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Voici un siècle, la jeunesse cultivée de la « Reine des plages » lisait avec avidité les œuvres de Louis Couperus. Fondé en 1894, le Leeskring acquérait des ouvrages et organisait des lectures d’écrivains tant d’expression française (Paul Bourget, Anatole France, Arsène Houssaye, Maurice Maindron, Paul et Victor Margueritte, J.H. Rosny, Léopold Courouble, Mae- terlinck, Lemonnier…) que d’expression néerlandaise (Louis Couperus, Cyriel Buysse, Guido Gezelle, Willem Kloos, Stijn Streuvels, Frederik van Eeden, Pol de Mont, Herman Teirlinck, Virginie Loveling, H. Swarth, Justus van Maurik, Maurits Sabbe…). À l’approche du dixième anniversaire de cette petite société littéraire, la presse locale souligna la réussite de son initiative : « Quelques jeunes gens, estimant qu’il existe encore d’autres agréments que de rouler à bicyclette, potiner au café, se pavaner au bal, fondèrent le cercle, voilà dix ans, dans le but de développer parmi les membres le goût de la lecture et de la littérature, de les initier aux questions d’actualité, de compléter ainsi les connaissances acquises sur les bancs du collège ou de l’athénée. Bien que la cotisation fût des plus minimes, le Leeskring réalisa son programme. Il s’abonna aux périodiques français la Revue, le Mercure de France, la Revue des cours et conférences, aux publications néerlandaises De Gids, Groot Nederland, Vlaanderen. […] Alors qu’il y a peu d’années encore, notre population paraissait se désintéresser de tout ce qui pouvait étendre les horizons de l’esprit, ou voit maintenant de nombreux auditeurs, avides de goûter à ces saines joies que donne la science et la littérature, accourir aux conférences et aux Extensions Universitaires organisées à Ostende. » (1) Entre-temps, d’autres cercles artistiques étaient apparus dont De Dageraad qui organisa, avec De Leeskring, une tombola pour favoriser la diffusion d’œuvres littéraires. Début 1905, avant le tirage, les lots furent exposés dans la vitrine de la teinturerie Otto Koentges. Les passants purent ainsi s’arrêter devant des volumes des grands auteurs belges d’expression française de l’époque et ceux d’une palette de romanciers, dramaturges, essayistes et poètes de langue néerlandaise : Eline Vere, Majesteit, Wereldvrede (numéros 6, 7 et 8 de la tombola), Lenteleven, Rijmsnoer, De twistappel, Mea Culpa, Een Liefde, Koppen en busten, Geschiedenis der Antwerpse schilderschool, Het Land van Rembrandt, Op Hoop van Zegen… (2)
Un peu plus tôt, le samedi 29 août 1903, les lecteurs de La Saison d’Ostende avaient été encouragés à lire Couperus (lequel était passé à Ostende en 1891 au cours de son voyage de noces). « Un romancier international », texte reproduit ci-dessous, vient s’ajouter aux nombreux articles publiés en français à l’époque où l’écrivain haguenois jouissait d’une assez grande réputation en Europe occidentale. Victor Fris (1877-1925), à qui l’on doit ce papier, était un historien flamand réputé dont l’Histoire de Gand a fait date. Il a laissé une œuvre dans les deux langues (3). Il est dommage que cet érudit, dans son survol des quinze premières années de la vie littéraire du Haguenois « impeccablement mis et pommadé », passe sous silence De stille kracht (La Force des ténèbres), magnifique roman indo- nésien pourtant paru en 1900. La parenté que suggère V. Fris avec Paul Bourget est certes justifiée : « Le penchant de Couperus pour un roman plus psychologique que réellement déterministe a sans doute été favorisé par un auteur français très lu en ces années-là, mais quelque peu oublié aujourd’hui. Il s’agit de Paul Bourget. En 1890, Couperus lit dans Le Figaro son œuvre Un Cœur de femme. Il commence presque aussitôt à rédiger un roman qui s’en inspire fortement et qu’il intitulera Extaze. » (4) Mais il convient de préciser que le Hollandais s’affranchira bientôt de cette influence et que si l’on tient à rapprocher sa prose d’écrivains français de son temps, c’est plutôt du côté de la littérature fin-de-siècle qu’il convient de se tourner. À supposer que Louis Couperus ait écrit en français, il ne fait aucun doute que Hubert Juin lui aurait accordé une place de choix dans sa série « Fin-de-siècle » publiée aux Éditions 10/18.
Par la suite, la presse ostendaise (5) ne s’intéressa semble-t-ilplus guère à Couperus. Pas même à l’occasion de sa mort en 1923. Au cours des années 1905-1909, dans le cadre des activités de l’ « Ostende-Centre-d’Art », deux ou trois conférences portèrent sur les lettres néerlandaises, pourtant réduites à la portion congrue (6) : Pol de Mont prit la parole « en flamand » sur « Le poète flamand Guido Gezelle » (3 septembre 1906) et sur l’ « Évolution de la littérature belge d’expression néerlan- daise » (25 juin 1907) ; peut-être le couple de comédiens Mme Truus Post et M. Gérard Arbous ont-ils mentionné les recueils de jeunesse de Couperus lorsqu’ils ont fait leur exposé « en hollandais » sur les « Poésies flamandes et hollandaises » (27 août 1907).
Pol de Mont (Col. AMVC-Letterenhuis)
S’il est bien question de l’auteur de La Force des ténèbres dans un articulet de 1926 intitulé « Ah ! quel bonheur d’écrire le flamand » (7), c’est uniquement parce que le chroniqueur entend se livrer à un sport assez prisé dans certains milieux : dénigrer la langue et la littérature néerlandaises. Il cite journal anversois Le Matin qui reprend lui-même les conclusions d’un article du Haagsche Post sur la situation matérielle des écrivains hollandais : « ‘‘Couperus, le plus grand des romanciers néerlandais, a dû, en dépit de ses incontestables succès, peiner toute sa vie sans arriver à pouvoir réunir les moyens de s’assurer la subsistance pour ses vieux jours. Au surplus, la Hollande n’a jamais produit d’écrivains d’une réputation mondiale, rayonnant sur toute leur époque et au dehors de leur pays. La faute en est à la langue néerlandaise qui confine ses écrivains dans un cercle restreint’’. C’est sans doute la raison pour laquelle un mouvement dirigé par des crétins et qui s’appelle le flamingantisme chercha, en Belgique, à enfermer les malheureux qu’il réussit à hypnotiser, dans une existence médiocre et sans gloire. Si les Hollandais avaient le bonheur de posséder comme deuxième langue nationale un idiome aussi répandu que le français, il n’en est plus un seul qui s’échinerait à écrire pour être lu par deux mille personnes ! Cela est de toute évidence. » (8)
J. Ensor, Carnaval sur la plage (détail), 1887
(1) X, « Chronique locale. Une heure initiative », L’Écho d’Ostende, jeudi 26 novembre 1904.
(2) Le Carillon, samedi 21 janvier 1905. Notons qu’environ deux ans après la première édition de Het zwevende schaakbord, la bibliothèque communale de la cité côtière devait en acquérir un exemplaire (Le Carillon, lundi 2 mars 1925).
(3)
François-Louis Ganshof, « Nécrologie. Victor Fris », Revue belge de philologie et d’histoire, T. 4, fasc. 2-3, 1925, p. 578.
(4) Kim Andringa, « “Uitheemse meesters naar eigen, geheel oorspronkelijken trant”. Les lectures françaises de Louis Couperus », Deshima, 2010, n° 4, p. 46.
(6) Toujours à l’initiative de l’Ostende-Centre-d’Art, une exposition du « Livre Belge d’Art et de Littérature d’expressionflamande » s’est toutefois tenue au Kuursal en 1907 (1456 œuvres pour 568 auteurs !).
(7) S. P., « Ah ! quel bonheur d’écrire le flamand », L’Écho d’Ostende, samedi 21 août 1926. (Notons que la presse ostendaise, tant néerlandaise que française, attribuera en 1930 à Couperus la paternité de Gigue, l’œuvre pour carillon de Couperin, une confusion de patronymes faite en réalité par plus d’un typographe au début du XXesiècle.)
(8) La liste des ouvrages retenus pour la tombola publiée entre deux annonces publicitaires figure dans Le Carillon, jeudi 26 janvier 1905.
Un romancier international
J’appelle volontiers internationaux, ces romanciers, dont les écrits franchissant toutes les barrières naturelles ou politiques, s’élèvent par-dessus les traditions et les concerts des divers peuples, sont goûtés par les esprits les plus divers. Ils voient leurs œuvres traduites dans les différentes langues, discutées et analysées par le lecteur exotique, cependant que les compatriotes de l’auteur dévorent passionnément ces productions géniales que l’étranger leur envie.
Rares sont ces esprits internationaux, et par la profondeur de la pensée fondamentale comme par l’extrême extension de l’horizon intellectuel qui caractérise leurs livres. Ne dépouille pas l’esprit national qui veut ! Le génie seul peut se débarrasser des entraves ataviques qui nous imprègnent, des tendances et des mœurs du clocher, peut se soustraire aux mille étreintes matérielles et morales qui nous arrachent à notre entourage immédiat On n’acquiert pas cette perspective aérienne, qui permet de planer dans ces couches extrêmes de l’atmosphère, d’où l’œil ne distingue plus les immenses barrières que l’homme ou la nature ont établies pour séparer les peuples. C’est là un don que peu reçurent, mais c’est aussi le mérite immense des écrivains internationaux.
Echegaray, Zola, Tolstoï, d’Annunzio, Maeterlinck sont les plus brillantes de ces étoiles de la sphère intellectuelle. Il faut dire que la langue dans laquelle ils écrivent est parlée et comprise par de nombreux millions d’individus, ce qui facilite l’expansion exotique de leurs œuvres. Autrement difficile devient le rayonnement des productions littéraires conçues dans des langues qu’emploie un petit peuple seulement, le nombre des lecteurs de l’original étant très restreint et les traductions se laissant longuement désirer. Une fois ce dernier cap doublé, l’œuvre apparait européenne, occidentale, pour ne pas dire universelle, apte à être assimilée par tous ceux qui partagent notre culture.
La Hollande, ce petit pays qui a remporté déjà à lui seul trois grands prix Nobel, montre avec fierté, outre le dramaturge international Heyerman*, le fécond et génial romancier Louis Couperus, dont le nom ne tardera pas a équilibrer celui des plus grands écrivains de l’Europe.
Louis Couperus
L’art de Couperus est tout entier dans son milieu et dans son éducation. Né d’une des plus grandes familles de La Haye, menant une vie complètement indépendante, élevé sous la direction d’un maître tel que Jan Ten Brink, cet esprit raffiné, cet homme du monde impeccablement mis et pom- madé devait être le Paul Bourget néerlandais. Il débuta très jeune dans les lettres par un volume de vers qui attira immédiatement sur lui l’attention de la Hollande intellectuelle. Ce Printemps de Vers, paru en 1884, marque déjà la tendance transcendantale et quelque peu mystique qui caractérise l’auteur. Deux ans après, ce raffinement excessif de la forme comme de la pensée se montra en tout son développement dans ces plantes de serre chaude, dans cette poésie vraiment étrange qu’il intitula à juste titre : Orchidées. C’est plein d’afféterie, à la Watteau, de mignardise, à la Fragonard ; il déroute par une recherche vraiment poussée à l’excès des sentiments les plus délicats et les plus étranges, mais finit par capter et par émouvoir grâce à la forme et au vague des mots.
Car cette poésie comme sa prose, tient précisément son charme de l’indécis de la pensée et des mots, et c’est là ce qui même le pousse à l’emploi de tant de mots bâtards, particulièrement français.
Bientôt Couperus jugea que la phrase convenait mieux à l’expression de sa pensée. Du coup il se montra un maître du roman.
Eline Vere est une jeune fille du plus grand monde, le monde de Couperus, menant une vie oisive et raffinée et ne trouvant dans les gens qui l’entourent et qui l’ennuient, aucune distraction capable de lui remonter son moral névrosé. Cette petite fille devient vraiment hystérique d’ennui et finit nécessairement par devenir folle et se suicider. L’analyse psychologique de ce spleen, comme du monde de blasés qui entoure Eline, ce milieu de dégoûtés par excès d’être rassasiés, est admirablement décrit. L’observateur le dis- pute au synthétiseur qui fait mouvoir cet entourage si difficile à esquisser avec son manque d’idéaux, sa pose, son imbécillité masquée, son dégoût de lui-même et des autres.
Destinée, qui parut en 1891, exagère encore le procédé. Couperus y apparaît comme un médecin des âmes fouillant de son histoire le cerveau de déséquilibrés et de déliquescents. Tous ses types sont des névropathes, comme cette femme amoureusement hystérique du roman Extase qu’il publia l’année d’après.
Jusqu’ici Couperus n’était pas sorti de l’ornière une des romanciers. Mais voilà que dans l’empire des idées pacifiques qui auront bientôt leur temple dans cette même La Haye où vit le grand écrivain**, il empoigna avec une incontestable maîtrise une matière des plus élevées, mondiale dans son essence, sublime dans sa fin humanitaire.
Majesté, le premier volume de cette trilogie puissante, est l’analyse pénétrante d’un jeune prince, héritier présomptif d’une grande couronne; le pays est imaginaire, l’Autriche ou la Russie ; les personnages imaginaires, mais bien de notre époque. Le jeune prince, successeur d’un despote, est animé d’idées excessivement libérales. Aussi jouit-il à ses débuts d’un excès de popularité, admirablement typé par Couperus. Devenu empereur, il rêve le dévouement général, la suppression des guerres, réunit des congrès, où lui-même préconise l’arbitrage international. Cette psychologie du Pacifisme au milieu d’un mouvement immense de diplomates et de ministres, du monde de la cour, est certainement l’une des plus belles compositions de la littérature moderne.
Paix universelle qui suivit, comme les HautsAtouts qui finissent la série, ne le cèdent en rien au point de vue artistique à leur aîné. Mais le cadre a changé. Loin de la popularité, le prince dont tous les projets ont échoué, par une hésitation coupable et continuelle qui rappelle Philippe II, se voit peu à peu exécré par ses sujets. Des conjurations secrètes éclatent qu’on dompte d’abord par l’armée ; l’on rétablit l’ordre dans le sang, jusqu’à ce qu’enfin le prince périt dans l’inévitable catastrophe.
C’est par cette œuvre que Couperus a conquis le titre enviable de romancier international ; traduite sur-le-champ en plusieurs langues, la trilogie a fait l’admiration des lecteurs européens et a valu à son auteur un nom universel.
Son talent ne s’est point démenti dans les Lignes de Conductibilité*** que la grande revue LeGuide a récemment publié. Puisse le brillant romancier nous doter encore de beaucoup d’œuvres semblables, qui, délaissant l’ornière du roman banal à force d’adultère, élèvent l'âme par des pensers bienfaisants et idéalistes, et tendent à répandre les idées des Suttner et des Passy dans tous les esprits.
Victor Fris
La Saison d’Ostende, samedi 29 août 1903
Ostende vers 1900
* Il s’agit en réalité d’Herman Heijermans (1964-1924), l’auteur de la pièce Op hoop van zegen (1900), jouée il y a quelques années au Sénégal en wolof.
*** Titre original : Langs lijnen van geleidelijkheid (1900). Renée d’Ulmès a proposé comme traduction, sans doute sous la dictée de l’écrivain lui-même : Le Long des Lignes de la Vie. Le roman a été traduit en allemand sous le titre Die langen Linien der Allmählichkeit. Dans cette œuvre, Louis Couperus accorde d’ailleurs une place à Ostende tout comme dans une page des « Uitzichten » du recueil de nouvelles Eene illuzie (voir :Tom Sintobin & Koen Rymenants, Aan dezelfde zee. Oostende in de Nederlandse literatuur, Leuven, Davidsfonds, 2010.)
Si le poète Paul-Jean Toulet (1867-1920) aima l’heure du soir, il n’apprécia guère la Flandre. Ainsi peut-on lire, dans la prose qu’il adresse à sa propre personne en juin 1906, alors qu’il séjourne à Anvers, sur une carte représentant le Musée Plantin-Moretus : « À SOI-MÊME. C’est là que sont nées toutes ces vilaines éditions, vous savez, si prétentieuses et pleines de fautes. » À la page 69 des Trois impostures (1922), il s’en prend à la langue de nos voisins : « Dans le patois des Flandres, assure un explorateur, ‘‘épousailles’’ se dit ‘‘trouwplechtigheid’’. Ce n’est pas une jolie dialecte que le flamand. »
Sur la peinture, l’écrivain a des idées très tranchées. Lisons un passage de la Correspondance avec un ami pendant la guerre : « Le Catalogue Rothchild est vraiment beau. Je n’espérais pas l’avoir ni le Davillier. Mais ceux des musées étrangers ne m’intéressent pas, – même quand j’y ai été, comme à Madrid. J’ajoute que la beauté des illustrations ne peut me faire pardonner à Geffroy qui est un micromane et un gallophobe. Cet homme en est encore à savoir que la Pasture, Jean de Maubeuge (et non Mabuse), Patinier (faiseur de patins, et non Patinir, – qui n’est que la prononciation germanique), et Van Eyck lui-même sont des Français purs les deux premiers, Français wallons les deux autres. Quant à l’école flamande elle n’existe pas avant Rubens puisqu’on ne connaît avant lui aucun peintre flamand sauf Matsys, et deux autres douteux. Tout le reste, allemand, hollandais, ou rhénan. Je rabâcherai ces choses-là jusqu’à ma mort, n’y ayant rien où le nationalisme soit plus utile que l’art. Bref les flamands, avant l’école d’Anvers, ne sont qu’un département de l’art français. La tapisserie flamande est à peu près inexistante et un succédané d’Arras et de Paris. Bruxelles, qui n’est du reste pas pays flamand, s’y est montrée, à un degré affligeant, dénuée d’invention (1) – quoique du point de vue technique, ses tentures soient souvent belles. » (Lettre de P.-J. Toulet à René Philippon, 1er juin 1919) La lettre du 20 novembre de la même année précise : « En dehors des Aryens, l’art a toujours quelque chose de démoniaque ; et partout, sauf chez nous, le sorcier a été honoré. Chez nous, les formes directrices de tous les arts ( – et particulièrement de l’art gothique, le plus profond et le plus sage, où Viollet-le-Duc se tue à faire observer qu’elles sont à l’échelle de l’homme – ) sont divines, et plus souvent humaines, presque jamais palladiques. Chez le Français, si peu latin, ou germain (grosse erreur de Viollet), mais la fleur des Celtes, qui sait, la fleur de l’humanité, l’école a toujours tendu à l’humanité. Millet, sans cette clef, est incompréhensible, et, avec lui, Poussin, Lesueur, Fouquet, Watteau, Ingres, Puvis, Fantin, Degas, etc. Cela est évident, surtout par un canon qui leur est à tous commun : de l’homme au paysage, tandis que rien de cela dans tous les barbares étrangers – sauf les Hollandais (Potter, Cuyp, Breughel), si supérieurs à la brute flamande, et quelques Vénitiens du moment heureux, grands créateurs de paysages humains, Giorgione, Titien, Campa- gnola… (et, si vous y réfléchissez un instant, vous tomberez d’accord que ce canon ou module est aussi imposé qu’unemathématique). D’ailleurs, à part Venise et Milan – pays gaulois – et une douzaine de génies, les Italiens me sont insupportables. Non pas l’Angélique. Mais ce petit livre est un bon exemple que pour tous ces Caporetti, la critique d’art est identique à la réclame touristique. »
L’auteur des Contrerimes se montre toutefois à l’occasion un peu plus nuancé, ainsi que le prouvent les passages qui suivent, consignés, pour certains, à l’occasion d’un voyage en Belgique.
(1) Jugement que ne partage visiblement pas son correspondant : « J’ai été voir hier aux Arts décoratifs, les douze fameuses tapisseries dites des chasses de Maximilien et tissées à Bruxelles au début du XVIe siècle. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau dans ce genre. Ce sont des panneaux immenses avec ambase en camaïeu brun et jaune, une bordure de fruits et fleurs, et le tout en soie et or d’une finesse, d’une magnificence et d’une technique achevées. » (Lettre de René Philippon à Paul-Jean Toulet, 5 octobre 1909).
Lettre de P.-J. Toulet à Claude Debussy
Médiathèque intercommunale Pau-Pyrénées
À l’arrivée à Bruxelles le porteur de valises explique que les Révolutions sont faites par les gendarmes – peu d’émotion. – Des gendarmes à la gare avec de beaux bonnets à poil. D’autres milices coiffées de melons à cordelières rouges, de hauts-de-forme en toile cirée, de manchons, gardent des rues d’ailleurs paisibles (zone neutre ainsi appelée parce qu’on est censé s’y battre). La seule manifestation en revenant d’Ostende à Alost, où une foule s’est massée près de la gare pour chanter la Marseillaise et salue le passage du train. Mais à Bruxelles les civiques ne se montent point le coup, jouent aux cartes ou cassent une croûte sur les marches du musée. Jolie vue de Bruxelles à droite du Palais de Justice, avec de tristes lointains, mais des clochers, tout un effort de pierre d’être grande et belle, et tout au pied, dans une paisible rue, trois Belges tout petits, dans l’éloignement, qui jouent aux cartes.
Campagne belge d’eaux plates, de bouleaux grêles, de triste brique. Bruxelles (capitale de Berthe aux grands pieds), qui veut se faire aussi grosse qu’un bœuf mégalomane.
Journal et Voyages, Nouvelle édition augmentée des Lettres à soi-même
et de nombreux fragments inédits, mercredi, 16 avril 1902
Avenue Louise, jolie verdure naissante, attelages corrects, mieux qu’au retour des courses de dimanche. Bois de la Cambre, avec des ormes monotones, des échappées modestes.
Les gardes civiques qui « jouent concert » dans leur corps de garde et leur colonel Anspack qui leur récite des mono- logues.
Incuriosité bruxelloise pour la littérature franco-belge.
De jolies filles, mais sans perfidie dans la physionomie – taille épaisse, grands pieds, chapeaux comme des jardins de curé.
Prince Baudouin tué par un grand seigneur dont il visitait la femme trop souvent qui en garda le deuil. Les Belges s’imaginent leur roi constamment en goguette, au milieu de la curiosité des boulevards.
À Bruges, nous arrivons devant une porte fortifiée et un pont sur un canal qui se remet en place après avoir tourné pour laisser passer un bateau. Nous nous arrêtons un moment : une petite fille à gauche, toute rouge, lave une cuisine. Nous passons – on s’arrête un moment à côté de Romanichels – et Bruges dresse ses clochers délicats dans une brume ambrée : beffroi, Notre-Dame, Saint-Sauveur, Jérusalem, Saint-Sébastien, Sainte-Anne, Saint-Walburgh, les Dames anglaises.
Il y a, entre, deux moulins à vent dont l’un se meut avec lenteur ; et deux enfants en rouge qui rampent aux pieds semblent des œillets en vie.
Bruges au bois dormant – où des enfants jouent sans bruit et s’assoient au pas des portes pour manger des tartines, – où l’on ne sent battre d’une vie intime et retenue que ce qui tient d’émoi dans une gorge de palombe, – où c’est le silence même qui semble faire mouvoir les cygnes du canal et l’aile des moulins à vent. La fraîcheur des briques anciennes, la ville nette et menue, des fenêtres vertes, la coiffe des religieuses de l’hôpital Saint-Jean qui écossent des légumes, du linge rouge qui sèche au pied d’une maison verte et se reflète dans l’eau – des fleurs aux fenêtres dans du Delft – à la porte des églises des annonces de faire-part en flamand.
Ostende, mer plate, horizon gris perle.
Les Memlings de Bruges, hôpital et musée, ouvrages de dames, mais un beau Van Eyck large et de couleur harmonieuse.
Journal et Voyages, Nouvelle édition augmentée des Lettres à soi-même
et de nombreux fragments inédits, 17 avril 1902
À SOI-MÊME. Cher maître,
Le silence respectueux de Bruges m’a rappelé trop vivement celui dont je suis saisi en votre présence pour ne pas tenir à vous affirmer une fois de plus l’admiration singulière où me tient votre beau talent.
À vous, avec déférence.
Journal et Voyages, Nouvelle édition augmentée des Lettres à soi-même
et de nombreux fragments inédits, Bruges, avril 1902
Madame, je crois que vous aimez trop les mille formes de la vie pour ne pas avoir le goût de la mort. C’est un goût singulier à la bouche, et puissant. Ce matin, je rêve que ce devrait être dans une ville du midi, un dimanche matin qu’il fait soleil et que les filles courent avec leurs amoureux au sortir de la messe. Ou bien, ne pensez-vous pas que cela aurait encore quelque charme dans une ville des Flandres, étroite et dentelée, et fortifiée par Vauban. Il ferait un temps mou automne, un temps à couper au couteau ; et je me ferais lire un conte d’Andersen, celui des Sept Cygnes, par exemple, où il n’y a pas eu assez de chemise enchantée pour le petit frère et qu’il garde une aile d’oiseau, vous savez, Toche, de ces ailes, comme l’a dit votre ami, qui empêchent de marcher. Ce doit être délicieux, Toche, de mourir, de sentir toute la fatigue de la vie fuir par le bout des doigts, comme son sang dans un bain.
En attendant, Khurn et moi irons donc dîner chez vous mardi, pour savoir la fin de l’histoire.
Lettre à madame Bulteau, 29septembre 1902
Je n’ai pas eu l’occasion dans le temps de vous parler de votre article sur la Chasse qui m’avait si fort séduit. Il y avait un sous-bois qui m’avait fait penser à un Claude Lorrain du Musée de Bruxelles où Enée, dans l’ombre et la fraîcheur, tue des biches d’un air si comme il faut qu’on en prend en dégoût toutes les truanderies flamandes d’alentour.
Lettre à madame Bulteau, 26 octobre 1902
Le musée de Bordeaux ne nous flanque pas un de ces coups, non, mais il devient plus amusant à mesure qu’on le fréquente. Un grand paysage classique de d’Aligny, avec figures, fond de rivière sinueuse et bleue entre des arbres, femmes à gestes simplifiés, rappelle curieusement, malgré la sécheresse de la facture et le convenu des feuillages, Puvis de Chavannes. Un autre paysage, avec une ruine de briques roses entre des colonnes blanches, délicieuse, ne doit pas, quoique on en dise, être un Lorrain (les personnages sont très XVIIIe) mais un Hubert Robert, plutôt, quoique bien léger, et bien un d’atmosphère. Une rivière au clair de lune, brun et argent, de Van der Neer, avec une espèce de burg, sur la gauche délicatement détaillé. Se rappeler un petit Flamand ou Hollandais qui a fait des maisons à visages comme J. Veber avec des arcades.
Journal et Voyages, Nouvelle édition augmentée des Lettres à soi-même
et de nombreux fragments inédits, Bordeaux, novembre 1903
Souffrance, poème de Paul-Jean Toulet
À Cologne se trouve une cathédrale colossalement laide, et restaurée selon toutes les règles du style pachydermique en honneur chez les Allemands.
Car on passe par Cologne, en allant d’Anvers à Paris. C’est sur le chemin – à condition qu’on prenne celui-là, qui à vrai dire n’est pas le plus court et qui oblige même à retourner sur ses pas. Mais pour peu qu’on change de côté, c’est comme si on traversait deux paysages. Et le zigzag n’est-il pas le plus court chemin d’un point à un autre, s’il fait passer le temps plus vite, alors que la ligne droite nous le rendrait plus long et plus pesant ? C’est si ennuyeux, la ligne droite.
Les voyages aussi, c’est très ennuyeux ; presque autant que de rester chez soi. Et puis les pays où l’on passe : le moyen de s’en faire une opinion ? C’est très fatigant.
Une dame en aurait pour vous, si vous aviez eu la précaution d’en inviter à « venir avec », comme disent les Brabançons. Les dames ont tout de suite des opinions sur tout. Mais voilà, elles reviennent très cher en voyage. C’est même une des raisons pour lesquelles il vaut mieux rester célibataire. C’est un fait bien connu : à peine mariée, une jeune femme exige d’être menée à l’étranger, ou à Monte-Carlo. Comme si, pour se faire embrasser, il ne vaudrait pas mieux rester chez soi.
À Anvers aussi, il y a une cathédrale, avec un haut beffroi d’où s’égrène et tinte l’aérien cristal d’un carillon qui a l’air, tant il est lointain, de chanter dans les nues. N’est-ce point l’âme même de ces antiques pierres si dentelées, si découpées, une âme surannée et charmante qui se souvient. À qui sait entendre elle conte des histoires d’amour et des histoires de sang. Elle parle du terrible duc d’Albe, et de sainte Litwine, ou de cette blonde encore, en qui le bon duc Philippe sut découvrir une Toison d’or plus précieuse que les trésors de Colchide. Mais il vaut mieux qu’elle ne les dise pas en flamand. Car Toison d’or, dans ce dialecte, ça se dit : Guldenvliet, ou quelque chose dans ce goût-là (1). Guldenvliet ! N’est-ce pas à dégoûter des blondes, et de leur brillant secret ?
Dans l’intérieur de la cathédrale, on peut voir – ou plutôt ne pas voir – les fameux Rubens, auxquels on a mis des housses, comme à un meuble de salon l’été. Et elles sont en serge verte. Mon Dieu, le vert, ça n’est pas laid en soi. Mais il vaudrait mieux voir les Rubens, tout de même.
Non loin de là, se dresse ce joli puits dont le grillage de fer est dû à Quentin Metzis. Tout le monde sait que ce peintre, ayant pris sa femme en dégoût, se fit forgeron. C’est du moins ainsi que le carillon, ce jour-là, contait cette histoire.
Et après avoir vu tout cela, et les Breughel du Musée, le mieux est de se réfugier, contre la pluie, le vent, le crachin, dans quelque estaminet du port. L’un d’eux, à ce qu’affirme l’enseigne, est tenu par Paul de Kock. Mais aujourd’hui le patron est sorti, et il est remplacé par un garçon anglais, une servante allemande assez jolie, en bleu clair, et un perroquet portugais, dont le plumage et les jurons éclatants évoquent à travers la brume tout un Brésil de soleil, de larges fleurs et de poisons.
Cependant les gens du port passent devant la porte, à travers l’atmosphère grise. De toute leur assise, ils pèsent lentement, lourdement sur le sol. Leurs compagnes – de travail et de plaisir – leur cédant à peine en cela ; et à les voir marcher ainsi, en appuyant avec force l’un et l’autre sur le sol ce que Cendrillon aurait eu peine à prendre pour un seul pied chacun, le terme tribasique s’impose à la pensée avec un sens nouveau. Pauvres Parisiennes, Andalouses déshéritées, quand vous vit-on jamais marcher sur six pieds chacune, comme un hexamètre, et comme les dames du port d’Anvers ?
À Gand, il pleut aussi ; mais l’Agneau mystique de Van Eyck, à Saint-Bavon, est plein d’air, de douce lumière, et de la fraîche odeur des prés ; l’Agneau mystique où perce le sentiment le plus juste à la fois et le plus poétique de la nature, et quelle vive délicatesse de palette ; l’Agneau mystique oui… mais il y a le bedeau entre la peinture et vous, un homme qui vous dégoûterait du Paradis, s’il vous en devait faire les honneurs.
Cette espèce de Gascon néerlandais, en un baragouin composé des débris sanglants de plusieurs patois, vous explique le chef-d’œuvre. Et si vous tentez de fuir, sa glapissante voix vous ressaisit et vous ramène : « Là, monsieur, sur le droit, meilleur pour voir. Et toutes ces têtes, avec une loupe, un mois plus il faudrait. Quel travail ! »
Et il gesticule ; et il jappe. Des Allemands lui sourient. Mais au milieu des balustres noirs, et blancs, parmi la pompe marmoréenne du chœur, un peuple de pierre et de couleurs demeure immobile en sa séculaire indifférence. Le Saint-Liévin de Rubens n’entend rien – heureux chef-d’œuvre – ni le Christ de Duquesnoy.
Journal et Voyages, Nouvelle édition augmentée des Lettres à soi-même
et de nombreux fragments inédits, Cologne, 3 juin 1906
Plusieurs écrivains néerlandais de la fin du XIXe siècle ont confié au papier ce qu’a pu leur inspirer un séjour parisien plus ou moins long : le volume de considérations sur l’art et l’architecture Parijs en omstreken (Paris et ses environs, 1878) pour ce qui est du critique Conrad Busken Huet, mort dans la capitale française où il a passé la dernière partie de sa vie ; des « sensations de littérature et d’art » dans le cas de l’ami de Marcel Schwob, l’érudit touche-à-tout W.G.C. Bijvanck (Un Hollandais à Paris en 1891) ; quelques nouvelles, des pages de plusieurs romans et des lettres à des proches dans celui de Louis Couperus ; le roman Goëtia en ce qui concerne Frits Lapidoth... Relevons encore le texte « In Parijs » du prosateur Frans Coenen (publié dans l’hebdomadaire De Kroniek en 1899), les souvenirs littéraires du francophile Frans Erens (Vervlogen jaren), plusieurs aperçus esthético-autobiographiques de Lodewijk van Deyssel dont « De aankomst te Parijs », « Parijs », « Het Ik. (Heroïesch-individualistische Dagboekbladen van een twintigjarige) », les croquis brossés par Johan de Meester dans Parijsche schimmen (1892) et les divers travaux de Louis de Semein, rédacteur du Polichinelle, qui a signé des Herinneringen van een Parijsch reporter (Souvenirs d’un reporter parisien, 1877).
Pour sa part, Jan ten Brink (1834-1901) a laissé des impressions de voyage publiées en 1879 : Van Den Haag naar Parijs. Reisgeheugenissen (De La Haye à Paris. Souvenirs de voyage), réimprimées à plusieurs reprises dans le volume Drie reisschetsen (Trois récits de voyage). Un chapitre, le quinzième, est consacré à la soirée qu’il a passée chez Victor Hugo. Ce sont ces pages, traduites par Bertrand Abraham, que nous proposons ci-dessous (« À la table de Victor Hugo »).
Après une halte de quelques jours à Anvers, Ten Brink arrive à Paris le soir du mardi 21 août 1877. Inconditionnel de l’auteur du Ventre de Paris, il visite dès l’aube du 22 les Halles avant de s’asseoir dans un café, au coin de la rue Montmartre où il a, deux ans plus tôt, fait la connaissance de Georges Avenel à qui l’on doit entre autres un Anacharsis Cloots, L’Orateur du genre humain ; la forte impression qu’il garde de ce collaborateur de La République française, disparu l’année précédente, ainsi que de ses écrits, fait l’objet de quelques développements.
S’étant vu remettre un prospectus annonçant une kermesse aux Champs-Elysées : « Palais de l’Industrie - Carrousels de chevaux de bois - Gaufres et Poffertjés (sic) hollandais - Concert de symphonie - Grand bal d’enfants », le Haguenois, qui déteste les kermesses hollandaises, s’empresse de gagner l’édifice qui allait abriter l’Exposition universelle de 1878. Il ne s’y attarde guère et rend visite à son ami Auguste Jourde du journal Le Siècle, lequel lui conseille d’adresser de sa part une lettre à Victor Hugo, meilleure façon d’obtenir ses entrées chez « le vénérable Nestor de la poésie européenne » (Ten Brink a alors déjà consacré plusieurs études au romancier et poète dont une datant de mars 1894 : « Victor Hugo », Litterarische schetsen en kritieken, 1884, T. 8, p. 1-25).
Le soir même, Preste-Plume (surnom dont l’a affublé le naturaliste Marcellus Emants) assiste à une représentation d’Andromaque au Théâtre-Français. Disposant d’une recommandation de Charles Ruelens, conservateur de la bibliothèque de Bourgogne, il est présenté à Adeline Dudlay et à Sarah Bernhardt, laquelle l’invite à lui rendre bientôt visite. Le lendemain, sous le chaud soleil, après avoir bu une bière matinale au Café de la Rotonde au Palais Royal, le Hollandais flâne dans la ville, se laisse promener par un cocher, telle rue le ramenant à un épisode de l’Histoire de France, à une page de Balzac, de Zola bien évidemment, de Henri Murger ou de Jules Janin – d’autres lieux de la capitale lui rappellent une œuvre de Théophile Gautier, de Conrad Busken Huet (note 3 ICI), de Carel Vosmaer (voir p. 179 ICI), de Paul de Kock, d’Arsène Houssaye ou encore d’un auteur de l’Antiquité –, telle autre à une rencontre qu’il a pu faire par le passé (par exemple celle de Léon Gambetta chez qui il s’est rendu à deux reprises au cours de l’été 1875). Il visite la Morgue, finit la journée au Jardin Bullier. Le vendredi 24 août, en fin d’après-midi, il occupe une table du Café de la Paix – l’édition de 1874 des Cafés politiques et littéraires de Paris d’Auguste Lepage lui sert de guide – au coin du boulevard des Capucines, pour noter ses dernières impressions, en particulier celles relatives à l’entretien qu’il vient d’avoir avec Gambetta, rue de la Chaussée-d’Antin. Le chef républicain lui a confié se rendre souvent l’été, incognito, aux Pays-Bas, un pays qu’il apprécie : « La Hollande a encore un certain nombre de choses à nous apprendre, pour ce qui a trait à la pratique. L’histoire de votre peuple est l’une des plus belles de l’époque moderne. Les Néerlandais peuvent être à bon droit fiers de l’illustre dynastie d’Orange, car sous les Orange, la liberté politique et civile a grandi. » Gambetta promet à Ten Brink de le tenir informé de son prochain séjour dans sa patrie. Pour terminer la journée, le romancier va écouter des chansons au Café des Ambassadeurs. Le lendemain, il se rend « en pèlerinage » au Louvre puis, à 16 heures, dans les ateliers de Sarah Bernhardt – la comédienne, vêtue comme un garçon, travaille à une sculpture de Médée –, avenue de Villiers, deux visites rapportées par le menu. C’est quelques heures plus tard, à 21 heures qu’il se présente chez Victor Hugo.
Le dimanche 26 août, on retrouve l’homme aux belles bacchantes au palais et dans le jardin du Luxembourg avant de le suivre dans le quartier où Zola a situé L’Assommoir. Son séjour parisien se termine le lundi : petite halte dans un estaminetaméricain (angle de la place Vendôme) puis promenade en voiture au Bois de Boulogne où, au Restaurant de la Cascade, le hasard le met en présence d’un jeune Hollandais qu’il connaît, occasion pour Ten Brink d’entre- prendre un long exposé sur l’œuvre de Zola, plus particulièrement sur La Curée, conversation poursuivie le soir dans un restaurant du boulevard des Italiens – un prélude à l’étude qu’il con- sacrera au romancier français en 1879 *.
Laudateur des grandes figures républicaines françaises, fasciné par la tragédie révolutionnaire – qui occupe une place dans certaines de ses œuvres de fiction et à laquelle il a consacré plusieurs ouvrages en se montrant surtout un compilateur : Vier bladzijden uit de Geschiedenis der Fransche Revolutie (Quatre pages de l’Histoire de la Révolution française, 1868), essai repris dans une version revue: Slachtoffers en Helden der Fransche Revolutie (Victimes et Héros de la Révolution française), Parijs tijdens de Roode Terreur traduit en anglais sous le titre Robespierre and the Red Terror, Parijs tijdens de Witte Terreur (Paris sous la Terreur blanche)… – et par « la formidable fièvre effrénée de la Commune » comme le montre De opstand der Proletariërs, geschiedenis der omwenteling van 18 Maart 1871 (Le Soulèvement des prolétaires, histoire de la révolution du 18 mars 1871), propagateur du naturalisme dans son pays, Jan ten Brink sera considéré par les représentants de la génération littéraire de 1880 comme un conservateur, un esprit étriqué emblématique de l’esprit bourgeois qu’eux-mêmes, rejetons de la bonne société, chercheront à combattre. Historien de la littérature de son pays, observateur et chroniqueur de la vie de La Haye et de celle de Batavia, il a trouvé l’énergie de rédiger nombre de contributions sur les lettres françaises dans lesquelles il lui arrive de traduire de longs passages des œuvres qu’il évoque ; maints volumes de ses Letterkundige schetsen réunissent ainsi bien des pages sur Honoré d’Urfé, Madeleine de Scudéry, Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Stendhal, Théophile Gautier, Jules Janin, Alexandre Dumas, Eugène Goblet d’Alviella, Eugène Sue, Balzac, George Sand, Octave Feuillet,Edmond About, Ernest Feydeau, Arsène Houssaye, Flaubert, Alphonse Daudet, Jules Verne, Louisa Stiefert, Victorien Sardou, Henri Rochefort, Léon Hennique, Raoul Vast et Gustave Ricouard, J.-K. Huysmans, Paul Déroulède, Émile Augier, Eugène Scribe, Henry Havard, Eugène Fromentin, Albert Millaud, Alfred Bourgeault, Eugène Gellion-Danglar, Adolphe Thiers, François-Auguste Mignet, les caricaturistes de l’époque…
D.C.
*En 1876 et 1877, Jan ten Brink a publié plusieurs contributions sur Émile Zola dans diverses revues (c’est une part de celles-ci qu’il reprend à la fin de ses impressions de voyage). Il les révisera, abordera d’autres romans des Rougon-Macquart pour offrir aux lecteurs néerlandais, en 1879, un ouvrage sur cet « Hercule des lettres ».
À la table de Victor Hugo
Le conseil qui m’avait été donné par l’un des rédacteurs les plus influents du Siècle d’adresser une missive à Victor Hugo, n’avait guère été profitable. J’eus l’occasion plus tard, au bureau du Siècle, de reparler avec mon obligeant conseilleur, et cette fois, il me fut recommandé d’aller carrément voir le vieux poète chez lui. À l’occasion d’un déplacement infructueux, on m’avait indiqué qu’il recevait après neuf heures du soir.
Aussi, le samedi soir, attendis-je sur le boulevard, que neuf heures sonnent. Comme le jour passe vite ! Juste le temps d’une sortie au Louvre, puis quelques courts moments dans la demeure richement décorée de Sarah Bernhardt avant d’aller examiner à la hâte le menu du dîner européen, boulevard des Italiens, et voilà que l’on me menait à présent au grand trot vers la rue de Clichy, dans laquelle Hugo habite. Pour le coup, je ne frappai pas en vain, mais fus introduit dans un petit salon. Victor Hugo loge au troisième étage – ce qui paraît étrange. Une célèbre artiste dramatique se fait construire un hôtel particulier, et le plus grand poète du pays se choisit, quant à lui, un troisième étage. Mais il possède une maison de campagne princière à Guernesey, Hauteville House, dans laquelle il passe une partie de l’année, et il semble qu’il ait conçu une aversion pour le faste, qui, à l’époque de la monarchie orléaniste, faisait la renommée des hôtels particuliers où il vivait. Il fait même preuve à cet égard d’une ferme conviction, préférant une simplicité de bon ton au luxe exubérant d’autrefois. Nul danger cependant qu’un excès de civisme n’amène notre poète à imiter Cincinnatus – autrement dit, le troisième étage de Victor Hugo livre à nos yeux une demeure d’un goût exquis, parée de cette somptuosité artistique dont seul un Français distingué a le secret. Le petit salon, où je fis antichambre, le confirmait. Nulle part je n’ai vu un miroir encadré d’ébène sculpté d’une pareille beauté. Les meubles anciens faisaient un bel effet contre les murs couleur lie-de-vin ; un même caractère imprégnait tout, jusqu’aux lustres de cuivre.
Un bruit de pas m’annonça que le poète de 76 ans approchait. Il parut dans une entrée qui donnait accès à une autre pièce d’où nous parvenait le bruit de conversations animées. Le portrait de Victor Hugo est connu dans tous les pays civilisés, mais le vieil homme vénérable au pas souple et leste, aux joues roses et fraîches, et dont les lèvres arborent un sémillant sourire, c’est là ce qu’aucun portrait ne saurait représenter. Il me témoignait une double marque d’affabilité en acceptant de prêter l’oreille à des flots d’hommages qu’il avait déjà entendus des milliers de fois et en serrant la main, avec la plus aimable prévenance, d’un visiteur dont il ne connaissait rien de plus qu’un nom inscrit sur une carte. Le fait qu’il y ait aux Pays-Bas des gens suivant tout particulièrement et avec la plus grande sympathie son combat de poète contre le Bonapartisme (1) parut lui faire un plaisir extrême.
Un petit couloir nous conduisit dans une salle à manger vivement éclairée, à la table de laquelle cinq hôtes étaient installés. La façon dont Victor Hugo présenta le nouvel invité fut un exemple d’extrême sagacité en matière de courtoisie. Il fit en sorte que personne ne puisse être effarouché par ce dernier, en assurant que l’étranger s’était tenu informé tant sur les affaires que sur la littérature françaises. Le déjeuner avait, ce jour-là commencé un peuplus tardparce qu’il y avait des hôtes ; j’avais donc le privilège de pouvoir assister à sa fin. Le maître de maison m’indiqua une chaise à sa main gauche, et l’exceptionnelle amabilité de toutes les personnes présentes fit que je me sentis bientôt comme chez moi. Le personnage qui présidait la table était Louis Blanc. C’est avec une grande surprise que j’appris son nom. J’avais devant les yeux un petit homme vif, aux cheveux noirs striés çà et là de quelques touches argentées, aux yeux brillants, doté d’une forte voix de ténor, qui à nul égard ne faisait ses soixante-quatre ans d’âge.
Qui plus est, il s’exprimait d’une façon si claire et si passionnante qu’on lui aurait cru, au minimum, dix ans de moins. Que restait-il du suspect en lequel on l’a le plus souvent transformé, du fanatique enragé, du socialiste déchaîné, lorsqu’on entendait Louis Blanc, petit homme soigné, élégant, s’exprimer avec une circonspection et une finesse extrêmes ?
La sévérité des jugements portés sur le perspicace auteur de l’Histoire de la révolution française et de l’Histoire de dix ans (1830-1840), provient en général de ce qu’on le tient pour responsable des journées meurtrières de juin 1848. Dès 1840 il avait conquis l’attention générale par son ouvrage intitulé L’Organisation du travail, lequel revient, à vrai dire, à souhaiter voir les associations ouvrières protégées et soute- nues par l’État. Contrairement à l’économie politique orthodoxe d’Adam Smith et de Say, il exigeait l’abolition de la libre concurrence au profit d’une coopération sociale universelle où « chacun aurait ses besoins et donnerait selon ses facultés »(2). Au principe de l’intérêt particulier, il opposait le dévouement de tous pour le bien-être commun ; son Histoire de dix ans publiée de 1840 à 1847, et dans laquelle il soumettait à la critique la plus acerbe la politique du gouvernement orléaniste, fit une impression plus forte que cette généreuse idée. Déjà célèbre au moment des journées de février, du fait que les deux premiers volumes de son Histoire de la révolution française étaient parus en 1847-1848, il fut élu député de l’Assemblée constituante et nommé au sein du gouvernement provisoire dans lequel, avec Albert, il représentait les socialistes. Il fut toujours davantage attaché à la théorie qu’à la pratique. Son exposé, Socialisme – Droit au travail, publié en 1848, l’avait rendu très populaire auprès des ouvriers parisiens qui, par centaines de milliers, défilèrent dans les rues de la capitale. La proposition visant à instaurer les ateliers nationaux par la loi n’émanait pas de Louis Blanc, qui y était opposé, et aux yeux duquel le salut ne pouvait venir que de la collaboration mutuelle entre travailleurs, ce qu’en tant que président de la Commission du Gouvernement pour les Travailleurs (3), il s’évertua à démontrer. Ceci n’empêcha pourtant pas que ces ateliers nationaux fussent considérés comme une création du parti socialiste et qu’on en imputât en général la paternité morale à Louis Blanc. De là les poursuites lancées contre lui après les tragiques journées de juin, de là son embarquement, dès août 1848, vers l’Angleterre, où il passa vingt-deux ans en exil, achevant sa remarquable Histoire de la révolution française en douze volumes.
De retour d’exil le 4 février 1870, Louis Blanc est depuis le 8 février 1871 membre des assemblées législatives qui se sont réunies à Bordeaux et à Versailles. La tendre amitié qui le lie à Victor Hugo n’est pas seulement l’effet d’une identité de vues en matière littéraire, mais découle avant tout de la similarité de leurs conceptions politiques ; Louis Blanc fut, depuis Londres, le collaborateur le plus fidèle du journal Le Rappel, organe dans lequel les fils de Hugo avaient combattu le Second Empire alors sur le déclin. Il n’était donc pas étonnant de trouver à la table du poète, qui avait connu l’exil à Guernesey, l’exilé de Londres – Louis Blanc, « un vétéran frais et rose » (4).
À côté de ce dernier se trouvait une jeune femme particulièrement gracieuse, Madame Lockroy, veuve de feu Charles Hugo, fils aîné de l’écrivain. C’est la mère de Jeanne et de Georges, que les vers de leur grand-père ont rendus immortels. Un naturel affable et une grande beauté ont fait d’elle la digne épouse du fils aîné de Victor Hugo, mort dans la force de l’âge au début des troubles de la Commune, en 1871. Au mois de mars de cette année noire, le poète, à peine rentré dans sa patrie, portait au tombeau ce fils, cependant qu’il s’exclame, à travers ses larmes :
Charles ! Charles ! (5) ô mon fils ! quoi donc ? tu m’as quitté.
Ah ! tout fuit ! rien ne dure !
Tu t’es évanoui dans la grande clarté
Qui pour nous est obscure.
La veuve a récemment donné sa main à Édouard Lockroy, ami chaleureux de la famille, qui, dans ses fonctions de rédacteur du Rappel, s’est montré un avocat talentueux de la République, se faisant en même temps un nom comme représentant du peuple.
Quand, après quatre mois et demi de siège et d’héroïques souffrances, Paris eut fini par capituler, et que l’Allemagne eut signifié qu’elle n’acceptait de signer la paix qu’avec une assemblée légalement élue et un gouvernement reconnu par celle-ci, la ville envoya quarante-trois députés à Bordeaux. Louis Blanc était arrivé en tête du scrutin, suivi de Victor Hugo ; Édouard Lockroy était quatorzième, alors que Thiers et Jules Favre arrivaient respectivement en vingtième et vingt quatrième(6) position. Que ce soit à ces hommes que la capitale, durement éprouvée après avoir traversé un océan de catastrophes, ait accordé la préférence, et qu’elle ait de surcroît donné moins de voix à Thiers lui-même qu’aux trois précédemment nommés, témoigne en tout état de cause de l’estime des deux centaines de mille électeurs, qui n’ont pas dûmettre par pur et simple hasard les noms de Louis Blanc, Victor Hugo et Édouard Lockroy sur leurs bulletins de vote.
À la droite de Madame Lockroy se trouvait un hôte venant de province, dont le nom fut trop vite prononcé pour pouvoir être saisi. C’était un monsieur d’un âge respectable, qui parla très peu. Victor Hugo avait à sa droite Lockroy lui-même, homme jeune, âgé de trente-trois ou trente-quatre ans, à l’œil vif et au visage quelque peu maigre, mais délicat. Il y avait en outre une vieille dame à cheveux blancs, qui était placée au haut bout de la table, près de Louis Blanc : Madame Drouet, qui, à la suite du coup d’État, avait sauvé la vie à Victor Hugo. Telle était la compagnie parmi laquelle je me vis soudain admis par un heureux hasard.
Après que quelques sujets généraux eurent été abordés, ce fut Louis Blanc qui orienta la conversation, en me demandant si, moi qui venais de La Haye, j’y avais aussi connu, à l’époque, Armand Barbès. Incapable que j’étais de me faire comprendre en quelques mots, je me mis à évoquer, tant bien que mal, les dernières années de la vie de Barbès à La Haye. Tous les républicains français éprouvent à l’égard de ce dernier une vénération aussi profonde qu’est violente leur aversion pour Blanqui. L’un comme l’autre se sont employés à ourdir des conspirations sans avoir le moindre sens pratique quant aux moyens à mettre en œuvre, ce qui a nécessairement condamné leur tentative à l’échec. Ils ont passé tous deux une grande partie de leur vie dans les geôles, mais Barbès était la générosité même, un enfant au cœur simple et pur, et Blanqui une triste canaille, sans cœur ni conscience. Auprès de Hugo lui-même, le nom de Barbès était en grand honneur. Chacun voulut apprendre ce qu’avaient été ses dernières années à La Haye, et avoir une idée de l’image qu’avait laissée de lui cet homme exceptionnellement généreux mais étrangement exalté.
Deux courtes anecdotes pouvaient être éclairantes à cet égard. Je me fis un plaisir de les faire connaître. La première datait de mai 1863.
Il y avait une fête foraine à La Haye. Nous nous trouvions chez quelques amis français et parlions entre nous de cette belle réjouissance populaire. Notre hôtesse manifesta l’envie d’y aller voir de plus près. Barbès, bien que constamment souffrant, fut tout de suite disposé à la servir. D’un air distingué, il sortit, devant moi, avec à son bras la remuante Française, et affronta vaillamment l’agita- tion bon enfant de la fête. Faisant montre d’une patience chevaleresque, il attirait l’attention de sa dame sur les silhouettes des saltimbanques qui criaient et braillaient, restait en arrêt près des diables hurlant des manèges, entrait d’un pas ferme dans la baraque foraine où l’on vendait des beignetspour satisfaire la gourmandise de sa compatriote. Nous nous rendîmes pour finir dans les baraques du Voorhout. Il s’arrêta patiemment près de chaque éventaire, et la Française ne se fit pas longtemps attendre pour presser avec une insistance déplaisante son chevalier servant de faire l’emplette de quelques babioles très coûteuses, tout en nous montrant, d’un air de triomphe, la belle broche que Barbès lui avait offerte.
La seconde anecdote se situait à l’hiver 1864. Barbès m’avait invité chez lui. En entrant, je le trouvai au beau milieu d’une masse d’enfants aux joyeux sourires. Il avait fait venir les petites filles de sa logeuse avec quelques-unes de leurs jeunes amies. Il offrit, avec empressement des gâteaux à ses petits hôtes, qui les acceptèrent de bon cœur, sans comprendre un mot de ce que disait leur généreux amphitryon. Debout près de la table, le proscrit aux cheveux blancs faisait à ses hôtes les honneurs de la maison, tandis que mi-intimidées, mi-téméraires, les jeunes têtes se rassemblaient, en un doux chuchotis. Faisant appel à mon néerlandais, il me présenta aux enfants :
« Mon ami ! Je vous présente Mlle. Louise, Mlle. Esther, Mlle. Pauline, Mlle. Lina, M. Henri ! »
Entendant parler leur langue, les enfants prirent de l’assurance. Avec un plaisir croissant, Barbès les vit se mettre à sauter à travers la pièce, et, d’autres amis étant arrivés, on en vint très facilement à faire danser aux grands comme aux petits un « Hei! ’t was in de Mei zoo blij » (7), avec, au milieu, le brave hôte.
Louis Blanc réagit en disant que la meilleure recommandation qu’on pouvait apporter à la table de Victor Hugo était un souvenir de l’amitié de Barbès.
Victor Hugo conta que son fils Charles avait, de retour de La Haye, gardé de Barbès une même impression. Il conclut en citant quelques mots de Charles :
« Barbès, c’est le Peuple. Il ne raisonnait pas avec le but, il y marchait. C’était l’aventurier du devoir. Un des plus nobles traits de son caractère, c’est qu’il était profondément Français. Il détestait le sabre, mais il adorait le drapeau. Patriote sans chauvinisme, il a donné toute sa vie à ces deux principes, à ces deux cultes : Le Peuple et la France ». (8)
Tandis que nous échangions encore quelques mots à propos des Pays-Bas et de Barbès, je m’avisai que le petit livre bien connu Victor Hugo en Zélande avait été écrit par son fils Charles. Sur ce, je demandai à Madame Lockroy si nous verrions sa petite Jeanne, mais Hugo répondit, l’air inquiet, que Jeanne était un peu indisposée. Maintenant qu’il avait perdu son épouse et deux fils adultes, Jeanne et Georges, ses deux petits-enfants faisaient la joie de sa vieillesse. Au souvenir de certains vers empreints de douceur de L’Année Terrible, ceux, surtout, qui ont été écrits le 1er janvier 1871 :
Enfants, on vous dira plus tard que le grand-père
Vous adorait ; qu’il fit de son mieux sur la terre,
Qu’il eut fort peu de joie et beaucoup d’envieux ;
Qu’au temps où vous étiez petits il était vieux,
Qu’il n’avait pas de mots bourrus ni d’airs moroses,
Et qu’il vous a quitté dans la saison des roses ;
Qu’il est mort, que c’était un bonhomme clément ;
Que, dans l’hiver fameux du grand bombardement,
Il traversait Paris tragique et plein d’épées,
Pour vous porter des tas de jouets, de poupées ;
Et des pantins faisant mille gestes bouffons ;
Et vous serez pensifs sous les arbres profonds.,
Lockroy rapporta à quel point il était fréquent que tels ou tels vers de Victor Hugo soient connus par cœur, et que dernièrement encore, il s’était avéré que l’empereur du Brésil en gardait quelques-uns en mémoire. Le fait a, sur le moment, été signalé par les journaux, de même que la visite rendue au poète par le matinal souverain des rivières amazoniennes – il n’y eut, du reste, au cours de l’entretien, que peu de mots consacrés à la question.
Quand café et liqueurs apparurent, l’attention générale se porta sur des sujets plus ordinaires. Madame Lockroy désirait savoir quelles liqueurs on prenait, avec le café, dans tel ou tel pays. Il fallut une fois de plus, cela va sans dire (9), expliquer de quelle façon l’on use ou l’on abuse, aux Pays-Bas, du breuvage produit à Schiedam (10), qui sent si mauvais. Madame Lockroy fit promettre à Hugo de lui procurer du kummel danois, après s’être informée au préalable de ce qu’on mettait sous ce mot. Des liqueurs à la bière, il n’y a pas loin. Louis Blanc déclara que la Belgique était un doux pays à ses yeux, mais que jamais il ne s’essaierait au faro. Victor Hugo eut vite fait de l’interrompre :
« Au contraire, je l’adore, le faro ! » (11)
Et avec ce luxe de détails, qui n’a de charme que dans un cercle intime, il se mit à parler de son séjour à Bruxelles, après les journées meurtrières de décembre 1851. Il décrivit les petites gargotes, où il avait l’habitude de déjeuner et de boire son faro — « le proscrit ne doit pas être fier ! » (12) Et comme on pouvait s’y faire servir le faro dans toute son authenticité, ce dernier était excellent. Louis Blanc, en revanche, chantait les louanges de la pale-ale anglaise, qui tire presque sur le champagne. De façon aussi circonstanciée que le maître de maison, il raconta comment, à Londres, il s’était pris d’une amitié durable pour la pale-ale. Il y avait quelque chose d’étrange à surprendre le ton cérémonieux, presque professoral, avec lequel Louis Blanc s’exprimait. Il parla des conférences qu’il avait données en Angleterre, et de la façon dont il s’était manifesté, un jour, à Burton – ville qui vit presque exclusivement de ses brasseries, et où trônent Bass et Alsopp, les fameux rois de la pale-ale et de la porter. Après une conférence à Burton, les patrons des grandes brasseries avaient voulu lui offrir du champagne, mais il les avait priés de lui accorder la faveur de pouvoir déguster l’authentique boisson de la ville. En prenant congé, Louis Blanc avait demandé à Alsopp quelle était, entre Bass ou la sienne, celle des deux brasseries qui fournissait le plus de bière tant à l’intérieur du pays qu’à l’étranger. Ce à quoi Alsopp avait répondu : « Notre production est pratiquement égale, avec toutefois un avantage à Bass, parce que son nom a une syllabe de moins que le mien ! »
Cette démonstration de sens pratique anglais fut saluée par de joyeux rires, après quoi Madame Lockroy nous invita à passer au salon.
Et divers hôtes arrivèrent. Victor Hugo prit place sur un sofa ancien. Louis Blanc suivit son exemple. Hommes et femmes se mirent en groupes autour d’eux. J’eus, de surcroît, le plaisir de pouvoir converser amplement avec l’alerte rédacteur du Rappel. Il avait été, de même que Louis Blanc, au nombre des 353 membres de la majorité républicaine touchés par la dissolution. Il pronostiquait, comme Gambetta, que les élections allaient ramener l’ancienne majorité à la Chambre. Comme Gambetta, il parlait avec la plus haute considération des Pays-Bas, et en particulier de la beauté de La Haye et de Scheveningue, tout en faisant un vibrant éloge de l’ancienne voie tracée entre les deux villes par Constantin Huygens. Profitant de ce que le vieux monsieur de province prenait congé, je remerciai Victor Hugo de son exceptionnelle amabilité et dus toutefois promettre de revenir avant mon départ.
Un livre de Gustave Rivet, Victor Hugo chez lui, est paru il y a peu (13). C’est un recueil d’aimables détails de la vie du cercle de famille, au sein duquel règnent Jeanne et Georges, et oùle grand-père est appelé papapa. Il n’y a pas grand-chose de neuf à en tirer, mais par contre, il apparaît clairement à chaque ligne, que l’auteur est bien informé et dit vrai en toutes choses. Quiconque s’aviserait de le blâmer du fait de l’admiration qu’il porte à Victor Hugo, trouverait davantage à redire à la forme qu’au contenu. Les quelques heures que j’ai passées chez l’auteur des Châtiments ne m’ont pas procuré un souvenir moins agréable que celui qu’ont laissé à Rivet les nombreuses années d’une fréquentation quotidienne. Simplicité, grandeur d’âme et bienveillance s’expriment dans tout ce que dit l’homme véritablement célèbre – n’éprouvant pas la nécessité de se montrer supérieur à travers une froideur distinguée, comme certains médiocres en ont l’habitude, il reste le vieillard serein, naturel, affable qui se livre sans masque, sans fierté, et sans prétention. On peut dire, à l’instar de son dernier biographe : « Je fus séduit par la simplicité et attaché par la bonté de l’homme, autant que j’avais été frappé de la grandeur et ébloui de l’incomparable éclat de ce génie. » (14) En revanche, le jugement littéraire de cet ami familier est curieux. À la fin de son livre, il écrit : « Sublime comme Pindare, souriant comme Anacréon, terrible comme Juvénal et comme Dante, sévère et juste comme Tacite, pathétique et grand comme Eschyle et comme Shakespeare ; il est l’âme lyrique de la France, le chantre inspiré de l’enfance et de l’amour, et le justicier de la liberté ; romancier, historien, tragique, il est, de plus, le poète lyrique du genre humain. » (15) Il faut avoir, comme Monsieur Rivet, étudié dans un pensionnat et à l’université pour manier des noms grecs et romains de façon aussi singulière. Victor Hugo est le représentant à vie de l’école romantique de 1815-1840 ; le comparer à Eschyle est parfaitement absurde. Bien que l’influence de Shakespeare sur Hugo ait été déterminante, il ne serait pas convenable de comparer Hernani à Othello ou Ruy Blas à Hamlet. Le génie du grand Français doit, pour ce qui est du théâtre, admettre la supériorité du grand Anglais. Sur le plan dramatique et tragique, Victor Hugo n’a pas produit de créations qui soient à même de défier les siècles comme le font les comédies et les tragédies de Shakespeare ; mais d’ailleurs, toutes les comparaisons qui sont lancées de façon aussi débridée que celles, mentionnées ici, de Gustave Rivet, ne nous avancent pas d’une semelle. Victor Hugo est grand par lui-même ; il peut se passer de comparaisons. Il est à la fois le Nestor et l’Agamemnon des lettres françaises. Voilà un demi-siècle (1828-1878) qu’il écrit et sa renommée littéraire n’a fait que grandir. Si la première effusion tumultueuse de son imagination débordante d’images et de formes gigantesques a pu ici et ailleurs arracher un rictus à la suffisance chlorotique ou à la sécheresse étriquée, à peine se mit-il à chanter ses chansons tellement fraîches et harmonieuses que tout se tut et écouta, saisi d’admiration, que même le croassement des corbeaux et le coassement des grenouilles s’arrêtèrent (16) là où lui commençait, sur un air jamais ouï jusqu’alors. Après quoi ses alexandrinsrésonnèrent sous les feux de la rampe – les plaintes de Marion, le langage amoureux d’Hernani, les rêves ambitieux de Ruy Blas, les souffrances intérieures de Triboulet – et ceux qui, dans la maison de Molière, ne juraient de ne croire qu’en Corneille et en Racine pâlirent de dépit et tentèrent en vain d’anéantir par leurs sarcasmes impuissants le jeune Titan. Puis il rebâtit, avec une science et une imagination imposantes la cathédrale Notre-Dame, créa Quasimodo, le démon difforme des grandes tours, la ravissante Esmeralda et le sombre Claude Frollo, mettant le comble à sa création épique avec le trio historique constitué de Louis XI, de Tristan l’Ermite et d’Olivier le Daim. Dans son exil, c’est sa puissance épique qui brilla par-dessus tout. La première partie de sa Légende des Siècles surpasse ses plus beaux recueils lyriques. Depuis « Ève », jusqu’aux « Pauvres Gens » (17) il emprunte ses sujets à l’histoire universelle. Sur ce plan, sa peinture de Charlemagne, le héros franc, est inégalée. Un écho de la grande épopée nationale qu’est la Chanson de Roland résonne dans les chansons du cycle de Charles, dans les chants épiques consacrés au Cid et dans sa glorification des chevaliers errants. (18) Mais la Muse lyrique l’inspirait aussi alors qu’il achevait les Châtiments – il y avait là, pour lui, une torture poétique, ayant nom Napoléon III, encore plus éprouvante peut-être que Napoléon le petit, ce satyre que l’on s’efforçait de congédier par quelque bon mot. Il enchaîna aussitôt avec une épopée en prose, Les Misérables, contenant une autre épopée à petite échelle, Waterloo, modèle de texte épique moderne en prose. Coup sur coup, il étonna par la maturation de son génie, et les trésors inappréciables d’imagination et d’invention qu’il déployait.
Alors qu’il venait de rentrer en France, au seuil de ses soixante-dix ans, il étonna surtout par sa fraîcheur d’esprit en matière littéraire. Les catastrophes qu’a connues son pays, les coups qui ont affecté sa vie de famille n’ont pas détruit le poète ; L’Année Terrible (juillet 1870- juillet 1871) témoigne au contraire d’une force de caractère sans égale. Et, lorsque par la suite, la France reprend son souffle, et que se concrétise l’espoir de voir exister l’ample majorité républicaine du pays à la faveur d’une constitution républicaine, la veine poétique se fait encore plus abondante dans le sublime roman Quatre-vingt-treize, dans une nouvelle série de LaLégende des Siècles ainsi que dans L’Art d’être grand-père, œuvre poétique intime d’une ravissante beauté.
Quiconque puise dans cette exceptionnelle réserve de vers, de récits, de romans et d’ouvrages polémiques, est toujours assuré d’y trouver une œuvre d’art de première grandeur. Dans chaque vers resplendit l’originalité du poète. Victor Hugo atteint de tels sommets dans l’écriture des alexandrins français que les générations et les temps futurs l’honoreront comme le prodige littéraire de son siècle. Seuls la mer et l’orgue produisent de telles mélodies, a-t-on dit de lui à juste titre. De plus, dans sa musique, tant lyrique qu’épique, la grandeur et la sublimité n’excluent ni la grâce ni le raffinement des coloris. Un exemple le confirmera. Les légendes chevaleresques du Moyen Âge, celles se rapportant à Charlemagne surtout, ont été magistralement comprises par Hugo. Une des plus courtes épopées de la première série de sa Légende des siècles a pour simple nom « Aymerillot ». (19)
Charlemagne, empereur à la barbe fleurie,
Revient d’Espagne ; il a le cœur triste, il s’écrie :
« Roncevaux ! Roncevaux ! ô traître Ganelon ! »
Car son neveu Roland est mort dans ce vallon,
Avec les douze pairs et toute son armée.
[...]
En cinq vers, nous voilà au courant des événements. Charlemagne voit depuis les sommets des Pyrénées une ville magnifique, défendue par trente tours gigantesques. Plein d’entrain, il s’exclame :
Mes enfants ! Mes lions ! Saint-Denis m’est témoin,
Que j’aurai cette ville avant d’aller plus loin !
[...]
Mais le duc Naymes, attire son attention sur les difficultés insurmontables, sur la longue durée de la guerre, sur le désir qu’ont les chevaliers de rentrer chez eux. Charles s’obstine et veut connaître le nom de la ville. Il s’agit de Narbonne. L’empereur Charles charge alors le comte Dreus de Montdidier de prendre la ville, mais celui-ci s’excuse, parce qu’il est malade. Le comte palatin Hugo de Contentin affirme, lui, qu’il est trop fatigué ; le duc Richer de Normandie ne souhaite pas ajouter Narbonne à ses fiefs. Bavon, comte de Gand, a faim, et veut rentrer en Flandres. Il répond à l’empereur :
Quand vous me donneriez, pour prendre cette place,
Tout l’or de Salomon et tout l’or de Pépin,
Non ! je m’en vais en Flandre, où l’on mange du pain.
[...]
Et Charlemagne de railler :
Ces bons Flamands, dit Charle, il faut que cela mange !
[...]
C’est à présent Eustache de Nancy qui est sollicité, mais il refuse, car il n’a pas de quoi payer ses gens. Gérard de Roussillon refuse, Eudes (20), roi de Bourgogne, refuse, tous refusent.
Alors, levant la tête,
Se dressant tout debout sur ses grands étriers,
Tirant sa large épée aux éclairs meurtriers,
Avec un âpre accent plein de sourdes huées,
Pâle, effrayant pareil à l’aigle des nuées,
Terrassant du regard sont camp épouvanté,
L’invincible empereur s’écria : « Lâcheté ! »
O comtes palatins tombés dans ces vallées,
O géants qu’on voyait debout dans les mêlées,
Devant qui Satan même aurait crié merci,
Olivier et Roland, que n’êtes-vous ici !
[...]
Charlemagne accable ensuite ses chefs d’armée et ses comtes palatins d’un impérieux
[...] allez-vous en,
Guerriers, allez-vous en d’auprès de ma personne,
Des camps où l’on entend mon noir clairon qui sonne,
Rentrez dans vos logis, allez-vous en chez vous,
Allez-vous en d’ici, car je vous chasse tous ! »
[...]
L’empereur restera, seul, pour assiéger Narbonne. L’écho de sa voix irritée résonne tel un roulement de tonnerre, parmi les montagnes.
Ce qui suit, c’est au poète lui-même qu’il revient de le dire :
Les barons consternés fixaient leurs yeux à terre.
Soudain, comme chacun demeurait interdit,
Un jeune homme bien fait sortit des rangs, et dit :
« Que monsieur saint Denis garde le roi de France ! »
L’empereur fut surpris de ce ton d’assurance.
[...]
Toi, que veux-tu dit Charle, et qu’est-ce qui t’émeut ?
« Je viens vous demander ce dont pas un ne veut :
L’honneur d’être, ô mon roi, si Dieu ne m’abandonne,
L’homme dont on dira : ‘‘C’est lui qui prit Narbonne.’’ »
L’enfant parlait ainsi d’un air de loyauté,
Regardant tout le monde avec simplicité.
Le Gantois, dont le front se relevait très-vite,
Se mit à rire et dit aux reîtres de sa suite :
« Hé ! c’est Aymerillot, le petit compagnon !
– Aymerillot, reprit le roi, dis-nous ton nom.
– Aimery. Je suis pauvre autant qu’un pauvre moine ;
J’ai vingt ans, je n’ai point de paille et point d’avoine,
Je sais lire en latin, et je suis bachelier.
Voilà tout, sire. Il a plu au sort de m’oublier
Lorsqu’il distribua les fiefs héréditaires.
Deux liards couvriraient fort bien toutes mes terres,
Mais tout le grand ciel bleu n’emplirait pas mon cœur.
J’entrerai dans Narbonne et je serai vainqueur.
Après, je châtierai les railleurs, s’il en reste. »
Charles, plus rayonnant que l’archange céleste,
S’écria :
« Tu seras pour ce propos hautain,
Aymery de Narbonne et comte palatin,
Et l’on te parlera d’une façon civile.
Va, fils ! »
Le lendemain Aymery prit la ville. (21)
Pourrait-on transposer dans notre siècle l’épopée carolingienne avec plus de noblesse et d’éclat ? Cela me paraît impossible, et cette petite épopée d’Aymerillot est d’une beauté telle que je ne saurais la définir.
Jan ten Brink
traduit du néerlandais par Betrand Abraham
(1)On notera le choix de cemot, qui paraît aller bien au-delà du seul Napoléon III, ce qui sous la plume d’un Néerlandais n’est pas très étonnant. [Toutes les notes sont du traducteur.]
(2)En français dans le texte.
(3)En français dans le texte.
(4)En français dans le texte.
(5)Dans l’édition imprimée néerlandaise, le prénom Charles est orthographié sans -s final. Il pourrait s’agir d’une simple coquille.
(6)Ten Brink commet ici une erreur : Jules Favre fut élu en 34e position.
(7)Refrain d’une chanson populaire de Hollande du Nord, évoquant la promenade d’un moine tenant par la main, au mois de Mai, sa bien aimée (une nonne). Les passants qui le rencontrent le prient successivement de s’agenouiller, d’étendre son capuce à terre, sous les pieds de la nonne, de l’embrasser, de la réconforter, puis lui enjoignent de se séparer d’elle tandis qu’ils conseillent à la nonne de prendre un autre moine. Le refrain cité ici dit : « C’était en mai,au mois de mai si gai ! »
(8)En français dans le texte.
(9)En français dans le texte.
(10)Il s’agit d’une eau-de-vie fabriquée à base de genièvre.
(11)En français dans le texte.
(12)En français dans le texte.
(13)Jan ten Brink a donné une recension de cet ouvrage : « Het leven van Victor Hugo » (« La Vie de Victor Hugo »), in Litterarische schetsen en kritieken, T. 12, Leyde, A.W. Sijthoff, 1884, p. 11-16.
(14)En français dans le texte.
(15)Gustave Rivet, Victor Hugo chez lui, Paris, Dreyfous, 1878, p. 308. Contrairement à la plupart des citations, celle-ci figure dans le texte dans la traduction en néerlandais qu’en donne Ten Brink.
(16)Le texte néerlandais mentionne ici le hululement des chouettes effraies. Mais de même que le motnéerlandais raaf qui désigne le corbeau, renvoie – comme en français – dans le langage populaire, aux prêtres, le mot kerkuil qui désigne la chouette effraie s’applique à ce qu’on appelle en français la « grenouille ou la punaise de bénitier ». D’où notre traductionqui a l’avantage, de plus,par l’heureux effet du hasard, de rendre compte à sa manière, dans le jeu croassement / coassement, d’une autre particularité de la langue néerlandaise : l’utilisation du seul et même signifiantgekras pour désigner à la fois le cri des corbeaux et des chouettes.
(17)La traduction néerlandaise de ce titre esticiArme Visschers soit littéralement « Pauvres pêcheurs ».
(18)Nous traduisons ici littéralement les expressions que Ten Brink utilise pour désigner les textes de Hugo, extraits de la Légende des Siècles. L’auteur ne reprend pas en effet exactement les titres donnés par Hugo aux différents poèmes ou groupes de poèmes évoqués ici.
(19)Voir note 20, à propos de l’orthographe de ce nom dans l’édition néerlandaise.
(20)Voir note 20, à propos de l’orthographe de ce nom dans l’édition néerlandaise.
(21)Dans l’édition néerlandaise, cette longue citation comporte un certain nombre de fautes : ainsi les « sourdes huées » deviennent-elles des « sourds huées », l’«archange » se voyant, quant à lui, transformé en « archanne ». La ponctuation est à plusieurs reprises différente de ce qu’elle est dans le texte de Hugo. Enfin, le nom du héros estorthographié avec un accent aigu sur le -E, ce qui le transforme en Aymérillot, sauf dans la toute dernière phrase du texte.Le nom de Eudes, est, quant à lui, affublé d’un accent grave (Eudès). Ces fautes sont vraisemblablement dues à l’éditeur.
En 2007, Wouter van der Veen a soutenu une thèse intitulée Van Gogh, homme de lettres. Littérature dans la correspondance de Vincent van Gogh. On peut lire ICI l’intégralité de ce travail qui s’intéresse aux nombreuses lectures du peintre qui fait partie des plus grands écrivains d’expression néerlandaise du XIXe siècle.
Vincent van Gogh, Lettres, Actes Sud, 2009
EXTRAITS
« Le présent essai a pour objet le rapport entre Van Gogh et ses lectures, dans le cadre de son évolution spirituelle et intellectuelle, et dans les limites de ce qu’il mentionne dans sa correspondance. […] Cette étude tente donner une vision complète et approfondie de Van Gogh tel qu’il se profile à travers les références littéraires dans sa correspondance : un homme passionné de littérature, à la recherche de textes applicables à sa propre réalité, puisant dans ses lectures des idées, du divertissement et du soutien moral. Plutôt que de chercher à savoir ce qu’il avait pris dans la Bible, puis dans Michelet, puis dans Zola, l’étude présente s’interroge sur ce que ces textes et auteurs ont en commun, faisant la démonstration d’une continuité étonnante. L’analyse de la matière littéraire assimilée (ou rejetée) par Van Gogh permet de mieux comprendre quels étaient les moteurs essentiels de sa pensée, au-delà de tout paradigme prédéfini. »
« Ses lectures reflètent fidèlement ses préoccu- pations et ses centres d’intérêt ; elles contribuent à nourrir ses réflexions, et fournissent les appuis nécessaires pour justifier ses actes les plus discutables. La littérature lui paraît aussi importante que la peinture. Elle l’a formé, influencé, et rassuré sur sa propre originalité. Cependant, Van Gogh, grand réfractaire au sens critique toujours en alerte, ne se laisse pas impressionner par n’importe quel texte. Son enthousiasme, qu’il cultive, ne l’aveugle pas. Il gère attentivement l’influence que ses auteurs de prédilection peuvent avoir sur lui. Il aime les rebelles, les intransigeants, les actions claires, les écritures simples et viriles. Les livres qu’il lit sont le reflet de sa personnalité. Ceux qui le caractérisent le mieux sont La Case de l’oncle Tom, de Beecher-Stowe, A Christmas Carol, de Dickens, Les Misérables, de Victor Hugo, Germinie Lacerteux, des Goncourt, et enfin Tartarin de Tarascon de Daudet. Des livres qui lui parlent d’humanité, du quotidien, et enfin de ses rêves. Les personnages de ces livres sont ceux qu’il rencontre et qu’il aime. Ce sont également des personnages auxquels il s’identifie : souvent seuls contre tous, opprimés, sensibles, attendrissants et incompris. »
« Le français, sous la plume du peintre, devient un terrible champ de bataille où s’af- frontent une volonté de correction, née de sa passion pour la culture française, et un besoin intransigeant d’expri- mer ce qu’il estime nécessaire de l’être. Les forces sont inégales. La volonté d’expres- sion l’emporte toujours sur le désir de correction grammaticale, même si cette dernière ne s’avoue jamais vaincue. Le déséquilibre perpétuel qui s’installe ainsi entre signifiant et signifié donne naissance au sens dans la prose française de Van Gogh. Dans cette optique, il n’est plus étonnant de constater que Van Gogh néglige les éléments les moins signifiants du français – la ponctuation, l’accentuation, les signes graphiques formels comme les traits d’union et les cédilles – et qu’en même temps il s’acharne infructueusement à maîtriser l’imparfait du subjonctif – qui témoigne d’un niveau de langage élevé, dont l’utilisateur appartient naturellement à une certaine forme d’élite.
« Les puissants effets de style que Van Gogh atteint par endroits dans sa prose résultent presque toujours d’un abandon des conventions syntaxiques, au profit d’une juxtaposition de termes épurée d’une bonne partie des éléments non-signifiants de la langue. Ce mécanisme, qu’on observe autant dans son recours fréquent au style télégraphique que dans ses nombreux sauts abrupts d’une idée à l’autre, sans transition, est une des composantes essentielles de son langage. Ce qui paraît à première vue abscons et désordonné est pour une grande partie le résultat d’une sélection drastique opérée systématiquement dans ce domaine peu ouvert auxinitiatives personnelles qu’est la langue française. ‘‘En tant que quant à moi’’ est sans doute la formule qui caractérise le mieux le langage de Van Gogh : académiquement, c’est parfaitement incorrect ; au niveau de la puissance et de la signification, c’est tout à fait éloquent. »
Dans un ouvrage plus récent, Wouter van der Veen revient, en collaboration avec Peter Knapp, sur les 70 derniers jours de Vincent van Gogh à Auvers-sur-Oise :
Vincent van Gogh s’installe le 20 mai 1890 à Auvers-sur-Oise, et passe les soixante-dix derniers jours de sa vie dans la petite Auberge Ravoux. En deux mois, il peint presque autant de tableaux que Klimt en toute une vie. Ce livre réunit pour la première fois l’ensemble de ses dernières œuvres, et les met en regard avec les lettres, souvent illustrées, qu’il a écrites à son frère Theo, à sa belle-sœur Johanna, à sa famille et à ses amis. En étudiant de près cette correspondance, ainsi que d’autres documents inédits, Wouter van der Veen met aussi en évidence, pour la première fois, le rôle de Johanna Bonger dans la reconnaissance de l’œuvre de Van Gogh.
Cet ouvrage contient le fac-similé du brouillon d’une lettre à Theo, que Vincent van Gogh portait sur lui le jour de son suicide.
LES AUTEURS
Co-fondateur des éditions Arthénon, docteur ès lettres et historien d’art, Wouter van der Veen est conseiller scientifique du Musée Van Gogh d’Amsterdam, enseignant à l’Université de Strasbourg et directeur délégué de l’Institut Van Gogh d’Auvers-sur-Oise.
De 1999 à 2009, il a fait partie de l’équipe de chercheurs qui a examiné les lettres de Vincent van Gogh dans le cadre de l’édition de la correspondance complète et critique de l’artiste. Il est l'auteur, entre autres, de Van Gogh, A Literary Mind (Musée Van Gogh/Waanders, Amsterdam/Zwolle, 2009), de Dans la chambre de Vincent (Éditions Desmaret, 2004), ainsi que des commentaires du film Derniers jours à Auvers (Productions Camera Lucida, 52’, 2007) de Peter Knapp.
Mathieu Wernet. Peintures, éd. Arthénon
Plasticien, photographe, directeur artistique et cinéaste de renommée mondiale, concepteur de la collection Profil des Arts aux Éditions du Chêne, Peter Knapp a été deux fois récompensé du prix du Meilleur livre d’art de l’année (pour Giacometti, et Lumières de Chartres). En 2007, il a réalisé le documentaire Derniers jours à Auvers, puis, en 2009, coréalisé avec François Bertrand un documentaire Imax, Moi, Van Gogh.
Résolument centré sur le travail du peintre, ce dernier film est un voyage inédit, en très grand format (70 mm), au cœur de l’œuvre de l’artiste, une plongée dans son univers et ses créations, qui s’éloigne du cliché pour nous rapprocher de l’homme. À l’origine du projet Vincent van Gogh à Auvers, Peter Knapp en a, avec talent et passion, assuré la direction artistique. Également professeur à l’Académie Julian et enseignant à Sciences-Po, Peter Knapp a analysé les aspects chromatiques et la méthode de Van Gogh à travers son parcours professionnel.
Petite incursion dans ma bibliothèque : Histoire de la littérature flamande (A. Snellaert, 1849), De la littérature néerlandaise à ses différentes époques (J.A. Alberdingk Thijm, 1854), La Vie littéraire de Marnix de Sainte-Aldegonde et son « Tableau des Differends de la Religion » (G. Oosterhof, 1909), La Littérature flamande contemporaine (A. de Ridder, 1923), Conrad Busken Huet et la littérature française (J. Tielrooy, 1923),Bilderdijk et la France (J. Smit, 1929), Le Réveil littéraire en Hollande et le naturalisme français (1880-1900) (J. de Graaf, 1938), Panorama de la littérature hollandaise contemporaine (J. Tielrooy, 1938), Les Sœurs Loveling (H. Piette, 1942), Alluvions et nuages. Courants et figures de la littérature hollandaise contemporaine (A. Romein-Verschoor, 1947), La Littérature belge de langue néerlandaise (K. Jonckheere, 1958), La Littérature néerlandaise (P. Brachin, 1962), Jan Slauerhoff (1898-1936). L’homme et l’œuvre (J. Fessard, 1964), Vondel et la France (W. Thys, 1988), la volumineuse – plus de 900 pages – Histoire de la littérature néerlandaise (réd. H. Stouten, J. Goedegebuure & F. van Oostrom, 1999), L’œil de l’eau. Notes sur douze écrivains des Pays-Bas (J. Beaudry, 2002)…
Je m’abstiens de mentionner les anthologies disponibles en langue française comme la traduction d’œuvres majeures ou totalement oubliées. D’énumérer les revues qui ont tenu une chronique sur les lettres néerlandaises, contiennent des contributions sur Multatuli, Hella. S. Haasse ou Paul van Ostaijen, présentent en traduction des poèmes de Lucebert, Peter Holvoet-Hanssen ou Onno Koster, de la prose de Hafid Bouazza, de Jan Arends ou encore de Hugo Claus. Ces publications se comptent par centaines. Certes, beaucoup parmi celles de l’ère anté-informatique s’empoussièrent dans de rares bibliothèques ou chez tel bouquiniste de Béziers ou d’Anvers, mais il suffit de passer en revue la bibliographie établie en 1999 par J. Verbij-Schillings pour constater que nombre de productions du XXe siècle et d’un plus lointain passé ont été traduites, certaines avec maestria, et qu’avec un peu de ténacité, un néophyte de langue française peut se forger une assez bonne idée des lettres néerlandaises sans avoir forcément accès aux textes originaux. Si l’on attend toujours une traduction de certaines œuvres en prose (les Nederlandsche Historien de P.C Hooft, Van de koele meren des doods de F. van Eeden, Het ivoren aapje de Herman Teirlinck, des romans et nouvelles de F. Bordewijk, J. van Oudshoorn, Willy Spillebeen, Eenzaam avontuur de Anna Blaman, De Zondvloed de Jeroen Brouwers, Dubbelspel de F.M. Arion, de nouvelles traduction des romans de Louis Paul Boon et de Maurice Gilliams… sans oublier la grand classique de la littérature jeunesse Jip en Janneke) et de celle de poètes majeurs (M. Nijhoff, G. Achterberg, Jan van Nijlen…), de plus en plus d’auteurs contemporains, voire des « classiques » du proche passé (le Max Havelaar de Multatuli, une grande partie de l’œuvre de Hugo Claus, les deux romans les plus connus de W.F. Hermans, quelques titres de Gerard Reve, Simon Vestdijk, J. Slauerhoff, les premiers recueils de Lucebert…) sont aujourd’hui offerts à la curiosité des lecteurs et donnent parfois lieu à une chronique radiophonique circonstanciée ou à des recensions élogieuses (certes il y a aussi des critiques littéraires tout aussi peu scrupuleux que la mère d’Alfred Issendorf – le personnage central de Nooit meer slapen –, ainsi que le prouve l’article paru dans un magazine spécialisé à propos justement du roman Ne plus jamais dormir, traduction de ce même Nooit meer slapen). Dans la sphère francophone, la littérature néerlandaise demeure donc une terre totalement inexplorée uniquement pour ceux qui ne prennent pas la peine d’ouvrir les livres en vente chez les bouquinistes ou publiés depuis un certain temps par des éditeurs ayant pignon sur rue (Actes Sud, Gallimard, Le Seuil, Albin Michel, Héloïse d’Ormesson, Belfond, L’Âge d’homme, Le Castor Astral, Bourgois…).
Autrement dit, de nombreux efforts ont été faits pour mettre en valeur tant des auteurs flamands que des auteurs néerlandais, certains ayant d’ailleurs eu l’honneur de collections plus ou moins prestigieuses. Ainsi, à la fin du XIXesiècle, « La Nouvelle Bibliothèque Populaire », dans des fascicules à la portée de presque toutes les bourses et très largement diffusés, a accordé, parmi un total de 500 auteurs français et étrangers présentés dans une notice biographique et littéraire souvent bien documentée, une place à une œuvre deJ.J. Cremer,Alberdingk Thijm,Hildebrand,Bilderdijk,Conrad Busken-Huet,Erasme et de Joost van de Vondel. Plus près de nous, la célèbre série des « Poètes d’aujourd’hui » éditée par Pierre Seghers – maison qui avait déjà donné en 1954 Par-delà les chemins d’Adriaan Roland Holst – a pu consacrer un volume à Guido Gezelle et un autre à Karel Jonckheere. Celle dirigée par Claude Michel Cluny aux éditions La Différence a proposé dans les années 1990 une anthologie Cobra ainsi qu’un large choix de la poésie des Flamands Karel van de Woestijne et Leonard Nolens.
Si je tiens à relever la présence de toute ces publications, c’est pour corriger un peu l’image que beaucoup se font et qui était d’ailleurs la mienne voici un quart de siècle lorsque la littérature néerlandaise n’était encore pour moi qu’une terrae incognitae. Comme beaucoup de Français, j’ignorais jusqu’au nom de Multatuli, n’avais jamais entendu parler de Vondel ni de Willem Frederik Hermans. L’outil Internet n’existant pas encore, je n’avais pu prendre connaissance, à 1000 kilomètres de la Flandre, de l’abondance des textes disponibles en langue française. Certes, à plus d’une occasion, la découverte palpitante d’un ouvrage d’occasion ne tardait pas à se traduire par un certain désappointement : la médiocre transposition ne m’encourageait guère à lire les auteurs flamands ou bataves dans une autre langue que la leur.
L’énumération du premier paragraphe se veut en quelque sorte un hommage aux histoires de la littérature, non tant à celles parues en français, qu’à celles de Jonckbloet, Te Winkel, Knuvelder, Anbeek ou encore aux ouvrages collectifs Twee eeuwen literatuurgeschiedenis et Nederlandse Literatuur, een geschiedenis. Un hommage aussi aux découvreurs et éditeurs de textes médiévaux et aux biographes. Les épais volumes de Wim Hazeu, Hedwig Speliers, Gé Vaartjes, Frédéric Bastet, Harry G.M. Prick, Jan Fontijn, Michel van der Plas, Marco Daane et de bien d’autres sont autant de voyages au long cours au fil desquels il nous est loisible de faire escale, le temps de reprendre en main un ouvrage de Vestdijk, de Frederik van Eeden, de Richard Minne, de Louis Couperus…
Sans certains de ces volumes, qui présentent chacun ses qualités et ses défauts, il n’est guère possible à un étranger d’explorer en profondeur l’exotique terre des lettres néerlandaises : « dat is een land waar je nergens vaste rots onder je voeten hebt ! » dirait le professeur Nummedal. Car il s’agit bien, lorsqu’on découvre, en partant de zéro, une littérature étrangère, d’une expérience de l’exotisme au sens que donne à ce terme Victor Segalen. Parallèlement à cette exploration se constituent des îlots au gré des lectures des œuvres littéraires elles-mêmes. Des îlots : l’œuvre ou une partie de l’œuvre d’un auteur donné, plus rarement les meilleurs fruits d’un courant littéraire.
Si le hasard, la curiosité sont pour beaucoup dans ces découvertes et dans la création progressive d’un « canon » personnel, un livre offert, un simple conseil peuvent aussi favoriser l’engouement pour un auteur donné. À cela, il convient d’ajouter, en ce qui me concerne, une manie : les chemins de traverse. Le désir de lire nombre d’œuvres a en effet été éveillé et continue de l’être par des « intermédiaires », des « passeurs », en particulier des lettrés francophiles qui m’entraînent dans leur sillage à travers leur perception de leur propre culture et de la culture française, autrement dit des auteurs qui ont fait une démarche similaire à la mienne mais dans le sens inverse. Ainsi, c’est toujours un régal de parcourir des auteurs comme Frans Erens, W.G.C. Byvanck, Alexander Cohen, J. Tielrooy, André de Ridder et d’autres dont le nom ne me vient pas immédiatement à l’esprit… Les écrivains d’expression française qui permettent d’entrer dans l’univers néerlandophone sont encore trop rares, mais ils existent. Au XIXe siècle, un Alphonse Esquiros et un Xavier Marmier ont évoqué les figures de Bilderdijk, d’Isaac da Costa, de Nicolaas Beets ou de Jacob van Lennep. À notre époque, le poète Jean-Claude Pirotte nous invite en Gueldre, rend hommage à Eddy du Perron. Le natif de Dunkerque Claude-Henri Rocquet offre un retour sur la vie et l’œuvre de Ruusbroec. Empruntant les pas d’un des romanciers français majeurs, à savoir Jean Giono, nous nous immisçons dans l’atelier de l’un de ses confrères, pacifiste comme lui, auteur qui lui apparaît comme un « chimiste de la joie » : « Je ne connais pas Antoon Coolen. C’est actuellement le seul homme que je voudrais connaître. […] Dans ce livre, tout est à la même profondeur. Je veux dire qu’il y a accord parfait entre la tragédie et le plus minuscule détail. […] Le ton d’une voix, la veste d’un villageois, le cochon qui fouille la boue, le couvent de la charité, et même les gendarmes, tout est d’accord. Je ne dirai par que c’est le grand talent d’Antoon Coolen ; c’est plus. C’est plus important que du talent. C’est qu’il est l’expression même de la profondeur à laquelle se passe le drame. Il est l’homme exact. Il est l’enfant du monde. » Une préface comme celle donnée en 1936 par Giono à l’édition française (Grasset) du roman de Coolen De goede moordenaar – dont est tirée cette citation – peut faire bien plus que des pages érudites ou des discours savants pour favoriser la reconnaissance d’un écrivain hollandais en France ; ce n’est pas un hasard si Le Bon assassin a été réédité à Paris en 1995, recueillant des éloges dans le quotidien français le plus en vue. André Gide a signé pour sa part la préface du premier roman néerlandais paru en traduction aux éditions Gallimard, Zuyderzée (1938) de son ami Jef Last : « Last est moins un romancier qu’un poète ; où, si l’on veut, c’est un romancier à la manière de Knut Hamsun. » Trop rares aussi les Xavier Hanotte, romancier wallon qui a donné de belles traductions de Hubert Lampo, Doeschka Meijsing, Walter van den Broeck, Ward Ruyslinck, Maarten ’t Hart, Willem Elsschot… Les traducteurs font eux aussi partie de ces passeurs qui attirent notre attention sur un livre donné tout en nous incitant à revenir à l’original. Parmi ces devanciers, il y a par exemple l’homme de lettre néerlandais d’expression française, Auguste Clavareau qui a laissé d’innombrables transpositions de poésies (De Hollandsche Natie de J.F. Helmers, De overwintering der Hollanders op Nova Zembla de H. Tollens, Kleine gedichten voor kinderen de H. van Alphen…). Et plus récemment Philippe Noble qui, depuis Le Pays d’origine (Gallimard, 1980, préface d’André Malraux) a donné ses lettres de noblesse à la traduction des créations néerlandaises (Eddy du Perron, Cees Nooteboom, Harry Mulisch, Etty Hillesum, J. Bernlef…).
Ces publications diverses et multiples évoquées ci-dessus font partie intégrante à mon sens de la littérature néerlandaise, même si bien entendu une traduction entre dans un autre domaine linguistique. Pourquoi, malgré ces montagnes de papier, cette littérature reste aussi mal connue en France, pays après tout de Michiel de Swaen, « le plus talentueux des poètes de son temps » (E.K. Grootes) ? Quelques explications peuvent être avancées, je n’en tiens aucune pour concluante et me contente de les livrer à titre de réflexion. Une première réside en France même : l’État jacobin s’étant employé à éradiquer les langues régionales et la religion dominante, le flamand, défendu essentiellement par le clergé et des érudits catholiques, a été celle qui a le plus souffert – le morcellement du flamand en parlers locaux et les répercussions de l’ère napoléonienne ont pesé aussi dans la balance. Les Camille Looten et autres Vital Celen qui ont tenté de défendre le patrimoine littéraire local ont livré un combat perdu d’avance. Le mépris affiché par les élites – y compris celle qui incarne les études germaniques – pour le « patois » de l’extrême nord-est du territoire n’a pas encouragé les plus curieux à traverser la frontière. Le flamand de Belgique, longtemps relégué « à la cuisine et à la taverne », a d’ailleurs lui aussi souffert d’un tenace préjugé : les grands écrivains flamands d’expression française de la fin du XIXe siècle et des décennies suivantes ont sans doute, par leur choix d’écrire dans la langue de la bourgeoisie, conforté cet a priori. Malgré le succès commercial d’un Conscience en France – au XIXe siècle, 160 éditions françaises de ses œuvres ont paru –, malgré une littérature qui venait de renaître de ses cendres, on a considéré pendant longtemps le flamand comme une langue peu appropriée à l’écriture de grandes œuvres. C’est ce qu’a encore affirmé un écrivain français il y a peu à l’antenne d’une radio parisienne. Sur cela sont venues se greffer des problématiques purement belges : les traductions de romans et recueils de poésie publiées en Belgique même restent souvent ignorées à Paris ; ces traductions, souvent faites dans le passé par des Flamands, ne présentaient pas toujours les qualités requises pour séduire un lectorat exigeant ; par ailleurs, le microcosme des lettres n’a pas forcément toujours favorisé la transposition en français des meilleurs livres. Côté batave, d’autres obstacles ont contrarié une meilleure connaissance de la production locale à l’étranger. La littérature n’y a jamais joui d’un crédit comparable à ce qu’il a pu être dans un pays comme la France. Je ne suis pas près d’oublier les paroles d’une poétesse néerlandaise avec qui j’ai échangé quelques phrases à Paris. Me demandant qu’elle était mon activité : « Traducteur de littérature néerlandaise », elle a rétorqué : « O, wat zielig ! » Depuis qu’une politique sérieuse d’aide à la traduction a été mise en place (la chose vaut aussi en Flandre), on remarque une amélioration sensible des choses. Ainsi que l’écrivait M.A. Orthofer dans le numéro précédent de la revue De Revisor, « Yet even without relying on some of its greatest names - Bordewijk, Reve, Voskuil, among others - Dutch littérature has established itself internationally. » Nous ne pouvons donc plus faire nôtre les propos que tenait l’académicien Edmond Jaloux il y a ¾ de siècle. Soulignant que les pouvoirs publics n’avaient jamais rien fait pour que la littérature du cru fût connue à l’étranger, il estimait à juste titre que la Hollande s’était « enfermée dans une attitude d’aristocratique secret » : « C’est un sort tragique que celui des écrivains néerlandais qui parlent une langue inconnue hors de chez eux et de la Flandre. De plus, et par un mystère incompréhensible, personne n’a jamais voulu s’intéresser à leurs œuvres. On a fait un sort à des petits poètes tchécoslovaques, yougoslaves, etc., etc., et les meilleurs écrivains de Hollande n’ont point trouvé de répondant dans l’Europe lettrée. Il faut que cela tienne en partie à leur caractère fermé et quasi-insulaire, car j’ai fait moi-même diverses démarches pour interrompre cet état de choses et n’ai trouvé d’appui nulle part, et surtout pas en Hollande ». Un dernier constat s’impose, lisible dans bon nombre des titres mentionnés plus haut : le savoir a été transmis le plus souvent par les néerlandophones eux-mêmes, dans un français parfois approximatif ; tant qu’il n’y aura pas en France une « caste » d’amateurs de cette littérature septentrionale – universitaires, écrivains, journalistes et autres –, celle-ci n’acquerra pas la place qui lui revient.
Quelles impressions me laissent cette littérature elle-même ? La production récente reflète-t-elle encore « cette modération si humaine, cette tolérance, ce génie de l’intimité, cet amour de la réalité et du détail saillant (dont parlait Victor van Vriesland en 1965 dans sa préface aux Nouvelles néerlandaises des Flandres et des Pays-Bas) qui, de tout temps, ont été dans le caractère néerlandais, sans pour cela éliminer l’élément imaginatif, voire visionnaire, de sa vie intérieure » ? Convient-il d’insister sur la veine autobiographique de bien des romans, sur la dominante citadine ou rurale, sur la composante sociale ou psychologique, sur l’apport des écrivains d’origine étrangère, sur la place qu’occupe encore la deuxième guerre mondiale en Hollande ou la première en Flandre ?Est-il d’ailleurs question d’une séparation bien nette entre Pays-Bas et Flandre ? Est-il pertinent, à l’instar de nombre d’observateurs européens, d’établir des comparaisons entre l’art du romancier et celui du peintre ? Devant la profusion de titres qu’on recense chaque année dans cette petite aire culturelle, il s’avère en réalité bien difficile de dégager quelques lignes de force. Il serait aisé de trouver quatre ou cinq romans de qualité apportant un démenti à une assertion trop générale. Peut-être est-il au fond préférable de s’en tenir à quelques remarques lacunaires de dilettante.
La chose la plus curieuse certainement, c’est de voir que l’apothéose a eu lieu très tôt, alors même qu’il n’était pas encore du tout question de littérature néerlandaise et que l’idiome était loin d’être « fixé » comme il peut l’être aujourd’ hui. Avec les poèmes et autres textes de la mystique Hadewijch, un sommet a en effet été atteint dès le XIIIe siècle. Rares sont les pages qui témoignent d’une telle perfection où l’écrit, le dit, le chanté, le vécu intérieur sont en parfaite osmose. Le Verbe et le corps se rejoignent avec virtuosité, un courant vital passe dans le tissu que composent les éléments verbaux en vue de transformer de l’intérieur auditeur et lecteur. Bien entendu, d’autres genres comme le théâtre, la nouvelle, le roman ou encore la novelle ont permis à des auteurs plus récents d’affirmer un talent incontestable, mais ceux qui parviennent à suggérer la douceur, la violence ou le désir avec une même intensité ne sont pas forcément légion.
Autre donnée frappante : le vieillissement assez rapide de la langue qui s’accompagne parfois d’un appauvrissement du style. Quand on goûte la prose d’un Couperus, d’un Van Deyssel, d’un Gilliams, on est frappé de constater que d’aucuns la trouvent indigeste, trop sophistiquée, redondante de gallicismes. En France, le décalage est moindre entre des écrivains fin de siècle, ou encore un Paul Gadenne, et un Pierre Michon, un Guy Dupré, un Julien Gracq. L’appauvrissement du style est manifeste dans quantité de romans que je suis amené à lire pour des éditeurs parisiens.
Dans le roman contemporain, tant aux Pays-Bas qu’en Flandre, l’influence de la culture anglo-saxonne au sens large semble plus prononcée encore qu’en France, et cela va peut-être de pair, chez les jeunes générations, avec un désintérêt pour le passé littéraire national ; il est rare de relever parmi celles-ci un intérêt pour les grandes figures du siècle d’Or – intérêt qu’avait montré pour sa part le trop tôt disparu Frans Kellendonk dans Geschilderd eten – ou des prédécesseurs plus proches. Sans forcément remonter jusqu’à Stijn Streuvels ou à Louis Paul Boon, la prose flamande conserve malgré tout une saveur particulière, de par le vocabulaire ou l’approche des sujets, par exemple chez Leo Pleysier, Geertrui Daem, Erik Vlaminck ou le nouveau venu Jan Vantoortelboom. Pouvoir passer d’un univers typiquement batave (Boven is het stil de Gerbrand Bakker, De vedronkene de Margriet de Moor…) à une atmosphère (rurale) flamande teintée de formes (pseudo-) dialectales n’est pas sans charme. Pour un regard étranger, l’un des attraits de la Hollande littéraire réside dans les fenêtres que l’on peut entrouvrir sur d’autres domaines linguistiques – l’afrikaans et le frison – et ouvrir toutes grandes sur quelques contrées lointaines. La « styliste délicieuse » Augusta de Wit, la militante Beb Vuyk, le raffiné Couperus, la perfectionniste Hella S. Haasse, le feuilletoniste P.A. Daum, le conteur Johan Fabricius, le subtil A. Alberts, la tardive Maria Dermoût, Rob Nieuwenhuys alias Breton de Nijs, Tjalie Robinson alias Vincent Mahieu et bien d’autres nous entrainent, chacun à sa manière, en Indonésie ou aux Moluques, évoquant qui ses jeunes années, qui les facettes contrastées du colonialisme, qui les beautés ou les forces obscures de la nature. Autant de fresques auxquelles il convient d’ajouter le « rouge décanté » (bezonken rood) des camps japonais. Tournons la tête, et nous voici aux Antilles (F.M. Arion, Tip Marrug, Cola Debrot…) ou au Surinam (Albert Helman, Edgard Cairo…).
Pour ce qui est des différents genres littéraires, quelques-uns excellent à tous les pratiquer. Retiré sur l’île de Vlieland ou se frottant à ses détracteurs à Amsterdam, Willem Jan Otten mène ainsi, y compris dans son théâtre, une quête autobiographique en profondeur bien éloignée des relations sans saveurs qui remplissent les épais volumes d’une Frida Vogels. Des genres que questionne aussi sans répit quelqu’un comme le Flamand Stefan Hertmans. Depuis Louis Paul Boon, trop peu de romanciers peut-être laissent parler une imagination débordante aux dimensions épiques ; dans des registres très différents, Tomas Lieske, Thomas Rosenboom ou encore Stefan Brijs savent créer de véritables univers romanesques aux antipodes de la continence calviniste ou de la veine neurasthénique. Après l’inimitable Gerard Reve, Stephan Enter et Hafid Bouazza se sont affirmés comme des stylistes hors de pair. Virtuose, ce dernier charrie dans sa phrase l’idiome du passé. Au brio stylistique, Jeroen Brouwers joint pour sa part une savoureuse verve polémique dans la lignée d’un W.F. Hermans ; il a par ailleurs le grand mérite, comme quelques autres Néerlandais exilés au Sud, d’observer la Flandre de l’intérieur et d’être une passerelle, ce dont témoignent ses essais sur le monde éditorial et nombre de ses confrères. Avec l’essayiste Robert Lemm, les Pays-Bas ont trouvé leur Léon Bloy. Et avec entre autres Hella S. Haasse qui vient de nous quitter, Margriet de Moor et Hélène Nolthenius (décédée en 2000), de remarquables ambassadrices du roman « historique ». Un humour tout en finesse se rencontre chez F. Springer, celui d’Adriaan van Dis étant d’une facture plus typiquement batave ; quant à Arnon Grunberg, il opte souvent pour une fibre plus caustique. La prose courte (kort verhaal, novelle) permet à certains d’acquérir l’immortalité littéraire (Nescio, Cola Debrot, C.C.S. Crone…). Pour ce qui est de la littérature jeunesse, il convient de saluer et le talent de certains à transgresser la barrière des âges et la maestria des illustrateurs (c’est grâce à eux que bien des albums attirent l’attention des éditeurs étrangers). Relevons encore un souci de qualité littéraire chez quelques jeunes bédéistes.
En Hollande et en Flandre, comme partout ailleurs, des poètes se lèvent plus ou moins à chaque génération, voire à chaque décennie, pour dénoncer immobilisme, stérilité et défaut de ceci ou de cela chez leurs devanciers. Gerrit Kouwenaar, qui, à bientôt 90 ans, fait sans doute un peu figure d’ange tutélaire, a défendu à une époque « le poème en tant que chose » (het gedicht als een ding). Son approche a bien entendu subi les attaques de nouveaux venus. Au final, l’essentiel ne réside pas tant dans ces disputes que dans la coexistence de diverses poésies qui se renouvellent sans cesse, y compris peut-être la plus populaire, souvent poésie de circonstance qui recueille un succès stupéfiant aux Pays-Bas. La poésie y est en effet présente tant lors de fêtes familiales, des obsèques que dans la presse et à la télévision. La couverture médiatique à laquelle ont donné lieu l’annonce de la disparition de Simon Vinkenoog et ses funérailles est sans comparaison avec ce dont « bénéficierait » un prix Nobel de littérature en France. La désignation d’un « prince des poètes » constitue une sorte d’événement national de même que la Journée de la Poésie. Chaque grande ville a aujourd’hui son poète officiel (le phénomène existe aussi en Flandre). Dans l’esprit du public, cela peut générer une certaine confusion entre la poésie « sérieuse » et la poésie « poétique » au sens péjoratif du terme. Pour un Français, la découverte de recensions de recueils de poésie dans les principaux organes de presse ne manquait pas d’étonner ; mais cette place accordée par les journaux au genre en question appartiendra sans doute bientôt au passé. Même si une partie des poètes flamands majeurs sont publiés à Amsterdam, c’est peut-être dans le domaine de la poésie que la différence est la plus prononcée entre les deux aires néerlandophones. Il est sans doute exagéré de parler de deux traditions séparées – les Septentrionaux lisent les Méridionaux et vice versa –, mais les influences sont autres, le ton grave et contemplatif plus propres aux Néerlandais. La poésie d’expression néerlandaise semble échapper aujourd’hui à toute catégorisation, les créations – sur papier et sur écran – les plus antagonistes se côtoient. C’est par celles-ci que cette littérature septentrionale satisfait probablement le plus à l’une des exigences majeures qui habite tout amateur : éprouver un plaisir rare à la lecture d’œuvres aux antipodes les unes des autres.
Daniel Cunin
une version plus courte de ce texte a paru en néerlandais
dans De Revisor, Halfjaarboek voor nieuwe literatuur 2,