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flandres-hollande - Page 59

  • Gerard Reve ou la Virtuosité Impitoyable

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    Préface à En Route Vers La Fin

     

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    Gerard Reve

    ou la Virtuosité Impitoyable

    par Betrand Abraham

     

    En donnant à deux de ses livres, En Route Vers La Fin (en néerlandais Op Weg Naar Het Einde) et « Plus Près de Toi » (Nader Tot U, non traduit en français à ce jour) une forme épistolaire, Gerard Reve a fait le choix d’un genre lui permettant de déployer très librement l’ingéniosité de son écriture. Les six lettres qu’on trouvera ici et qui s’adressent à un lecteur abstrait non spécifié sont d’abord parues séparément entre septembre 1962 et septembre 1963 dans la revue littéraire Tirade, dont Reve était alors rédacteur en chef. Si chacune d’entre elles trouve son unité en ce qu’elle renvoie d’une part à un « vécu » de nature « autobiographique » situé de façon précise dans le temps et l’espace, et d’autre part à ce qu’il est convenu d’appeler une ou des « thématiques », cette unité est dépassée et transcendée par le geste qui, les réunissant en une seule et même œuvre, confère à l’ensemble ce que nous choisissons d’appeler ici une « logique supérieure », et aboutit du même coup à faire du texte un des sommets de la production de l’auteur. 

    gerard reve,bertrand abraham,phébus,traduction,pays-bas,littératureGerard Reve est l’un des trois écrivains majeurs néerlandais de l’après-guerre, avec Willem Frederik Hermans et Harry Mulisch. Récompensée par de nombreux prix, son œuvre a, tout au long de sa vie, rencontré aux Pays-Bas des admirateurs fervents, passionnés, idolâtres, et des adversaires farouches, ces derniers ayant d’ailleurs souvent, bien malgré eux, contribué, par la réaction que suscitaient leurs attaques, à la popularité de l’auteur. Ainsi, le sénateur Algra, dont il est question dans plusieurs passages de En Route Vers La Fin et qui le décrivait comme un écrivain pervers, immoral et blasphémateur, ne fit que conforter son succès, ce dont Reve lui sut ironiquement gré, en baptisant plus tard « Maison Algra » une propriété qu’il avait acquise avec ses droits d’auteurs. 

    En France, c’est davantage par cette réputation sulfureuse – rappelée par la presse, lorsqu’en 2001 le roi Albert II de Belgique refusa de remettre le prix prestigieux des Lettres néerlandaises à l’écrivain à cause de sa relation avec son partenaire Joop Schafthuizen, suspecté de débauche sur un garçon mineur – que par son œuvre, encore trop peu traduite et relativement confidentielle, qu’est connu Reve. Son roman de 1947, Les Soirs (De Avonden), qui provoqua aux Pays-Bas lors de sa parution un choc à peu près comparable au coup de tonnerre que fut en France la publication en 1932 du Voyage au bout de la Nuit de Céline, n’a pas eu, lorsqu’il est paru en 1970 dans notre langue, le retentissement qu’il méritait. Il est vrai qu’à l’époque, la traduction en français des œuvres littéraires néerlandaises en était encore à ses balbutiements. Homosexualité, débauche, alcoolisme, provocation, telles sont les principales rubriques de la « fiche signalétique française » de Reve, à laquelle on ajoute volontiers la mention de son « catholicisme », histoire de rendre le mélange plus détonant.


     

    Une phrase de Reve – et, à plus forte raison, une phrase de En Route Vers La Fin – est à l’oreille d’un Néerlandais cultivé immédiatement reconnaissable. Nous avons en effet affaire à un écrivain qui, au-delà d’un style, s’est forgé une langue dans la langue, un quasi-idiolecte (pour reprendre un mot cher à Roland Barthes) au point que ses créations langagières semblent révéler la présence d’un manque, d’une « lacune » dans la langue nationale : certains des néologismes de Reve ont en effet été, après coup, intégrés au néerlandais courant et figurent dans les dictionnaires, tandis que telle expression qui lui est propre est citée comme exemple illustrant l’emploi de tel ou tel mot. Dans les lignes qui vont suivre, nous voudrions faire comprendre au lecteur français les difficultés qui ont été les nôtres dans notre tâche de traducteur, justifier certains choix que nous avons été amené à faire, et donner une « idée » de ce qu’est l’univers de l’auteur, à l’idiome si singulier. 

    gerard reve,bertrand abraham,phébus,traduction,pays-bas,littérature1/ La « langue de Reve » traverse simultanément de nombreuses « strates » du néerlandais : dans la même phrase cohabitent l’archaïsme délibéré, le néerlandais littéraire moderne, le néerlandais courant du XXsiècle, etc. Mais l’écriture de Reve n’est pas simplement juxtaposition d’états de langue différents, elle est confrontation et synthèse par lesquelles des éléments d’époques diverses, souvent détonants, acquièrent par leur rapprochement une valeur nouvelle. Le recours à telle ou telle forme déclinée – alors que les déclinaisons ont globalement disparu dans le néerlandais du XXsiècle – joue ici un rôle important. Le français n’ayant connu les déclinaisons qu’à l’époque médiévale, et Reve n’ayant qu’assez rarement recours au moyen néerlandais proprement dit, nous avons rarement fait appel à des formes médiévales du français, et nous avons compensé les effets qu’il était impossible de rendre directement (langue déclinée par exemple) par d’autres types d’archaïsmes.

    2/ Ce que nous disons des « couches » historiques de la langue s’applique aussi aux « niveaux » de langue, aux « registres » : à une traversée des époques se superpose alors une traversée des usages. Le néerlandais hyperlittéraire, le néerlandais recherché côtoient dans une même phrase la langue écrite courante, la langue « parlée », différentes formes de parlures ou de « jargons » (comme par exemple le ou les codes employés entre eux par les homosexuels), etc. Nous nous sommes efforcés d’atteindre sur ce point un effet global le plus proche possible de l’original.

    3/ Les phrases de Reve sont fréquemment très longues. C’est notamment le cas dans la « Lettre d’Amsterdam », la seconde et peut-être la plus virtuose du livre, qui comporte par exemple une phrase d’environ cinquante lignes. Cette longueur est bien entendu inséparable du rythme et, bien au-delà, de la « logique » particulière au texte et à la pensée de l’auteur, logique qui nous semble être, comme nous nous en expliquerons plus loin, une composante essentielle du texte. Nous avons, partout, respecté scrupuleusement le découpage des phrases (à une ou deux exceptions près), tout en nous assurant de leur « lisibilité » car le français n’a pas la même « résistance » que le néerlandais à l’accumulation de certains types de propositions, de certaines tournures…

    gerard reve,bertrand abraham,phébus,traduction,pays-bas,littérature4/ L’orthographe de Reve s’affranchit souvent de la « norme ». Dans certains cas, de manière factuelle, le même mot pouvant être orthographié, dans tel ou tel passage, de façon différente. Nous avons rendu ces écarts en opérant des « déplacements » sur d’autres mots, compte tenu des différences de structure entre les deux langues. L’emploi très fréquent de la majuscule, par lequel le lexique revien confère des valeurs particulières à certains termes, a été scrupuleusement reproduit en français, y compris dans ses exceptions. D’autres écarts sont systématiques, et concernent toutes les occurrences de certains suffixes : dans les années soixante, Reve, comme le firent d’ailleurs d’autres écrivains néerlandais, modifia l’orthographe de ces terminaisons. Les changements apportés tendaient, en gros, à rapprocher la graphie de la prononciation orale. Nous avons délibérément choisi d’orthographier normalement les suffixes français correspondants. D’une part parce que le rapport des deux langues à « leur » orthographe est autre : le français moderne oppose une résistance beaucoup plus forte aux modifications ou aux « réformes » que le néerlandais. Mais surtout parce qu’orthographier autrement tous les mots présentant en français des suffixes comme -TION, ou -SSION (la permutation des graphies de ces deux suffixes aurait été possible) nous paraissait gratuit, arbitraire et finalement peu productif dans notre langue. Le jeu sur l’orthographe, s’il est bien sûr attesté dans la littérature française du XXsiècle (qu’on pense à Queneau par exemple), est en général fortement lié à des effets de sens, même quand il a pour objectif avéré de se rapprocher de la prononciation. D’autre part, une application systématique d’un changement orthographique est de toute façon vite « intégrée » par le lecteur, et devient alors un phénomène de surface dont la perception se trouve rapidement neutralisée dans l’acte de lecture. Ce qui revient à dire qu’en français tout du moins, une telle application, non liée comme aux Pays-Bas à une pratique littéraire attestée chez plusieurs écrivains à une époque déterminée, n’aurait guère été plus que l’équivalent d’une trop facile (et donc mauvaise) contrainte de type oulipien, au rendement très faible en termes de créativité.

    gerard reve, bertrand abraham, phébus, traduction, pays-bas, littérature5/ Mais nous voudrions insister sur l’aspect essentiel de En Route Vers La Fin qui n’est d’ailleurs que le prolongement de tout ce que nous avons esquissé jusqu’ici sur l’idiome revien. Traversée des strates de la langue, traversée des usages, les six lettres effectuent aussi la traversée d’autres textes (au sens large du mot) : textes littéraires, texte biblique, expressions toutes faites et clichés, « mots » de l’Autre ou autres textes du « je » qui se pose à la fois comme le Même et comme l’Autre (cf. la fréquence des énoncés suivis de la mention : « comme dit l’autre », « dis-je toujours », etc., ou la façon qu’a Reve d’interpeller le lecteur, de reprendre en corrigeant ce qu’il a dit lui-même auparavant). Bref, il y a là tout ce qui fait la dynamique d’une œuvre qui se constitue en remodelant, en reformulant, en renversant sans cesse ce qu’elle a dit, ce qui se dit, ce qui a été écrit par d’autres. Autant de phénomènes qui relèvent de ce que Julia Kristeva, après Bakhtine, a nommé « intertextualité ». L’intertexte de Reve est immense, explicite parfois (emprunts à des auteurs dont le nom est mentionné), mais le plus souvent implicite, caché, travesti, et encore plus indécelable par le lecteur français que par le lecteur néerlandais puisque les allusions renvoient à des auteurs, à des formes figées, à des dictons, etc. inconnus du public français. Nous avons donc choisi, pour rendre sensible la présence de cette « parole ou écriture de l’autre », de faire appel, ça et là, à des intertextes connus du lecteur français, au risque de nous écarter légèrement de la lettre du texte original. Le lecteur trouvera, par le jeu sur l’orthographe de tel ou tel mot (« merdre » au lieu de « merde » entre autres), des allusions à Alfred Jarry ; ailleurs, une citation de Charles Trenet ou encore des formules qui peuvent faire penser à Lautréamont… Autant d’auteurs vraisemblablement étrangers à la culture de Reve, ou qu’il ne convoque en tout cas pas ici, mais qui nous ont paru proches par l’esprit d’intertextes spécifiquement néerlandais mis à profit par notre auteur (entre autres l’œuvre de Marten Toonder, trop peu connue en France). Sans jamais supprimer les références à ces intertextes – que nous avons au contraire essayé d’éclairer par des notes de bas de page –, nous les avons « acclimatés» et pour ainsi dire renforcés, en disséminant de petites traces « graphiques » qui renvoient à l’horizon de lecture du public français. Autrement dit, nous avons considéré le texte de Reve comme une sorte d’hologramme : un fragment devait pouvoir permettre de susciter et de réveiller la totalité d’une image qui se serait avérée moins parlante si elle avait été directement appelée par des éléments moins accessibles au lecteur. En même temps que nous contribuions à la production d’écarts orthographiques (en faisant par exemple appel à Jarry) nous « stimulions » de façon analogique, pour le lecteur français, cette dimension si importante de l’intertextualité.

    gerard reve, bertrand abraham, phébus, traduction, pays-bas, littérature6/ Tout effet de sens présuppose un arrêt, une stase, une pause dans le flux de la langue. Signifier, c’est nécessairement fixer. Et nous touchons là un problème crucial chez Reve. Car l’écrivain qui dit lui-même être toujours en train de courir plusieurs lièvres à la fois, être en proie à une pulsion qui le porte à toujours devancer ce qu’il dit et ce qu’il pense – de là le rythme parfois tumultueux et à première vue incohérent de sa prose – vit cette nécessité de la « fixation » du sens comme une contrainte presque insupportable, comme une limite, même si la forme épistolaire, qui supporte assez aisément le passage du coq à l’âne par exemple, lui laisse davantage de jeu que d’autres genres. Il faut donc à la fois satisfaire à cet impératif de fixation et ruser avec lui. Quand cela ne fonctionne pas, ce n’est jamais, selon Reve lui-même, la page blanche qui guette, mais au contraire l’accumulation de brouillons (qu’un « collectionneur » quelque part, rachète d’ailleurs à l’auteur !), et la multiplication galopante de boulettes de papier noircies par l’encre.

    Tout l’art de Reve nous semble s’expliquer par cette double tension : l’œuvre fourmille d’éléments qui, métaphoriquement parlant, font « bloc », mais, en même temps, tout « bloc » produit d’infinies lignes de fuite. Trois exemples, pris à des niveaux de signification différents, suffiront à faire comprendre cette dimension de l’imaginaire scriptural de Reve.

    Arrêtons-nous en premier lieu sur la description des architectures : celle de tel hôtel forteresse de la première lettre, celle du manoir de Oofi dans la seconde lettre ou de la Gunner’s Hut de la quatrième lettre, résidence « de plaisance » de l’ami P, celle de la maison de Lizzy dans la dernière lettre…  Elles renvoient toutes à des intertextes identifiables et parfois explicitement désignés : ainsi les cartoons de Chas Addams, mais aussi – de façon moins évidente pour le lecteur français – les « récits illustrés » de Toonder auquel Reve emprunte nombre d’expressions. Quiconque parcourt un des albums de cet auteur prolixe (mais peu traduit) tombera très vite sur une de ces constructions tenant à la fois du château fort et de la bicoque, semi-ruine cocasse et inquiétante. On voit ici comment le rapport à une forme graphique dessinée (et non écrite) – donc forcément stylisée – joue dans l’écriture le rôle d’un fixateur. Mais la ruse est inhérente au respect de la contrainte : en fixant par l’appel au cartoon, au dessin, ses architectures dans une sorte de modèle, Reve ouvre en même temps à un autre « texte » : la production du sens est ouverture de lignes de fuite vers un autre objet et un autre imaginaire.


     

    Second exemple : la façon très spécifique et inimitable qu’a Reve d’enfermer l’identité de presque tous ses personnages (« réels comme fictifs ») dans des expressions périphrastiques suggestives, au risque, pourrait-on penser, de les réduire à une essence stylisée, voire à une mécanique : Le Gibier de Choix Faisant dans la plomberie (Loodgietend Prijsdier), le Jeune Néerlandais d’origine indonésienne, la Créature des Hôtels ou Créature Grisonnante, La Famille des Pourchassés Inconnus, etc. L’univers de Toonder et, au-delà, celui de la bande dessinée, ne sont, là encore, pas loin. La stylisation liée à ce type d’expressions et le recours fréquent à la majuscule satisfont une fois de plus aux exigences de la production du sens comme fixation, mais en même temps ouvrent l’œuvre sur l’infini du mythe. Tout ce qui peut relever de l’archétypal dans les constructions ainsi élaborées projette en imagination le lecteur vers le récit mythique, voire mythologique.

    gerard reve,bertrand abraham,phébus,traduction,pays-bas,littératureDernier exemple, l’omniprésence du rituel et du rite dans le texte. Rituel presque ascétique de la prise de nourriture qui s’accompagne d’un dégoût pour la plupart des restaurants, rituels entourant l’acte sexuel, et décomposition de cet acte sexuel en une succession de micro-rites, rituel religieux, ritualisation du rapport avec les animaux, rituel de l’écriture, rituel lié à l’imbibition alcoolique. Leur est attachée toute une série d’affects (que la majuscule tend à constituer comme autant d’entités, d’états ou d’humeurs bien spécifiques) ainsi qu’une scansion de la vie de l’auteur en périodes (Période Grise, Période Noire, Période Violette…), qui renvoie d’ailleurs à son tour aux titres d’autres œuvres de Reve. Tout ceci paraît à première vue former une sorte de catalogue des Obsessions et des Habitudes maniaques, des Maux et des Aléas de l’existence. Mais c’est oublier le fait que tous les rites s’interpénètrent, se mêlent, se décryptent, se fécondent, se détruisent les uns les autres en une sorte de carnaval qui ramène d’ailleurs au passage toute transcendance à une immanence, rabat la métaphysique sur la logique de la production verbale. Ce qui nous amène à notre dernier point, fondamental : le lien entre création littéraire et mise en place d’un univers logique qui joue sur les contradictions, les dépasse, s’inscrit au-delà de l’opposition binaire entre le OU et le ET, récuse l’opposition entre principe de plaisir et principe de réalité (le bel adolescent appelé par la lettre jetée à la mer n’aura jamais cette lettre, et pourtant il sera là et attendra le scripteur à l’hôtel) et du même coup fait de l’humour, de l’ironie, de la critique, de la satire, de la dérision, de l’auto-dérision, de la provocation, de la réflexion voire du soi-disant blasphème, non une série d’attitudes distinctes et successives, mais des points de fuite sur une ligne continue et toujours mouvante. Ceci grâce à la dynamique d’une langue dans laquelle il est vain de chercher à séparer forme et contenu, d’une langue qui pourrait être caractérisée par les mots employés par Rimbaud : production de « pensée accrochant la pensée et tirant ». 

    7/ Il suffit de voir dans la deuxième lettre la façon dont le motif stéréotypé du Carpe Diem (« Cueille le jour, dis-je tout le temps ») est carnavalisé par une série vertigineuse de métaphores et d’associations (arracher / plumer / plumaison / cueillir sexuellement / sexuellement cueillable, etc.), de prêter attention à la théorie développée dans la dernière lettre sur l’élaboration de la Fiction Littéraire, dont le pivot est cette notion à la fois tourmentée (car rattachée à la figure biblique du Serpent Ancien) et désopilante de Fait Non Pertinent, ou même de suivre dans leur articulation les propositions très concrètes que fait Reve à propos de la situation économique de l’écrivain aux Pays-Bas (mécanismes de subvention, etc.) par rapport aux autres propositions ou refus de propositions de ses collègues ou adversaires, pour voir combien l’instrument logique (notion à laquelle correspondrait au moins en partie ce que le critique revien néerlandais Sjaak Hubregtse nomme l’« ironie romantique » de l’auteur) est au cœur de la création chez Reve. S’il faut placer cet écrivain à la stature internationale parmi des grands noms connus du lecteur français, c’est sur une ligne elle aussi mouvante et traversée de multiples autres lignes passant par Rimbaud, Lewis Caroll (mentionné explicitement par Reve), Jarry, Lautréamont, Beckett, etc., et non dans une filiation.  Et c’est dans cet esprit que nous l’avons traduit.

     

    Bertrand Abraham

     


     

     

    Agrégé de lettres modernes, spécialiste de linguistique et membre du groupe de recherches Paris VII sur Victor Hugo, Bertrand Abraham vient de remporter le Prix des Phares du Nord pour sa traduction de Op Weg naar het Einde de Gerard Reve : En Route vers la Fin, Phébus, 2010.

     

     

    Autres ouvrages de sa main

    traduits du néerlandais

     

    Klaas Hendrikse, Croire en un Dieu qui n’existe pas. Manifeste d’un pasteur athée, Labor et Fides, 2011.

    Douwe Draaisma, Une histoire de la mémoire, Flammarion, 2010.

    Gerbrand Bakker, Là-haut tout est calme, Gallimard, 2009.

    W.G.C. Byvanck, cinq articles sur Paul Claudel in Claudel et la Hollande, Poussière d’Or, 2009.

    Geert Mak, Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle, Gallimard, 2007.

    Tomy Wieringa, Tout sur Tristan, Alterédit, 2007.gerard reve, bertrand abraham, phébus, traduction, pays-bas, littérature

    Saïd el Hadji, Les Jours de Shaytan, Gaïa, 2004.

    Renate Dorrestein, Sans merci, Belfond, 2003.

    Marteen ’t Hart, Le Retardataire, Belfond, 2002.

    Frans Kellendonk, Le Bon à rien, Le Passeur, 2002.

     

     

  • Du ravissement au vague à l’âme

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    Un poème de Valery Larbaud

     

     

    Larbaud5.png

     

     

    Scheveningue, morte-saison

     

     

    Dans le clair petit bar aux meubles bien cirés,

    Nous avons longuement bu des boissons anglaises ;

    C’était intime et chaud sous les rideaux tirés.

    Dehors le vent de mer faisait trembler les chaises.

     

    On eût dit un fumoir de navire ou de train :

    J’avais le cœur serré comme quand on voyage ;

    J’étais tout attendri, j’étais doux et lointain ;

    J’étais comme un enfant plein d’angoisse et très sage.

     

    Cependant, tout était si calme autour de nous !

    Des gens, près du comptoir, faisaient des confidences.

    Oh, comme on est petit, comme on est à genoux,

    Certains soirs, vous sentant si près, ô flots immenses !

     

     

     

    Larbaud2.pngValery Larbaud (1981-1957) est dans la Pléiade (1957 et 1984), son Journal a été publié voici peu,  il existe un Prix Valery Larbaud et un autre qui « encourage une seconde vocation en littérature ou à défaut une œuvre de maturité d’un auteur répondant à la notion d’amateur telle que l’a définie Valery Larbaud », une Association internationale des Amis du vichyssois cos- mopolite, des Cahiers Valery Larbaud sans compter un Cahier de l’HerneBéatrice Mousli lui a consacré une grande biographie, mais on cherche en vain un site digne de ce nom dédié à l’auteur de Sous l’invocation de saint Jérôme. Grand voyageur avant que la maladie ne le cloue dans un fauteuil, Larbaud a séjourné à plusieurs reprises en Hollande, y écrivant d’ailleurs son fameux poème La Neige (1934). Il a entretenu des contacts avec l’écrivain Eddy du Perron, lequel a traduit en néerlandais Fermina Márquez, Le Pauvre chemisier ou encore le poème Je t’apporte toute mon âme. On peut lire ICI plusieurs lettres que l’auteur du Pays d’origine a adressées à Larbaud. Le traducteur français a aussi noué des liens avec le grand éditeur de Maastricht A.A.M. Stols ; leur correspondance a fait l'objet de deux volumes aux éditions des Cendres (1986). Plusieurs œuvres de Larbaud ont d’ailleurs été publiées aux Pays-Bas – 200Larbaud1.png chambres, 200 salles de bains, Questions militaires, Paris de France, Lettres à André Gide, des Lettres inédites échangées avec Francis Jammes, Portrait d’ Éliane à quatorze ans, Dévotions particulières, Divertissement philologique, Paul Valéry et la Méditerranée

     

     

    « Ainsi notre métier de traducteurs est un commerce intime et constant avec la Vie, une vie que nous ne nous contentons pas d’absorber et d’assimiler comme nous le faisons dans la lecture, mais que nous possédons au point de l’attirer hors d’elle-même pour la revêtir peu à peu, cellule par cellule, d’un nouveau corps qui est l’œuvre de nos mains. »

    Valery Larbaud, Sous l’invocation de saint Jérôme

     

     

    Larbaud4.png

     

     

  • Paysage intérieur

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    Un poème de Renée Vivien

     

     

    Renée Vivien, Hollande, poésie

     

     

    Paysage hollandais

     

    Voici que s’alourdit en moi le lourd malaise,

    L’eau mauvaise pourrit dans le morne canal...

    Et je sens augmenter, dans mon cœur, tout le mal

    Ainsi que se pourrit, là-bas, cette eau mauvaise...

     

    C’est l’impuissant ennui de mon regard lassé.

    La fièvre me surprend en traîtresse ennemie...

    Avec terreur je vois cette face blêmie,

    Qui fut mienne pourtant dans les jours du passé.

     

    Nul cher baiser ne vient surprendre enfin mes lèvres

    Et je n’espère plus secours ni réconfort.

    Cette tristesse est plus terrible que la mort...

    Que je hais cette eau trouble où s’embusquent les fièvres !

     

    (Haillons, 1910, Paris, Sansot)

     

     


    renée vivien,hollande,poésie,paysageIssue d’un milieu aisé et disposant très jeune d’une fortune confortable, la Britannique Pauline Tarn (1877-1909), connue sous le nom de plume de Renée Vivien, a laissé une œuvre entièrement écrite en français. Une fois majeure, elle a pu réaliser son aspiration : s’établir à Paris où elle a bientôt fait paraître ses premiers recueils de vers. Au court de sa brève existence, elle maria son amour des lettres à une passion pour la musique et les arts. Parmi les femmes qui ont le plus compté dans la vie de cette traductrice des poésies de Sapho, il y a Hélène de Rothschild – épouse du baron belge Étienne van Zuylen van Nijevelt van de Haar – avec laquelle elle a d’ailleurs écrit quelques ouvrages. Contre son gré, Renée Vivien s’est rendue à quelques reprises aux Pays-Bas pour retrouver son amie. Profonde solitude et affliction exsudent du Paysage hollandais. Au contact de ses amantes,renée vivien,hollande,poésie Renée Vivien aura traversé bien des affres : « Tes mains ont saccagé mes trésors les plus rares, / Et mon cœur est captif entre tes mains barbares. » Minée par l’alcool, les drogues, l’anorexie, elle va cesser de fuir par les voyages. Tout comme Oscar Wilde, elle se convertit au catholicisme peu avant sa mort.

     

     

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  • Le Passage à l’Europe

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    Histoire d’un commencement 

     

    CouvLuukvanMiddelaar.jpg

    Gallimard, « Bibliothèque des Idées », 475 p., janvier 2012

    traduction Daniel Cunin & Olivier Vanwersch-Cot

     


    « Le Passage à l’Europe raconte comment un ensemble d’États européens s’efforce de devenir l’expression politique du continent, comment ce corps politique en évolution est né, comment il change de forme, remplit un certain espace, se cherche une voix et souffre d’un manque d’oxygène public. J’emploie le mot ‘‘passage’’ pour trois raisons. Pour évoquer un mouvement dans le temps et dans une certaine direction, pour éviter les inconvénients des termes habituels (‘‘intégration’’, ‘‘construction’’), et enfin pour souligner une analogie entre les métamorphoses de ce corps politique et les ‘‘rites de passage’’. Ces rites, ces pratiques cérémonielles qui assurent une continuité symbolique dans les moments de rupture d’une vie individuelle (naissance, baptême, mariage, couronnement…), Arnold Van Gennep les a analysés il y a un siècle en aiguisant notre regard à propos des formes intermédiaires à même de lier un stade à un autre. D’où le rôle de premier plan que jouent dans notre Passage les entre-deux que sont le seuil, la porte ou le pont, symboles figurant d’ailleurs sur les billets en euros ; d’où l’importance — qui se révèle capitale — qu’il y a à distinguer entre un pas et un saut ; d’où l’attention qu’il convient de porter aux noms et au fait de rebaptiser instances et institutions.

    « Histoire d’un commencement : ce livre l’est parce qu’il scrute une genèse lente, poussée par les événements, sans chercher à fournir le dernier mot. L’Europe ne se réduit pas à quelques kilomètres carrés de bâtiments à Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg. L’Europe est à un passage. Et nous avec elle. » (Avant-propos, extrait)

     

     

    couvpassageNL.pngLe Passage à l’Europe présente une version revue et actualisée du Passage naar Europa (Historische Uitgeverij, 2009), dont la parution avait été saluée par l’historien français Christophe de Voogd : « C’est prendre un risque très calculé que d’annoncer, avec la récente parution à Amsterdam du Passage à l’Europe, histoire d’un commencement, du jeune philosophe et historien Luuk van Middelaar, l’arrivée d’un livre, directement tiré d’une thèse de doctorat, qui fera date dans l’abondante littérature sur la construction européenne. Car pour tout ceux, qu’ils soient europhiles ou eurosceptiques, qui déplorent l’abstraction et/ou la partialité d’ouvrages parfois décevants sur cet irritant ‘‘objet politique non identifié’’, voici l’antidote si longtemps attendu.

    « Par sa dimension résolument interdisciplinaire et internationale d’abord : Luuk van Middelaar manie, avec érudition et virtuosité, références juridiques et philosophiques, invoque politologues et historiens, de toute époque et de toute nationalité. []

    « Par l’ampleur des sujets traités ensuite : rien moins que les 60 années de construction communautaire : non seulement les grandes étapes mais aussi le secret des négociations de la CECA à celles du traité de Lisbonne, les péripéties autour des symboles européens (drapeau, hymne et monnaie) mais encore l’histoire de l’eurobaromètre… : le tout replacé dans le cadre de la politique internationale, de la guerre froide au 11 septembre et articulé, de manière très novatrice, avec la longue durée de l’idée européenne.

    « C’est en effet par son approche d’ensemble du phénomène européen que l’auteur affirme sa plus grande originalité : au lieu de sombrer comme tant d’autres dans une nouvelle discussion sur le sexe des anges (l’Europe est-elle une réalité ‘‘ancienne’’ ? ‘’contemporaine’’ ? ‘‘intergouvernementale’’ ? ‘‘supranationale’’ ? ‘‘fédérale’’ ? ‘‘économique’’ ? ‘‘géographique’’ ? ‘‘politique’’ ? ‘‘technocratique’’ ? ‘‘démocratique’’ ? ‘‘chrétienne’’ ? ‘‘laïque’’ ? ), Van Middelaar précise d’entrée son angle d’attaque : prendre tous ces mots au sérieux, non comme des tentatives de description mais comme des éléments de stratégies opposant des pays, des milieux, des intérêts : bref, comme autant d’enjeux de pouvoir. » 

     

    QUATRIÈME DE COUVERTURE


    CouvLuukvanMiddelaar.jpgCe livre raconte un événement lent et majeur : la genèse d’un ordre politique européen.
     

    Il évite le jargon et les poncifs des manuels ; ceux-ci cachent bien plus les enjeux du pouvoir qu’ils ne les éclairent. Il ne spécule pas une quelconque finalité. Il n’est pas « pour » ou « contre » l’Europe – peut-on l’être d’ailleurs ?

    Le Passage à l’Europe distingue trois sphères européennes. La sphère externe, celle du continent et de l’ancien « concert des nations » ; la sphère interne des institutions et du Traité, source de grandes attentes ; enfin, imprévue et non perçue, une sphère intermédiaire, celle où les États membres, rassemblés autour d’une même table, se découvrent peu à peu coresponsables d’une entreprise commune, parfois malgré eux. Cette sphère intermédiaire, dont le Conseil européen des chefs d’État ou de gouvernement est devenu l’expression institutionnelle, est le théâtre des tensions entre l’un et le multiple. Tensions qui font la force et la faiblesse de l’Union comme en témoigne la crise de l’euro. 

    Livre d’histoire, en ce qu’il prend au sérieux l’expérience des hommes politiques qui ont façonné l’Europe depuis soixante ans : l’importance des mots, la soif des applaudissements, l’implacable pression des événements.

    Livre de philosophie, en ce qu’il veut savoir ce qu’est la politique avant de trancher sur l’existence d’un corps politique européen : qu’en est-il, en Europe, de la capacité à prendre des décisions contraignantes, à agir dans le flux du temps, à établir un lien avec les gens ?

    L’un et l’autre, en ce que l’auteur considère que la vérité de la politique ne se comprend que dans le temps.

     

    couvpoliticide.pngLuuk van Middelaar (1973) est philosophe et historien, auteur de Politicide. L’assassinat du politique dans la philosophie française (1999) et ancien chroniqueur au quotidien NRC Handelsblad. Après avoir travaillé tant à Bruxelles, au sein du cabinet d’un commissaire européen, qu’au Parlement néerlandais, il est depuis 2010 la plume du premier Président du Conseil européen, Herman Van Rompuy. Le Passage à l’Europe a remporté le prix Socrate 2010 récompensant le meilleur livre de philosophie écrit en néerlandais.

     

     

    Luuk van Middelaar en néerlandais à propos de son Passage à l'Europe

     


  • Notes d'un amateur de couleurs

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    René Bazin sur la peinture hollandaise



    Bazin2.pngDans ses Notes d’un amateur de couleurs, René Bazin (1853-1932), romancier à succès de son vivant, tombé aujourd’hui au purgatoire des lettres, s’arrête en vingt-cinq chapitres sur la passion qu’il vouait aux arts graphiques et à la nature. « Je ne m’y connais pas en peinture, nous prévient-il, et je cherche à pénétrer la substance des tableaux que j’ai vus, et, par elle, l’âme de l’artiste. » À côté de pages consacrées à Millet (« L’attitude »), Théodore Rousseau (« Rousseau et Millet »), Turner (« Trois vaisseaux de Turner »), Ingres (« Monsieur Ingres »), à des vitraux de Sainte-Gudule (« De quelques vitraux modernes »), à des pièces du musée de Tervuren (« Nos arbres »), aux tapisseries (« Tapisseries des Gobelins »), à Frits Thaulow (« Le portrait des maisons »), à Henri Le Sidaner (« L’œuvre d’Henri Le Sidaner »), à Louis Pasteur (« Les pastels d’un grand savant »), à l’Alsacier Charles Spindler (« Un maître marqueteur : Charles Spindler »), à l’architecte Sainte-Marie Perrin ainsi qu’à des peintres, graveurs ou aquarellistes de moindre renom (Henry Grosjean, Auguste Pointelin, Charles Lameire, Claude Ferdinand Gaillard, Émile-René Ménard, Lucien Simon, Charles Cottet, André Dauchez, Gaston Le Mains), il dédie quelques passages aux Hollandais et aux Flamand, repris ci-dessous d’après l’édition Calmann-Lévy (1920).


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    LE CHOIX DE L’HEURE DANS LE PAYSAGE

     

    Quelle vernisseuse que la pluie fondant la terre ! quelle broyeuse de jaune, d’orangé, de brun rouge ! quelle reine des couleurs fauves ! Une école seulement a bien parlé de la boue. Étudiez les maîtres hollandais ; voyez ce qu’ils ont mélangé de couleurs et comme ils ont tordu la pâte, pour illustrer, pour magnifier la cour piétinée d’une chaumine rousse, ou les abords d’un puits, ou la chaussée d’une levée. C’est tressé aussi richement que le vêtement de l’ange qui s’envole, dans le Tobie de Rembrandt.

     

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    Les Hollandais et les Flamands furent les maîtres du nuage, parce qu’ils voyaient plus de ciel, et qu’ils étaient patients. Ceux d’entre eux qui voyagèrent beaucoup en Italie, comme Karel-Dujardin, connurent bien la différence entre le nuage et la brume. Leurs moutons blancs sont de pures merveilles. Notre Lorrain, heureusement, les a tous dépassés dans l’intelligence de ces soirs lumineux où la terre n’est qu’un accompagnement du ciel, dans la science de l’or et du blond, et de l’harmonie de toutes les choses pénétrées de soleil, qui sont entrées dans l’ombre et qui l’éclairent encore. Le secret de sa manière n’a pas été retrouvé. C’est le génie. Mais ils n’ont pas cessé, depuis lors, d’être nombreux, les peintres qui ont senti profondément et tenté de traduire la mélancolie éclatante du soir, sa finesse, sa menace ou sa joie.

     

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    LA COMPOSITION DU PAYSAGE

     

    Quel monde, et comme vous serez impuissant à tout dire ! Les Hollandais eux-mêmes, qui peignaient les gouttes d’eau pendantes à la pointe des herbes et les images qui se miraient dans la goutte d’eau, ont laissé de côté bien des détails que saisissait leur œil habitué à la loupe. Fidélité impossible, et d’ailleurs inutile, et condamnée par le grand art. Quand un peintre représente, sur la toile, un kilomètre carré de la terre vivante, peu importe un lézard endormi au premier plan. Ce que nous lui demandons, ce qu’il nous donne, c’est l’impression qu’il a eue. Il a discerné l’essentiel dans l’image infiniment complexe ; il nous livre les éléments de résurrection. Les découvrir, les fixer, c’est tout son secret, et, s’il y réussit, c’est son génie.

     

     

    LES GRANDS ESPACES

     

    Les grands espaces, la mer nous les ouvre aussi. [] Le Lorrain cherche leur magnificence dans le reflet des nuages, des façades et des quais. Les peintres des Pays-Bas, qui n’ont point le même ciel, posent sur les lames grises beaucoup de navires, et attachent aux mâts beaucoup de drapeaux en tumulte. Tous ou presque tous pensent à l’aventure de la mer, à celle du vent, des rochers et des pirates, et aussi au profit que les marchands retirent des expéditions heureuses ; car elles ont fait faire de belles commandes : portraits d’hommes, portraits de femmes, groupes de bourgeois, chefs de guilde et vivant déjà noblement. L’amour de la mer pour elle-même, le sentiment de l’étendue avec notre âme seule habitante, on peut cependant les reconnaître, un peu effrayés, dans deux ou trois petits tableaux de Van de Velde et de Ruisdael.

     

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    À PROPOS DES PORTRAITS DE REMBRANDT

     

    On ne fait pas un artiste en vingt leçons, ni en mille. Un homme naît, il est doué d’une sensibilité clairvoyante ; la beauté répandue autour de nous n’est pas seulement pour lui une cause de joie, d’exaltation, d’éducation : il en devine les éléments, même dans sa jeunesse, plus tard il les voit, et, dès le commencement, il tente de l’exprimer. Les hommes primitifs qui gravaient, sur les parois des cavernes, et d’un trait magnifique, les rennes et les bisons, n’avaient pas de maîtres. Ils dessinaient d’après leur âme, ils simplifiaient une image, vivante en eux, et dont un sens mystérieux leur avait révélé les seules lignes émouvantes. Je Bazin7.pngpense à cela, souvent, lorsque je rencontre, par la ville, tant de jeunes rapins qui se rendent chez le maître, à l’atelier où ils perdent un temps précieux. J’ai envie de leur dire : « Vous allez apprendre ce qu’il faudra oublier, la manière qu’ont les autres de faire ce que vous voulez faire. Il y a un apprentissage nécessaire pour les métiers qui sont de l’imitation ; mais peut-on soutenir qu’il y a un apprentissage des arts ? » Et je continue le discours qu’ils n’entendent pas. « Jeunes gens qui avez l’œil vif, la barbe en pointe et le chapeau calabrais, il me semble que si j’avais votre âge et votre rêve, je serais un passant dans diverses études et officines, mais je ne demeurerais dans aucune. J’irais apprendre, chez un dessinateur sévère, à tailler un crayon et un bâton de fusain, à tracer la ligne d’horizon et les petits carrés qui servent, ou peuvent servir à la construction d’un ensemble ; puis, je le saluerais : ‘‘Merci, cher maître, je vais ailleurs.’’ J’irais chez un graveur, homme à la main légère, pour savoir ce qu’est un burin et ce qu’est une eau-forte, pour avoir, à ma disposition, ces deux puissances, qui se prêtent si bien à la fantaisie, et approchent le plus de la couleur. Je vivrais quelques mois chez un architecte, afin de ne pas ignorer les proportions d’une maison, et de feuilleter les grands livres d’images, où sont les pensées les plus complètes et les prières les plus durables que les hommes aient exprimées autrement que par les mots. Je demanderais à un peintre l’adresse d’un bon marchand de couleurs, et, s’il le connaissait, le secret des vieux maîtres, qui broyaient eux-mêmes la terre de Sienne. Quelques visites encore, chez divers artisans de moindre importance, et je me mettrais à travailler, comptant, pour souligner mes fautes, sur le goût qui nous avertit le plus souvent, et sur les petits amis, qui ne manquent jamais de le faire. »

    La plupart des patrons ne sont que des pousse-pousse. Ils introduisent le tableau dans les expositions, ils le font accrocher au bon endroit. Mais quelle part ont-ils dans une œuvre qui ne mérite d’être que si elle est nouvelle, différente de la leçon apprise, et telle qu’on y découvre une formule inédite d’un amour très ancien ?

    rené bazin,peinture,hollande,millet,rembrandt,ingresLe bon Millet entra dans l’atelier de Paul Delaroche. Que pouvait le peintre des Enfants d’Édouard pour ce génie de plein air ? Il passait quelquefois devant les chevalets, sans manifester son sentiment, si ce n’est par une moue, un petit sifflement, un froncement de sourcils, jugements dont les motifs échappaient à l’élève ; quelquefois il s’arrêtait, et, de ses lèvres sibyllines, tombait l’une des trois formules : « Ici, il en manque ;  – ici, c’est trop grand ; – ici, c’est mauvais. » Millet, qui avait de l’esprit, comprit tout de suite, et s’en alla. Combien d’autres restent, qui n’ont d’autre adjuvant que les refrains tout aussi vides des bonzes d’aujourd’hui ! Et la vie est à la porte qui les attend ! Et ils ont cent modèles gratuits, qui ne demandent qu’à poser, depuis la concierge, en bas, jusqu’au chat de la gouttière ! J’ai connu un vieux peintre, – il me semble qu’il avait été directeur de notre École de Rome, – qui ne pouvait souffrir ce genre de leçons. Il recevait dans un salon tout tapissé de tableaux, la dernière œuvre étant sur un chevalet, en face de la fenêtre, à la place où, jadis, s’asseyait la maîtresse de la maison. Et il y venait beaucoup de monde. Les conseils, on peut le croire, ne manquaient pas. Le visiteur se tenait, l’œil mi-clos, devant le chevalet; il méditait, il disait : « C’est de premier ordre, maître, et cependant, de ce côté, j’aurais voulu un peu plus... » Le mot hésitait, mais la main n’hésitait pas. Elle se dressait, le pouce bien écarté, large, formant spatule, les autres doigts repliés ; elle descendait en festons, lentement, et terminait le geste en brusque virgule : « J’aurais voulu un peu plus de ça. – Très bien ! très bien ! Ah ! vous souhaiteriez, vous aussi, un peu plus de ça ? Attendez ! » Le bonhomme courait exaspéré, trépidant sur ses jambes comme une marionnette sur ses crins, jusqu’à la table où il avait mis lui-même, en prévision, une feuille de papier et un crayon. « Tenez, monsieur, voilà de quoi expliquer votre pensée ; je ne la comprenais pas : expliquez-la ! » Le visiteur refusait invariablement le crayon, et le peintre, radouci, concluait : « J’aurais cependant aimé savoir de vous ce que vous entendiez par un peu plus de ça. Le mot n’est pas nouveau, croyez-m’en, ni le geste. Mais je n’ai jamais pu avoir la définition. »

    Quel maître a formé le plus profond des peintres, Rembrandt ? Souvenez-vous qu’à l’âge de quinze ans, le fils du meunier Harmen Gerritsz quitta l’Université de Leyde, où il était plus que médiocre écolier, et obtint de ne plus travailler que le dessin et la peinture. Chez qui ? Chez un compatriote qui avait habité l’Italie, qui avait vu la terre très illustre des arts, et que le reflet de cette lumière du Midi, mieux que le talent, rendait fameux. Le maître était un italianisant. Et où peut-on découvrir, chez Rembrandt, la méthode italienne, la clarté italienne, le goût des belles demeures où le marbre domine ? Non, le robuste gars fit semblant d’être le disciple de quelqu’un ; il ne le fut que de lui-même et des choses de son goût, et de la vie. Il ne cessa point, si ce n’est pour six mois peut-être, de regarder le moulin de Leyde, les canaux, les rues, les visages familiers, pendant la période décisive. Ses biographes parlent de sa prodigieuse ardeur au travail. Il dessinait tout, disent-ils. Et c’est bien là le maître véritable : tout.

    Bazin8.pngJe ne puis voir un portrait de Rembrandt sans admirer la valeur dramatique, le génie de romancier de ce grand homme. Sa compréhension de la douleur ou de la mélancolie n’a point d’égale, je veux dire dans le modelé des visages. Beaucoup de maîtres italiens, de ces primitifs qui étaient des âmes de haut vol et de maigre procédé, avaient trouvé, pour le visage du Christ ou de la Mater Dolorosa, des accents dune douleur plus qu’humaine. La tragédie sacrée avait en eux des acteurs perpétuels et à chaque fois émus. Lui, très vite, il a vu le sérieux des âges différents, la préoccupation, l’usure commençante ou profonde de chacun. Il a été l’observateur de la ride, du pli, du mouvement et de l’épaisseur des paupières, de la pesanteur des années. Il y a mis de la somptuosité. Et il a montré non pas la beauté reconnaissable sous ses transformations, mais par elles renouvelée et souvent agrandie. Car la jeunesse est belle, mais la victoire blessée peut l’être plus. Quelque chose de l’immortalité peut briller dans la fatigue, et le chant ininterrompu, ardent, sortir des ruines.

    Souvenez-vous des divers portraits que Rembrandt a faits de lui-même : de celui de la National Gallery, où il est jeune, vêtu et coiffé de velours ; de celui de Vienne, où il est vieux, de face, habillé comme un mineur qui sort du puits : le front n’a pas désarmé ; la volonté lutteuse, le sentiment de la puissance, qui était joyeux au début, s’est voilé de tristesse, mais sait mieux où il tend et à travers quoi il ira. À quelle époque le second a-t-il été peint ? Je l’ignore. Mais je suis sur que le peintre avait perdu Saskia, la jeune femme aux frisons blonds, qu’il avait épousée en 1634 ; que la jalousie des entrepreneurs de portraits, ses rivaux, lui faisait une guerre de tarifs et de calomnies ; qu’il entendait encore les bourgeoises d’Amsterdam, jeunes et vieilles, dames à collerettes, parler de la Ronde de nuit : « Un insupportable tableau, ma chère, que cette prise d’armes de la garde civique ! Je ne dis pas cela par dépit ; tout Amsterdam déclare que le seigneur capitaine Banning Cocq, mon époux, a été représenté fort avantageusement par le peintre, au premier rang, comme il convient, et avec une écharpe seyante et militaire ; il en est de même pour le lieutenant ; mais les hommes de la compagnie, même les marchands les plus importants, sont tout à fait sacrifiés ; on les reconnaît à peine ; tout est noir ; je comprends très bien le mécontentement de nos amies. Elles disent toutes qu’on aurait dû commander le tableau à un peintre capable de faire de la peinture claire ! »

    Cet homme qui jouait avec l’ombre étonnait ses contemporains. Il ne les rajeunissait pas. Il avait l’esprit si pénétrant, que, pour les avoir fréquentés quelques heures, et regardés sans songer à ce qu’ils lui disaient, bien qu’il en fît semblant, il pouvait fixer sur la toile leur humeur véritable, leur rêve secret, l’orgueil de la richesse ou du sang, la trace de plus d’un chagrin, de plus d’un appétit, et de la désillusion, ce qui est de l’histoire universelle. Souvenez-vous encore du portrait de son frère, de l’admirable vieillard juif de la collection Wallace, de l’Homme au casque d’or, du constructeur de navires et de sa femme, du portrait d’Elisabeth Bas, bonne femme impérieuse, empâtée, prête à discuter sur la Bible et sur les comptes des chambrières. Cette puissance divinatrice, sans laquelle il n’y a point de peintre de portraits, Rembrandt l’avait reçue. Mais ce n’était pas de son maître Jacob van Swanenburch.

    Bazin10.pngIl savait également qu’il est une espèce de portraits qu’il ne faut pas traiter en profondeur, et qu’un peu de philosophie suffirait à gâter : ceux des toutes jeunes jolies femmes. Ainsi fit-il un petit nombre de fois. Il a peint quelques-unes de ces tulipes de Hollande, très colorées, droites ou penchées, qui disent seulement : « Regardez-moi ! N’est-ce pas que je mérite de vivre et d’être aimée ? » Ce secret de l’exception, Rembrandt le devina, comme la règle elle-même. Van Swanenburch n’y fut pour rien.

    J’admettrai cependant qu’il put donner à son élève un avis de quelque importance sur un point contesté : il appartenait à l’école minutieuse.

    Toute la Hollande est ratisseuse et patiente. Il dut enseigner au fils du meunier de Leyde qu’il faut soigner chaque détail dans un bon portrait, peindre une collerette comme un œil, avec autant de respect, se complaire dans l’arrangement des plis d’un justaucorps, dans l’éclat d’une chaîne de cou, dans les reflets plongeants d’une fourrure très fine et souple autour d’une manche. Les peintres d’aujourd’hui sont en général d’un autre sentiment. Ils mettent bien de la couleur partout, mais ils ne dessinent que le visage et parfois les mains. Ils déclarent que l’enveloppe ne doit pas être finie. « Si elle l’était, disent-ils, l’attention risquerait de s’égarer, et la figure disparaîtrait. » Je ne dis pas non. C’est le danger. Pour l’écarter, il n’y a qu’un moyen : faire vivre une âme dans le visage. Elle commande alors tout l’œuvre, et c’est vers elle, irrésistiblement, que nos regards, amusés ailleurs, remontent avec respect.

     

    NOS ARBRES

     

    L’orme aussi est un blond. Il a eu ses bons portraitistes, mais dans le pays de Flandre et de Hollande, et en Angleterre principalement. Je ne trouve pas que nos peintres lui aient fait la part que méritent sa beauté, ses services, son étroit voisinage avec nous.

     

    MONSIEUR INGRES

     

    rené bazin,peinture,hollande,millet,rembrandt,ingresEn quittant « Monsieur Ingres », je me souviens que j’allais souvent visiter, dans la salle du Jeu de Paume, une autre exposition, celle des grands et des petits maîtres hollandais, et que je revenais chez moi en comparant France et Hollande. Pour la patience, je donnais le prix aux Hollandais. Ils ont fait de solides œuvres où rien n’est négligé, et ils ne peignent pas de beaux hommes, ni de belles femmes, ni des paysages étonnants : mais, mon Dieu, que tout cela est vrai, et quelquefois profond ! Je veux bien qu’un portrait soit intéressant, quand on peut dire au personnage : « Vous êtes un homme arrivé ; je devine ce que vous êtes et qui vous êtes, si votre amitié est souhaitable, votre parole sûre, votre esprit clair ou fourbe, et s’il faut me réjouir ou non, lorsque je vous rencontrerai. » Mais les meilleurs artistes de Hollande nous mènent bien plus loin : ils racontent le passé, et les chemins nous sont connus, que tant d’artistes ne savent pas voir, ces chemins et ces secrets dont la fatigue est écrite en nous. Ô mes chers Hollandais, vous n’êtes pas éblouis par le rang, la richesse, le charme même de vos modèles. Vous les vieillissez tous. Vous savez, et vous le faites bien voir, que les joues, le front, le menton d’un homme de trente ans ne sont pas exprimés par ces glacis bien nets qui ne conviennent qu’à la première jeunesse ; votre œil découvre les petites ruines commencées, celles qu’on peut attribuer à la pensée, les moindres le plus souvent, et les autres ; vous aimez les fortes griffades de la lumière sur le bout d’un nez, sur les pommettes, sur un bouton de métal et la garde d’une épée, mais vous ne croyez pas avoir tout dit quand vous les avez notées et rendues éclatantes ; vous poursuivez le jour jusqu’aux replis des étoffes et jusqu’au fond des chambres, et il n’y a pas de noir en vous, parce qu’il n’y en a pas dans la nature. Vos tableaux sont devenus, étant chargés de siècles, d’un blond vert ou d’un blond roux que vous ne pouviez prévoir mais rien n’efface des harmonies bien établies. Il arrive même que le temps les respecte entièrement. Tenez : un des paysages de cette exposition, une grande scène de patinage, de Van der Neer, avait gardé tout son duvet de jeune tableau. On y voyait du rose, du rose de Hollande, un ciel fleuri de longues bandes de glaïeuls. Il en tombait des reflets jusque sur les voisins. Quels frais coloristes vous étiez ! Et puis, nul après vous n’a mis tant de mouvement, ni tant de légèreté, dans des ciels plus étendus. Vous êtes, dans l’universel concours, les premiers en nuages et les premiers dans la préparation du roman. 

    rené bazin,peinture,hollande,millet,rembrandt,ingres