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néerlandais - Page 6

  • Fantômes en Flandre

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    LE TRIOMPHE DE LA MORT

    ou la firme littéraire Teirlinck-Stijns

     

     

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    « Il faisait presque nuit ; la fatigante tâche du jour accomplie, je m’étais assis à ma fenêtre et dirigeais machinalement mes regards vers la lune ou bien me créais, dans les nuages qui passaient, des milliers d’images ou de fantômes. J’étais las, mécontent même, et les fantaisies que mon esprit évoquait en subissaient l’influence. Tout me paraissait effrayant et triste. Je voyais des géants, à califourchon sur des monstres, qui, de leur gueule grimaçante, vomissaient une écume fumante ; des silhouettes de Titans qui brandissaient des blocs de rochers comme s’ils voulaient en écraser la terre ; des cadavres empilés les uns sur les autres, comme si un combat homérique venait d’avoir lieu. Plus loin s’élevait une suite de collines, dont le pied se baignait dans un lac sombre où les étoiles se reflétaient à peine ; et derrière ces collines, dans le lointain, s’étageaient des montagnes hautes comme le ciel, couronnées d’épaisses forêts et de châteaux aux donjons en ruines. Mon imagination me faisait voir des cavernes, des abîmes, des gouffres, des têtes de démons convulsionnées par la colère, des satyres, des nains, des serpents : horribles spectacles qui me faisaient frissonner malgré moi. Et je pensais : si je puis me livrer à de telles divagations, est-il étonnant que le trop naïf villageois peuple d’êtres surnaturels tout ce qui l’entoure ? Nulle ferme bâtie à l’écart qui n’ait sa légende, nul champ solitaire où il ne revienne un esprit, nul carrefour auquel ne se rattache une histoire de revenant ; nul tilleul isolé au pied duquel on n’ait enterré une ou plusieurs sorcières. Le campagnard ignorant réfléchit peu, tout lui semble surnaturel ; quoi de surprenant alors qu’il connaisse tant de terrifiants récits ? Ce que je vais raconter se passa dans un petit village de la Flandre et l’on y tient encore aujourd’hui cet événement pour mystérieux et surnaturel au possible. »

    Isidoor Teirlinck

    PortraitTeirlinckIsidoor.gifCes lignes qui ouvrent le récit reproduit ci-dessous ont été écrites il y a plus de 130 ans par un duo d’écrivains flamands : Isidoor Teirlinck (1851-1934) et son beau-frère Reimond Stijns (1850-1905) (ils avaient épousé deux soeurs). Entre 1877 et 1884, ces deux hommes publièrent à quatre mains un nombre assez impressionnant de nouvelles, pièces de théâtre, poèmes et romans dont le populaire Arm Vlaanderen (Pauvre Flandre). Une production et une façon de procéder qui ne manqueront pas de susciter des commentaires, par exemple ceux d’un littérateur flamand, Hendrik De Seyn Verhougstraete (1847-1926), dans le mensuel Le Livre (1881, p. 455-456) à propos des cinq premières œuvres de ceux que certains baptisèrent les « jumeaux » :

    « Voilà cinq ouvrages sortis de la plume de la firme littéraire Teirlinck-Styns.

    « Comme Erckmann-Chatrian, les conteurs alsaciens universellement connus, MM. Teirlinck et Styns, se sont associés pour produire leurs œuvres en commun.

    « Je me fais difficilement une idée de la façon dont on travaille pour produire un livre en commun : les écrits d’un auteur sont une partie de lui-même, et l’identification nécessaire des idées de l’un avec celles de l’autre me semble offrir de telles difficultés qu’elle me paraît impossible à réaliser. Et cependant cette collaboration existe ; journellement il paraît des livres dont l’auteur est une double personnalité. Serait-ce que la nature a créé des caractères mutuellement sympathiques ?

    « Et cette dualité d’auteur ne serait-elle pas cause de cette dualité de style et de sentiments qui se fait jour dans leurs productions ? D’un côté, des passages d’un romantisme et d’un sentimentalisme outré, et d’un autre, des pages charmantes de réalisme véritable, de tableaux pris sur le vif.

    « Mais ne nous attardons point à rechercher des causes qui nous échappent et revenons à nos auteurs.

    « Jeunes tous deux, – ils n’ont que trente ans, – ils ont déjà produit des œuvres que la critique a été unanime à louer.

    « L’influence de notre grand romancier Conscience se fait fortement sentir dans leurs œuvres. Comme lui, ils peignent la vie flamande, le paysan flamand avec ses vertus et ses travers.

    « Leurs deux premiers romans, Bertha van den Schoolmeester et Frans Steen, sont d’une couleur sombre. Dans le premier, c’est la lutte de l’amour et de l’argent qu’ils nous montrent en donnant, comme remèdes aux malheurs et aux souffrances de la vie, le courage et la patience.

    Reimond Stijns

    PortraitReimondStijns.jpg« Déjà dans cette première œuvre se découvrent des qualités d’écrivains qui se développeront dans leurs œuvres suivantes. Nous y aurions voulu moins de promenades sentimentales et plus de vie réelle chez les amants : Bertha est une fille éthérée. Mais c’est un premier essai ; et puis, convenons-en, cette idéalisation de l’amour tombe bien dans le goût du peuple flamand. L’amour que nous décrit Conscience dans toutes ses œuvres, n’est-ce pas un amour idéal ? Celui-là existe-t-il réellement, ou du moins existe-t-il à l’état de règle générale ? Et, là où on le trouve, n’y est-il pas né à la suite des lectures assidues des œuvres de Conscience ?

    « N’en voulons donc pas trop à Teirlinck-Styns s’ils ont suivi cette voie ; c’était un sûr moyen d’arriver au succès.

    « Frans Steen est l’histoire d’un enfant trouvé ; histoire bien triste, et malheureusement de nos jours encore trop vraie. La peinture de la location des orphelins et des vieillards pauvres est navrante. Cette coutume de louer les orphelins et les vieillards au moins offrant est une tache sur notre civilisation ; on voudrait croire que cela appartient aux siècles passés ; mais malheureusement la réalité des faits est là ; les communes non encore pourvues d’orphelinat et d’hospice mettent leurs orphelins et leurs vieillards en pension chez les habitants, au moins offrant. Quelle est la situation morale et physique de ces malheureux ? elle se laisse deviner.

    Gedichten en Novellen nous place dans un autre milieu. Ici les écrivains ont sacrifié à la muse, et leur sacrifice ne doit pas lui avoir été désagréable. Sans se vouer à la poésie, ils nous ont donné quelques jolis vers. Le cycle : Het Koren se recommande par sa vivacité d’allures, la justesse d’expression et d’exactitude dans la description des hommes et des sentiments de la nature.

    «  Une novelle qui nous a plu avant toute autre, c’est: Uit het Normaalschoolleven, la vie à l’École normale. Comme c’est vrai d’un bout à l’autre ! Quiconque a passé par là ne contredira point les auteurs. Ce surveillant sous le sobriquet de Zwarte, nous l’avons tous connu, cet homme sans cœur, s’ingéniant à briser tout sentiment humain dans le cœur de ses élèves. Ces surveillants-là se rencontreraient-ils donc partout ?

    « Baas Colder est l’histoire d’un Harpagon de village, histoire terrible et tellement vraisemblable qu’on la croit arrivée.

    « Mais ici encore se rencontre cette dualité dont nous parlions en commençant, et qui se fait sentir dans tous les ouvrages de Teirlinck-Styns. A côté des descriptions de la nature les plus réalistes et les plus exactes, se rencontrent des personnages agissant d’une façon toute conventionnelle. Non pas que les sentiments soient mal exprimés, qu’il n’y ait pas de figures typiques ; la langue et le style sont irréprochables, les figures principales sont bien décrites, mais elles n’agissent pas toujours assez d’après la réalité. Si les auteurs parviennent à faire agir leurs personnages avec toute la réalité de la vie, ils produiront des chefs-d’œuvre que nous pourrons placer à côté de ceux de nos meilleurs maîtres.

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    « Aldenardiana, recueil de cinq nouvelles se passant dans les environs d’Audenarde, nous prouve qu’ils tendent vers ce but : tout romantisme conventionnel, pour nous donner la nature et les hommes tels qu’ils sont.

    «  Ah! la nature! comme ils la peignent ! et les paysans flamands, ils les ont bien fouillés.

    « Qu’ils dirigent maintenant leurs investigations vers un autre coin de la société ; qu’ils élargissent ainsi le cercle de leurs travaux, en restant fidèles à la ligne de conduite qu’ils ont suivie jusqu’ici en moralisant le peuple par la lecture, ils pourront compter sur des succès durables.

    « Ajoutons encore qu’ils se sont aussi essayés au théâtre, et que leur drame Lina Donders et leur drame-lyrique, Stella, ont été représentés avec succès. »

    Le même critique affirmera dans le même périodique (1882, p. 406), qu’en Flandre, à l’époque, il n’y a « que Teirlinck-Styns et G. Segers qui soient parvenus à percer, et dont les œuvres portent un cachet propre ».

    Tous deux enseignants à Bruxelles, Teirlinck et Stijns s’efforcèrent d’éduquer le peuple à travers des écrits pessimiste et souvent anticléricaux (Pauvre Flandre est plus un livre de combat qu’un grand roman). Reimond Stijns continuera de produire seul des romans, d'abord plus ou moins dans la tradition de Hendrik Conscience, puis en adoptant une trame naturaliste. Certains l’ont d’ailleurs considéré comme le précurseur du naturalisme flamand ou, pour le moins, comme l’auteur d’une épopée naturaliste cruelle : Hard labeur (Dur labeur, 1904), un roman dur où pointe encore une note romantique, son livre le plus achevé.

    De son côté, après la collaboration avec son beau-frère, Isidoor Teirlinck écrira des nouvelles « rurales » plus impressionnistes, d’autres truffées de vocables dialectaux, et se consacrera surtout à des travaux portant sur la botanique, la magie, la dialectologie, le folklore… dont certains sont disponibles en version française… Il est l’auteur d’un dictionnaire de l’argot (auquel collabora d’ailleurs H. de Seyn-Verhougstrate), de Contes flamands… Le seul fils d’Isidoor Teirlinck s’est également fait un (pré)nom dans la littérature : Herman Teirlinck (1879-1967) compte en effet parmi les plus grands auteurs d’expression néerlandaise du XXe siècle, auteur en particulier du beau roman bruxellois Het ivoren aapje (Le Singe d’ivoire) dans lequel le personnage Lieven Lazare est inspiré de Léon Bloy que le Flamand avait rencontré à quelques reprises.

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    présentation d'Isidore Teirlinck & Raymond Stijns

    dans Six nouvelles

     

    « Superstition », reproduite ci-dessous, est extraite du recueil Six nouvelles publié en 1880 (H. de Seyn-Verhougstrate n'en parle pas dans sa critique) comme n° 54 d’une collection qui répondait au souci des auteurs de diffuser leurs œuvres auprès du peuple. Fondée par le sénateur Ernest Gilon (1846-1902), la Bibliothèque Gilon (Verviers) plaçait en effet en épigraphe à ses volumes la formule suivante : « Un livre volumineux et d’un prix élevé peut être comparé à un vaisseau qui ne peut débarquer ses marchandises que dans un grand port. – De petits traités ressemblent à de légers bateaux qui peuvent pénétrer dans les baies les plus étroites, pour approvisionner toutes les parties d’un pays. » Cette série de la fin du XIXe siècle, qui publiait 2 volumes de 100 pages par mois, visait à édifier le peuple dans un esprit d’inspiration maçonnique ; parmi les auteurs les plus réputés figurant dans cette collection, on relève des écrivains – Camille Lemonnier, Léopold von Sacher-Masoch… –, mais aussi nombre de vulgarisateurs des sciences : Camille Flammarion, Stanislas Meunier…

    TriompheDeLaMortDétail.jpgSix nouvelles contient quatre proses tirées des Gedichten en Novellen (Poèmes et nouvelles) évoqués plus haut et sans doute en grande partie rédigés par Stijns – « Bonheur détruit (Croquis) », « Scène de la Vie du Peuple », « Un Souvenir de l’École normale » et « Nelleke (Croquis) » – et deux qui avait paru dans un périodique (Nederlansche Dicht- en Kunsthalle) : « Superstition (Récit) » et « Deux Jours de Kermesse (Croquis) ». Il s’agit de textes d’une qualité inégale. « Scène de la vie du peuple » (un veuf qui a sombré dans l’alcool décide de se suicider afin que ses deux filles soient recueillies par l’orphelinat et aient au moins de quoi manger) et « Un Souvenir de l’École normale » sont des évocations larmoyantes.

    Il est dommage que les auteurs, dans « Deux Jours de Kermesse (Croquis) », ne brossent pas un tableau coloré des fêtes foraines de l’époque ; ils optent en réalité pour une morale – mise en garde contre la légèreté du sexe faible – qui restitue les désillusions d’un jeune homme éprouvant ses premiers émois amoureux. On ne peut s’empêcher, en relisant aujourd’hui une telle nouvelle, de relever une note comique, de même d’ailleurs que dans « Bonheur détruit (Croquis) » et « Nelleke (Croquis) » tant la naïveté de Teirlinck et de Stijns rejoint celle de leurs personnages, ces modèles de villageois qu’ils ambitionnaient de tirer de leur ignorance. On voit là combien la morale de substitution qu’ils opposaient à ce que prônait le clergé était redevable à cette dernière et restait prisonnière des clichés bourgeois. Le personnage central est à chaque fois un homme même si le Nelleke de la nouvelle éponyme partage les premiers rôles avec son épouse acariâtre, « la noire Thérèse », bien plus âgée que lui, et avec un coq auquel celle-ci tient plus qu'à tout. Dans l’ensemble, les dialogues sont peut convaincants. En restituant mœurs et coutumes des années 1875, certaines scènes présentes une valeur historique : les auteurs nous proposent par endroits une photo de la rue bruxelloise de l’époque (voitures des laitières tirées par un attelage de chiens, à l’aube). Avec « Nelleke », et d’un certain côté « Bonheur détruit » – le bonheur simple d’un vieil instituteur se trouve réduit pour ainsi dire à néant à cause d’une seconde d’inadvertance –, « Superstition » est sans doute le texte le plus abouti. Il possède qui plus est une dimension fantastique, quelques touches comme issues du Triomphe de la mort de Bruegel ou de quelque autre tableau flamand. La mort guette d'ailleurs presque dans chaque histoire de Teirlinck-Stijns. On regrettera toutefois la fin de la nouvelle où tout est expliqué, où la visée moralisatrice des auteurs reprend le dessus.

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    Georges Eekhoud, Mercure de France, 15/01/1906

     

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    Deux mots sur la paire de traducteurs

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    J. Elseni (pseud. de Jean-Baptiste Jamnoulle ou Jansoulle) et François Gueury(-Dambois) ont traduit ensemble d’autres œuvres du néerlandais (flamand) pour la Bibliothèque Gilon :

    Pierre Geiregat, Douleurs & Joies du Peuple, 1882, n° 84.

    Virginie & Rosalie Loveling, Scènes Familières, 1883, n° 102.

    Mme Courtmas, Tante Sidonie. Dedans ou dehors. La Fleur de Cleyt, avec une préface de Paul Fredericq, 1883, n° 107.

    Teirlinck-Stijns, Baas Colder, 1883, n° 113.

    Mme Courtmans, La Perle du Hameau, 1884, n° 132.

    Pierre Geiregat, Où git le Bonheur, 1884, n° 137.

    Jean Micheels, Benjamin Franklin, 1885, n° 160.

     

    J. Elseni a en outre traduit seul Myosotis et Trois récits de grand’père de Pierre Geiregat (1828-1902), un auteur gantois aujourd’hui totalement oublié, lui-même traducteur de Henry Havard.

     

     

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  • L’œuvre de Willy Spillebeen

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    Entre introversion et extraversion :

    un entretien avec le romancier et poète flamand

    Willy Spillebeen

     

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    La Lys en hiver 

     


    littérature,flandre,france,roman,néerlandais,poésie,mythologieStyliste hors pair, Willy Spillebeen nous parle ci-dessous de certaines caractéristiques de son œuvre : l’importance de la mythologie et du paysage dans l’ensemble de ses romans comme dans sa poésie, les métaphores sur lesquelles il édifie la plupart de ses histoires, la place qu’il accorde à la vie et au témoignage de certaines personnes qu’il a croisées au cours de son existence… Nombreux sont ses livres qui s’arrêtent sur des périodes troublées de l’Histoire, explorant les enjeux du pouvoir à travers les thèmes de l’équité et de la violence, du bien et du mal, de l’idéologie et de la cruauté : la conquête de l’Amérique par les Espagnols (par exemple dans Le Jésuite anonyme), la Saint-Barthélemy (racontée par Bousbecque, alors au service de la reine de France, dans Busbeke of de thuiskomst), la révolution russe (Anastasia), les deux conflits mondiaux du XXe siècle (Une autre guerre, Amants en temps de folie, La Butte ou encore le roman jeunesse Serge/Samuel)…


    littérature,flandre,france,roman,néerlandais,poésie,mythologieIl arrive à Willy Spillebeen de situer l’action de ses romans dans le Nord de la France. Ainsi, Le Seigneur de Peuplingues, qui baigne dans une atmosphère digne d’un Simenon, évoque un procès retentissant, l’auteur reconstruisant en quelque sorte l’affaire Rohart. Il situe à Linselles, près de Lille, une autre affaire judiciaire remontant plus ou moins à la même époque (le court roman De nabestaande publié dans le volume Le Désir de consolation). À travers une relecture du poème The End of War de Herbert Read, Les Yeux d'or de Dieu (titre emprunté à un vers de Georg Trakl) nous fait revivre un drame qui s’est déroulé près de Valenciennes en novembre 1918, lors la dernière nuit de la Première Guerre mondiale : un officier allemand moribond va entraîner des centaines d’hommes dans la mort. La capacité de l’auteur à se glisser dans la peau de ce soldat qui vit ses dernières heures est pour ainsi dire hallucinante. D'ailleurs, l'agonie constitue la donnée de base de trois de ses autres œuvres : Cortés ou la chute (1987), Énée ou la vie d’un homme (1982) et enfin Bousbecque ou le retour (2000) qui décrit les dix-huit derniers jours de l'existence de l'humaniste flamand Ogier de Bousbecque (ou Busbecq), l'homme à qui l'on doit entre autres l'introduction de la tulipe et du narcisse en Europe.

    littérature,flandre,france,roman,néerlandais,poésie,mythologieDans plus d’un de ses livres, l’écrivain approfondit une autre souffrance, celle que font subir les adultes aux enfants. Relatant lui aussi une histoire vécue, le court et magnifique roman Les Chiens de la Belle au bois dormant (couverture ci-contre) narre en trois tableaux d’une rare dureté trois années de l’existence d’une fillette désemparée par la séparation de ses parents et l’inconscience de sa mère. Là encore, les données que l’auteur emprunte à la réalité échappent à l’anecdotique grâce à une belle maîtrise de la composition. Dans Le Hasard, c’est un garçon de 4 ans qui se retrouve le jouet des « grands », en l'occurrence des représentants de l’administration (policier, magistrat, infirmières…). Pluche de mer se penche sur le destin d'un enfant un peu plus grand, un des boat people vietnamiens qui atterrit en Flandre.

    L’intérêt que Willy Spillebeen a porté à l'Histoire et à certains auteurs de l’Amérique latine l’ont amené à écrire, outre des traductions d’œuvres de Pablo Neruda (entre autres le Canto General), des récits centrés sur les civilisations aztèque (Cortès ou la chute), maya (L'Enfer existe) et inca. D'autre part, un profond amour de sa région natale, marié à une prédilection pour le genre historique, l’a conduit à peindre l’existence de deux grandes figures flamandes : Ogier de Busbecq, déjà mentionné, et Guillaume de Rubrouck. Ce dernier, originaire d'un village situé près du mont Cassel, été un ami très proche de Louis IX, lequel l’avait envoyé en Mongolie vingt ans avant que Marco Polo ne s’y rende. De ce voyage, il a ramené une œuvre importante (Voyage dans l’empire mongol). Il aurait participé aux sixième et septième croisades et été prisonnier avec le roi à Mansourah. Guillaume aurait aussi assisté à la mort du souverain. Il a vécu un certain temps à Paris où il avait comme ami Roger Bacon.

     

    vidéos de l'entretien accordé par Willy Spillebeen

    le 30 janvier 2010

    arrivée en Flandre occidentale par une belle journée hivernale

    romans jeunesse, structure des romans, Les Yeux d'or de Dieu...

    la métaphore à la base du roman,

    l'écriture de l'Énée, l'impossible liberté

    mythologie grecque, civilisation d'Amérique latine,

    le paysage, l'humour

    Emmanuel Looten,

    la traduction (Romain Gary, Charles De Coster)

    évolution littéraire, structure du roman,

    dette à l'égard d'écrivains d'expression espagnole

    Ogier de Busbecq, Guillaume de Rubrouck,

    la Flandre et la Grande Guerre, la poésie

    Faulkner, Yourcenar, Joyce, L.-F. Céline ;

    une écriture qui marie classicisme et modernité

     

     

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    La Chasse au renard

     

    L'un des romans majeurs de l'écrivain flamand, fresque épique du déclin de la terre natale des protagonistes, trois pères et trois fils qui évoquent leurs désillusions et la résistance acharnée qu'ils opposent à la fatalité ; le renard apparaît comme la métaphore de l'homme qui ne cesse, au cours de l'Histoire, d'être pourchassé sans jamais trouver un havre de paix. Quand la Flandre occidentale sert de cadre à une tragédie de dimension universelle.

     

     

    ROMANS, RÉCITS & NOUVELLES

    De Maanvis (Le Scalaire), Desclée de Brouwer, Bruges, 1966.

    De Krabben (Les Crabes), Desclée de Brouwer, Bruges, 1967.

    De Sfinks op de Belt (Le Sphinx sur le dépotoir), Manteau, Bruxelles, 1968.

    Steen des Aanstoots. Een boek (Pierre d’achoppement. Un livre), Davidsfonds-De Standaard / Louvain-Anvers, 1970 (autobiographie romanesque).

    Drie X Drempelvrees (Trois x La peur d’entrer), Standaard, Anvers, 1984 (trois nouvelles).

    De Vossejacht (La Chasse au renard), Davidsfonds-De Standaard/Louvain-Anvers, 1979.

    Herinneringen aan de Toekomst (Souvenirs du futur), Orion, Bruges, 1979 ; réédité sous le titre De Andere Oorlog (La Grande Guerre), Davidsfonds, Louvain, 1988.

    Het goede Doel van het Geweld (La Bonne fin de la violence), Davidsfonds, Louvain, 1979.

    Aeneas of De Levensreis van een Man (Énée ou la vie d’un homme), Manteau, Anvers, 1982, réédition Davidsfonds, Louvain, 1999.

    Doornroosjes Honden (Les Chiens de la Belle au bois dormant), Manteau, Anvers, 1983.

    De Varkensput (Le Puits aux cochons), Manteau, Anvers, 1985.

    CouvSpillebeenRat.jpgDe Engel van Saint-Raphael (L’Ange de Saint-Raphaël), Manteau, Anvers, 1986.

    Moeder is een Rat (Mère est un rat), Houtekiet, Anvers, 1986.

    Cortés of De Val (Cortés ou la chute), Houtekiet, Anvers, 1987.

    De Waarheid van Antonio Salgado (La Vérité d’Antonio Sagado), Houtekiet, Anvers, 1988.

    Het Toeval (Le Hasard), Houtekiet, Anvers, 1989 (le titre a un double sens : à la fois hasard et crise d’épilepsie).

    De Schreeuw van de Bunzing (Le Cri du putois), Houtekiet, Anvers, 1991.

    In vele Staten - Amerikaans relaas (Dans tous mes États – Récit américain) Manteau, Anvers, 1992 (récit d'une année passée aux États-Unis).

    De anonieme Jezuiet (Le Jésuite anonyme), Manteau, Anvers, 1992.

    De Seigneur van Peuplingues (Le Seigneur de Peuplingues), Manteau, Anvers, 1993.

    De ongestorven Doden (Les Morts qui ne sont pas morts), Manteau, Anvers, 1994.

    Thersites of het Bordeel van Troje (Thersite ou le bordel de Troie), Manteau, Anvers, 1997 (théâtre, monologue).

    God gouden Ogen (Les Yeux d'or de Dieu), Davidsfonds, Louvain, 1998.

    Busbeke of de thuiskomst (Bousbecque ou le retour), Davidsfonds, Louvain, 2000.

    De hunker naar troost (Le Désir de consolation), Davisfonds, Louvain, 2001 (deux courts romans et deux longues nouvelles).

    De heuvel (La Butte), Davidsfonds, Louvain, 2003.

    Minnaars in waanzin (Amants en temps de folie), Davidsfonds, Louvain, 2006.

    Rubroeks reizen (Les Voyages de Guillaume de Rubrouck), Davidsfonds, Louvain, 2009.

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    Énée ou la vie d’un homme

    le roman dans lequel Willy Spillebeen réécrit l'Énéide

     

     

    ROMANS JEUNESSE

    CouvSpillebeenAdo5.jpgHij is een Vijand en een Vriend, Brito, Anvers, 1970, réédité sous le titre Vijand en Vriend (Ami et ennemi), Berghmans, Anvers, 1984.

    De Hel bestaat (L’Enfer existe), Manteau, Anvers, 1984.

    Een Pluisje van de Zee (Pluche de mer), Houtekiet, Anvers, 1989 (réédition Davidsfonds/Infodok, Louvain).

    Anastasia, Davidsfonds/Infodok, Louvain, 2001.

    Het toeval (Le Hasard), Davidsfonds/Infodok, Louvain, 2003 (réédition en collection jeunesse du roman de 1989).

    De muur (Le Mur), Davidsfonds/Infodok, Louvain, 2004.

    Serge/Samuel, Davidsfonds/Infodok, Louvain, 2005.

     

     

    Louis-Ferdinad Céline, personnage de roman


    Dans le roman Het varkensput (Le Puits aux cochons), où la Première Guerre mondiale occupe une nouvelle fois une belle place, Willy Spillebeen aborde un épisode peu connu de la vie de Louis-Ferdinand Céline.

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    Le Puits aux cochons

     

     

    ESSAIS

     

    Pour être à peu près exhaustif, il convient de mentionner que Willy Spillebeen a également publié un certain nombre d’essais sur des poètes d’expression néerlandaise, en particulier les Flamands Jos de Haes (Desclée de Brouwer, Bruges, 1966), Hubert van Herreweghen (Desclée de Brouwer, Bruges, 1973), André Demedts (1974), Marcel Coole (1977) Luuk Gruwez (2003) et les Néerlandais Jan Hendrik Leopold (Orion,  Bruges, 1978), Ida Gerhardt (Orion,  Bruges, 1980) et Martinus Nijhoff (De Geboorte van het Stenen Kindje, Orion, Bruges, 1977). Mais l’un de ses premiers ouvrages, c’est bien à un poète flamand de France que Willy Spillebeen l’a consacré : Emmanuel Looten (1963).

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    L'étude consacrée à Emmanuel Looten

    suivie d'un choix de poèmes en traduction néerlandaise

     

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    Aux extrêmes de la Flandre

     

     


    poésie,littérature,flandre,néerlandais,traduction,spillebeenNé le 30 décembre 1932 à Westrozebeke, village de la Flandre occidentale, Willy Spillebeen a élaboré en plus d’un demi-siècle une œuvre considérable : environ 35 romans et recueils de nouvelles (dont certains pour adolescents), une douzaine d’essais consacrés à des poètes, de nombreuses critiques, des traductions (Romain Gary, Pablo Neruda, Emmanuel Looten, Federico Garcia Lorca, Charles De Coster, Rafael Alberti …) sans oublier une dizaine de recueils de poésie dont le plus récent s’intitule Liefde, het enige (P, Louvain, 2006). Au fil des pages, loin du brouhaha, les yeux rivés sur la Lys qui, à quelques mètres de son bureau, dessine la frontière entre la Belgique et la France, l'écrivain se raconte et raconte quelques êtres au destin singulier dans une prose d’une rare maîtrise. Madame Perrine Galand-Hallyn a à juste titre souligné la beauté et la singularité du roman Énée ou la vie d’un homme (Aeneas of de levensreis van een man) qui propose, en douze chapitre, une réécriture de l’Énéide du point de vue d’Énée, à la fois « je », « tu » et « il » dans la narration.

    L’anthologie bilingue Le Cortège fastueux de la langue (Lannoo, 2004) propose quelques poèmes de Willy Spillebeen en traduction française. En voici un autre (en deux volets), « La Balançoire », emprunté au recueil Liefde, het enige. C’est ce même poème - « De schommel » - que l’auteur lit, dans la version originale, sur l’enregistrement vidéo.

     

     

    La balançoire

     

    pour Elisa

     

     

    1

     

    La fille sur la balançoire

    lance un œil craintif de biche

    à la renverse. En haut l’enfant.

    En bas presque femme.

     

    Monde entrouvert. Elle

    n’est déjà plus ici

    loin d’être là-bas.

     

    En haut. Elle caresse le talus,

    animal d’aimable fourrure,

    crinière de peupliers,

    haubert d’une abbaye.

    Et par les forêts bleues,

    à couvert loin d’ici

    s’égare son imaginaire.

     

    En bas. Trop jeune encore.

    En bas : marcher entre

    les fleurs au bord du talus,

    avec déjà de vagues désirs,

    peut-être de la mélancolie,

    celle d’adieux à venir ;

    entrer dans la maison.

     

    Monde entrouvert. Porte

    qui année après année

    ira s’ouvrant toujours plus.

     



     

    2

     

    La fille sur la balançoire

    et le talus vert

    qui dévale avant

    de se refaire lointain.

    Escarpolette de la terre

    s’en va s’en vient.

     

    Espace : essaim d’abeilles

    qui bourdonne autour de la fille

    et comme une pendule tictaque

    et cliquette la balançoire

    longue seconde en haut

    longue seconde en bas

    et au-dessus des maïs

    s’élève la poussière du pollen.

     

    Étouffante chaleur de midi.

    Réfugiée dans l’ombre, dentelle

    foisonnante de la vigne,

    sur son visage assoupi

    et tout près de ses cils

    la boucle pour ainsi dire parfaite

    d’une brindille qui se fait chenille

    avec une tête de cobra,

    de chouette noctuelle,

    d’un sage barbu d’Inde.

     

    Et ensuite tête de mort.

     

    La fille ouvre les yeux

    grands sur le jardin,

    où le soir, aux couleurs

    délavées des fleurs,

    fait l’automne et la nuit,

    avec son noir incolore,

    l’hiver – plus tard.

     

    trad. Daniel Cunin

     

    Œuvres poétiques de Willy Spillebeen :

    De Spiraal, De Bladen voor de poëzie, Lierre, 1959.

    Naar Dieper Water, à compte d’auteur, Menin, 1962.

    Groei-Pijn, Desclée de Brouwer, Bruges, 1966.

    Gedichten 1959-1973 - Een teken van leven, De Standaard, Anvers, 1974 (tous les poèmes).

    Ontwerp van een Landschap, Desclée de Brouwer, Bruges, 1977.

    Woorden in de Stroom, PEN 102, Heideland, Hasselt, 1978 (anthologie, choix de l’auteur).

    Voorbij de populieren, Lannoo, Tielt, 1982.

    Dubbelspoor, Lanno, Tielt, 1983 (50 poèmes accompagnés de 50 dessins d’André Deroo).

    Land van Vergeten, Poëziecentrum, Gand, 1995.

    De geschiedenis van een steenbok, P, Leuven, 2003 (anthologie, choix et préface de Patrick Lateur).

    Liefde, het enige, P, Louvain, 2006.

     


    Plusieurs articles de Willy Spillebeen portant sur la poésie néerlandaise ont été publiés en traduction française dans la revue Septentrion. Pour sa part, le périodique bilingue Les Pays-Bas français (n° 26, 2001) a donné, sous le titre « Nostalgie de la Flandre », un article de Michiel Nuyttens consacré à l'une des œuvres de Willy Spillebeen : Busbeke ou le retour chez soi (roman historique dont l’humaniste Ogier van Busbeke est le protagoniste ; l’auteur fait la part belle à la fiction tout en l’habillant dans le respect des données historiques).

     

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     De geschiedenis van een steenbok, Louvain, P, 2003

    (anthologie, choix et préface de Patrick Lateur)

     

     

  • Parution du Faiseur d'anges

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    LE FAISEUR D'ANGES

    EN LIBRAIRIE LE 21 JANVIER

     

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    Petite visite chez le romancier Stefan Brijs

    peu avant la parution de la traduction française de De engelenmaker

    Le Faiseur d'anges

     

     

     

    ...Quand j’entends les réactions de nombreux lecteurs, j’ai l’impression d’avoir réussi. Ils ont entre les mains une histoire qui ne s’arrête pas, qui est même relancée au moment où ils referment le roman. Le succès que le livre a rencontré en Flandre et en Hollande, mais aussi ailleurs puisqu’il est à présent traduit en une dizaine de langues, s’explique je pense par le fait que les gens en parlent entre eux : « As-tu lu Le Faiseur d’anges ? Mon Dieu, c’est atroce et en même temps fantastique. Lis-le, tu verras. » Depuis 2005, le succès ne se dément pas : chaque jour, de nouveaux lecteurs découvrent le roman et s’exclament : Waouh ! Ils expriment un sentiment d’abomination mêlé à de l’admiration.

    Stefan Brijs

     

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    Le Faiseur d'anges, trad. Daniel Cunin,

    éd. Héloïse d'Ormesson, 2010

     

     

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  • En guise de présentation : entretien avec Madeline Roth (2007)

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    Daniel Cunin

    traducteur de littérature néerlandaise

     

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    Après des études de droit, Daniel Cunin a quitté la France pour la Hollande où il a vécu de nombreuses années. C'est donc un peu tardivement qu'il a appris la langue néerlandaise, par curiosité pour ce pays si mal connu. Ses premières traductions datent, elles, d’un peu moins de quinze ans : des articles dans des revues, des documents d’entreprise, des travaux universitaires, quelques nouvelles… Mais après le Salon du Livre de Paris de 2003, où la Flandre et les Pays-Bas étaient les invités d’honneur, beaucoup d’éditeurs se sont intéressés à la littérature de langue néerlandaise, et Daniel Cunin travaille beaucoup aujourd’hui pour les éditions du Rouergue, pour lesquelles il traduit albums et romans de la collection doAdo.

     

    - Quel est le premier livre jeunesse que vous ayez traduit ?

    - C’est Amourons-nous, de Geert De Kockere, publié en 2003. Avant ce livre Les éditions du Rouergue, me semble-t-il, n’avaient pas fait paraître la moindre traduction. Leur ligne éditoriale consistait très clairement à mettre en avant de jeunes créateurs français. Mais ils ont aimé les illustrations de Sabien Clement, et décidé de faire traduire cet album. Le coup de cœur pour les illustrations commande souvent les choix des éditeurs, surtout quand ils n’ont pas accès au texte original.

    - Ce texte présentait-il des difficultés de traductions particulières ?

    - Le texte d’Amourons-nous est constitué de petits poèmes qui reposent sur des tas d’allitérations, de jeux de mots sur la langue, le corps, la sensualité. Dans un tel cas, le traducteur risque fort de tomber dans le cliché ou la poésie de quat’sous. On est en présence d’une tradition littéraire très différente de la nôtre, dans laquelle par exemple la rime n’a pas été bannie de la poésie, et d’une culture où les poèmes que nous qualifierions de mièvreries occupent, disons,une certaine place. Aussi cette réécriture n’a-t-elle pu se faire sans modifier bon nombre de choses – raison pour laquelle la mention indiquée dans le livre est "adapté du néerlandais" et non pas "traduit du néerlandais", mais en tenant compte des illustrations, voire en se laissant guider par elles.  Quant au titre néerlandais, Jij Lievert, c’est une tournure basée sur d'autres existantes, mais qui n’existe pas elle-même ; elle est grammaticalement impossible. Aussi a-t-il fallu imaginer pour le titre français un mot qui n’existait pas non plus. Et qui soit bien entendu dans le registre de la tendresse.

    - Il y a donc un travail de traduction particulier quand le texte est accompagné d'images ?

    - Oui, il faut conserver la cohérence entre eux. En ce moment, je travaille entre autres à un livre qui devrait sortir au début de l’année 2008 au Rouergue. C’est un album qui reprend le principe de Margot la folle : un tableau plus ou moins célèbre – reproduit en quatrième de couverture – à partir duquel un auteur et un illustrateur inventent une histoire, une nouvelle œuvre. Là, il s’agit d’un tableau du peintre belge Edgar Tytgat, intitulé Prélude à un amour brisé. Sur le tableau, une femme est allongée, une jambe coupée. Or l’auteur flamand emploie l’expression "op eigen benen staan" (mot à mot : se tenir sur ses propres jambes) qui signifie « être autonome », « voler de ses propres ailes ». Texte et illustrations de l’album jouent sur cette image en évoquant une femme qui est d’avis que se marier, c’est comme se retrouver avec une jambe en moins, c’est être amputé de sa liberté, ne plus pouvoir « se tenir sur ses propres jambes ». Cette métaphore ainsi que les allusions aux bras et aux jambes dans tout l’album rendent le travail de traduction assez délicat : conserver la correspondance entre jeux de mots et illustrations ne va pas forcément de soi quand on passe dans une autre langue ; or, ne pas la conserver dans le cas présent reviendrait à démolir l’album.

    - Travaillez-vous en relation avec l’auteur ?

    - Souvent, le traducteur entre en contact avec l’auteur pour lui demander des précisions, pour vérifier s’il a lu correctement tel ou tel passage qui pose problème. Cette démarche est bien entendu nécessaire quand on traduit un roman ; dans le cas des albums, on a en général tout au CouvMonOmbreEtMoi.jpgplus deux ou trois questions à poser. Il est très utile aussi d’entendre l’auteur lire quelques pages de son livre. Cela permet de mieux entendre le texte et le ton du texte, d’autant plus que le néerlandais est une langue à accentuation de mot (selon la syllabe qu’on accentue, le mot change de sens) et que là où le français réclame des points d’exclamation et autres points d’interrogation, lui se contente bien souvent d’accentuer une syllabe en jouant avec la place des mots dans la phrase.

    - L'éditeur intervient-il dans le travail de traduction ?

    - Avec Le Rouergue, tout se passe dans des conditions idéales.  Danielle Dastugue et ses collaboratrices travaillent sur les traductions comme elles travaillent sur les textes des auteurs français. Elles les relisent avec un vrai regard critique et en faisant des suggestions. Il arrive souvent que le traducteur bloque sur un mot. La plupart du temps, il suffit d’en parler de vive voix au téléphone durant quelques secondes à peine pour trouver la solution. Qui plus est, Le Rouergue me laisse en général des délais importants pour rendre la traduction des romans et des albums ! Si je ne travaille que pour Le Rouergue en jeunesse, c’est parce que je traduis par ailleurs beaucoup pour divers éditeurs de littérature générale. Mais il m’est aussi arrivé de refuser de traduire des romans jeunesse, parce que je n’étais pas assez intéressé par les livres qu'on me proposait. Et surtout parce que je tiens à garder du temps pour traduire les albums publiés par Le Rouergue et les livres de Bart Moeyaert.

    - Pouvez-vous nous en dire davantage sur l’œuvre de Bart Moeyaert ?

    - Les albums et les romans de Bart Moeyaert sont pour la plupart publiés à Amsterdam, par une vénérable maison d’édition, Querido. Dans les librairies hollandaises et flamandes, on trouve ses textes aussi bien dans les rayons de littérature générale que dans les rayons jeunesse. Cet auteur flamand incarne la volonté de jeter une passerelle pour rapprocher ces deux univers éditoriaux. Son œuvre est évocation, nuance, non-dit. Il écrit beaucoup pour le théâtre, monte souvent lui-même sur scène : ses textes sont vraiment faits pour être en même temps lus et entendus, ce que la traduction se doit de rendre possible en français. Bart Moeyaert creuse, avec une réelle qualité d’écriture, la thématique de la violence des adultes et de ses répercussions sur les enfants et les adolescents. Plus il avance en âge, plus il dépouille, plus il élimine. C’est au lecteur d’ajouter ce qui manque. Le ton de ses albums est moins grave en général. Mais il n’y a pas grande différence entre traduire un album de Bart Moeyaert et traduire l’un de ses romans : cela réclame la même démarche de la part du traducteur. Le texte des albums est en général tout aussi travaillé que celui de certains passages des romans. Les romans étant plus complexes, ils nécessitent simplement un effort de longue haleine, une attention accrue.

    - Sur lequel de ses livres travaillez-vous en ce moment ?

    - Sur Frères, qui devrait être publié au printemps 2008, toujours aux éditions du Rouergue. C’est un livre très autobiographique, une série d’anecdotes sur l’enfance de l’auteur et de ses six frères. Ils sont sept garçons, Bart étant le petit dernier. En Belgique, le roi est le parrain de tout garçon qui est le cadet de sept frères nés successivement. Voilà pourquoi le livre en question est dédié et aux six frères du romancier et à « feu le roi Baudoin ». Traduire les textes de Bart Moeyaert demande beaucoup de  travail : après le premier jet, il convient de peaufiner sans cesse, souvent pour aller au plus court. Il faut éviter de sur-traduire, d’expliciter. Il faut retrouver en français le dépouillement de l’original. Pour ce qui est de Frères, les multiples jeux de mots compliquent encore la tâche.

    - Comment définiriez-vous le travail du traducteur ?

    - Traduire, c’est d’abord lire. Pour traduire, il faut être un bon lecteur, et maîtriser sa langue maternelle à l’écrit - puisqu’un traducteur traduit par principe une langue étrangère dans sa propre langue. Ensuite, il y a tout un travail d’écriture. Les écoles de traduction enseignent souvent et la traduction et l’interprétariat, mais il s’agit de deux métiers bien différents : un très bon interprète n’est pas forcément quelqu’un qui excelle à écrire dans sa langue maternelle. Chez moi, la tentation de la traduction est venue naturellement à partir du moment où j’ai eu envie de partager certains textes néerlandais avec des amis français. Cela d’autant plus qu’il s’agit d’une littérature encore très mal connue à l’étranger. Très peu de "classiques" néerlandais sont disponibles en langue française. J’ai eu le bonheur d’en traduire un récemment : La Chambre noire de Damoclès, de Willem Frederik Hermans. Au bout du compte, la traduction est devenue pour moi un réel apprentissage de l’écriture. Traduire me permet de concilier mes deux passions : la lecture et l’écriture, et d’en vivre, certes sans rouler sur l’or.

    - Un traducteur est-il pour autant un écrivain ?

    - Un traducteur est quelqu’un qui écrit, mais il n’a ni le souci de la page blanche - que n’a pas, je pense, le véritable écrivain -, ni le souci de créer à partir de rien. Quelqu’un a emprunté le chemin avant lui. Son travail ne consiste pas pour autant à simplement restituer plus ou moins correctement un texte ; l’essentiel à mon sens est d’obtenir en français un texte vivant, un texte qui dise ce que dit le texte original. La traduction n’affecte en rien l’original, puisque celui-ci continue son existence propre. S’il y a traduction, cela veut dire que le nouveau texte « fait » dans la langue du traducteur ce qu’il « fait » dans la langue de l’auteur. Il faut accepter que la traduction vive une vie autonome. Henri Meschonnic, dans un ouvrage qui s’intitule Poétique du traduire, dit que le fait « que l’on puisse parler du Poe de Baudelaire et de celui de Mallarmé montre que la traduction réussie est une écriture, non une transparence anonyme ».

    Propos recueillis par Madeline Roth, librairie L’Eau Vive

     

    Œuvres traduites par Daniel Cunin

    publiées aux Editions du Rouergue

     

    Embrasse-moi, de Bart Moeyaert, coll. doAdo

    Frères, de Bart Moeyaert, coll. doAdo

    Le Maître de tout, de Bart Moeyaert

    Prélude à un amour brisé, de Geert De Kockere & Isabelle Vandenabeele

    La fille sans cœur, de Pieter van Oudheusden & Goele Dewanckel

    Frisson de fille, de Edward van de Vendel & Isabelle Vandenabeele

    Waouw ! Petit Navire!, de Geert De Kockere & Noke Van den Elsacker

    Olek a tué un ours, de Bart Moeyaert, Wolf Erlbruch & Wim Henderickx (musique)

    Mon ombre et moi, de Pieter van Oudheusden & Isabelle Vandenabeele

    BartFrèresCouv.gifOreille d’homme, de Bart Moeyaert, coll. doAdo

    C’est l’amour que nous ne comprenons pas, de Bart Moeyaert, coll. doAdo

    On se reverra ?, de Ed Franck & Carll Cneut

    Pagaille, de Edward van de Vendel & Carll Cneut

    Nid de guêpes, de Bart Moeyart, coll. doAdo

    Moi, Dieu et la Création, de Bart Moeyaert & Wolf Erlbruch

    Rouge Rouge Petit Chaperon rouge, de Edward van de Vendel & Isabelle Vandenabeele

    Amourons-nous, de Geert De Kockere & Sabien Clement

     

    source : Citrouille, n° 48, novembre 2007

     

    Une liste tenue à jour des traductions figure sur le site de l'ATLF

    (Association des Traducteurs Littéraires de France) : www.atlf.org

     

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