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néerlandais - Page 3

  • Les Chants de Hadewijch d’Anvers

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    Les œuvres et l’univers de la grande mystique brabançonne

     

    A l’occasion de la parution de : Hadewijch d’Anvers, Les Chants, édition de Veerle Fraeters & Frank Willaert avec une reconstitution des mélodies par Louis Peter Grijp, préface de Jacques Darras, traduction du (moyen) néerlandais de Daniel Cunin, Paris, Albin Michel, 2019 (avec 1 CD de poèmes chantés en moyen néerlandais et un livret sur la reconstitution des mélodies).

     

    Hadewijch-LesChants-Couv.jpg

     

    « Ne devrions-nous pas nous étonner d’abord de ce que Dieu créa le ciel et la terre avec des mots : ‘‘Dieu dit : Que la lumière soit, et la lumière fut’’ (Genèse 1.2) ? » (1)

     

    « La fidélité au mystère incline la pensée vers le poème et le poème vers la sagesse. » (2)

     

     

    Jean de la Croix est « la pierre angulaire de toute la littérature espagnole » et il convient « de regarder Mathilde de Magdebourg, Maître Eckhart, Jakob Böhme, Tauler et Angelus Silesius comme les représentants les plus infrangibles de la littérature allemande », affirmait en 1925 le poète expressionniste anversois Paul van Ostaijen. Les littératures trouveraient-elles leur source, leur souche, leur semence dans les écrits mystiques ? Quant aux lettres néerlandaises, la réponse paraît tout aussi incontestable qu’inouïe : les œuvres en langue vernaculaire (3) de Hadewijch en constituent bien le berceau, nées en quelque sorte ex nihilo alors même que leur élégance et leur grande variété formelle pourraient laisser croire qu’elles puisent leurs racines dans une tradition locale ancestrale.

    couv-MA.jpgAu cours des derniers siècles du Moyen Âge, la Brabançonne a traversé les cieux septentrionaux à la manière d’un météore. Tombée dans l’oubli le plus total après avoir tout de même brillé au moins jusqu’au temps de Ruusbroec (1293-1381) et de Jan van Leeuwen († 1378), elle n’a resurgi progressivement qu’environ cinq cents ans plus tard ; il aura ainsi fallu attendre les travaux du jésuite Jozef van Mierlo pour enfin accéder, des années vingt aux années cinquante du siècle passé, aux quatre textes de la béguine (4) dans des éditions critiques de qualité (5) : les Brieven (Lettres), les Visioenen (Visions), les Strophische gedichten ou Liederen (Poèmes strophiques ou Chants) et enfin les Rijmbrieven ou Mengeldichten (Lettres rimées ou Mélanges poétiques).

    Le long oubli en question explique en partie la méconnaissance dont souffre encore cette œuvre. Répandue par quantité de manuscrits et des traductions latines dès le XIIIe siècle, elle aurait, à n’en pas douter, joui d’un prestige comparable à la Divine Comédie qui lui est postérieure d’une bonne cinquantaine d’années. La rapprocher du monument de Dante ne relève pas d’un caprice de laudateur. Dans ses 45 Chants, Hadewijch offre sans doute aucun un sommet de la littérature européenne, parachevant l’art des trouvères et des troubadours. Ces vers s’adressaient probablement à celles et ceux qui, à l’instar de leur auteure, se disposaient à mener une vie entièrement placée sous le signe de la minne. S’appropriant de manière singulière des motifs bibliques et des chansons courtoises françaises, la poète compare le parcours de l’âme du mystique encore novice, qui s’efforce de conquérir l’amour, à un chevalier qui cherche à gagner les faveurs d’une noble dame. Un subtil mélange des registres profanes et religieux de son temps.

    HoofseLiefdeManesseCodexUniversitätsbibliothek-Heidelberg-732x1024.jpgLa découverte assez récente par le regretté musicologue néerlandais Louis Peter Grijp de mélodies et de sources liturgiques qui ont présidé à l’écriture d’une partie de ces poésies n’a fait que confirmer la dextérité de Hadewijch (6). Cette virtuosité constitue l’autre explication majeure du manque de reconnaissance de l’œuvre au-delà de l’aire néerlandophone : s’attaquer à ces strophes place le traducteur devant un défi probablement plus épineux que celui que relève quiconque entreprend de transposer les Psaumes ou tout autre livre de la Bible.

    L’écrivain Claude Louis-Combet a pu lire ces 45 poèmes comme une approche de l’expérience vécue par tout homme et de celle vécue par la béguine : « Notre lecture des chants poétiques rejoint nos lointains intérieurs et nous rappelle que, nous aussi, nous fûmes liés et fondés et que, loin d’être une conquête, telle que l’entendent les Orientaux, le vide est une sanction. »

    Le volume qui a paru ce printemps chez Albin Michel est la version française de l’édition des Liederen parue en 2009 à Groningue (Historische Uitgeverij), que l’on doit à Veerle Fraeters, Louis Peter Grijp et Frank Willaert. Cette transposition cherche à restituer au mieux, non la versification de l’original, mais ce que « dit » le texte de Hadewijch, quitte à sacrifier par endroits la fluidité de la langue. Le poème adopte une ponctuation moderne ; le nombre de strophes et de vers par strophe correspond à celui du texte moyen néerlandais, chaque vers étant en principe placé dans le même ordre que dans l’original. Le mot clé Minne, féminin en moyen néerlandais, nous a conduit à adopter le genre féminin pour le substantif singulier « amour », ce qui n’est après tout qu’un retour au passé. Les limites de la traduction se trouvent en partie compensées par le commentaire.

    Hadewijch-Visions-.jpgLa dimension musicale, mélodique et orale de l’œuvre hadewigienne ne se cantonne pas aux Chants. Ainsi que l’a démontré la Hongroise Anikó Daróczi (7), dans les différents écrits de la Brabançonne, une voix qui chante s’adresse au lecteur/auditeur en cherchant à le toucher dans tout son être de manière à ce qu’il fasse siens les vers, siennes les proses en lectio et meditatio. Cela vaut donc pour certains passages des 31 Brieven ou Lettres, dont on ne saurait trop souligner la dimension mystérieuse. Tout comme les Chants, ces Lettres illustrent le rôle de maîtresse spirituelle qu’a assumé Hadewijch ainsi que la rencontre tout aussi paradoxale que fondamentale entre Dieu et l’homme.

    Quant au livre des Visions, deux traductions de qualité sont déjà disponibles en français (8). Il convient de resituer ce texte au sein du genre visionnaire médiéval en approfondissant quelques aspects majeurs de l’expérience extatique en lien étroit avec la vocation de guide spirituelle : « La petitesse humaine et le péché que le monde proclame disparaissent sous la conscience d’une ressemblance originaire de l’esprit humain à Dieu. Pareille prise de conscience s’accompagne de la capacité à vivre, à l’instar de Jésus au cours de sa vie terrestre, en tendant à la plus haute élévation spirituelle. À la suite de l’appel de Paul dans sa Lettre aux Corinthiens (1 Cor. 14,1-14), cette capacité ne se conçoit pas sans la responsabilité d’accompagner d’autres âmes sur le chemin de la maturité spirituelle, à l’exemple du Christ. » (9)

    Le quatrième volet de l’œuvre de la mystique brabançonne – les Mengeldichten ou Rijmbrieven, autrement dit les Lettres rimées – a été le plus souvent négligé par les commentateurs. On se reportera à l’essai du père Raymond Jahae sur la Lettre rimée 16, la dernière du recueil, celle qui recèle un condensé de la doctrine hadewigienne, essai accompagné d’une nouvelle traduction de ce texte de 212 vers. (10)

    Couv-Nunc-40.jpg

    Dossier « Hadewijch », in Nunc, n° 40, octobre 2016, p. 18-91.

     

    Si Hadewijch inspire certains poètes – Pascal Boulanger dans son cycle « L’Amour là » (11) ou encore Juan Gelman dans L’Opération d’amour (12) – elle n’a pas non plus laissé insensible le cinéaste français Bruno Dumont. Ce dernier met d’ailleurs des bribes des Chants et des Visions dans la bouche de la comédienne principale du film qu’il a réalisé en 2009. Autre artiste profondément marqué par la figure de la mystique : le peintre et poète Marc. Eemans, premier et dernier surréaliste belge qui, dans les années trente du siècle passé, a fait passer quelques-unes de ses pages en langue française dans la revue Hermès. Cet auteur qui, comme on dit à Bruxelles, était bilingue… dans les deux langues, a laissé une œuvre tant en français qu’en néerlandais. Dans Hadewijch, il a vu, aussi surprenant cela puisse-t-il paraître, « une précurseuse du surréalisme ». (13)

    En réalité, Eemans est loin d’être le premier à avoir fait sienne la grande Brabançonne, à avoir inventé une « autre Hadewijch ». L’histoire des études hadewigiennes, depuis la redécouverte des manuscrits au cours de la première moitié du XIXe siècle, révèle que plusieurs savants, hommes de lettres et universitaires ont cherché tour à tour à s’« approprier » cette béguine quand ils n’ont pas tenté de l’identifier à telle ou telle figure plus ou moins hérétique, plus ou moins orthodoxe.

    Jozef van Mierlo

    RRkl - Van Mierlo.JPGRappelons que, pendant des décennies, et ceci jusqu’aux avancées significatives accomplies par Jozef van Mierlo, la recherche s’est focalisée sur la question de l’identité de cette femme dont pratiquement aucune trace ne subsiste dans les manuscrits du Moyen Âge. Récemment encore, cinq auteurs ont tenté d’attribuer un « visage » à l’« inaperçue » : Wybren Scheepsma a cherché à relancer la vielle hypothèse d’une identification avec Bloemardinne (ou de membres de son entourage) ; Rob Faesen a cru voir en Hadewijch Aleydis, une abbesse cistercienne (14) ; Hans Wilbrink la recluse Hadewigis mentionnée dans la vita de Julienne de Cornillon ; Daniel Devreese la recluse Hadewid Greca et, enfin, Rudi Malfliet une domicella Hadewigis née en 1214, influencée par les écrits de Joachim de Flore (15). Autant d’hypothèses réfutées par Frank Willaert :

    […] there is no reason to abandon the traditional view, mainly formulated by Jozef van Mierlo, according to wich Hadewijch must have been a beguine, who lived in the duchy of Brabant in the middle of the thirteenth century. (16) 

    Parallèlement à cette tendance qui perdure se dégage, depuis le XIXe siècle, une volonté de ranger la Brabançonne dans une case idéologique. Si l’on peut certes reprocher à Van Mierlo d’avoir voulu la « canoniser » – après tout, Jan van Leeuwen, disciple de Ruusbroec, ne la qualifiait-il pas lui-même de heylich ende glorieus wijf (femme sainte et glorieuse) ? –, la vision qu’il a élaborée de Hadewijch s’est révélée bien plus perspicace, cohérente et fondée que toutes les tentatives de récupération auxquelles on a pu assister, tant celles des libres penseurs qui, dès avant 1900, ont voulu faire de cette femme hors norme une hérétique que celles, beaucoup plus récentes, de quelques chercheurs qui tiennent à tout prix à la hisser au rang de parangon du féminisme.

    Unknown.jpegHadewijch échappe à toute idéologie, à toute idée préconçue. Plus on se tient loin de sa quête de l’indicible, plus on tend à faire sienne cette insaisissable poète. Aborder son œuvre, s’en pénétrer réclame sans doute de saisir qu’il convient au préalable de s’en dessaisir. Pourquoi l’assertion de Fabrice Hadjajd à propos de la Bible ne vaudrait-elle pas pour les écrits de la béguine : « Les Écritures et la Tradition ne sont pas que des paroles à déchiffrer. Ce sont d’abord des paroles qui nous déchiffrent » (17) ? Ou, en d’autres termes : « Au lieu d’extraire de la Bible une idée de Dieu, à propos de laquelle on pose des questions de philosophie théologique, en déployant un discours qui nous écarte (Pascal le disait déjà) du ‘‘Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob’’, ne devrions-nous pas accepter les façons de parler de Dieu qui nous viennent d’une civilisation très différente de la nôtre ? » (18) Hadewijch vient d’une civilisation différente de la nôtre : l’intensif travail de la mémoire jumelé à la liturgie et à la musique, par exemple, correspondait à une toute autre réalité que celle qu’elle peut revêtir pour nous et la plupart de nos contemporains. Quant à sa façon de nous parler : comment l’adéquation entre ce qu’elle nous dit et la virtuosité avec laquelle elle l’exprime dans ses plus belles pages ne nous rendrait-elle pas sensibles à la nature corporelle des mots, à la poésie, non seulement forme de louange, mais aussi émerveillement, mais aussi mode de transformation intérieure, tant physique que spirituelle ? « La poésie n’est révélation que dans la mesure où le poète révèle par où il est passé, ce qu’il a vu, et l’étrangeté de ce qu’il lui a été donné de découvrir. Si notre corps change pour le mieux dans la respiration et le mouvement parfait du poème, nos émotions, nos perceptions, nos idées, toute notre vie intérieure, indissociable de notre vie extérieure, sont transformées dans l’autre part du poème. » (19)

    Les écrits de Hadewijch, vers comme proses (poétiques), sont une invitation à aller plus avant, plus haut, dans la rencontre paradoxale de ce qui nous dépasse, « à goûter la véritable amour » :

     

    Quand l’aimée sera élevée en l’aimé,

    quel ne sera pas son contentement ! (20)

     

    Daniel Cunin

     

    Le lied 45 chanté en moyen néerlandais


      

    (1) Michael Edwards, Bible et poésie, Paris, Éditions de Fallois, 2016, p. 67.

    (2) Bernard Grasset, « Poésie, philosophie et mystique », Laval théologique et philosophique, vol. 61, n° 3, 2005, p. 553.

    (3) Le moyen néerlandais, et plus précisément le brabançon, langue parlée à l’époque dans le duché de Brabant qui englobait alors la région d’Anvers.

    (4) C’est Jozef van Mierlo qui a émis l’hypothèse d’une Hadewijch évoluant dans le milieu des béguines. Paul Mommaers a approfondi la question, en particulier dans un ouvrage transposé dans un français malheureusement peu convaincant : Paul Mommaers, Hadewijch d’Anvers, adapté du néerlandais par Camille Jordens, Paris, Le Cerf, 1994.

    (5) On peut les consulter en ligne (ainsi que quelques autres plus anciennes).

    (6) Albin Michel met à la disposition du lecteur la version française des travaux de Louis Peter Grijp dans un livret qui vient accompagner le volume des Chants : ici. En néerlandais : Louis Peter Grijp, Het Nederlandse lied in de Gouden Eeuw. Het mechanisme van de contrafactuur, Amsterdam, P.J. Meertens Instituut, 1991 ; ibid., « De zingende Hadewijch. Op zoek naar de melodieën van haar Strofische gedichten », in Frank Willaert (e.a., Een zoet akkoord. Middeleeuwse lyriek in de Lage Landen (Nederlandse literatuur en cultuur in de middeleeuwen 7), Amsterdam, Prometheus, 1992, pp. 72-92 et 340-343 ; Louis Peter Grijp & Frank Willaert (réd.), De fiere nachtegaal. Het Nederlandse lied in de middeleeuwen, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2008.

    (7) Voir en particulier : Anikó Daróczi, Groet gheruchte van dien wondere. Spreken, zwijgen en zingen bij Hadewijch, Louvain, Peeters, 2007.

    (8) Les Visions, traduction, présentation et notes de Georgette Épinay-Burgard, Genève, Ad Solem, 2000. Visions, présentation, traduction du moyen-néerlandais et notes par Fr. J.-B. M.Porion, Paris, O.E.I.L., 1987.

    (9) Veerle Fraeters, « ‘‘Vois qui Je suis !’’ Les Visions de Hadewijch », in Nunc, n° 40, octobre 2016, p. 53.

    (10) Raymond Jahae, « La lettre rimée 16 : une première approche de la mystique de Hadewijch à travers son œuvre la moins connue », in Nunc, n° 40, octobre 2016.

    (11) Pascal Boulanger, in Nunc, n° 40, octobre 2016, p. 43-48. Notons que nombre d’écrivains et d’artistes des plats pays ont pu s’inspirer de l’un des textes de Hadewijch, par exemple le compositeur Louis Andriessen dans la deuxième partie de Materie.

    JuanGelman.jpg(12) Traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet, postface de Julio Cortázar, présentation du traducteur, Paris, Gallimard, 2006, « Du monde entier ».

    (13) Veerle Fraeters & David Vermeiren, « ‘‘Une précurseuse du surréalisme.’’ La Hadewijch du peintre et poète Marc. Eemans dans le cadre de la revue Hermès (1933-1939) », in Nunc, n° 40, octobre 2016.

    (14) Hypothèse exposée entre autres en anglais : Rob Faesen, « Was Hadewijch a Beguine or a Cistercian ? An Annotated Hypothesis », Cîtaux. Commentarii Cistercienses, 2004, p. 47-63.

    (15) De fait, le titre retenu par Rudi Malfliet pour son ouvrage revêt pour ainsi dire un aspect caricatural : De andere Hadewijch (L’autre Hadewijch), Anvers, Garant Uitgevers, 2013.

    (16) Frank Willaert, « Dwaalwegen. Recente hypotheses over Hadewijchs biografie », Ons Geestelijk Erf, 2013, p. 194.

    (17) Fabrice Hadjadj, L’Aubaine d’être en ce temps. Pour un apostolat de l’apocalypse, Paris, Éditions de l’Emmanuel, 2015, p. 29.

    (18) Michael Edwards, op. cit., p. 36.

    (19) Michael Edwards, op. cit., p. 72.

    (20) Hadewijch, derniers vers du Chant 4.

     


     le lied 17 chanté en moyen néerlandais

     

     

     

  • Le poète Willem van Toorn

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    Une cage à la recherche d’un oiseau

     

     

    Willem0.pngNé le 4 novembre 1935 à Amsterdam, Willem van Toorn est romancier, poète, essayiste et traducteur (en particulier de Kafka et de John Updike). Sobre et teintée d’ironie, sa poésie explore les « entrebâillements » de la réalité tout en montrant un grand attachement aux paysages et à la nature. En compagnie de son épouse Ineke Holzhaus, l’auteur partage son temps entre les Pays-Bas et un hameau du Berry. L’essentiel de son œuvre est publié à Amsterdam chez Emanuel Querido ; Willem van Toorn vient d’ailleurs de consacrer une biographie à cet homme à l’occasion du centenaire de la naissance de la maison d'édition (2015).

    Les jeunes éditions bruxelloises L’arbre de Diane publient un choix de sa poésie dans la toute nouvelle collection « Soleil du Nord » qui a pour vocation de faire découvrir des auteurs d’expression néerlandaise.

     

    Toorn1.png

    Willem van Toorn, Une cage à la recherche d’un oiseau

    liminaire Benno Barnard, traduction Daniel Cunin

    Bruxelles, L’arbre de Diane, 2016

     

     

    Liminaire au recueil

     

    Communiqués de presse mythiques

     

    En 1983, quand je fis la connaissance de Willem van Toorn au Festival de poésie de Rotterdam, je n’avais pas encore 30 ans. Grand postado à peine remis de mes oreillons et arborant une fine moustache, je servais, à la manière d’une enfant de chœur, le culte de la poésie moderniste dans laquelle je voyais mon salut. T.S. Eliot, Guillaume Apollinaire et Martinus Nijhoff – le poète néerlandais le plus influent de la première moitié du XXe siècle – formaient ma Trinité. De vingt ans mon aîné, Willem van Toorn écrivait des poèmes, comment dire, plutôt gentils me semblait-il, qui s’adressaient en premier lieu à des dames émotives. Je m’empresse de préciser que je pensais la même chose de ceux de Rainer Maria Rilke.

    Il se trouve que j’allais changer bien plus que Willem. Témoignant d’une constance remarquable, il n’a cessé en effet de composer dans une tonalité propre, si bien qu’il est parfois difficile de dire si tel de ses poèmes est récent ou remonte à plusieurs décennies – quoi qu’il en soit, c’est bien lui et personne d’autre que l’on entend. Ossip Mandelstam nous l’a dit : un poète, c’est d’abord une voix.

    Pendant ce temps, j’évoluais. Sans renier « mes » modernistes, j’ai peu à peu découvert des ramifications merveilleuses dans le grand arbre de la poésie ; une poésie « accessible » à travers laquelle coule la même sève généalogique qui, ailleurs dans cet organisme complexe, nourrit les grands novateurs. Willem connaît mieux que personne l’histoire de cet art. La façon dont il incorpore ce savoir à ses vers sans forcer sa propre voix, voilà ce que j’ai appris à admirer.

    Le poète Willem van Toorn, je l’ai réellement découvert en lisant la plaquette Eiland (Île), parue en 1991. Dans ces pages, une chose – chose présente dans l’ensemble de l’œuvre – m’a profondément touché. Une simplicité mystérieuse. Des communiqués de presse mythiques, faisant la part belle à des assonances et des enjambements aussi naturels que les méandres d’un fleuve. Et partout de l’amour, de la mort, thèmes jumeaux dans leur primitivité. Ainsi dans ce poème du cycle « Fin de partie » :

     

    Tout ce qui reste : des histoires

    racontées pour ralentir le reste

    de ton temps, des héros. Eux portent

    leurs boucliers sur le lent fleuve

    avec intrépidité vers l’amont.

     

    Et de la mer qui se soulève

    vers la lune et la grève. De la nuit

    où le hibou sans bruit s’étire avant

    de déployer ses ailes et de frapper

    avec douceur mais sans pitié.

     

    De l’enfant qui entend l’appel

    sans rien savoir de la souris et rêve

    d’un roi dans un vieux palais.

    Tire sur lui les couvertures

    et sourit dans son sommeil.

     

    Que fait Willem van Toorn dans ses poèmes ? Il gémit mélodieusement aux étoiles : il nous faut exister, nous dit-il, vous et moi, et si possible de la façon la plus humaine qui soit.

    Permettez-moi de vous confier qu’à l’âge de 80 ans, soit toujours vingt de plus que moi, il est l’exception parmi les poètes européens, le seul qui, par sa voix saisissante, parvienne à me tirer des larmes.

     

    Benno Barnard

     

    Toorn2.png

     

  • Borges inquisiteur

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    Un essai de l’auteur néerlandais

    Robert Lemm

    consacré à

    Jorge Luis Borges et Umberto Eco

     

    (une version raccourcie de ce texte a paru

    dans Pastoraliaoctobre 2015, p. 16-17)

     

     

    Borges3.pngDans son roman Le Nom de la rose (1980), Umberto Eco met en scène un personnage qui répond au nom de Jorge de Burgos. Il s’agit d’un vieux bénédictin aveugle qui, dans le courant du Moyen Âge, dirige la bibliothèque d’un monastère. Au sein de cette communauté religieuse, plusieurs meurtres sont commis ; le moine chargé d’enquêter, Guillaume de Baskerville, est un franciscain progressiste. Burgos, qui incarne quant à lui une tradition figée, considère comme son devoir de protéger ses frères contre les livres qu’il estime dangereux. Parmi eux,  un tome de la Poétique d’Aristote, qui promeut l’humour, la comédie. Burgos voit dans le rire une propriété des singes, qui ne sied pas à l’homme sérieux. Jésus, est-il convaincu, n’a jamais ri. Par conséquent, le bénédictin a caché l’exemplaire dans les dédales de la bibliothèque et a appliqué sur les pages une encre empoisonnée. Quiconque pose les mains dessus et le feuillette meurt. Baskerville découvre que Burgos est le coupable ; alors que les deux hommes se font face, le vieillard met le feu à la bibliothèque.

    Jorge de Burgos n’est autre que Jorge Luis Borges (1899-1986). Âgé et aveugle, Borges occupait encore les fonctions de directeur de la Bibliothèque nationale de Buenos Aires ; poète, essayiste, conteur, il a signé nombre d’œuvres dont Inquisiciones et Otras Inquisiciones. Dans Le Nom de la rose, l’« inquisiteur bénédictin » fait figure (aux yeux d’Eco) d’adversaire du roman, genre bourgeois par excellence qui offre la possibilité de tout exposer en détail, d’adversaire en outre de stéréotypes comme l’exploration du monde intérieur d’un personnage (psychanalyse) ou le culte pour ainsi dire religieux de la sexualité. Chez Borges, le destin des protagonistes est ramassé en cinq pages tout au plus. La concision comme vertu. On est en présence d’un style aux antipodes de ce que propose un livre épais comme Le Nom de la Rose et maintes prouesses narratives qui plaisent tant à nos contemporains. Pour résumer, selon Borges, le réalisme pollue tout.

    Borges2.png

    Politiquement, Borges est un adversaire du régime parlementaire. Baskerville, l’alter ego d’Eco, voit en lui un éteignoir de la Modernité. Comment dès lors expliquer, insinue l’Italien, l’estime dont l’Argentin bénéficie auprès d’écrivains et d’intellectuels dont la foi dans ces axiomes que sont l’égalité, les droits de l’homme, le progrès, l’art moderne, ne fait aucun doute ? En 1976, Borges a accepté d’être décoré par le dictateur chilien Augusto Pinochet ; même alors, nombre d’admirateurs ont soutenu qu’il convenait de dissocier cette distinction de l’œuvre. Tout au plus le dictateur incriminé rendait-il impossible l’attribution du prix Nobel de littérature à l’Argentin. Il n’en demeure pas mois que ce dernier condamne la démocratie, synonyme pour lui de « loterie des urnes », de « désespoir devant l’absence de héros pour nous guider ». Autant de motifs donc de donner raison à Umberto Eco contre la reconnaissance dont l’auteur de L’Aleph jouit auprès de connaisseurs.

    Quiconque survole l’œuvre de Borges ne peut pas ne pas relever qu’il a affaire à un adversaire du modernisme. Les mouvements d’avant-garde de son temps, il les rejette avant de les ignorer. Les romanciers canonisés qui ont repoussé les limites du roman, tels Joyce et Proust, il les réfute en quelques lignes pour mieux les reléguer derrière des créateurs plus conventionnels comme Kipling, Stevenson, Chesterton, Schwob, Bloy. Quant à la poésie d’expression espagnole, il montre du respect pour la conception classique d’un Miguel de Unamuno et hausse les épaules devant l’icône surréaliste Federico García Lorca.

    Ses admirateurs soulignent l’ironie, le sens caché, voire l’hérésie de sa phrase, relèvent qu’il convient de ne pas prendre tout ce qu’il a écrit au pied de la lettre. Borges prendrait avec habileté son lecteur à contre-pied, envisagerait la littérature comme un jeu. C’est en cela que son œuvre, censée regorger de traits d’esprit postmodernes, se distinguerait. Cependant, si l’on s’en tient aux nombreux entretiens qu’il a donnés, force est de constater que l’estime que lui accordent les postmodernistes ne manque pas de l’étonner. Fausse modestie ? Je ne crois pas. Il laisse entendre que ces gens ne le comprennent pas ou le comprennent mal. Voilà pourquoi il est constamment à la recherche de son antagoniste, de celui qui le démasque. Ce dernier s’est-il présenté dans la personne d’Umberto Eco ? En ridiculisant le célèbre Argentin sous les traits d’un inquisiteur du Moyen Âge, l’enquêteur italien en donne l’impression, mais n’a-t-il pas qualifié son roman d’hommage à Borges ? Des deux, celui qui joue plus encore que l’autre semble donc bien être Eco.

    Borges1.pngL’absence d’un sain éclat de rire qu’Umberto Eco met en avant pour dénoncer l’antimodernisme de Borges a un effet boomerang. Car si le rire triomphe dans un art, c’est bien dans le cabaret, le pastiche. L’écrivain néerlandais Frederik van Eeden (1860-1932), qui, lui aussi a vu le prix Nobel de littérature lui passer sous le nez, a noté dans son Journal : « l’humour et la dérision ne siéent pas aux esprits supérieurs ; Shelley n’était pas drôle, Byron si ». Dans sa Vie de Don Quichotte et de Sancho Pança, Miguel de Unamuno, lui aussi oublié par l’Académie suédoise, seul écrivain espagnol du XXe siècle que Borges estimait digne d’être suivi, a qualifié sans détour le héros de Cervantes de tragique. Quiconque se rit de l’assaillant des moulins à vent, soutient-il, a tort. Par conséquent, la critique d’Eco se révèle irréfléchie.

    Et pourtant, Eco a en partie raison. L’admiration dont jouit Borges soulève des questions. Car il est bien un inquisiteur, non pas au nom de l’Église, mais pour le compte du canon classique et contre la Culture. Il faut lire à ce sujet sa plus longue nouvelle, « Le Congrès », dans laquelle on procède à un autodafé de livres à cause de ce que revêtent d’irréel et de superflu la plupart des écrits. Quant à la Culture en tant que succédané de la Religion, dit-il, elle sème plus encore le trouble. Abolir Dieu à la suite de Nietzsche, c’est déboucher sur la superstition de l’Éternel Retour, de la Nature, de la Vie. Ou sur le refoulement : « Le monde est un ensemble extrêmement étrange de phénomènes étonnants, mais je n’ai plus jamais éprouvé le besoin de placer au-dessus un quelconque créateur. En fait, la question de savoir pourquoi nous existons, ou pourquoi nous n’existons pas, est vide de sens. On ne saurait y répondre. » Telle est la conclusion à laquelle arrive l’écrivain néerlandais J. Bernlef (1937-2012), et avec lui la plupart des auteurs que l’on goûte de nos jours. Or ce qui est caractéristique de l’Argentin, c’est précisément qu’il n’a jamais cessé d’être en quête, ou plutôt qu’il n’a jamais renoncé à la métaphysique.

    robert lemm,jorge luis borges,umberto eco,pays-bas,néerlandais,biographieDans « Les théologiens », nouvelle que l’on peut tout aussi bien regarder comme un essai, l’hérésie, si toutefois il y a hérésie, consiste en ceci que Borges fait dépendre du plus fort le triomphe d’antan de l’orthodoxie. Le châtiment de l’hérétique d’aujourd’hui, c’est de découvrir que ses convictions hétérodoxes – Judas corédempteur – lui valent, non plus l’excommunication ni le bûcher mérités, mais le silence total. Les questions portant sur la Foi n’intéressent plus les intellectuels, et c’est à tort selon Borges. Pas moins provocateur, le jugement qu’il émet sur la philosophie consacrée. Heidegger, par exemple, il le liquide en raison de l’hermétisme de sa langue et de son nazisme ; à Jaspers il reproche de feindre le désespoir par pure vanité. La philosophie en général ne se soucie guère des classements et compartimentages qu’établissent universités et bibliothèques. Croit-on vraiment que Franz Kafka ou Oscar Wilde avaient des vues moins profondes que Kant ou les auteurs que nous imposent les écoles de pensée ?

    À la fin de sa vie, le bibliothécaire aveugle de Buenos Aires en vient à conclure qu’il préfère Dante à Shakespeare. Car Dante ne vous laisse pas tomber. Dans le Paradis, on distingue dans l’Aigle les visages des saints. Alors que dans le Simurgh persan, l’oiseau mythologique, disparaissent les pèlerins qui viennent à le trouver. La perte de l’identité individuelle caractérise l’Orient. Borges a écrit une étude sur le bouddhisme non sans poser que l’Occidental en lui ne pouvait se faire bouddhiste. Tous les jours, il priait le Notre Père en gothique.

    Robert Lemm (traduction : D. Cunin)

     

    ROBERT 1.JPGRobert Lemm est un essayiste et hispanisant néerlandais. Outre de nombreuses études sur des écrivains d’expression espagnole, on lui doit une biographie spirituelle de Borges (traduite en espagnol sous le titre Borges como filósofo), une Histoire des Jésuites, une Histoire de l’Espagne, une Histoire de l’Inquisition espagnole, des essais sur Léon Bloy, Jean-Paul II, Benoît XVI ainsi que deux ouvrages sur la Dame de Tous les Peuples et les apparitions mariales d’Amsterdam.

    Il a également à son actif une imposante œuvre de traducteur : Octavio Paz, Pablo Neruda, Alejo Carpentier, Jorge Luis Borges, Luis de León, saint Jean de la Croix, Miguel de Unamuno, Leopoldo Marechal, Juan Donoso Cortés, Nicolás Gómez Dávila, mais aussi Joseph de Maistre, Léon Bloy, Giovanni Papini et René Girard.

     

     


     



     



     

     

  • Rembrandt peint par Typex

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    Une bande dessinée hors norme

     

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    Typex, Rembrandt, trad. du néerlandais D. Cunin,

    Casterman, 2015, 264 p.

     

     

    LE MOT DE L’ÉDITEUR

     

    Rembrandt van Rijn (1606-1669) est un personnage complexe, à l’existence très riche et passionnante. Typex dépeint un Rembrandt bien à lui : fantasque, capricieux, vaniteux, arrogant, obtus, susceptible en même temps que touchant et attachant, voire digne de compassion. Un Rembrandt dépassé par son propre génie : qu’y peut-il s’il est plus brillant que les autres artistes ?

    En se jouant des codes habituels de la biographie, Typex donne un point de vue sans concession, mais non dénué de tendresse, sur l’homme, le mari, le père… et l’artiste. Ainsi que sur l’époque qu’il a traversée et si grandement influencée.

    Roman graphique relié en simili-cuir, tranches dorées, cahier de croquis et de notes expliquant le cheminement de l’auteur.

      

    « Quand la BD rend hommage à la peinture »

    chronique de François Angelier du 4 juin 2015

     

     

    Encore une biographie en bande dessinée ? Oui, mais celle consacrée au grand peintre néerlandais Rembrandt van Rijn (1606-1669), par le Néerlandais Typex, va faire date.

    L’imposant et luxueux ouvrage de près de 300 pages publié en français par Casterman, après des éditions en néerlandais, anglais, espagnol et hongrois, sinscrit dans la lignée des grands romans graphiques tels que Mauss (Art Spiegelman) ou Persepolis (Marjane Satrapi).

    Fruit de deux ans et demi de travail acharné, la bande dessinée, qui emprunte au maître du Siècle d’or son style clair-obscur, dépeint un Rembrandt fantasque, vaniteux, susceptible, couard, mais aussi touchant et forcément génial.

    La création, des premières toiles de jeunesse à Leyde aux ultimes autoportraits en passant par son œuvre la plus célèbre, la Ronde de nuit, est au cœur du récit mais n’efface pas les multiples déboires financiers du peintre, ses aventures sentimentales et les drames qui ont scandé sa vie et influencé sa manière de peindre le monde.

    source : rtbf.be

     

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    Le côté obscur de Rembrandt raconté

    dans une bande dessinée

     

    Une bande dessinée jette une lumière nouvelle, souvent méconnue, sur la vie du peintre néerlandais Rembrandt. Elle raconte sans tabous les périodes sombres, avinées et érotiques de la vie de ce maître né aux Pays-Bas en 1606. Rembrandt est signé de l’artiste Typex, que le musicien Nick Cave place aux nues. L’ouvrage lui a pris deux ans et demi de travail acharné.

    typex,rembrandt,bande dessinée,peinture,pays-bas,néerlandais,traduction,castermanRembrandt est dépeint au fil des cases et des bulles comme un homme infidèle, obsédé et acariâtre, qui vendait son art aux bourgeois et aux aristocrates néerlandais qui dépensaient dans l’art leurs fortunes assidument gagnées grâce au commerce extérieur.

    « L’art de qualité, c’est un bon investissement », explique ainsi à Rembrandt Hendrick van Uylenburgh, un marchand d’art qui laida à lancer sa carrière.  « Sans compter quon en tire prestige et crédit. »

     

    Une BD composée à partir d’anecdotes

    Typex, 50 ans, que le chanteur australien Nick Cave décrit comme « le second meilleur artiste néerlandais de tous les temps après Rembrandt », a dessiné et écrit le livre « en accomplissant le travail de cinq années en deux ans et demi », travaillant 14 heures par jour, un rythme effréné qu’aurait certainement apprécié Rembrandt, lui-même vraie bête de somme.

    « J’ai lu une série de livres sur Rembrandt, pris de nombreuses notes, mis les livres de côté et me suis mis au travail, explique l’artiste. Il y a beaucoup de choses qu’on ignore au sujet de Rembrandt. Ce qu’on connaît, ce sont les document officiels, les actes de propriété, de mariage, de décès », ajoute-t-il.

    Typex a voulu composer son livre à partir d’anecdotes, mais celles-ci s’inscrivent dans un cadre historique exact et apportent un nouvel éclairage sur la production artistique de Rembrandt, qui s’assombrit au fur et à mesure de ses autoportraits. 

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    Une vie tragique

    Une obscurité qui lui coûtera des clients : « Tu n’es plus rémunéré pour ton travail », se lamente Hendrickje Stoffels, alors amante de Rembrandt et qui deviendra son épouse au regard de la loi. « Des autoportraits, que des autoportraits, je suis vraiment inquiète. » Son épouse, ses maîtresses, ses enfants et même ses concurrents artistiques finiront par mourir, et l’artiste deviendra irrévocablement irascible.

    typex,rembrandt,bande dessinée,peinture,pays-bas,néerlandais,traduction,castermanSa vie est empreinte de tragédie, « quasiment tous ceux qui l’entouraient sont morts, c'était comme cela à l'époque, affirme Typex. Mais je ne voulais pas faire un livre uniquement triste ».

    L’auteur adopte ainsi un parti pris littéraire au moment de narrer la fin douloureuse de l’épouse du peintre : « Je l’ai racontée du point de vue du rat qui apporte la peste et pour lui, ce n’est pas du tout un évènement triste. Il reçoit de la nourriture et il vit en fait les meilleurs moments de sa vie », assure Typex.

     

    Un peintre sans compromis

    Ami et rival de Rembrandt, le peintre Jan Lievens, plus populaire que Rembrandt lui-même au cours des années 1660, surgit régulièrement au détour des pages : « Ce sont les années soixante, les gens sont gâtés. Le client est roi. Du moins, c’est ce qu’ils pensent », assure ce peintre, qui, lui, a gravi l’échelle sociale.

    typex,rembrandt,bande dessinée,peinture,pays-bas,néerlandais,traduction,castermanCherchant à entrer en contact avec le maître des autoportraits, le grand-duc florentin Cosme de Médicis arrive au détour d’une case à Amsterdam et on le voir qui cherche à emmener dans un endroit discret quelques jeunes filles peu farouches. Ce qui provoque chez Rembrandt une réaction virulente : « Dites-lui qu’il s’adresse, pour des tableaux de femmes appétissantes et aux belles couleurs, au marchand au coin de la rue et pas à moi. Et à présent, tout le monde dehors ! Dé-ga-gez ! Capice ? Arrivederci ! », s’exclame un Rembrandt au bord de la crise d’apoplexie.

    Pour Typex, Rembrandt était un homme « difficile et obsédé » : « La vie aurait pu être tellement plus facile pour lui s’il s’était un peu contenu, accommodé des goûts des riches. Mais il n’était pas assez sociable pour ça », assure-t-il.

    Culturebox (avec AFP) @Culturebox, 14 mai 2013

      

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    Plus Rembrandt est admiré, plus les puissants lui passent commande, et plus il renâcle à jouer le jeu de cette renommée. C’est que plus le génie de l’artiste est reconnu (mais aussi controversé), plus l’homme apparaît complexe, fantasque et arrogant, difficile ou aux abois. Pour le dessinateur néerlandais Raymond Koot, alias Typex, ce sont ces aspérités qui comptent, et la façon dont elles ont pu décourager tout le monde, y compris ses amis, et braquer la société hollandaise, bourgeoise et puritaine, de son temps. Typex met en scène l’insaisissable Rembrandt Harmenszoon van Rijn (1606-1669) en onze séquences disjointes : il élabore ainsi un brillant portrait kaléidoscopique, mouvant, charnel, électrisé par tout ce que le peintre a vécu d’emballements et de désillusions, avec ses femmes, Saskia, Geertje, Hendrickje, dans tous les rôles, épouses, mères, modèles, concubines ; et l’argent qu’il dépense à tout-va avant d’être obligé de vendre jusqu’à la tombe de sa première épouse, et de voir dispersés aux enchères tous ses biens. Typex s’en tient aux faits, zones d’ombre et contradictions incluses, mais s’approche d’autant plus près de Rembrandt qu’il recrée son univers quotidien avec une grande liberté de style. Le trait surjoue le réalisme un peu décalé pour mieux appuyer le grotesque, la truculence ou le ridicule d’une situation. Il s’évade en apartés qui prolongent et commentent celle-ci comme des gammes de pur mouvement : le dessin pour le dessin, et pour le plaisir de rendre hommage au maître... Typex est un biographe fasciné, mais sans déférence, inventif, stimulant. Jusqu’au finale qui diffuse une mélancolie poignante. Un « salut l’artiste » superbe.

    Jean-Claude Loiseau, Télérama, n° 3410, 23 mai 2015 

     



     Rembrandt by himself

     

    Lire aussi : « Rembrandt retouché au Typex »,

    Casemate, n° 81, mai 2015, p. 38-43.

      


     

    Typex dessine Rembrandt - trailer du documentaire (2013)

    documentaire complet

     

     

  • Aux royaumes de Slauerhoff

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    Le texte qui suit a paru

    en guise de postface au Royaume interdit

    (Belval, Circé, 2009, p. 177-185),

    traduction française du roman

    Het verboden rijk (1932)

    de J. Slauerhoff.

     

     

    Aux royaumes de Slauerhoff

     


    Slau5.pngFévrier 1927. Sur le Tjimanoek, bâtiment qui assure la liaison entre Java, la Chine et le Japon, le médecin de bord assiste Mme Cameiros da Silva qui accouche. Il a les plus grandes peines du monde à extraire le fœtus, mort dans le ventre de la mère. Celle-ci va tout de même survivre. Quelque mois plus tard, en juin, lors de son second séjour à Macao, ce même méde- cin rend visite aux époux Da Silva ; le mari, pour remercier le praticien néerlandais d’avoir sauvé sa femme, lui offre une édition des Os Lusíadas. Cinq ans après, dans les premiers numéros de Forum, revue cofondée par Eddy du Perron, voit le jour aux Pays-Bas le roman Le Royaume interdit dans lequel tant la ville de Macao que la vie en mer et l’auteur des Lusiades occupent une place primordiale.

    slau26.pngL’idée initiale de ce roman, le polyglotte Jan Jacob Slauerhoff (1898-1936) n’a pas attendu de lire (ou relire) Camões pour l’avoir. Entre septembre 1925 et septembre 1927, profitant de ce que les bateaux sur lesquels il servait mouil- laient dans différents ports chinois ou encore à Hong-Kong et Macao – à 4 heures de distance l’une de l’autre à l’époque –, il a rassemblé des éléments qui lui serviront à composer une part essentielle de son œuvre, les poèmes, nouvelles et romans « chinois ». Ainsi, dès 1928, Macao devient le titre de l’un des cycles du recueil Oost-Azië. Certains poèmes de la plaquette française, Fleurs de marécage (1929), évoquent eux aussi, non sans nostalgie, cette ville singulière au glorieux passé, en partie éteinte, que l’écrivain préférait à la moderne Hong-Kong. En feuilletant le journal que Slauerhoff a laissé, les notes qu’il a prises au cours de différents voyages, sa correspondance ou encore des esquisses de nouvelles dont certaines remontent au tout début 1927, on relève maints passages qui figurent, sous une forme plus ou moins retravaillée, dans Le Royaume interdit. Par exemple, des éléments autobiographiques sur la traversée de Hong-Kong à Macao resurgissent dans l’évocation du radio de bord, personnage sans nom, qui embarque alors qu’il est hanté par l’esprit de Camões. Il est probable toutefois que l’édition des Os Lusíadas ait aidé Slauerhoff à préciser la place à donner au poète portugais dans son histoire.

     

    Slau16.pngEn plus d’être un roman sur l’éternelle errance – c’est là, disons-le d’emblée, le thème central de toutes les œuvres de celui qu’on a pu baptiser « la catastrophe errante », ce médecin incapable de se fixer sur le continent, cet amant tou- jours en chemin vers une autre femme, vers la même femme, à l’image du marin de la nouvelle « Larrios » du recueil Écume et cendre (1930) –, Le Royaume interdit présente la singularité de déboussoler le lecteur qui se trouve dans l’impossibilité de ranger le roman dans une catégorie précise, en raison des variations permanentes de perspective qu’il offre au plan narratif comme au plan temporel et de la dimension onirique et démoniaque de nombre de ses pages. Quiconque croit, au bout de quelques-unes d’entre elles, avoir ouvert un roman d’aventures risque de rester à quai ; de même, on est loin du roman historique, du roman psychologique, voire du roman exotique pourtant prisé à l’époque. Qui est qui ? Qui parle ? Qui écrit au juste ? Comment le grand poète portugais, banni de son pays au XVIe siècle, peut-il revenir au XXe pour tenter de se glisser dans le corps d’un banni plus ou moins volontaire ? Quel est le rapport entre ce Camões désabusé, qui a laissé des mots et des vers qui ont fait le tour du monde, et le radio de bord qui envoie pour sa part des mots codés dans les airs ? Comment expliquer tous les parallèles entre ces deux existences que séparent plusieurs siècles, l’origine sociale, la langue maternelle… ? Parallèles qui par endroits rapprochent les deux solitaires misanthropiques au point de les confondre – métempsychose ? –, par exemple dans la scène ou le radio de bord se retrouve devant la célèbre église São Paulo de Macao, dont ne se dresse plus que la façade :

    slau11.pngVitraux élevés, porte fermée ; il fit un petit tas de pierres, se hissa sur le rebord d’une des fenêtres, se pencha et vit que derrière cette façade l’église était dévastée ; il regarda le vide pavé de pierres tombales. Des vautours se tenaient sur les vestiges de bancs. Il se laissa tomber, les oiseaux s’envolèrent, l’un d’eux passa tout près de lui, il trébucha sur un bloc de pierre puis s’étala dans une stalle vermoulue. Empêtré dans une masse de bois mou, il se débattit, la vermoulure lui bouchait les yeux et le nez. Étouffant, il parvint tout de même à se remettre sur ses jambes. Entre-temps, l’église s’était relevée, elle était pleine de silhouettes qui allaient et venaient, la plupart montaient sur des bancs entassés sous les fenêtres et, par ces ouvertures, déchargeaient de lourds mousquets. Devant l’une d’elles, un vieux moine était en train d’actionner un canon. Par intermittence, une balle sifflait dans l’église. Il se tenait près de l’autel. Un homme en bel uniforme, mais le crâne orné d’une couronne de cheveux argentés, lui remit, au nom de Dieu, un lourd fusil. Il gagna une fenêtre, laissa ses doigts aller et venir sur le canon et la platine rouillés. Des balles étaient posées sur le rebord de la fenêtre. Il regarda en contrebas le versant de la colline : des silhouettes tentaient de gagner l’endroit où était édifiée l’église, et il en tombait sans cesse ; il se mit à tirer machinalement dans le tas. Son épaule encaissait le recul de l’arme, mais il n’entendait pas les coups partir ; après quelques secondes, il voyait une flamme vaciller sur son lourd mousquet.

    Slau3.pngLa façon dont Slauerhoff traite la fondation de la ville de Macao et le destin des différents personnages – outre les deux protagonistes, deux belles femmes, des officiers, des ecclésiastiques, le roi du Portugal… – ont amené certains commentateurs, bien des années après la publication, à regarder Le Royaume interdit sous un nouveau jour : ils ont renoncé à affubler l’écrivain-médecin et son œuvre de l’étiquette « (néo)-romantique ». En s’écartant des modes narratifs habituels, en mettant l’accent sur une tentative de prise de conscience, en violant les schémas chronologiques et spatiaux traditionnels, en proposant aussi une fin ambiguë, le roman présente en effet une indéniable teneur expérimentale, moderniste, et, en Hollande, s’inscrit d’une certaine façon, par son aspect novateur, dans la lignée du Max Havelaar (1860) de Multatuli. Tout bien considéré, la part romantique des créations de Slauerhoff réside essentiellement dans l’importance accordée à l’occultisme.

     

    Slau13.pngUne autre question surgit lorsqu’on referme son premier roman : Qu’est au juste ce royaume interdit ? Le Portugal dont Camões est chassé ? La Chine, à la fois fascinante et exas- pérante, où ni lui ni les autres Européens ne par- viennent à se faire une place ? Le royaume britannique auquel le jeune Irlandais n’appartiendra jamais ? L’univers féminin ? Diana ? Pilar ? – femmes d’autant plus inaccessibles qu’elles ne sont pas libres de choisir leur amant, leur époux ? Les Chinoises qui se vendent ou que les Portugais épousent faute de mieux ? Le passé trop révolu ? Le présent plus que fuyant ? L’autre, cet autre que Camões assiège ? Soi-même ? ce soi-même qui échappe en permanence au personnage sans nom ? Et pourquoi ne serait-ce pas aussi, et tout simplement, le bonheur ? Bonheur insaisissable pour un être qui n’a plus aucun port d’attache…

     

    slau25.pngDu Portugal, Slauerhoff ne connaissait pas seulement la lointaine Macao. Il en lisait la littérature, il a traduit quelques œuvres portugaises. Dans la revue Forum, son roman était dédié à Albino Forjaz de Sampaio, homme de lettres qu’il connaissait et qui venait de publier, dans son História da literatura portuguesa illustrada, une photo du Hollandais près de la grotte de Camões à Macao. Lors de la sortie du Royaume interdit en volume, le nom de cet écrivain ne figure plus qu’en tête du prologue : Slauerhoff a décidé entre-temps de dédier le livre à D., la belle danseuse Darja Collin, qu’il avait épousée en 1930 et dont il divorcera peu après. Lors de ses innombrables voyages, le futur romancier a eu à plusieurs reprises l’occasion de se familiariser avec Lisbonne. C’est d’ailleurs lors de son premier séjour au Portugal (été 1922) qu’il va choisir de vivre la vie errante de médecin de bord. Autant d’éléments qui expliquent en partie le choix de mêler Portugal et Chine dans une même œuvre – Portugal duquel ne subsistent pas même les ruines de son glorieux passé, Chine avec laquelle Jan Jacob se sent beaucoup d’affinités même si certains jours, l’Extrême-Orient, comme le reste, l’exaspère. Lisant six ou sept langues, Slauerhoff va toutefois puiser à d’autres sources que l’œuvre de Camões pour élaborer Le Royaume interdit : l’Historic Macao, de C.A. Montalto de Jesus, lui offre mille données factuelles ; Das Leiden des Camoes, oder Untergang und Vollendung der portugiesischen Macht, de Reinhold Schneider, quelques éléments architectoniques importants pour structurer le récit. Zarathoustra aussi est présent. Il est passionnant de relever les emprunts que fait l’écrivain et surtout le peu de scrupule qu’il a à les tordre : il déforme les faits historiques, de même qu’il emploie des orthographes parfois fantaisistes pour les noms propres, place les événements dans un contexte et un siècle différents de ceux dans lesquels ils se sont déroulés – ces trahisons lui permettant entre autres de jouer plus facilement avec la temporalité et de se jouer de la logique à laquelle le lecteur aime se raccrocher. Au bout du compte, la teneur historique du roman présente autant d’incertitudes et de zones d’ombre que la vie de Camões.

    slau20.pngEn 1935, toujours dans la revue phare Forum, Camões et le radio de bord irlandais vont resurgir : la nouvelle « Dernière apparition de Camões », sorte de chapitre final du Royaume interdit, jette un éclairage sur les liens singuliers tissés, sous la plume de l’éternel insatisfait Slauerhoff, entre le radio de bord narrateur et le poète portugais devenu borgne : alors que le premier dit avoir cherché en vain à revoir Camões qu’il a, tour à tour, vénéré, plaint et méprisé, ce dernier, dans un triste état, lui rend visite une nuit à Kwang Tun. « Mieux vaut avoir vécu, dit le Portugais, même au milieu des catastrophes, que de passer et repasser sur la vie, à la recherche de quelque chose qui n’est pas et qui ne laisse aucune trace. Les catastrophes sont utiles en ce sens qu’elles permettent de détourner le regard de toute l’horreur qui bée derrière chaque existence. […] Laisse-moi vivre quelques instants dans ton corps et faire l’expérience de la vie terrestre que j’ai omis de vivre. » Excédé, le radio narrateur refuse de se soumettre : « Je veux m’oublier dans d’autres personnes. Or, c’est impossible tant que je t’ai devant moi ou autour de moi. » Alors qu’il parvient à ouvrir la porte pour mettre Camões dehors, apparaît sous ses yeux non pas le palier mais une vision du tremblement de terre de Lisbonne. Il rejette toutefois tout ce qui se rapporte au passé, refuse de servir une grandeur quelconque car il en connaît le caractère provisoire : « … je préfère vivre dans le vide glacial qui s’est formé autour de moi ».

    T. Corbière
    slau23.pngDerrière le Camões du Royaume interdit se cache sans doute un autre poète. Car les auteurs que Slauerhoff a le plus lus et le plus appréciés, ce sont les poètes français de la seconde moitié du XIXe siècle, en particulier les « poètes maudits ». Il cultivait un lien très étroit avec la France (Paris, Bordeaux, Nice, Marseille, Grâce, Annecy sont autant de villes où il a séjourné plus ou moins longuement), avec la langue et les lettres françaises. Lycéen, étudiant, auteur débutant, il lui est arrivé de publier des poèmes écrits en français. Il a appris notre langue dès l’école primaire – 6 heures par semaine la dernière année, plus que n’importe quelle autre matière ! –, a suivi avec passion au lycée les cours d’un Français, M. Doucet. Au fil des ans, Slauerhoff traduira des poèmes et des textes d’auteurs qu’il admire (Villon, Samain, Verlaine, Laforgue, Corbière, Jarry, Baudelaire, Segalen…) ; il consacrera à certains un poème, un article ou un essai (Samain, Laforgue, Verlaine, Jarry, Mallarmé, Rimbaud, Corbière, Henri de Régnier, Raucat…). Il s’intéressa aussi à des romans, des récits, qui portent sur la vie d’aventurier, les pirates, la vie en mer ou encore sur la Chine (Jules Verne dès l’enfance et Loti à l’adolescence, plus tard Cendras, Mac Orlan, Thomas Raucat, Kessel, Albert Gervais, Alain Gerbault…). Quand il part en mer, il laisse de l’argent à la librairie parisienne Le Divan pour se faire envoyer des ouvrages ; dans les pays lointains où il trouve une librairie, il achète nombre de livres français. Son deuxième recueil, Clair-obscur (1927), où le passé se fait déjà obsédant à travers la figure de Clotaire, l’évocation de Versailles ou encore la fin de siècle, est imprégné de la lecture de Verlaine et de Henri de Régnier. Mais le poète qui accompagnera peu ou prou Slauerhoff la seconde moitié de son existence, c’est bien Tristan Corbière, très présent dès le premier recueil, Archipel (1923 et plus encore dans la réédition de 1929). Quand une revue lui demande les six livres qu’il emmènerait sur une île déserte, il mentionne un titre de Rilke, un de Poe, deux de poètes néerlandais ainsi que la Bhagavad-Gîtâ et Les Amours jaunes. En août 1923, Slauerhoff se rend en pèlerinage à Morlaix ; s’il visite aussi Charleville, Rimbaud lui paraît intouchable (il ne traduira aucun de ses poèmes, mais écrira une longue série de quatrains inspirée du Bateau ivre). C’est avec Corbière que l’identification sera la plus forte – elle est formulée dans un des poèmes où il dit se nommer Corbière, « moi, Chevalier errant des hautes mers, moi, Don Quichotte des mers ». Slauerhoff m’a avoué, écrira Eddy du Perron, « qu’il retrouvait tant de lui-même en Corbière qu’il s’est cru un temps possédé par lui ». Au point de penser qu’il était une « incarnation » du Breton.

     

    slau17.pngDans Le Royaume interdit, entre Chine, Irlande, Portugal et immensités océaniques – et au delà de ce que sa prose doit à la littérature française –, le francophile Slauerhoff ac- corde une toute petite place à la France : Moi et dix autres survivants [du naufrage] avions été déposés à M…e…, le port le plus proche, nous raconte le radio irlandais avant d’ajouter plus loin : Le matin, j’étais à M…e… ; je passai la journée à arpenter le quai ; la nuit, je dormis derrière quelques caisses, me réveillai tout courbaturé, presque décidé à retourner à S… où je disposais au moins d’un lit, d’un feu de cheminée et du silence. Il n’est pas impossible que le port dont il est question soit une réplique de Marseille ; le S suivi de trois points pourrait alors être Sanary-sur-Mer. Dans le roman, le radio, malade, fauché, en proie à des hallucinations, séjourne dans un hôtel de S., y reçoit la visite « d’une femme d’autrefois ». Fin 1927, Slauerhoff, dont la santé commence à laisser à désirer, regagne l’Europe à bord de l’Angers, des Messageries Maritimes de Marseille. Dès son arrivée dans la cité phocéenne, il tombe malade ; il passera sa convalescence dans un hôtel de Sanary où la femme dont il est alors épris lui rendra visite et lui demandera de l’épouser.

    Autre élément français dans le roman : le dernier message qu’intercepte le radio avant d’être capturé par les pirates. Ce message, qui annonce un typhon, est envoyé par les jésuites de Chu Ka Wei ; il s’agit ici d’une allusion aux jésuites français établis alors au sud-ouest de Shanghai, qui disposaient d’une station météorologique, et auxquels Slauerhoff avait rendu visite.

     

    Slau19.pngVoir dans Le Royaume interdit une critique de la colonisation et du monde occidental comme certains tendent à le faire, c’est probablement aller un peu vite en besogne et amoindrir une fois de plus la dimension purement littéraire et intemporelle de l’œuvre. Dans « Portugal et Camões », article contemporain de la rédaction de son premier roman, Slauerhoff comprend le désir qui a animé les Portugais ou autres Hollandais voici plusieurs siècles, il se reconnaît même sans doute dans ces hommes en quête de lointains : « L’inconnu, précise-t-il à propos des navigateurs portugais, revêtait pour eux un attrait sans pareil, conformément à leur caractère national, fantastique et héroïque, peu tenace, peu énergique. » Et au sujet des colonisateurs hollandais de l’Insulinde : « Le combat mené par nos pionniers mérite aussi sans conteste le qualificatif d’héroïque ; mais jamais les grands faits et gestes qu’ils ont accomplis là-bas n’ont trouvé le moindre écho dans notre littérature, aucun poète majeur n’a pris part à ce combat. » Ce qui retient surtout l’attention du romancier, c’est le déclin ou la décadence (corruption, appât du gain…) qui frappe bientôt ces communautés habitées au départ par des valeurs nobles, et plus encore la coïncidence entre décadence du Portugal et écriture de l’épopée nationale Les Lusiades.

     


    slau15.pngÊtre l’un de ces millions qui n’auront jamais la conscience de leur être – quel bonheur ; et si cela est hors de portée, être l’un de ceux qui savent tout, un homme qui a tout abandonné derrière lui et qui, pourtant, survit.
     C’est sur ces phrases – où résonne dirait-on le vers de Corbière « Je voudrais être un point épousseté des masses » – que se referme Le Royaume interdit : l’homme sans nom a survécu, sa quête va se poursuivre dans La Vie sur terre (1934), deuxième et dernier roman publié du vivant de l’auteur, avant le posthume La Révolte de Guadalajara qui, initialement, devait être un troisième roman « chinois ». Dernières modulations d’une absence qui chante l’absence.

     

    Daniel Cunin

     

    Sur la tombe du poète
     

     


    slau18.pngOutre la biographie – Wim Hazeu, Slauerhoff. Een biografie, 1995 – et les quelques livres consacrés à Slauerhoff et la Chine – Arie Pos, Van verre havens. Het werk van Slauerhoff en de Chinese werkelijkheid, 1987 ; W. Blok & K. Lekkerkerker (éd.), Het China van Slauerhoff. Aantekeningen en ontwerpen voor de Cameron-romans, 1985 ; Eep Francken, Over Het verboden rijk van J. Slauerhoff, 1977 –, on peut lire la thèse de Louis Fessard écrite en français : Jan Jacob Slauerhoff (1898-1936). L’homme et l’œuvre, Paris, Nizet, 1964. Celle de H.G. Aalders, Van ellende edel. De criticus Slauerhoff over het dichterschap (2005), fournit de nombreux éléments sur l’importance qu’ont revêtu certains poètes français pour Slauerhoff et son écriture.