression entière des conceptions qu’elle inspire. »

    « L’originalité de l’art japonais, ajoute-t-il, vient de la grande simplicité avec laquelle les peintres de cette contrée ont regardé et rendu ce qui les entoure. »

    Grâce à Mauve et à Willem Maris, qu’il rencontrait souvent, Zilcken a su arriver à cette réalisation de la justesse des tons et des valeurs qui, seules, permettent à l’artiste de reproduire avec vérité, la perspective aérienne et l’atmosphère.

    Cimetière de la Bouzaréah, 1910

    Philippe Zilcken, Maria Biermé, peinture, gravure, hollande, algérie, japon, provenceComme Mauve aussi, il s’est toujours appliqué à mettre en pratique le conseil de Corot : « D’abord, le ton et puis, la couleur ». De là vient que Zilcken réussit toujours à rendre la physio- nomie véritable de chacune des contrées qu’il a visitées. Il ne s’est pas essayé, par exemple, à l’instar de quel- ques autres, à se créer une palette d’orientaliste mais, lors de ses séjours en Algérie, il s’est contenté de travailler en plein air et d’en rapporter des œuvres sincères par le coloris comme par l’expression.

    Au retour de sa première visite au pays du soleil, il trouve acquéreur pour ses travaux, chez le plus grand marchand de tableaux de l’époque, M. G. van Wisseling, dont le père, un ami de Courbet, eut l’honneur d’avoir son portrait peint par celui-ci.

    À l’Exposition coloniale d’Amsterdam, Zilcken obtient un succès remarquable avec un grand tableau peint à Alger, et la médaille d’argent pour six eaux-fortes originales.

    L’artiste pense sérieusement, alors, à aller habiter Alger, mais les circonstances en décident autrement. Il se marie et va s’installer avec sa femme, dans une campagne des environs de La Haye, séparée seulement de la « Maison du Bois » par la route et le canal qui côtoie le domaine royal.

    Traduction (par K. Jonckheere) de Quinze jours en Hollande

    Philippe Zilcken, Maria Biermé, peinture, gravure, hollande, algérie, japon, provenceC’est là qu’il fit bâtir Hélène-Villa où, en 1892, il offrit l’hospitalité à Paul Verlaine qui, grâce aux efforts réunis de Zilcken et de quelques autres artistes, avait été invité à venir donner des conférences à Amster- dam, à Leyde, à La Haye.

    Le grand poète bohème a relaté, d’ailleurs, dans ses Quinze jours en Hollande, tout le charme qu’il goûta dans cet intérieur paisi- ble, comblé des atten- tions de Zilcken, de sa femme, de leur petite Renée même, âgée d’un an et demi, avec qui Verlaine passait des heures à feuilleter ses albums japonais et pour qui il écrivît un sonnet où il célèbre, avec la grâce de l’enfant, l’indulgente bonté de ses hôtes.

    Rentré à Paris, dans ses lettres à Zilcken, Verlaine n’oubliait jamais d’envoyer « son meilleur bécot à sa filleule littéraire », ainsi qu'il appelait souvent la petite Renée.

    Zilcken insista, plus d’une fois, auprès de Verlaine, qui s’était conduit chez lui « en vrai gentleman », pour qu’il acceptât encore « cette sainte hospitalité d’artiste à poète », mais Verlaine, qui mourut deux ans plus tard, était trop souffrant pour songer encore à revenir en Hollande.

    C’est encore Zilcken qui organisa les premières représentations de Lugné Poë et de Suzanne Desprès en Hollande. D’ailleurs, comme le disait récemment Francis de Miomandre, dans l’Art moderne, Philippe Zilcken, représente, en Hollande, la culture française. « C’est, ajoute-t-il, notre grand ami ». En effet, le peintre aquafortiste qui, tout jeune, fréquentait le salon des frères de Goncourt et fait, chaque année, un séjour à Paris, où il est correspondant des principales revues d’art, est fort apprécié en France et jusque dans le monde des félibres. Mistral est, on le comprend, un vieil ami de celui qui réussit à illustrer si poétiquement sa chère Provence.

     

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    Avignon, 1909


    Zilcken a fait partie du jury de l’Exposition universelle de Paris, en 1900, et fut, alors, promu chevalier de la Légion d’honneur.

    Dès 1887, époque de son mariage, Zilcken avait, le premier en Hollande, commencé à graver ses grandes eaux-fortes de reproduction, ainsi que venaient de le faire, en France, Bracquemont et Charles Walner. Travail qu’il entreprit sans éditeur, avec le seul souci de satisfaire son goût et celui des artistes.

    Quand la réussite répondit à son attente, il alla trouver Van Wisseling qui s’improvisa éditeur pour faire paraître ces planches où l’artiste avait reproduit les œuvres de Vermeer, Rembrandt, de Potter, Jacob Maris, et, sans rien abandonner de sa personnalité, avait réussi à y exprimer le caractère propre à chacun de ces maîtres.

    Le graveur Walner, qui travaillait, alors, à la reproduction de la Ronde de nuit, et à qui Zilcken alla montrer ses estampes, lui désigna sa voie, en lui conseillant de reproduire les modernes surtout.

    Aussitôt, Zilcken se mit à l’œuvre et grava une superbe estampe d’après La Bête à bon Dieu, d’Alfred Stevens. Celui-ci en fut enthousiasmé et l’emporta immédiatement chez Alphonse Daudet, où elle fut beaucoup admirée. Peu de temps après, le célèbre peintre-graveur français, Félix Buhot (2), s’exprimait de la sorte, en parlant du grand Souvenir philippe zilcken,maria biermé,peinture,gravure,hollande,algérie,japon,provenced’Amsterdam, que Zilcken venait de graver, d’après Jacob Maris : « Cette magnifique pièce démontre combien il est nécessaire à un painter-etcher, et même à un etcher tout court, de passer par la peinture, par le maniement de la brosse, avant de prendre la pointe. Le pein- tre, lui-même, n’eût jamais pu se traduire avec plus d’aisance et de liberté, avec un travail plus large et plus adéquat au mouvement de la brosse, tour à tour, emportée et fluide dans le ciel, puis solide et reposée dans les fabriques, les terrains, les eaux. »

    Félix Buhot

    Quel que fût, en effet, le succès vraiment universel de ses eaux-fortes, Zilcken n’abandonna jamais le pinceau qu’il a toujours manié parallèlement, peut-on dire, avec la pointe. C’est ainsi qu’il grava, en même temps qu’il peignit, La tête du pêcheur du musée Mesdag, à La Haye, et les Souvenirs du Pont-Neuf acquis, en 1902, par le musée du Luxembourg et dont le conservateur, l’éminent critique, Léonce Bénédite, a dit : « Cette séduisante petite vue de Paris qui montre la parenté de l’auteur avec la postérité choisie de Corot. »

    Le nom de Corot nous rappelle les paroles de Camille Lemonnier à Zilcken, qui venait de faire une série d’eaux-fortes d’après le maître français : « Ces eaux-fortes sont faites pour fortifier, en moi, la passion de cet art subtil, où la main semble plus près de la pensée que dans les autres, où la sensation, à travers un bref et presque fluide procédé, garde quelque chose de sa fugacité et pourtant de sa grâce durable. Il ne faut qu’un sens éveillé, qu’une même émotion, une souple et rapide tactilité, et c’est la vie même dans l’ondoyé et le chatoyé de la lumière. Un mirage charmant, l’aérienne vision d’une chose entre la conjecture et le réel. La peinture paraît bien matérielle à côté. Vous êtes un des maîtres de cette graphie déliée, ajoute Lemonnier, vous en avez la spontanéité, la décision et la légèreté, l’un peu plus que la seule habileté et qui est toute l’âme du grand artiste. »

    En même temps qu’il grave ses magnifiques eaux-fortes de reproduction, Zilcken en crée d’originales dont le sentiment de la vie et du plein air, la légèreté du trait, la fluidité, le velouté lui font une réputation universelle.

    Scène de rue en Tunisie

    philippe zilcken,maria biermé,peinture,gravure,hollande,algérie,japon,provenceBientôt, en effet, par l’intermédiaire de la maison Goupil de La Haye, Zilcken était mis en rapport avec le célèbre collectionneur américain, Sam P. Avery, qui, après avoir acheté un certain nombre de ses eaux-fortes, souhaita posséder tout son œuvre. C’est ainsi qu’à sa mort, Sam P. Avery put léguer 650 eaux-fortes et pointes-sèches de Zilcken à la Public library de New York, le seul endroit où se trouve la collection complète des estampes du maître.

    C’est vers cette époque que celui-ci fit une Exposition à New York, où il fut hautement apprécié par les collectionneurs américains qui acquirent maintes de ses œuvres.

    Parmi les eaux-fortes originales de Zilcken devenues fort rares, parce que tirées à trois, quatre, sept exemplaires seulement, il faut citer quelques portraits merveilleux par la ligne simple et grande, tout à la fois, le caractère et la vérité de l’expression. Ce qui fait regretter que le maître ne cultive pas plus souvent ce genre, tant au pinceau qu’à la pointe.

    On se souvient des deux remarquables portraits de Verlaine ; l’un, absolument original, illustrant les Quinze jours en Hollande ; l’autre, dénommé le grand portrait de Verlaine, que Zilcken grava sur un dessin de Toorop et dont Stéphane Mallarmé disait avec enthousiasme : « L’admirable portrait qui restitue à Verlaine toute sa noblesse et entoure le poète du recueillement et du sourire d’un chez lui trouvé chez vous!»

    Venise, 1895

    Philippe Zilcken, Maria Biermé, peinture, gravure, hollande, algérie, japon, provenceEn 1900, le musée du Luxembourg acquit une œuvre de trois cents estampes de Zilcken : Rotterdam en possède une centaine ; Venise lui achetait récemment une suite de six estampes originales repré- sentant la Venise intime, où l’artiste a transporté les qualités acquises dans un travail de gravures de grande reproduction. Citons surtout La grandeur déchue, dont il a fait l’eau-forte parallèlement au tableau, et qui est, comme celui-ci, d’une gran- deur de style incomparable.

    Enfin, tout dernièrement, la Bibliothèque Nationale de Paris, achetait une œuvre de 17 estampes à l’aquafortiste hollandais.

    Au mois d’octobre 1904, Zilcken, assoiffé de soleil, partait pour la Provence et son tableau Ruines de Les Baux inaugurait une série d’œuvres dont les couleurs chantent la joie, la clarté et l’azur.

    Après Les Baux, c’est Venise qu’il illustre et le noir des gondoles fait mieux ressortir les tonalités dorées et bleues du ciel de l’ancienne cité des doges.

    Ruines El Alix, pastel

    Philippe Zilcken, Maria Biermé, peinture, gravure, hollande, algérie, japon, provenceEnfin, c’est l’Algérie où il fait un long séjour en 1909 et d’où il rapporte une cinquantaine d’œuvres, dont quelques-unes expo- sées à Paris, en février 1910, au salon des Orien- talistes, faisaient noter dans le Figaro, par l’éminent critique Arsène Alexandre « la discrétion et l’aristo- cratique harmonie des peintures algériennes de M. P. Zilcken, l’éminent peintre hollandais ».

    Philippe Zilcken est un sincère et l’on retrouve, dans toutes ses œuvres, le même souci de vérité dans le sentiment comme dans l’expression. C’est ainsi que, s’il abandonne ses harmonies de gris et de bruns qui, jusqu’en 1904, caractérisent ses Coins de villes néerlandaises assises au bord des canaux, ses larges Plaines enveloppées dans le rêve des crépuscules, ses Paysages aux pittoresques moulins à vent, dont les larges bras se signent dans l’espace, pour rechercher les harmonies blondes de l’Algérie ensoleillée, c’est qu’un rayon de joie ou d’espoir a, de nouveau, pénétré sa vie.

    Dans ses œuvres anciennes, comme dans les modernes, c’est toujours la même netteté dans le trait, la même grandeur dans la ligne, la même notation juste des relations subtiles des tons et des valeurs, et, comme le vieux maître Pieter de Hoogh, auquel on a comparé l’artiste, la même luminosité du fond et l’ombre au premier plan.

    Haouadja

    Philippe Zilcken, Maria Biermé, peinture, gravure, hollande, algérie, japon, provenceLe dernier voyage de Zilcken en Algérie marquera dans sa carrière d’artiste, car surabondante y fut sa récolte d’œuvres de vie et de beauté.

    Tableaux à l’huile aux colorations distinguées ; délicieuses aquarelles, aux nuances de rêves ; eaux-fortes et pointes-sèches, aux traits fins et déliés, et au velouté moelleux qui caractérise toutes les œuvres à la pointe de Zilcken. Enfin, ce livre remarquable, Impressions d’Algérie*, orné de pointes-sèches originales qui, à elles seules, suffiraient à nous donner une idée complète du pays où le désert de sable apparaît plus immense sous la plaine azurée du ciel, bien qu’il s’éclaire, parfois, du sourire ensoleillé des oasis se mirant dans les sources, où baignent les troncs des palmiers séculaires.

    Mais l’admiration émue du peintre-écrivain est trop fervente devant cette nature admirable, pour qu’il ne cherche pas à l’exubérer encore, au moyen de ce verbe, tout vibrant d’enthousiasme et d’une coloration subtile, qu’est le sien.

    Marabout de Sidi-Moussa, 1910

    Philippe Zilcken, Maria Biermé, peinture, gravure, hollande, algérie, japon, provenceC’est la Casbah fantas- tique que sa plume nous peint et où, comme le dit Léonce Benédite dans sa belle « Préface » au livre de Zilcken, « l’artiste s’émerveille devant le spectacle pittoresque, fortement exotique, violemment, mais har- monieusement coloré des foules grouillantes, dont les flots se heurtent dans le dédale tortueux de ruelles étroites, montantes, profondes, où passent des populations mélangées et bigarrées d’indigènes magnifiques, dans leurs élégantes draperies ou leurs oripeaux sordides ».

    Tantôt, Zilcken nous fait voir l’azur du ciel se mariant avec celui de la mer, caressée par l’aile blanche d’une mouette et dominée par le Vieux fort turc, immuable, tel le fatalisme qu’il défend, et dont les tons blonds dorés, comme une chevelure du Titien, s’harmonisent avec le vert-gris des touffes d’herbes qui s’échappent des crevasses de ses antiques murailles. C’est l’El Kantara, le soir, « le village chamois et rose au milieu des milliers de palmiers d’un blond cendré et bleuâtre », que l’artiste nous décrit dans ce livre avec la plume, la pointe et le pinceau.

    Fatmah

    Philippe Zilcken, Maria Biermé, peinture, gravure, hollande, algérie, japon, provenceC’est Un matin à Biskra (le Paradis du désert) où, en deux ou trois traits d’une délicatesse infinie, il nous retrace, dans une pointe sèche, le portrait de la femme mauresque assise contre le mur de sa vieille demeure ; c’est la tête enturbannée de Fathma, la négresse et celle d’Haopadja et la femme du Sud, il arrive à faire ressortir admira- blement les caractères particuliers à chacun de ces types. Il nous montre, avec une douceur émue, les graves Marabouts blancs, pieusement recueillis, au fond des larges avenues baignées dans la lumière.

    Il nous fait sentir l’isolement silencieux des tentes des nomades perdues entre les deux immensités du ciel et du désert.

    Aussi, quand nous avons goûté tout le charme ensoleillé qui se dégage des Impressions d’Algérie, de Philippe Zilcken, nous sommes tentés de nous écrier, comme lui, après Verlaine : « Je suis hanté, l’azur, l’azur, l’azur, l’azur. »

    Renée Zilcken, cette « fillette exquisement mignonne », comme la qualifia Verlaine, dans son sonnet, a orné le livre de son père de culs-de-lampe finement dessinés où s’épanouissent de délicates corolles.

    Nous avons parlé de l’aquafortiste, du peintre, de l’écrivain, parlerons-nous de l’homme ?

    Léonce Bénédite a esquissé sa physionomie en quelques traits, dans la préface dont nous parlions plus haut : « Grand, mince, nerveux, fin et distingué, on dirait vraiment un Français de vieille souche. Réservé, discret, timide même, il arrive néanmoins à passer partout, à pénétrer partout. Il inspire confiance. »

    Ajoutons qu’il est bon, simple, sincère, d’une activité et d’une exactitude étonnante pour un artiste, « le strict Zilcken, toujours sur le qui-vive », disait de lui Verlaine.

    philippe zilcken,maria biermé,peinture,gravure,hollande,algérie,japon,provenceSa vie, entièrement dévouée aux siens et à son art, il la passe tantôt, « sous les ciels perlés, argentés des Ruysdael et des Van Goyen, où les chevauchées des nuages légers tamisent la lumière » ; tantôt parmi les cyprès sombres et les clairs aman- diers de la Provence (3) ; tantôt encore, à l’ombre des palais de « Venise la belle », dont il esquisse les lignes superbes. Tantôt, enfin, il erre de par le Sahara infini et y retrempant, à nouveau, son pinceau dans l’or de la lumière, il en ramène des œuvres toutes pleines de soleil et d’azur où, toujours, la vérité est poétisée par la beauté !

     

    MARIA BIERMÉ

     

     

    * Philippe Zilcken, Impressions d’Algérie. Édition sur papier de Hollande, ornée de quinze pointes sèches originales. Préface de Léonce Bénédite. Tirage restreint à 120 exemplaires, dont 8 sur papier Japon, avec double état des pointes sèches dont une suite aquarellée.

     

    (1) Sur les liens entre Rodin et Zilcken, voir Claude Judrin, « Zilcken », Rodin et la Hollande, Paris, Musée Rodin, 1996, p. 220-244.

    (2) Le volume de Ph. Zilcken, Souvenirs I, préface Alidor Delzant, Paris, H. Floury, 1900, comprend des « Fragments de lettres à Félix Buhot » (p. 144-181).

    (3) Après plusieurs séjours en Provence – où il rend visite à Mistral –, Zilcken ira s’établir sur la Côte d’Azur. Il écrira un livre destiné aux Néerlandais désireux de découvrir la région niçoise : Langs wegen der Fransche Rivièra, Leopold, 1925.

     

     

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    À l'oasis de Béni-Mora, 1910



  • La Peinture des anciens Pays-Bas

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    La Peinture des anciens Pays-Bas

    mine d’or des lettres belges (de 1830 à nos jours)

     

     

    ToursColloque2012-1.png



     

    Colloque 29-30 novembre 2012

     

    Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance

     

    59, rue Néricault-Destouches - Tours

     


    Dans une perspective comparatiste intra-belge et diachronique, nous nous proposons de revenir sur le rôle capital joué par la peinture ancienne, à partir du XIXe siècle et jusqu’à nos jours, dans l’émergence et la caractérisation d’une littérature nationale en Belgique. Axée autour de la postérité littéraire des Primitifs flamands, de Jérôme Bosch et de Pierre Bruegel l’Ancien, notre réflexion cherchera à dépasser l’étude des seules interactions entre littérature et art, en prenant en compte également le rapport au passé qu’impliquent la promotion et l’exploitation des « vieux maîtres ». Au-delà des seuls enjeux identitaires, nous insisterons sur la dimension proprement créatrice de la relation entre peinture, littérature et histoire en prenant soin de relever et d’interpréter les fluctuations, les oppositions et les points communs qui se présentent selon les périodes et l’origine communautaire des auteurs. Ces recherches passeront par l’étude des dispositifs littéraires mis en œuvre (ekphrasis, mise en scène théâtrale, littérature illustrée…) mais aussi par l’étude de l’influence des peintres anciens sur la constitution de mouvements littéraires tels que le symbolisme et le vitalisme, sur la formation de ce que l’on considère souvent comme une tradition fantastique belge, et plus largement sur l’expression littéraire de préoccupations sociales telles que le mouvement flamand, le socialisme et l’anarchisme. Refusant par ailleurs les catégories de paralittérature et les distinctions entre « petits » et « grands » auteurs, nous aurons le souci d’aborder des œuvres d’horizons variés, allant de la littérature d’avant-garde à la littérature pour la jeunesse, en passant par la critique d’art. L’objectif étant avant tout de mettre en lumière l’incroyable fertilité du patrimoine sollicité en même temps que l’intensité de la peinture,littérature,flandre,belgiqueréception créatrice qui y répond, tout au long de l’histoire culturelle belge, de manières multiples, y compris, comme nous aurons soin de le montrer, de façon discordante ou ironique dès lors qu’il s’agit de signaler le danger qu’il y a à confondre mine d’or et bon filon.



    Programme

    Table ronde organisée par Luc Bergmans, Åsa Josefson et Stanislas Pays

     

    Jeudi 29 novembre 2012

    14h15 Accueil des participants - 
Introduction de Luc Bergmans

    Présidence de séance : Laurence Brogniez

                    14h30 Lieven D’hulst (K.U. Leuven) 
Van Hasselt et La Renaissance : de la médiation artistique dans la jeune nation belge

                    15h Kim Andringa (Paris-Sorbonne Nouvelle, Université de Liège)
 Les gras et les maigres : Camille Lemonnier, Pierre Bruegel et la cuisine sociale

                    15h30 Véronique Jago-Antoine (Archives et Musée de la littérature, Bruxelles)
 Le masque et la plume : Emile Verhaeren et Jean de Boschère devant l’art flamand

    16h pause

    Présidence de séance : Dorian Cumps

                    16h15 Hans Vandevoorde (V.U. Brussel) 
Les maîtres flamands dans l’œuvre de Karel van de Woestijne et d’August Vermeylen

                    16h45 Luc Bergmans (Paris-Sorbonne, CESR, Tours)
 Les influences des Primitifs flamands et de Pierre Bruegel l’Ancien sur l’œuvre graphique et littéraire de Félix Timmermans

                    17h15 Åsa Josefson (Paris-Sorbonne) 
La peinture en tant que source d’inspiration du fantastique belge. L’exemple du Péché originel de Hugo van der Goes dans l’œuvre de Thomas Owen

    20h30 « À la vie, la mort » - Tableau-concert d’après Bruegel par le collectif l’ARFI Auditorium de Musicologie, 5, rue François-Clouet, Tours. 
Réservation auprès du service culturel de l’université, Bureau 109 bis A, 3 rue des Tanneurs, 37000 Tours, 02.47.36.64.15. Tarif 5 €

     

    Vendredi 30 novembre 2012

    Présidence de séance : Véronique Jago-Antoine

                    9h30 Laurence Brogniez (U.L. Bruxelles) Ensor, grand peintre flamand : entre fiction critique et autofiction

                    10h Eva-Karin Josefson (Université de Caen Basse-Normandie) 
Maurice Maeterlinck et La Parabole des aveugles de Pierre Bruegel l’Ancien

    10h30 pause

    Présidence de séance : Delphine Rabier

                    10h45 Stanislas Pays (CESR, Tours, K.U. Leuven)
 Postérité d’un thème romantique : la folie d’Hugo van der Goes

                    11h15 Martine De Clerq (H.U. Brussel) 
« L’enragé » : l’autobiographie masquée de Jean de Boschère et de Dominique Rolin

                    11h45 Dorian Cumps (Paris-Sorbonne) Archétypes et iconicité dans la nouvelle fantastique belge contemporaine : à propos de La Madonne de Nedermunster (1962) d’Hubert Lampo et du Retour des Chasseurs (1970) de Gabriel Deblander

    12h15 Conclusion


  • Les Van Eyck

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    Un poème de Verhaeren

     

     

    Van Eyck, Verhaeren, Flandre, poésieÉmile Verhaeren a laissé bien des pages sur sa Flandre natale. Dans le recueil Les Héros (1908), qui appartient à la série Toute la Flandre, il en loue la nature et quelques grandes figures, dont les frères Van Eyck. Les lecteurs de La Belgique Artistique & Littéraire avaient pu découvrir ce poème dès juin 1907. L’auteur l’a d’ailleurs repris, en même temps que le poème « Rubens », dans Parmi les Cendres. La Belgique dévastée (1916), livre-hommage à son pays meurtri par la guerre.

     

     

    LES VAN EYCK

     

     

    L’or migrateur qui passe où s’exalte la force

    Avait choisi jadis, en son vol arrogant,

    Pour double colombier glorieux, Bruge et Gand,

    Dont les beffrois dressaient, au grand soleil, leurs torses.

     

    Les deux cités dardaient un pouvoir inégal,

    Mais un égal orgueil vers l’avenir splendide,

    Comme les deux Van Eyck – vastes cerveaux candides –

    Dressaient d’un double effort leur art théologal.

     

    Ce dont l’âme rêvait devant les tabernacles,

    Ce que la foi montrait de ciel aux yeux humains,

    Ils l’ordonnaient, patiemment, avec leurs mains,

    Pour que leur œuvre fût comme un calme miracle.

     

    La claire vision des paradis nouveaux,

    Ils l’évoquaient en un tranquille paysage ;

    Ils le peuplaient de beaux et solennels visages

    Tournés vers la splendeur et la paix de l’agneau.

     

    Les douces fleurs poussaient dans le tapis de l’herbe ;

    De petits bois montaient, naïfs et recueillis :

    C’était la Flandre, avec ses prés et ses taillis,

    En un cercle de toits et de clochers superbes.

     

    Au milieu, sur un tertre ornementé, l’autel.

    Le Dieu y répandait son sang dans le calice

    Et s’entourait des signes noirs de son supplice :

    Lance, colonne, croix et l’éponge de fiel.

     

    Et vers ce deuil offert comme un banquet de fête

    À la faim de l’extase, à la soif de la foi,

    Les martyrs, les héros, les cent vierges, les rois,

    Les ermites, les paladins et les prophètes,

      

    Toute l’humanité des temps chrétiens marchait.

    Ils arrivaient du fond miraculeux des âges,

    Ayant cueilli la palme aux chemins du voyage,

    Et sur leurs fronts brillaient les feux du Paraclet,

     

    Et tout en haut, régnaient dans l’or du polyptyque,

    Dieu le Père, Marie et Jean le précurseur,

    Traçant, dévotement, avec calme et douceur,

    De lents gestes sacrés, puissants et didactiques.

     

    Et les anges chantaient dans l’air chaste et pieux,

    Tandis qu’Ève et qu’Adam, debout chacun dans l’ombre,

    Sentaient peser sur eux leur faute ardente et sombre,

    Dont le rachat se célébrait devant leurs yeux.

     

    Ainsi la claire et tendre et divine légende

    Avec ses fleurs de sang, d’ardeur et de piété,

    Déroulait son humaine et divine beauté

    Parmi les prés, les bois, les ravins et les landes.

     

    Comme un grand livre peint et largement ouvert,

    Elle enfermait, en ses pages claires ou blondes

    Et dans ses textes d’or quatre mille ans du monde :

    Tout le rêve de l’homme en proie à l’univers.

     

    L’œuvre dardait dans l’art une clarté suprême,

    Comme celle du Dante à Florence, là-bas,

    Mais cette fois deux noms flamands brillaient, au bas

    De l’ascétique et pur et merveilleux poème.

     

     

    Émile Verhaeren


     

     


    la voix d'Émile Verhaeren

     

     

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  • Guido Gezelle, par Georges Eekhoud

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    Une chronique de Bruxelles

     

     

     

    G. Eekhoud (col. AMVC-Letterenhuis)   
    guido gezelle,georges eekhoud,poésie,flandrePendant une dizaine d’années, l’écrivain anversois Georges Eekhoud a offert régulièrement une « Chronique de Bruxelles » au Mercure de France. C’est dans ce cadre qu’en juillet 1904 il consacre quelques pages au poète Guido Gezelle (1830-1899). Vers la fin de son propos, Eekhoud insère un apologue qu’il emprunte à un érudit frison, Johan Winkler (1840-1916). Il l’a certainement lu dans la brochure de Gustave Verriest Taal et Opvoeding (1903, p. 7-8) avant de le restituer en français. Cette fable illustre de façon amusante la singularité de la langue employée par Gezelle par rapport au néerlandais des puristes. C’est que le poète a enrichi son flamand occidental de maints vocables et expressions qu’il a pu recueillir – eux qui ont « plus de valeur que les vieilles pierres » –, au fil de ses travaux sur les parlers populaires. Dans l’histoire de Winkler, Jan Jansen incarne la belle langue néerlandaise, ses frères les idiomes régionaux. Gezelle est en quelque sorte l’un de ces frères qui, à un moment donné, refusent de se (laisser) défigurer. Nombreux furent ceux qui ont renâclé devant l’œuvre du curé provincial en raison de cette fidélité à un « dialecte » trop éloigné d’un flamand ou d’un néerlandais « standard ». Aujourd’hui, tout amateur de poésie reconnaît que les créations les plus réussies du Brugeois constituent le plus beau fleuron de la poésie d’expression néerlandaise du XIXe siècle.

     

    À  la fin de sa chronique du Mercure de France reproduite ci-dessous – et dont l’essentiel a d’ailleurs été repris dès septembre 1904 dans Durendal,  revue catholique d’art et de littérature (p. 530-534) –, Georges Eekhoud annonce que sa nouvelle « Le Coq rouge » vient de paraître dans Groot Nederland dans une traduction de Stijn Streuvels.

     

     

     

    GUIDO GEZELLE

     

     

    À plusieurs reprises, je vous ai entretenu de Guido Gezelle, peut-être le plus grand poète flamand depuis Joost van den Vondel. De très intéressantes brochures publiées par M. Gustave Verriest, professeur à l’Université de Louvain, nous renseignent sur la vie de Gezelle.

    Il naquit à Bruges, le 1er mai 1830. Son père était jardinier et horticulteur pépiniériste, sa mère une simple paysanne.

    Anthologie établie par J. Deleu

    EekhoudGezelle2.pngAvec leurs nombreux enfants les Gezelle habitaient une maison de physionomie rustique, au Rolleweg, près des remparts. Guido, l’aîné, était un enfant débile et maladif qui souffrait presque constamment de violents maux de tête, ce qui ne l’empêchait pourtant point de montrer de rares aptitudes dans ses études primaires Il fut envoyé vers sa douzième année au petit séminaire de Roulers pour y étudier le latin. Son père ayant tracé et planté le jardin de cet établissement, le petit Guido y fut admis sans payer ; toutefois, en dehors de ses heures de classe, il était tenu à remplir l’office de concierge. Un jour, assistant le professeur de chimie dans l’une ou l’autre expérience, il eut les yeux atteints par un acide et il faillit perdre la vue. Il profita de son séjour à l’infirmerie pour rimer une pièce de vers, sans doute une des premières, qu’on publia récemment.

    Au petit séminaire de Roulers, il y avait beaucoup d’Anglais ou plutôt d’Irlandais. La plupart de ces jeunes gens passaient leurs vacances au pensionnat, la traversée coûtant encore trop cher à cette époque. Guido, leur moniteur et leur camarade, profita de leur société pour apprendre parfaitement l’anglais. L’un de ces étrangers, un certain Alexandre Douglas Webster, mort depuis en Australie, lui fit cadeau, en 1847, d’un petit volume contenant cinq des chefs-d’œuvre de Shakespeare : Richard III, Roméo et Juliette, Jules César, Othello, Macbeth. Ce livre est aujourd’hui en la possession du professeur Verriest.

    En dehors de Shakespeare, Gezelle lut Milton, Longfellow (dont il a traduit et imité plusieurs pièces, entre autres Excelsior et the Song of Hiawatha) et Robert Burns. Celui-ci devait exercer une grande influence sur lui.

    M. Verriest nous apprend que Gezelle n’ayant rien d’un fort en thème passa difficilement son examen d’entrée au grand séminaire de Bruges.

    Eekhoudgezelle7.pngEn 1854, ayant été ordonné prêtre, il retourne à Roulers comme professeur des classes inférieures (cours de commerce) du pensionnat annexé au petit séminaire. Le professeur Verriest, âgé alors d’une dizaine d’années, et qui, avec son frère Hugo, aujourd’hui poète et prêtre comme l’était Gezelle, se trouvait parmi les internes, se rappelle l’impression que produisit la première apparition du nouveau professeur, avec sa forte tête, son front bosselé et proéminent. Cet homme d’aspect imposant ne tarda pas à se montrer le plus bienveillant des maîtres, le grand favori de ses élèves. Aux heures de récréations, il était toujours entouré d’une dizaine au moins de petits, les uns juchés sur ses épaules, les autres suspendus à ses bras et accrochés à sa soutane.

    En 1857, le professeur de littérature flamande étant tombé malade, ce fut Gezelle qui le remplaça. Rompant avec les traditions et les routines pédagogiques, au lieu de lire à ses élèves, dont les deux Verriest, ces classiques rhéteurs et ampoulés dont Tollens est demeuré le type, il leur fait connaître les poètes vivants et primesautiers ; un discours du duc de Brabant, Jean le Victorieux, avant la bataille de Woeringen, les récits carlovingiens, le Reinaert de Vos, des chansons du Moyen Âge, les apologues du père Cats.

    En 1858, on lui confie définitivement la chaire de poésie. Mais l’esprit d’initiative et les intelligentes innovations qu’il introduit dans cet enseignement ne tardent pas à le rendre suspect aux autorités académiques. Après un an et demi le professeur reçoit sa démission. Un an encore on le tolère comme simple surveillant du pensionnat, puis on l’arrache définitivement à ses chers élèves ! Les Dichtoefeningen, le premier recueil de Gezelle, date de 1858. Or, trente ans s’écoulèrent entre l’apparition de ces vers et les œuvres suivantes. Le poète, abreuvé de chagrin, découragé par l’inique traitement que lui avaient infligé ses supérieurs, se plongea dans un long silence, ce qui a fait dire éloquemment au professeur Verriest en parlant des persécuteurs de Gezelle : « Dieu leur pardonnera peut-être ; la Flandre, jamais ! »

    EekhoudGezelle8.pngCependant si Gezelle ne publia point de vers durant cette série d’années, il ne demeura pas inactif pour cela. Bien au contraire. Il se plongea dans d’opiniâtres travaux de linguistique. Ainsi il recueillit les vieux mots et les anciennes tournures du flamand anémié, appauvri par les classiques et les académiciens néerlandais plus néfastes encore pour leur langue que les derniers classiques français l’avaient été pour la leur. Il fortifia, il retrempa le flamand aux sources populaires ; il créa pour ainsi dire son instrument avant de créer les chefs-d’œuvre qui seront Tijdkrans et Rymsnoer. En attendant le résultat de ces travaux philologiques (plus de cent mille mots et locutions retrouvés) paraissent dans deux revues qu’il dirige : Loquela et Rond den Heerd.

    Cependant, après avoir été appelé quelque temps à la direction du séminaire anglais à Bruges, il fut nommé vicaire d’une paroisse dans la même ville ; puis, en 1872, vicaire à Courtrai. Ceux qui l’ont connu et approché durant ces années ne tarissent pas en souvenirs attendris sur la vie simple, vraiment évangélique que menait le digne prêtre. Aussi sa popularité parmi les humbles ouvriers et petits paysans était-elle grande et de nature à le consoler de la méconnaissance, du dédain, voire de l’hostilité qu’il avait rencontrés dans les milieux soi-disant lettrés et intellectuels.

    Tijdkrans (1893) et Rymsnoer (1896) interprètent admirablement cette période de la vie de Gezelle, où il était en communion avec les pauvres et la fruste nature. En 1898, Mgr Waffelaert, un ami de Gezelle, ayant été appelé à l’épiscopat, le premier acte du nouvel évêque de Bruges fut de rappeler Gezelle dans la ville diocésaine en qualité de directeur du couvent anglais. C’était en 1898. Gezelle ne jouit pas longtemps de ce bénéfice. Il mourait déjà le 27 novembre 1899.

    CD, poèmes de Gezelle chantés

    EekhoudGezelle6.pngUne étude approfondie de l’œuvre du grand poète m’entraînerait trop loin. Je n’en dirai donc que quelques mots, quitte à revenir un jour sur cette opulente et généreuse matière. Lyrisme, religion, naturisme ; ces trois mots pourraient résumer le caractère de la poésie de Guido Gezelle. Sa religion n’a rien de bigot, de pharisien et de scolastique. Son lyrisme, comme celui de Burns, de La Fontaine et de Heine, joint le sublime à l’intimisme, l’élévation à l’exquise familiarité, le pathétisme à la bonhomie. On pourrait lui appliquer, quant à son amour pour la nature, pour les bêtes et surtout pour les arbres, les pages capitales de Taine au commencement de son livre sur La Fontaine. L’ode célèbre de Ronsard contre les bûcherons de la forêt de Gastine n’est pas plus belle et n’est certes pas aussi émue que les élégies compatissantes de Gezelle, pleurant les trembles et les peupliers abattus par la cognée.

    La langue de Gezelle, le flamand de West-Flandre, fut principalement cause de l’opposition qu’il rencontra dans les milieux académiques, chez les professeurs de rhétorique et les pions. Ainsi que je vous l’ai déjà dit, chose tout à fait piquante, ce soi-disant patois, répudié par les beaux esprits et les puristes des Flandres, fut accueilli en Néerlande chez les meilleurs écrivains des Pays-Bas du Nord, comme le véritable verbe néerlandais. À ce propos M. Verriest rapporte cette plaisante anecdote :

    Se trouvant un jour à table chez Mgr Van Hove, célèbre professeur de rhétorique à Roulers et vicaire général de l’évêché de Bruges, la conversation vint à rouler sur la langue flamande et notamment sur le flamand de Gezelle.

    – Il va tout de même un peu loin ! disait le prélat en parlant du poète. Ainsi figurez-vous que l’autre jour il allait jusqu’à me soutenir que le premier vacher ou palefrenier de Thielt ou de Roulers sait et parle mieux le flamand que – comment dirai-je ? – vous ou moi.

    – Monseigneur, répondit Verriest, je m’abstiendrai d’une appréciation en ce qui vous concerne, mais quant à ma propre connaissance de la langue, je trouve que Gezelle a raison.

    Manuscrit autographe, Guido Gezellearchief

    EekhoudGezelle5.pngLa question de la « centralisation » et de l’uniformisation de la langue néerlandaise fut d’ailleurs traitée on ne peut plus spirituellement en forme d’apologue par M. Johan Winkler, un linguiste frison, professeur à Haarlem. Il s’agit de l’aventure du Portrait de Jan Jansen.

    « Il y avait une fois un particulier du nom de Jan Jansen. Un solide gaillard que ce Jan, ferme de torse et de membres, sain de corps et d’esprit, bref, un Hollandais de la vieille roche. En un jour de malheur il s’avisa de faire faire son portrait. Le peintre n’y réussit guère. À la rigueur il y avait bien moyen de reconnaître Jan, mais les yeux étaient éteints et troubles, les traits grimaçants, la contenance gourmée. Néanmoins, notre homme était très entiché de son portrait et il le proclamait on ne peut plus réussi et ressemblant. Lorsqu’on s’avisait de lui dire : ‘‘Jan, cette peinture ne ressemble à rien du tout ! – Pardon, répondait Jan, elle est excellente au contraire et si je n’y ressemble pas, ce n’est pas de sa faute, mais bien de la mienne : c’est ma figure qui a tort !’’ Et il en était tellement persuadé qu’à partir de ce moment il s’évertua à contracter son visage de manière à reproduire le mieux possible les traits tourmentés de son portrait. Il y parvint à tel point que rencontrant un jour une de ses vieilles connaissances, celle-ci se récria : ‘‘Ah ! ça, mon vieux, est-ce toi, Jan, ou n’est-ce plus toi ?’’ Et Jan de répondre : ‘‘Il me faut pourtant ressembler à mon portrait.’’

    Biographie du poète par M. van der Plas

    EekhoudGezelle4.png« Jan avait plusieurs frères, savoir Tjalling Sybrens Prissinga, Hamen Sassink qui vivait par-delà Zut- phen, Peerken le Braban- çon, Aernout Allewyns du pays de Goes, Leenaert Vlaemynckx et d’autres encore. Il faut croire que la manie de Jan était conta- gieuse et avait gagné les autres gars, car, l’un après l’autre et à des degrés directs, ils se mirent à faire des grimaces et à se livrer à des contorsions presque aussi extraordinaires que les siennes. ‘‘Il le faut bien, disaient-ils à ceux qui s’étonnaient de leur tic, puisque Jan est notre aîné et qu’il incarne le type de la famille.’’ Toutefois Tjalling et Leenaert revinrent bientôt de leur folie : ‘‘Nous possédons aussi nos portraits, déclarèrent-ils, et ceux-ci sont même bien plus beaux que celui de Jan, cependant il ne nous était jamais venu à l’esprit de nous mettre le visage à la torture afin de mieux ressembler à ces peintures. Et voilà que nous nous donnons ce ridicule pour ressembler à l’image de Jan ! Assez de bêtises ! Notre propre physionomie, telle que Dieu l’a créée, doit nous être mille fois plus précieuse que tous les portraits du monde, fussent-ils signés par un Rubens et par un Rembrandt.’’ »

    Tel était aussi l’avis de Gezelle et c’est encore celui de Stijn Streuvels. Et ils ont bien raison.

    Dès ses premiers poèmes, sans écrire encore dans une langue aussi personnelle et aussi savoureuse que par la suite, Gezelle s’affirmait par une sensibilité et des trouvailles de véritable poète. Je relisais l’autre jour ses Kerkhofblommen (Fleurs de cimetière) et notamment le récit des funérailles d’un jeune paysan, Edmond van den Bussche, élève du séminaire de Roulers, mort à 18 ans à Staaden. C’est un récit en prose, intercalé de vers, dont chaque épisode se recommande par une intensité d’accent vraiment surprenante. Je n’ai jamais lu « oraison funèbre » plus originale, d’émotion plus spontanée, de sympathie plus vibrante. Gezelle se rendant avec les autres camarades du défunt à la ferme mortuaire constate que c’était « l’heure à laquelle le semeur, se rendant à la besogne, se signe avant de répandre aussi la semence en un geste crucial ». Et il ajoute cette réflexion au tableau : « C’est peut-être en priant et en pleurant que le paysan sème le grain qu’un autre récoltera et engrangera tout joyeux ! » Il nous montre aussi les chevaux attelés au chariot funèbre, la simple charrette affectée d’ordinaire au transport des récoltes. Le domestique qui couche dans l’écurie parle familièrement aux braves bêtes ; il leur fait ses recommandations, il les édifie sur le dernier service qu’ils sont appelés à rendre au jeune baes ; et, pour qu’elles s’acquittent de leur grave mission avec la piété voulue, après avoir trempé sa main dans l’eau bénite, il trace un signe de croix entre leurs bons yeux.

    EekhoudGezelle3.pngDans Gedichten, Gezangen en Gebeden (Poèmes, Chansons et Prières), un volume de jeunesse, on rencontre nombre de pièces admirables, entre autres celle consacrée aux Saules, dont je détache ce passage : « Combien de fois ne vous ai-je pas contemplés au point du jour quand une vapeur bleuâtre ceignait votre cime d’argent comme un ruban tressé dans la chevelure d’un ange. Le soleil ne tardait pas à détacher ce ruban et à le faire fondre dans l’azur du ciel. Et alors vous vous dressiez dans la clarté éblouissante, comme s’élança jadis du tombeau Celui qui avait créé le ciel et la terre. Puisses-tu un jour te débarrasser ainsi de tes liens, ô mon âme, et prendre ton essor vers là-haut. » Mais comme je l’ai déjà fait entendre, les plus belles pièces se trouvent dans les derniers livres : Tijdkrans et Rijmsnoer. Celle qui commence par ces mots Hoe riekt gij Bamisbosschen (Senteurs des feuillages de la Saint-Bavon !) suggère les parfums de l’automne, non plus les arômes des fleurs et des fruits, mais les fragrances des feuilles mortes, des écorces humides, des racines découvertes et de la terre retournée, et le poète nous évoque la vie qui s’exhale lentement des arbres et qui monte vers le ciel comme l’encens aux voûtes de l’église. Et après les parfums, il chante la couleur de ces arbres qui attendent leur arrêt de mort dans l’opulente toilette diaprée que leur fait la Saint-Bavon. Jamais ils n’ont été si beaux, si nobles et si touchants. « Seigneur, dit le poète en terminant par une prière, puisse à tes yeux le dernier jour de ton serviteur représenter aussi le plus beau jour de sa vie, comme c’est le cas pour la feuillée de la Saint-Bavon ! » Mais il faudrait reproduire et lire ces poèmes dans l’original.

     

    Georges Eekhoud

     

    « Chronique de Bruxelles »

    Mercure de France

    juillet 1904, p. 257-263

     

      


    Guido Gezelle, Kerkhofblommen

    lu par Antoon Van der Plaetse

     

     

     

     

  • James Ensor, par Pol de Mont

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    JAMES ENSOR

    PEINTRE ET AQUAFORTISTE

     

     

    Écrivain fécond – romancier, poète, essayiste, critique d’art, auteur de monographies et de libretti, folkloriste (il a dirigé la revue Volkskunde – Tijdschrift voor Nederlandsche Folklore) –, Pol de Mont (1857-1931) a occupé une place de premier plan dans la vie intellectuelle flamande de son temps, fondant des revues (Het Pennoen, Jong Vlaanderen, Kunst en Leven, De Vlaamsche Gids…), remplissant des fonctions importantes dans le combat et le milieu culturels (conservateur du Musée des Beaux-Arts d’Anvers).

    james ensor,pol de mont,flandre,peinture,littérature,traductionLe texte qui suit est une traduction de l’étude « De Schilder en Etser James Ensor » publiée en 1895 dans la revue d’art De Vlaamsche School. Cette version française figure, sans nom de traducteur, dans l’ouvrage James Ensor. Peintre et graveur, Paris, La Plume, 1899, p. 85-90.

     

    P. de Mont, Les Enfants des Hommes, 1888

     

     

     

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    I

     

    De tous les hommes de talent qui, depuis 1880 environ, ont su acquérir un nom distingué dans le cercle restreint des artistes belges, aucun, peut-être, n’a été aussi vivement et aussi passionnément discuté que James Ensor. Idolâtré par les uns et exécré par les autres, il fut considéré longtemps non comme un simple innovateur, mais comme le révolutionnaire par excellence.

    Et cependant, dans le milieu exalté et bruyant où Ensor gagnait ses éperons, il ne manquait pas d’hommes hardis, voire même excentriques, aux conceptions nouvelles et téméraires. Ce milieu, – le Cercle des XX, – naguère tant discuté, forma, pendant les dix années de la période 1880-1890, comme qui dirait le corps d’élite du mouvement jeune, et, avouons-le sans détours, c’était ce milieu qui purifiait et renouvelait l’atmosphère empestée de notre école, trop longtemps fermée et trop scrupuleusement emmaillotée.

    Eric Min, James Ensor. Une biographie, 2008

    James Ensor, Pol de Mont, Flandre, peinture, littérature, traductionOr comment se fait-il que maintenant, de tous ces noms inséparablement liés à ce mouvement qui, considéré dans son en- semble, peut être appelé splendide ; comment se fait-il que de tous ces noms, parmi lesquels brillent pourtant ceux de Léon Frédéric, de Fernand Khnopff, de Willem Vogels, de Joris Minne, de Henri de Groux, de Van Rysselberghe, – ce soit précisément celui d’Ensor qui non seulement ressort le plus, mais qui est encore le plus intimement lié à l’histoire des XX ? Je ne puis l’expliquer que par le fait que James Ensor, par certaine manière originale de se révéler, s’est exposé, plus que tout autre, à ces quolibets faciles, à ces moqueries populacières qui ont toujours tant de succès auprès d’une partie du public, surtout dans les périodes d’agitation.

    À dire vrai, Ensor est, de tout le groupe des XX, le seul qui, dans une certaine mesure, se rattache à la vieille tradition de nos peintres flamands et hollandais.

    Sciemment ou insciemment, – je ne discuterai pas, – il s’est présenté dès le début comme un peintre au tempérament essentiellement néerlandais, comme un peintre visuel, un peintre pour les yeux en toute première ligne, comme un coloriste de l’école ample et sans gêne de Hals, d’ailleurs son maître préféré, auquel il a voué un culte idolâtrique.

    James Ensor, Pol de Mont, Flandre, peinture, littérature, traductionIl m’est impossible d’admettre que dans les premières années de cette lutte pour l’indépendance de l’art une critique sincère n’eût pu découvrir en notre artiste cette qualité primordiale. Si on ne l’a pas vue plus tôt, c’est qu’on n’avait des yeux, alors, que pour les pochades agaçantes et vexatoires : – dessins ou tableaux la plupart minuscules, couverts cependant de toute une foule grouillante de personnages lilliputiens aux poses les plus bizarres, toiles plus considérables aussi, représentant les formes ou les figures les plus excentriques, – dans lesquelles l’artiste donnait un libre cours à sa verve un peu gamine.

    Tout le monde se pressait devant ces pochades : les critiques, les indifférents, les ennemis et les amis de l’artiste ; oui, les amis également, car nous ne pouvons nier que, à cette époque déjà lointaine aujourd’hui, quelques-uns d’entre eux ont aimé et exalté trop le talent très réel et l’humour absolument caractéristique, indéniablement propres à ces facéties d’une originalité si audacieuse, sans grande saveur cependant pour la masse imbécile du public. Oh ! ces études de masques fameuses : l’Étonnement du Masque Wouse, les Masques narguant Mort, les Masques scandalisés, vrais charivaris de la couleur, où les jaunes vifs brillent à côté des rouges enflammés et des verts opiniâtres, et qui, malgré toute leur vigueur restent exempts de toute platitude et de toute vulgarité ; – et, à côté de cela, ces caricatures non moins célèbres, les Juges intègres et la Leçon d’anatomie, et ces épisodes coloriés d’une fantaisie extraordinaire et originale comme la Bataille des Éperons, l’Entrée des militaires vainqueurs dans la ville de Bise, Squelettes se disputant un hareng saur, etc., dessins à la plume ou au crayon qui, malgré des défauts et des extravagances qui sautent aux yeux, sont pleins d’observation, de mouvement, de vie et d’esprit, et nous montrent les raccourcis les plus inattendus et les poses les plus invraisemblables… Or, tout cela, pour la plupart des gens, n’était que le vain tintamarre d’un impuissant qui, coûte que coûte, voulait se faire remarquer !

    James Ensor, Pol de Mont, Flandre, peinture, littérature, traductionEn réalité, nombre de ces soi-disant pochades à l’huile ou simplement au crayon ou au fusain ne méritaient pas moins de louanges que celles accordées avec tant de bienveillance par les connaisseurs à Jérôme Bosch, au Frans Floris de la Chute des Anges du Musée d’Anvers et au Marten de Vos de la Tentation de saint Antoine, de la même collection.

    J’oserais dire que quelques-uns des dessins d’Ensor, comme par exemple : la Mort tragique d’un théologien, ou à proprement dire : les Moines surexcités réclamant le cadavre du théologien Sus-Ovis, malgré la résistance de l’évêque Friton, – ou bien encore les Démons Dzitts et Hihahox transportant le Christ en enfer, sous le commandement de Crazon, qui monte un chat enragé ; ou même comme le Christ tourmenté par les démons, – ou la Tentation de saint Antoine, – ou la Prise d’une ville singulière, et tout particulièrement, enfin, l’Entrée de Jésus à Jérusalem ; – j’oserais prétendre, dis-je, que quelques-uns de ces dessins sont de beaucoup supérieurs à bien des peintures de Bosch, de De Vos et de Floris, et que l’on a grand tort, à mon avis, de ne pas acheter le premier et le dernier de ces invraisemblables et déconcertants chefs-d’œuvre pour une de nos collections publiques. Quoiqu’il y ait quelquefois incohérence dans l’ensemble, manque de proportions dans la dimension des différents personnages, ces deux grands dessins sont les œuvres d’un maître dessinateur sans pareil.

    James Ensor, Pol de Mont, Flandre, peinture, littérature, traductionPour bien comprendre cette partie, – j’allais dire cette moitié – du talent d’Ensor, il ne faut pas oublier que, du côté de son père, il est le compatriote des caricaturistes les plus formidables du monde entier : Grillray, Cruikshank, Rowlandson, d’autres encore. Il possède quelque chose de chacun d’eux, mais plus encore de Swift qui, comme Ensor, avait recours aux sottises les plus incroyables pour exprimer son sentiment de la justice et son amour pour la vérité.

    Mais l’autre partie de ce talent, précisément celle-là que l’on dédaignait si obstinément pendant la période de 1880 à 1890, combien elle est simple, naïve, naturelle, et comme elle se distingue franchement par son caractère tout à fait néerlandais ou flamand !

    Cet homme double a hérité de par sa mère, Flamande, d’un sentiment très vif, toujours en éveil pour la belle réalité, et d’un œil amoureux de la lumière et des couleurs, tel que l’ont possédé de tout temps tous les vrais peintres de ces pays de brouillard et de brume, aux fleuves rêveurs autant que conviant au rêve et à l’atmosphère fine et diaphane. Oui, Ensor est un homme à deux âmes ! De même que Verlaine avait pu écrire le mot Parallèlement sur un de ses recueils de poèmes, de même Ensor pourrait adapter ce mot, non au sens moral, certes, mais à un point de vue plutôt ethnographique, à l’ensemble de ses œuvres.

    Dès son début, le rêveur se développe déjà dans sa personnalité intéressante à côté du réaliste, l’homme aux visions les plus fantastiques à côté de celui au regard observateur, le caricaturiste à côté du peintre des sujets les plus ordinaires.

    James Ensor, Pol de Mont, Flandre, peinture, littérature, traductionPeut-être Ensor a-t-il été quelque peu atteint de cette maladie, – du reste assez naturelle, qui consiste à vouloir se gausser tant soit peu du public, – pardon, des philistins, des pékins, c’est-à-dire de cette gent ridicule de censeurs sans vocation, mais qui veulent tout savoir, qui trouvent à redire sur tout, les snobs, puisqu’il faut les appeler par leur nom, les mufles qu’on épate, mais qu’on ne convertit jamais ! Or l’une des raisons, et sans aucun doute la principale, pour laquelle il n’a pas obtenu jusqu’ici le jugement favorable des critiques… sérieux, je crois la retrouver précisément dans le rôle considérable que jouent dans l’ensemble de son œuvre tantôt le grotesque, tantôt le satanique.

    Peu après son départ de l’Académie de Bruxelles, dont il avait régulièrement suivi les cours depuis 1877, où il avait même obtenu un second prix d’après la tête antique, il expose en 1881 au Cercle la Chrysalide un Tableau d’intérieur, qui fut envoyé en 1894 à Anvers, où il fut admiré par la plupart des connaisseurs et en premier lieu par moi-même, comme une merveille de coloris.

    En 1882 il expose à Paris la Coloriste et un intérieur ; en 1883, au cercle l’Essor, son Lampiste, son Pouilleux se chauffant et ses Pommes, en réalité cinq tableaux qui, si l’équité était de ce monde et… de la critique d’art… belge, dès lors auraient fait prendre place à Ensor parmi les maîtres incontestables du pinceau. Où donc pouvaient-ils bien se cacher à cette heure, les vaillants défenseurs de la tradition nationale de l’art et du coloris flamand, vif, riche et animé ? Ici, il y avait de la tradition, non pas une tradition acquise avec beaucoup de difficultés et de peines, mais une tradition qu’on pourrait appeler spontanée, provenant de la nature, et par cela même d’autant plus riche. Ici, il y James Ensor, Pol de Mont, Flandre, peinture, littérature, traductionavait du coloris, et de plus, du coloris flamand, qu’on ne rencontre guère plus intense chez Hals, ni chez Jordaens, ni chez Stobbaerts. Et ces tableaux étaient achevés sans être ce qu’on appelle léchés, complets sans mesquinerie, savants sans pédanterie : – tout y était bien proportionné, viril et grandiose ! Et quelle lumière par-dessus tout ! Dans son tableau : Jeune Fille en détresse, la lumière tamisée dans une chambre fermée surpasse les plus belles œuvres de Jan Stobbaerts ; les obscurs distingués de Hals sont à peine supérieurs à la symphonie de tons obscurs du Lampiste.

    Et savez-vous, cher lecteur, ce qu’il arriva à Ensor en 1884, et comment son œuvre fut jugée par les membres du jury d’admission ? Une phrase d’une des lettres de l’artiste résout brutalement cette question : Toutes mes œuvres furent refusées au Salon de Bruxelles de 1884.

    De tels membres de jury, est-ce qu’on ne devrait pas les chasser du temple avec le chat a sept queues de feu le très doux Jésus ?

     

     

    II

     

    Il n’est pas difficile de citer les « immortels » dont James Ensor a subi l’influence, tant en qualité de peintre qu’en qualité de dessinateur.

    James Ensor, Pol de Mont, Flandre, peinture, littérature, traductionQuoiqu’il professât de tout temps une grande admiration pour Rembrandt, il nous semble cependant qu’il a emprunté beaucoup plus à Hals et peut-être à Manet qu’à ce créateur génial du chef-d’œuvre inimitable, les Syndics drapiers, du Ryksmuzeum d’Amsterdam. À ces premières influences se joignent, en sous-ordre, celles de Turner et de Goya. Ce qu’il admire chez ces deux derniers peintres nous est révélé par une simple phrase empruntée à une de ses lettres : Je fus charmé de trouver deux maîtres épris de lumière et de violence. Lumière et violence ! Avez-vous déjà remarqué, cher lecteur, comment les peintres, en général peu causeurs, expriment parfaitement en deux ou trois mots ce que nous autres, écrivains, ne pouvons rendre clair et intelligible que par des phrases entières ? Avec ces deux mots, lumière et violence, Ensor nous fait connaître mieux que n’importe qui les deux caractères principaux de ses œuvres picturales d’alors.

    S’il n’a jamais attaché grande valeur à la correction des lignes, il s’en est surtout brossé le ventre à cette époque, déjà lointaine maintenant, mais qui, peut-être, a été la plus belle de sa carrière.

    La correction, il en avait horreur.

    James Ensor, Pol de Mont, Flandre, peinture, littérature, traductionLa ligne correcte,ainsi s’exprime-t-il en appuyant naturellement sur l’épithète – ne peut inspirer des sentiments élevés. Elle ne demande aucun sacrifice, aucune combinaison profonde. Ennemie du génie, elle ne peut exprimer la passion, l’inquiétude, la lutte, la douleur, l’enthousiasme, sentiments si beaux et si grands, ni aucun grand parti pris. Son triomphe est stupide : elle a l’approbation des esprits superficiels et bornés, elle représente le féminin.

    De même que la ligne correcte, Ensor a toujours négligé d’enthousiasme ce que l’on désigne en peinture sous le nom de la forme. Il prétend que la culture de la forme conduit à la routine, à l’imitation servile ; qu’elle est le refuge des faibles, des sans-imagination ; et puis les antiques l’ont prise pour base de leurs œuvres ; ils en ont tiré tout le profit possible et c’est à elle qu’ils sont redevables de tout… ce qu’ils sont et valent !

    Sa devise à lui était et est encore : Un peintre ne doit pas être un sculpteur. Homme de fantaisie, – ses dessins et ses eaux-fortes le prouvent d’ailleurs, – il est l’esclave de ses yeux, de sa manière de voir les objets. Et dès lors pourrait-il bien faire autrement que de s’appliquer à reproduire ce qu’il appelle lui-même, dans une de ses lettres, les déformations qu’elle (la lumière) fait subir à la ligne ?

    James Ensor, Pol de Mont, Flandre, peinture, littérature, traductionÀ cette époque Ensor ne peignait pas au pinceau, mais au couteau ; il enduisait sa toile de couleurs de l’épaisseur d’un doigt ; il les mélangeait de la façon la plus audacieuse, – péché capital, hélas ! qu’il expia amèrement plus tard, car plusieurs de ses tableaux, peints avec ce mélange, sont devenus, paraît-il, absolument noirs.

    J’ai déjà parlé de son Tableau d’intérieur (1881), exposé l’année dernière à Anvers ; de ses Chinoiseries, de son Pêcheur, de son Liseur (1882), de son Lampiste, qui se trouve actuellement au Musée de Bruxelles, et qui fut peint en 1880 ; de son Pouilleux, de sa Dame sombre et de ses Pommes ; plus tard vinrent sa Nature morte de 1884, ses Ivrognes et sa Dame en détresse. Or, toutes ces œuvres portent la trace des influences citées plus haut, toutes révèlent d’une manière absolument adéquate les aspirations de l’artiste d’alors.

    Si je ne me trompe, c’est vers 1884 ou 1885 que la manière d’Ensor se transforma.

    James Ensor, Pol de Mont, Flandre, peinture, littérature, traductionDès ce moment le pinceau remplace le couteau. Et quel pinceau, grands dieux ! Un pinceau si fin, si minutieux, si scrupuleux, qu’on le prendrait facilement pour le burin d’un graveur. On apprécie, surtout dans quelques petits tableaux d’intérieur de ce temps et de plus tard, une exactitude d’exécution, une sobriété et une intensité qui étonnent. Il n’est pas question ici de ses Masques, mais bien de tableaux comme les Huîtres, la Dorade, les Belles Viandes, de 1885, la Mangeuse d’huîtres et les Coquelicots, de 1886. Je n’hésite pas à donner en général la préférence aux œuvres de sa première manière. Son Lampiste, son Tableau d’intérieur, son Pouilleux, sont des succès de coloris que l’on citera dans quelques années à côté des tableaux les plus superbes signés par n’importe quel ancien maître flamand ou hollandais. Mais sa Mangeuse d’huîtres aussi, et, parmi ses toiles plus récentes, le portrait du poète Émile Verhaeren et surtout celui de Théodore Hannon, sont tout bonnement superbes. Et ses Belles Viandes et ses Pommes sont, dans une tout autre gamme, des chefs-d’œuvre aussi bien réussis que les meilleurs intérieurs d’Eugène Joors, ce peu connu et ce méconnu, ou de Verhaeren.

    Après 1886, le dessinateur fantastique l’emporte sur le peintre. Chaque année, au Salon des XX, on vit de lui de grandes compositions en noir et en blanc et aussi des gravures à l’eau-forte.

    James Ensor, Pol de Mont, Flandre, peinture, littérature, traductionLes ouvrages suivants ont paru de 1886 à 1894. Mort mystique d’un théologien, la Couronne radiée du Christ ou la Sensibilité de la lumière, l’Entrée de Jésus a Jérusalem, Jésus tourmenté par les démons, Jésus se promenant sur l’eau, la Tentation de saint Antoine, la Bataille des Éperons, les Soudards Kes et Bruta entrant dans la ville de Bise, etc. Quelques-uns de ces dessins, entre autres les quatre ou cinq derniers, sont rehaussés au pastel ou à la détrempe.

    Dans la plupart de ces fantaisies, tout est absurde, insensé, incohérent, impossible. C’est que notre humoriste à froid l’a voulu ainsi, et cela ne l’a pas empêché de produire plus d’une fois de l’art véritable.

    Ce qui distingue avant tout ces fantaisies, c’est la caractéristique à la fois étrange et frappante des personnages. C’est ici surtout qu’on retrouve l’arrière-neveu des Gillray et des Rowlandson ! Comme ces petits guerriers joufflus, ventrus, aux moustaches fournies, aux habits bordés de galons d’or, couverts de décorations, expriment le contentement, la satisfaction d’eux-mêmes, cette stupidité grossière, dont souffrent, hélas ! beaucoup de grands et surtout de petits, de tout petits conquérants ! Comme il parodie d'une manière inimitable les parades militaires, les joyeuses entrées et autres manifestations patriotiques d’un grandiose plus apparent que réel ! Dans la Mort mystique d’un théologien, c’est le tour des Évêques et d’autres dignitaires de l’Église. Leur sourire factice exprime l’ambition, l’orgueil, la jalousie, la vanité, et surtout une pédanterie sans bornes.

    James Ensor, Pol de Mont, Flandre, peinture, littérature, traductionDans d’autres tableaux, comme dans la Tentation de saint Antoine et dans le Christ tourmenté par les démons, la satire ne rappelle pas la façon de Breughel ou de Jérôme Bosch ; non, elle est tout à fait macabre. Ce n’est pas sans raison que je cite Bosch : ce qu’il a produit de plus original, de plus singulier, de plus insensé, ne peut encore être comparé à l’excentricité de ce peintre du XIXe siècle.

    Dans le Christ tourmenté, James Ensor nous peint les démons les plus affreux. Accroupis au pied de la croix ou rampant tout autour d’elle, ils tourmentent moralement et physiquement le martyr pâle, décharné, râlant dans l’agonie. L’un lui déchire les côtes et les cuisses ; l’autre lui montre les choses les plus abominablement vulgaires. Le paysage lui-même n’est qu’horreur et mélancolie. Cependant, dans le lointain, le jour commence à poindre, et quelques monstres lancent des regards anxieux vers l’aube naissante.

    Sa Mort mystique est un chef-d’œuvre. Demolder l’a admirablement appréciée : Ce dessin, écrit-il, s’étale en une église dans un décor de Rembrandt, haut et vague, et comme ouvert sur le ciel. Le dessin en est spécial, je dirais volontiers matelassé : il semble que les reliefs soient obtenus au moyen de plis et de courbes ondulantes et insistantes. Les lignes droites sont quasi absentes. Tout se bombe, se complique et quelquefois se boursoufle comme si le dessin lui-même prétendait se contourner et s’arrondir autant que le ventre de l’évêque officiant et l’allure matronesque de la Vierge. Seul le Christ jaillit, sauvage et fou, sur sa croix, au long d’une colonne dressant l’épouvante par au-delà de ses monstruosités sacerdotales. Cette page est james ensor,pol de mont,flandre,peinture,littérature,traductionvraiment superbe. Ensor a le don surprenant de trouver des motifs architecturaux. Dans son Kes et Bruta, par exemple, s’élève une cathédrale qui appartient au style le plus bizarre qu’on puisse imaginer. Également dans la Bataille des Éperons, la Bataille de Waterloo, la Prise d’une ville singulière, tous dessins qu’on se disputera plus tard dans les ventes publiques.

    Enfin, – et par là je veux finir cette rapide caractérisque de ce moderne si attrayant, – Ensor est un de nos meilleurs aquafortistes. Toutes ses gravures à l’eau-forte ne lui donnent pas droit à ce titre ; plusieurs sont négligées, enlevées à la diable, visiblement bâclées en grande hâte ; en d’autres les plans ne sont pas en équilibre, l’horizon s’avance jusqu’à l’avant-plan, le ciel est trop lourd comparativement à la terre. Néanmoins, quelques-unes de ces gravures, une dizaine, sont de vraies perles ; parmi celles-ci les Patineurs, Mariakerke, les Bateaux échoués, et surtout la Cathédrale, occupent la première place. Cette Cathédrale, minutieusement achevée, est à elle seule un vrai poème ! La virtuosité, pardon, la sincérité naïve et la sécurité confiante, avec lesquelles les plus petits détails sont ici rendus, confinent à la magie.

    Dans ces eaux-fortes, ce sont le poète grave et sérieux, le sensitif raffiné et l’idolâtre de la lumière et du coloris qui ressortent. C’est là que, sans contredit, Ensor me plaît le plus !

    Dans d’autres eaux-fortes, coloriées ou non, le fantaisiste a la parole, – un fantaisiste que ne répugnent pas plus les rêves les plus fous que le sel rabelaisien, le gros sel, et quelquefois même le sel de cuisine !

    James Ensor, Pol de Mont, Flandre, peinture, littérature, traductionCe caractère fantaisiste ressort particulièrement dans une satire très originale, intitulée les Vents, une illustration absolument hardie d’un de ces contes de pétomane, comme en a signé Armand Sylvestre… Voici un humour d’un bien autre aloi que celui de Robida ou de Doré le doucereux ! Un sabbat de vents ! Des vents de toute force et de tout envergure, de grands vents et de petits vents, des zéphyrs et des trombes, des brises et des ouragans. De toutes les zones ils accourent, roulant et se culbutant dans l’air ; celui-ci, en bourdonnant, s’enroule sens dessus dessous, en tire-bouchon ; celui-là, en pétaradant, s’éloigne sur un manche à balai, avec un grand vacarme ; un autre encore se trouve sur le dos, dans l’espace, comme pour faire la planche… Les voici tous, grands et petits, zéphyrs et trombes, souffles et tourbillons, brises et ouragans, de toute odeur, de toute couleur, de tout acabit et de tout calibre ; exhalant, soufflant, grommelant, éternuant, bourdonnant, brisant, beuglant, tempêtant, bourdonnant et fulminant… des deux côtés à la fois !

    Voilà, je crois, caractérisé pas trop mal dans ses incarnations diverses, cet artiste très intéressant et doué des talents les plus variés, méconnu par la plupart, prisé trop haut par quelques-uns, peut-être, mais, quoi qu’on puisse penser de quelques-unes de ses pochades dessinées ou peintes, présentant de toute façon, et comment qu’on le prenne, dans l’ensemble de son œuvre les caractères évidents d’un véritable, grand et original artiste.

      

    Pol de Mont

     

     

     


    Les ensortilège de James Ensor

      

    James Ensor - personal photographs

     

    James Ensor a 150 ans