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Les Indes néerlandaises, la Hollande et Adriaan lui-même occupent une place prééminente dans l’œuvre de Van Dis. Une autre, loin d’être négligeable, est réservée à l’Afrique (les récits sur l’Afrique du Sud et le Mozambique : La Terre promise, trad. Georges-Marie Lory & En Afrique, trad. Nadine Sabile, tous deux chez Actes Sud, 1993 ; le court roman Vin de palme, trad. Anne-Marie de Both-Diez, Gallimard, 2000 ; la nouvelle « Casablanca » qui a donné son titre à un recueil de 1987 non traduit…). L’écrivain prépare d’ailleurs un roman dans le prolongement du séjour récent qu’il a effectué en Afrique du Sud, en Namibie et au Mozambique, des pays d’où il a ramené une série de 7 documentaires Van Dis in Afrika (Van Dis en Afrique ; voir la série en ligne : ICI ; langues principales parlées par les intervenants : néerlandais/afrikaans/anglais/allemand).
extrait du documentaire : entretien en anglais A. van Dis / Jacob Zuma
Publié dans différents quotidiens étrangers, le texte suivant sera lu le 8 décembre 2009 par l’auteur à la Délégation générale Wallonie-Bruxelles dans le cadre de la soirée « Zuid-Afrika aujourd’hui ». Il témoigne d’une certaine désillusion près de vingt ans après la fin de l’apartheid. Malgré tout, Adriaan van Dis, en éternel idéaliste, ne peut s'empêcher de croire en l'homme.
APRÈS LA CAGE, LA JUNGLE
Faire le voyage en train entre Le Cap et Stellenbosch, c’est partir à l’aventure. Chaque jour ou presque, des bandes de jeunes montent dans les wagons et, entre deux gares, dévalisent les passagers. J’ai pris ce train. J’ai fait exprès de le prendre. Dans une poche, 100 rands en pièces jaunes. Il ne faut jamais décevoir les détrousseurs. Dans l’autre, un billet de première, rien ne m’empêchait de descendre de classe en cours de route. Une femme du service de nettoyage, grosse et lente, finissait de balayer le wagon avant le départ du train. Elle ramena de sous une banquette un bâton qu’elle me tendit. Take care, dit-elle. Un gros bâton qui m’arrivait à la hanche, grossièrement ébranché – hérissé en quelque sorte de piquants. Tenant le bâton comme un sabre, j’attaquai le voyage. Sur le quai, des centaines de personnes passèrent devant ma fenêtre ; aucune ne monta dans ma voiture, ce qui eut le don de me déplaire. Deux gares plus loin, pour être moins vulnérable, je déménageai dans un wagon bondé de seconde. J’étais le seul Blanc. Sans doute le seul du train.
Des jeunes tatoués montèrent. Types sinistres portant des numéros sur les bras : 26, 28. Enjolivures insinuant qu’ils appartenaient à une bande du Cap, The Numbers, d’anciens détenus dont la presse parle souvent. Porter un tel numéro, c’est afficher sa vocation : le crime – le tatouage équivaut à un serment de fidélité à vie. Ils étaient accompagnés de jolies filles. Ils ont posé un regard méprisant sur mon bâton, mais ce fut tout. Peut-être ces tatouages n’étaient-ils que de l’épate, peut-être la présence des filles amenait-elle ces garçons à se contenir. Au cours de ce trajet d’une heure et demie reliant Le Cap à Stellenbosch, aucun passager n’a été dévalisé.
Bonne chose pour mes compagnons de voyage. Dommage pour moi. Un écrivain, ça aime l’imprévu. Toutefois, je peux tirer de ces quelques impressions et de la tension éprouvée des éléments pour nourrir le roman que je prépare et dont l’action se déroule en Afrique du Sud. Je peux aussi puiser l’inspiration dans le souvenir que je garde des voyages que j’ai effectués sur le même trajet lors de mes précédents séjours dans ce pays. Au cours de l’automne 1973, j’étais étudiant à Stellenbosch. Les Noirs et les Blancs voyageaient alors séparément. Les gares étaient beaucoup plus propres qu’aujourd’hui – aucun graffiti –, et bien plus sûres – pour un Blanc. Il arrivait qu’on croise ou dépasse à vitesse réduite un train bondé de Noirs – nos fenêtres frôlant les leurs. On pouvait les regarder, eux pouvaient nous regarder. Je n’oublierai jamais les yeux de ces gens. Dans lesquels je voyais du mépris. De la haine. Mais peut-être n’était-ce que de la jalousie ou de l’admiration. Ou tout simplement le regard vide de gens fatigués. Les yeux, ça trompe.
Mais aujourd’hui, il faut avoir de la merde dans les yeux pour ne pas voir que la société sud-africaine est extrêmement violente. Quand vous ouvrez le journal le matin, le sang vous gicle à la figure. Le sang d’un collégien qui s’est pris une balle dans la tête pour avoir refusé de donner son téléphone portable. Le sang d’un gamin de trois ans auquel on a coupé les testicules : un médecin-sorcier avait besoin du scrotum pour un rituel censé favoriser un homme d’affaires superstitieux – l’assassinat gage de la réussite d’une transaction financière. Le sang de l’étudiant qui, en plein jour, a succombé dans un parc à neuf coups de couteau – donnés comme ça, pour rien. Le sang que verse la guerre des taxis. Le sang des milliers de femmes et d’hommes violés. Vous le voyez, il faut un estomac en béton pour lire la presse sud-africaine.
Overdose de crimes ? Tournons la page et passons aux scandales financiers impliquant les hommes au pouvoir, délectons-nous de leurs mensonges, de leurs tripotages de l’appareil étatique, des pots-de-vin qu’ils versent aux magistrats. Mode d’emploi pour monter en grade, voire pour devenir président (ou l’Italie qui fait des petits).
Et que penser de ce proviseur qui vend de la drogue à ses élèves ? De l’histoire de cette collégienne qui, après avoir été violée par une bande de jeunes pendant une semaine entière, s’est présentée, dans un état second, au bureau de police, où un agent l’a laissé se reposer en cellule, mais où elle n’a pas dû dormir beaucoup puisque ses gardiens ainsi que des policiers ont passé une partie de la nuit à la sodomiser ?...
En Afrique du Sud, ce qui s’est démocratisé au cours des quinze premières années de la fragile démocratie, c’est surtout la peur. Dans les trains, sur les routes, dans le centre des grandes villes… Aujourd’hui, tout le monde a peur – les pauvres comme les riches, quelle que soit la couleur de peau, même si j’ai bien conscience que ce sont d’abord les Blancs qui se plaignent, et les Noirs pauvres des quartiers les plus défavorisés.
Pourquoi insister autant sur cette peur et sur cette violence ? Pour choquer ? Je pourrais tout aussi bien souligner certaines évolutions positives. Si j’en fais part, c’est parce qu’une pointe de racisme perce dans ces histoires – qui perce aussi en moi. Ne nous attendions-nous pas, sans nous l’avouer, à ce que le passage de l’apartheid à la liberté se fasse dans le sang et le malheur ? Or, le constat s’impose : ça va mal !
Les choses n’allaient-elles pas mieux avant ? Une question pas du tout politiquement correcte, mais que l’on ose poser aujourd’hui à voix haute. On l’entend dans toutes les bouches – en Hollande et parmi les Blancs d’Afrique du Sud. Sous peu, si ça continue, le populaire politiquement incorrect sera redevenu politiquement correct.
Aucun homme sensé ne souhaite revenir à l’époque des lois raciales et de la majorité muette. On constate que la population noire a beaucoup plus qu’avant accès aux richesses matérielles – même si le taux de chômage dépasse 30%.
A. van Dis, 2003
L’égalité des droits a été acquise au prix de bien des souffrances. Mais était-ce pour mettre au pouvoir des hommes corrompus ? Pour discriminer les minorités ? Voilà les questions que se posent à présent avec amertume Blancs, Noirs et Métis. Si la première génération des dirigeants noirs était cultivée, de plus en plus de personnes sans formation émergent aujourd’hui tant la demande de cadres a explosé. Au point qu’un tiers des membres élus des conseils municipaux savent à peine lire et écrire.
Le pays traverse une période de transition – passage d’une société oppressive à une société libre au sein de laquelle on cherche à tâtons et avec rudesse ce qui convient. Après la cage, la jungle. L’Afrique du Sud s’engage dans une période pleine de périls. De nouveaux chefs populistes se sont levés qui, comme ailleurs, exploitent la peur que beaucoup ressentent face aux changements rapides du monde, et qui font jouer la fibre conformiste ou fondamentaliste. Entre-temps, les problèmes sociaux prennent des proportions gigantesques. Personne ne peut prédire ce que sera demain. Il est tout à fait possible que les choses aillent de mal en pis.
Le noyau pourri, c’est surtout dans la politique sud-africaine qu’on le trouve, dans le mouvement de libération qui éprouve bien des difficultés à devenir un parti de gouvernement. On ne compte plus, au sein de l’ANC, les exemples de népotisme et de corruption. Cela aussi fait partie de la phase de transition.
Mais même si l’état des routes se dégrade parce que l’adjoint au maire chargé de leur entretien met l’argent dans ses poches, même si on nomme aux postes ministériels des gens bêtes comme leurs pieds, même si les politiciens corrompus se maintiennent les uns les autres la tête hors de l’eau… le citoyen sud-africain a tout de même la possibilité de choisir d’améliorer les choses. Le peuple est libre. Libre d’accepter la décadence. Libre de la combattre.
Une fois de plus, en Afrique du Sud, des gens s’opposent au parti au pouvoir. Ainsi, des écrivains et des intellectuels de premier plan, qui ont élevé la voix par le passé, se font de nouveau entendre. Les critiques les plus sévères proviennent des penseurs, des syndicats et des mouvements noirs, par exemple le Treatment Action Campaign. Le fait que, dans le pays même, les mass-media évoquent en détail ces abus constitue un signe encourageant. Si jamais le gouvernement interdit un jour la diffusion des mauvaises nouvelles, il nous reviendra à nous de lutter contre cette censure.
Qu’importe la distance ! En la matière, on ne saurait en appeler à une distanciation cynique – tellement à la mode en Occident –, ce qui compte, c’est notre aide et notre vigilance. Notre implication ! Une attitude de privilégiés ? Raison de plus. Aujourd’hui que l’Afrique du Sud fait vraiment partie de l’Afrique, nous ne pouvons l’abandonner à son sort – ne serait-ce que parce que la part d’Afrique dans nos propres sociétés est très importante.
Avec la globalisation, le monde est devenu plus petit ; parallèlement les interdépendances n’ont jamais été aussi grandes. Le Nord et le Sud se rencontrent toujours plus autour des tables de négociation. L’Afrique du Sud est un laboratoire où l’on assiste à maints processus qui sont aussi en cours en Europe. Les métropoles européennes changent de couleur sous nos yeux. Des cultures différentes de la nôtre se manifestent. D’autres idées sur le droit, la religion et le beau. Des débats passionnants nous attendent. Ce n’est pas le moment de détourner la tête. Nous vivons des moments intenses. Il est certes possible de se réfugier dans la résignation, l’indifférence, le désespoir, mais en ce qui me concerne, le seul choix, c’est l’engagement.
Adriaan van Dis
(traduit du néerlandais par Daniel Cunin)
Adriaan van Dis,Leeftocht, Augustus, 2007
40 années de vie et de voyages
recueil de récits et de chroniques
dont une douzaine portent sur l'Afrique
voir aussi sur ce blog dans la catégorie Auteurs néerlandais :
Lo T'ong, connu pour sonHistoirede la troisième dynastie, a laissé par ailleurs maints poèmes ainsi qu'une histoire d'amour. Pour ce qui est des poèmes, lors du grand autodafé qui eut lieu sur l'ordre de l'empereur Yuan, le dernier des Liang, ils ont tous disparu.
De l'histoire d'amour subsiste un manuscrit conservé à la grande bibliothèque du couvent de Kalgan. Mais il est illisible, les pages en sont recroquevillées, leurs bords calcinés, l'encre est diluée et effacée, comme si le manuscrit avait été à la fois brûlé et recouvert d'eau.
Il est en outre à moitié déchiré en son milieu.
Lo T'ong avait pour habitude de travailler durant les premières heures de la nuit ; le jour, pour subvenir à ses besoins, il était changeur. Le soir, il se lavait les mains, souillées par les pièces de cuivre, et se mettait à écrire.
Quand il eut, au bout de vingt ans, terminé son ouvrage historique et reçu quelques taëls, il crut pouvoir jouir pleinement du repos qu'offrent le soir et la nuit ; vieux et décrépit, il pensait avoir suffisamment d'argent pour s'offrir deux coupes de vin chaque soir avant le coucher. Mais il dormait mal et, le matin, était beaucoup plus fatigué que lorsqu'il consacrait la moitié de la nuit à son travail.
Ainsi, il se réinstalla un soir à la petite table près de la fenêtre, trempa son pinceau dans l'encre et commença à tracer des caractères.
Et, comme si cela allait de soi, il se mit à décrire les aventures d'un couple d'amants qui vivaient de l'autre côté du grand fleuve. Tout se déroulait, au début, dans la légèreté et la gaieté, Lo T'ong pouvant parcourir avec eux les doux et sombres sentiers des forêts, cueillir des fleurs lors de la fête de la floraison, allumer des feux d'artifice au Nouvel An, ou encore assister à leurs secrètes rencontres, la nuit.
Passer de la sorte le reste de sa vieillesse à goûter des jouissances qu'il n'avait pu pour sa part partager, lui convenait. Malgré lui, de la tristesse se glissa dans son histoire ; au vin de la joie des amants vint se mêler l'absinthe des douleurs et des déceptions, à la pureté de leur amour, la fausseté des rapports familiaux.
Lo T'ong fit son possible pour tout ramener dans les voies de la vraie joie. Il renonça à boire du vin et se procura l'encre la plus noble et le meilleur papier. Rien n'y faisait. Il augmenta la dose de vin et, à quelques reprises, s'endormit ravi, persuadé d'avoir donné une tournure favorable aux aventures de ses amants. Mais lorsque le soir venu, il parcourait ce qu'il avait écrit la veille, il relevait qu'un nouvel événement apparemment réjouissant avait, à son insu, posé le germe de développements néfastes. Il ne pouvait s'imaginer être l'auteur de ces lignes ; ne voulait-il pas uniquement le bonheur du couple ? Quelqu'un ne volait-il pas le manuscrit dans le courant de la nuit pour le modifier imperceptiblement à chaque fois, alors qu'il dormait ?
Devenu plus sombre encore, il glissait à chaque fois son manuscrit sous son oreiller, après en avoir fait une copie qu'il dissimulait derrière la double paroi de bambou pour les comparer le matin venu : non, ils ne se différenciaient en rien, et pourtant l'histoire prenait un tour toujours plus triste, à tel point que les amants en venaient à penser au suicide. Lui les mettait en garde par le moyen de paraboles frappantes, mais le désir d'une mort libératrice ne cessait de croître en eux. Il leur dépeignit l'effroi qui domine l'existence des ombres de ceux qui abrègent délibérément leur existence ; pourtant leurs pensées s'arrêtaient toujours plus aux parages de la mort, et ils s'entretenaient des différents modes d'en finir : feuille d'or, poison, cordon de soie. La jeune fille surtout, tourmentée par sa mère et ses frères, ne cessait d'y songer ; un jour, elle acheta un cordon de soie, mais Lo T'ong, dont la tête inclinait déjà vers le traversin, fit en sorte, dans une dernière ligne écrite d'une main tremblante, que le cordon se trouvât volé juste avant la nuit par un serviteur qui en avait lui aussi quelque utilité.
Arrivé à ce point, Lo T'ong ne put aller plus loin, la dernière source de joie était tarie : il les fit sombrer tous deux dans un profond sommeil provoqué par une maladie fulgurante, et se mit à errer à son tour la nuit, craignant, s'il demeurait chez lui, de se lever dans son sommeil et de mettre en scène leur suicide.
Un soir, il fut dans l'incapacité de sortir ; sa jambe droite l'affligeait depuis longtemps, il souffrait du mal de la vieillesse, anémie subite. Le temps, de surcroît, était sombre, le vent faisait rage, la pluie tombait, le fleuve se précipitait en poussant devant lui de grosses vagues. La maison, qui se dressait à proximité de la berge, était ébranlée sur ses bases. Lo T'ong faisait les cent pas dans sa chambre fermée de toutes parts, mais marquait à chaque fois un arrêt en passant près de la table jouxtant la fenêtre.
Soudain, il s'assit, décidé à laisser fuir le couple vers le pays qui s'étend derrière les montagnes, au couchant, et à leur faire entamer là une vie nouvelle et paisible. Mais il écrivit : « ... dans la nuit livrée à la tempête, ils furent poussés tous deux à quitter leur demeure respective et se rencontrèrent sur les bords du fleuve impétueux. Le vent emportait leurs baisers ; le battement de l'eau couvrait leurs paroles. Le courant entraînait le sable de la rive ; bien qu'ils restassent au même endroit, le niveau de l'eau bouillonnante s'approchait d'eux... »
Une brusque bourrasque enfonça la fenêtre et il les vit sur la berge opposée, là-bas, de l'autre côté du courant ; des éclairs ne cessaient d'aller de lui à eux et de eux à lui.
Et sa main se mouvait toujours. Il voulut se lever, leur crier quelque chose, mais sa main se trouva plaquée sur le papier. Il saisit le manuscrit et voulut le jeter dans les hautes flammes de l'âtre ; le feu s'étouffa comme si Lo T'ong avait déversé des cuves d'eau dessus, alors que le manuscrit reprenait sa place sur la table. À ce moment-là, il sentit sa présence : un démon aux douze bras le tenait par le cou, forçait ses jambes à se plier et sa main droite à écrire. Les autres tentacules s'étaient enroulées autour de ses reins et de son cerveau pour en extraire cette phrase : « Et alors, ils se noyèrent ! »
Mais il avait encore la main gauche libre, et n'avait-il pas toutes ses dents, à quatre-vingt ans passés ?
Il saisit le manuscrit de sa main qui n'écrivait pas, planta les dents au bord et tira...
La vague qui, sur l'autre berge, menaçait le couple désespéré, se rabattit vers le côté-ci, pénétra dans la maison de Lo T'ong et envahit la chambre, écumante et roulante. Quand elle se retira, le vieil homme gisait sans vie sous sa table, et le manuscrit, rejeté dans un coin de la pièce...
Les amants, de l'autre côté, renoncèrent au dernier moment à leur dessein criminel ; frôlant la folie de l'autodestruction, la femme avait senti qu'elle portait un enfant, le jeune homme, qu'un noble esprit voulait donner sa vie pour leur salut.
Ils partirent pour le pays qui s'étend derrière les collines, au couchant ; le jeune homme occupa plus tard de hautes fonctions ; ils furent heureux avec leur descendance.
Robert H. Van Gulik, Erotic Colour Prints of the Ming Period, 1951
J. Slauerhoff, Het Lente-eiland, photographies de Marco van Duyvendijk, conception graphique Rick Vermeulen, édition bilingue néerlandais/chinois de la nouvelle « Het lente-eiland », trad. Cheng Shaogang, 2009, ISBN: 978-90-813385-1-6
De Gids, n° 362, avril 2008 consacré à Jan Slauerhoff
Pierre Michon est relativement peu traduit. La langue néerlandaise est la seule à avoir « accueilli » pour ainsi dire l’intégralité de son œuvre. Un entretien en français avec son traducteur Rokus Hofstede qui a, par ailleurs, transposé des écrivains aussi divers que Aragon, Barthes, Bourdieu, Cioran, Ernaux, Jauffret, Lamarche, Pansaers, Perec, Proust…
Gand, le 9 novembre 2009
Texte de Rokus Hofstede
qui reprend sa communication de 2001.
Il a été publié dans Pierre Michon, l’écriture absolue,
textes rassemblés par Agnès Castiglione,
Publications de l’Université de Saint-Etienne,
2002, p. 235-243.
« Je ne pus qu’amèrement m’extasier »
Traduire Michon en néerlandais
Parmi les différentes formes de plaisir que procure la lecture, Roland Barthes, dans son essaiSur la lecture(1) distingue, à côté de la lecture métaphorique ou poétique du texte (qui relève du fétichisme) et du plaisir métonymique de la narration (le suspense), le désir que provoque le texte lu d’écrire soi-même : nous désirons, dit Barthes, le désir que l’auteur a eu du lecteur lorsqu’il écrivait, nous désirons leaimez-moiqui est dans toute écriture. Aucun lecteur sans doute n’est saisi d’un tel désir au même degré que le traducteur : son désir, produire un texte digne d’être aimé, est directement proportionnel à l’aimez-moiinvesti dans le texte à traduire. Or, pour le réaliser, le traducteur doit oser s’affranchir du texte qu’il traduit. Le traducteur est un avatar d’Orphée : dans l’espoir de retrouver ce qu’il aime, il doit s’en éloigner ; se retourne-t-il, il éprouvera que son amour n’est pas sans risques. À propos de mon amour risqué pour le travail de Pierre Michon, et plus spécialement pourVies minuscules(Roemloze levens), le livre qui ouvre son œuvre et qui clôt, jusqu’à nouvel ordre, ma traduction néerlandaise de cette œuvre, ces quelques immodestes remarques.
La formule paradoxale deVies minusculesest de dire le manque dans le mouvement même qui réalise le désir. Ce paradoxe – la débâcle devenant rédemption, l’absence devenant présence – provoque chez le lecteur un singulier rapport affectif au texte : comment ne pas aimer un texte dont leaimez-moiest si formidable, dont la venue à l’existence semble à tel point miraculeuse ? Or, le traducteur deVies minuscules, qui consacre cette venue à l’existence tout en disparaissant en elle, est dans une situation inversée : pour lui, c’est la présence qui devient absence, le désir réalisé qui réitère le manque. J’emploie à dessein ce vocabulaire mi-amoureux, mi-religieux : c’est le seul disponible apparemment pour penser la situation spécifique du traducteur. Ne sommes-nous pas habitués à voir le rapport d’un texte traduit à un original en termes de « fidélité » et de « trahison » ? Selon cette idéologie commune, que tant de lecteurs véhiculent sans voir où est le problème et que tant de traducteurs endossent avec une si exemplaire abnégation, le traducteur serait ce fidèle qui s’efface devant l’auteur, dans le désir, évidemment impossible à réaliser, de se rendre transparent, d’offrir au lecteur un accès immédiat au texte, c’est-à-dire aussi dans le regret de ne pas être auteur lui-même. Pour clarifier, on fait appel à la distinction, tout aussi commune, entre la langue « source » et la langue « cible » : il y aurait donc les « sourciers » et les « ciblistes », d’un côté ceux qui privilégient la fidélité à la langue de départ, c’est-à-dire avant tout une transmission adéquate du style, mais qui sont toujours suspects de donner dans le mot à mot, le calque, la traduction littérale, et de l’autre côté ceux, la majorité, qui privilégient la fidélité à la langue d’arrivée, c’est-à-dire avant tout une transmission adéquate du sens, mais qui sont toujours suspects de donner dans le naturel, le lisse, le beau style. Dans les deux cas, fidélité, effacement, transparence sont les maîtres-mots.
La fidélité, cette norme impensée, je crois qu’elle est funeste. Elle est funeste pour les traducteurs, à qui elle renvoie une image déréalisante et dévalorisante de leur travail tout en les empêchant de se munir des outils critiques et des titres sociaux qu’il mérite ; elle est funeste pour la qualité de leurs traductions, qui souffrent de ne pas être comprises pour ce qu’elles sont ; et elle est funeste aussi pour la littérature en tant que telle, dont l’existence universelle, c’est-à-dire autonome, dépend entièrement des traductions, qui sont les instruments de consécration par excellence. « Fidélité », « trahison » sont des concepts insuffisants pour penser la relation complexe entre écrire et traduire, car ils décrivent de façon simplistement hiérarchique un phénomène équivoque. À quoi doit-on être fidèle en traduisant : à la « langue source » ou à la « langue cible » ? Au « style » ou au « sens » ? À l’auteur ou au lecteur ? Henri Meschonnic, dans son récentPoétique du traduire(2), plaide avec force pour un changement fondamental de paradigme et pour l’élaboration d’une théorie critique, d’une « poétique » de la traduction, contre la vieille dichotomie entre le sens et le style :
« Le paradoxe de la traduction n’est pas, comme on croit communément, qu’elle doit traduire, et serait ainsi radicalement différente du texte qui n’avait qu’à s’inventer. Il est qu’elle doit, elle aussi, être une invention de discours, si ce qu’elle traduit l’a été. C’est le rapport très fort entre écrire et traduire. Si traduire ne fait pas cette invention, ne prend pas ce risque, le discours n’est plus que de la langue, le risque n’est plus que du déjà fait, l’énonciation n’est plus que de l’énoncé, au lieu du rythme il n’y a plus que du sens. Traduire a changé de sémantique, et ne s’en est pas rendu compte. La parabole est celle de l’écriture même. »
Ce qu’on traduit, ce ne sont pas des langues mais des textes. Le texte traduit est un texte second : c’est donc qu’il est parasitaire, on pourrait aller jusqu’à dire qu’il vampirise l’original ; mais aussi qu’il est, jusqu’à un certain degré, autonome, en rivalité avec le texte primaire. D’une part le traducteur doit essayer de rendre compte de toute la complexité syntaxique et sémantique de ce texte primaire ; d’autre part il doit essayer d’imprimer à son texte un souffle, un rythme, la « scansion vaine, despotique et sourde » (Vie de Joseph Roulin) qui a régi l’écriture première. Le travail du traducteur ne se borne pas à être celui d’un intermédiaire, d’un « passeur » – même si pour traduire il doit évidemment comprendre et interpréter. Ce n’est qu’en osant abandonner le texte original qu’il peut avoir une chance réelle de le retrouver, de recréer un texte littéraire autonome dans sa langue. Si la traduction ne commence que là où elle s’invente, un traducteur ne peut être réellement « fidèle » que pour autant qu’il est prêt à « trahir ». Et puisque nous sommes dans le registre amoureux, cette dialectique entre auteur et traducteur pourrait peut-être mieux s’exprimer comme un rapport d’ « amour libre », expression qui, pour être une contradiction dans les termes, a au moins le mérite de rendre sensible à la tension insoluble caractéristique du rapport entre texte écrit et texte traduit.
Aux Pays-Bas, je l’écris sans fausse modestie, Pierre Michon a été intensément traduit. Après une première avortée (la traduction en 1991, l’année Van Gogh, deVie de Joseph Roulin, sous le titreDe postbode van Van Gogh, traduction – maladroite – de Marijke Jansen), la publication, chez l’éditeur Van Oorschot, des œuvres majeures a eu lieu durant la deuxième moitié des années 90 à un rythme régulier :Meesters en knechtenetHet leven van Joseph Roulin(Maîtres et serviteurs, suivi deVie de Joseph Roulin) en 1996 (avec une postface de Manet van Montfrans),De hengelaars van Castelnau(La Grande Beune) en 1997,Rimbaud de zoon(Rimbaud le fils) en 1998, etRoemloze levens(Vies minuscules) en 2001 ; ces deux dernières éditions ont été assorties d’un appareil de notes en fin de volume, jugé nécessaire pour expliquer certaines des références historiques, culturelles ou littéraires qui émaillent le texte. Plusieurs traductions ont paru en revue :De Koning van het woud(Le Roi du bois) en 1998,Drie wonderen in Ierland(Trois prodiges en Irlande) en 1999,Negen keer over de Causse(Neuf passages du Causse) etDe vader van de tekst(Le Père du texte) en 2000. Si les ventes des traductions néerlandaises ont été très confidentielles, la réception critique de l’œuvre semble enfin démarrer : l’importante revueDe revisor, animée par P.F. Thomése, lui a consacré en décembre 2000 un dossier de 70 pages, contenant, outre des traductions, six textes d’auteurs et de traducteurs faisant état d’un enthousiasme marqué pour un auteur si peu canonisé – comme dit l’édito : « Michon fait partie des royaux parmi nous, qui créent avec chaque livre des catégories nouvelles (et en rend désuètes quelques autres). »
Il est difficile de dire précisément le pourquoi de cette intense traduction. Il y a fallu évidemment les conditions nécessaires que sont un éditeur courageux et un traducteur mordu, mais le fait qu’une « petite » littérature comme la néerlandaise soit marquée par une absorption asymétrique des « grandes » littératures ne suffit pas à expliquer le phénomène. Est-ce l’étrangeté stylistique des textes de Michon, leur violence formelle et inséparablement émotive, qui séduit et qui choque dans une littérature sous domination anglo-saxonne, avec son cortège de textes naïvement réalistes ? Le côté classiciste, dix-septièmiste des textes de Michon est inévitablement perçu par le lecteur néerlandais, qui n’a pas cette référence à un âge d’or littéraire et culturel, comme passablement maniéré ; dansVies minuscules, ce classicisme stylistique se trouve encore renforcé par le « maniérisme » caractéristique del’opera prima. Par bonheur, les artifices de style sont chez Michon sans cesse comme démentis et relativisés par les ruptures de registre et de rythme qui ancrent ses textes dans la contemporanéité et l’oralité, et ce sont ces ruptures sans doute qui peuvent assurer à la traduction sa « lisibilité » dans un contexte autre. Est-ce le statut « excentré » de Michon dans le domaine français, malgré sa consécration en haut lieu, qui fait que son œuvre peut rencontrer aux Pays-Bas, région relativement excentrée du monde littéraire, des sensibilités propres à percevoir sa grandeur tragique ? Michon, comme Faulkner, a cette particularité de décrire des lieux (le monde rural) ou des époques (le Haut Moyen Âge) qu’on peut dire périphériques, même s’il met à l’œuvre toutes les ressources formelles et esthétiques élaborées dans les centres ; en outre, son inspiration prend notamment appui sur des auteurs radicalement extérieurs à l’histoire littéraire française – je pense à des anglo-saxons comme, justement, Faulkner, mais aussi Melville, Kipling ou Conrad, eux-mêmes relativement marginaux de leur vivant. Personnellement, je tends à croire que c’est aussi la référence, nostalgique mais persistante, dans l’œuvre de Michon d’une transcendance d’ordre religieux (3) qui peut réveiller chez certains néerlandais, dont la langue et la culture restent profondément marquées par des références bibliques, des nostalgies qu’ils ne sont plus habitués à voir exprimées.
Durant mon travail de traduction des textes de Pierre Michon, ininterrompu depuis 1992, je me suis fabriqué, pour mon usage personnel, une petite théorie intuitive de ma « stratégie traductrice », comme disent les traductologues. Cette stratégie est une sorte de politique à double objectif, que j’ai appelée, en néerlandais,de bekkentrekkerij van de vertaler, ce qui pourrait se traduire par « les façons-sans-façon » du traducteur.Trekken, c’est tirer, étirer, essayer de fléchir ou de tordre le néerlandais de façon à le faire épouser les mouvements du français, plus élastique avec ses interminables subordonnées, ses participes présents (cauchemar du traducteur), la densité de son phrasé – c’est donc ce qui ressortit aux façons, à l’affectation et à l’artifice rhétorique du discours.Bekken, à l’inverse, c’est ce qui ressortit au sans-façon, au langage oral, à la faconde ; le mot, lié au vieux français « bec », est le terme qu’emploient les acteurs de théâtre néerlandais pour dire qu’un texte a « de la gueule ». Avoir des « façons-sans-façon » signifie pour moi qu’il me fallait traduire sur le fil du rasoir, au plus serré : tout faire pour que le lecteur néerlandais éprouve la singularité du français de Michon, et en même temps, ne pas rater une occasion pour qu’il se sente chez lui dans le texte, de sorte qu’il lui accorde le crédit qui ferait admettre aussi les passages contournés ou cryptés. Tout se passait comme si lacaptatio verborum, la chasse au verbe constitutive de la traduction, s’inscrivait sans arrêt dans unecaptatio benevolentiae, une tentative de s’attirer la bienveillance du lecteur, en le rendant confiant que ce qu’il lit est bien voulu comme tel et ne relève pas d’une quelconque maladresse. Évidemment, cette double stratégie en soi ne résout rien, car la question de savoir où il faut préférer les solutions cryptées, plus rugueuses et donc plus exotiques à l’oreille néerlandaise, et où il faut préférer les solutions claires, plus naturelles à cette oreille, reste sans réponse, une question d’intuition, un point de discussion avec les lecteurs critiques du traducteur ou avec Manet van Montfans, critique inlassable et directrice de la collection Franse Bibliotheek de l’éditeur Van Oorschot, dans laquelle ont paru toutes les traductions de Michon.
Cette petite théorie spontanée a ses limites, car elle vise avant tout la transmission adéquate du sens. Or, traduisant Michon, il s’agit de traduire des textes très particuliers, des discours qui tiennent par la voix d’un seul, voix dont je dois tenter, tant bien que mal, de rendre le timbre, l’ampleur, le grain singuliers, avec les mots qui sont les miens. D’autres parleront, mieux que moi, des caractéristiques de la prose de Michon, de son énergie, de sa violence, de sa poésie. Ce qui m’importe ici, c’est que les textes de Michon imposent, comme dirait Barthes, une lecture poétique ou métaphorique, c’est-à-dire rythmée, gonflée du souffle et de l’émotion qui l’ont fait naître, qui active le corps du lecteur, une lecture qui n’est pas seulement métonymique comme celle du lecteur de romans qui s’oublie dans sa lecture. Il importe donc que la traduction se fasse, elle aussi, au-delà des contraintes de sens, résonance d’une voix. C’est là que se joue la liberté du traducteur, dans cette interférence permanente du sens, du rythme et de la sonorité. Pierre Michon lui-même a bien compris la nature de cette nécessaire liberté. J’en veux pour preuve ces quelques extraits de lettre, révélateurs du souci d’encourager le traducteur à prendre ses responsabilités stylistiques. À propos des métaphores récurrentes qui ponctuentRimbaud le fils, Michon écrit : « Elles ont entraîné le sens, elles l’ont généré. C’est donc en effet sur elles que doit porter le principal effort de traduction, et ça ne doit pas être facile : si je peux vous donner un conseil, ce serait de vous laisser porter par la logique de votre propre langue, quitte à me trahir un peu […]. En général, je tiens beaucoup au son. Quand une polysémie vous semble impossible à rendre en totalité, choisissez le sens dont le son vous semble le plus heureux. » (13/01/93) Expliquant l’hérésie horticole des « glaïeuls sur l’eau », à la fin du texte sur Goya, Michon explique : « Je suis conscient de l’écart, je l’ai voulu. C’était une question de sonorités en français. Tu choisis comme tu veux avec ta langue (le mot « glaïeul » est comme « triomphant »). » (11/12/94). Et concernant « la source de miel et de lait » que le petit Bernard, dansLa Grande Beune, sait inaccessible « en quelque endroit », Michon précise : « Le corps de la mère ne peut être donné au fils, suivant la loi universelle de prohibition de l’inceste. C’est ce qui est énoncé là, et tu peux prendre des libertés pour l’énoncer à ta façon. » (03/11/96)
Une comparaison point par point entre original et traduction révèlerait aussi bien les « pertes » que les « gains » de cette dernière. La vraie question, c’est de savoir si la traduction dans son ensemble fonctionne, si le « système du discours », comme dirait Meschonnic, est préservé. Il y a certainement des rythmes, des allitérations, des euphonies qui se perdent en traduction, mais il y en aussi qui se gagnent ; il y a des connotations qui pour un lecteur néerlandais sont effacées, qui même pour le traducteur sont imperceptibles, mais il y en a aussi qui viennent à l’existence grâce au décentrement du texte dans un contexte lexical, littéraire et culturel neuf. Martin de Haan, traducteur et critique, va jusqu’à supposer que la langue qui structure l’inconscient de Michon doit fortement ressembler au néerlandais, au vu des magnifiques oppositions minimales qu’on trouve dans la traduction deLa Grande Beune:witte wanden/rode wonden(parois blanches / plaies rouges),witte vissen/rode vossen(poissons blancs / renards rouges) (4). Et à un autre niveau, on peut se demander si cette Creuse dépeuplée et archaïque desVies minusculesne pourrait pas être, pour le lecteur néerlandais, aussi envoûtante que le Mississippi de Faulkner, aussi exotique que le Léon de Juan Benet, aussi mythique que le Macondo de García Márquez – et devenir ainsi une terre de légendes bien plus étrange, obscure et troublante qu’elle n’est pour un lecteur qui connaît la signification de l’expression « France profonde » et le ton sur lequel on la prononce.
Pourquoi considérer les traductions seulement comme de pâles imitations, des déperditions, des pis-aller, au lieu de les voir comme des reprises dignes des originaux, potentiellement aussi belles, efficaces, littéraires ? Et, dans un même ordre d’idées, pourquoi reprendre encore le vieux poncif de l’humilité et de la modestie statutaires du traducteur, serviteur d’un maître éternellement hors d’atteinte, au lieu de voir l’auteur irrévérencieusement comme le serviteur, le « nègre » qui livre au traducteur le matériau brut dont lui, maître styliste, fait de la littérature – en l’occurrence, de la littérature néerlandaise, une littérature mineure, petite, dominée, mais de la littérature malgré tout ? S’il m’est arrivé durant mon travail sur les textes de Michon d’avoir de tels accès d’hybris traductrice, de telles bravades rivales de l’auteur, « cette audace, ou cette inconscience, cette force sans réplique » (pour citer Michon parlant de Faulkner), ils sont restés rares. Le sentiment ordinaire, c’est bien celui du traducteur qui modestement patauge, qui se consume dans un sourd désespoir, quand la traduction idéale semble encore une fois hors de portée. Le plus souvent, le traducteur de Pierre Michon est un minuscule, si par minuscule on entend le fait d’être confronté à plus grand que soi, à être dépassé et à ne pouvoir s’en remettre. Car même si mes traductions arrivaient par moments à être aussi sonores, aussi rythmées, aussi passionnées, et par le jeu des compensations et des décalages, aussi riches en connotations que les originaux, il reste au moins deux points où elles accusent le coup de leur statut second.
En premier lieu, l’auteur jouit malgré tout de libertés que le traducteur ne peut que lui envier, libertés syntaxiques, prosodiques et lexicales qui lui permettent d’exploiter au maximum les possibilités du français, de déjouer les écueils des clichés et d’augmenter la force d’évocation, au sens fort d’incantation, de ses phrases. Le traducteur, lui, subit à un degré plus élevé les contraintes des conventions littéraires de sa langue, dans la mesure où son autonomie créatrice, qui est aussi son autonomie sociale, est plus restreinte. Il est parfois difficile à un traducteur, et surtout s’il n’est pas consacré en tant que tel, de prendre par rapport aux canons du bien parler et du bien écrire les mêmes libertés que l’auteur. Ainsi, dans les « Vies des frères Bakroot », il faut de la persévérance pour faire admettre la traduction de mots comme « mômes » (« […] les gris-gris qu’amassent certains mômes ») ou « pattes » (« les livres, […], enrubannés peut-être, si mal assortis aux vieilles pattes du latiniste ») par des mots aussi argotiques que dans l’original français. De même, il faut oser bouleverser l’emploi conventionnel en néerlandais de signes de ponctuation comme le point-virgule et le deux-points, signes du classicisme auxquels Michon est si attaché, et qui servent chez lui à ramasser et à accumuler le sens ; mon parti-pris a été de faire une concession pour le deux-points, qui en néerlandais sert uniquement à introduire ce qui suit et n’a pas la fonction logique d’articulation qu’il reçoit chez Michon, quitte à faire un emploi immodéré et, si on veut, subversif du point-virgule.
En deuxième lieu, l’auteur peut se référer, pour la compréhension de sa propre pratique, à des concepts romantiques comme l’inspiration ou l’originalité, qui ne valent pas de la même façon pour le traducteur. Ainsi, la métaphysique de la Grâce, ironiquement décrite dansVies minusculescomme une « pieuse sottise », est inutilisable pour un traducteur, même le plus imbu de prétentions auctoriales. « Je ne croyais qu’à la Grâce ; elle ne m’était point échue ; je dédaignais de condescendre aux Œuvres, persuadé que le travail qu’eût exigé leur accomplissement, si acharné qu’il fût, ne m’élèverait jamais au-dessus d’une condition d’obscur convers besogneux. » (« Vie de Georges Bandy », p.137). Le traducteur, lui, est « l’obscur convers besogneux » qui condescend aux Œuvres ; nulle scansion transcendante ne lui souffle son texte ; il doit s’en remettre à l’état toujours provisoire de sa dernière version. La grâce ne lui est point échue, contrairement à celui dont le texte, par miracle, a été écrit.
Et pourtant, la grâce n’est peut-être pas définitivement étrangère à son travail. Parfois, quand une phrase archifrançaise, chargée de toute la densité sémantique et stylistique de l’original devient, par un bonheur d’expression tout contingent ou par l’emploi d’une locution discrète mais tout à fait idiomatique, quelque chose d’inaliénablement néerlandais, ce qui pourrait bien être de la grâce devient perceptible au traducteur : l’intraduisible traduit, l’irremplaçable remplacé, l’invention réinventée – c’est du Michon, c’est méconnaissable, mais c’est encore du Michon. Ce que j’ose dans mes traductions espérer : la grâce de ressusciter en néerlandais cette voix, dans le vœu pieux que son projet messianique, ressusciter les morts, ait une chance, une fois encore, de réussir.
Il y a un pathos spécifique lié à la traduction d’un texte pathétique, qui ne se réduit ni à la difficulté technique de la tâche, ni à l’investissement psychique qu’elle demande, ni au rapport fétichiste que le traducteur entretient avec le texte à traduire. Les textes de Michon, le traducteur doit en laisser se décanter en lui la charge émotive, pour la résoudre en un examen d’alternatives qui se veut rationnel ; il éprouve la charge passionnelle dans le rythme de l’original, mais ne peut s’en remettre au « mécanisme d’ivresse », comme Michon l’appelle, dont cet original est le produit. Ce qu’il peut essayer de faire, c’est se camper dans cette impossibilité, s’y tenir, s’ouvrir à ce qui sépare le pathos de l’auteur de ses propres tentatives de le reproduire. Alors peut-être naît la possibilité que sa traduction se charge de quelque chose de plus grand que lui-même.
C’est dans mon rapport à ce pathos que j’ai pu me sentir assez proche parfois du héros michonien deVies minuscules, cet écrivain virtuel, fantasmatique, souffrant de son mutisme et de son invisibilité, et cela malgré tout ce qui me sépare de ce personnage sur le plan sociologique, culturel et biogra- phique. Dans le corps à corps avec le texte à traduire, le traducteur qui fait des « façons-sans-facon » se dédouble en une créature hybride : piocheur immanent et perfec- tionniste transcendant, clerc qui tire du spectacle de ses imperfections un désir jamais réalisé de perfection – qui n’est rien d’autre que le désir duaimez-moiqu’incarne le texte original. La description de la deuxième messe de l’abbé Bandy, vers la fin de saVie, est devenue pour moi une sorte d’exemplification hyperbolique de cette situation ambiguë. En traduisant Michon, je serais, à la fois ou alternativement, Bandy devenu vieux qui, « avec une furieuse modestie », célèbre la messe, pâle imitation des messes flamboyantes de sa jeunesse, un « écorcheur de mots conscient de l’être et tant bien que mal y remédiant », qui s’en remet à son habitude et à sa persévérance – et un jeune écrivain sans écrit « qui amèrement s’extasie, stupéfait, rassuré », à son écoute, dont la conscience aiguë, exacerbée de cette faillite du verbe parfois lui permettrait de se hisser au-dessus de lui-même. « Le masque était parfait, et pathétique l’effort pour n’avoir d’autre visage que ce masque. »
Rokus Hofstede
(1) R. Barthes, « Sur la lecture »,Le bruissement de la langue, Essais critiques IV, Seuil, Paris, 1984, p.37-48.
(2) H. Meschonnic,Poétique du traduire, Verdier, Lagrasse, 1999, p.459-460.
(3) R. Hofstede, « “Je sentais la sacristie” : Pierre Michon et le Très-Haut »,Rapports – Het Franse Boek, 1997, 67/1, p.27-34.
(4) M. de Haan, « Rood en wit »,De revisor, 27/6, 2000, p.32.
Entretien en français avec la traductrice néerlandaise Jeanne Holierhoek qui nous parle de quelques auteurs français : Marie NDiaye (Trois femmes puissantes), Michel Tournier, Jonathan Littell (Les Bienveillantes), Jean Giono (Le Chant du monde), Bernard Clavel, Anne Philippe, Montesquieu, Voltaire, Descartes…
le 3 novembre 2009
Œuvres traduites du français
par Jeanne Holierhoek
Jean Potocki,Veertien dagen uit het leven van Alfons van Worden(Manuscrit trouvé à Saragosse), Meulenhoff, 1974.
Victor Serge,De aanslag op kameraad Toelajev(L’Affaire Toulaev), Meulenhoff, 1975.
Samuel Beckett,Verhalen en teksten zomaar(« Le calmant » et « La fin » des Nouvelles et textes pour rien), Meulenhoff, 1976.
Pablo Picasso,De wellust bij de staart gevat(Le Désir attrapé par la queue), Meulenhoff, 1976.
Jean Lorrain,Denkbeeldige genietingen(Monsieur de Bougrelon), Meulenhoff, 1978.
Michel Tournier,De fetisjist(Le Coq de bruyère), Meulenhoff, 1981.
Simone de Beauvoir,Met kramp in de ziel(Quand prime le spirituel), Goossens, 1981.
* Simone de Beauvoir,Wij vrouwen(choix d’écrits de Simone de Beauvoir), Goossens, 1981.
Olivier Todd,De mandarijn van Parijs(Un fils rebelle), Goossens, 1983.
Luis Buñuel,Mijn laatste snik(Mon dernier soupir), Meulenhoff, 1983.
Michel Tournier,Gilles en Jeanne(Gilles et Jeanne), Meulenhoff, 1984.
Anne Philipe,Weerklank van de liefde(Les Résonances de l’amour), Bruna, 1984.
Stéphane Mallarmé,Igitur(en collaboration avec Han Evers),Raster, n° 32, 1984.
Bernard Clavel,Harricana, Bruna, 1984.
Bernard Clavel,Het goud der aarde(L’Or de la terre), Bruna, 1985.
Anne Philipe,Ik hoorde haar adem(Je l’écoute respirer), Bruna, 1985.
Marguerite Duras,Aurélia Steiner I & II,Rastern° 35, 1985.
Bernard Clavel,Weerbarstige grond(Misérére), Bruna, 1987.
Michel Tournier,De gouden druppel(La Goutte d'or), Meulenhoff, 1987.
Philippe Ariès ,Het beeld van de dood(Images de l’homme devant la mort), SUN, 1987.
Michel Tournier,Dwaze liefdes(Petites proses), Meulenhoff, 1988.
Alain Corbin,Het verlangen naar de kust(Le Territoire du vide), SUN, 1989.
* Michel Tournier,De meteoren(Les Météores), Meulenhoff, 1990.
Didier Eribon,Michel Foucault, Van Gennep, 1990.
* Michel Tournier,Het nachtelijk liefdesmaal(Le Médianoche amoureux), Meulenhoff, 1991.
Jean-Louis Calvet,Roland Barthes, Van Gennep, 1992.
* Hervé Guibert,Voor de vriend die naliet mij het leven te redden(À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie), SUN, 1992.
Anne Wiazemsky,Een handvol mensen(Une poignée de gens), Arbeiderspers, 2002.
Alice Ferney,Sierlijk en berooid(Grâce et dénuement), De Geus, 2002.
Emmanuel Bove,De strohoed(« Le Canotier » dans le recueilReis door een appartement), Bas Lubberhuizen, 2002.
* Antoine Audouard,Afscheid van Héloïse(Adieu, mon unique), Arbeiderspers, 2003.
Alice Ferney,Verliefd gesprek(Conversation amoureuse), De Geus, 2004.
* Voltaire,Fransman in Londen(Lettres philosophiques), Wereldbibliotheek, 2004.
Alice Ferney, Oorlog en liefde (Dans la guerre), De Geus, 2005.
Michel Tournier,De os en de ezel(nouvelle dans un recueil publié aux éditipons De Geus).
* Montesquieu,Over de geest van de wetten(De l’esprit des lois), Boom, 2006.
Jonathan Littell,De welwillenden(Les Bienveillantes, en collaboration avec Janneke van der Meulen), Arbeiderspers, 2008.
Scribe/Halévy,La Juive(libretto), 2009.
Jonathan Littell,Het droge en het vochtige(Le Sec et l'humide), Arbeiderspers, 2009.
(* = préface ou postface de la traductrice)
Jeanne Holierhoek a par ailleurs publié en néerlandais divers articles sur Marcel Proust,Michel Tournier, Michel Foucault, Roland Barthes, Hervé Guibert, Marie NDiaye, Jean Giono, René Descartes, Madeleine Bourdouxhe, Arthur Rimbaud, Elisabeth van de Palts, Emilie du Châtelet. En français : « Cupides, lents, mais libres : les Néerlandais vus par Montesquieu »,Septentrion, n°4, 2007. Voir aussi : « Les traducteurs de Giono »,Douzième assises de la traduction littéraire (Arles 1995), Actes Sud, 1996.
C’est en août 1897 que Louis Couperus s’est mis à écrire Psyche ; en novembre, le texte est terminé. Entre-temps, l’écrivain a suggéré à son éditeur de le faire illustrer par un des jeunes artistes symbolistes hollandais. Un peu plus tard, c’est lui-même qui avancera le nom de Toorop, lequel avouera beaucoup apprécier l’œuvre de Couperus : à son sens, elle se prête comme aucune autre à son talent de dessinateur. Psyche a d’abord paru dans la revue De Gids début 1898 avant de sortir en novembre en volume. Ce sera une des œuvres du Haguenois parmi les plus vendues de son vivant. En exergue, Couperus a placé deux phrases de Metamorfoze (1897), son autobiographie esthétique en même temps qu’un de ses livres les plus remarquables :
« … Ne pleure plus, va dormir, et si tu ne peux dormir, je te dirai un conte, une jolie histoire de fleurs, de pierres précieuses et d’oiseaux, d’un jeune prince et d’une petite princesse… Car le monde n’a rien à offrir si ce n’est un simple conte… »
Ouvrage de H.T.M. van Vliet richement documenté
sur les tournées effectuées par Couperus dans son pays
Si le projet d’une édition illustrée a dû être abandonné en raison de coûts jugés trop élevés par L.J. Veen, le livre se distingue tout de même par la magnifique couverture dessinée par Jan Toorop (voir ci-dessus) ; Couperus ne la trouva toutefois pas à son goût. La seconde édition (1899) comprendra un dessin du peintre. L’épouse de Louis Couperus devait écrire une adaptation pour le théâtre (1916) à l’époque où Couperus, rentré dans son pays natal à cause de la guerre, lisait fréquemment des passages de Psyche devant des auditoires choisis de différentes villes néerlandaises. Ses « tournées » littéraires sont restées célèbres, en particulier du fait de sa voix et de sa diction singulières. (1)
Dans la présentation du volume Psyché et Fidessa paru en traduction française en 2002, Gilbert Van de Louw évoque Couperus en ces termes : « Quand Louis Couperus publie Psyché (1897) et Fidessa (1898), c’est un auteur confirmé qui présente au public une œuvre littéraire dans le sens moderne qu’a pris ce mot dans ces années-là. Il s’est fait connaître à travers Noodlot (Fatalité, 1891) traduit en anglais la même année et Eline Vere […] L’auteur n’a pas qualifié ses créations de “conte”. C’étaient pour lui des “récits”, mais on voit dans l’ensemble de son œuvre bon nombre de ces “variations sur un thème” inspirées par l’humeur du moment. Des “variations” comme en musique. Barbe bleue y défile ou encore les légendes des Indes. Ce qui importe dans tout cela, c’est le travail que l’auteur fait sur la source, comme on le faisait à l’époque classique pour le théâtre. Médée, Rodogune, Esther ou Andromaque, pour ne rien dire de Phèdre, doivent autant à leur source qu’à la présentation des auteurs qui ont consacré leur renommée et figé leur image dans un certain sens : on voit mal Phèdre sans le faix de son tourment, Andromaque sans le souci pour son fils, Médée sans un amour transforméen haine destructrice. Mais on ne voit plus ces femmes sans les atours de Corneille ou de Racine, parce que ces auteurs leur ont donné une consistance psychologique et une densité littéraire à l’abri du temps. […] Couperus, dans un genre plus intime et merveilleux, fait revivre le personnage de Psyché ou la légende de la Licorne. Il introduit ses héroïnes dans le monde du merveilleux, montrant par là même que la modernité est un lien avec le passé, non pas une cassure. Le genre du conte est en vogue à l’époque, non seulement pour les enfants, mais pour un public adulte. Transporté dans un mode symbolique, un univers de rêve, l’auteur y projette son monde à lui. » (2)
Ce « monde à lui », le lecteur français avait pu le découvrir quatre-vingts ans plus tôt. Une première traduction de Psyche avait en effet paru en français sous le titre Le Cheval ailé (trad. J. [= Félicia] Barbier, Paris, Éditions du Monde nouveau) l’année de la mort de Couperus, avec une préface de Julien Benda. Avant de reprendre certains points de vue publiés en français sur Psyche, disons, sans faire injure aux traducteurs, que la version de Félicia Barbier (3) simplifie en de nombreux endroits l’original et que celle de David Goldberg (4) tend à ajouter des fioritures. Il faudrait les fondre en une seule pour obtenir un juste équilibre.
La critique de langue française n’a en réalité pas attendu 1923 pour commenter le « roman féérique » de Couperus. Outre Louis Van Keymeulen et Léo J. Krijn, déjà mentionnés sur ce blog (partie IV de la notice « Louis Couperus par Louis Van Keymeulen »), un certain Pauw. nous disait dès la fin du XIXe siècle : « Parmi les plus belles choses nouvellement parues, citons en première ligne le délicieux conte Psyché, le dernier ouvrage de Louis Coupérus. […] Le talent de l’auteur s’y montre dans toute sa splendeur ; il y a trouvé un vaste champ à son extraordinaire fantaisie. Il y déploie pleinement sa belle faculté évocatrice de visions éblouissantes, qui enveloppent d’une douce atmosphère de rêve. Quoiqu’il emprunte plusieurs thèmes aux mythes et aux légendes qui sont de toute éternité, l’œuvre, dans son ensemble, n’en est pas moins originale. Louis Coupérus possède un style admirable, souple et vigoureux. Il trouve des expressions éminemment suggestives – et dans ses descriptions, il déploie une variété et une richesse incomparables. Ses phrases sont rythmées et harmonieuses. Ses mots sont choisis avec soin et groupés selon le goût musical le plus subtil. Il chante plutôt qu’il ne parle ! Tant pour la richesse extraordinaire de l’imagination et l’idée philosophique que pour la beauté supérieure de la forme, Psyche est un ouvrage qui peut être compté parmi les plus parfaits de toute la littérature contemporaine. » (5)
Page de titre différente de celle qui mentionne comme traductrice une certaine J. Barbier
D’autres plumes vont s’exprimer un quart de siècle plus tard à l’occasion de la parution du Cheval ailé. (6) Parmi elles, la jeune Christiane Fournier (7) qui se fera connaître comme critique, reporter ou encore comme romancière, et qui, à l’époque, collaborait justement aux éditions du Monde Nouveau. C’est d’ailleurs dans la revue éponyme qu’elle publie cinq pages consacrées à l’œuvre du romancier hollandais : « Couperus, fils de Platon et de Perrault » (janv.-février 1924, p. 48-52). Alors que Couperus estimait qu’il fallait se laisser porter par la fraîcheur de l’histoire plutôt que d’en faire une lecture trop métaphysique, la jeune Française va tenter de concilier les deux approches :
« Mythe platonicien de l’existence de l’âme et de sa chute, ce Cheval ailé ; mythe chrétien de sa rédemption dissimulé sous le voile transparent du plus beau des contes de fées, celui que petit nous rêvions dans l’émerveillement de nos imaginations neuves. Philosophie symbolique et mystique du temps au paresseux passé, au subtil avenir, au joyeux présent. Lacet de ces trois étapes curieusement solidaires dans l’impondérable limite morte, puis ressuscitée, du vertigineux devenir. Grave problème des essences, mais chanté gaiement par la voix des bacchantes. Grand geste de l’amour, mais pudiquement masqué derrière les ailes diaphanes de Psyché. Vision du péché, qu’ironise la flûte du Satyre. Expiation ; larmes versées ; descente aux enfers ; résurrection des morts : le tout est candeur et science à la fois ; transparence, mais d’un horizon ; naïveté attendrie de celui qui est las de douter.
Pourquoi tant chercher ? Le secret n’est point si caché que chacun ne le puisse découvrir ; le poème ne veut point d’exégèse ; et ce serait pitié si ces quelques lignes, déchargeant la création de son symbole, venaient à crever la bulle de savon.
Un roi avait trois filles, raconte Apulée ; mais Couperus parfait la création. L’une, Emeralde, aux yeux de pierres précieuses, dont les courtisans chuchotaient que son cœur était de rubis ; Astra, la seconde, qui cherchait à surprendre la science sous le mouvement mystérieuse- ment ordonné des étoiles ; et Psyché, timide et nue, enfant couronnée de boucles blondes, parée de ses ailes versicolores, de ses ailes fragiles qui ne la soulevaient point et la laissaient, vaincue, attachée à la terre.
Platon chargeait-il ses mythes des pensées comme les commentaires l’ont exigé ? Ce qui reste de plus précieux dans la promenade élyséenne des âmes que nous raconte le Phèdre ce doit être la grâce hellénique que la science n’a point déflorée plutôt que la démonstration possible de la préexistence ou de la survivance. La sensibilité se satisfait de la fable et, pour croire, elle ne calcule pas.
Psyché habitait le royaume du Passé. Le roi son père avait bien cent ans. “Couronné de trois cents tours, le palais royal se dressait jusqu’aux nues.” Psyché errait le long des créneaux, contemplait l’horizon infini, et rêvait. Elle rêvait des choses qu’elle ne connaissait point. Bonheur et tristesse tout à la fois ; celle-ci est dans celui-là contenue, et qui se dit heureux sans avoir battu le chemin triste qui conduit au jardin enchanté du présent ?
Du haut des tours du palais, l’Âme aperçut la Chimère et en devint amoureuse ; car elle brillait de tous les mirages des vertigineux avenirs et s’élevait à de troublants infinis. L’enfant timide et nue se suspendit au cou du Cheval aux puissantes ailes pour entreprendre l’éternel voyage. »
Ce voyage, c’est l’histoire narrée par Couperus, dont Christiane Fournier retrace alors les grandes lignes avant de conclure :
« Par quelle étrange audace marquons-nous de correspondance deux mondes qui n’ont point de commune mesure ? Psyché, dont l’infidélité vient de tuer Eros, rachètera-t-elle l’inéluctable ? Quel impossible et quel inefficace, dira-t-on. N’importe ! Il convient que le pécheur travaille dans la peine. Et voici remporté le triomphe du platonicien-chrétien. C’est justement le mystère de cette équivalence qui sert à justifier le dogme de la préexistence et de la survivance de l’âme. La conclusion prouve la majeure. Prouver ? Que prétentieux et docte est le mot appliqué à une œuvre où l’imagination candide d’un artiste défend à la raison l’accès. Au reste la logique se moquera : paradoxe ou conte de fée ? Ce peut n’être pas davantage ; mais s’il n’en faut pas plus pour que jaillisse la vérité profonde ! Il y a un enfer au moins : celui de Dante. Il y a certes un oiseau bleu et des forêts magiques et des fées très belles, très jeunes et très puissantes qui changent en carrosses les citrouilles et en princes les valets. Chacun de nous qui l’a cru, a suspendu à l’arbre enchanté du conte, une parcelle de vérité.
Voilà bien pour défier les sceptiques, sectateurs insensibles d’une science qui n’entend pas la légende. Ils veulent raisonner le mythe et la croyance : c’est jouer au tennis avec des balles de plomb. Psyché existe, ardente et pure, déchue, souffrante, expiatoire ; rachetée enfin au Paradis des bienheureux.
Mais qui disait que nous n’avions pas d’âme ? »
Renée d'Unan, La Pensée française, 11/10/1923
NOTES
(1) Les éléments relatifs à l’édition hollandaise dePsyche sont empruntés à la postface du volume 14 des Œuvres complètes de Louis Couperus, volume que l’on doit à H.T.M. van Vliet, J.B. Robert et M. Boelhouwer (L.J. Veen, 1992).
(2) Gilbert Van de Louw, « Introduction », Psyché / Fidessa, Contes et légendes littéraires, traduits du néerlandais par David Goldberg, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 2002, p. 7 et 9. Relevons que Couperus a tout de même à l’occasion employé le terme « conte » à propos de Psyche, par exemple dans des lettres à son éditeur et à son ami Ram. Voir aussi le passage mis en exergue.
(3) On doit à Félicia Barbier d’autres traductions d’œuvres néerlandaises : Noto Souroto, « Orient et Occident », Le Monde nouveau, fév. 1926 ; Nico van Suchtelen, Le Sourire de l’âme (De stille lach, 1916), Paris, Éditions du Monde nouveau, 1930 ; Henri Borel, Wu-Wei. Fantaisie, inspirée par la philosophie de Lao-Tsz’, Paris, Éditions du Monde Nouveau, 1931, réédition sous le titre : Wu Wei. Étude inspirée par la philosophie de Lao-tseu, Paris, Éditions G. Trédaniel, 1987. Pour ce qui est de la préface de Julien Benda, voir la note 11 : ICI.
(4) Né en 1969, David Goldberg a pour sa part donné une très belle traduction d’un roman de Tommy Wieringa, Joe Speedboot, Actes Sud, 2008. Autres titres traduits : Bert Keizer, Danse avec la mort. Journal d’une liaison fatale, La Découverte, 2003 ; Connie Palmen, Tout à vous, Actes Sud, 2005 ; Rob Riemen, La Noblesse de l’esprit : un idéal oublié, préface de George Steiner, NiL, 2009…
(5) « Lettres néerlandaises : Psyche par Louis Coupérus, Amsterdam, L.J. Veen », Mercure de France, III, 1899, p. 837 et 839.
Revue des Lectures, 15 octobre 1923
(6) L’existence de cette traduction s’explique peut-être par le rôle joué par Adrienne Lautère (née Heineken), une femme d’origine hollandaise (des critiques ont pu souligner « sa connaissance imparfaite du génie de notre langue »), auteur des Lettres de la Hollande neutre (1920) ou encore de L’Âme latine de M. Louis Couperus, romancier hollandais, cette dernière étude justement aux Éditions du Monde nouveau, également en 1923. (voir à propos d’Adrienne Lautère sur ce blog la notice « La Saint-Nicolas », catégorie : « Contes Légendes Traditions »)
(7) Voir sur cette femme aujourd’hui bien oubliée « Christiane Fournier et son œuvre », Marie-Paule Ha, dans l’introduction à la réédition du roman Homme jaune et femme blanche, L’Harmattan, 2008, p. VII-IX). Christiane Fournier à la télévision française en 1959 : ICI.
Le portrait de Louis Couperus a été réalisé en 1892