NATURE MORTE
Une composition d’Arthur Honegger
sur un poème de Fritz Vanderpyl
Le 8 août 1919, on pouvait lire ces lignes dans la gazette belge Pourquoi pas ? (p. 557) : « L’Arbitraire. C’est le titre d’une nouvelle revue littéraire qui vient de paraître à Paris. Elle a pour fondateur, directeur, rédacteur en chef et principal collaborateur Fritz Vanderpyl, auteur d’un joli roman sur le monde des ateliers qui parut pendant la guerre : Marsten Stanton à Paris. Soldat français que, durant ces dernières années, on vit promener héroïquement les godasses réglementaires, le képi pisseux et la mauvaise humeur pittoresque de l’auxiliaire, Vanderpyl est d’origine hollandaise, et il apporte dans la vie et la littérature de Paris toute la savoureuse fantaisie d’un de ces Hollandais qui semblent avoir à cœur de racheter définitivement toute la sagesse bourgeoise de leur bourgeoise patrie. »
Au sortir de la Grande Guerre, le Haguenois Fritz-René Vanderpyl (1876-1965), qui venait d’obtenir la nationalité française pour avoir revêtu l’uniforme de la Légion étrangère au début des hostilités, crée effectivement une revue, aux éditions Marguy (11, rue de Maubeuge, Paris IXe), qu’il intitule L’Arbitraire*. Dans ce mensuel à la couverture jaune et au titre noir en diagonale, il aspire à marier deux de ses grandes passions : la littérature et l’art pictural – Marguy est d’ailleurs une galerie qui promeut les jeunes artistes tout en se lançant alors dans l’édition. Malheureusement, à la date où le chroniqueur cité plus haut évoque cette publication, elle a déjà cessé d’exister. Seuls deux numéros ont vu le jour : un en juin, un second en juillet 1919 (36 pages chacun). Outre Vanderpyl lui-même, les collaborateurs de cette très éphémère revue ont pour nom :
- feu Guillaume Apollinaire que Vanderpyl côtoyait régulièrement, ainsi qu’en témoignent les rares pages non inédites de son Journal. Vanderpyl publie de lui des vers reçus en réponse à une lettre-poème : « Curiosités » (n° 1, p. 18-19).
- Guy-Charles Cros (1879-1956), grand ami de Vanderpyl, poète et traducteur, fils du célèbre inventeur et auteur Charles Cros (qui ne connaît pas « Le hareng saur » ?). De Guy-Charles figurent dans L'Arbitraire les poèmes « Chambre au crépuscule », « Le matin vert », écrits en captivité (n° 1, p. 3-4), et « Exposition Picasso » (n° 2, p. 57).
- René Devinck : en 1911, il est l’un des secrétaires de la Société Victor Hugo à laquelle il appartient depuis 1909. Il s’affirmera comme essayiste, orateur et juriste, expert auprès des tribunaux, spécialisé dans le domaine des mutuelles et des assurances. À l’époque du lancement de L’Arbitraire, il publie dans l’hebdomadaire L’Europe nouvelle sur des sujets de politique, de fiscalité et de société aussi bien français qu’internationaux. Au début des années vingt, il collabore au Parthénon. Organe d’Action Féministe en défendant « Les droits politiques de la femme », des thèses aux antipodes de celles avancées dans le petit éditorial du n° 2 de L’Arbitraire ! Peut-être est-ce la raison pour laquelle on ne trouve de lui qu’une contribution dans le premier (p. 13-17) : « Si la Guerre avait duré / Les heures critiques » (le titre dans le sommaire est différent de celui qui précède le texte même ; les numéros ont dû être bouclés à la hâte car le sommaire ne correspond pas exactement à leur contenu).
- Julien Maigret, dit Jean Marville (1879-1956), journaliste, homme de radio et africaniste. « Il arrive en Oubangui, à l’âge de 25 ans, en 1904, pour y acheter caoutchouc et ivoire et chasser l’éléphant dans le nord-ouest de l’actuelle République centrafricaine. Il deviendra allemand à Mbaiki pendant la première guerre mondiale puis participera à la campagne de reconquête du Cameroun. On le retrouve après la guerre directeur de société à Brazzaville. » Il a été directeur de la Compagnie Forestière Sangha-Oubangui en 1920, directeur de la station Paris Mondial et du Poste Colonial, station de radiodiffusion ondes courtes destinée à l’Empire français créé lors de l'Exposition coloniale internationale de 1931. Marville a participé à la Croisière noire (1924-1925) et a collaboré au Monde colonial illustré. Il est l’auteur d’un roman africain remarqué, Tam-Tam (1927) et d’une biographie sur Marchand l’Africain. Le patronyme Maigret figure comme directeur gérant de L’Arbitraire. En cette même année 1919, il publie La Chanson de Kou-Singa, chants d’Oubangui mis en vers, plaquette dont la couverture est illustrée d’un bois original en deux couleurs de Maurice de Vlaminck. La revue Action d’avril 1920 offre à lire l’une de ses nouvelles : « Les hommes de la mort. Nouvelle africaine », illustrée elle aussi par un bois de Vlaminck. Peu avant sa mort, le vieux colonial a donné une interview à la radio française, rediffusée en 2012 sur France culture. L’Arbitraire donne de lui : « Chanson africaines : Le chant du cavalier et La chanson du chef » (n° 1, p. 8-12) et « Notes de Voyage (I, II) », la première portant sur l’île Principe (n° 2, p. 51-54).
- Louis Piéchaud (1888-1965), écrivain issu de la bourgeoisie bordelaise. Membre de la « Génération perdue », il collabore à de nombreux journaux et se manifeste bientôt dans la critique littéraire sous le pseudonyme de Norpois, assurant la rubrique « Questions de langage » au Figaro. De cet auteur, on peut lire la nouvelle « Le sourd ou la cave pleine » (n° 2, p. 41-44).
- Jean Robaglia, journaliste, avocat et député de Paris. Il meurt au début de 1928 à l’âge de 38 ans. Au printemps 1922, il a épousé Suzanne Bagès (1894-1968) qui se fera connaître comme romancière. Robaglia a publié les œuvres complète de son oncle, le dramaturge Henry Becque, dont il était l’héritier avec son frère. Le n° 2 de L’Arbitraire s’ouvre par son poème « Ma maison paternelle » (p. 40).
- Maurice de Vlaminck (1876-1958) : auteur de nombreux ouvrages (romans, écrits autobiographiques...), le peintre a été lié d’amitié avec Vanderpyl pendant un demi-siècle. Dans sa revue, le second publie du premier huit « Poèmes de peintre » (n° 2, p. 45-50).
- Un certain Wynandus, nom sous lequel on devine Vanderpyl, les pages en question traitant de quelques-uns de ses thèmes de prédilection : « Vlaminck, peintre / Le peintre Vlaminck » (n° 1, p. 20-26, avec deux toiles reproduites) et le début d’une étude intitulée « Le problème financier et administratif de nos musée nationaux » (n° 2, p. 55-56). Cette attribution est certaine. En effet, avant de quitter les Pays-Bas en 1899 (il est arrivé à Paris le 20 septembre de cette année-là, écrit-il un jour à Apollinaire), Frits van der Pijl (ainsi qu’il écrivait encore son nom à l’époque) a publié dans la presse hollandaise sous le pseudonyme Wijnandus.
- Sonia Lewitzka (1874-1937), peintre et illustratrice russe, épouse du cubiste Jean Marchand qui sera lui aussi un proche de Vanderpyl, lequel lui consacra plusieurs contributions. Lewitzka a donné un cul de lampe à L’Arbitraire (n° 2, p. 59) pour rehausser la partition de « Nature morte » (ci-contre).
- Samuel Sauser : un texte philosophico-politique intitulé « Où nous allons...» (traduit d’après l’anglais par J. D.), n° 1, p. 5-7. Qui est cet auteur qui porte le même patronyme que Blaise Cendras ? S’agit-il là d’une orthographe fautive comme dans le cas d’Honegger ?
- Enfin, Arthur Honegger (1892-1955). L’Arbitraire reproduit l’une de ses partitions (n° 2, p. 58-59), écrite sur un poème de Fritz Vanderpyl : « Nature morte », initialement paru dans la revue de Pierre Albert-Birot, SIC (Sons, Idées, Couleurs, Formes, n° 13, janvier 1917), et dédié à Édouard Renoir (sans doute un frère cadet du célèbre peintre). La version des deux strophes reproduite ci-dessous est la dernière donnée par l’auteur (Poèmes. 1899-1950, Nantes, Le Cheval d’Écume). Dans L’Arbitraire, deux coquilles déparent le nom du compositeur suisse, orthographié Honniger, tant dans le sommaire qu’à la page 58 du numéro de juillet :
Le poème « Nature morte », chanté par Brigitte Balleys
Nature morte
La corbeille de porcelaine
contient des pêches et du raisin blanc.
Le napperon sent la verveine
et, dans un gobelet d’argent,
une fleur mauve fait la reine.
Sur une assiette octogonale
sont tombés trois de ses pétales
comme des papillons mourants…
En avril 1917, Honegger, qui était déjà lié à Blaise Cendras – il composera en 1920 les Trois fragments extraits de « Les Pâques à New York » –, écrit à ses parents : « Je travaille aussi à un poème d’H. Charasson, qui m’a fait faire la connaissance d’Apollinaire et d’un littérateur hollandais, Vanderpyl, dont j’avais mis un poème en musique. Apollinaire doit venir un de ces soirs à la maison pour entendre ses vers mis en musique. » (1)
À Apollinaire, le 5 janvier 1917, Vanderpyl écrit qu’il a envoyé son poème au directeur de la nouvelle revue de la rue de la Tombe-Issoire : « Il ne m’a pas répondu. J’aimerais savoir s’il n’en veut pas, car j’en ai le placement ailleurs. » (2) Il n’eut pas à chercher ailleurs puisque Pierre Albert-Birot fit paraître ses vers dans Sic.
Dans L’Arbitraire, Fritz a publié sous son nom les premiers chapitres d’une œuvre restée semble-t-il inachevée : Le Roman d’un épicurien (n° 1, p. 27-36 et n° 2, p. 60-72). Ces pages ne sont pas sans présenter des similitudes avec Le Guide égaré, paru en 1939 au Mercure de France, mais qui était prêt bien des années plus tôt, ainsi que nous le révèle Paul Léautaud dans le tome IV de son Journal Littéraire à la date du 27 novembre 1924 (p. 397). Ce jeudi-là, il reçoit la visite de Vanderpyl dans les bureaux du Mercure de France. Fritz a un roman en réserve, mais ne trouve pas d’éditeur. Pour le premier paru dans le Mercure pendant la guerre non plus, malgré un contrat signé avec Grasset. Léautaud lui conseille d’aller voir Colette qui réclame des livres à certains auteurs. Lui qui préfère nourrir ses animaux que se remplir l'estomac, qui ne sait pas cuisiner et qui n’est en rien un gastronome ne manque pas de plaisanter le gourmet : « Vanderpyl, qui est fort porté sur la table, il rédige même des articles de gastronomie au Petit Parisien, est de plus en plus énorme. Je lui ai dit ce soir : ‘‘Méfiez-vous. Vous tournez à la barrique. C’est très mauvais pour la santé.’’ Il m’a répondu : ‘‘Mais non. Vous exagérez. C’est mon pardessus d’hiver qui fait cet effet.’’ Il l’a alors enlevé. Il n’était guère moins gros. Je lui ai dit : ‘‘Vous voyez bien. Ce n’est pas du tout votre pardessus. Vous êtes énorme, c’est bien ce que je dis. – Mais vous autres, ici, il me semble… – Ici, mon cher, lui ai-je répliqué d’un bond, nous sommes tous maigres !’’ Nous étions à l’entrée de la librairie. Tout le personnel a éclaté de rire. Vanderpyl a ajouté : ‘‘En tout cas, pour le patron, il me semble qu’il n’est pas maigre. – Dame ! mon cher, ai-je répondu, quand on tient la queue de la poêle, on se soigne. »
Daniel Cunin
passage de la lettre de F. Vanderpyl à G. Apollinaire
* Relevons que, dès 1904, Vanderpyl avait été mêlé à la création d’une autre revue : La Vie, animée par Jean Valmy-Baysse, Alexandre Mercereau, Charles Vildrac, René Arcos, Henri Allorge, L. Mandin, Ed. Gazanion... Dans le premier numéro (décembre 1904), il publie « Notes internationales », texte portant une citation de Multatuli en épigraphe. Mais rien dans le deuxième (et dernier semble-t-il). Le 22 avril 1914, Comœdia annonce que Fritz lance le premier numéro de La Revue des Salons. La guerre a sans doute mis fin à cette aventure.
(1) Cité par Catherine Miller, Jean Cocteau, Guillaume Apollinaire, Paul Claudel et le groupe des Six. Rencontres poético-musicales autour des Mélodies et Chanson, Auderghem, Pierre Mardaga, 2003, p. 67. A. Honegger évoque la femme de lettres Henriette Charasson (1884-1972). Il la connaissait depuis l’enfance.
(2) Guillaume Apollinaire, Correspondance. Lettres reçues, XVIII, lettre 439.