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flandres-hollande - Page 96

  • Pitbull

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    Décharges d’adrénaline à Malines

     

    Un assez grand nombre de polars flamands ont pour décor la ville d’Anvers (par le passé ceux d’Anton Van Casteren, dans les vingt dernières ceux de Patrick Conrad, de Piet Teigeler, de Hubert van Lier… ou encore l’Anvers de l’époque de Rubens ou de l’époque napoléonienne dans ceux de Staf Schoeters), au point qu’on a pu parler d’ « école anversoise ». Pieter Aspe situe les siens, on le sait, à Bruges ; Jos Pierreux a élu la célèbre cité balnéaire de Knokke, Marthe Maeren la ville de Gand, le policier Christian De Coninck Bruxelles. Courtrai sert souvent de cadre aux livres du romancier Axel Bouts. Pour sa part, Luc Deflo a retenu une autre ville au riche passé, celle où il est né, Malines. En 2008, son roman Pitbull a reçu le Prix Hercule Poirot qui, depuis 1998, récompense tous les ans le meilleur polar flamand.

    CouvPitbull.jpg

    Vous avez une maîtresse belle et sensuelle. Problème : elle menace de révéler son existence à votre épouse. Un homme avec qui vous échanger quelques mots dans un café se propose d’éliminer la gêneuse à condition que, de votre côté, vous tuiez la femme dont il souhaite lui-même se débarrasser. Voilà le marché – clin d’œil à L’Inconnu du Nord-Express – qu’accepte à demi-voix Benjamin Delaedt, un soir où il a un peu trop bu. Deux crimes parfaits en perspective puisque ceux qui projettent de tuer n’ont aucun lien avec leur future victime et qu’ils pourront par ailleurs disposer d’un alibi en béton. Quelques jours plus tard, Benjamin ouvre le journal et découvre que sa maîtresse a été tuée dans des conditions atroces. Pour ne pas s’attirer les foudres de l’assassin, un homme au physique imposant, il sait qu’il va lui aussi devoir passer à l’acte.

    Voici les données de départ du roman avant que la police ne s’en mêle et que ne se révèle la nature véritable d’un tueur en série qui mord ses victimes – de là le surnom qu’on va lui donner : Pitbull. Un homme en apparence quelconque – un chômeur alcoolique parmi tant d’autres –, mais qui dispose d’appui dans les plus hautes sphères judiciaires, une véritable force de la nature en même temps qu’un individu plein de charme. L’homme est tellement infatué qu’il va lui-même prendre les choses en main pour se faire co-narrateur, ce qui se traduit par des passages hilarants. On se glisse dans la cerveau de ce monstre, on en suit les méandres entre réflexions loufoques et pensées qui glacent.

    CouvSluipendGif.jpgLuc Deflo mêle avec talent intrigue en apparence classique et descente aux enfers : le lecteur est invité à entrer dans les esprits les plus sombres, les plus maléfiques, les plus pervers ; ses tueurs, qui ont pour la plupart vécu une expérience traumatique dans leur jeunesse, déploient des qualités insoupçonnées pour torturer leurs victimes : des serial killers qui aiment qui plus est jouer avec la police et se jouer d’elle. Pitbull va pousser le jeu jusqu’à la dernière page et même plus loin. Le romancier excelle à mettre en scène l’inéluctable des pulsions criminelles.

    Côté enquête, c’est surtout la figure de Dirk Deleu qui se dégage – Deflo reconnaît d’ailleurs que le physique du policier n’est pas sans rappeler le sien. Cet homme sombre fait équipe avec Nadia Mendonck, une femme qu’il aime, mais leur liaison est d’autant plus compliquée qu’il ne parvient pas à oublier tout à fait son épouse Barbara dont il est séparé. Les épisodes sur la vie amoureuse de Deleu se glissent dans le récit ; ils permettent à l’enquêteur et au lecteur de reprendre un peu leur souffle, mais il n’est pas rare que cet aspect de son existence prenne une part dans l’intrigue même. Par exemple dans Sluipend gif, Barbara et Nadia se retrouvent aux mains d’un tueur en série que tout le monde croyait mort (le « Désosseur » du premier roman de Deflo : Âmes nues) ; de même, dans Pitbull, le serial killer va s’approcher dangereusement de Nadia.

    Autre personnage incontournable d’une dizaine de thrillers de Luc Deflo : le juge Jos Bosmans qui couvre parfois les méthodes peu catholiques de son ami de Deleu. L’équipe qui entoure Deleu compte par ailleurs Walter Vereecken, policier qui se déplace en fauteuil roulant depuis qu’il a été grièvement blessé par le Désosseur, Pierre Vindevogel dit Pierre le Bigleux, le médecin légiste Van Grieken…

    Maniant un style sûr et souple, Luc Deflo marie intrigue haletante et atmosphère oppressante. On ne se lasse pas de ses descriptions des crimes. Jusqu’à la fin, le lecteur ignore qui, du tueur ou des policiers, va l’emporter.

    D.Cunin

     

    Le vrai Pitbull présenté par l’auteur (à partir de 5’45)



     

     

    L’AUTEUR

     

    Après avoir beaucoup écrit pour le théâtre, Luc Deflo (né à Malines en 1958) s’est affirmé comme un des principaux représentants du thriller flamand et un des auteurs phares des éditions Manteau : dans Naakte zielen (Âmes nues, 1999) apparaissent le magistrat Jos Bosmans et l’enquêteur Dirk Deleu qui ont affaire à un tueur en série. Un duo de Malines que le lecteur retrouve souvent au fil de l’impressionnante série de livres publiée depuis : Bevroren hart (Cœur gelé, 2000), Lokaas (Appât, 2001), Kortsluiting (Court circuit, 2002) ; Sluipend gif (Poison furtif, 2003), Onschuldig (Innocent, 2004), Copycat (2005), Hoeren (Putes, 2006), Weerloos (Sans défense, 2007), Ademloos (Sans souffle, 2007), Spoorloos (Sans trace, 2007), Angst (Peur, 2008), Pitbull (2008), Lust (Désir, 2009) et Schimmen (Ombres, 2009). Mensonge, désir, folie, violence, sexe, perversité sont au menu de ces thrillers psychologiques. Plusieurs ont été traduits en allemand. Outre la dizaine d’enquêtes conduites par Deleu, il a écrit une trilogie portant sur la pédophilie. Certains livres sont en cours d’adaptation à l’écran. Le succès que rencontrent les livres de Deflo dans le monde néerlandophone lui permet de se consacrer entièrement à l’écriture.

     

    Le début de Pitbull en version anglaise : PDF


    Les livres de Luc Deflo en allemand (avec des extraits) : ici

     

     

  • Alexandre Cohen : grandes lignes de la vie d’un autodidacte

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    Aperçu biographique

     

    Le nom d’Alexandre Cohen apparaît souvent dans les évocations en langue française du mouvement anarchiste de la fin du XIXe siècle sans que les auteurs apportent beaucoup de précisions sur ce rebelle. S’il n’a pas été l’une des figures les plus en vue, il a néanmoins occupé une place non négligeable, chaînon entre diverses personnes et divers pays, ami de F. Domela Nieuwenhuis, de Fénéon, accusé au Procès des Trente, côtoyant nombre d’activistes et d’artistes à propos desquels il a laissé un témoignage écrit. Entre 1888 et le milieu des années 1920, Alexander Cohen fut un témoin privilégié des tourmentes politiques et des manifestations artistiques dans son pays d’adoption (théâtre, romans, peinture, etc.). Le fougueux Frison a publié sous son nom et sous divers pseudonymes – Démophile, Demophilos, Demophilus, Kaya, Souvarine – dans un grand nombre de feuilles plus ou moins confidentielles comme dans des organes très lus. Chroniqueur et traducteur, celui que ses amis surnommaient Sander (et sa femme Sandro) a par ailleurs contribué à faire mieux connaître à Paris la littérature d’expression néerlandaise de son temps. Ayant obtenu la nationalité française, il a, par la suite, en tant que correspondant en France du plus grand quotidien néerlandais, joué un grand rôle dans le revirement de l’opinion publique hollandaise, très pro-allemande en 1914. Après un rappel bibliographique dans une première note sur ce blog (« Alexandre Cohen, de l’anarchisme au monarchisme ») et avant un exposé plus détaillé sur les années anarchistes du publiciste, voici une biographie sommaire – basée pour une bonne part sur celle que donne Ronald Spoor dans son édition des Lettres d’Alexandre Cohen (1997) ainsi que dans sa notice du Biografisch Woordenboek van het Socialisme en de Arbeidersbeweging.

     

    Portrait d'A. Cohen par Van Dongen, 1912

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    Naissance le 27 septembre 1864 de Jozef Alexander Cohen à Leeuwarden (capitale de la Frise), fils du juif orthodoxe Aron Heiman Cohen Jzoon et de sa deuxième épouse, Sara Jacobs. Alexander aura plusieurs (demi-)frères et (demi-)sœurs. Sa mère meurt en 1873 ; deux ans plus tard, son père se remarie. Très tôt, le jeune Alexander se rebelle contre l’autorité paternelle et celle de ses instituteurs et professeurs. Après une scolarité perturbée et une première expérience de la prison pour vagabondage, il s’engage dans l’armée comme « soldat-écrivain » (sorte de commis aux écritures) pour fuir son milieu familial.

    sept. 1882-fin 1886 : séjourne dans les Indes néerlandaises au sein de l’armée. Il passe une bonne partie de son temps au cachot pour insubordination. Apprend le Malais, lit beaucoup.

    février 1887-début mai 1888 : Débuts dans le journalisme : alors qu’il est de retour aux Pays-Bas, il est renvoyé de l’armée à cause de son comportement ; il commence à publier dans la presse d’extrême gauche (Het Groningen Weekblad) des articles sur les Indes néerlandaises qui dénoncent la politique du gouvernement hollandais. Devient correcteur de Recht voor Allen : les milieux socialistes, sous la houlette de F. Domela Nieuwenhuis, l’accueillent. Arrêté à La Haye pour majeisteitsschennis (insulte grave à l'égard de la personne du roi Guillaume III qu’il a traité de « Gorille ! »), il est condamné à six mois de prison, peine qu’il n’effectuera que des années plus tard. Un article écrit sous le pseudonyme de Souvarine lui vaut d’autres poursuites ; il décide de fuir la Hollande pour se réfugier à Gand où il trouve du travail au sein de la publication socialiste Vooruit. Indésirable en Belgique, il est expulsé vers la France.

    mai 1888-fin 1893 : correspondant de Recht voor Allen à Paris ; collaboration à plusieurs journaux (L’Attaque, La Revue d’évolution, Le Figaro…) ; traductions de Multatuli, Zola, Hauptmann, de brochures de Domela, etc. ; assure le lien entre l’anarchisme français et l’anarchisme néerlandais ; assiste comme observateur au Congrès international ouvrier socialiste (14-21 juillet 1889). Emmène Domela à l’Exposition Universelle où il travaille comme (piètre) vendeur de meubles ; interprète (malais), il dénonce la situation dans laquelle vivent les danseuses et musiciens javanais qui se produisent alors sur l'Esplanade des Invalides. Prend la parole à la Maison du Peuple le 10 juin 1890 pour dénoncer l’action du général Doods. Demande dès 1890 sa naturalisation. S’installe en octobre 1892 au 59, rue Lepic (après avoir vécu au 75, rue Saint-Louis dans une minuscule chambre de l'Hôtel Saint-Louis, puis dans un hôtel de la rue des Dames). Se lie d’amitié avec V. Barrucand, F. Fénéon, Emile Henry ou encore B. Kampffmeyer. 15 août 1893 : début de la vie commune avec Kaya Batut, née à Coubison (Aveyron) le 28 septembre 1871. À leur grand dépit, ils n’auront aucun enfant. Expulsé de France suite à l’attentat de Vaillant du 9 décembre. Octave Mirbeau et d'autres le défendent dans la presse et auprès des autorités.

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    Lettre d'A. Cohen à Zola

     

    début 1894-mai 1896 : période londonienne. Collabore à The Torch of anarchy. Moments de détresse et de solitude ; trouve du réconfort auprès de nouveaux amis : les sœurs Rossetti, Louise Michel, Kropotkine, etc. ; quelques articles marquants écrits en différentes langues (sur l'avortement, Oscar Wilde, Emile Henry, etc.). Rentré clandestinement en France, il se livre à la police : le jugement le condamnant à 20 ans de travaux forcés (Procès des Trente) est cassé, mais Cohen est de nouveau expulsé. Retour à Londres.

    mai 1896-juillet 1899 : Retour en Hollande, toujours avec Kaya. Activités politiques (International Socialist Workers and Trade Union Congress, 1896). Arrêté, il est contraint d’effectuer la peine à laquelle il a été condamné en 1888. Nombreuses lettres à Kaya. Commence sa collaboration à La Revue blanche. Lassitude de l’activisme politique. S’installe à La Haye avec Kaya. 6 novembre 1897 : parution du premier numéro de De Paradox. 27 août - 7 septembre 1898 : séjour des Fénéon chez les Cohen. 19 novembre 1898 : dernier numéro de De Paradox. Début 1899 : les Cohen s’installent sur l’île frisonne de Schiermonnikoog. Cohen prend ses distances par rapport à l’anarchisme et devient un « sceptique ».

    14 juillet 1899-mars 1904 : Retour clandestin à Paris, obtention d’un permis de séjour. Assure pendant quatre ans la rubrique « Lettres néerlandaises » du Mercure de France. Collabore au Petit Sou. 1901 : parution des Pages choisies de Multatuli. Rédacteur au service étranger du Figaro. Amitié avec Kees van Dongen.

    mars 1904-avril 1905 : séjour en Asie avec Kaya. Grâce aux relations qu’il entretient avec Henri de Jouvenel, Cohen est envoyé en mission par des ministères français pour comparer dans certains domaines les systèmes coloniaux français et néerlandais. Chargé par L’Illustration d’envoyer des articles.

    1905-1917 : rend son rapport aux ministères concernés : « Rapport sur l’organisation du Service de Santé civile et l’Assistance médicale aux Indigènes aux Indes Néerlandaises ». Lance en septembre 1905 une campagne dans la presse en faveur de la libération de F. Domela Nieuwenhuis, emprisonné en Allemagne. Du 15 septembre 1906 au 15 septembre 1917 : correspondant parisien du quotidien néerlandais De Telegraaf, une collaboration parfois houleuse, ponctuée de conflits avec des membres de l’Association syndicale de la presse étrangère. Publie de nombreux articles dans les deux pays et les deux langues sur la politique, l'Afrique du Sud, divers procès, les arts ainsi que des entretiens avec des hommes politiques. 10 novembre 1907 : naturalisé français. Rejoint le 3 août 1914 sa compagnie dans les Vosges. Réformé dix jours plus tard. Devient correspondant de guerre et publie dans De Telegraaf des pages de son « Journal d’un soldat français » ainsi que « L’affaire du Telegraaf : La presse et l’opinion publique en Hollande » (Revue hebdomadaire, 26 février 1916).

    août 1917-mai 1924 : vit à Courcelles-Tréloup. Cohen continue malgré tout, jusqu’en septembre 1922, de travailler pour De Telegraaf. Il collabore parfois aussi au Temps (nov-déc. 1918). Épouse Kaya le 23 mars 1918 à la mairie du XVIIIe. Son père meurt début 1919.

    1925-1932 : le couple vit à Marly-le-Roi. Cohen prépare son recueil d’articles : Uitingen van een reactionnair (1896-1926) qui paraît en 1929. Écrit durant la seconde moitié de 1931 le premier volume de ses mémoires In opstand, publié à l’automne 1932. Cohen est entre-temps devenu un lecteur assidu des grandes plumes de l’Action Française. Il restera profondément royaliste et dénoncera le communisme jusqu’à la fin de ses jours.

    1932-1961 : Installation à Toulon où la vie est moins chère. Écrit Van anarchist tot monarchist, la suite de ses mémoires (à partir de son expulsion de France fin 1893) ; le livre paraît en 1937. Place de temps à autre un article dans la presse néerlandaise. En 1941, vend en viager sa maison – qu’il a non sans humour baptisée Le Clos du Hérisson – qui sera touchée par des bombardements. Durant les années d’après-guerre, le couple vit dans une misère noire ; ils reçoivent de la nourriture de quelques amis hollandais ou encore du vieil anarchiste Rudolf Rocker. Un fonds est créé aux Pays-Bas pour leur venir en aide. Les Cohen revoient à quelques reprises les sœurs Rossetti. La presse néerlandaise reparle de Cohen à l’occasion de ses 90 ans. Un journaliste néerlandais se déplace à Toulon pour enregistrer un entretien avec Alexandre et Kaya (laquelle perd peu à peu la vue) qui est diffusé à la radio. En 1959, Cohen écrit un essai sur le style et la langue néerlandaise. Un choix de ses écrits paraît la même année, en format de poche, dans son pays d’origine. En octobre 1959, lors d’un séjour chez une nièce de Kaya, celle-ci chute en essayant d’empêcher son mari de tomber dans les escaliers du jardin. Ayant perdu conscience, elle est hospitalisée et meurt le 16 octobre. Trois jours plus tard, elle est enterrée à Nice. Avant la fin de la même année, Alexandre quitte pour de bon Le Clos du Hérisson. Il sera bientôt accueilli par les Petites sœurs des Pauvres de Toulon. Le 30 octobre 1961, il meurt dans leur hospice.           (Daniel Cunin)

     

    « Ce texte est publié sous licence Creative Commons Paternité-Partage des Conditions Initiales à l'Identique 4.0 Unported »

     

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    Alexandre Cohen et Kaya lisant l'Action française, fin années 1930

     

    Liste non exhaustive des journaux et revues dans lesquels A. Cohen a publié : De Amsterdammer, L’Attaque, La Contemporaine : Revue Illustrée, Ons Eigen Tijdschrift, Eindhovensch Dagblad, L’Endehors, Entretiens Politiques et Littéraires, L'Européen, Le Figaro, De Groene Amsterdammer, Groninger Weekblad, Den Gulden Winckel, Haagse Post, (La Petite république), (L’Illustration), Mandril, Mercure de France, Morgenrood, De Nieuwe Eeuw, De Nieuwe Gids, Nieuws van den Dag voor Nederlandsch-Indië, La Nouvelle Revue, (La Patrie), De Paradox, Het Parool, Le Père Peinard, Le Petit Sou, Recht voor Allen, La Révolte, La Revue Anarchiste, La Revue Blanche, La Revue Bleue, La Revue d'Évolution, La Revue hebdomadaire, La Société Nouvelle, Soerabajasch-Handelsblad, De Telegraaf, Le Temps, The Torch of Anarchy, Vooruit, Vrij Nederland...

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    Début d'un article d'A. Cohen sur Toulon (1952 ?)

     

     

    On consultera en langue française sur Alexandre Cohen et l’anarchisme néerlandais les articles suivants publiés dans la revue Septentrion :

     

    Hendrik Brugmans, « Le témoignage d’un libertaire néerlandais », Septentrion, 1975, n° 2 (sur Ferdinand Domela Nieuwenhuis et réédition de : Ferdinand Domela Nieuwenhuis, Le Socialisme en danger, Payot, Paris).

    A.L. Constandse, « La naissance du socialisme aux Pays-Bas et F. Domela Nieuwenhuis », Septentrion, 1977, n° 3.

    Hendrik Brugmans, « Arthur Lehning : homme libre et libertaire », Septentrion, 1980, n° 3.

    A.L. Constandse, « L’anarchisme aux Pays-Bas et en Flandre », Septentrion, 1980, n° 1.

    Max Nord, « L’amour d’Alexander Cohen pour la France », Septentrion, 1981, n° 2.

    A.L. Constandse, « Anarchisme français et anarchisme néerlandais », Septentrion, 1983, n° 2.

    Annette Portegies, « Le garçon qui ne valut jamais rien : la correspondance d’Alexander Cohen », Septentrion, 1999, n° 1.

    Jo Tollebeek, « “Révolutionnaires de toutes tendances” : sur la mort d’Arthur Lehning », Septentrion, 2000, n° 2.

     

    Reproductions : le portrait de Cohen par Kees van Dongen a été publié en regard de la page de titre de Uitingen van een reactionnair (1896-1926). La lettre à Zola figure dans Alexander Cohen. Brieven 1888-1961 (Correspondance d’Alexandre Cohen), éd. Ronald Spoor, Amsterdam, Prometheus, 1997, p. 40. La photo de Cohen et de Kaya figure dans Uiterst links, jounalistiek werk 1887-1896 (Extrême gauche. Œuvre journalistique, 1887-1896), choix de textes et présentation Ronald Spoor, Amsterdam, De Engelbewaarder, 1980, p. 44.

     

     

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  • A. Cohen, de l'anarchisme au monarchisme

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    Alexandre Cohen

    (Frise, 1864 - Toulon, 1961)

     

    Né à Leeuwaarden, le publiciste néerlandais Alexander Cohen se fit connaître par la virulence de ses articles dans la presse anarchiste. Il vivait à Paris durant la fameuse période des « marmites » où il se lia d’amitié avec, entre autres, Félix Fénéon et Émile Henry, et se retrouva d'ailleurs à Londres suite à la répression
gouvernementale. Devenu correspondant pour le plus grand
quotidien néerlandais de l’époque, mais aussi pour plusieurs journaux
français, il s’affirma comme l’un des plus ardents défenseurs de la France
lors du premier conflit mondial, cherchant même à partir au front – à l’âge de 50 ans – puisqu’on avait fini par lui accorder la nationalité
française. Collaborateur, à une époque, de la Revue blanche, ce polémiste juif
qui s’était employé à faire découvrir aux lecteurs français l’œuvre du rebelle
 Multatuli, devait peu à peu adopter des convictions maurrassiennes et
se déclarer royaliste. Il a partagé pendant plus de soixante-cinq ans la vie d’une Française, Élisa Germaine (Kaya) Batut (1871-1959). Alexandre Cohen est décédé à Toulon après y avoir vécu plusieurs dizaines d’années, oublié de presque tous.

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    Œuvres d’Alexander Cohen

    De Paradox (Le Paradoxe, brûlot dont A. Cohen était le seul rédacteur, 1897-1898).
    Uitingen van een reactionnair 1896-1926 (Manifeste d’un réactionnaire 1896-1926) Baarn, Hollandia-Drukkerij, 1929.
    In opstand (En révolte, autobiographie), Amsterdam, Andries Blitz, 1932.
    Van anarchist tot monarchist (De l’anarchisme au monarchisme, autobiographie, suite), Amsterdam, De steenuil, 1937.
    Multatuli, Pages choisies, traduites par Alexandre Cohen, préface d’Anatole France, Paris, Mercure de France, 1901.



    Autres éditions

    Uiterst links, jounalistiek werk 1887-1896 (Extrême gauche. Œuvre journalistique, 1887-1896), choix de textes et présentation Ronald Spoor, Amsterdam, De Engelbewaarder, 1980.
    Uiterst rechts, journalistiek werk 1906-1920 (Extrême droite. Œuvre journalistique, 1906-1920), choix de textes et présentation Max Nord, Amsterdam, De Engelbewaarder, 1981.
    Alexander Cohen. Brieven 1888-1961 (Correspondance d’Alexandre Cohen), édition Ronald Spoor, Amsterdam, Prometheus, 1997.
    Een andersdenkende (Un anti-conformiste), choix de textes et présentation Max Nord, Amsterdam, Meulenhoff, 1959.

     

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    page de titre du choix de textes de Multatuli

    traduits par Alexandre Cohen

    et portrait de Multatuli gravé sur bois par J. Aarts

     

    Dans un hommage qu’il rend à Félix Fénéon (Le Journal, 29 avril 1894), Octave Mirbeau évoque Alexandre Cohen : « (…) voilà que, tout à coup, j’apprends que M. Félix Fénéon a été arrêté par la police. “Anarchiste dangereux et militant ” disent les notes, association de malfaiteurs, et toute la série des accusations en usage ! Il est vrai que, à part ces indications très vagues, les renseignements précis nous manquent. Comme principal motif à cette arrestation, si extraordinairement imprévue, on allègue que la police trouva, dans l’une des poches du pardessus de M. Félix Fénéon, une boîte en nickel, “sur laquelle était collé un portrait d’homme, et qui contenait des capsules de petit modèle ”. Voilà une boîte qui me paraît de la même famille que ce dangereux tube, ce mystérieux tube, ce tube si épouvantant, trouvé chez M. Alexandre Cohen, lequel tube, après de méticuleuses expériences et de prudents dévissages, fut reconnu, finalement, pour être une canne. (…) Fénéon connaissait beaucoup Alexandre Cohen, Cohen habitait en face de chez lui. Les deux amis se voyaient souvent, unis l’un à l’autre par une commune passion de la littérature et de l’art. (…) Lors de l’expulsion de Cohen, Fénéon continua à ce dernier la fidélité de son affection. Il tenta, par des démarches courageuses, d’intéresser quelques personnes à cette détresse, de rendre à cet exilé l’exil moins amer et plus supportable. Il fit cela, tout bravement, tout naïvement, pensant que ce n'était pas un crime, puni par les lois, que de ne pas abandonner un ami malheureux, et de s’employer à lui être utile et consolateur. »



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     Alexandre Cohen revêtu de l'uniforme français en 1914

     

     

     

     

  • Place Clichy, rue de Douai, 1906

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    Alexandre Cohen :

    Un matin de mai à la mi-mars

     

    Dans le premier texte de son volume Uitingen van een reactionnair, Alexandre Cohen décrit sur un ton gai une traversée de Paris à la fin de l’hiver 1906. En voici les premiers paragraphes dans lesquels il évoque un quartier qu’il a bien connu.

    Suit une lettre envoyée peu après à Max Nettlau qu’il rencontrait apparemment de temps à autre à la Bibliothèque nationale. Cohen a peut-être pris froid sur l’omnibus à moins que les postillons du cocher… On constate que le publiciste s’était une nouvelle fois emporté au cours d’une discussion.

     

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    Im wunderschönen Monat Mai,

    Als alle Knospen sprangen...

    Heinrich Heine

     

    « Ewigkeit, wie bist du lang ! »

    Déjà cinquante années que Heine repose à Montmartre...

    « Aber ich, ich lebe ! »

     

    Et je grimpe sur l’impériale de l'omnibus Clichy-Odéon, la ligne qui coupe la moitié de la ville, du nord au sud, de Montmartre au Luxembourg.

    Une excursion bon marché ! Trois sous, c’est tout.

    Caisses hors du temps que ces omnibus, tirés par trois chevaux à la robe identique : trois alezans, trois blanc pommelé, trois noirs, trois à listes. Mais j’aime les moyens de transport démodés – préfère le voilier au vapeur ! – et ai en grippe les poussifs, puants et trépidants tramways à vapeur. À bas le progrès ! Aujourd’hui plus que jamais : le ciel est au soleil et mon humeur au beau fixe.

    Place Clichy ! Au centre de la place, un monument : la statue du Général Moncey, héros du Premier Empire. Le bonhomme, le menton défiant le vide, un imposant sabre courbé à la main, se tient à côté d’un canon qui pointe une bouche éclatée, comme le veut la tradition ancestrale de la statuaire militaire. Bonjour ! mon Général.

    Au pied du monument, un bouquet géant et qui en fait le tour ! Des montagnes de fleurs : des violettes couleur prune ; des violettes de Parme amarante ; des tulipes, rouge vif ou jaune criard ; des jacinthes rosées ; des giroflées odorantes jaune-roux ; des lilas vert et blanc.

    Tourbillons de gens. Masses compactes à dominante noire. De-ci de-là, une touche claire et colorée : le pantalon rouge et les guêtres blanches d’un fantassin ; les épaulettes jaunes d’un fusilier marin ; le corsage bleu d’une blonde ; le chapeau à doublure rouge d’une brunette ; les deux casques rutilants, rehaussés de plumes tricolores de deux colosses de cuirassiers dont les montures agitent des queues noires coruscantes. Une femme tenant une grappe de raisin aux énormes grains chahutée par le vent : ballons de baudruche rouge et bleu.

    Une paire de silhouettes sombres : deux croque-morts. Les rayons de soleil dansent sur leur chapeau laqué.

    Un moine vêtu d’une bure brune, tête nue et nu-pieds. Pieds nus dans ses sandales, cela va sans dire. Belle barbe !

    Les omnibus ont fait le plein de passagers. Les trams de même. Et le métro aspire d’un coup de langue un tas de gens par une de ses gueules et – cratère – en vomit autant de l’autre.

    « Allez ! roulez », crie le conducteur.

    J’occupe une place assise juste derrière le cocher. Qui chique. Et crache. Je reçois en pleine figure – revers de la médaille quand on trône à la place d’honneur – quelques postillons comme on appelle ces choses là en français. J’avance, avec la réserve qui s’impose, une remarque... une insinuation à propos de la direction du vent. Mais le cocher, convaincu de l’inaliénabilité de son droit à chiquer, réplique, avec une sécheresse déplacée : « Faut pourtant bien que j’crache ! »

    Rue de Douai ! Rue étroite. La partie supérieure de l’impériale est pratiquement à la même hauteur que les premiers étages dont les fenêtres sont ouvertes.

    Une claire silhouette se détache sur le fond sombre d’une chambre. Un tendre bout de femme devant le miroir d’une table de toilette, se tamponnant – le petit amour – les joues de poudre de riz.

    Dialogue, au passage de l’omnibus.

    Le voyageur assis derrière le cocher : « Comme vous êtes jolie ! »

    De la chambre, une voix tout sourire : « Vous trouvez ? »

    Place Saint-Georges ! À droite, la maison de feu Adolphe Thiers, le « bourgeois étroniforme » ainsi que Flaubert l’a dénommé. Ou était-ce quelqu’un d'autre ? Je ne m’en souviens pas avec une certitude absolue. La chose n’a pas grande importance ! On ne peut trouver qualificatif plus juste et plus pittoresque, c’est le principal.

    « Allez ! roulez. »

    (trad. D. C.)

    cohen,nettlau,heine

    « Lettre à Max Nettlau »,

    in Alexander Cohen. Brieven 1888-1961

    (Correspondance d’Alexandre Cohen),

    éd. Ronald Spoor, Amsterdam, Prometheus, 1997, p. 301-302.

     

     

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  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (1)

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    ALEXANDRE COHEN

    LES ANNEES ANARCHISTES (1)

     

    Taille : 1m65. Visage : ovale. Front : haut. Yeux : bleus. Nez : petit. Bouche : petite. Menton : rond. Cheveux : d’un blond foncé. Sourcils : idem. Signes particuliers : mauvaise vue. Langue maternelle : hollandais (1). Il est « de petite taille, malingre, l’air souffreteux. Il était toujours vêtu d’un complet, limé par l’usure, et d’un pardessus à capuchon ; il se coiffait d'un feutre mou dont il laissait la calotte droite. Il portait la barbe blonde en collier, et un lorgnon restait sondé à son nez. Très peu soigné de sa personne, il vivait depuis deux mois avec une jeune femme de très petite taille “plus sale que lui” (...) “L'un et l'autre descendaient les six étages, vingt, trente fois par jour, pour demander à la loge s’il n’était rien venu à leur adresse. Le fait est que des paquets de journaux recouverts entièrement par la bande, pour en cacher les titres, arrivaient presque tous les jours (...). Il veillait très tard la nuit et il empêchait le locataire de dessous de dormir. Il recevait en outre pendant la nuit, des visites de camarades. Ces visites commençaient à minuit. Elles se produisaient isolément, de sorte que pour l’entrée comme pour la sortie j’étais obligé de tirer cinq et six fois le cordon. J’ai fini par me fâcher. Il n’est pas permis à un locataire du sixième de troubler dix fois la nuit, et cela trois ou quatre fois la semaine, le sommeil d’un brave homme. Nous nous sommes chamaillés dur, et comme mon adversaire est très savant, qu’il connaît cinq ou six langues, il m’a injurié un peu dans toutes.” » (2) C’est sous ces traits peu avantageux qu’apparaît Alexandre Cohen au détour d'un document de l’administration pénitentiaire néerlandaise et du témoignage de son concierge confié à la presse quelques jours après son arrestation, survenue le 10 décembre 1893. Ce n’est pourtant pas suite aux nuisances suscitées par ce citoyen hollandais, ni à l'issue d'une rixe avec son voisinage, que la police a été amenée à intervenir. Les habitants d’un quartier populaire de Paris n’ayant pas encore rompu avec toute ruralité étaient certainement habitués à endurer d’autres gênes et à souffrir des spectacles plus outranciers que de simples scènes de tapage nocturne ou des échanges de propos peu courtois, d’autant qu’ils vivaient à quelques enjambées du Moulin Rouge et au cœur de la bohème parisienne.

    Aux yeux des autorités et en particulier à ceux du fameux Préfet de police Lépine, Alexandre Cohen compte parmi la racaille délinquante de la pire espèce : il est anarchiste. Et il le proclame haut et fort dans les articles qu’il rédige ou dans les propos qu’il tient devant des groupes plus ou moins étoffés. L’écriture et la parole vont de pair chez ce polyglotte, toujours à la recherche d’une occasion de discourir, soucieux d’affirmer son point de vue et de mettre les points sur les i, à coups de plume ou à coups de gueule selon l’humeur et selon les circonstances. (3)

     

    Les premières armes

    HavelaarBabel2.jpgAdolescent déjà, il ne se mord guère la langue. Il ne sait pas encore qu’il gagnera sa vie - plutôt mal que bien ! - comme publiciste et traducteur, mais ses assertions, calquées sur son comportement, s’avèrent tranchantes. Turbulent, faisant l’école buissonnière bien longtemps avant l’introduction de la loi sur l’enseignement obligatoire (1901), il forme son esprit à l’abri des regards et des reproches en dévorant des livres, perché sous le faîte du toit de la maison familiale, à Leeuwarden, en Frise. Certes, M. Cohen père, juif orthodoxe, ne désire point laisser ce fils agir à sa guise, mais Alexandre a bien souvent, et quoi qu’il lui en coûte, le dernier mot : quand le moment de la prière a sonné, Alexandre joue le jeu, mais sous couvert de lire les textes sacrés il se nourrit des pages du Max Havelaar (4) ; lorsque le conseil de famille décide de faire de lui un mousse, il fuit le port avant même l’embarquement pour la bonne et simple raison qu’il éprouve de l’antipathie à l’égard du capitaine. En laissant son petit commerçant de père à ses illusions, l’enfant fugueur, l’élève renvoyé des écoles, l’apprenti tanneur rebelle qui gifle son patron, rompt avec sa famille, nie le bien fondé des opinions du patriarche et se défait des derniers fantômes de toute observance. De telles dispositions conduisent souvent un jeune homme à connaître le milieu carcéral, à endosser l’uniforme ou encore à mener la vie de bohème. Alexander Cohen va emprunter ces différentes voies.

    Il a dix-sept ans quand une première porte de cellule se referme sur lui. Il est arrêté à Anvers pour vagabondage. De la prison de Bruxelles où il est interné durant une dizaine de jours, la police le transfère à Maastricht ; là, les gendarmes, au lieu de le retenir en attendant de le remettre à un membre de sa famille, le laissent libre de visiter la ville et le traitent comme un prince. Quelques mois plus tard, le jeune juif frison demande à être incorporé dans l'armée des Indes Néerlandaises avant l'âge requis : bien que ses pleins et ses déliés ne soient pas parfaits, il est reçu au concours de commis aux écritures. Cette fonction d’ « écrivain-soldat » (5) venait d'être créée par le Ministère des Colonies et supposait l'accomplissement d’une période de six années sous les drapeaux.

    Avant même que le bâtiment Princesse Wilhelmine ne lève l’ancre le 6 septembre 1882 pour un voyage de plus d’un mois, Alexandre Cohen échappe de peu à une première sanction disciplinaire : il s’était laissé aller à déféquer dans sa chambrée.

    Une fois à Sumatra, l’intellectuel en herbe et poète de circonstance (on lui demande d’écrire et de déclamer des vers à l’occasion de l’anniversaire d’un gradé), à peine remis d’une grave maladie, écope de quatre jours de trou et se retrouve muté à Lahat, un coin perdu sur la côte est où, après quelques semaines d’une vie paisible, son impertinence, sa ténacité et sa soif de justice le poussent à mettre en branle tout l’édifice judiciaire de l’armée coloniale. Une querelle avec le médecin de la garnison est à l’origine de l'affaire, le premier médecin irascible, mais non le dernier, que Cohen croisera durant sa longue existence. Le docteur, un polonais

    se promène toujours en civil, aussi bien pendant ses visites dans la salle des malades que lorsqu’il n’est pas en service. Je ne lui en fais pas du tout grief ! Ce que je ne peux pas avaler, c’est qu’il ne rende jamais les saluts que je lui adresse. Si je salue – tel est mon raisonnement –, c’est pure politesse de ma part. Car je ne suis pas tenu de saluer un officier en costume de ville. La première fois, je pense que le docteur ne m’a certainement pas vu ou bien qu’il est distrait, ce qui peut arriver à tout le monde après tout. Mais voilà que, à peu de jours d’intervalle, la chose se reproduit. Bien que je commence à être irrité, je me promets de lui laisser une dernière chance. Jamais deux sans trois ! Quelques semaines, peut-être un mois plus tard, je le croise de nouveau. Je le salue de la manière la plus correcte qui soit – « la main droite tendue contre le calot, et dans le même temps, le regard fièrement et respectueusement dirigé vers mon supérieur » – avec toujours le même résultat négatif : il ne répond pas à mon salut. Ça suffit comme ça, voilà ce que je me dis, il peut aller crever ! Et que je crève, moi, si jamais je le salue de nouveau, à moins que, par exceptionnel, il ne soit en uniforme.

    Un beau soir, quelque temps après, je rencontre le docteur sur la grand-route. Comme à son habitude, il est en civil. Nous nous croisons, distants l’un de l’autre d’un mètre. Je le regarde droit dans les yeux – pour rien au monde je ne voudrais qu’il croie que je ne le vois pas ou qu’il me pense plongé dans mes pensées – et ne le salue pas. Tout à sa surprise, il me dévisage à la manière de quelqu’un qui n'en croit pas ses yeux ; il en reste coi. Mais à peine me suis-je éloigné de lui de quelques pas qu’il m’interpelle :

    - Fusilier !... Fusilier !

    Je ne tourne pas la tête, et continue de marcher. Je ne suis pas fusilier ! Je suis commis aux écritures ! Non que je me pique de ma position de commis aux écritures. Oh ! mon Dieu non. Si pour me flatter il avait crié : “Général ! Général !”, je n’aurais pas eu un autre comportement. Mais je ne suis pas fusilier, un point c’est tout ! Il hurle encore deux ou trois fois: “Fusilier !... Fusilier ! ”, puis finit par revenir sur ses pas, me dépasse, se place devant moi et m’adresse la parole :

    - Tu n’as pas entendu que je t'appelais ?

    - Non !

    - Tu ne vas pas me faire croire que tu ne m'as pas entendu crier ?

    - Ce n’est pas ça ! Je vous ai bien entendu crier...

    - Alors pourquoi as-tu continué de marcher ?

    - Vous avez crié : “fusilier !”, et moi, je ne suis pas fusilier.

    - Tu n’es pas fusilier ? T’es quoi alors ?

    - Je suis commis aux écritures.

    - Alors comme ça, c’est pour cela que tu ne t’es pas arrêté ?

    - Oui !

    - Bien !... Mais dis-moi maintenant, commis aux écritures, tu ne sais pas qui je suis peut-être.

    - Si ! je le sais.

    - Je suis qui alors ?

    - Le médecin.

    - Donc, tu le savais ! Pourquoi ne m’as-tu pas salué dans ce cas ?

    - Parce que rien ne m’y oblige !

    - Tu n’es pas obligé de me saluer ?

    - Non ! Je ne suis pas tenu de vous saluer quand vous êtes en civil.

    - Ah ! Tu crois ça ?

    - Non ! je ne le crois pas. J’en suis certain !

    - Eh bien moi, je vais t’apprendre le contraire !

    - Non ! vous ne le ferez pas. Je ne suis pas obligé de saluer un officier en civil... Et pour ce qui est de vous justement, il se trouve que je vous ai salué à plusieurs reprises. Mais vous ne m’avez jamais rendu mes saluts. Vous ne le faites jamais. C’est pourquoi vous m’avez offensé...

    - Ah oui ! J’ai ainsi offensé monsieur le commis aux écritures ? C’est tout à fait regrettable !

    - Oui, vous avez ainsi offensé monsieur le commis aux écritures. Je faisais montre de politesse, ce à quoi je n’étais pas tenu, et cette attention vous laisse froid ! Dorénavant, je ne vous salue plus ! ;

    - T’entendras parler de moi, toi !

    - J’en suis fort aise ! (6)

    En révolte, publié en 1932

    OpstandCohen.gif« Huit jours de salle de police pour t’être abstenu de saluer un supérieur. Tu peux disposer ! » Voilà la courte harangue qui siffle aux oreilles d’Alexandre Cohen le lendemain matin au rapport. Cette peine purgée, le commis aux écritures dépose une réclamation auprès du commandant de Palembang. Réclamation qui, estimée non fondée, lui coûte deux semaines de la même punition (vaquer la journée à son travail et passer la nuit et les dimanches enfermé dans une remise sordide). Deux semaines plus tard, Alexandre Cohen demande qu’on s'en remette au Conseil de Guerre. Dans l’attente de la décision de cette instance, il est consigné et les séjours au cachot se multiplient au moindre prétexte. Le Conseil de Guerre déclare enfin « la réclamation du commis aux écritures Cohen, n° de matricule 15527, à l’encontre de la peine de deux semaines de salle de police à lui infligée par l’adjudant de garnison de la côte est de Sumatra, non fondée, et lui inflige une peine de trois semaines de salle de police... » (7)

    Le condamné se présente bien entendu trois semaines plus tard au rapport en exigeant cette fois de l’adjudant de garnison qu’il transmette son cas devant la plus haute juridiction militaire des Indes Néerlandaises, à savoir la Haute Cour Militaire (Het Hoog Militair Gerechtshof). Et c’est les larmes aux yeux que le réclamant entend en 1884 le commandant lui lire l’arrêt de cette instance : sa demande est reçue et toutes les peines infligées depuis la plainte formulée par le médecin polonais sont déclarées nulles et non avenues. Alexandre Cohen n’en est pas pour autant quitte : les diverses représailles qu’il a endurées avant le prononcé de cette décision favorable l’ont incité à faire preuve d’insubordination.

    Mes états d’âme sont ceux d’un enragé. Plus on me sanctionne, plus la sanction est lourde – cellule, cachot : chaque jour au régime eau-riz ou le jour suivant au régime eau-riz-fers, c’est-à-dire la main droite et le pied gauche ou le pied droit et la main gauche reliés l’un à l'autre par une courte chaîne –, et plus je deviens indifférent à toute peine. Je me fiche d'être aux arrêts, je quitte le campement, vais dans le bois lorsque l’envie m’en vient. Moi qui ne bois pas – non par probité mais parce que je n’aime pas le genièvre –, me voilà traîné au rapport par je ne sais quel subalterne sycophante pour état d’ébriété ; j’ai beau protester contre cette imputation mensongère, on me punit de nouveau. Une fois les quatre jours de cellule purgés, je vais à la cantine située hors du campement – ceci bien que je sois toujours aux arrêts – m’enivre alors et avale avec des hauts le cœur deux godets de 10 centilitres de genièvre ; je percute ensuite de façon délibérée le lieutenant. “Eh bien ! mon lieutenant, vous pouvez à présent me sanctionner pour état d’ébriété. Je suis vraiment saoul cette fois !” (...) Dans le local où l’on me garde aux arrêts, je casse tout : les tréteaux de ma couchette, la couchette elle-même, la serrure de mes menottes, mes menottes. J'enfonce la porte en bois munie de barreaux. Quand je pars pour Palembang en mai ou juin 1884 pour comparaître devant le Conseil de Guerre, je suis redevable d’environ 60 florins à la Patrie et ai à coup sûr le casier judiciaire le plus chargé de toute l’armée des Indes Néerlandaises.

    J’ai payé cher mon triomphe. Mais au moins, je ne me suis pas laissé marcher dessus ! (8)

    Triomphe cher payé en effet puisque le Conseil de Guerre de Pamelang le condamne dans la foulée à six mois et deux fois un an de détention pour trois actes d’insubordination verbale caractérisée. En juin 1884, il est transféré à la prison du fort Prince d'Orange où il côtoie des détenus purgeant de longues peines et où on le destine à la confection de calots. Mais bien vite, suite à de nouvelles manifestations de rébellion, il passe le plus clair de son temps dans un réduit qualifié de cachot où il a un boulet pour fidèle compagnon. Les outrages dont il se rend coupable par ses propos lui valent par ailleurs, en guise de châtiment corporel, trois séries de dix ou vingt coups de triques. Toutefois, les jours ne sont pas intégralement sombres : monté sur la toiture d’un bâtiment, « de juin 1884 à décembre 1886, tous les soirs, je regardais la mer – la liberté. Pas une seule fois je n’y ai manqué – lorsque je n’étais pas au cachot – beau temps, pluie, tempête, déluge, avec boulet, sans boulet – les autres eux, avec leur boulet, ne s’y risquaient pas. » (9) De plus, Cohen possède la faculté de rire et de faire rire dans les situations les plus inattendues comme dans les plus compromises. Ne sera-t-il pas connu quelques mois plus tard dans les cercles révolutionnaires comme « l’homme qui a fait rire Domela », la grande figure du socialisme hollandais de ce temps, un ancien pasteur indéridable ? (10) C’est peut-être cette capacité à s’amuser de tout et à se jouer du sort qui dissuadera Cohen de déserter comme l’avait fait quelques années plus tôt un soldat de la même armée, un certain sieur Rimbaud. (11)

    gravure de Georges Rohner illustrant In Opstand

    CohenIll1.gifLe 25 décembre 1886, Alexandre Cohen fête sa libération. Il fait d’une pierre deux coups puisque son comportement a encouragé ses supérieurs à le déclarer « totalement inadaptable ». Le 27 mars 1887, de retour sur le sol natal, il est rendu à la vie civile alors qu’il a déjà décidé de tenter sa chance dans les milieux journalistiques. (12) Et six mois jour pour jour après ce Noël mémorable, l’intraitable rebelle fait son entrée dans la presse. Du 25 juin au 13 août 1887, le Groninger weekblad (L’Hebdomadaire de Groningue) (13) publie en sept livraisons un de ses textes sous le titre Naar Indië (Aux Indes Néerlandaises). Le gouvernement néerlandais opérait alors une campagne de recrutement pour renforcer son armée coloniale chahutée sur le terrain ; Cohen réagit sans attendre et le journal radical accepte d’ouvrir ses colonnes aux premiers élans du talentueux polémiste. Dans les pages en question, il décortique la brochure ministérielle, s’appuie sur sa propre expérience pour en dénoncer l’aspect « criminel » et conclut en en appelant à la violence pour faire triompher la volonté populaire. En traitant d’un thème et d’une région du monde qui ont rendu célèbre Multatuli, en maniant un style foisonnant et vif – certes pas encore toujours maîtrisé – sans éprouver de gêne à se mettre en avant, il marche sur les traces de son modèle. (14)

     

    (1) Certificat de libération, prison d’Amsterdam, 7 février 1897, in A. Cohen. Uiterst links, journalistiek werk 1887-1896, samengesteld en ingeleid door Ronald Spoor, De Engelbewaarder, Amsterdam, 1980, p. 26. Nous choisissons de retenir dès le début le prénom francisé de Cohen même si avant son arrivée en France, il se faisait sans doute appeler Alexander.

    (2) L’Intransigeant, 13 décembre 1893, propos recueillis auprès du concierge du 59, rue Lepic à Paris. Plusieurs articles de l’époque rapportent une version similaire. Cohen raconte dans ses mémoires que ses concierges lui en voulaient car il faisait des taches dans l’escalier lorsqu’il rentrait chez lui avec des affiches de Méret et d'autres artistes, qu’il avait décollées dehors - alors qu'elles venaient d'être collées - et rincées à l’eau. Il collectionnait ces affiches pour en décorer son logement.

    (3) Voir, parmi des dizaines d’autres, l’anecdote rapportée par P. van der Meer de Walcheren dans Menschen en God, I, 1911-1929, Het Spectrum, Utrecht, 1949, p. 36-37. Même avec le poids des années, A. Cohen passera encore pour « un bagarreur ». Le même auteur évoque également la personnalité de Cohen dans Mijn Dagboek, I, 1907-1911, Desclée de Brouwer, Brugge-Utrecht, z.j., p. 202-203 ; à cette époque, tous deux fréquentaient Léon Bloy, Picasso, Van Dongen et Frédéric Brou.

    (4) Célèbre roman de Multatuli publié en 1860 dont A. Cohen traduira certains passages pour des revues parisiennes avant de les réunir dans Multatuli, Pages choisies, préface d’Anatole France, Mercure de France, 1901. On se reportera au volume 31 de la collection Babel : Max Havelaar ou les ventes de café de la Compagnie Commerciale des Pays-Bas, traduction et préface de Philippe Noble, lecture de Guy Toebosch, Actes Sud, Arles, 1991 (voir illustration).

    (5) « soldaat-schrijver » littéralement « soldat-écrivain ». Sur cette période de la vie de Cohen, on peut lire en anglais : E.M. Beekman, Troubled Pleasures. Dutch Colonial Literature from the East Indies, 1600-1950, Clarendon, Oxford, 1996. Le chapitre 10 de ce livre – Alexander Cohen (1864-1963): Life in the Colonial Army – propose un bref aperçu de la vie de Cohen tout en s’intéressant surtout à la condition du simple soldat occidental ou indigène servant dans les troupes coloniales. Le témoignage autobiographique laissé par Cohen dans le premier volume de ses mémoires, In Opstand, est l’un des rares documents rédigés par un simple soldat sur le quotidien dans une telle armée.

    (6) A. Cohen, In opstand, Van Oorschot, Amsterdam, 1976, p. 79-80. E.M. Beekman (voir note 5) précise que les médecins militaires n’étaient pas tenus à porter l’uniforme.

    (7) Ibid., p. 84.

    (8) Ibid., p. 85-86.

    (9) Lettre à Kaya, 8 mars 1905. Alexandre Cohen, voyageant alors en Asie, a revu le camp dans lequel il avait été interné et fait le récit de sa visite à sa compagne qui avait dû rentrer plus tôt que lui en France. Toutes les lettres citées sont tirées de Alexander Cohen. Brieven 1888-1961 (Correspondance d’Alexandre Cohen),
édition Ronald Spoor, Prometheus, Amsterdam, 1997.

    (10) R. Spoor, « Alexandre Cohen: Uiterst links » in A. Cohen, op. cit., 1980, p. 14.

    (11) Voir entre autres sur Rimbaud et l’armée, l’article de M. Bossenbroek. « Arthur Rimbaud poète armé », Het Oog in 't Zeil, V, 1988, 3, p. 1-10.

    (12) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 124.

    (13) B. Bymholt. Geschiedenis der Arbeidersbeweging in Nederland, herdruk van de editie van 1894 met een nieuw register en een biografische schets, 2 dln, Van Gennep, Amsterdam, 1976, p. 411. L’hebdomadaire en question a été créé en octobre 1886 ; il avait un rédacteur socialiste, se présentait comme radical mais était en réalité plutôt socialiste modéré.

    (14) Voir cette référence à Multatuli par exemple dans J. Gans, « Alexandre Cohen tegen de macht », Het Pamflet, Weekblad tegen het publiek, integrale fotografische herdruk, P. van der Velden, Amsterdam, 1980 p. 89. Ou encore dans H. van Straten, Toen bliezen de poortwachters, proza en poëzie van 1880 tot 1920, Querido, Amsterdam, 1964, p. 60.