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  • Francis Jammes à la hollandaise (1)

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    « Prière pour aller au paradis avec les ânes »

    et la revue Ad Interim

     

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    Voici quelques années, nous avons donné une ébauche de la réception de Francis Jammes dans les terres néerlandophones ainsi que la traduction d’une série d’articles consacrée au poète par un chroniqueur d’expression néerlandaise. Pour ajouter une petite page à ce petit tableau - après la traduction, signée par un certain Berten Fonteyne, de « La Vie », poème qui clôt le recueil Ma fille Bernadette -, voici celle de l’un des poèmes emblématiques du Béarnais : « Prière pour aller au paradis avec les ânes ».

    Elle a paru dans Ad interim, n° 1, 1946, périodique publié à Utrecht par les éditions A.W. Bruna & Zoon, qui accordait une belle place à la poésie. Aidé par les circonstances, Ad Interim, revue puis mensuel, compte sans doute dans l’histoire des lettres des Plats Pays parmi les rares organes littéraires à avoir réuni un éventail incomparable d’écrivains de tous horizons politiques et confessionnels.

    Au numéro en question ont collaboré quelques-unes des plus grandes plumes des Pays-Bas de l’après-guerre : Adriaan Morriën, Gerrit Achterberg, Godfried Bomans, Pierre Kemp, Hendrik de Vries, Simon Vestdijk… D’autres noms tout aussi parlant pour le lecteur néerlandophone ont été liés à cette publication* qui a vu le jour clandestinement en avril 1944 (la Hollande n’a été libérée qu’en mai 1945) avant d’être absorbée, six ans plus tard, par le plus ancien périodique du pays, à savoir De Gids. Le plus grand poète de l’époque, l’assassin Gerrit Achterberg, a donné des dizaines de poèmes à cette revue.


    francis jammes,ad intérim,traduction,poésie,hollandeCôté lettres d’expression française – en quelque sorte un avant-dernier soubresaut de la culture française en Hollande –, on relève, en traduction et essentiellement dans le numéro double 8/9 paru en 1949, du Mallarmé (« L’Après-midi d’un faune »), du Nerval, du Musset, du Baudelaire, du Tristan Corbière, du Verlaine, du Rimbaud, du Moréas, de l’Albert Samain, des rondeaux de Charles d’Orléans, la « Ballade du pendu » de Villon, du Vigny (« La Mort du loup »),  du Hugo (entre autres « Booz endormi »), du Paul Valéry, de l’Anna de Noailles, du Guillaume Apollinaire, du Jules Supervielle, du Paul Éluard, du Tristan Tzara, du Louis Aragon, du Henri Michaux, du Édouard Jaguer (poète « surréaliste » qui sera lié peu après au mouvement CoBrA), mais aussi le poème « Jean Giono » de Gerrit Achterberg, un article sur Pierre Emmanuel – signé par le francophile Martin J. Premsela qui propose une traduction du poème « Les Dents Serrées ». Du même chroniqueur, on relève une page sur Histoire d’un été de Michel Davet, une autre sur Lysiane Bernhardt (pour son livre Sarah Bernhardt, ma grand’mère), une autre encore sur Le Jardin délivré, premier recueil de Lucienne Desnoues, des articles sur l’auteur et politicien Jean-Richard Bloch, sur Ernest Florian Parmentier. On recense aussi un essai sur Lautréamont (de Koos Schuur), un autre sur Les Heures claires de Verhaeren, diverses chroniques cinématographiques (par exemple sur La Belle et la Bête de Cocteau) ou sur la peinture (Pierre Bonnard au Stedelijk Museum, Chagall…), de la prose et des poèmes d’Henk Breuker, l’ami de Joseph Delteil, Christian Dedet et Frédéric Jacques Temple (entre autres une traduction du texte « Blaise Cendras » de Temple, un texte sur La Putain respectueuse de Sartre ; un autre sur Mon village a l’heure Allemande de Jean-Louis Bory). Par ailleurs, Ad Interim présente une poignée de poèmes dans un drôle de français de Riet Prager, une Néerlandaise qui, nous dit-on, aurait longtemps vécu en France : « Les neiges et les demi-volontés », « Atone qui me hante » et « Célébration précipitée ».

    On doit la traduction du poème de Francis Jammes, qui provient du recueil Le Deuil des Primevères (1898-1900), à Hein de Bruijn (1899-1947), représentant peut-être le plus talentueux de la mouvance liée à Opwaartsche Wegen, revue protestante en vue durant l’entre-deux-guerres, dont il fut l’un des rédacteurs. Né dans une bourgade frisonne, il s’est semble-t-il fait tout seul, échappant par ses efforts à sa modeste condition. Il est l’auteur de recueils de poésie, d’un drame lyrique, d’une réécriture du livre de Job, de traductions de John Donne et de Shelley, ainsi que de proses (quelques nouvelles et deux romans dont l’un resté inachevé). Écartelé entre le milieu auquel il s’était arraché, un travail abrutissant et un milieu artistique où il éprouvait des difficultés à trouver sa place, il décida de rejoindre, après plusieurs dépressions, le paradis des ânes.

     


    Georges Brassens parle de Francis Jammes 

     

     

     

    GEBED, MET DE EZELS, OM HET HEMELRIJK TE MOGEN BINNENGAAN

     

    Wanneer Gij eenmaal, God, mij roept tot U te gaan,

    zo moog’ het zomerland rondom te glanzen staan.

    Ik wil, gelijk ik zulks gewoon was op de aarde,

    m’een pad verkiezen om in vrede naar de

    hemel toe te wandelen, waar daags de sterren schijnen.

    Ik neem mijn stok, om barvoets langs de heirbaan te verdwijnen,

    en tot de ezels, vrienden van mij, is het dat ik zeg:

    zie, hier komt Francis Jammes, naar ’t Paradijs op weg,

    naar ’t lieflijk land van God, daar is geen hellevuur,

    komt mee, zachtaard’ge vrienden, minnaars van ’t klaar azuur,

    mijn arme, lieve dieren, die, als uw oren flappen,

    de vliegen opjaagt, de bijen van u drijft en weert de klappen.

    Dan wil ik mij temidden dezer dieren voor U buigen,

    het hoofd genegen, nederig als deze mij betuigen,

    die, hun kleine hoeven naast elkander, altijd blijven staan

    met zoveel verootmoediging, dat ’k mij voel aangedaan.

    Zo stel ’k mij voor Uw aangezicht, waar duizend oren wenden,

    met zulken, wien de korvenvracht gesnoerd werd om de lenden,

    of eenmaal in een dartlend wagenspan gevangen,

    of opgetuigd voor koetsjes, met verguldsel en gepluimde spangen,

    en zulken, met gebutste kannen dravend, voortgedreven,

    en opgeblazen dracht’ge ezelinnen, die telkens struikelend ’t bijna begeven,

    met, hier en daar verspreid, een enkeling op sokken,

    hem ter bescherming tegen bloedbeluste vliegen aangetrokken,

    waar anders zo’n blauw, etterend open builtje overblijft.

    Laat mij, mijn God, met deze ezels U gemoeten,

    en moge ’t zijn geleid door dichte engelstoeten

    tot bij de beek in ’t lover, waar wind en kersen kozen, 

    in een luister als wanneer de jonge meisjes blozen,

    en geef, dat ik in ’t scheemrend rijk der zielen

    gelijk de ezels aan Uw wateren mag knielen,

    wier ootmoed, waar op aarde hun tred in wiegelt,

    zich dan in ’t klare wellen van de eeuwige Liefde spiegelt.

     

     


    Le poème lu par Gilles-Claude Thériault

     

     

     

    PRIERE POUR ALLER AU PARADIS AVEC LES ÂNES

     

    Lorsqu’il faudra aller vers vous, ô mon Dieu, faites

    que ce soit par un jour où la campagne en fête

    poudroiera. Je désire, ainsi que je fis ici-bas,

    choisir un chemin pour aller, comme il me plaira,

    au Paradis, où sont en plein jour les étoiles.

    Je prendrai mon bâton et sur la grande route

    j’irai, et je dirai aux ânes, mes amis :

    Je suis Francis Jammes et je vais au Paradis,

    car il n’y a pas d’enfer au pays du Bon Dieu.

    Je leur dirai : « Venez, doux amis du ciel bleu,

    pauvres bêtes chéries qui, d’un brusque mouvement d’oreille,

    chassez les mouches plates, les coups et les abeilles. »

    Que je Vous apparaisse au milieu de ces bêtes

    que j’aime tant parce qu’elles baissent la tête

    doucement, et s’arrêtent en joignant leurs petits pieds

    d’une façon bien douce et qui vous fait pitié.

    J’arriverai suivi de leurs milliers d’oreilles,

    suivi de ceux qui portent au flanc des corbeilles,

    de ceux traînant des voitures de saltimbanques

    ou des voitures de plumeaux et de fer-blanc,

    de ceux qui ont au dos des bidons bossués,

    des ânesses pleines comme des outres, aux pas cassés,

    de ceux à qui l’on met de petits pantalons

    à cause des plaies bleues et suintantes que font

    les mouches entêtées qui s’y groupent en ronds.

    Mon Dieu, faites qu’avec ces ânes je Vous vienne.

    Faites que, dans la paix, des anges nous conduisent

    vers des ruisseaux touffus où tremblent des cerises

    lisses comme la chair qui rit des jeunes filles,

    et faites que, penché dans ce séjour des âmes,

    sur vos divines eaux, je sois pareil aux ânes

    qui mireront leur humble et douce pauvreté

    à la limpidité de l’amour éternel.

     

     Francis Jammes

     

     

     Gerrit Achterberg a 19 ans

    francis jammes,ad intérim,traduction,poésie,hollande* Citons les les autres auteurs les plus connus qui ont donné au moins un texte à Ad Interim : Jan Arends, Anna Blaman, J.C. Bloem, Louis de Bourbon, Gerard den Brabander, C. Buddingh’, Frans Coenen, C.C.S. Crone, Cola Debrot, Lodewijk van Deyssel, Mary Dorna, Anton van Duinkerken, Jan G. Elburg, Jan Engelman, le compositeur Rudolf Escher, Robert Franquinet, Jac. van Hattum, Albert Helman, W.F. Hermans, Ed. Hoonik, Alfred Kossmann, Gerrit Kouwenaar, Jef Last, L.Th. Lehmann, Clare Lennart, Vincent Mahieu, A. Marja, Hanny Michaelis, Emiel van Moerkerken, P.H. van Moerkerken, Maurits Mok, Max Nord, Michel van der Plas, A. Roland Holst, Henriëtte Roland Holst, Jeanne van Schaik-Willing, Garmt Stuiveling, Charles B. Timmer, M. Vasalis, Bernard Verhoeven, Simon Vinkenoog, Bert Voeten, Hendrik de Vries, Theun de Vries, Victor E. van Vriesland, Hans Warren, Constant van Wessem… Une palette extrêmement hétérogène (à laquelle il faut ajouter les défunts Multatuli et Willem Paap) réunie par une rédaction de coloration plutôt catholique : Bertus Aafjes, Gerrit Kamphuis, C.J. Kelk, Jaap Romijn et Gabriël Smit ; il s’agissait pour eux d’éditer, uniquement sur une base esthétique, des écrivains privés de support, pour ne pas dire interdits de publications en ces années de conflit. La guerre finie, Ad Interim entendit poursuivre sur sa voie non sectaire et en s’ouvrant à des écrivains flamands et sud-africains. Ainsi voit-on apparaître les noms de Hubert van Herreweghen, Johan Daisne ou encore Karel Jonckheere.

     

     

  • Francis Jammes à la flamande

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    Voici quelques années, nous avons donné une ébauche de la réception de Francis Jammes dans les terres néerlandophones ainsi que la traduction d’une série d’articles consacrée au poète par un chroniqueur d’expression néerlandaise (voir Cahiers Francis Jammes, n° 2-3). Pour ajouter une page à ce petit tableau, voici la traduction libre, signée par un certain Berten Fonteyne, de « La Vie », poème qui clôt le recueil Ma fille Bernadette (poème d’octobre 1909, publié initialement dans la NRF, 1910, n° 12, p. 440-442). Cette traduction a été publiée dans Pogen. Maandschrift der jonge gedachte in Vlaanderen (Tenter. Mensuel de la jeune pensée flamande), novembre 1923, n° 8, p. 248. Les pages suivantes de ce numéro sont consacrées aux Lettres à sa fiancée de Léon Bloy, sous la plume du journaliste Jan Boon. Éditée à Gand, cette revue confidentielle réunissant des auteurs flamands et néerlandais d’obédience catholique – dont des religieux – a cessé d’exister après le deuxième numéro de 1925 ; neuf avaient paru la première année – en 1923 – et douze en 1924. Nous ne disposons d’aucune information sur le traducteur. (D .C)

     


     

    « Une Vie, une Œuvre » par Paule Chavasse, 13 novembre 2008, France Culture 

     

     

    VAN HET HUIZEKE

     

    Het leven is net ’n heel klein huizeke

    dat staat langs den weg, mijn Bernadetje!

    ’n heel simpel huizeke met grove muren,

    vervuld van eerlijkheid,

    en in welks hof we druivekes plukken

    en hazelnootjes.

    Daarna gaan we heen.

     

    Bekijk ’ns goed dat kleine huizeke

    met zijn miniatuur-pui;

    het is er zoals wij er zijn

    en erover heen schuift haastig het getij.

     

    Wat blijft er wel zo al van dat alles

    als de laatste stonde heeft ingeluid,

    die stonde waarin gelijk een waterstriem

    een geknielde schaduw weent?

    God.

     

    Enkel God blijft dan nog

    God! ’t is te zeggen:

    het grote huis waaruit we nooit zullen heengaan.

    Het huis waar, op de pui,

    de biddende engel, de ogen sluit.

     

    Maar, Bernadetje, terwijl jij in dat leven bent,

    leer het goed hoe dat leven is. -

    Ken het lijk je een les kent die je aandachtig

    tot het einde hebt gevolgd,

    en die je geboeid heeft tot het laatste woord.

     

    En als dan je zacht, gewelfd voorhoofdje

    op zal staren van dat grote boek

    waarin je spelde van het brood dat uit het koren groeit

    en van de wijn die uit de druiven druipt,

     

    dan zul je best begrijpen

    hoe innig lief dat huizeke is;

    dat huizeke langs den weg waarin niets bizonders is

    maar waar er vier hartjes wonen

    je vader, je moeder, je meetje

    en jij.

     

    En kijk ’ns! in onzen ochtend

    welven de hemelen over onze daking

    heel gulden als maagdehonig

     

     


     Georges Brassens chante « La Prière » de Francis Jammes, 1965

     

     

    LA VIE

      

    La vie est comme une petite maison bâtie sur le bord d’un sentier, ô ma Bernadette !

    une maison toute simple aux gros murs honnêtes

    dans le jardin de laquelle on cueille du chasselas et des noisettes.

    Puis l’on s’en va.

     

    Vois la petite maison

    avec son perron.

    Elle est là comme nous sommes là, et la saison avance à grands pas.

     

    Qu’est-ce qui demeure

    de tout cela quand a sonné la dernière heure, celle où comme un filet d’eau une ombre à genoux pleure ?

    Dieu.

     

    Il reste Dieu, c’est à dire la maison

    d’où jamais nous ne sortirons,

    la maison où l’ange en prière sur le perron ferme les yeux.

     

    Mais apprends bien, ô Bernadette, pendant que tu es dans la vie,

    comment elle est, cette vie : sache-la comme une leçon qu’on a suivie

    du bout du doigt et qui t’aura ravie

    jusqu’à la fin.

     

    Et quand ton front si doux et bosselé

    se relèvera du grand livre où tu auras épelé

    le pain qui naît du blé

    et le vin du raisin,

     

    tu comprendras combien la petite maison est chère,

    la maison sur le sentier dans laquelle il n’y a rien d’extraordinaire,

    mais où vivent quatre cœurs : ton père, ta mère, ta grand’mère et toi.

     

    Et voici que le ciel

    doré comme le miel

    après notre réveil

    s’élève sur le toit.

     

    Francis Jammes

     

     

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  • Youri Egorov, par Jan Brokken

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    Youri Egorov : le tragique destin d’un virtuose en exil

     

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    Youri Egorov est un pianiste russe né en 1954 à Kazan en Union soviétique. Alors qu’il est en tournée en Italie, il demande l’asile politique en 1976, grâce à un contact dont il dispose en Hollande. Il s’installe à Amsterdam. Virtuose angoissé, il meurt en 1988 du sida, à seulement trente-trois ans.

     

    L’écrivain néerlandais Jan Brokken, qui le rencontra longuement de son vivant et hérita de ses cahiers, lui a consacré un ouvrage qui relate la vie du musicien ainsi que l’histoire de leur amitié : In het huis van de dichter (Dans la maison du poète, éditions Atlas/Contact, 2008), encore inédit en français. De Jan Brokken, on peut lire : Les Âmes baltesPériple à travers l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie (Denoël, 2013) et le Le Jardin des Cosaques (Librairie Vuibert, 2018), tous deux traduits par Mireille Cohendy. L’auteur a par ailleurs consacré un livre à la musique de onze Antillais adorateurs de Chopin dont on peut découvrir la version anglaise sous le titre The music of the Netherlands Antilles (2015).

    Nous reproduisons l’intégralité du chapitre 3, traduit du néerlandais par Daniel Cunin, avec l’aimable autorisation de l’auteur : Youri Egorov se rend en 1977 au concours international de piano Van Cliburn, à Fort Worth, aux États-Unis.


     

     

    Chapitre 3

     

    Il commençait tout juste à se sentir un peu chez lui à Amsterdam – achat d’un vélo, noire bicyclette à haut guidon, premier joint fumé en pleine rue, à la vue de tous – quand son agent néerlandais lui recommanda fortement de participer à la Van Cliburn International Piano Competition de Fort Worth. Façon la plus rapide de se faire un nom aux États-Unis. Remporter ce concours, c’était l’assurance de se produire au Carnegie Hall, temple new-yorkais de la musique, et « who can make it there, can make it anywhere », avait vrombi l’imprésario.

    Les concours, Youri les subissait comme une torture volontaire. Aux Tchaïkovski, Élisabeth et Marguerite Long/Jacques Thibaud, il était parvenu sans peine en finale, mais ses nerfs l’avaient alors empêché de donner tout à fait le meilleur de lui-même. Ces semi-échecs tenaient en outre à sa manière de jouer : maudissant les interprétations au brillant de miroir, qui en réalité ne reflètent guère autre chose que du vide, il prenait des risques, soulignait les contours anguleux de ce qu’il interprétait et produisait parfois une fausse note.

    Youri Egorov, piano, , roman, pays-bas, traductionDe fait, il faut être d’acier et non de chair et de sang pour prendre part à une telle compétition. À moins que l’on ne joue sa vie, comme son professeur Jakov Zak. Ce dernier, Juif, avait participé au concours Chopin de Varsovie en 1937. Il avait de fortes chances de voir sa jeune vie prendre fin en Sibérie s’il ne remportait pas le premier prix et ne recueillait pas les félicitations de la Pravda en première page. Dans ces années, la campagne antisémite déclenchée par Staline avait pris une ampleur sans précédent, n’épargnant que ceux qui se distinguaient particulièrement dans les sciences ou dans les arts. Nuit après nuit, les voitures noires du NKVD sillonnaient Moscou pour procéder à des arrestations. Aucune rue, aucun pâté de maisons n’était à l’abri. Avant de se coucher, femmes et hommes juifs préparaient des sous-vêtements de flanelle et quelques vivres au cas où leur tour viendrait la nuit même. En interprétant, en transe, l’Étude chromatique, Zak avait échappé à ses propres obsèques.

    Pour Youri, rien de tel n’était en jeu. Si ce n’est, certes, son avenir, mais il s’agissait là d’une perspective un rien trop vague pour qu’il sente l’haleine glaciale de la guillotine sur sa nuque. Il avait terminé troisième du concours Tchaïkovski, troisième aussi du concours Élisabeth, quatrième du concours Marguerite Long/Jacques Thibaud.

    « Et au Van Cliburn, tu vas être premier », prédisait son imprésario.

    Lui n’en était pas si certain. Trois pianistes soviétiques siégeaient dans le jury. Si États-Unis et Union soviétique se livraient à une lutte féroce dans tous les domaines possibles et imaginables, en matière de musique les deux grandes puissances se renvoyaient l’ascenseur, excluant les petits pays de la course au pouvoir. Quand Bartók était arrivé à New York, personne n’avait voulu lui tendre la main : il venait de Hongrie. Il s’était éteint en 1945 dans un hôpital pour les pauvres. Deux ans plus tard, cette même ville réservait un triomphe à Chostakovitch. Devant lui, le plus célèbre des compositeurs soviétiques, le virtuose de l’ennemi, les Américains étaient prêts à faire une profonde révérence.


     

    À Fort Worth, au cœur du Texas, il n’en irait pas autrement : le premier prix reviendrait à un pianiste soviétique ; si tel n’était pas le cas, c’est un Américain qui décrocherait les lauriers. Un petit jeu auquel son impresario ne comprenait pas grand-chose : en vrai Hollandais, il croyait en un déroulement équitable de l’événement. Le bonhomme était tout aussi aveugle au cirque et battage qui accompagnent la musique aux États-Unis. Là encore, une différence de culture et de mentalité : quand on vient d’un petit pays, on est vite impressionné par le grandiose et le pouvoir. Les documents communiqués par les organisateurs mentionnaient en premier lieu les cocktails financés par les sponsors, les pièces devant être interprétées ne figuraient qu’en annexe.

    Youri alla jusqu’à envisager d’annuler son voyage au Texas, en partie à cause de la façon dont son imprésario essayait de diriger ses pensées. Même s’il ne se produisait plus très souvent, Van Cliburn était toujours considéré comme le plus grand pianiste que l’Amérique avait donné, c’est lui qui allait présider le jury et, l’imprésario de poursuivre : « Ce type est une tantouse de première, il va craquer pour toi. »

    Voulait-on voir Youri se mettre en rage qu’on n’aurait pu mieux s’y prendre. Une remarque grossière et balourde, à son sens. Si Van Cliburn devait craquer, alors pour son jeu et pas pour autre chose ! Le soir où, dans la barre d’immeubles de son oncle Arik, on l’avait appelé pour répondre au téléphone, il avait fait vœu de mener une vie honorable. Honorable quant au comportement, aux pensées et au cœur. En aucune circonstance, il ne s’abaisserait à un opportunisme vulgaire, moins encore à de la coquetterie.

    Youri Egorov, piano, , roman, pays-bas, traductionUne raison bien différente expliquait en réalité son impatience de rencontrer Van Cliburn. Pour beaucoup de jeunes Russes, l’Américain avait été une idole. En 1958, à Moscou, il avait remporté le premier concours Tchaïkovski en interprétant le Concerto pour piano n°3 de Rachmaninov et le n°1de Tchaïkovski. Le président du jury avait téléphoné à Khrouchtchev pour lui demander si les honneurs pouvaient revenir, oui ou non, à l’Américain ; un an après le lancement du premier Spoutnik, le chef du Parti avait estimé l’avance de l’Union soviétique suffisante pour retourner la question à son interlocuteur : l’Américain est-il, oui ou non, le meilleur ? Ben oui. « Alors, donnez-lui son prix. » Une tournée triomphale avait suivi en Union soviétique ; dans toutes les villes, une pluie de fleurs ensevelit le pianiste du Texas en raison de son jeu libre, grandiose, romantique et plus encore parce qu’il était le premier musicien de l’Ouest à se produire derrière le Rideau de fer, donnant au public l’espoir d’une ouverture politique. Harvey Lavan (« Van ») Cliburn était devenu le symbole du rêve de liberté, bien vague encore à l’époque. Dans les années soixante, alors que les tensions entre l’Est et l’Ouest redoublaient une nouvelle fois, Van Cliburn avait malgré tout continué à se produire dans le pays ; ses concerts déclenchaient des émotions tellement fortes que, bien souvent, il ne pouvait quitter la scène avant minuit. À Moscou, des foules en délire acclamaient l’Américain ; à la sortie des salles de concert, on le portait littéralement aux nues et on le couvrait de cadeaux. Des fans découpaient dans les journaux et les magazines des photos le représentant pour les coller aux murs de leur chambre. Il incarnait la liberté, le monde moderne, l’Amérique, y compris, par son apparence juvénile, celle de James Dean, d’Elvis Presley. C’est la main de ce Van Cliburn qu’il serrerait à Fort Worth.

    Ce qui l’incitait par ailleurs à participer au concours, c’était le programme imposé. Dans le répertoire prescrit, il pouvait choisir entre la Fantaisie chromatique et fugue en ré mineur BWV 903 de Bach, la Fantaisie en ut mineur K 475 de Mozart et la Fantaisie en ut majeur de Schumann, pièces qu’il avait étudiées à Moscou, pour lesquelles il éprouvait une véritable affinité et qu’il lui arrivait de jouer au milieu de la nuit quand un délire parano l’empêchait de dormir et qu’il cherchait un peu de sérénité au clavier. Autant d’œuvres qu’il comprenait ; or, pour jouer, il avait besoin de trouver une logique parfaite à chaque note. Comme il n’interprétait que des œuvres qu’il possédait à fond, son répertoire n’était guère étendu : il considérait le programme imposé comme un coup de chance.

    Il décida de s’y rendre.


     

    Le voyage tourna à la catastrophe. Il s’envola pour Londres-Heathrow, mais son avion à destination du Texas partait de Londres-Gatwick (gaffe de l’imprésario) ; dans un premier temps, on ne l’autorisa pas à quitter l’aéroport car il n’avait pas de visa pour l’Angleterre ; il pria et supplia la police des frontières de lui fournir un laissez-passer, finit par l’obtenir et, le bout de papier requis en poche, prit un taxi jusqu’à Gatwick où il arriva alors que son avion venait de décoller. Il lui fallut attendre le suivant quatre heures durant, et quand il atterrit à Fort Worth, sa valise avait disparu.

    C’est vêtu d’un smoking qu’on lui avait prêté qu’il se rendit au cocktail au cours duquel il serra la main de Van Cliburn, d’un T-shirt acheté à la hâte qu’il donna trois interviews à des journalistes de la télévision, lesquels ne s’intéressèrent qu’à la raison l’ayant amené à fuir l’Union soviétique. Le T-shirt le serrait, il se sentait mal à l’aise ; peut-être est-ce pour cela qu’il fournit une réponse maladroite à la question de la journaliste d’ABC : « Que pensez-vous de l’invasion russe de l’Afghanistan ? » « Bad, ce simple mot, ça aurait passé, mais il crut bon d’ajouter : isn’t it ? ». Lui qui exécrait les journalistes se demandait si la liberté n’était pas tout bonnement un jeu du chat et de la souris auquel on était, qu’on le veuille ou non, censé participer : abonder dans leur sens, qu’aurait-il pu faire d’autre ? Un autre journaliste lui posant la même question – « Votre avis sur l’invasion de l’Afghanistan » –, il en profita pour faire un mot d’esprit : « L’invasion, elle s’est passée en tierce majeure ou mineure ? »

    Il ne logeait pas à l’hôtel, mais chez une famille, l’un des sponsors du concours, les Smith. Autre raison pour laquelle il avait hésité à participer au Van Cliburn : il commençait à se trouver trop vieux pour être accueilli comme un gamin au sein d’une famille. Non content d’être riche à millions (il possédait 10 % des actions de Texas Oil), Smith se comportait en conséquence. La température extérieure s’élevant à 40°C, ce monsieur faisait ronfler la clim jusqu’à ce que la température intérieure baissât sous les 15°C de sorte à faire du feu dans la cheminée. Parce que : « Vous êtes russe, non ? Alors vous apprécierez le crépitement des bûches. » Dans le jardin s’étendait une piscine aux dimensions olympiques, scindée sur sa longueur par une paroi de verre ; d’un côté, on pouvait piquer une tête, de l’autre évoluaient des requins censés créer l’illusion d’une mer tropicale. « Est-ce cela, demanda en toute innocence Youri à Mme Smith, ce qu’ils appellent la décadence ? »

    Il franchit les premiers tours. Il se préparait à prendre part à la demi-finale, cette fois vêtu de son smoking, sa valise ayant fini par arriver. La longueur des manches, qui lui était familière, suffisait à le mettre plutôt à l’aise. C’est alors qu’un événement se produisit dont il sut sur-le-champ qu’il le poursuivrait le reste de sa vie.

    En demi-finale, il passait en quatrième position. Une courte pause suivit la prestation des trois premiers. Youri patientait dans les coulisses. Là s’étaient également rassemblés les membres du jury, parmi eux le pianiste soviétique Andrei Petrov, un renard patenté affublé d’un costume gris élimé. Le gong retentit. Juste avant que Youri ne se produise, Petrov lui siffla : « Vous savez que Jakov Zak est décédé ? Insuffisance cardiaque. De votre faute, votre faute. »

    L’insinuation selon laquelle sa fuite à l’Ouest avait causé la mort de son professeur Jakov Zak, le frappa comme un coup de massue. Dans un brouillard dense, il gagna la scène.

    Jan Brokken, par Vera de Kok

    Youri Egorov, piano, , roman, pays-bas, traductionIl ne joua ni pour l’audience, ni pour le jury, il joua avec son âme, de toute son âme, comme s’il entendait la voix de son professeur, Jakov Zak, assis à côté de lui :« Vas-y, donne tout, qu’ils aillent au diable ! tous autant qu’ils sont ! Fais de la musique. » Car tel avait toujours été son conseil : Yourotchka, une faute de plus ou de moins, on s’en fout ! Avant tout, la musique !

    Le jury l’écarta de la finale, à l’unanimité. Y compris le président qui n’osa pas louer un dissident russe. Van Cliburn avait fini par croire en sa mission ; il se considérait toujours comme la passerelle jetée entre l’Ouest et l’Est. Rien ne devait mettre en danger la position qu’il occupait ; il entendait mourir en apôtre de la paix, ne loupait aucune réception que donnait l’ambassade soviétique. À ses yeux, les fins politiques prévalaient sur toute motivation musicale ; le diplomate en lui ayant pris le dessus sur l’artiste, il était en fait devenu un pion dans les rapports complexes entre bloc soviétique et Occident.

    Le public fut piqué au vif. Le couple Smith rassembla sur place de l’argent pour Youri, dix mille dollars en tout, le montant exact qui revenait au gagnant du premier prix. En outre, l’imprésario new-yorkais Maxim Gershunoff lui offrit de donner une série de concerts aux États-Unis, à commencer par un récital à l’Alice Tully Hall du Lincoln Center de New York, puis, quatre mois plus tard, à Chicago, et, cerise sur le gâteau, un récital à la fin de l’année au Carnegie hall.

    Cela le laissa totalement indifférent. Pendant des jours, un thrène gronda dans sa tête. « Zak… Zak… Zak… c’est moi qui l’ai assassiné. »

    Il s’envola pour New York, il joua à l’Alice Tully Hall. Ovations debout, un bravo massif. Chaque critique renchérit sur les cris d’enthousiasme de ses confrères. « The greatest piano recital Ive ever heard » (Bill Zakariasen, The Daily News). « The whole performance was remarkable » (John Rockwell, The New York Times). « One of the most thrilling piano recitals I can remember » (Speight Jenkins, The New York Post). « The biggest and most poetical young pianistic talent I have ever encountered » (Andrew Porter, The New Yorker).

    Des deux mains, il entassa les coupures de presse et maintint dessous la flamme de son briquet.

    Zak. Il avait assassiné Zak.

    Un énième cocktail, une foule de bobos, du caviar à la louche, des flots de champagne pour fêter l’artiste. Bras sur ses épaules, Gershunoff ne le lâchait plus : « Quel triomphe ! quel triomphe pour toi !... considère-toi comme mon fils, comme la prunelle de mes yeux, le nouveau Horowitz, prépare-toi à jouer dans every goddamned city of the United States. » Un tas de nouvelles invitations, dont l’une de la main même de Vladimir Horowitz. Mais il les déclina toutes, y compris celle de Horowitz.

    Il n’avait qu’une envie : retrouver son appartement du Brouwersgracht. Il souhaitait rentrer le plus tôt possible à Amsterdam.

    Jan BROKKEN

     

    Jan Brokken, In het huis van de dichter

    Amsterdam/Anvers, Atlas/Contact, p. 32-39.

     

     

    Chapitre traduit du néerlandais par Daniel Cunin en collaboration avec le groupe ayant participé au séminaire de traduction début avril 2016, en présence de l’auteur, Études néerlandaises, Sorbonne Université, à l’invitation du professeur Kees Snoek et de la Taalunie. Ce texte a paru à l'origine sur le site profession-spectacle.com.