Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

hollande - Page 12

  • « La Hollande est un navire perforé »

    Pin it!

     

     

    Jean de La Varende et la nation tant chérie*

     

    LaVarende14.pngLe romancier Jean de La Va- rende a effectué plusieurs sé- jours aux Pays-Bas. L’article reproduit ci-dessous (publié dans Deshima, n° 2, 2008, p. 267-278) part sur les traces de l’écrivain. Il s’agit d’une première étape qu’il conviendrait de compléter par un survol du roman « hollandais »  de l’auteur normand : La Valse triste de Sibelius, ainsi que par une évocation de la place qu’il accorde dans son œuvre à l’histoire maritime (Tromp et Ruyter) et du séjour qu’il a effectué en Hollande en avril 1940.

    Daniel Cunin

     

     

     

    LaVarende1.png

    LaVarende2.png

    lavarende3.png

    LaVarende4.png

    LaVarende5.png

    LaVarende6.png

    LaVarende7.png

    LaVarende8.png

    LaVarende9.png

    LaVarende10.png

    LaVarende11.png

    LaVarende12.png

    LaVarende13.png

     

     

    LaVarende15.png

    ce volume (dont le couverture est en réalité orange et blanche) rassemble les chroniques hollandaises de La Varende publiées dans Les Nouvelles littéraires du 20 avril au 18 mai 1940 (éditions AntéE, 2004) 

     

     

  • Xavier Marmier et la Hollande

    Pin it!

     

    Sur les traces d’un grand voyageur

     

     

    CouvMarmier.jpg

     

     

    « […] j'ai voulu me créer un refuge solitaire où, à défaut de la joie, je cherchais la résignation, et cette résignation, dernier appui de l'homme qui a perdu tout ce qu'il aimait, je n'ai pu l'acquérir. J'ai suivi le conseil des philosophes, ces grands connaisseurs de l'âme humaine qui indiquent comme un remède souverain pour les maladies morales l'étude et les voyages. Je me suis jeté avec une ardeur désespérée dans les études les plus abstraites ; puis j'ai erré de lieu en lieu, j'ai été d'une zone à l'autre, des riantes contrées de l'Orient aux sombres climats du Nord ; je me suis attaché à des idées d'ambition, j'ai rêvé la gloire, la fortune, le pouvoir […] » Ces propos que Xavier Marmier (1808-1892) place dans la bouche d’un officier hollandais monté à bord de la frégate la Néerlande, personnage de la nouvelle « Un drame sur mer », revêtent indéniablement une certaine teneur autobiographique. Autodidacte issu d’une famille qui avait perdu sa modeste propriété au cours de la Révolution, Jean-Marie Xaxier Marmier a été une sorte de Rastignac qui a bénéficié de l’appui de quelques personnes qui comptaient, par exemple Alfred de Vigny et Charles Nodier, avant de se lier d’amitié avec quelques grandes figures du XIXe siècle (Sainte-Beuve, Thiers, Andersen, les frères Grimm…), d'être admis dans les cénacles du faubourg Saint-Germain, puis élu en 1870 à l’Académie française… S’il a côtoyé bien des hommes de pouvoir, ministres ou têtes couronnées, il n’a toutefois pas cherché à exercer des emplois de prestige : il s’est offert le luxe de refuser une chaire de littérature étrangère à Rennes et ne s’est présenté à la députation – essuyant à son soulagement deux échecs – qu’à reculons. Sa seule véritable grande ambition aura finalement été de faire partie des Quarante. Quant à l’argent – les multiples rééditions de ses ouvrages lui en ont rapporté pas mal, mais bien moins qu'à ses éditeurs –, il l’aura surtout employé à se constituer une magnifique bibliothèque. À la différence de l’officier hollandais de sa nouvelle, il n’a pas attendu de perdre l’être aimé pour « errer » dans des contrées lointaines.

    Marmier0.pngNé le 22 juin 1808 à Pontarlier, Marmier a connu un destin peu ordinaire, grâce en particulier à son goût des langues (il apprendra l’allemand, l’anglais, le danois – langue dans laquelle il s’entretint un jour avec Louis-Philippe –, le suédois, le norvégien, le sami, l’islandais, le néerlandais, l’espagnol, le russe, le serbo-croate ou encore l’italien) et du voyage : à 7 ans, il fuguait déjà en vue de gagner la Suisse, pays où il se rendra à plusieurs reprises une fois adulte… quand il ne se trouvait pas en Allemagne, dans les pays scandinaves, en Pologne, en Russie, en Autriche, en Hollande, en Italie, en Hongrie, dans les pays slaves ou les Balkans, en Palestine, en Syrie, en Egypte, en Algérie, en Amérique du Nord ou en Amérique du Sud ! Marmier a souvent évoqué sa condition de voyageur, entre autres dans un poème intitulé En Hollande – écrit à Arnhem en 1840 et dédié à Charles Weiss (1779-1867), conservateur de la Bibliothèque municipale de Besançon, qui fut son protecteur et l’ami de toute une vie –, des vers dans lesquels il se compare à la cigogne qu’il a remarquée en haut d’un chêne qui se dresse « dans les prés de Hollande ».

    Auteur prolifique, le Pontissalien a rapporté de la plupart de ses voyages des articles et des récits documentés sur les mœurs, le folklore, l’histoire et la littérature des contrées visitées, à une époque où ces connaissances faisaient cruellement défaut en France ; il a par ailleurs traduit de nombreuses œuvres. Autant de travaux qui ont fait de lui un comparatiste avant l’heure, un précurseur dans bien des domaines touchant aux littératures étrangères,  en particulier celles de l’Allemagne et des terres scandinaves. Malgré les reproches qu’on a pu lui adresser, il convient, comme l’a écrit Anatole France en lui rendant hommage après sa disparition, de « replacer les productions de l’esprit dans le temps de leur éclosion pour juger de leur mérite et de leur utilité ». Un des mérites de ce catholique et royaliste convaincu aura été, ainsi que le souligne sa biographe Wendy S. Mercer, de montrer, à la différence de la majorité des voyageurs de son temps, une réelle curiosité vis-à-vis de l’autre en sachant se distancier de certains réflexes trop hexagonaux.

    Quand il ne voyageait pas avec sa malle, son sac de nuit et son carton à chapeau, Marmier passait le plus clair de son temps à Paris – il a résidé près d’un demi-siècle 1, rue Saint-Thomas-d’Aquin avant d’être contraint de déménager en 1888 au 10, rue de Babylone (le roi des Belges a fait partie des prestigieux visiteurs qu’il a reçus dans sa « chambrette ») –, entre ses milliers de livres, la bibliothèque Sainte-Geneviève dont il était l'administrateur adjoint, ses « expéditions journalières de bouquinotage » sur les quais de Seine et les tables où il était reçu à dîner. Très sensible à la gente féminine, il a séduit au cours de sa longue vie bien des dames d’âge varié ; en 1843, il a épousé une jeune femme morte moins d’un an plus tard, peu après avoir mis au monde un enfant qui n’a pas survécu. Le savant a dès lors repris sa vie de célibataire, cultivant quelques amitiés féminines plus ou moins chastes, du moins quand ses pérégrinations lui en laissaient le temps. Les dernières quinze ou vingt années de sa vie, Xavier Marmier les a passées dans la capitale, ne la quittant d’ailleurs pas ni lors du siège de 1870-1871, ni pendant les deux mois de la Commune ; il a renoncé à l’époque à effectuer de longs voyages, si ce n’est par l’intermédiaire des livres comme il l’indique dans l’avertissement du volume de traductions intitulé À travers les tropiques (1889, le livre comporte quelques pages sur les anciennes colonies néerlandaises) :


    MarmierTropiques.png« Mon vieil âge ne me permettant plus de voyager comme autrefois, je me suis mis à voyager dans ma retraite, avec des livres. Par là je revois encore quelques-unes des lointaines contrées dont j'aime à garder le souvenir ; par là je pénètre dans des pays que je n'ai pas eu le bonheur de visiter.

    « Dans ma paisible exploration, de côté et d'autre je glane tantôt une étude d'histoire naturelle, tantôt une leçon de morale, un récit dramatique, une scène de mœurs, un paysage.

    « Ainsi, peu à peu ont été réunies les diverses pages de ce recueil. Je les ai prises dans des ouvrages étrangers, anglais, allemands, suédois, espagnols, et les ai traduites fidèlement.

    « Après un tel travail on pourra bien m'appliquer l’épigramme de Voltaire :

     

    Au peu d'esprit que le bonhomme avait,

    L'esprit d'autrui par supplément servait ; ...

    Il compilait, compilait, compilait.

     

    Mais si par cette compilation j'ai réussi à faire, selon mon désir, un bon livre de lecture, je ne m'inquiète point de l'épigramme. »

     

    SurMarmier1.png

    Lionel Radiguet, Revue indépendante, oct. 1892 p. 86

     

    Jusqu’à sa mort, Xavier Marmier a continué de lire, d’écrire – entre autres son Journal (l’édition en 2 volumes de 1968 ne porte que sur les années postérieures à 1848 et regorge d’erreurs) –, de se rendre aux séances de l’Académie française et de publier de bons livres de lecture. Par leur contenu « calme et honnête », ses romans « qui déplaisent aux lecteurs pressés, avides de piment, de poivre rouge et de caviar romanesque » ont contribué à le rendre populaire : selon le critique A. de Pontmartin, un autre de ses amis, « les braves gens et les gens d'esprit [les] pla[çaie]nt sur leur table et dans leur bibliothèque, à gauche de Walter Scott, à droite d'Henri Conscience ». Marmier s’est éteint le 11 octobre 1892. Dans son testament, lui qui avait eu une réputation de « dîneur en ville » n’oubliera pas les bouquinistes, leur allouant une coquette somme pour qu’ils festoient en sa mémoire. Son premier biographe nous le décrit allant sur les quais : « Vêtu d'une longue redingote qui porte une rosette d'officier de la Légion d'honneur, sur la tête un chapeau à larges bords, il part en chasse, l'œil vif, le corps alerte et dispos, et entasse dans ses poches des livres et encore des livres. Il en garnit ses vêtements, redingote et pardessus ; ses bras eux-mêmes sont embarrassés de ses richesses ; la récolte est souvent plus abondante que précieuse. […] Il bouquine jusqu'à ses derniers jours. Alors que, souffrant et affaibli, il ne peut plus parcourir Paris, c'est en voiture qu'il inspecte les quais ; l'idée d'un repos absolu lui pèse, et il se fait conduire presque chaque jour au quai Conti, s'accroche aux boîtes à bouquins, et doucement, à petits pas, descend le long des quais Malaquais et Voltaire jusqu'au pont Royal, cherchant ces broutilles que les collectionneurs ne trouvent ni chez les libraires ni dans les ventes. La voiture suit, prête à reprendre immédiatement le chasseur fatigué. » (A. Estignard, Xavier Marmier, sa vie & ses oeuvres, pp. 235 et 239). 

    Marmier5.pngParmi les innombrables pages que Marmier a noircies (sa « macédoine de volumes » écrira Francisque Sarcey qui avait une dent contre lui), quelques centaines portent sur les Pays-Bas. On songe en particulier à ses Lettres sur la Hollande, éditées en volume dès 1841, peu après leur parution en livraisons dans La Revue des Deux Mondes en 1840-1841. S’il a été un poète mineur (il « n’avait ni le coup d’aile et l’essor lyrique, ni l’inspiration puissante, ni la forme impeccable » affirme un connaisseur de son œuvre), il est toutefois amusant de constater que peu avant d’entreprendre ce voyage qui l’a conduit dans au moins une quinzaine de villes bataves, il avait écrit le poème Départ où, songeant sans doute à la Suisse, il envisage une destination loin d’être plate :

     

    En avant, en avant, ô mon cheval fidèle

    La solitude est grande et la montagne est belle.

     

    Présents dans les vers dédiés à Charles Weiss évoqués plus haut, les Pays-Bas le sont aussi dans le poème intitulé À Mme la Baronne E. Pechl…

     

    Voilà que le bateau, sur le grand Belt m'entraîne ;

    Je regarde en arrière et cherche avec amour

    Votre île de Zélande et sa riante plaine

    Dont la brume déjà me voile le contour.

     

    Marmier6.pngAu détour d’une page de ses souvenirs ou réflexions, il arrive qu'on tombe sur une remarque d’ordre général concernant les Hollandais ou Java, mais c’est peut-être dans deux de ses Contes d’un voyageur (1851) qu’il a le plus tiré parti de certains de ses souvenirs bataves en y mêlant des données plus personnelles. Son conte « Un drame sur mer » met en scène un « Hollandais de naissance et Hollandais de cœur », M. de Straden, banquier vivant à Saint-Pétersbourg. Cet homme convoité par bien des jeunes filles de la bonne société de cette ville finit par épouser une femme originaire d’Haarlem, beaucoup plus jeune que lui, qui va lui donner un enfant. Mais alors que Mme de Straden s’est embarquée sur la Néerlande pour revoir une dernière fois ses parents restés en Hollande, un drame va se nouer : elle retrouve sur ce bateau l’officier hollandais qu’elle a aimé, mais que sa famille lui a interdit d’épouser. Dans « L’illusion d’un cœur » (qui est en réalité, à quelques différences près, une reprise d’un récit peu crédible intégré aux Lettres sur la Hollande !), Marmier nous conduit à Utrecht : un étudiant désargenté se lie d’amitié avec une femme d’un certain âge ; celle-ci a été frappée par la ressemblance que le jeune homme présente avec son fils unique mort vingt ans plus tôt. Il n’est pas interdit de relever dans ces deux histoires quelques parallèles avec la vie intime de l’auteur : la promiscuité qui s’instaure sur le bateau entre la femme mariée et un homme pour lequel elle éprouve un réel amour rappelle dans une certaine mesure la liaison qui, selon certains, a existé entre Marmier et une femme ayant voyagé avec lui vers le Grand Nord ; quant à la relation pleine d’affection entre l’étudiant en droit et la riche marchande de bric-à-brac âgée de soixante ans, elle est empreinte de la tendresse que le voyageur éprouvait pour sa mère et peut-être aussi envers une « vieille » maîtresse. 

    Marmier4.png 

    Avant d’aborder prochainement la question de la littérature néerlandaise dans les écrits de Marmier, relevons certains éléments relatifs à son travail et au séjour qu’il a effectué aux Pays-Bas durant les mois de l’été 1840 (on sait qu’il était rentré à Paris en octobre) – même s’il conviendrait, pour apporter certaines précisions, de se plonger dans les documents personnels de l’auteur qui se trouvent aujourd’hui dans différentes bibliothèques, en particulier à Besançon (c’est malheureusement à propos de la Hollande que Wendy Mercer propose le moins de détails).

    Comme pour ses études portant sur l’Allemagne et les pays scandinaves, Marmier s’est documenté du mieux possible pour rédiger ses Lettres sur la Hollande. Il entend en effet se distinguer des voyageurs qui l’ont précédé et qui ont publié des récits plutôt superficiels ; ainsi vise-t-il entre autres à démonter certains préjugés et images d’Épinal : « Il y a des gens qui se figurent que le Hollandais, la pipe et le verre de genièvre, ne forment qu'un seul et même individu. » Son premier biographe ne tarit pas d’éloges à propos de son travail : « Les pages que Marmier a consacrées à la Hollande sont remarquables. Il n'éprouve que de la sympathie pour les vertus sérieuses des Hollandais, cette race d'hommes calme et réfléchie, qui ne se laisse pas séduire par les rêves de gloire et de fortune des autres peuples, et qui a toujours résisté au malheur avec un courage et une patience héroïques. Il apprécie ces villes, industrieuses et savantes, passionnées pour le commerce et les longues études, Leyde, la ville classique de la philosophie et de l'érudition ; Harlem, fière de ses tulipes ; il étudie et commente, avec un bon goût éclairé et les lumières d'une critique intelligente, la littérature ancienne et moderne de ce curieux et honnête pays. » (A. Estignard, p. 116) 

    Marmier7.png

    Malgré les efforts que l'écrivain a déployés, son texte n’est pas exempt de mots néerlandais mal orthographiés ni de considérations un peu futiles. Toutefois, c’est sans doute, avec La Néerlande et la vie hollandaise de son contemporain Alphonse Esquiros, le livre le mieux documenté de l’époque sur le royaume batave. Marmier a, à n’en pas douter, consulté les ouvrages disponibles tant en français – par exemple, de Jan van ’s Gravenweert, l’Essai sur l’Histoire de la littérature néerlandaise (1830) – et en latin qu’en anglais – les travaux du polyglotte Sir John Bowring, beaucoup moins nuancé que lui d’ailleurs – ou en allemand, puis s’est adressé à quelques-uns des meilleurs savants et lettrés du pays même, en premier lieu le poète Adrianus Bogaers (1795-1870) et l’un des romanciers les plus en vue à l’époque, Jacob van Lennep (1802-1868), lequel, dans certains de ses écrits, appelle Marmier « mon ami ». Le Franc-Comtois correspondait d’ailleurs, peut-être depuis le début des années 1830, avec Auguste Clavareau, auteur d’expression française et traducteur établi à Maastricht – vers 1833, l’un et l’autre comptaient parmi les rares collaborateurs du périodique L’Echo du Vaucluse.

    marmierjournal1.pngDes auteurs avancent que le Pontissalien a effectué un voyage en Belgique et en Hollande dès avant 1830 (Lionel Radiguet, « Xavier Marmier scandinaviste », La Revue indépendante, oct. 1892, p. 88 ; Eldon Kaye, Journal de Xavier Marmier, t. 1, Genève, Droz, 1968, p. 21) ; Wendy Mercer ne confirme ni n’infirme, il nous semble, cet élément. Pour sa part, Alexandre Estignard, nous dit que « le laborieux voyageur a appris en se promenant la langue hollandaise », autrement dit avant le séjour de plusieurs mois de 1840. Dans son Journal (T.1., p. 170), le Franc-Comtois raconte qu'il apprend seul les langues étrangères par la méthode analytique de Jacotot et qu'il parle assez aisément le hollandais. Marmier a d'ailleurs été proche, à la fin des années 1820, d'un germanisant distingué, ancien chargé d'affaires en Hollande, Adelaïde-Edouard Le Lièvre, marquis de la Grange, un ami d'Alfred de Vigny.

    Même si on a relevé aux Pays-Bas quelques lacunes, erreurs et contradictions dans les Lettres sur la Hollande – un chroniqueur du De Gids nie même, en 1842, toute qualité à ce travail si ce n’est une belle fluidité stylistique ; un autre, dans l’Arnhemsche Courant du 11 avril 1841, s’amuse à épingler avec sarcasme les invraisemblances et coquilles que contiennent certaines pages ; le célèbre critique Conrad Busken Huet se montrera lui aussi réservé –, plusieurs commentateurs salueront la présentation qu’il fait de la littérature locale. Il a le mérite de lire le néerlandais et d’être mieux informé que la plupart des autres auteurs français : « Esquiros et Marmier nous ont donné des impressions sérieuses sur notre art littéraire ; ce que nous avons rencontré chez les autres voyageurs ne sont que des témoignages un peu vagues, sans beaucoup de suite », écrit par exemple Madeline Marie Caroline Koumans dans sa thèse La Hollande et les Hollandais au XIXe siècle vus par les Français (1930, p. 122). Quinze ans plus tôt, l’érudit francophile P. Valkhoff regrettait pour sa part que Marmier ne soit plus là pour écrire en français sur les plus récentes évolutions de la littérature néerlandaise (De Nieuwe Taalgids, X, 1916, p. 20-23). 

    SurMarmier1841.png

    X, Arnhemsche Courant, 11 avril 1841 (début de l'article)

     

    Les livres de Xavier Marmier ont été lus en Hollande (par exemple, le Journal de La Haye du 18 juin 1841 reprend dans ses colonnes les pages que Marmier consacre à la littérature néerlandaise moderne), en particulier ses écrits sur la Scandinavie, les Lettres sur le Nord de 1840 ayant d’ailleurs été traduites (Brieven over het Noorden, Denemarken, Zweden, Noorwegen, Lapland en Spitsbergen, Deventer, A. ter Gunne). Autres traductions : Een bezoek bij Koning Willem I (Une visite chez le roi Guillaume Ier, Middelburg, J.C. & W. Altorffer, trad. J.C. Altorffer) ; De erfgenaam (Le Roman d’un héritier), Rotterdam, G.W. van Belle ; Zwitserland (Voyage en Suisse), trad. S.J.v.d. Bergh ; Uit vreemde landen: volksverhalen, Maassluis, J. van der Endt & Zoon ; un recueil publié pour la jeunesse vers 1910 reprendra certaines de ses pages (Op Hollandschen bodem: eigene, boeiende en leerrijke herinneringen, Geraarsbergen, Sint-Carolus' Werk).

    Pour sa part, il a donné un volume de Hiéronymus van Alphen en traduction française : L’Ami des petits enfants, maximes morales et religieuses (Paris-Strasbourg, Levrault, 1836) qui, selon certaines sources, aurait été son titre le plus célèbre (il a été réédité en 1845). La même année il publiait dans la Revue des Deux mondes son étude « Poésie populaire de la Hollande », des pages qu’il reproduit en grande partie dans ses Lettres sur la Hollande.

    Daniel Cunin

     

     

    profil de Marmier, 1835

    MarmierProfil.pngCe billet emprunte certains éléments à la récente biographie que Wendy S. MERCER a consacré à l’auteur français : The Life and Travels of Xavier Marmier (1808-1892). Bringing World Literature to France, Oxford, Oxford University Press (British Academy Postdoctoral Fellowship Monographs), 2007. Une partie du chapitre 9 est consacrée au voyage en Hollande (p. 161-171). Dans ces dix pages, W.S. Mercer propose un survol des Lettres sur la Hollande, dédiées au ministre de l’Intérieur Charles de Rémusat qui avait envoyé Marmier en mission aux Pays-Bas afin qu’il y complète son tableau descriptif des pays du Nord ; le reste des informations fournies par la chercheuse provient essentiellement de la correspondance de Sainte-Beuve et de celle de Michelet.

    Les sept Lettres sur la Hollande ont d’abord paru dans la Revue des Deux Mondes en 1840-1841. En plus du volume de 1841, on les retrouve insérées dans le volume En Amérique et en Europe (1860).

    Pour ce qui est du Journal (1848-1890) qui regorge de pages croustillantes et qui dévoile maintes facettes du personnage, il ne nous fournit que peu d’éléments sur la Hollande. Marmier nous rapporte essentiellement ce qui se raconte au sujet des frasques de Guillaume III : « Le roi de Hollande, à peine arrivé à Compiègne, a voulu venir incognito à Paris. Il a ici une maîtresse qui est entretenue par un M. de Lagrange et qui, malgré cet entretien, va chaque mois passer quatre jours à La Haye. Elle a dîné dernièrement avec un de mes amis, et disait en riant : Cette fois, ce n’est pas moi qui irai voir mon galant roi, c’est lui qui viendra. » (T. 1, p. 240-241) 

     

    Table des matières des Lettres sur la Hollande

    Marmier2.png

    Marmier3.png

     

     

  • En Hollande

    Pin it!

     

    Hollande d’antan, par Cyriel Buysse

     

     

    Cyriel Buysse 

    buysse14.jpgUn petit texte anecdotique que le romancier flamand a écrit en français en guise de préface à un album de vingt-cinq lithographies exécutées par l’artiste gantois Armand Heins (1856-1938) d’après des croquis de voyage : En Hollande. Au fil de l’eau et sur les calmes rives..., Gand, N. Heins, 1902, in-folio non paginé. Cet ouvrage étant rare, nous reprenons cette présentation telle qu’elle a été publiée dans les Extraits choisis (1942) de Cyriel Buysse que l’on doit à M.G. van Severen. De son vivant, le graveur et aquarelliste A. Heins était une des figures majeures de la vie culturelle de Gand. Resté célibataire, il a pu consacrer une grande partie de sa vie à son art, évoluant entre autres dans les milieux avant-gardistes. Il s’est montré soucieux de croquer nombre de vestiges du passé et d’éléments du folklore flamand. Certaines de ses œuvres, par exemple des affiches et des couvertures de livres, témoignent de son attrait pour l’Art Nouveau. Dans sa ville natale, une exposition a retracé il y a peu son parcours (Musée d’Archéologie Industrielle et de Textile, du 21/11/2009 au 25/04/2010). On pourra découvrir ses dessins dans l’Inventaire  archéologique de Gand et dans des dizaines de publications (en français et en néerlandais) qui accordent une belle place à la Flandre, à la Hollande ou encore au Nord de la France.

     

    cyriel buysse,armand heins,gravure,hollande,flandre,peintre flamand,vlaamse letterkunde,auteur flamand

    A. Heins, Vue de Hoei, gravure, 1881

     

     

     

    Au fil de l’eau et sur les calmes rives

     

    D’un voyage en bateau, - flâne délicieux d’un artiste en plein air, avec de longs arrêts là où tentait le paysage, tantôt glissant au fil de l’eau en contemplation muette, tantôt à terre sur les rivages verts et calmes, l’œil aux aguets et le crayon agile, - Heins nous a rapporté ses impressions multiples de l’étrange et émouvante Néer- lande.

    Voici d’abord la belle Zélande moyenâgeuse et fantastique : au loin, derrière le fin miroitement de l’eau, une longue ligne basse et plate, d’où vaguement émergent de minces cheminées d’usines, des cônes de moulins, avec les ailes en croix, et le fouillis touffu des vergues et des mâtures. D’un vol oblique les mouettes blanches et grises planent, accompagnant de petits cris aigus les barques inclinées, dont la proue, ainsi qu’un soc de labour, fend d’un sillon de blanche écume l’eau glauque et clapotante. Des steamers lourds paraissent, des dragues et des grues rugissent avec des bruits de chaînes ; puis, tout d’un coup, sans transition, c’est l’existence enclose et calme de quelque ville très ancienne ; un rectiligne « gracht » bordé d’immenses ormes aux frondaisons sombres, et tous les vieux pignons serrés les uns contre les autres comme de curieuses têtes étrangement encapuchonnées qui toutes se penchent un peu vers l’avenue déserte, pour voir si rien ne viendra troubler la morne paix et la quiétude profonde, de leur antique et monotone petite vie.

    On y sent la vie de famille, dans toutes ces curieuses petites maisons serrées, pressées les unes contre les autres. Il doit faire bon y vivre le soir sous la lampe, dans cette atmosphère si typique de « gezelligheid » hollandaise, un mot dont nulle autre langue, ni le « gemüthlich » allemand, ni le « confortable » français ni le « cosy » anglais, ne parvient à donner exactement l’équivalent, avec tout ce qu’il com- porte de charme doux et intimement familial. (1)

    T. Van Rysselberghe, Armand Heins peignant en plein air (détail),

    1881, Musée des Beaux-Arts de Gand

    ArmandHeinsparTheovanR.pngPuis, au sortir de la cité ancienne, c’est aussitôt la large rivière entre ses rives plates, plus élevée parfois que les prairies à perte de vue environnantes, et dont l’isolent de fortes digues. Ce sont les vraies grandes routes de la Hollande, - les chemins qui marchent, comme disait Pascal -, ces rivières majestueusement larges et calmes, domptées par le génie tenace de l’homme, portant et conduisant l’activité prudente et raisonnée de ce peuple, flegmatiquement audacieux et fort. Au delà, à droite, à gauche, jusqu’aux confins de l’horizon où, pareils à des joujoux d’enfants, les ailes des moulins s’agitent, paissent, sur les immenses étendues d’émeraude, les riches troupeaux. On dirait des fleurs innombrables et lentement mouvantes, qui, irradiées parfois en groupe sous le poudroiement flamboyant du soleil, s’animent des couleurs et des formes les plus fantastiques. Et tout au haut, sous la coupole des ciels immenses, on semble voir ces troupeaux reflétés en nuages sur l’azur.

    Puis viennent les petits ponts capricieux qui font penser à des potences, arc-boutées sur des petits canaux d’intérieur qui s’enfoncent au loin dans les étendues vertes. De lentes barques y glissent, poussées à la gaffe ; un chariot antique, bizarrement peinturluré, est arrêté devant, et sous la bâche blanche apparaît un couple de paysans qui se rendent à quelque marché ou kermesse : l’homme en noir, ses longs cheveux blonds et bouclés coupés droits sur la nuque, la femme comme une petite idole, tout en or et couleurs éclatantes, les bras nus étranglés par la manche courte et collante, la taille étrangement ramassée et fortes, les hanches démesurées d’ampleur sous le ballonnement extravagant de la crinoline surchargée de jupes. Un morne bourg est là, avec ses maisonnettes et ses moulins, qui fut jadis une florissante ville, témoin encore l’église énorme, beaucoup trop vaste pour la population restreinte, avec sa tour carrée et haute, calée sur des éperons, ainsi qu’une forteresse. On a peine à se figurer que le catholicisme a édifié ce temple-là. Il paraît avoir perdu de sa grâce, de sa sveltesse épanouie. Une foi plus robuste et plus farouche, sans apparat, s’y est installée et semble en avoir modifié l’aspect. Autrefois il charmait ; aujourd’hui il impose. Il est devenu le temple de Luther et de Calvin.

    Couple de Marken en habits traditionnels, vers 1900

    1900Marken.pngPuis ce sont, dispersés au hasard des étapes, quantité de petits coins inattendus et souvent d’une intimité charmante. Voici, à l’ombre des vieux tilleuls, une vieille petite maison comme nous en rencontrons en Flandre : un toit caduc en chaume, de frustes petites fenêtres aux volets branlants et aux minuscules carreaux verdâtres enchâssés de plomb, derrière lesquels on s’attend à voir quelque vieille grand’mère derrière son rouet (2), et tout au long de l’humble façadette crépie au lait de chaux un épa- nouissement d’antiques fleurs que nous ne connaissons plus, et que cultivaient avec amour nos ancêtres. Voici un vieux castel des seigneurs de jadis, ruine encore altière, drapée sur des bastions crénelés d’épais manteaux de lierre ; voici, tout au bout d’une étroite ruelle, que bordent de précaires massifs, un escalier de bois vermoulu. Point n’est besoin de demander où nous sommes et où cet escalier nous mène : les masures sont de pauvres chaumines de pêcheurs, et l’escalier ouvert sur l’espace monte à une digue d’où l’on contemple la mer. Voici Marcken, groupement désolé de cabanes sans ombrage, Marcken sans un arbre et isolée de la vie, Marcken pareille au loin à un radeau flottant et qu’une lame un peu forte semble devoir à jamais engloutir. Voici, spectacle étrange, un grand moulin sur une maison qu’il semble enfoncer en terre ; voici des barques amarrées, toutes pareilles, de même forme et de même couleur, de même vaillance calme sur cet élément qui est le véritable élément du peuple de Néerlande.

    Et de tout cela se dégage le grand charme d’une chose vécue avec intensité et supérieurement rendue par un artiste dont l’œil observateur était constamment en éveil et dont l’âme enthousiaste était profondément émue.

     

    Cyriel Buysse

     

     

    (1) Sur ces termes gezelligheid et gezellig, voir ce qu’en dit Alphonse de Châteaubriant dans son récit Instantanés aux Pays-Bas : « moins une nuance encore intraduite - le confortable dans l’intimité et l’intimité dans le confortable ».

    (2) On songe à la vielle grand-mère au rouet de la nouvelle de Buysse « Greutmoeder Renske », dont la version  française s’intitule « Grand’mère Renske ».

     

     

    cyriel buysse,armand heins,gravure,hollande,flandre,peintre flamand,vlaamse letterkunde,auteur flamand

    A. Heins, Projet de fresques pour la salle des fêtes du Palais du Cinquantenaire

    à Bruxelles,

    crayon, encre de chine et aquarelle. 37 x 105 cm.

     

     

  • Le plus français des Hollandais

    Pin it!

      

    Kees van Dongen nous parle

     

    un entretien en français (1960)

     

    Christian MEGRET est allé rencontrer VAN DONGEN (83 ans) dans son atelier. Celui-ci, palette à la main, s'interrompt pour parler de son plaisir de peindre. Devant un portrait de Brigitte Bardot, il parle de sa rencontre avec l'actrice. Puis il évoque son enfance en Hollande, sa famille modeste, ses débuts dans la peinture, la réaction de sa mère quand il a peint un cheval sur un drap (tableau) et son arrivée à Paris un jour de 14 juillet. Il raconte ses premières années à Paris : il dormait à la belle étoile dans les "fortifs" (fortifications à St Ouen), faisait des dessins d'enfants dans les squares, participait à des combats truqués dans les fêtes foraines puis il a vécu à Montmartre au Bateau Lavoir et rencontré Picasso. Fin des années 20, VAN DONGEN a des contrats (différents tableaux), on le classe dans "les fauves", il fait beaucoup de portraits de "mondains" (portraits de Madame Dubonnet, de Madame Meunier, d'un américain fortuné, d'Anatole France). Il a appris beaucoup de choses dans la première moitié de sa vie, la plus rude. Il ramène tout à la peinture, "c'est un vice". Il ne regrette qu'une chose dans sa vie, que ce ne fut pas assez difficile car il aime la lutte. (INA)

     

     

     

     

    Un passage du livre de Van Dongen

    La Vie de Rembrandt, Flamarion, 1927

     


    rembrandt,peinture,littérature,van dongen,hollande,franceSi un boxeur américain laissait pousser ses cheveux, portait des moustaches et une barbiche, il ressemblerait à Rem- brandt. Un boxeur poids lourd est le meilleur homme pour interpréter physiquement Rembrandt au cinéma ou au théâtre, car Rembrandt a une tête d'artiste sur un corps d'athlète. On croise des gens dans la rue. On croit rencontrer Rembrandt ! Ce sont des peintres aussi, mais toujours des peintres en bâtiment, ou ceux qui font des tableaux de chasse pour les stores de charcuterie, ou encore des agents de la police des moeurs déguisés en artistes.

    Ce sont en général des gens qui aiment à se chamailler, à boire, à chanter des romances et à s'affubler de chapeaux de femme à plumes ou à fleurs. Ils sont photogéniques, et la moindre sensa- tion s'inscrit instantanément sur les traits de leurs visages mobiles. Un simple mal de dents les trouble à l'extrême ; toute la douleur et toute la souffrance de l'humanité qui aime boire et trousser les filles se trouvent inscrites sur leur masque.

    Ainsi Rembrandt, avec, en plus, le génie.

     

     

  • La Nation Hollandaise (1812)

    Pin it!

     

    Coup d’œil sur un poème épique

    de l’époque napoléonienne

     

     

    littérature,lettres néerlandaises,traduction littéraire,napoléon,hollande,helmers,nation

    J. F. Helmers à Paris, 1802,

    gravure de J.-L. Chrétien

     

     

    Dès le samedi 22 octobre 1808, le Journal des Arts, des Sciences, de Littérature et de Politique annonce qu’ « un des meilleurs poëtes hollandais […] publiera bientôt son grand poëme qui a pour sujet l’affranchissement des Pays-Bas ». Ce n’est que quatre ans plus tard, après plus de dix années de labeur, que Jan Frederik Helmers (1767-1813), poète par excellence de la résistance à l’occupation française, fit en réalité paraître l’œuvre en question, De Hollandsche Natie (La Nation Hollandaise, 1812), non sans faire quelques concessions, mais le censeur impérial Jean Cohen (1) ne se montra pas particulièrement sévère. On aurait pu en effet s’attendre à un refus de publication d’un écrit contenant un message aussi ouvertement nationaliste. Et lorsque les autorités changèrent leur fusil d’épaule et décidèrent de procéder à l’arrestation de l’auteur qui mariait une admiration certaine pour les Lumières bataves à une passion fougueuse pour le passé de son pays, notre romantique avant la lettre n’attendit pas la police : il mourut en effet peu avant l’arrivée des représentants de l’ordre.

    littérature,lettres néerlandaises,traduction littéraire,napoléon,hollande,helmers,nationLa Nation Hollandaise devait être transposée en vers par Auguste Clavareau en 1825. Dès 1820, le lecteur d’expression française avait pu se faire une petite idée du contenu de cette œuvre à la fois généreuse et emphatique. Dans ses Mélanges de Poésie et de Littérature des Pays-Bas, l’autodidacte et admirateur de Béranger  L.G. Visscher (1797-1859) avait en effet proposé quelques passages traduits en prose. Le texte ci-dessous reprend sa présentation du poème de J.F. Helmers (orthographe modernisée). Est-ce seulement par modestie que l'aède d'Amsterdam nous adresse une mise en garde dès la préface ? «  Mon sujet est riche ; oui, trop riche pour la poésie. Ce que j’avance ici ne doit pas être regardé comme un paradoxe : tout poète en conviendra facilement. Il n’est pas de sujet, quelque pauvre, quelque mince qu’il soit, que la poésie ne puisse embellir et rendre intéressant, s’il tombe entre les mains d’un véritable poète. Son imagination brûlante enflamme son cœur ; il verse dans l’âme de ses lecteurs ou de ses auditeurs, le sentiment qui le remplit tout entier. C’est surtout quand la matière n’est pas assez riche d’elle-même, que son génie se développe d’une manière brillante ; c’est alors qu’il peut en effet être poète, c’est-à-dire, créateur. Mais si le sujet est grand par lui-même, plein de faits intéressants par la diversité, le poète est surpassé par la grandeur des objets qu’il veut retracer à notre imagination. À quoi servent les fictions ingénieuses, les ornements de la poésie, quand le simple exposé du fait porte avec soi son mérite et sa louange ? […] Guidé par l’élan de mon cœur, le souvenir de ces grands hommes, tels que la terre n’en avait pas encore vu et n’en verra peut-être plus jamais, m’a fait éprouver tous les sentiments que je voulais faire passer dans l’âme de mes contemporains. Heureux, si j’ai pu atteindre ce but ! plus heureux encore, si mes lecteurs jugent, avec fondement, mes expressions trop faibles, mon enthousiasme trop froid, mes idées et mes vers au-dessous de leur attente ! Comme poète, j’y perdrai sans doute ; mais puis-je m’en plaindre ? quelle haute idée n’aurai-je pas alors de vous, ô mes compatriotes ? comme je vous trouverai dignes de vos ancêtres ! avec quel plaisir ne sacrifierai-je pas ma gloire poétique à l’intime conviction que vous n’avez pas dégénéré de ces héros ? » (2)

    D.C.

     

    (1) Anne Jean Louis Philippe Cohen de Vinkenhoef, né à Amersfoort le 17 octobre 1781, mort à Paris le 6 avril 1848. Ce journaliste fut nommé en 1811 censeur impérial pour ce qui concernait les langues étrangères puis devint, en 1824, bibliothécaire de la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Il a traduit divers ouvrages de l’allemand, de l’anglais, du suédois, du russe et de l’italien. Il est probablement le premier à avoir transposé Vondel en français (pièces poétiques et deux tragédies : Lucifer et Gysbreght van Aemstel) ; il a d’ailleurs laissé un essai posthume sur l’Altaergeheimenissen (1645), un des chefs-d’œuvre de cette grande figure du Siècle d’or.

    (2) Extraits de la préface de l’édition de 1825 dans la traduction d’Auguste Clavareau (disponible dans son intégralité sur Google Books).

     

     

     

    littérature,lettres néerlandaises,traduction littéraire,napoléon,hollande,helmers,nation

     

    Ce poème, dès qu’il parut, fut reçu avec transport ; on en avait conçu la plus haute idée dans l’esquisse que le poète en avait tracée lui-même, et qu’il justifia de la manière la plus victorieuse. Déjà Helmers était connu avantageusement sur notre Parnassé, et ses mâles accents nous consolaient alors qu’envahis par le grand empire, l’horizon politique ne nous offrait dans l’avenir qu’une lueur d’espoir à peine perceptible. C’est vers cette époque que notre digne poète, nous rappelant l’antique gloire de nos ancêtres, reportait notre attention sur leurs exploits, et savait embellir de ses sons harmonieux les rayons d’espérance qu’il faisait briller à nos yeux. C’est à cette époque même que parut son poème intitulé la Nation hollandaise. Ce fut un trésor, un baume consolateur qu’il offrit à un peuple soupirant, et la plus sévère critique applaudit elle-même à ce chef-d’œuvre de génie, sauf peut-être quelques légers défauts de correction dans le style, de répétition et d’enthousiasme sans limites, qui se font en général remarquer dans les ouvrages de ce poète célèbre. On peut néanmoins placer son poème au rang de ces productions qui honorent les plus grands génies de l’Europe. Il n’y a que peu d’années que Helmers paya l’inévitable tribut à la nature : les muses éplorées regrettent en lui un poète d’un patriotisme à l’épreuve, et dont une simple et modeste pierre couvre les restes. Aucune épitaphe ni tombeau n’arrêtent les regards des passants ; mais sa mémoire vivra à jamais dans tous les cœurs bien nés.

    Son poème dont nous nous occupons dans ce chapitre, est divisé en six chants, consacrés à la gloire d’une nation qu’il chérissait avec transport. Dans le premier, il célèbre l’amour sacré de la patrie et les mœurs d’un pays à qui la nature avait tout refusé, jusqu’à la terre même, qui ne fut pour lui qu’une production de l’art. L’économie de ses habitants, la prudence et la tolérance de leurs prédécesseurs, reçoivent de la part du poète le tribut de son admiration. Les épisodes de De Ruiter, de Cats, d’Hambroek et autres, décorent toute la pompe de ses vers : ces divers sujets, extraits de l’Histoire, inspirent le plus vif intérêt, et sont peints des plus riches couleurs et de toute l’énergie de sa verve poétique.

    Michiel de Ruyter

    MichieldeRuyterPortrait.pngLe poète élève la voix au second chant pour comparer la Belgique au Rhin, qui n’est à sa source qu’un faible ruisseau, mais qui, croissant bientôt en s’élargissant, devient enfin un fleuve considérable. C’est alors que, parcou- rant les principaux faits de l’Histoire, il s’arrête au tombeau de Guillaume Ier, pour chanter les exploits de ses ancêtres, en les considérant tant sous le double point de vue de la bravoure militaire que de la moralité.

    Le troisième est celui de tous ses chants le plus patriotique, et qui se distingue par plus de hardiesse. Il s’agit de la gloire que s’acquirent sur toutes les mers les De Ruiter, les Tromp, les Van Galen, les Piet Hein et autres, qui répandirent au loin la terreur d’un pavillon qui, à cette époque, fut respecté par toutes les nations du globe. Ce tableau, des plus mâles, et digne de son sujet, suffirait seul pour nous donner du talent poétique de Helmers l’idée la plus distinguée. Ce ne sont pas seulement l’élévation du style, les pensées sublimes et la vérité des expressions qu’on admire le plus en lui, et qui font l’ornement précieux de ses vers, mais encore sa manière originale de chanter les prestiges de l’imagination dans le 4e chant, où il se plaît à décrire principalement les voyages et découvertes de nos marins, dont la description est peut-être moins détaillée que la Lusiade, mais qui est plus frappante d’images. Le sujet de ce chant est pour nous ce que fut pour les Portugais le chef-d’œuvre du Camoëns. Enfin, ses deux derniers chants célèbrent des noms précieux aux sciences et aux arts, ainsi que l’amour des Belges pour les productions du génie. Cependant le poète ne s’y perd pas en de vains détails ; il rend hommage à la mémoire des grands noms que toute l’Europe cite avec orgueil, et termine son brillant poème en s’adressant à ses enfants, leur offre les prémices de son précieux travail, en s’inquiétant seulement si on reconnaîtra ses propres sentiments dans ses vers. « Si un jour, leur dit-il, vous rassemblez mes cendres près des urnes où reposent celles de nos pères, et que vous reconnaissez mon âme dans mes chants, si alors une larme de reconnaissance s’échappe de vos yeux, vous pourrez dire avec orgueil : « Oui mon père chérissait sa patrie ! »

    L.G. Visscher

     

     

     

    littérature,lettres néerlandaises,traduction littéraire,napoléon,hollande,helmers,nation

    On peut certes critiquer l’aspect pompeux de La Nation Hollandaise ; néanmoins, certaines pages ne manquent pas de brio. Pour goûter un peu ces vers, reprenons l’un des deux passages traduits par L.G. Visscher en le faisant précéder de l’original et suivre de la transposition en vers du Luxembourgeois Clavareau. Ce fragment du Chant 3 – qui fut mis en musique par Edzard Grefe une cinquantaine d’années après sa parution – évoque la mort héroïque du vice-amiral Reinier Claassens et de ses hommes le 6 octobre 1606 près du cap Saint-Vincent.

     

     

    ’t Was Neerland niet genoeg, dat, aan het Spaansche strand,

    Philippus vloten zijn veroverd en verbrand,

    Aan ’s aardrijks ander eind’ ontving hij dieper wonden:

    Naar ’t westerdeel der aard’ werd Claasens afgezonden.

    Zijn zinspreuk is: « voor God! verwinnen of vergaan! »

    Zijn naam heeft reeds den schrik verspreid langs d’Oeeaan.

    Wie durft dien dappren Zeeuw bestrijden? wie zal ’t wagen?

    ’t Is de overmagt alleen, die schriklijk op komt dagen.

    Acht schepen, zwaar van bouw, omsinglen thans den held;

    Hij staat alleen, maar vast, gelijk een rots ’t geweld

    Der eeuwen, ’t woest gebrul des donders fier blijft trotsen,

    Schoon stormen aan zijn’ voet in wilde golven klotsen,

    Schoon schip bij schip, met kracht geslingerd op zijn borst,

    Verbrijzeld henen stuift, staat hij, met kracht omschorst,

    Belacht het woeden van de orkanen en van de eeuwen;

    Zoo staat ook Claasens nu; de dolle Spanjaards schreeuwen

    En tieren, daar men hem in eenen kring besluit;

    (Zoo brult het ongediert’ der woestenij naar buit.)

    Men tracht, schoon vruchtloos, hem tot de overgaaf te nopen;

    Neen, duur wil hij de zege aan ’slands tiran verkoopen.

    Tot d’ongelijken strijd maakt hij zich straks gereed,

    Hij denkt aan God, aan Spanje, aan Neêrland, en zijn’ eed.

    Nu barst de dood eensslags uit duizend kopren monden;

    Zijn masten, zeil en roer zijn ras in zee verslonden;

    Het reddelooze schip geeft vreeslijk krak bij krak;

    Twee dagen strijdt hij nog op ’t halfgesloopte wrak.

    Nu roept hij ’t volk bijeen, en zegt, met vonklende oogen:

    « Gij, die nooit hebt gebukt voor Spanjes dwangvermogen,

    Die hem de zege hebt in strijd bij strijd ontroofd,

    Spitsbroeders! zult gij nu, met nederhangend hoofd,

    Beschimpt, gesmaad, geboeid, u schandlijk overgeven?

    Uw’ beulen danken voor een afgebedeld leven?

    Of kiest gij, nevens mij, den dood voor ’t Vaderland?

    Beslist: dan steekt dees lont ons luttel kruid in brand!

    Dan zal dit brandend wrak aan ’s vijands vloot zich hechten,

    En stervend zult gij dus uw’ beulen nog bevechten. »

    Hij zwijgt; – hij grijpt de lont; ’t volk roept vol geestdrift uit:

    « Ja! sterven wij met roem; steek, steek den brand in ’t kruid! »

    Nu wijdt zich elk ter dood; er wordt niet meer gestreden,

    Maar knielend storten zij heur allerlaatste beden;

    En Claasens, daar hij ’t hart verheft tot zijnen God,

    Smeekt voor zijn gade en kroost, in heur ondraaglijk lot:

    Hij ziet haar wanhoop, ziet haar tranen, hoort haar klagen,

    Zijn’ zoon de moeder naar de komst des vaders vragen!

    Hij stoot dit denkbeeld weg, bidt vurig, rijst en zucht,

    En werpt de lont in ’t kruid, en ’t schip barst in de lucht!

    (J.F. Helmers, Volledige Werken,  T. 1, 1844, p. 58-59)

     

     

     

    Helmers3.pngLa Hollande, peu satisfaite de ses triomphes sur la flotte royale, obtenus près des côtes d’Espagne, se plaît à la poursuivre jusques dans les mers les plus-éloignées. Claassens est expédié vers le pôle occidental du globe ; déjà son nom a répandu la terreur sur la surface de l’Océan. Sa devise est vaincre ou mourir ; Dieu et la patrie. La bravoure du capitaine est connue au point que nul n’oserait accepter les chances d’un combat sans être protégé par une force supérieure. Le héros, entouré à-la-fois par huit vaisseaux de la première force, n’a de ressource que dans sa fermeté ; il est seul ; mais ainsi qu’un rocher en butte à l’action destructive des siècles, affrontant la foudre et les coups redoublés du tonnerre, insensible à l’effort des tempêtes et des vagues agitées qui se brisent à ses pieds, ainsi que les vaisseaux que précipitent les vents impétueux.

    Les Espagnols irrités l’entourent et le serrent de près ; ils vomissent des hurlemens comme des animaux farouches au moment d’atteindre leur proie. C’est en vain qu’on lui offre une capitulation ; il prévoit le triomphe de l’ennemi mais, résolu de vendre chèrement sa vie, il ne se souvient plus que de ses sermens ; l’amour sacré de la patrie, la confiance en son Dieu, la haine contre l’Espagne, tout enfin le porte à livrer un combat inégal : bientôt mille bouches d’airain vomissent la mort ; sa mâture, ses voiles et son gouvernail tombent à la mer. En cet état déplorable, le vaisseau lui-même, après deux jours de combat le plus meurtrier, n’offre plus que des débris ; c’est alors que, rassemblant le reste de ses braves, et fixant sur eux des yeux étincelans… « Compagnons, leur dit-il, jamais vos fronts glorieux ne se courbèrent sous la tyrannie des Espagnols, vos ennemis ; toujours, et dans toutes les actions que nous engageâmes avec leur pavillon, la victoire couronna votre valeur, et dans ce moment même, oseriez-vous la déshonorer en courbant vos têtes sous leur joug odieux ? souffririez-vous qu’on vous enchaîne, qu’on vous insulte et vous outrage ? Si vous étiez assez lâches pour vous rendre, vous mériteriez l’humiliation que vos tyrans vous préparent ? Si comme moi vous préférez la mort à la honte de subir leur joug, mourons ensemble pour la patrie ; un mot, et cette mèche va embraser à l’instant le peu de poudre qui nous reste. Décidez-vous, et que notre pont embrasé couvre de ses débris la flotte de vos ennemis, et, tout en expirant, sachons combat- tre encore nos vils oppres- seurs !... » Il se tait et prend la mèche… À l’instant, tout l’équipage, animé du plus digne enthousiasme, s’écrie : « Oui, oui, mourons avec honneur, qu’on mette le feu aux poudres ! »

    A. Storck, Bataille des Quatre Jours, Rijksmuseum

    littérature,lettres néerlandaises,traduction littéraire,napoléon,hollande,helmers,nationOn se prépare à la mort ; le combat cesse ; tous les matelots à genoux adressent à l’Éternel leurs derniers soupirs. Claassens lui offre aussi les siens, en recommandant à sa divine clémence son digne équipage, sa femme et ses enfans, dont il prévoit les larmes et le désespoir. Il repousse cette affligeante idée, invoque de nouveau son Dieu, se lève en soupirant, et précipite la mèche à travers les poudres.

     

    (trad. L.G. Visscher, 1820, p. 71-73)

     

     

     

    Ce n’était point assez que l’Espagne éperdue

    Vît tomber sur ses bords sa puissance vaincue :

    Sous de brûlans climats, sur les flots mexicains,

    Claassens vole à la gloire et commande aux destins.

    Vaincre ou mourir ! voilà sa devise sacrée.

    La terreur de son nom, de contrée en contrée,

    A déjà fait pâlir ses lâches ennemis.

    Dans ses hardis projets ses soldats affermis

    Provoquant l’Espagnol sur les eaux mugissantes,

    Affrontent, courageux, huit poupes menaçantes.

    Tel qu’un rocher vainqueur des outrages du temps,

    Brave l’assaut de l’onde et l’effort des autans,

    Il reste inébranlable. On l’attaque, on le presse :

    Il excite des siens la fureur vengeresse,

    Et, sommé de se rendre, isolé, sans secours,

    Certain de succomber, veut vendre cher ses jours.

    Il s’apprête au combat : dans sa mâle assurance,

    Sa Patrie et son Dieu soutiennent sa vaillance.

    Mille bouches d’airain vomissant le trépas,

    Renversent tout à coup ses voiles et ses mâts.

    Le vaisseau crie, éclate ; et le fougueux Borée

    Disperse ses débris sur la plaine azurée.

    Déjà le dieu du jour, sur son trône de feux,

    Pour la seconde fois reparaît dans les cieux ;

    Claassens combat encore ! il assemble ses braves,

    Et l’œil étincelant : « invincibles Bataves,

    Vous, dont l’ardent courage et la noble fierté

    Ont su briser le joug d’un tyran détesté,

    Vous qui, par vos exploits, à la gloire fidèles,

    Avez couvert vos noms de clartés immortelles,

    Voulez-vous aujourd’hui, chargés d’indignes fers,

    Montrer vos fronts honteux aux yeux de l’univers ?

    Compagnons ! voulez-vous, avec ignominie,

    Implorer vos bourreaux et mendier la vie,

    Ou, bravant près de moi les caprices du sort,

    À des jours avilis préférez-vous la mort ?

    Décidez ! à l’instant, cette mèche allumée

    Nous ravit, pleins d’honneur, à leur rage affamée,

    Et, lancés dans les airs, nos débris embrasés

    Vont frapper l’ennemi sur ses vaisseaux brisés. »

    Il dit ; et sur les flots ces mots se font entendre :

    «Nous! céderau vainqueur et lâchement nous rendre!

    Jamais... La mort ! la mort ! » – À ce cri glorieux,

    Ils adressent au ciel leur prière et leurs vœux.

    Accusant malgré lui la fortune jalouse,

    Claassens pleure en secret son enfant, son épouse.

    Il partage leur peine, il voit leur désespoir.

    Ô destin rigoureux ! ô nature ! ô devoir !

    Il entend les soupirs, les sanglots d’une mère

    Demander à son fils le retour de son père !...

    Mais, chassant des pensers qui font frémir son cœur,

    Il regarde le ciel, étouffe sa douleur,

    Et du fatal brandon sa main terrible armée

    Fait sauter le vaisseau dans la nue enflammée.

    (trad. A. Clavareau, 1825, p. 93-95)

     

     

    Helmers2.png
    La France littéraire, T. 4, 1830, p. 59