Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Histoire littéraire - Page 19

  • Baudelaire à Bruxelles

    Pin it!

     

    Camille Lemonnier

    à propos de Charles Baudelaire

     

    Portrait de l'auteur par Emile Claus

    CouvLemonnierPeinture.png« Maréchal des lettres belges » et plus grand représentant du style coruscant, le Bruxellois Camille Lemonnier (1844-1913), auteur de la satire Nos Flamands (1869), a joui d’une notoriété qui n’a d’égal que le quasi oubli dans lequel il est aujourd’hui tombé. C’est pourtant à son propos que Huysmans écrira les lignes suivantes : « Ce livre [Les Contes flamands et wallons ou Noëls flamands] est, selon moi, le livre flamand par excellence. Il dégage un arôme curieux du pays belge. La vie flamande a eu son extracteur de subtile essence en Lemonnier qui a des points de contact avec Dickens, mais qui ne dérive de personne. Le premier, par ordre de talents dans les Flandres, il a commencé à faire avec ses contes, pour la Belgique, ce que Dickens et Thackeray ont fait pour l’Angleterre, Freytag pour l’Allemagne, Hildebrand pour la Hollande, Nicolas Gogol et Tourgueneff pour la Russie ».

    Dans le texte reproduit ci-dessous, Lemonnier évoque sa découverte des Fleurs du Mal et les quelques heures durant lesquelles il a entendu parler le poète français. Ces lignes ont paru dans Le Thyrse, revue créée justement sous le patronage du romancier belge et dont le titre est un clin d’œil à un poème en prose de Baudelaire.

    baudelaire,camille lemonnier,bruxelles,flandre,belgique

     

    Je n’oublierai jamais ce soir mémorable. Les journaux bruxellois avaient ébruité la nouvelle d’une conférence de Baudelaire, sans commentaires. Le fait d’un grand poète, d’un des esprits absolus de ce temps, promulguant sa foi littéraire publiquement, semblait encore négligeable. Il faut se rappeler l’indifférence totale du Bruxelles d’alors pour la littérature : quelques lettrés seulement connaissaient l’auteur des Fleurs du Mal : on vivait dans un air saturnien où se plombait l’Idée.

    La Proscription, en passant par le territoire belge, n’avait agité que superficiellement ce consternant marasme : ils étaient restés sans amis intellectuels, les maîtres de la parole, les puissants ouvriers de la plume ; on leur avait ouvert les maisons ; on ne leur ouvrit pas les esprits. Ils séjournèrent en Belgique comme en un pays de Cocagne où plusieurs, trop fêtés, d’excès de bien-être et de nourriture, s’épaissirent.

    Le puissant terreau national convenait mal à la fine plante française ; certaines essences délicates se corrompirent ; peut-être Baudelaire, très isolé, froissé par la brutalité des contacts, y conçut-il le germe des spleens qui le menèrent à la mort. Il fallut la centralité de Victor Hugo, sa pléthore de personnalité, l’espèce de congestion littéraire où il vécut, pour lui épargner les avaries. Il eut peuplé de ses voix un désert ; il surplomba la stupidité des foules. Mais je pense à ce pauvre Bancel, à ce grandiloquent rhéteur, à ce pompeux et délicat esprit, l’un des charmeurs de l’Exil et qui ne sut pas rompre le lourd charme matériel d’une hospitalité meurtrière. Il professait un cours public de littérature ; ses prosopopées, rythmées d’une voix moelleuse et chaude, lui avaient conquis un auditoire. On allait l’entendre comme un ténor modulant d’exquises paraphrases ; et il ne savait pas suffire à toutes les sympathies qui se le disputaient. Quand il quitta Bruxelles, ce fut pour s’éteindre en un mandat législatif. Sa mort ne retentit qu’aux amitiés laissées en la terre d’exil.

    BaudelaireDebout.jpgJ’étais, à l’époque de cette conférence de Baudelaire, un assez pauvre clerc en littérature : il n’y avait pas longtemps que j’avais quitté le collège ; je commençais seulement l’apprentissage du métier. Un hasard m’avait initié aux splendeurs douloureuses, aux âcres et persuasives suggestions de la poésie baudelairienne, un simple hasard, en effet, car mon credo ne dépassait guère Victor Hugo, Vigny, Lamartine et Musset. Ce fut pendant une de mes coutumières stations attardées à l’étalage des libraires, mes cahiers de rhétoricien indolent sous le bras, de rhétoricien plus enclin à muser qu’à potasser le grec et le latin. Il se trouva qu’un exemplaire des Fleurs du Mal, exposé à la vitrine du père Rosez, y fût ouvert à cette page merveilleuse, Une Martyre. Je lus avec une réelle angoisse d’admiration ce qu’à travers la buée des glaces il me fut possible d’en prendre avec les yeux. Le livre demeura exposé trois jours ; je m’imprimai tout vifs dans la mémoire ces ardents tableaux, les images d’amour et de mort.

    Il me fut ainsi révélé une religion nouvelle. Jalousement, dans le silence de ma chambre d’étude, je me redisais l’extraordinaire musique de ces vers funèbres et voluptueux. Elle me donnait le goût de souffrir, elle me versait les poisons et les enchantements. Je n’eus de trêve que je ne possédai enfin le livre miraculeux qui, profondément, avait remué ma vierge humanité. Il surexcita jusqu’au spasme mes transports ; je m’en affolai comme d'un péché ; il m’envahit, comme l’attrait et le danger de la Damnation. Je fus ainsi un des rares jeunes hommes, s’il en fut d’autres, qui apportèrent à cette conférence du poète la passion de son génie.

    Le Cercle littéraire et artistique où elle se donnait, occupait encore le gothique palais qui fait face à l’Hôtel de Ville. Cette fruste et historique architecture, rajeunie depuis comme un joyau de prix, redevenue le dessin d’une châsse exquisement orfèvrie, abritait alors des commerces de grainetiers et d’oiseleurs. Tout le rez-de-chaussée et les caves leur avaient été départis : c’était une des activités de la Grand’Place. Mais l’étage restait réservé au Cercle ; on montait un perron, on gravissait un raide escalier ; une porte s’ouvrait, qui était celle de la salle des conférences.

    Un peu tardivement m’était échue la carte d’invitation ; je ne pus me presser assez pour ouïr les prolégomènes. L’escalier était vide quand j’en escaladai les marches ; un silence régnait sous les voûtes ; je ressentis une petite honte à la pensée qu’une foule avait déjà passé là et que j’arrivais le dernier. Je me persuadais une affluence solennelle et dévote, accourue comme à un gala. Un huissier attira le haut battant : j’entendis une voix grêle et mordante, d’un registre élevé : elle s’enflait sur un mode de prédication ; elle syllabisait avec emphase ce los à un autre royal poète: – « Gautier, le maître et mon maître »…

     

    L'or et la boue (les peintres, le dandy, le critique…

     … et Jean Tordeur à propos de la Belgique...)

     

    Je me glissai dans la salle. C’est encore, après tant d’années, un sujet de stupeur pour moi, la solitude de ce grand vaisseau où je craignais de ne pouvoir trouver place et qui, jusqu’aux dernières pénombres, alignait ses banquettes inoccupées. Chaque fois qu’en mes débats intérieurs, en mes angoisses pour l’inutilité de notre effort littéraire, j’essaie de me persuader l’espérable rédemption finale de cette patrie asservie aux cultes grossiers et homicide envers ses plus nobles enfants, l’image atterrante se suscite, je revois la salle désertée, au fond de laquelle un homme, un artiste de génie vainement métaphorisa. Baudelaire parla, ce soir-là, pour une vingtaine d’auditeurs ; il leur parla comme il eût parlé à une cour de princes et leur révéla un Gautier altissime, l’égal des grands papes de l’Art. À mesure, un étonnement s’exprimait sur les visages, une déception, peut-être aussi l’inquiétude d’une secrète ironie cachée sous une louange en apparence immodérée. Nul, parmi le petit nombre des auditeurs, ne se représentait en ces proportions olympiennes, sous une telle pourpre, le poète magnifique, mais encore mal connu que son émule, le maître étincelant et quintessencié, exaltait comme un éponyme.

    BaudelaireFleursdumalCouv.jpgBaudelaire cultivait précieusement l’ironie ; il l’exerçait comme une escrime avec la correction froide et la souplesse déliée d’un merveilleux tireur. Elle mettait autour de sa sensibilité comme l’en- veloppe et la défense d’une cotte de mailles. Peut-être n’était-elle au fond que la pudeur de cette sensibilité, d’autant plus vive qu’elle était plus contenue. Cette ironie, nourrie de Poë et des humoristes anglais, ne dédaignait pas la mystification : elle semblait se ressouvenir aussi des mimes de Londres et de leurs clowneries macabres. Il me parut que l’assistance, sans doute échaudée, redoutait un tour nouveau de cet ironiste acéré et déconcertant. Je me sentis inondé, quant à moi, des torrentielles beautés de ce discours qui n’était que la plus adroite et la mieux déguisée des lectures. Je communiai avec le poète dans l’enthousiasme. Je lui dus dans l’avenir de ne jamais démériter de l’exemple qu’il m’avait donné en honorant les Maîtres et les Aînés.

    Une petite table occupait le milieu de l’estrade ; il s’y tenait debout, en cravate blanche, dans le cercle lumineux épanché d’un carcel. La clarté tournoyait autour de ses mains fines et mobiles ; il mettait une coquetterie à les étaler ; elles avaient une grâce presque féminine en chiffonnant les feuillets épars, négligemment, comme pour suggérer l’illusion de la parole improvisée. Ces mains patriciennes, habituées à manier le plus léger des outils, parfois traçaient dans l’air de lents orbes évocatoires; ou bien elles accompagnaient la chute toujours musicale des phrases de planements suspendus comme des rites mystiques.

    Baudelaire suggérait, en effet, l’homme d’église et les beaux gestes de la chaire. Ses manchettes de toile molle s’agitaient comme les pathétiques manches des frocs. Il déroulait ses propos avec une onction quasi évangélique, il promulguait ses dilections pour un maître vénéré de la voix liturgique d’un évêque énonçant un mandement. Indubitablement, il se célébrait à lui-même une messe de glorieuses images ; il avait la beauté grave d’un cardinal des lettres officiant devant l’Idéal. Son visage glabre et pâle se pénombrait dans la demi-teinte de l’abat-jour ; j’apercevais se mouvoir ses yeux comme des soleils noirs ; sa bouche avait une vie distincte dans la vie et l’expression du visage ; elle était mince et frissonnante, d’une vibratilité fine sous l’archet des mots. Et toute la tête dominait de la hauteur d’une tour l’attention effarée des assistants.

    Au bout d’une heure, l’indigence du public se raréfia encore, le vide autour du magicien du Verbe jugea possible de se vider davantage ; il ne resta plus que deux banquettes. Elles s’éclaircirent à leur tour, quelques dos s’éboulaient de somnolence et d’incompréhension. Le reste n’avait pas l’air de s’apercevoir de la désolation de ces demi ténèbres éployées sous les travées gothiques, sans nuls visages pour en conjurer le délaissement.

    Il parla pendant près de deux heures. La salle, lentement, s’était à peu près toute écoulée ; peut-être ceux qui restaient s’étaient-ils émus d’un penser secourable, peut-être demeurèrent-ils comme un passant accompagne dans le champ funèbre un solitaire corbillard. Peut-être aussi c’étaient les huissiers et les messieurs de la commission retenus à leur poste par un devoir cérémonieux.

    Le poète, indubitablement, ne vit pas cette désertion qui le laissait parler seul entre les hauts murs parcimonieusement éclairés. Une dernière parole s’enfla comme une clameur : « Je salue en Théophile Gautier, mon maître, le grand poète du siècle. » Et la taille rigide s’inclina, il se libéra en trois saints corrects – à moins qu’ils ne fussent ironiques – de la politesse des applaudissements. Rapidement une porte battit. Puis un huissier emporta la lampe ; je demeurai le dernier dans la nuit retombée, dans la nuit où sans écho était montée, s’était éteinte la voix de ce Père de l’Église littéraire.

    Camille Lemonnier

    Le Thyrse, revue d’art, T.6, 1er juin 1904, p. 9-14.

     

    baudelaire,camille lemonnier,bruxelles,flandre,belgique

    Les Fleurs du mal, exemplaire annoté par l'auteur

     

     

  • Une histoire de la littérature flamande

    Pin it!

     

     

    André de RIDDER,

    La Littérature flamande contemporaine (1923)

     

    Iwan Gilkin

    IwanGilkin.jpgPeu avant sa mort, l’écrivain et poète bruxellois d’expression française Iwan Gilkin (7 janvier 1858 - 27 septembre 1924), cofondateur et, pendant un temps, directeur de La Jeune Belgique, consacre sa chronique littéraire de La Revue Belge – périodique dont il est l’un des directeurs – du 1er mars 1924 (p. 491-500) à un ouvrage intitulé La Littérature flamande contemporaine (1890-1923). C’est ce texte que l’on peut lire ci-dessous.

    L’auteur du volume (224 pages) en question est un Anversois, fils de diamantaire, qui a laissé tant des œuvres écrites en néerlandais que des études et critiques en français. Cosmopolite passionné de littérature - enfant il rêvait de devenir écrivain et collectionnait déjà des livres -, de peinture et de sculpture, André de Ridder (1888-1961) a joué un rôle important sur sa terre natale en fondant, entre autres périodiques, De Boomgaard (fin 1909 - fin 1911), revue illustrée consacrée à la littérature et aux arts, qui s’opposait au provincialisme des lettres flamandes renaissant alors de leurs cendres. Si son œuvre de romancier décadent n’a guère convaincu (« tous romans psychologiques, images de la vie citadine contemporaine » selon ses propres mots) – il a tenté d’introduire le dilettantisme dans la littérature flamande qu’il estimait trop marquée par la tradition du roman rural –, il aura été une figure incontournable des échanges artistiques et littéraires entre Paris, Bruxelles, Anvers et les Pays-Bas, favorisant en particulier la peinture expressionniste par le moyen de sa revue Sélection et de sa galerie éponyme. C’est par exemple grâce à lui – et à son complice Paul-Gustave van Hecke (2) – que Charley Toorop – à laquelle le Musée d’Art moderne de Paris et l’Institut Néerlandais rendent aujourd’hui hommage – a pu exposer à Paris et à Bruxelles en 1921.

    littérature flamande,andré de ridder,la revue belge,iwan gilkin,traduction

    à Afsnee (Gand), vers 1923.

    De gauche à droite : Frits Van Den Berghe, Paul-Gustaaf van Hecke,

    Gustaaf De Smet, André de Ridder

     

    « Arbre aux multiples branches », ainsi que le qualifie Stefan Brijs (1),  André de Ridder – qu’il ne faut pas confondre avec ses nombreux homonymes : l’archéologue et  conservateur adjoint au Musée du Louvre (1868-1921), le chef d’orchestre, le footballeur... – a fait ses premières armes à 17 ans dans le journal anversois La Métropole. Il a laissé des biographies romancées de Ninon de Lenclos – Ninon de Lenclos et les femmes du XVIIe siècle (1915) – et de Jean de la Fontaine (1918), a consacré des études plus ou moins étoffées à Rémy de Gourmont (1919), Stijn Streuvels, Hugo Verriest, Pol de Mont, Charles Baudelaire (avec Gust van Roosbroeck), Constant Permeke, Albert Samain, Jules Laforgue, Charles Guérin... Réfugié aux Pays-Bas lors de la Première Guerre mondiale, il renforce sa réputation de pionnier du reportage littéraire en proposant aux lecteurs le compte rendu de ses entretiens avec des écrivains hollandais comme Louis Couperus, Carry van Bruggen, Hein Boeken, Willem Kloos, Is. Querido, Jan Fabricius, Frans Erens… Il avait opéré de la même façon avec les principaux hommes de lettres flamands.

    CouvEnsorAdeRidder.jpgLa bibliographie de cet esthète vulgarisateur – qui se disait franco-flamand – se compose aussi d’innombrables articles (dans les deux langues) sur la littérature et la peinture française, ainsi que des volumes suivants rédigés en français : Le Fauconnier (1919); Défense et Illustration de l’Art Nouveau; Le Génie du Nord (1925); Anthologie des écrivains flamands contemporains (avec Willy Timmermans, 1926); La Jeune peinture belge (1929); Ossip Zadkine. Lettres à André de Ridder (1929); James Ensor (1930); Henri de Braekeleer (1931); J.B.S. Chardin (1932); George Minne (1947); Oscar Jespers (1948); Joseph Cantré (1952); William Degouve de Nuncques (1957)…

     

    littérature flamande,andré de ridder,la revue belge,iwan gilkin,traduction

     

    L’ouvrage qu’il consacre en 1923 à la littérature flamande s’inscrit dans le prolongement de sa brochure Les Lettres flamandes d’aujourd’hui (1909) qu’il a révisée et complétée. Au sujet de cette première publication, un critique écrivait à l’époque : « M. André de Ridder vient de publier à ce propos un petit livre qui, écrit en français, contribuera plus efficacement, j’en ai la conviction, à réhabiliter, si c’est nécessaire, la culture flamande. Avec tact, précision, sincérité, il évoque le magnifique travail de renaissance et d’évolution que la littérature flamande actuelle accomplit. Il lui consacre, avec une fierté légitime, une étude probe et digne, sans grandiloquence, comme sans mièvrerie. On a la perception bien nette de l’existence incontestable d’un mouvement littéraire du plus curieux aspect, et n’est-ce pas là une preuve irréfutable de la perpétuation de la culture flamande ? Sans contredit, pareille démonstration n’est pas inutile. Elle rencontre cette opinion assez accréditée d’une indigence trop aisément admise, même dans notre pays. Sans fausse honte, M. André de Ridder rattache les origines de cette renaissance au courant de civilisation universelle qui influença l’Europe intellectuelle aux environs de 1875-1880 pour engendrer en Angleterre le préraphaélisme pictural et poétique, en France, le symbolisme, en Hollande le mouvement du Nieuwe Gids, en Belgique, celui de la Jeune Belgique pour le français, celui de Van Nu en Straks pour le flamand. Van Nu en Straks, revue fondée à Anvers, se garda bien de s’en prendre aux “anciens”, comme Conscience – Hij leerde zijn volk lezen [Il a appris à son peuple à lire] – Ledeganck, le romantique auteur des Drie Zustersteden. Développant normalement la tradition de leur œuvre, les novateurs du groupe la rendirent “plus moderne et universelle”. Une période de transition – mélange de réalisme et de romantisme –  où des prosateurs remarquables : Loveling, Tony Bergman, le gracieux et délicat auteur d’Ernest Staas, Armand De Vos, Raymond Stijns, des poètes estimables comme Van Beers, Dautzenberg, Decort se sont produits, témoigne du développement progressif de la culture flamande, de l’épurement lent du goût artistique. Elle prépare Stijn Streuvels, ancien boulanger, puissant peintre verbal, vigoureux descripteur, incomparable paysagiste littéraire ; Herman Teirlinck, romancier nerveux et nuancé ; Vermeylen, essayiste éclectique, auteur d’une épopée de l’humanité qu’il intitule De Wandelende Jood (Le Juif Errant) ; Van Langendonck, Van dePortraitKarelvandeWoestijne.jpg Woestyne, poète délicat et raffiné ; Cyril Buysse, Baekelmans, Vermeersch , Maurice Sabbe, Eeckels, Guido Gezelle, le poète simple et sain, Vanden Oever, Declercq, Hegenscheidt, l’auteur de Starkadd, Van Offel, Rodenbach, l’éveilleur d’enthousiasme dont ici même M. A. de Ridder parla avec éloquence le mois dernier. D’autres encore ont apporté à cette culture flamande l’hommage filial de leurs œuvres. M. de Ridder les analyse tour à tour en critique impartial, consacrant un hommage spécial à Stijn Streuvels “maître incontesté du groupe, celui qui, avant tous, lui a communiqué une signification plus que locale”. Dégageant les caractères généraux de cette littérature actuelle, l’auteur constate : “Presque aucun de nos écrivains n’échappe à la forte empreinte de la patrie : un amour égal pour la Flandre éclate à travers leur œuvre différente, quelque forte que soit l’empreinte française que cette œuvre ait reçue, telle celle de M. Herman Teirlinck ou de M. Karel Vande Woestyne. Tous nos écrivains flamands sont du reste substantiellement nourris de culture française”, ajoute-t-il. Il signale le génie fortement descriptif des auteurs flamands, leur sens plastique extraordinaire, l’amour de la ligne et de la couleur, leur réalisme, et aussi le particularisme intense qui a enrichi la langue des trésors puisés au plus profond des idiomes populaires. Il ne m’appartient pas, pour ne pas dépasser les limites de cet article, de m’étendre davantage sur cet excellent ouvrage. Il est une œuvre de tendre affection érigée à la gloire de la littérature flamande d’aujourd'hui. Sans parti pris, comme sans aveuglement, son auteur a su déterminer avec preuves à l’appui – les proses, les poèmes, les romans, les études des écrivains de la langue – la place enviable que la production littérature flamande doit occuper dans l’intellectualité continentale. Il a su rendre infiniment sympathique l’œuvre littéraire contemporaine flamande parce qu’elle est l’affirmation évidente d’une mentalité qui eut son heure de gloire dans le passé et dont les fils aujourd’hui attestent la toujours vibrante vitalité. » (Léopold Rosy, « Les lettres flamandes aujourd’hui », Le Thyrse, T. 11, 1909-1910, p. 33-35 - citation p. 34-35 - photo: Karel van de Woestijne)

    Relevons que le livre d'André de Ridder de 1923 est dédié à Willy Timmermans, un ami hollandais de l’auteur, « belge d’éducation, français de culture », et à l'auteur et fils d’éditeur Gabriël Opdebeek. Il présente des portraits (photos et autres) des écrivains suivants : Guido Gezelle, Hugo Verriest, Stijn Streuvels, Cyriel Buysse, Albrecht Rodenbach, Pol de Mont, Prosper van Langendonck, Auguste Vermeylen, Karel van de Woestijne, Herman Teirlinck, Lode Baekelmans, Gustaaf Vermeersch, Maurits Sabbe, Victor de Meyere, Fernand Toussaint, Edmond van Offel, Felix Timmermans, Karel van den Oever, Jan van Nylen, Paul Kennis, Constant Eeckels, Gustave van Hecke, Paul van Ostaijen et Wies Moens. L’auteur parle un peu de lui-même : il énumère ses œuvres romanesques et ses principaux essais, évoque sa collaboration à des périodiques importants, avant d’ajouter : « André de Ridder, Gustave Van Hecke et Paul Van Ostaijen ont produit mainte étude sur la peinture nouvelle. C’est même à deux écrivains flamands qu’est due la fondation de la seule revue d’art moderne, rédigée en langue française, que possède notre pays : Sélection, Chronique de la vie artistique. » Un peu plus loin, il précise la conception que lui et les auteurs du groupe du Boomgaard ont défendue, à savoir « le “néo-romantisme”, mais ce qu’on pourrait aujourd’hui tout aussi bien appeler le “néo-classicisme”, à condition de s’entendre sur l’une et l’autre de ces appellations. La citadelle battue en brèche par eux, c’était le réalisme d’observation sèche et de documentation précise, que les romanciers français avaient introduit et cet impressionnisme plein-airiste visant surtout au pittoresque extérieur qui s’est si contagieusement révélé en Flandre, après le vif succès de Buysse et de Streuvels, autant qu’après le triomphe de Gezelle. »

    début d'un article d'A. de Ridder sur les romans nègres (Chronique des Lettres Françaises)

    AdeRidderArticleDébutAnnées1920.pngSi Iwan Gilkin relève qu’un panorama de la littérature belge d’expression néerlandaise faisait défaut, il convient de rappeler l’existence de certaines publications. En 1921 avait paru, de la main de Paul Hemelius, une Introduction à la littérature française et flamande de Belgique, mais selon August Vermeylen, elle n’accordait pas à la littérature flamande la place qui lui revenait. Le même Hamelius se rattrapa un peu en donnant en 1924, toujours aux éditions bruxelloises L’Églantine, une Histoire politique et littéraire du mouvement flamand au XIXe siècle. Le lecteur francophone de l’époque pouvait par ailleurs se reporter à quelques livres plus anciens : d’Edward Oremans, La Littérature néerlandaise en Belgique depuis 1830 (1905) ; celui de J.A. Stecher, Histoire de la littérature néerlandaise en Belgique (1887). Vermeylen avait pour sa part publié Les lettres néerlandaises en Belgique après 1830 (1907) à la suite d’une conférence qu’il avait faite à Liège en 1905. Également en 1905, le futur politicien Camille Huysmans offrait de son coté, dans le volume collectif La Patrie belge, un rapide mais néanmoins intéressant survol : « La littérature flamande » (p. 138-147). Un « aperçu » devait paraître en 1929 dans Petite fresque des arts et des lettres dans la Belgique d’aujourd’hui (Bruxelles, L’Églantine) de Roger Avermaete : « En un tableau éclectique, et complet se trouve retracée ici toute l’activité intellectuelle des artistes belges contemporains. Trois volets : les arts statiques [peinture, sculpture, architecture, arts décoratifs, arts graphiques], les arts dynamiques [théâtre, musique, danse, cinéma], les lettres [poésie, roman, essais et critique, revues, éditeurs]. Cette troisième partie est doublée par un exposé de l’état actuel de la littérature “néerlandaise”. [Il est à craindre que cette appellation ne déroute un peu les lecteurs distraits ou mal informés, car il s’agit en fait de littérature de langue flamande, langage qui n’est qu’un des dialectes néerlandais]. » (André Cœuroy, La Quinzaine critique des livres et des revues, 10 janvier 1930, p. 237). L’année suivante, une étude plus consistante allait voir le jour : le Panorama d’un siècle de littérature néerlandaise en Belgique, 1830-1930, de l’écrivain Urbain van de Voorde avant que René Verdeyen ne propose en 1932 La Prose flamande de 1830 à 1930.

    Pour ce qui est de La Revue Belge et de la littérature flamande ainsi que du rôle qu’a pu jouer André de Ridder entre néerlandophones et francophones (il a par exemple traduit en français, pour cette Revue belge, des textes d'auteurs flamands), on se reportera au livre de Reine Meylaerts : L’Aventure flamande de La Revue belge : langues, littératures et cultures dans l’entre-deux-guerres, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2004. Jusqu’en 1935, ce périodique a accordé une assez grande attention aux lettres flamandes, de même qu'à l'époque Le Rouge et le Noir, Le Thyrse ou encore La Renaissance d’Occident.

    André de Ridder est mort la nuit précédant le vernissage de l’exposition Chagall qu’il avait organisée.

    (D.C.)

     

    (1) « Een boom met vele takken », De vergeethoek, Amsterdam, Atlas, 2003, p. 120-126. L’enthousiasme qui habitait André de Ridder à propos de sa revue De boomgaard (Le Verger) lui a valu d’être qualifié de « plus grand Barnum de la foire des lettres flamandes ». Les souvenirs qu'il a consignés témoignent d'un enthousiasme durable, d'un désir de faire connaître ses amis écrivains et peintres alors que lui-même suivait paral- lèlement une carrière universitaire en tant qu'économiste.

    (ci-dessous, portrait de P.-G. van Hecke, d'après le tableau de M. Ramah, tel qu'il est reproduit dans le livre d'A. de Ridder comme la plupart des autres portraits illustrant cette notice)

    (2) Paul-Gustave van Hecke (Gand, 1887- Bruxelles, 1967) a partagé de nombreuses autres aventures éditoriales (Het Roode Zeil en 1920) et artistiques avec André de Ridder. Mécène et grand amateur d’art, directeur des revues Signaux de France et de Belgique et Variétés, il a fait faillite suite à la crise de 1929 et a été contraint de vendre ses collections. Il a laissé des œuvres en français : Fraîcheur de Paris (avec cinq dessins hors texte et seize ornements par Gustave De Smet, 1921) ; Miousic (7 poèmes à la louange de la musique baroque : « Harmonica », « Clowns musicaux », « Gramophone », « Pianos automatiques », « Banjo », « Jazz-band », « Hawaïans Guitars », dessins de Géo Navez, 1921) ; Pour réparer le retard et le malentendu (essai, 1921) ; Poèmes (1924) ; Gustave De Smet. Sa vie et son œuvre (avec Emile Langui, 1945)… En 1969, un hommage a été rendu à Paul-Gustave van Hecke, qui a donné lieu à la publication d’un catalogue richement illustré (Galerie Govaerts, Bruxelles). Voici ce qu’écrit à son sujet André de Ridder dans La Littérature flamandePortraitPGvaHecke.png contemporaine (p. 143-144) : « Une belle promesse pour notre théâtre fut marquée par la représentation du Schoone Droom (Le beau rêve) (1911) de M. Gustave van Hecke. C'était un dialogue bien inaccoutumé chez nous que celui de ce jeune auteur, dont l’oreille n’avait pas perçu en vain les beaux et douloureux drames d’amour de Georges de Porto-Riche, et qui connaissait la touche empâtée d’Henry Becque aussi bien que l’incisive manière de Jules Renard, tout en n’ignorant rien du théâtre contemporain des pays nordiques. Habitué aux planches, il possédait en même temps des dons d’intuition et d’analyse exceptionnels, cultivés par une vie d’artiste hardie et libre. Son dialogue avait quelque chose de particulièrement policé et de bien vivant, qui ne risquait pas de devenir « serre-chaude » et trop « théâtre d’art ». Le soir où De Schoone Droom fut joué, nous entendîmes sur nos planches les premiers cris d’amants modernes, tourmentés de l’inconstance de leur cœur et de la faiblesse de leur chair. Gustave van Hecke prépara encore pour le théâtre quelques dialogues, comme De Verleider (Le Séducteur) (1913), raffinés et clairs, puis renonça, à notre vif regret, au genre dramatique. Sous son nom et sous le pseudonyme de Johan Meylander, il écrivit en outre dans Nieuw Leven et De Boomgaard des proses psychologiques, Moeie Dagen, (Jours de fatigue), Johan Meylander etc., dont l’attrait réside dans une fantasie (sic) sans artifice et sans mièvrerie, fort virile au contraire et une acuité psychologique d’une extraordinaire lucidité. Vinrent ensuite des vers Liedjes voor de heengegane (Chansons pour celle qui est partie), très impulsifs et dénués de toute coquetterie galante, conçus en images directes, en vers concis, un peu barbares et rythmés étroitement sur l’émotion ; ils annonçaient déjà en 1910, une poésie plus dynamique, plus expressive, qui allait nous être révélée bientôt. Het Roode Zeil édita encore Fashion, dont je parlerai encore. Puis l’écrivain d’allures et de tendances si peu régionalistes que Gustave van Hecke avait toujours été, tourna le dos à la littérature flamande et se classa d’emblée parmi les meilleurs poètes français de chez nous, par ses recueils Fraîcheur de Paris et Mousic (sic). Nous exprimons le vœu qu’un nouveau tour de volant puisse le ramener à nos lettres flamandes, avec sa fantaisie équilibrée et sa sûre aisance. »

    littérature flamande,andré de ridder,la revue belge,iwan gilkin,traduction

    La voiture de Sélection fonce à tombeau ouvert, menée par Paul-Gustave van Hecke et André de Ridder. Derrière eux, les trois vedettes de l’expressionnisme flamand : Constant Permeke, Gustaaf De Smet et Frits Van Den Berghe (croquis de Paul Haesaerts dans une lettre adressée à André De Ridder).

     

     

    CHRONIQUE LITTERAIRE

     

    La littérature française de la Belgique est entrée depuis 1880 dans une période d’activité brillante ; parmi ses écrivains, Maeterlinck, Verhaeren, Georges Rodenbach, Camille Lemonnier et plusieurs autres sont lus et admirés à l’étranger ; leurs ouvrages sont traduits en diverses langues. Mais notre littérature flamande depuis 1893 est active et brillante aussi. On ne l’ignore pas dans les pays du Nord, dans l’Afrique du Sud, dans certaines régions de l’Asie. Il n’en va pas de même chez les peuples latins. Et, chose incroyable, cette littérature belge est presque totalement inconnue de toute la population belge des provinces wallonnes et même de la capitale ! Les deux populations qui composent notre peuple, vivent pourtant côte à côte depuis les origines lointaines de la Belgique. Des intérêts puissants les unissent étroitement. Si l’unité politique a été tardive, si elle n’est parfaite que depuis cent ans, l’unité morale l’a précédée de plusieurs siècles. Elle n’a cessé de se fortifier. Et l’on a vu, dans la grande crise européenne de 1914 avec quelle unanimité magnifique les deux populations jumelles se sont jetées au-devant de l’envahisseur et ont, jusqu’au bout, fait face au danger. Comment donc est-il possible que la moitié de la nation ignore ce que pense, ce que rêve, ce qu’écrit l’autre moitié, tandis que la réciproque n’est pas vraie : les flamands lettrés connaissent parfaitement notre littérature française ?

    C’est que les belges des régions wallonnes et plus de la moitié des habitants de la capitale n’entendent point le flamand ; bien pis, s’ils l’ont appris à l’école, ils s’empressent de l’oublier. Ils ne veulent pas l’entendre ! Ils ne veulent pas le parler ! Et l’oubli n’arrive, hélas ! que trop vite. Si bien qu’ils sont tous à vingt ans, – parfaitement incapables de lire les livres flamands.

    Je n’examinerai pas ici s’ils ont tort ou s’ils ont raison. Je constate un fait regrettable. Pour ma part, je regrette fort de ne pouvoir lire le flamand et d’ignorer une littérature que je désirerais connaître. Ce regret et ce désir, je les ai parfois éprouvés avec une grande force, car je me sentais plus séparé de la littérature de la moitié de mon pays que de la plupart des littératures étrangères. Si, en effet, nous désirons acquérir des notions sommaires des littératures étrangères, de leur ensemble, de leur histoire, nous trouvons des livres qui nous donnent les renseignements souhaités. Quel livre écrit en français m’eut permis de me faire une idée de la littérature flamande contemporaine ?... En furetant chez les libraires et chez les bouquinistes, on pourrait, je le sais, trouver quelques petits traités anciens, périmés et d’ailleurs illisibles... Mais un ouvrage moderne, bien renseigné, capable de nous faire entrevoir cette littérature qui nous touche de si près et dont nous ne savons rien ?...

    littérature flamande,andré de ridder,la revue belge,iwan gilkin,traduction

    André de Ridder (source : Letterenhuis)

     

    Ce livre nécessaire vient enfin de paraître. C’est la Littérature flamande contemporaine de M. André de Ridder. Je recommande cet ouvrage à tous les Belges qui n’entendent point le flamand. J’espère, pour eux, qu’ils ressentent, comme moi, un grand désir de connaître cette littérature. J’espère qu’ils ne se détournent pas des Flamands et de l’âme flamande à cause des luttes linguistiques qui encombrent la politique intérieure de notre pays. À cause de ces luttes mêmes il importe, au contraire, de bien connaître les Flamands et leur âme. Il faut savoir non pas seulement ce qu’ils veulent, mais aussi ce qu’ils valent. Il faut comprendre surtout que nous sommes solidaires. Ils sont comme nous, les intermédiaires naturels entre la civilisation germanique et la civilisation franco-latine. Nous n’avons d’originalité, de valeur véritable, de raison morale d’exister qu’en remplissant ce rôle, qui ne consiste pas seulement à faciliter les échanges intellectuels et artistiques entre le monde germanique et le monde latin, à juxtaposer dans nos ouvrages des éléments empruntés à l’un et à l’autre, mais à fondre ces éléments, à les amalgamer si complètement, si intimement, que le produit de leur union soit une mentalité, une pensée, un art absolument distincts, doués d’un caractère propre, qui fait de notre nation une personnalité marquante dans la société de l’Europe, une de celles qui apportent à la civilisation des richesses spéciales, et dont la disparition serait pour elle une perte profonde et irréparable. Rien ne permet mieux de mesurer la place que nous tenons dans le monde que l’art de nos grands peintres du XVIIe siècle, Rubens, Van Dyck, Jordaens, De Craeyer, et toute leur école. Voyez quel rang ils occupent dans l’histoire de la peinture européenne ! Évaluez ce qu’il y manquerait s’ils n’avaient pas existé ! Leur génie s’est épanoui au point d’intersection de l’art latin et de l’art germanique ; il s’est nourri de leurs éléments mêlés, fondus, complètement assimilés qui lui ont fait une âme magnifiquement particulière, un caractère propre dont l’originalité foncière éclate à tous les yeux.

    littérature flamande,andré de ridder,la revue belge,iwan gilkin,traduction

    Mais si notre fonction essentielle est d’unir la civilisation latine à la civilisation germanique, et si nous nous élevons très haut chaque fois que nous la remplissons d’une manière éminente, n’oublions jamais que nous devons cette fonction merveilleuse à un fait primordial : la présence sur un territoire particulier des avant-postes de la race germanique et de la race gallo-romaine, que des circonstances concordantes et très puissantes ont pendant des siècles isolés du gros de leur race et forcés de se tourner l’un vers l’autre. – Ce fait commande toute notre histoire politique et morale. Il conditionne toujours notre force et notre faiblesse, notre grandeur et notre abaissement. « L’Union fait la Force » dit notre devise nationale. Elle est mille fois plus vraie qu’on ne pense. Elle est vraie sur le plan mental et sentimental, sur le plan artistique comme sur le plan politique. Et sa contrepartie n’est pas moins vraie : la désunion fait notre faiblesse, – elle peut nous conduire à notre perte.

    S’il en est ainsi, qui ne voit qu’il est conforme à notre nature et qu’il est de notre devoir de nous connaître mutuellement le mieux possible ?

    M. de Ridder nous en fournit le moyen. Son livre nous apprend comment, en 1893, naquit en Flandre un mouvement littéraire analogue à celui que la Jeune Belgique avait déclenché à Bruxelles douze ans plus tôt. Il ne cèle pas que celui-ci excita dans l’âme de la jeunesse flamande le désir de rivaliser avec nos jeunes écrivains français, dont elle étudia les principes, les méthodes et les œuvres, comme elle étudia aussi les principes, les méthodes et les œuvres des jeunes écrivains hollandais du Nieuwe Gids. «Ce fut, dit M. de Ridder, une révélation. Ce que cette jeunesse avait confusément senti s’agiter en elle-même de modernité complexe et raffinée, d’inquiétude morale et intellectuelle, se trouvait exprimé, confessé, analysé dans ces œuvres. L’engouement fut subit ; avec l’admiration pour cet art nouveau surgit naturellement le désir de réaliser une entreprise de même valeur, dans leur coin de terre à eux, dès que l’heure serait propice. »

    littérature flamande,andré de ridder,la revue belge,iwan gilkin,traduction

    Ils ne tardèrent pas à fonder une revue littéraire et artistique, Van Nu en Straks (D’aujourd'hui et de demain). Son premier numéro porte la date du 1er janvier 1893. Elle était rédigée par MM. Auguste Vermeylen, Prosper Van Langendonck, Emmanuel De Bom et Cyriel Buysse. – Henry Van de Velde, – qui devait devenir le rénovateur de l’architecture dans l’Europe centrale, – « avait insisté auprès de Vermeylen pour que la revue... se distinguât de toutes les autres tant par son programme que par son aspect extérieur : elle s’intéresserait non seulement à la littérature mais à l’art, à la philosophie et à la sociologie ; elle devait être ouverte aux peintres et aux aquafortistes tout comme aux poètes et aux prosateurs ». De fait, la collection des dix numéros de la première série constitue un vrai chef-d’œuvre de typographie, assure M. de Ridder ; et parmi les illustrateurs on trouve Henry Van de Velde, Henri de Groux, James Ensor, Constantin Meunier, Xavier Mellery, Vincent van Gogh, Toorop, Thorn-Prikker, Pissaro, etc. ». La revue représentait en art, en littérature, en politique toutes les directives extrémistes du moment. On peut se représenter l’effet qu’elle produisit dans la vieille Flandre paisible et somnolente ! Ce fut le pavé dans la mare ! La bombe dans la sieste champêtre ! Toutes les têtes se tournèrent vers le phénomène, les unes avec le sourire, les autres avec une grimace de réprobation. Ce fut la fin de l’immobilité. Un mouvement puissant commençait.

    littérature flamande,andré de ridder,la revue belge,iwan gilkin,traduction

    Vermeylen, dit M. De Ridder, fut l’âme du groupe. En 1894, il dut aller à Vienne et à Berlin pour achever ses études universitaires. Suspendue pendant son absence, la publication de la revue reprit en 1896 et se poursuivi jusqu’en 1901. On vit alors débuter tous ceux qui allaient, selon M. de Ridder, devenir l’honneur des lettres flamandes : Styn Streuvels, Herman Teirlinck, Karel Van de Woestyne, Victor de Meyere, Edmond Van Offel, Fernand Toussaint, etc. Quand la revue disparut, en 1901, « elle avait accompli sa tâche. Elle avait presque gagné la cause de ceux qu’elle avait défendus ». À Van Nu en Straks, la revue de combat, succéda, dès l’année Suivante, Vlaanderen (Flandres) revue anthologique, où l’on retrouvait, mûri et calmé par la victoire, l’état-major de la première.

    L’étude de ces auteurs d’élite, qui touchent aujourd’hui à la cinquantaine, voire à la soixantaine, et dont l’œuvre offre un vaste objet d’examen, constitue la partie principale du livre de M. de Ridder. Quelques notes biographiques, une analyse sommaire des principaux ouvrages, une esquisse du caractère artistique de chaque personnalité, enfin des portraits phototypés, voilà ce qu’on y trouve touchant ces écrivains. C’est une documentation brève mais précise et par là très précieuse. Elle a d’autant plus de prix que, malgré la sympathie et l’admiration très vives que M. de Ridder ressent pour ces écrivains, qui sont aussi ses amis et ses confrères, jamais ses études ne prennent l’allure du panégyrique. Ses jugements sont calmes et il les justifie par de bonnes raisons. Il sait parfaitement formuler, à l’occasion, les réserves nécessaires. Il apparaît dans tout son livre comme un critique éclairé, sagace et de la plus entière bonne foi. Assurément les personnes compétentes, capables de lire ces auteurs dans le texte flamand, pourront discuter les jugements de M. de Ridder, ses sévérités et ses préférences. Mais le lecteur français ne trouvera pas dans ce livre une seule ligne qui puisse justifier sa défiance. Au contraire ! Dans le jardin inconnu où il nous fait pénétrer, on se sent conduit par un guide honnête et bien renseigné.

    Le poète Guido Gezelle

    GezellePhoto.pngVoilà pourquoi son livre mérite d’être lu par quiconque s’intéresse à la riche floraison de nos lettres nationales. Non moins que notre littérature française, notre littérature flamande doit être l’objet de notre sympathie et de notre curiosité. Mais il y a d’autres raisons encore pour que nos lettrés lisent attentivement ce livre. Parmi les réflexions que la littérature flamande inspire à M. de Ridder, il en est qui s’appliqueraient tout aussi bien aux lettres françaises de la Belgique et dont tous nos écrivains peuvent faire également leur profit, car ils ont des qualités communes et des défauts communs. Il signale des dangers auxquels nous sommes tous exposés, – comme y sont exposés la littérature et l’art de toutes les petites nationalités : c’est « de ne produire qu’une œuvre d’intérêt local, œuvre particulariste et éphémère, faite d’un peu de livres, de quelques mélodies, de quelques tableaux, à l’usage exclusif des braves gens qui forment, dans d’étroites frontières, un peuple sans ambition ». C’est contre cette fâcheuse tendance, qui caractérisait également nos deux littératures d’avant 1880, que la Jeune Belgique et Van Nu en Straks ont énergiquement réagi. Mais le danger est toujours là. Il nous guette sournoisement. Dans les eaux de nos belles rivières, dans chacun de nos ruisseaux, à l’ombre de chacun de nos humbles clochers ou de nos fiers beffrois, de petites sirènes invisibles chantent d’une voix douce et insidieuse : « Reste dans ton village ! Reste dans ta belle ville natale ! Reste chez toi ! Ta chère maison, voilà le monde et la vie ! N’essaie pas de t’élancer dans l’espace ! Crains le sort d’Icare ! Il est plus sage, plus sûr, plus doux aussi et plus aisé d’obéir aux modestes Muses du foyer que de poursuivre audacieusement les grandes Muses du plein ciel. Tu es le fils d’une race prudente. Sois prudent, ami ; laisse à d’autres les grandes ambitions et les grands risques... ». Dieu me garde de méconnaître la haute valeur de nos écrivains, français ou flamands, qui ont, pour la première fois depuis de longs siècles, célébré magni- fiquement, avec une émotion sincère, les beautés de notre pays et la vie de nos deux races ! Ils sont vraiment la chair de notre chair. Et ils ont apporté à leurs compatriotes comme au vaste monde une révélation nouvelle, – celle d’un petit monde inconnu et profondément original. Ce sera leur éternel honneur. Mais il faut pourtant proclamer cette vérité : la peinture du sol et de ceux qui vivent le plus près de ce sol, ne suffit pas à constituer une grande littérature. Nous avons certes des écrivains qui ont osé pousser leur pensée ailleurs et plus haut. Pour ne citer qu’un mort et qu’un vivant, je nommerai Verhaeren et Maeterlinck. Ils sont peu nombreux. Et il me semble – puissé-je me tromper ! – qu’ils sont moins nombreux aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Les petites sirènes chantent, chantent, chantent !... C’est pourquoi il est bon d’écouter les avertissements du sage Ulysse qu’est M. de Ridder…

    Hugo Verriest (photo G. Gyselynck)

    HugoVerriestParG.Gyselynck.pngSur un point pourtant, ces dernières années nous ont apporté de nouvelles espérances. Plusieurs auteurs délaissant notre terre et nos terriens, nos villages et nos petites villes, ont osé prendre pour modèles les classes élevées et l’étranger. Ce sont la très regrettée Cécile Gilson, avec le Merveilleux Été et le Vase d’albâtre, la comtesse M. van den Steen avec les Papiers d’Aygremont, le vicomte Henri Davignon avec Mon ami français, Henri Liebrecht avec Un cœur blessé ; et voici qu’arrive à l’instant M. Richard Dupierreux avec Certitude amoureuse.

    Ne quittons pas encore les «petits et les humbles ». Car M. de Ridder note à leur propos une chose fort intéressante. Il constate que lorsque les écrivains français de la Belgique décrivent leur vie, ils le font dans l’esprit pessimiste, dur et amer des « naturalistes » français, tandis que les Flamands ne parlent d’eux, le plus souvent, qu’avec la pitié attendrie qui rend si émouvants les chefs-d’œuvre d’un Tolstoï et surtout d’un Dostoïevski. La différence des deux manières méritait d'être remarquée.

     

    ***

     

    L’architecture du livre de M. de Ridder est bien connue. Il rappelle brièvement les origines de la littérature flamande contemporaine qui succéda à deux cents ans de silence ou de nullité.

    Albrecht Rodenbach

    PortraitRodenbach.pngElle ne commence qu’avec Henri Conscience, – le père, l’ancêtre, – qui « apprit à lire à son peuple » et dans l’œuvre large et abondante de qui se rencontrent quelques petits chefs-d’œuvre, touchants et délicieux. Conscience connut la grande célébrité, ses ouvrages furent traduits dans toutes les langues, et ses meilleurs livres trouvent partout encore des lecteurs. Mais de 1830 à 1880 règne en Flandre « une littérature assez populaire, écrite pour le peuple, pis encore : pour un peuple peu instruit, peu libéré… » Il fallait se débarrasser de ce qu’elle avait, même dans ses manifestations les meilleures, – de provincial, de domestique et d’un peu monotone ». Alors parurent trois hommes, les prédécesseurs du mouvement de Van Nu en Straks, que M. de Ridder appelle ses « parrains » : Guido Gezelle, l’humble vicaire de Courtrai, qui fut un admirable poète, un de ces génies naturels, à la fois simples et subtils, dont l’apparition fait tressaillir le cœur d’un peuple ; Hugo Verriest ; Albrecht Rodenbach, mort à vingt cinq ans, et qui dans sa courte vie trouva le temps de composer « un volume de vers très plastiques, mâles, musicaux et une tragédie sculptée dans le bronze, Gudrun » – Qu’il me soit permis de rappeler qu’Albrecht Rodenbach rencontra à l’Université de Louvain Emile Verhaeren, Emile Van  Arenbergh, Albert Giraud et l’auteur du présent article. Il collabora à leur journal : la Semaine des Étudiants et il publia dans ses colonnes quelques poèmes et d’importants fragments de Gudrun, à l’heure même ou il venaitPortraitHendrikConscience.pngde les écrire. Ainsi travaillaient fraternellement les jeunes poètes flamands et français qui préludaient ensemble à la Renaissance des lettres belges dont ils allaient devenir les ardents ouvriers.

    Henri Conscience

    Après les « parrains », M. de Ridder étudie avec une pénétration remarquable les écrivains qui créèrent la littérature flamande nouvelle. Les romanciers d’abord ; Styn Streuvels en tête, puis Cyriel Buysse, Herman Teirlinck, Karel Van de Woestyne, à qui visiblement M. de Ridder a voué son admiration la plus vive ; enfin les tous brillants écrivains que j’ai déjà nommés, et plusieurs autres encore : MM. Maurits Sabbe et Lode Baekelmans, les romanciers naturalistes, les romanciers populaires et les néoromantiques. Il passe ensuite en revue les poètes, parmi lesquels Prosper Van Langendonck, Edmond Van Offel et surtout Karel Van de Woestyne se signalent par leur maîtrise. Le théâtre et la critique, dans l’œuvre de cette génération, ne se sont pas élevés à la hauteur du roman et de la poésie, selon M. de Ridder, qui rend pourtant un éclatant hommage au savoir et au goût de M. Auguste Vermeylen.

    À la génération de Van Nu en Straks, qui ouvrit triomphalement la Renaissance actuelle de la littérature flamande, – Renaissance que M. de Ridder estime aussi importante que celle du XVIe siècle, – succéda la génération du Boomgaard (le Verger) qu’il appelle la génération sacrifiée. Entre la précédente et la génération de l’heure actuelle, elle se trouve en effet assez écrasée. Elle a cependant des mérites sérieux. Mais, raffinée et dilettante, elle se préoccupa médiocrement d’exercer une action sur le peuple flamand. A signaler un curieux petit livre de Johan Meylander, Fashion, qui préconise une esthétique non seulement de l’art mais de la vie, une culture individuelle libre et raffinée, dût-elle être incomprise, l’art de jouir délicatement de l’existence, de vivre dans une atmosphère de beauté et de distinction.

    Pallieter, rééd. 1975, trad. Bob Claessens

    CouvPallieter1975.pngVient enfin la génération de l’heure présente, la génération nouvelle. Elle se manifeste dans des revues, dont Ruimte (Espace !) fut la première en date (1920-21). Ardente, un peu brutale, semble-t-il, cette jeunesse est « très flamingante », – activiste, dans le sens entier du mot. Elle dénonce la « décadence frivole » et « l’esthétisme passif » de ses prédécesseurs. Pour tout dire, elle est passablement sectaire. Elle estime qu’un « nouveau messianisme » en Flandre, à l’heure actuelle, « est plus nécessaire qu’une forme de décadence adaptée à des loisirs que nous ne pouvons encore nous permettre ». Elle prend le parti de tous les parias et elle se flatte d’exprimer l’idée et le sentiment des masses, « tous les soucis de l’humanité contemporaine à la veille de la révolution qui vient ». Si j’entends bien, elle est plus politique que vraiment littéraire. Tous les extrêmes s’y rencontrent. Les influences subies par ces jeunes auteurs sont avant tout celle des expressionnistes allemands, celle aussi de Guillaume Apollinaire, de Blaise Cendrars et même dès poètes Dada. Pourtant il faut reconnaître qu’ils ont du talent. Les romanciers nouveaux en ont comme les poètes. Mais du milieu d’entre eux se dresse la figure vigoureuse de Félix Timmermans, la jeune gloire de la Flandre. Dès que parut son Pallieteril fut célèbre (1917). Ce roman a bénéficié d’un des plus forts tirages qu’une œuvre néerlandaise ait jamais pu atteindre, dit M. de Ridder, qui ajoute : « Pallieter a été, peu après la guerre, une explosion inattendue et démesurée de joie, de plénitude, de jeunesse. Ce fut la revanche de la vie sur la mort et la tristesse, comme l’éveil païen d’un homme primitif dans un monde las : une forme presque vierge d’esprit et de cœur et dont la chair heureuse, au sang sain et fougueux, dont l’âme satisfaite et exultante clamaient toute la beauté et la bonté d’exister, la frénésie de respirer l’air frais, de marcher dans l’herbe, de nager dans l’eau, de boire et de manger, de danser et de chanter, d’aimer. Sa voix avait le timbre claironnant d’un coq à l’aube. Malgré la simplicité de son esprit, il était émouvant, glorieux à force de griserie heureuse et d’exubérante vitalité. Poème panthéiste à la gloire de tous les sens rassasiés, gonflé de toutes les délices d’un Pays de Cocagne, débordant d’ardentes émotions, riche en plaisirs de la chair et en plantureuses voluptés, c’était là, au lendemain des désastres, un tableau d’une truculence rabelaisienne, comme le plus fastueux des Jordaens transposé dans une littérature retrempée aux sources. Après beaucoup de littérature raffinée, presque déliquescente, c’était tout de même le retour vers la fraîcheur et la liberté, comme aussi vers le désordre et la sauvagerie de la nature, vers une même formule simple, quasi barbare de l’art. »

    Félix Timmermans, 1931 (source : Deutsches Bundesarchiv)

    Bundesarchiv_Bild_102-12722,_Felix_Timmermanns.jpgAprès cet éloge, vient une critiqué passablement sévère. « À le regarder de plus près, ce livre paraît un peu creux… Ce Pallieter débridé… ne manifeste en somme que des besoins assez primaires, des désirs frustes et superficiels d’homme peu civilisé… Il règne dans la vie comme une admirable brute, une bête vigoureuse… Il est un nombril gigantesque dans un ventre pantagruélique, au-dessus duquel il n’y a qu’une toute petite tête !... » « Énorme comédie-bouffe sensuelle », dit encore M. de Ridder, dont cette œuvre choque sans doute les goûts délicats. Mais il est bien forcé de conclure impartialement, – et très justement : Malgré tout « Pallieter reste un des plus beaux livres de notre littérature ». La librairie parisienne Rieder vient d’en publier une traduction française. Les lecteurs français ratifieront le jugement de M. de Ridder sur toute la ligne. Avec ses défauts et ses qualités, ce livre sort violemment de l’ordinaire. Il marque une date dans la littérature flamande.

    Pallieter a déjà fait école. Nombreux sont les petits. Le Pallietérisme (pardonnez-moi !) s’étend comme une contagion. Elle inquiète M. de Ridder et lui arrache un cri d’alarme.

    L’heureux auteur de ce livre en a, depuis, publié d’autres. L’Enfant Jésus en Flandre (1918), Anne-Marie (1922). Par leur sujet et leur décor, ils diffèrent profondément entre eux comme ils différent de Pallieter. Toutefois, d’une manière générale, l’art de M. Timmermans retourne à la vie des campagnes et des petites villes, chère aux écrivains qui précédèrent Van Nu en Straks. C’est un retour vers le passé, dit M. de Ridder. Mais n’est-ce point que la Flandre, qui évolue lentement, trouve encore là le fond véritable de son âme, en dépit des efforts fringants d’une jeunesse qui brûle les étapes ?

     

    Iwan GILKIN

    de l’Académie française de Belgique

     

     

    DeRidderAutographe.png

    dédicace autographe d'André de Ridder

    sur un exemplaire de La Littérature flamande contemporaine

    ***

     

  • Fantômes en Flandre

    Pin it!

     

     

     

    LE TRIOMPHE DE LA MORT

    ou la firme littéraire Teirlinck-Stijns

     

     

    flandre,néerlandais,littérature,traduction,teirlinck stijns,nouvelles

     

    « Il faisait presque nuit ; la fatigante tâche du jour accomplie, je m’étais assis à ma fenêtre et dirigeais machinalement mes regards vers la lune ou bien me créais, dans les nuages qui passaient, des milliers d’images ou de fantômes. J’étais las, mécontent même, et les fantaisies que mon esprit évoquait en subissaient l’influence. Tout me paraissait effrayant et triste. Je voyais des géants, à califourchon sur des monstres, qui, de leur gueule grimaçante, vomissaient une écume fumante ; des silhouettes de Titans qui brandissaient des blocs de rochers comme s’ils voulaient en écraser la terre ; des cadavres empilés les uns sur les autres, comme si un combat homérique venait d’avoir lieu. Plus loin s’élevait une suite de collines, dont le pied se baignait dans un lac sombre où les étoiles se reflétaient à peine ; et derrière ces collines, dans le lointain, s’étageaient des montagnes hautes comme le ciel, couronnées d’épaisses forêts et de châteaux aux donjons en ruines. Mon imagination me faisait voir des cavernes, des abîmes, des gouffres, des têtes de démons convulsionnées par la colère, des satyres, des nains, des serpents : horribles spectacles qui me faisaient frissonner malgré moi. Et je pensais : si je puis me livrer à de telles divagations, est-il étonnant que le trop naïf villageois peuple d’êtres surnaturels tout ce qui l’entoure ? Nulle ferme bâtie à l’écart qui n’ait sa légende, nul champ solitaire où il ne revienne un esprit, nul carrefour auquel ne se rattache une histoire de revenant ; nul tilleul isolé au pied duquel on n’ait enterré une ou plusieurs sorcières. Le campagnard ignorant réfléchit peu, tout lui semble surnaturel ; quoi de surprenant alors qu’il connaisse tant de terrifiants récits ? Ce que je vais raconter se passa dans un petit village de la Flandre et l’on y tient encore aujourd’hui cet événement pour mystérieux et surnaturel au possible. »

    Isidoor Teirlinck

    PortraitTeirlinckIsidoor.gifCes lignes qui ouvrent le récit reproduit ci-dessous ont été écrites il y a plus de 130 ans par un duo d’écrivains flamands : Isidoor Teirlinck (1851-1934) et son beau-frère Reimond Stijns (1850-1905) (ils avaient épousé deux soeurs). Entre 1877 et 1884, ces deux hommes publièrent à quatre mains un nombre assez impressionnant de nouvelles, pièces de théâtre, poèmes et romans dont le populaire Arm Vlaanderen (Pauvre Flandre). Une production et une façon de procéder qui ne manqueront pas de susciter des commentaires, par exemple ceux d’un littérateur flamand, Hendrik De Seyn Verhougstraete (1847-1926), dans le mensuel Le Livre (1881, p. 455-456) à propos des cinq premières œuvres de ceux que certains baptisèrent les « jumeaux » :

    « Voilà cinq ouvrages sortis de la plume de la firme littéraire Teirlinck-Styns.

    « Comme Erckmann-Chatrian, les conteurs alsaciens universellement connus, MM. Teirlinck et Styns, se sont associés pour produire leurs œuvres en commun.

    « Je me fais difficilement une idée de la façon dont on travaille pour produire un livre en commun : les écrits d’un auteur sont une partie de lui-même, et l’identification nécessaire des idées de l’un avec celles de l’autre me semble offrir de telles difficultés qu’elle me paraît impossible à réaliser. Et cependant cette collaboration existe ; journellement il paraît des livres dont l’auteur est une double personnalité. Serait-ce que la nature a créé des caractères mutuellement sympathiques ?

    « Et cette dualité d’auteur ne serait-elle pas cause de cette dualité de style et de sentiments qui se fait jour dans leurs productions ? D’un côté, des passages d’un romantisme et d’un sentimentalisme outré, et d’un autre, des pages charmantes de réalisme véritable, de tableaux pris sur le vif.

    « Mais ne nous attardons point à rechercher des causes qui nous échappent et revenons à nos auteurs.

    « Jeunes tous deux, – ils n’ont que trente ans, – ils ont déjà produit des œuvres que la critique a été unanime à louer.

    « L’influence de notre grand romancier Conscience se fait fortement sentir dans leurs œuvres. Comme lui, ils peignent la vie flamande, le paysan flamand avec ses vertus et ses travers.

    « Leurs deux premiers romans, Bertha van den Schoolmeester et Frans Steen, sont d’une couleur sombre. Dans le premier, c’est la lutte de l’amour et de l’argent qu’ils nous montrent en donnant, comme remèdes aux malheurs et aux souffrances de la vie, le courage et la patience.

    Reimond Stijns

    PortraitReimondStijns.jpg« Déjà dans cette première œuvre se découvrent des qualités d’écrivains qui se développeront dans leurs œuvres suivantes. Nous y aurions voulu moins de promenades sentimentales et plus de vie réelle chez les amants : Bertha est une fille éthérée. Mais c’est un premier essai ; et puis, convenons-en, cette idéalisation de l’amour tombe bien dans le goût du peuple flamand. L’amour que nous décrit Conscience dans toutes ses œuvres, n’est-ce pas un amour idéal ? Celui-là existe-t-il réellement, ou du moins existe-t-il à l’état de règle générale ? Et, là où on le trouve, n’y est-il pas né à la suite des lectures assidues des œuvres de Conscience ?

    « N’en voulons donc pas trop à Teirlinck-Styns s’ils ont suivi cette voie ; c’était un sûr moyen d’arriver au succès.

    « Frans Steen est l’histoire d’un enfant trouvé ; histoire bien triste, et malheureusement de nos jours encore trop vraie. La peinture de la location des orphelins et des vieillards pauvres est navrante. Cette coutume de louer les orphelins et les vieillards au moins offrant est une tache sur notre civilisation ; on voudrait croire que cela appartient aux siècles passés ; mais malheureusement la réalité des faits est là ; les communes non encore pourvues d’orphelinat et d’hospice mettent leurs orphelins et leurs vieillards en pension chez les habitants, au moins offrant. Quelle est la situation morale et physique de ces malheureux ? elle se laisse deviner.

    Gedichten en Novellen nous place dans un autre milieu. Ici les écrivains ont sacrifié à la muse, et leur sacrifice ne doit pas lui avoir été désagréable. Sans se vouer à la poésie, ils nous ont donné quelques jolis vers. Le cycle : Het Koren se recommande par sa vivacité d’allures, la justesse d’expression et d’exactitude dans la description des hommes et des sentiments de la nature.

    «  Une novelle qui nous a plu avant toute autre, c’est: Uit het Normaalschoolleven, la vie à l’École normale. Comme c’est vrai d’un bout à l’autre ! Quiconque a passé par là ne contredira point les auteurs. Ce surveillant sous le sobriquet de Zwarte, nous l’avons tous connu, cet homme sans cœur, s’ingéniant à briser tout sentiment humain dans le cœur de ses élèves. Ces surveillants-là se rencontreraient-ils donc partout ?

    « Baas Colder est l’histoire d’un Harpagon de village, histoire terrible et tellement vraisemblable qu’on la croit arrivée.

    « Mais ici encore se rencontre cette dualité dont nous parlions en commençant, et qui se fait sentir dans tous les ouvrages de Teirlinck-Styns. A côté des descriptions de la nature les plus réalistes et les plus exactes, se rencontrent des personnages agissant d’une façon toute conventionnelle. Non pas que les sentiments soient mal exprimés, qu’il n’y ait pas de figures typiques ; la langue et le style sont irréprochables, les figures principales sont bien décrites, mais elles n’agissent pas toujours assez d’après la réalité. Si les auteurs parviennent à faire agir leurs personnages avec toute la réalité de la vie, ils produiront des chefs-d’œuvre que nous pourrons placer à côté de ceux de nos meilleurs maîtres.

    flandre,néerlandais,littérature,traduction,teirlinck stijns,nouvelles

    « Aldenardiana, recueil de cinq nouvelles se passant dans les environs d’Audenarde, nous prouve qu’ils tendent vers ce but : tout romantisme conventionnel, pour nous donner la nature et les hommes tels qu’ils sont.

    «  Ah! la nature! comme ils la peignent ! et les paysans flamands, ils les ont bien fouillés.

    « Qu’ils dirigent maintenant leurs investigations vers un autre coin de la société ; qu’ils élargissent ainsi le cercle de leurs travaux, en restant fidèles à la ligne de conduite qu’ils ont suivie jusqu’ici en moralisant le peuple par la lecture, ils pourront compter sur des succès durables.

    « Ajoutons encore qu’ils se sont aussi essayés au théâtre, et que leur drame Lina Donders et leur drame-lyrique, Stella, ont été représentés avec succès. »

    Le même critique affirmera dans le même périodique (1882, p. 406), qu’en Flandre, à l’époque, il n’y a « que Teirlinck-Styns et G. Segers qui soient parvenus à percer, et dont les œuvres portent un cachet propre ».

    Tous deux enseignants à Bruxelles, Teirlinck et Stijns s’efforcèrent d’éduquer le peuple à travers des écrits pessimiste et souvent anticléricaux (Pauvre Flandre est plus un livre de combat qu’un grand roman). Reimond Stijns continuera de produire seul des romans, d'abord plus ou moins dans la tradition de Hendrik Conscience, puis en adoptant une trame naturaliste. Certains l’ont d’ailleurs considéré comme le précurseur du naturalisme flamand ou, pour le moins, comme l’auteur d’une épopée naturaliste cruelle : Hard labeur (Dur labeur, 1904), un roman dur où pointe encore une note romantique, son livre le plus achevé.

    De son côté, après la collaboration avec son beau-frère, Isidoor Teirlinck écrira des nouvelles « rurales » plus impressionnistes, d’autres truffées de vocables dialectaux, et se consacrera surtout à des travaux portant sur la botanique, la magie, la dialectologie, le folklore… dont certains sont disponibles en version française… Il est l’auteur d’un dictionnaire de l’argot (auquel collabora d’ailleurs H. de Seyn-Verhougstrate), de Contes flamands… Le seul fils d’Isidoor Teirlinck s’est également fait un (pré)nom dans la littérature : Herman Teirlinck (1879-1967) compte en effet parmi les plus grands auteurs d’expression néerlandaise du XXe siècle, auteur en particulier du beau roman bruxellois Het ivoren aapje (Le Singe d’ivoire) dans lequel le personnage Lieven Lazare est inspiré de Léon Bloy que le Flamand avait rencontré à quelques reprises.

    flandre,néerlandais,littérature,traduction,teirlinck stijns,nouvelles

    présentation d'Isidore Teirlinck & Raymond Stijns

    dans Six nouvelles

     

    « Superstition », reproduite ci-dessous, est extraite du recueil Six nouvelles publié en 1880 (H. de Seyn-Verhougstrate n'en parle pas dans sa critique) comme n° 54 d’une collection qui répondait au souci des auteurs de diffuser leurs œuvres auprès du peuple. Fondée par le sénateur Ernest Gilon (1846-1902), la Bibliothèque Gilon (Verviers) plaçait en effet en épigraphe à ses volumes la formule suivante : « Un livre volumineux et d’un prix élevé peut être comparé à un vaisseau qui ne peut débarquer ses marchandises que dans un grand port. – De petits traités ressemblent à de légers bateaux qui peuvent pénétrer dans les baies les plus étroites, pour approvisionner toutes les parties d’un pays. » Cette série de la fin du XIXe siècle, qui publiait 2 volumes de 100 pages par mois, visait à édifier le peuple dans un esprit d’inspiration maçonnique ; parmi les auteurs les plus réputés figurant dans cette collection, on relève des écrivains – Camille Lemonnier, Léopold von Sacher-Masoch… –, mais aussi nombre de vulgarisateurs des sciences : Camille Flammarion, Stanislas Meunier…

    TriompheDeLaMortDétail.jpgSix nouvelles contient quatre proses tirées des Gedichten en Novellen (Poèmes et nouvelles) évoqués plus haut et sans doute en grande partie rédigés par Stijns – « Bonheur détruit (Croquis) », « Scène de la Vie du Peuple », « Un Souvenir de l’École normale » et « Nelleke (Croquis) » – et deux qui avait paru dans un périodique (Nederlansche Dicht- en Kunsthalle) : « Superstition (Récit) » et « Deux Jours de Kermesse (Croquis) ». Il s’agit de textes d’une qualité inégale. « Scène de la vie du peuple » (un veuf qui a sombré dans l’alcool décide de se suicider afin que ses deux filles soient recueillies par l’orphelinat et aient au moins de quoi manger) et « Un Souvenir de l’École normale » sont des évocations larmoyantes.

    Il est dommage que les auteurs, dans « Deux Jours de Kermesse (Croquis) », ne brossent pas un tableau coloré des fêtes foraines de l’époque ; ils optent en réalité pour une morale – mise en garde contre la légèreté du sexe faible – qui restitue les désillusions d’un jeune homme éprouvant ses premiers émois amoureux. On ne peut s’empêcher, en relisant aujourd’hui une telle nouvelle, de relever une note comique, de même d’ailleurs que dans « Bonheur détruit (Croquis) » et « Nelleke (Croquis) » tant la naïveté de Teirlinck et de Stijns rejoint celle de leurs personnages, ces modèles de villageois qu’ils ambitionnaient de tirer de leur ignorance. On voit là combien la morale de substitution qu’ils opposaient à ce que prônait le clergé était redevable à cette dernière et restait prisonnière des clichés bourgeois. Le personnage central est à chaque fois un homme même si le Nelleke de la nouvelle éponyme partage les premiers rôles avec son épouse acariâtre, « la noire Thérèse », bien plus âgée que lui, et avec un coq auquel celle-ci tient plus qu'à tout. Dans l’ensemble, les dialogues sont peut convaincants. En restituant mœurs et coutumes des années 1875, certaines scènes présentes une valeur historique : les auteurs nous proposent par endroits une photo de la rue bruxelloise de l’époque (voitures des laitières tirées par un attelage de chiens, à l’aube). Avec « Nelleke », et d’un certain côté « Bonheur détruit » – le bonheur simple d’un vieil instituteur se trouve réduit pour ainsi dire à néant à cause d’une seconde d’inadvertance –, « Superstition » est sans doute le texte le plus abouti. Il possède qui plus est une dimension fantastique, quelques touches comme issues du Triomphe de la mort de Bruegel ou de quelque autre tableau flamand. La mort guette d'ailleurs presque dans chaque histoire de Teirlinck-Stijns. On regrettera toutefois la fin de la nouvelle où tout est expliqué, où la visée moralisatrice des auteurs reprend le dessus.

    flandre,néerlandais,littérature,traduction,teirlinck stijns,nouvelles

    Georges Eekhoud, Mercure de France, 15/01/1906

     

    ***

     

    Deux mots sur la paire de traducteurs

    flandre,néerlandais,littérature,traduction,teirlinck stijns,nouvelles

    J. Elseni (pseud. de Jean-Baptiste Jamnoulle ou Jansoulle) et François Gueury(-Dambois) ont traduit ensemble d’autres œuvres du néerlandais (flamand) pour la Bibliothèque Gilon :

    Pierre Geiregat, Douleurs & Joies du Peuple, 1882, n° 84.

    Virginie & Rosalie Loveling, Scènes Familières, 1883, n° 102.

    Mme Courtmas, Tante Sidonie. Dedans ou dehors. La Fleur de Cleyt, avec une préface de Paul Fredericq, 1883, n° 107.

    Teirlinck-Stijns, Baas Colder, 1883, n° 113.

    Mme Courtmans, La Perle du Hameau, 1884, n° 132.

    Pierre Geiregat, Où git le Bonheur, 1884, n° 137.

    Jean Micheels, Benjamin Franklin, 1885, n° 160.

     

    J. Elseni a en outre traduit seul Myosotis et Trois récits de grand’père de Pierre Geiregat (1828-1902), un auteur gantois aujourd’hui totalement oublié, lui-même traducteur de Henry Havard.

     

     

    Stijns1.pngStijns2.pngStijns3.pngStijns4.png
    Stijns5.png
    Stijns6.png
    Stijns7.png
    Stijns8.png
    Stijns9.png
    Stijns11.png

     

    ***

    flandre,néerlandais,littérature,traduction,teirlinck stijns,nouvelles

     
     
  • Une grande figure du XIXe siècle hollandais

    Pin it!

     

     

    Joseph Albert Alberdingk Thijm

    (1820-1889)

     

    littérature,hollande,pays-bas,france,traduction,thijm,charles simond,henri gautier

     

    À la fin du XIXe siècle, la collection « La Nouvelle Bibliothèque Populaire » (à DIX centimes) de l’éditeur Henri Gautier (1855-1938), créée en 1887 pour accueillir les classiques de la littérature française et étrangère, a accordé une petite place aux écrivains néerlandais. Sur les 500 fascicules que semble avoir compté la collection, on relève ainsi :

    J.J. Cremer, Intérieurs hollandais. Scènes villageoises, traduction inédite avec une notice biographique et littéraire sur l’auteur (n° 62, 1888) ;

    Alberdingk Thijm, Chroniques de la Néerlande, avec une notice biographique et littéraire de Charles Simond (n° 103, 1888) ;

    Hildebrand, Prose (extrait de Camera Obscura) et Poésie, avec une étude sur la vie et l’œuvre de N. Beets par Charles Simond (n°187, 1890) ;

    Bilderdijk, Poèmes néerlandais (n° 205, 1890) ;

    Conrad Busken-Huet, Portraits du temps (n° 281, 1892) ;

    Erasme, Ce que les femmes pensent de leurs maris (n° 332, 1892 ou 1893) ;

    et, rangé parmi les dramaturges… allemands, Joost van de Vondel, Lucifer, tragédie en 5 actes avec une étude sur la vie et l’œuvre de Vondel par Charles Simond (n° 126, 1888 ou 1889).

    Pour mieux évaluer l’originalité et l’importance de cette initiative éditoriale, citons un auteur de l’époque, le pédagogue protestant radical-socialiste Fernand Buisson (1841-1932), proche colla- borateur de Jules Ferry, et futur prix Nobel de la paix : « Nous ne saurions sans injustice passer sous silence une entreprise beaucoup plus importante et qui se continue avec un remarquable succès. C’est la Nouvelle Bibliothèque populaire à 10 centimes, qui en est à son 420e volume (il en paraît un par semaine). Ayant réussi à durer, cette collection a réussi à se faire connaître ; on la voit maintenant dans les kiosques et dans les gares, où son bas prix, son petit format et son très bon air triomphent de l’indifférence ordinaire du public.

    Quand cette publication a commencé, la plupart sans doute de ceux qui l’ont vue naître lui auraient prédit une existence éphémère. Les objections ne manquaient pas, et il y en avait de toute sorte. Elle a su vivre pourtant, cette petite Bibliothèque populaire, rendre de véritables services et pénétrer un peu partout, jusque dans nos écoles. Ces modestes livraisons de 32 pages chacune sont encore jusqu’ici le meilleur sinon le seul spécimen d’une publication répondant en partie à ce que souhaite le Conseil supérieur. En effet, un coup d’œil sur le catalogue montre qu’il y a là un choix de trésors empruntés à la littérature classique de tous les temps et de tous les pays.

    On y trouve les anciens représentés par des traductions comme on en fait depuis quelques années pour l’enseignement moderne et pour les lycées de filles. Il y a peu de temps, rien de pareil n’existait ; c’est une grande lacune heureusement comblée dans l’éducation populaire : les abonnés de cette bibliothèque ont pu lire ainsi le Criton, le Philoctète de Sophocle, les plus beaux épisodes de l’Énéide, les Catilinaires de Cicéron, la Vie d’Agricola de Tacite, les discours de Démosthène, des extraits de Thucydide, etc.

    littérature,hollande,pays-bas,france,traduction,thijm,charles simond,henri gautier

    L'imposante biographie signée Michel van der PLas

    Vader Thijm, Anthos/Lannoo, 1995

     

    Les littératures étrangères y sont représentées par Cervantes (extraits de Don Quichotte), Calderon, Camoens (extraits des Lusiades) ; Burke et Fox (les plus beaux morceaux oratoires), Schiller, Gœthe, Grimm (contes), Shakespeare, Washington Irving, W. de Humboldt, lord Byron, etc. Les traductions des plus célèbres œuvres contemporaines n’y sont pas rares : George Eliot, Ouida, Miss Cummins, Mme Beecher Stowe, Carmen Sylva, pour ne citer que des femmes, y ont leur large place. Une des dernières et des plus intéressantes livraisons donne d’amples fragments des Niebelungen, d’autres le livret de Lohengrin, les poètes russes, Disraeli, O’Connell, Mgr Ireland, etc.

    Mais c’est surtout pour les lectures à faire en plein courant de notre littérature nationale que le choix est abondant, libre et heureusement varié.

    Quelques auteurs du moyen âge et du quinzième siècle (Jacques de Voragine, la Légende Dorée, les vieux poètes français, les vieux noëls), tous les meilleurs morceaux du seizième, non seulement les chefs-d’œuvre consacrés (Marot, Ronsard), mais beaucoup de ceux dont tout le monde sait le titre, et que personne ne lit (petits morceaux d’Érasme, la Satire Menippée) ; au dix-septième et au dix-huitième siècle, outre tous les grands classiques avec leurs œuvres ou in extenso, ou sous forme de fragments et d’épisodes, un grand choix de pièces extraites des mémoires et des œuvres de second ordre trop éclipsées par l’éclat des grands noms des siècles. (Marivaux, Dancourt, Saint-Simon, Lesage, de Retz, Rivarol, Voiture, J.-B. Rousseau, Mme Vigée-Lebrun, Furetière, Fontenelle, Mme de La Fayette, Ducis, Saint-Evremont, Marmontel, de Brosses, etc.)

    Enfin les éditeurs ont réussi à faire figurer dans cette collection un très grand nombre d’œuvres contemporaines sinon entières, du moins par des fragments très suffisants pour permettre d’en juger. Citons par exemple : Mistral, Gérard de Nerval, Victor de Laprade, Lamartine, Fr. Coppée, Ferdinand Fabre, H. de Bornier, Paul Bourget, Alph. Daudet, André Theuriet, Jules Claretie, M. de Voguë, Maupassant, Jules Lemaître, Michelet, Henri Meilhac, Xavier Marmier, Jean Aicard, Mme Adam.

    En somme on le voit, cette collection, sans avoir été faite expressément en harmonie avec les nouveaux programmes, se trouve en faciliter singulièrement l’application. Et l’on en extrairait assez aisément une série correspondant à ces programmes et en donnant tout l’essentiel. Il y manque évidemment plusieurs des conditions requises ou du moins désirables pour notice public scolaire : le choix des morceaux n’est pas toujours fait en vue et à l’intention de la jeunesse, quoiqu’il soit généralement bon et même sévère ; les notes font défaut, les notices de M. Simond sont un peu brèves, quelquefois banales, d’autres fois sans intérêt pour la jeunesse. Pourtant il ne faut pas être plus royaliste que le roi, ni plus académique que l’Académie française, qui, sur le rapport de M. Camille Doucet, a décerné un prix, en 1893, “à M. Charles Simond, directeur et rédacteur principal d’une publication populaire, contenant de piquantes notices sur les grands écrivains de toutes les littératures, jointes à d’importants extraits de leurs œuvres”. Le nouveau directeur de la Bibliothèque populaire, M. Alfred Ernst, sous-bibliothécaire à Sainte-Geneviève, tiendra à honneur de continuer cette tradition. Nous pouvons donc dire que si ce recueil n’est pas fait pour nous, néanmoins il ne nous est pas défendu, comme disait Molière, de prendre notre bien où nous le trouvons. » (« La Lecture en classe, à l’étude et dans la famille », Revue pédagogique, T. 25, n° 7, juillet 1894, p. 16-18 – cette revue avait été fondée par le même F. Buisson ).

    Thijm sur son lit de mort (dbnl)

    PhotoThijmMort.gifChacune des livraisons de la Nouvelle Bibliothèque Populaire compte donc 32 pages ; elle ne mentionne (généralement) pas le nom du traducteur. Dans le cas de Vondel, il s’agit en réalité, comme nous l’apprend Pierre Brachin dans « Vondel in het Franse pak. Twee moderne Franse interpretaties van ‘Jozef in Dothan’ » (E.K. Grootes & S.F. Witstein (dir.), Visies op Vondel na 300 jaar, Martinus Nijhoff, Den Haag, 1979) d’une réédition de la traduction en prose de Jean Cohen parue initialement dans Chefs-d’œuvre du théâtre hollandais, tome I : P.C. Hooft (L’Origine des Hollandais), J. van den Vondel (Lucifer & Gilbert d’Amstel, la destruction de sa ville et son exil), P. Langendyk (Les Mathématiciens ou La Jeune fille en fuite & Krélis Louwen, ou Alexandre le Grand au festin du poète), Paris, Ladvocat, Paris, 1822. Pour Hildebrand, il s’agit sans doute – du moins pour partie – d’une traduction du directeur de la collection, le polygraphe Charles Simond, de son vrai nom Paul Adolphe Van Cleemputte (1837-1916), lequel a aussi semble-t-il publié sous les pseudonymes Pierre Durandal et Paul Largillière. Il en va probablement de même du livret de Jacobus Johannes Cremer (on trouve en 1905 sous le nom de Charles Simond un Mie-au-berceau, conte néerlandais d’après Jacobus Johannes Cremer, 1905).  Ce publiciste, journaliste et romancier belge a traduit, adapté ou « imité » de nombreux textes de différentes langues européennes (anglais, allemand, danois, tchèque, finnois…). On peut imaginer qu’il s’est chargé en personne de transposer les quelques nouvelles de Josephus Albertus Alberdingk Thijm (1820-1889) figurant dans Chroniques de la Néerlande – à moins que l’auteur ait lui-même mis la main à la pâte dans ses vieux jours. Le talent du Néerlandais à manier le français était incontestable ainsi que l'affirme son biographe et que le prouvent les nombreuses publications qu’il a rédigées dans cette langue dont L’Art et l’archéologie en Hollande ou De la littérature néerlandaise à ses différentes époques – sur un total de 2400 écrits ! (Auparavant, certaines de ses œuvres avaient été traduites par l’abbé Désiré Carnel, par exemple Gertrude d’Est, légende, Paris, J. Tardieu, 1859.) On peut aussi parler de talent à propos de Charles Simond : compte tenu de la charge considérable de travail que représentait son activité éditoriale, on peut en effet se demander où il trouvait le temps de traduire autant et si bien. Les trois nouvelles qui composent la livraison Chroniques de la Néerlande, à savoir « Le Premier livre de la chronique de Berkele », « L’Organiste de la cathédrale » et « Les Martyrs de Gorcum » témoignent d’un art affirmé de la traduction. Si le format de la publication (ou d’autres motifs ?) a imposé certaines coupures au fond guère préjudiciables, le rendu est d’une qualité et d’une précision qu’on aurait aimé retrouver, par exemple, chez les traducteurs d’un Louis Couperus au tournant du siècle.

    littérature,hollande,pays-bas,france,traduction,thijm,charles simond,henri gautier

    R. van Rijswijck,

    De Spektator van J.A. Alberdingk Thijm 1842-1850,

    Walburg Pers, 2009

    étude portant sur l'une des revues dominées par Thijm

     

    Comme l’indique F. Buisson – non sans quelques remarques dépréciatives peut-être liées aux positions idéologiques de leur auteur ou encore à la production pléthorique de Charles Simond –, le directeur de « La Nouvelle Bibliothèque Populaire » écrivait une notice pour présenter chaque auteur édité. C’est celle de deux pages qu’il a consacrée à Alberdingk Thijm que nous reproduisons ci-dessous avant – une prochaine fois – de revenir sur la vie d’Alberdingk Thijm et de donner la version française du très beau texte « L’Organiste de la cathédrale ».*

     

    littérature,hollande,pays-bas,france,traduction,thijm,charles simond,henri gautier

    littérature,hollande,pays-bas,france,traduction,thijm,charles simond,henri gautier

     

    * Relevons que si, dans La Littérature hollandaise (Armand Colin, 1962), Pierre Brachin consacre un paragraphe au « prodigieux autodidacte »  J.A. Alberdingk Thijm, l’Histoire de la littérature néerlandaise (Fayard, 1999), ouvrage cinq fois plus épais, ne mentionne pas même son nom !

     

     

  • Un traducteur au XIXe siècle

    Pin it!

     

    AUGUSTE CLAVAREAU,

    poète et traducteur

     

     

    En guise d'hommage à l'un des rares traducteurs de littérature néerlandaise du XIXe siècle - et avant de présenter un portrait plus complet de ce personnage au parcours pour le moins surprenant -, nous reproduisons un texte qui lui a été consacré dans une revue d'Utrecht, Astrea (L'Astrée, 1851, p. 90-92) ainsi que la réponse (L'Astrée, 1852, p. 12-13) qu'il a envoyée à son directeur, Jan J.F. Wap (1806-1880), homme de lettres qui a laissé dans l'un de ses ouvrages, Mijne reis naar Rome in het voorjaar van 1837 (Mon voyage à Rome au printemps 1837), un témoignage sur Lamartine, Chateaubriand et Hugues-Félicité Robert de Lamennais, rencontrés à Paris, et un autre sur Louis Napoléon, l'ancien roi de Hollande, avec qui il s'est entretenu en Italie.

     

    ClavareauTitre.png

     

    Clavareau1.png
    Clavareau2.png
    Clavareau3.png
    Clavareau4.png
    Clavareau5.png
    Clavareau6.png

     

    Réponse d'Auguste Clavareau au directeur de L'Astrée

    ClavereauRéponse1.png
    ClavereauRéponse2.png
    ClavereauRéponse3.png
    ClavereauRéponse4.png