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Traductions-Traducteurs - Page 35

  • Un traducteur de Louis Couperus

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    Paul Eyquem, traducteur de néerlandais

     

     

    Déclaré mort à l’âge de 7 ans par le médecin, Paul Louis Bernard Eyquem (Canterac, 4 mai 1875 - Lafarde, 1er octobre 1940) est sorti de cette mort apparente, pour réclamer une pomme, alors qu’on veillait sa dépouille. Plus tard, après avoir obtenu un diplôme de bachelier ès-lettres dans la région bordelaise, il devient militaire. Ses ambitions littéraires l’amènent a publier sous le pseudonyme H.P. Harlem (un long poème, « Le Cygne », Revue Blanche, 1er septembre 1898, p. 71-76 après une chronique un peu plus tôt dans cette même revue – vol. 16, p. 319-320 ; un autre poème intitulé « Impressions » dans L’Ermitage, 1899, vol. 18, p. 420-421 ; « À la plus pure », L’Ermitage, 1903, vol. 27, p. 282-285…) ou encore à fréquenter les « Mardis » de Mallarmé, côtoyant à l’époque Heredia, Huysmans, Henri de Régnier… Il semble que l’on ait gardé bien peu d’œuvres de sa main.

    Vers 1900, il s’établit à Utrecht pour enseigner à l’école Berlitz avant de bientôt donner des cours privés de français et des conférences, dont certaines dans le cadre de l’Alliance française, sur Verlaine, Rimbaud, Gérard de Nerval, Laforgue… ; ainsi, au début de l’année 1906 tient-il une série de 6 conférences dans sa ville d’adoption sur les thèmes suivants : L’Artiste et la Société ; Un conteur : Villiers de l’Isle Adam ; Un penseur : Le Comte de Gobineau ; Un sculpteur : Auguste Rodin ; Un peintre : Eugène Carrière ; Un poète : Émile Verhaeren. Il lui arriva aussi d’évoquer les écrivains néerlandais : « …le 25 novembre 1924, M. Paul Eyquem (…) a donné une conférence sur nos littérateurs modernes. Selon lui la langue des Hollandais était claire comme leurs tableaux et la littérature néerlandaise donnait la joie de voir clair » rapporte le journal De Telegraaf (27 novembre 1924).

    Devenu un grand connaisseur et des Pays-Bas et des langues néerlandaise et malaise, il vit tant bien que mal de traductions et de quelques autres activités. Rentré en France en 1911, il épouse à Bordeaux l’année d’après le sculpteur Jeanne-Louise Lot ; le couple s’établit ensuite à Paris. Traducteur assermenté auprès du Tribunal de la Seine, il sera rattaché de 1915 à 1940 au Bureau de l’Information du Ministère français des Affaires étrangères, emploi grâce auquel il entretenait un lien permanant avec la Belgique et la Hollande ; au sein de ce ministère, il a longtemps travaillé dans le service de Jean Giraudoux. Il a pu par ailleurs donner des cours de français à des Néerlandais séjournant à Paris, par exemple au futur journaliste J.L. Heldring, lui ouvrant les yeux sur une possible entente entre Staline et Hitler plus d’un an avant le pacte germano-soviétique. Nommé en 1926 membre exceptionnel de la Maatschappij der Nederlandse Letterkunde (Académie néerlandaise des Belles-Lettres), il retourne souvent en Hollande où il avait d’ailleurs séjourné à l’époque de la Grande Guerre comme interprète de l’armée française et représentant du service de presse du gouvernement français : ainsi, fin 1918-début 1919, il y a rencontré à quelques reprises Frederik van Eeden (1860-1932) qui le qualifie dans son journal de « journaliste français ». Dans ce pays, il entretient des liens plus ou moins amicaux avec d’autres écrivains dont Dirk Coster (1887-1956), Johan de Meester (1860-1931), Top Naeff (1878-1953), la philosophe et romancière Cary van Bruggen (1881-1932) ou encore le peintre R.N. Roland Holst (1868-1938). À Paris, il côtoie aussi certains écrivains néerlandais : dans sa correspondance, Eddy du Perron, qui a partagé un repas avec lui et quelques autres personnes, le considère, du moins selon ses premières impressions, comme un « bavasseur des plus doués » ; il reconnaît à ce barbu peu génial une certaine intelligence et un certain raffinement dès lors qu'on le compare à Benjamin Crémieux (lettre du 26 novembre 1932 à Jan Greshoff).

     

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    Les Marges, avec une traduction de P. Eyquem

     

    Vivant avec son épouse au milieu de chats, de gravures sur bois japonaises et de livres qu’il est parvenu à collectionner malgré un certain dénuement – 4, impasse Ronsin à Paris, où se trouvaient alors des maisons délabrées habitées par des artistes et où picoraient des poules –, ayant renoncé à ses ambitions de poète, il publie de temps à autres une contribution :

    « La Peinture hollandaise moderne », Le Monde Nouveau, 3, 1921 ;

    « Aux Indes néerlandaises : Le syndicalisme musulman et la IIIe internationale », p. 55-83, Revue du Monde musulman, déc. 1922 ;

    un texte dans Les Arts de la Maison. Choix des œuvres les plus expressives de la décoration contemporaine, [éd.] Christian Zervos, printemps-été 1924, Paris, Albert Morance [publication à laquelle a également contribué R.-N. Roland Holst] ;

    « Littérateurs hollandais contemporains et lettres françaises », La Haye, 1924…

    Il donne par ailleurs maintes traductions de textes néerlandais – poèmes, nouvelles, articles :

    « Histoire du Joueur de flûte et de la belle danseuse », d’Augusta de Wit, Le Monde Nouveau, 1930 ;

    La danse dans le Théâtre javanais de Th. B. van Lelyveld (Paris, Floury, 1931, préface de Sylvain Lévi) ;

    d’Ellen Forest (1880-1959), romancière totalement oubliée aujourd’hui, le roman Yuki San (Paris, Plon 1925) ;

    une thèse : R.H.W. Regout, La Doctrine de la guerre juste de saint Augustin à nos jours, d’après les théologiens et les canonistes catholiques (Paris, Pedone, 1934) ;

    J.H. Plantenga, L’Architecture religieuse dans l’ancien Duché de Brabant depuis le règne des Archiducs jusqu’au gouvernement autrichien (1598-1713) (La Haye, M. Nijhoff, 1926)…

    Il lui est même arrivé de traduire des textes français en néerlandais comme la brochure de J. Romieu, De Bolschevistische publicaties en de Fransche politiek. (Zwartboek en Geelboek), Paris, Costes, 1923.

    Paul Eyquem est mort peu après avoir regagné sa région natale dans les semaines qui ont suivi le déclanchement de la Deuxième Guerre mondiale. Dans ses mémoires – Bewegend portret (1960) –, le journaliste Henri Wiessing (1878-1961), qui l’a revu à Paris en mai 1940, nous dit qu’il était un homme fatigué par la bureaucratie française et par l’incapacité des politiques.

     

    (source principale :  C. Serrurier, Jaarboek van de Maatschappij der Nederlandse Letterkunde te Leiden 1946-1947, p. 47-49)

     

     

    Paul Eyquem, traducteur de Louis Couperus

     

    Paul Eyquem a sans doute caressé le projet de traduire l’une des œuvres de Louis Couperus, Het snoer der ontferming – Japansche legenden (Le Collier de la Miséricorde – Légendes Japonaises). Deux textes de ce recueil ont paru en traduction française en 1923 ; la mort de l’écrivain la même année l’aura peut-être amené à renoncer à ce projet. Dans « La mort de Louis Couperus (texte) » sur ce blog, nous avons évoqué celui paru dans la revue Les Marges : le 15 juillet, veille de la mort de l’écrivain, paraissait en France une de ses nouvelles en traduction dans la revue Les Marges (tome XXVIII, n° 109, 20ème  année, p. 181-184) : Les Courtisanes, autrement dit De oirans (courtizanen), la treizième petite légende d’un recueil de proses « japonaises », Le Collier de la Miséricorde (Het snoer der ontferming), publiées en livraisons puis en volume, mais seulement après la mort de leur auteur. Le traducteur, Paul Eyquem, précisait dans une note : « La Hollande célèbre ce mois-ci le soixantième anniversaire de Couperus. Les Marges sont particulièrement heureuses de s’associer à cet hommage. Les pages traduites ci-dessus sont extraites d’un livre en cours de publication dans la revue Groot Nederland : Le Collier de la Miséricorde. »

     

    Les Nouvelles littéraires, 16/06/1923, Lettres hollandaises, avec un portrait de Couperus

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    Peu avant, dans Les Nouvelles Littéraires, Artistiques et Scientifiques du samedi 16 juin 1923, qui consacre toute sa première page à la mort de Pierre Loti, les lecteurs français pouvaient lire, à côté d’un portrait du romancier néerlandais, un premier passage du Collier de la Miséricorde : « Vivier et Cascade ». Dans une brève présentation, Paul Eyquem écrit : « La page, dont en humble hommage, nous donnons aujourd’hui la traduction, est extraite d’un ouvrage en cours de publication : Le Collier de la Miséricorde, fruit d’une récente visite au Japon. Pour la richesse du coloris, la grâce et la fermeté de l’arabesque, l’intensité de l’émotion, la profondeur du symbole, l’écrivain des Pays-Bas y rivalise, non sans succès, avec les plus grands artistes du pays du Soleil Levant. » Voici cette traduction :

     

    Vivier et Cascade

     

    Le torrent se précipitait du haut des rocs que des mains habiles avaient entassés dans le parc où ils formaient une flaque, un vivier environné de roches également amoncelées. Sous les irisations intermittentes du soleil le torrent, la cascade écumaient et clapotaient.

    Dans le vivier, à foison, nageaient des carpes d’apparat, poissons étincelant, poissons à des joyaux pareils, blancs, dorés, argentés, verts, bleus et rouges, toujours l’une suivant l’autre, toujours tour après tour, toujours et sans relâche.

    Le torrent, l’eau multiple chantait et clamait :

    « Ah ! voyez donc comme ces carpes, sans but et sans répit, toujours l’une suivant l’autre, toujours tour après tour, nagent dans notre petit vivier ! Or moi qui tombe abondamment des rochers je m’achemine, écumeuse et clapotante, vers mon but noble et lointain : la mer que je devine là-bas – Rivière après ma chute, puis large fleuve je roule vers le but que je sais : la mer éternelle ! »

    Autour du vivier et sous la cascade rêvaient, silencieux et calmes, les rochers, blocs arrondis, artistement disposés par la main des hommes. Et ils murmuraient sous leur mousse épaisse :

    « Nous ne coulons pas comme l’eau, nous ne nageons pas comme les carpes et nous ne nous connaissons aucun but dans notre immobilité. Mais des sages et des saints nous ont promis que, bien que nous semblions avoir été fixés ici pour l’éternité par des mains humaines, nous entrerons un jour, en flottant, dans le sacré Nirvâna, nous, rochers, tout comme les Bouddhas eux-mêmes.

    « La patience est toute notre sagesse et le rêve notre seule action : nous attendons, nous attendons patiemment et silencieusement. »

    Les carpes inlassablement nageaient en rond, l’eau se précipitait sans repos du haut des rocs ; deux grands papillons noirs, frémissants d’amour, voltigeaient sur les camélias pourpres.

     

    « Vijver met karpers en waterval », Groot Nederland, printemps 1923, repris dans VW 47, Het snoer der ontferming – Japansche legenden, pp. 33-34. Traduction par Paul Eyquem, Les Nouvelles Littéraires, Artistiques et Scientifiques, samedi 16 juin 1923.

     

     

  • Penser est une jouissance

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    Willem Jan Otten,

    brillant touche-à-tout

     

    Né à Amsterdam en 1951, Willem Jan Otten excelle dans tous les genres : poésie, théâtre, roman, essai, critique… Passionné de cinéma auquel il a consacré de nombreux textes, il a publié ces dernières années des essais sur des thèmes éthiques, par exemple l’euthanasie. Dans son œuvre imposante, la philosophie, l’Antiquité ne sont jamais très loin. Voici une dizaine d’années, sa conversion au catholicisme a ébranlé l’intelligentsia hollandaise devant laquelle il s’est expliqué en tenant un discours au sous-titre emprunté à Friedrich Schleiermacher : Le Miracle des éléphants en liberté. Discours aux personnes cultivées d’entre les mépriseurs de la religion chrétienne.

     

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    La création artistique, le doute pétrinien, l’incarnation, le regard lévinassien sont au cœur de sa seule œuvre disponible en français : La Mort sur le vif, roman publié aux éditions Gallimard en 2007, qui narre, à travers les yeux d’une toile, la crise que traverse un artiste peintre.

     

    « Objets de contemplation voués à la passivité ? Pauvres peintures ! Mais que se passerait-il si elles pouvaient “voir” et, surtout, dire ce qu’elles voient ? Donner la parole à une simple toile, c’est l’option qu’a choisie Willem Jan Otten. Du rouleau entreposé chez un marchand jusqu’à l’atelier du peintre où, après une pose sur cadre et une attente angoissante, les premiers coups de pinceau se posent sur sa surface, c’est à une narration pour le moins atypique que nous convie l’écrivain hollandais, à mi-chemin entre un récit impersonnel – ce n’est qu’un objet – et subjectif, puisque la toile n’est pas dénuée d’affects. Le support, doué d’un sens assez aigu de l’observation puisque c’est son seul passe-temps, décrit ainsi scrupuleusement – parfois jusqu’au voyeurisme – toutes les étapes de son achèvement entre les mains de “Créateur”, artiste ambitieux et à la mode, spécialisé dans le portrait réaliste de commande. Le paradoxe, c’est que si la toile “voit”, elle ne peut se contempler elle-même et ainsi suivre les progrès concrets de la dernière mission de son démiurge : rendre à la vie un jeune garçon décédé pour un vieux et riche collectionneur. L’art, plus fort que la mort ? Dangereuse question. »

    Boris Senff

     

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    «Pris dans la toile», La Gazette Nord-Pas-de-Calais, 19 avril 2007

     

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    « Le tableau qui parle et qui juge », Le Temps, 7 avril 2007 

     

      

    « Une toile est née », Mathieu Lindon

    www.liberation.fr/livres/010195348-une-toile-est-nee

     

    couverture d'une réédition néerlandaise du roman

    peinture,création,willem jan otten,roman,gallimard« L’énigme et la question de la mise en scène, voilà bien les deux thèmes centraux de l’œuvre de Willem-Jan Otten. Il est possible de les scinder en deux : le savoir opposé à l’ignorance, le choix opposé à la contrainte. Le premier couple occupe la place principale dans la première période de l'écrivain ; il se rapporte au désir paradoxal qui habite l’homme. Ce dernier veut tout savoir en même temps qu’il veut garder bien des secrets. Il craint en effet que ce qu’il sait ne lui offre aucun surcroît de bonheur. L’amour est aveugle et quiconque pose un regard perçant sur les choses ne peut plus aimer. Le savoir ultime porte sur les choses dernières, la mort. Un savoir qui se fait mission : “La connaissance est sentence, dit le docteur Loef [personnage d’un roman de W.-J. Otten]. L’impossibilité de guérir quelqu’un, ce n’est pas seulement un fait, c’est aussi une décision. Qu’il faut exécuter.” Ceci nous amène au second couple, la tension entre vouloir et devoir qui occupe la place centrale dans les œuvres d’Otten depuis 1997. Dans sa conférence De fuik van Pascal (Le Piège de Pascal, 1997), Otten critique la croyance contemporaine dans le libre choix et dans la toute-puissance de l’individu. Il suggère que l’homme “n’est pas sa propre œuvre”, autrement dit qu’il existe des puissances qui le dépassent. »

    Bart Vervaeck,

    « Respecter l’énigmatique : l’œuvre de Willem Jan Otten »

    Septentrion, 2007, n° 1, p. 25-31

     

     

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    La revue Deshima publie dans son numéro du printemps 2009

    un récit de Willem Jan Otten portant sur le thème de la paternité

    « Chronique d'un fils qui devient père »

     

     

  • L’imagination souveraine

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    Tomas Lieske,

    le mariage du sensuel et du cruel

     

    Poète, essayiste et romancier né à La Haye en 1943, Tomas Lieske privilégie l’imaginaire, s’inspirant souvent de l’Espagne des siècles passés, par exemple celle de Philippe II dans Mon amour souverain ou celle de l’époque napoléonienne dans Le Petit-fils de Dieu en personne. Ses nouvelles comme ses romans sollicitent de façon étonnante nos cinq sens. Son univers, à l’image de la nature très présente, est souvent fantasmagorique, brutal et sauvage. Lieske aborde, à travers un style luxuriant, un monde où s’entrechoquent les extrêmes, la cruauté et les passions, et où l’eau peut être purificatrice mais aussi l’élément le plus diabolique. On ne peut s’empêcher de faire un parallèle entre certains passages de sa prose et certaines scènes des films de Peter Greenaway.

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    couverture de Une jeunesse de fer

     éd. Querido, photo August Sander,

    Veuve avec ses fils (vers 1921)

     

    Il a écrit à ce jour sept romans, dont Gran café Boulevard (2003), situé en partie dans l’Espagne franquiste, ou encore le petit dernier, Une jeunesse de fer (2009) qui montre la montée d’un régime totalitaire parallèlement au mal et à la sensualité dont est la proie une jeune fille de 14 ans. Tirée d'un recueil éponyme, la nouvelle Le Petit-fils de Dieu en personne (1996) est son premier texte à avoir été traduit en français (éditions Impasses de l’encre, 2006). Puis Le Seuil a publié Mon amour souverain, dans une traduction d’Annie Kroon, roman consacré au monarque espagnol Philippe II, à un ami Hollandais fictif de ce dernier, l’érudit Marnix, et à la femme qu’ils aiment tous deux.

    Les histoires de Lieske provoquent souvent un malaise et une gêne indicible, voire un certain dégoût. Il aime remuer les entrailles de ses lecteurs. Ses récits peuvent choquer, pourtant il ne franchit jamais la limite de l’intolérable. Il s’en approche, nous amène au bord du précipice, mais juste avant la chute, sans céder au voyeurisme, il recule d’un pas. Ainsi, il aborde des sujets que la société n’a pas envie de voir déballer de manière crue : les relations intimes entre une femme et un enfant/adolescent, la cruauté et la bêtise de ceux qui détiennent le pouvoir, celle des enfants aussi, l’abus de pouvoir et le meurtre gratuit, les jugements hâtifs qui entraînent des condamnations abusives, l’exclusion des « attardés mentaux », des difformes.

     

    Mon amour souverain

     

    CouvAmourSouverain.gifGrâce à l’enseignement qu’il a reçu chez les dominicains, Marnix de Veer est devenu un jeune hollandais brillant et polyglotte. À vingt ans, il est mathématicien et architecte. En septembre 1549, le jeune prince Felipe, futur roi d’Espagne, se trouve à Die Haghe, la future La Haye. Il remarque le jeune Marnix qui parle espagnol, et lui propose d’entrer à son service. Bientôt, le jeune homme suit la cour espagnole à Bruxelles où il en découvre les fastes. Il va passer le reste de sa vie en Espagne dans les palais de Felipe (Valladolid, Madrid, Tolède, L’Escurial). Peu à peu, il se lie avec le futur Philippe II ; il apprend à mieux connaître la personnalité complexe de ce prince qui raffole des femmes.

     

    Le début de Mon amour souverain nous montre, en une magnifique scène pestilentielle, le roi Philippe II qui agonise dans d’atroces souffrances :

    « Aujourd'hui, c’est le dernier jour du mois d’août. Sur le pays plane comme l’odeur d’une immense poissarde avachie, et à la cour, cet été, l’usage est de dire que nous avons l’impression de nous plaquer le visage contre une aisselle hirsute et écumeuse, à couper le souffle. Seules les heures très avancées de la nuit apportent un peu de répit. Avec le jour revient la chaleur et, dès lors, la vie stagne.

    Il a eu soixante et onze ans. Il n’atteindra pas son prochain anniversaire. Quand l’hiver arrivera enfin, il sera mort. Et pourtant j’ai éprouvé un choc, il y a une heure, quand je l’ai trouvé lucide, et qu’il m’a invité calmement à noter un certain nombre d’instructions pour l'organisation de ses funérailles. Prétendre le rassurer ou le réconforter n’a aucun sens. Il veut mourir. Ses souffrances sont presque intolérables, mais il sait qu’il doit attendre son heure. Depuis des semaines, il est couché sur le dos dans une immobilité presque totale. Dès qu’on le touche, il grogne de douleur. D’une voix faible, mais sans hésiter sur les mots, comme s’il s'agissait de lettres concernant le projet d'autonomie pour les Pays-Bas méridionaux ou de recommandations destinées à Lisbonne sur la défense des villes portuaires, il a commencé à me dicter les détails des cérémonies funèbres. Où loger chacun, les repas à organiser, les points qu’ldiaquez devait discuter avec Charles-Emmanuel, à quelle distance de sa bien-aimée Anne il voulait reposer, la durée de la période de deuil officiel, avec le port du noir pour le prince héritier. Je n’ai perçu de l’émotion dans sa voix qu’au moment où il m’a demandé de manière pressante s’il pouvait compter sur moi. Il s’est même tourné un peu vers moi, ce qui m’a passablement incommodé, car une puanteur terrible s’est dégagée de son corps quand il a bougé. » (trad. Annie Kroon)

     

    CouvTLIeske_0001.jpgLe Petit-fils de Dieu en personne nous transporte loin des palais, dans une Espagne plus sauvage où il arrive qu’on capture des ours. Adoain, garçon fruste plus ou moins autiste, obsédé par les chiffres, rêve de voir Napoléon apparaître dans son village perdu dans les montagnes : « le garçon fut absolument convaincu que c’était lui, le chef, l’empereur. Me voici en face du miracle, de l’empereur, pensa-t-il ». Mais le lendemain, tout ce qu’il découvre après le passage de cavaliers, c’est un soldat de l’armée impériale, agonisant :

    « Un tas de vêtements souillés jetés sur le sol près d’un corps ensanglanté. Adoain se précipita dans le sous-bois. Il écarta quelques branches et, après avoir guetté un certain temps, vit le membre de la garde de l’empereur faire un petit mouvement du bras. Au niveau des blessures, la peau, les effilochures de vêtements et la terre grumeleuse se coagulaient en croûtes épaisses. L’effet bénéfique pour le petit Adoain, ce fut qu’elles lui cachèrent les plaies béantes causées par des coups portés avec un sabre ou un outil agraire. Ce n’était pas l’empereur lui-même, mais un homme qui avait peut-être dormi près de lui.

    Adoain pouvait à loisir s'asseoir et regarder comment le prodige de la mort allait s’accomplir chez ce soldat, à peine plus âgé que lui de deux ans, trois tout au plus. Combien d’années de sa vie ce jeune homme avait-il passées avec l’empereur ? L’empereur qui avait à peu près le même âge. Ah ! comme il avait, lui, le petit Adoain, mal calculé sa vie ! »

     

    Le Petit-fils de Dieu en personne a été traduit

    par Catherine Mallet avec la collaboration de Marc Das

    sous la direction de Daniel Cunin. 

     

    Sur Tomas Lieske, on peut lire en français :

    Geertrui Marks,

    « Ces figures magiquement éclairées : l’œuvre de Tomas Lieske »

    Septentrion, 2008, n° 2, p. 47-53

     

     

     

  • Poèmes & poulpe

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    La mélopée de Paul van Ostaijen

     

     

    Né à Anvers en 1896, mort de tuberculose en 1928, Paul van Ostaijen est considéré comme l’un des plus grands, si ce n’est le plus grand poète flamand du XXe siècle. En tant que poète et que théoricien, il a été le pionner du modernisme en Flandre. Au sein de son abondante œuvre d’essayiste et de poète, il y a un certain nombre de textes écrits en français. Parmi les titres de ses poèmes, on relève un Marcel Schwob, un Francis Jammes, et un À Cendrars. Plusieurs de ses recueils ont été traduits en français au fil des décennies. Ci-dessous, un court poème tiré de l’œuvre posthume, dédié à un autre écrivain flamand, Gaston Burssens (1896-1965). Ainsi qu’un des poèmes écrits en français, F. Jespers peint un port (il s'agit du peintre Floris Jespers), emprunté à l’édition des Œuvres poétiques complètes, éd. Gerrit Borgers, Amsterdam, Prometheus/Bert Bakker, 1996, p. 432.

     

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    MÉLOPÉE

     

    Coule sous la lune le long fleuve

    Coule lasse sur le long fleuve la lune

    Coule sous la lune sur le long fleuve le canoë vers le large

     

    Le long des hauts roseaux

    le long des bas herbages

    le canoë coule vers le large

    le canoë doublé de la lune coule vers le large

    Les voilà ensemble vers le large le canoë la lune et l’homme

    Pourquoi la lune et l’homme coulent-ils dociles à deux vers le large

                                          

                                                                                  traduction D.Cunin

     
     
     
    le même poème, en néerlandais, lu par Ramsey Nasr

     
     
     
     
     
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  • Louis Couperus en Majesté

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    En 1898, le roman Majesté de Louis Couperus (1863-1923) paraît en France aux éditions Plon dans une traduction de Louis Bresson, pasteur de l'église wallonne de Rotterdam. L'ouvrage est préfacé par l'homme de lettres et politicien Maurice Spronck (1861-1921). Nous donnons à lire ci-dessous quelques textes qui ont alors été publiés dans la presse française.

     

     

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    Quelques années avant la parution de la traduction, un certain Jules Béraneck a en réalité déjà donné dans une longue étude quelques passages en traduction ainsi que son analyse du roman :

     

    Le dernier livre de Couperus, Majesteit (1893), va nous arrêter plus longtemps. C’est une œuvre de haut vol, écrite avec ampleur et noblesse et dépassant la portée d'un simple roman. Comme le titre l’indique, il s’agit ici de la royauté. (…) Amalgamer ces éléments divers, intercaler des descriptions d’un puissant relief, fondre le tout en une sorte d’épopée, telle est l’œuvre de Couperus. L’occasion s’offrait tentante ; on pouvait faire de Majesteit un roman à thèse. Couperus ne l’a pas voulu. La personnalité de l’auteur s’efface ; il se met en dehors de son livre, se contentant d’observer les faits, de les consigner sans exagération, sans rien dénaturer, avec une impartialité et une exactitude fort méritoires. Son livre est franc, net, précis comme le diagnostic d’un médecin. En outre, pour ne point froisser les susceptibilités, il a bien soin de choisir un empire, un empereur et un peuple imaginaires. (…) À part cette anomalie sur laquelle il n’est pas nécessaire d’insister [mélange de ces données imaginaires avec l’univers de monarchies bien réelles], le reste de l’œuvre ne mérite que des éloges. Conception générale, style, peinture des caractères, descriptions, tout est à la hauteur du sujet, comme on pourra s’en convaincre par ce qui suit. (…) Ce tableau de l’inondation ouvre le volume d’une façon magistrale. Il montre à quel point l’artiste peut impressionner avec le seul secours de l’imagination, tempérée par le souci de la vérité. Ici, rien du banal fait divers, aux expressions stéréotypées, classiques, au lyrisme faux et geignard, mais quelques pages sobres, fortes et colorées. (…) La première partie du roman se termine ici ; la seconde ne lui cède ni en grandeur, ni en intérêt. Au contraire, Couperus nous parait s’être surpassé en maints endroits. (…) L’analyse qu’on vient de lire n’offre qu’une pâle image de Majesteit. Pour ne pas perdre le fil conducteur, il a fallu élaguer nombre d’épisodes, laisser dans l’ombre maint personnage intéressant, négliger certaines descriptions dignes d’être reproduites, ne fût-ce que pour montrer le côté tout particulièrement brillant du talent de Couperus. Nous nous sommes donc appliqué à faire ressortir la figure d’Othomar, l’une des plus fortes études de caractère que le romancier ait faites. Un critique hollandais, – plus admirateur que critique, – va même jusqu’à établir un parallèle entre le prince héritier et Hamlet. C’est pousser les choses à l’extrême, car on pourrait tout au plus comparer le fameux to be or not to be aux réflexions d’Othomar sur les vicissitudes de l'existence.

    Nous ne nous attarderons pas non plus à relever l’impression poignante que suscite le roman, quand bien même les destinées de la royauté seraient fort indifférentes au lecteur. Qu’il nous suffise de rappeler ces belles paroles de Bossuet, paroles qui pourraient servir d’épigraphe à toute l’œuvre : « Considérez, messieurs, ces grandes puissances que nous regardons de si bas : pendant que nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe pour nous avertir. Leur élévation en est la cause, et il les épargne si peu qu’il ne craint pas de les sacrifier à l'instruction du reste des hommes. »

    Somme toute, un livre comme Majesteit affirme la vitalité littéraire d’un peuple, et les Hollandais peuvent être fiers de leur enfant.

    Bizarre coïncidence ! Cet été, au moment où s’ouvrait à Scheveningen le congrès international pour le paix, Couperus faisait paraître une suite de Majesteit, intitulée : Paix universelle (Wereldvrede). Hélas! ce nouveau roman, long épilogue du précédent, n’ajoute rien au talent du romancier, et nous parait marquer même un certain recul. En effet, il était assez hasardeux de reprendre un sujet qui semblait épuisé et de ranimer l’intérêt après l’avoir excité au plus haut degré. Wereldvrede offre, sans doute, des pages superbes d’élan et des situations tragiques : lorsqu’Othomar, par exemple, tient seul tête à l’émeute, tandis que les forcenés mettent tout à feu et à sang autour de lui. Mais ces beautés de premier ordre ne parviennent pas à racheter le tout ; et l’impression finale, c’est que Couperus aurait mieux fait d’en rester à sa première conclusion.

    Quant à la nôtre, la voici ; car il est temps de terminer. Puisse cette étude, bien superficielle et sans prétention, attirer l'attention des critiques et des traducteurs sur les productions littéraires des Pays-Bas. Puissent les œuvres saines et robustes de ce petit peuple trouver, chez nous, des interprètes dignes d’elles et des plumes plus autorisées que la nôtre. Nous serons alors doublement heureux d’avoir entrepris le travail qu’on vient de lire.

     

    Jules Béraneck, « Un romancier hollandais contemporain : Louis Couperus », Bibliothèque universelle et Revue de Genève, 1895, 100, t. LXVIII, pp. 543-574.

    Après des études à l'Université de Lausanne et celle de Leipzig où il obtint le grade de docteur en philosophie, Jules-Adrien Béraneck (Lausanne, 28 septembre 1864 - Lausanne, 15 octobre 1941) suivit une carrière d'enseignant à Morges (canton de Vaud), qu'il termina en 1925 comme directeur du collège de cette localité. Mélomane et féru d'histoire, il a collaboré à divers périodiques dont la Revue Universelle. Protestant, il a été incinéré. Le faire-part de décès mentionne que, suivant le désir du défunt, sa famille ne portera pas le deuil.

     

     

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    Certains, comme R. Candiani, ont eu l’occasion de lire le roman dans sa version anglaise parue en 1894. Ainsi ce dernier peut-il écrire quelques mois avant la prépublication du roman dans La Revue hebdomadaire au printemps 1898 :

     

    « … il faut constater la remarquable inaptitude que les écrivains de ce qu’on appelle la Jeune-Néerlande manifestent pour les réalisations d’ensemble. Ils sont bien de la même race que ces peintres d’intérieurs, admirables dans l’interprétation d’un coin d’estaminet, de cuisine ou d’échoppe, et qui échouaient piteusement dès qu’ils voulaient embrasser d’avantage. À part peut-être Couperus, aucun d’eux ne s’élève au-dessus de l’analyse minutieuse de son immédiate ambiance, animée ou non, ou des cas particuliers de son intimité psychique. Il n’y a que le ton qui diffère. (…) Une énumération de noms et d’œuvres, c’est vraiment tout ce que l’on peut tenter pour la littérature néerlandaise contemporaine ; quatre auteurs cependant doivent être mis hors de pair, à savoir, MM. Van Deyssel, Marcellus Emants, Albert Verwey, et Louis Couperus. Remarquons, en passant, que l’étrange habitude de latiniser les prénoms et patronymes est loin de se perdre dans les Pays-Bas. (…) M. Louis Couperus enfin, dans ses poésies, les Orchidées, et dans ses romans, Majesté, l’Extase et Fatalité, montre des qualités peu communes. La pénétration de son analyse psychologique ne dégénère jamais en subtilité, ni l’élégance et la précision de son style en préciosité. Déjà on ne trouve chez lui que de rares traces d’influence étrangère. La Néerlande a peut-être trouvé en lui le rénovateur dont elle a tant besoin. »

     

    R. Candiani, « Le Mouvement Littéraire dans les Pays-Bas », Cosmopolis. Revue internationale, n° 23, novembre 1897, p. 494. (Il s’agit là de l’ultime paragraphe d’une présentation d’une quinzaine de pages sur les lettres néerlandaises qui s’ouvre sur Bilderdijk)

     

     

    De brefs commentaires annoncent enfin la prépublication : « La revue [il s’agit de la Revue Hebdomadaire] commence de publier la traduction de Majesté, un des chefs-d’œuvre de Louis Couperus, le romancier hollandais bien connu. »

    « Bulletin littéraire », Cosmopolis. Revue internationale, n° 29, mai 1898, p. 503. (Cette revue de qualité présentait des articles en anglais, allemand et français. Couperus est un auteur « bien connu » alors que bien peu de choses ont été publiées jusque-là en français. Cette renommée « prématurée » peut en partie s’expliquer par l’influence d’Edmund Gosse, collaborateur de Cosmopolis et introducteur du romancier en Angleterre quelques années plus tôt.)

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    Revue hebdomadaire, juillet 1898

     

     

    Une prépublication préparée par certains : M. L. Van Keymeulen étudie : Un romancier hollandais, M. Louis Couperus. C’est probablement la figure la plus considé­rable du roman hollandais moderne. Malgré un cosmopolitisme marqué, son œuvre garde une couleur locale réelle : il a sa popularité à l’étranger comme parmi ses compatriotes.

    « Bulletin littéraire », Cosmopolis. Revue internationale, n° 27, mars 1898, p. 808. (à propos du sommaire de la Revue Encyclopédique, 29 janvier 1898).

     

     

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    Enfin, le roman paraît, le roman est en vente. Et l'enthousiasme semble de mise : Voilà un livre qui éveille en l’esprit une foule d’idées, tant générales que particulières, et qui mériterait une étude consciencieuse à lui tout seul. Depuis Les Rois en exil, de Daudet, on n’a rien publié d’aussi fort en ce genre (ce n’est pas peu dire, on en conviendra) – M. Couperus se révèle à nous historien, au sens supérieur de ce mot, dans ce bel ouvrage frémissant de vie qui a nom Majesté et qui mérite de passion­ner notre public intelligent, de plus en plus épris de ces peintures de la vie réelle où les choses apparaissent comme elles sont vraiment, sans cette fâcheuse mise au point qui d’ordinaire, sous couleur d’art, les dénature et les transforme. M. Louis Couperus est de l’École naturiste. Il se contente de voir et ne nous fait voir que ce qui est. On ne peut qu’admirer cette sûreté de coup d’œil, cette science du détail, cette psy­chologie informée, pénétrante, infaillible, qui tient de la divination – nous ne trouvons pas de terme plus exact et qui rende mieux notre pensée. Quel intérêt puissant se dégage de cette visite chez les Rois, à la vie intérieure desquels nous sommes, les uns et les autres, aussi peu initiés que possible ! Et, cependant, quelques-uns d’entre ces rois tien­nent, en somme, entre leurs mains nos fragiles destinées. Il dépend d’eux, toujours, de déchaîner la guerre ou d’affermir la paix. En dépit des affirmations contraires d’idéologues, de publicistes superficiels, leur pouvoir n’a pas cessé d’être immense et ils peuvent encore beau­coup pour le bonheur ou le malheur de la pauvre humanité ! Voilà pour quelles raisons nous sommes bien aises de pouvoir un peu mieux con­naître leurs âmes, en vérité si mal connues ; voilà pour quels motifs il ne nous est pas du tout indifférent de savoir ce qu’il y a tout au fond de ces cerveaux de potentats. Et puis, d’ailleurs, ce sont des hommes. Ils aiment et souffrent comme nous. Comme nous, plus que nous, enfin, ils ont le souci de l’intérêt général. Dès l’âge le plus tendre, on les élève pour le bien futur de la communauté dont l’instinct primordial de la conservation leur fera vite une rigoureuse nécessité. Par la force des choses, ils sont tenus à ne négliger aucuns de leurs nombreux devoirs. De la splendeur fascinante de leur position, ils ne connaissent guère que les charges, que les soucis, que les âpres dégoûts. En revanche, combien peu de joies ! Aussi comprenons-nous la mélancolie intense, douloureuse, incurable de ce prince Othomar de Liparie que la perspec­tive d’un trône épouvante et qui voudrait écarter de ses lèvres le calice amer. La scène, capitale, entre l’Empereur, son père, et lui l’héritier découragé, maladif, d’un puissant Empire, est, sans contredit, une des plus émouvantes, des plus belles et des plus vraies qu’on ait encore écrites. Rien qui saisisse d’autre part, comme la consultation médicale ordonnée par Oscar au sujet de sou fils – comme l’entrevue mouve­mentée du Prince héritier et du célèbre théoricien révolutionnaire Zanti – comme la mort du petit prince Bérenger. Et ces admirables tableaux d’intimité familiale entre l'Impératrice et son fils aîné ; ces fiançailles lugubres, désolées, d'Othomar avec l’archiduchesse Valérie !... Il fau­drait citer presque tous les épisodes de ce livre, offrant l’image de la réalité elle-même. Les intimes tragédies, dont la plupart des grandes cours d’Europe furent assez récemment le théâtre, nous reviennent – alors – à la pensée et ce souvenir donne aux récits de M. Couperus une valeur nouvelle, un plus vif accent de vérité documentaire.

    Qu’on le veuille ou non, il faut bien songer, au cours de cette lecture, à la force tutélaire du principe monarchique grâce auquel la presque totalité des peuples de ce vieux continent, guidés tou­jours par des pilotes appartenant à la même race, ne voguent pas à l’aventure, n’ont pas à craindre les surprises de l’inconnu. Ce mariage, ce contrat solennel renouvelé à chaque changement de personne entre une maison régnante et un pays finit, à la longue par faire du souverain comme l’image vivante de ce peuple qu’il gouverne. Pétri, pour ainsi dire, de la chair et du sang de tous ses sujets, on ne peut le séparer d’eux et on chercherait vainement à les séparer de lui. Arbitre indiscuté des partis, suprême conseiller, responsable devant son peuple, seul il a le pouvoir d’assurer le bon ordre, de garantir l’équité et de mettre chaque chose à sa place. Un pareil système, en outre, a pour avantage médiat d’assurer cette permanence de desseins, ce patient esprit de suite sans lesquels rien de durable et d’avantageux ne peut être accompli.

    Voilà quelques-unes des idées générales que parvient à susciter en l’esprit le livre de M. Couperus – livre dont l’exceptionnelle valeur ne tardera pas (nous l’espérons du moins) à être franchement reconnue chez nous.

    L. Giraudon-Ginesté, « Bibliographie », La Nouvelle Revue, mars-avril 1899, pp. 378-380.

     

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    Journal Amusant, 12/11/1898 & Journal de Genève, 8/11/1898

     

     

    Laissons pour finir la parole à Maurice Spronck en reprenant quelques passages de sa présentation de l'oeuvre. L'un des intérêt de ce texte réside dans le fait que l'homme de lettres français s'est déplacé à La Haye pour s'entretenir avec Louis Couperus. En lisant ces lignes, on ne peut s’empêcher de songer avec un sourire au contraste qu’offre Majesteit avec le roman presque contemporain de M. Spronck : L'an 330 de la République. XXIIe siècle de l'ère chrétienne (1894), une fable politique d’anticipation qui paraît avoir été écrite avec de gros sabots.

     

    MajesteitCouv.jpg« Au commencement de 1896, je me trouvais en Hollande. Un ami, Français établi à Rotterdam, me donna à lire la traduction encore manuscrite d’un roman dont ont faisait grand bruit dans le public lettré néerlandais, qui avait été déjà publié avec succès en anglais et en allemand, et qui s’intitulait Majesté. De son auteur, Louis Couperus, je savais vaguement le nom par M. Théodor de Wyzéwa et par un article de la Bibliothèque universelle de Lausanne, en date de 1895. Quant aux écrits mêmes de M. Louis Couperus, je les ignorais profondément, et j’admettais de confiance qu’ils fussent des chefs-d’œuvre admirables, exotiques et inconnus en France, quoique dignes d’un meilleur sort. La lecture de Majesté, commencée sans la moindre prévention particulièrement favorable, me frappa donc d’autant plus que je ne m’attendais pas à une révélation de ce genre. Ce n’était point l’éternel roman, drame ou poème étranger, découvert par un traducteur ou un critique ingénieux, et dont toute la valeur est faite de quelques détails pittoresques, de quelques nouveaux traits de mœurs ou de caractère, qui amusent les blasés de la littérature et qui charment les abstracteurs de quintessence esthétique. C’était un récit très simple, presque sec, sans aucune surcharge descriptive, – sauf peut-être dans les premiers chapitres, – et d’une conception philosophique et morale extraordinairement forte. Le redoutable problème du gouvernement des sociétés modernes avait été posé là par l’auteur ; il en avait discuté les solutions contradictoires, et, de l’angoisse de ceux à qui incombe le lourd devoir héréditaire de conduire les peuples, il avait fait une tragédie poignante et puissante, une tragédie avec chœur à la manière antique, et dont le chœur était l’humanité elle-même. En allant à La Haye, je rendis visite à M. Louis Couperus ; il me reçut une soirée chez lui, dans une de ces maisons hollandaises où la vie semble plus close que dans nos habitations de France ; la physionomie, du reste, le regard, les gestes, l’allure générale, tout décèle en ce jeune homme une existence plutôt intérieure et méditative, une âme plus disposée à se replier en soi qu’à s’épancher au dehors, un tempérament d’observateur flegmatique et de penser concentré, avec une nuance de sensibilité voilée presque maladive. Le front, haut et large, est encore agrandi par une calvitie précoce ; la parole semble un peu hésitante, soit habitude de la réflexion solitaire, soit aussi parce qu’il s’exprime en français, purement, mais comme dans une langue dont il ne possède pas l’usage familier. Je ne sais d’ailleurs si son esprit et son talent ont été plus ou moins influencés par les littératures anglaises ou allemande ; la nôtre, en tout cas, ne paraît pas l’avoir profondément pénétré ; il en parle d’une manière assez superficielle ; son enthousiasme pour les qualités réalistes de M. Émile Zola ressemble un peu à un enthousiasme de commande ; l’éloge, très vif et très vague, qu’il fait de l’auteur de l’Assommoir me donnerait même à supposer qu’il l’admire surtout par un sentiment de courtoisie internationale. Il lui est arrivé parfois cependant, à lui aussi, d’être inculpé de réalisme, et on l’a vu, de ce chef, vertement relevé, au nom de la morale, par la critique protestante orthodoxe. (…) ; son réalisme n’a pas le moindre rapport avec le pessimisme volontairement grossier et brutalement agressif de M. Émile Zola et de ses disciples ; au fond, il n’est pas même réaliste, dans le sens où nous avons coutume d’entendre le mot, et, lorsqu’il affirme n’appartenir à aucune école, on peut, par le plus rapide examen de ses œuvres, vérifier que son affirmation est parfaitement exacte. (…) Sept romans de lui et un recueil de nouvelles ont déjà paru en moins de dix ans. De ces divers romans, le plus célèbre, et le plus justement célèbre, c’est Majesté ; c’est à lui – malgré la valeur des deux œuvres qui lui font suite : la Paix universelle et Primo Cartello – que l’auteur doit sa réputation, et c’est lui qui mérite avant tous les autres de n’être pas inconnu en France. (…) M. Louis Couperus avait longuement mûri son sujet avant d’en esquisser une seule ligne ; s’il le rédigea rapidement, en trois mois, presque sans correction, au lendemain de la mort de sa mère, il y avait songé durant plus de trois années. Un hasard lui en fournit l’idée première. Il feuilletait un jour une collection du Graphic ; il fut frappé par un portrait du tzar actuel, alors tzarewitch, au moment de son voyage dans l’Extrême-Orient ; le prince était représenté la tête penchée en avant, les yeux levés pour regarder au loin et comme perdus vers l’horizon, avec une expression intense de lourde mélancolie et de rêverie profonde. Tandis qu’il contemplait cette image banale d’une revue illustrée, tout un monde de pensées obscures envahissait le cerveau de l’écrivain ; le drame de ceux en qui réside la souveraineté, dans cette heure trouble de l’histoire qu’aujourd’hui nous traversons, s’évoqua de lui-même devant son esprit, et, comme d’autres avaient fait et refait déjà mille fois le roman de l’Ambitieux, de l’Amant ou du Jaloux, il médita d’écrire le roman du Roi. (…) Par une coïncidence curieuse, – puisque certainement aucun des deux auteurs ne s’est inspiré de l’autre, – presque au moment où M. Louis Couperus publiait Majesté, un écrivain français, M. Jules Lemaître, dans son roman des Rois, traitait le même sujet, avec une affabulation à peu près semblable, pour aboutir à des conclusions pareilles. »

     

    Un grand merci à Ronald Breugelmans pour la photo de la couverture et de la page de titre de Majesté.

    La dernière photo représente la jaquette de l'édition néerlandaise du roman Majesté, vol. 7 (1991) des Œuvres complètes.