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Peintres-Graveurs - Page 9

  • Notes d'un amateur de couleurs

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    René Bazin sur la peinture hollandaise



    Bazin2.pngDans ses Notes d’un amateur de couleurs, René Bazin (1853-1932), romancier à succès de son vivant, tombé aujourd’hui au purgatoire des lettres, s’arrête en vingt-cinq chapitres sur la passion qu’il vouait aux arts graphiques et à la nature. « Je ne m’y connais pas en peinture, nous prévient-il, et je cherche à pénétrer la substance des tableaux que j’ai vus, et, par elle, l’âme de l’artiste. » À côté de pages consacrées à Millet (« L’attitude »), Théodore Rousseau (« Rousseau et Millet »), Turner (« Trois vaisseaux de Turner »), Ingres (« Monsieur Ingres »), à des vitraux de Sainte-Gudule (« De quelques vitraux modernes »), à des pièces du musée de Tervuren (« Nos arbres »), aux tapisseries (« Tapisseries des Gobelins »), à Frits Thaulow (« Le portrait des maisons »), à Henri Le Sidaner (« L’œuvre d’Henri Le Sidaner »), à Louis Pasteur (« Les pastels d’un grand savant »), à l’Alsacier Charles Spindler (« Un maître marqueteur : Charles Spindler »), à l’architecte Sainte-Marie Perrin ainsi qu’à des peintres, graveurs ou aquarellistes de moindre renom (Henry Grosjean, Auguste Pointelin, Charles Lameire, Claude Ferdinand Gaillard, Émile-René Ménard, Lucien Simon, Charles Cottet, André Dauchez, Gaston Le Mains), il dédie quelques passages aux Hollandais et aux Flamand, repris ci-dessous d’après l’édition Calmann-Lévy (1920).


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    LE CHOIX DE L’HEURE DANS LE PAYSAGE

     

    Quelle vernisseuse que la pluie fondant la terre ! quelle broyeuse de jaune, d’orangé, de brun rouge ! quelle reine des couleurs fauves ! Une école seulement a bien parlé de la boue. Étudiez les maîtres hollandais ; voyez ce qu’ils ont mélangé de couleurs et comme ils ont tordu la pâte, pour illustrer, pour magnifier la cour piétinée d’une chaumine rousse, ou les abords d’un puits, ou la chaussée d’une levée. C’est tressé aussi richement que le vêtement de l’ange qui s’envole, dans le Tobie de Rembrandt.

     

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    Les Hollandais et les Flamands furent les maîtres du nuage, parce qu’ils voyaient plus de ciel, et qu’ils étaient patients. Ceux d’entre eux qui voyagèrent beaucoup en Italie, comme Karel-Dujardin, connurent bien la différence entre le nuage et la brume. Leurs moutons blancs sont de pures merveilles. Notre Lorrain, heureusement, les a tous dépassés dans l’intelligence de ces soirs lumineux où la terre n’est qu’un accompagnement du ciel, dans la science de l’or et du blond, et de l’harmonie de toutes les choses pénétrées de soleil, qui sont entrées dans l’ombre et qui l’éclairent encore. Le secret de sa manière n’a pas été retrouvé. C’est le génie. Mais ils n’ont pas cessé, depuis lors, d’être nombreux, les peintres qui ont senti profondément et tenté de traduire la mélancolie éclatante du soir, sa finesse, sa menace ou sa joie.

     

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    LA COMPOSITION DU PAYSAGE

     

    Quel monde, et comme vous serez impuissant à tout dire ! Les Hollandais eux-mêmes, qui peignaient les gouttes d’eau pendantes à la pointe des herbes et les images qui se miraient dans la goutte d’eau, ont laissé de côté bien des détails que saisissait leur œil habitué à la loupe. Fidélité impossible, et d’ailleurs inutile, et condamnée par le grand art. Quand un peintre représente, sur la toile, un kilomètre carré de la terre vivante, peu importe un lézard endormi au premier plan. Ce que nous lui demandons, ce qu’il nous donne, c’est l’impression qu’il a eue. Il a discerné l’essentiel dans l’image infiniment complexe ; il nous livre les éléments de résurrection. Les découvrir, les fixer, c’est tout son secret, et, s’il y réussit, c’est son génie.

     

     

    LES GRANDS ESPACES

     

    Les grands espaces, la mer nous les ouvre aussi. [] Le Lorrain cherche leur magnificence dans le reflet des nuages, des façades et des quais. Les peintres des Pays-Bas, qui n’ont point le même ciel, posent sur les lames grises beaucoup de navires, et attachent aux mâts beaucoup de drapeaux en tumulte. Tous ou presque tous pensent à l’aventure de la mer, à celle du vent, des rochers et des pirates, et aussi au profit que les marchands retirent des expéditions heureuses ; car elles ont fait faire de belles commandes : portraits d’hommes, portraits de femmes, groupes de bourgeois, chefs de guilde et vivant déjà noblement. L’amour de la mer pour elle-même, le sentiment de l’étendue avec notre âme seule habitante, on peut cependant les reconnaître, un peu effrayés, dans deux ou trois petits tableaux de Van de Velde et de Ruisdael.

     

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    À PROPOS DES PORTRAITS DE REMBRANDT

     

    On ne fait pas un artiste en vingt leçons, ni en mille. Un homme naît, il est doué d’une sensibilité clairvoyante ; la beauté répandue autour de nous n’est pas seulement pour lui une cause de joie, d’exaltation, d’éducation : il en devine les éléments, même dans sa jeunesse, plus tard il les voit, et, dès le commencement, il tente de l’exprimer. Les hommes primitifs qui gravaient, sur les parois des cavernes, et d’un trait magnifique, les rennes et les bisons, n’avaient pas de maîtres. Ils dessinaient d’après leur âme, ils simplifiaient une image, vivante en eux, et dont un sens mystérieux leur avait révélé les seules lignes émouvantes. Je Bazin7.pngpense à cela, souvent, lorsque je rencontre, par la ville, tant de jeunes rapins qui se rendent chez le maître, à l’atelier où ils perdent un temps précieux. J’ai envie de leur dire : « Vous allez apprendre ce qu’il faudra oublier, la manière qu’ont les autres de faire ce que vous voulez faire. Il y a un apprentissage nécessaire pour les métiers qui sont de l’imitation ; mais peut-on soutenir qu’il y a un apprentissage des arts ? » Et je continue le discours qu’ils n’entendent pas. « Jeunes gens qui avez l’œil vif, la barbe en pointe et le chapeau calabrais, il me semble que si j’avais votre âge et votre rêve, je serais un passant dans diverses études et officines, mais je ne demeurerais dans aucune. J’irais apprendre, chez un dessinateur sévère, à tailler un crayon et un bâton de fusain, à tracer la ligne d’horizon et les petits carrés qui servent, ou peuvent servir à la construction d’un ensemble ; puis, je le saluerais : ‘‘Merci, cher maître, je vais ailleurs.’’ J’irais chez un graveur, homme à la main légère, pour savoir ce qu’est un burin et ce qu’est une eau-forte, pour avoir, à ma disposition, ces deux puissances, qui se prêtent si bien à la fantaisie, et approchent le plus de la couleur. Je vivrais quelques mois chez un architecte, afin de ne pas ignorer les proportions d’une maison, et de feuilleter les grands livres d’images, où sont les pensées les plus complètes et les prières les plus durables que les hommes aient exprimées autrement que par les mots. Je demanderais à un peintre l’adresse d’un bon marchand de couleurs, et, s’il le connaissait, le secret des vieux maîtres, qui broyaient eux-mêmes la terre de Sienne. Quelques visites encore, chez divers artisans de moindre importance, et je me mettrais à travailler, comptant, pour souligner mes fautes, sur le goût qui nous avertit le plus souvent, et sur les petits amis, qui ne manquent jamais de le faire. »

    La plupart des patrons ne sont que des pousse-pousse. Ils introduisent le tableau dans les expositions, ils le font accrocher au bon endroit. Mais quelle part ont-ils dans une œuvre qui ne mérite d’être que si elle est nouvelle, différente de la leçon apprise, et telle qu’on y découvre une formule inédite d’un amour très ancien ?

    rené bazin,peinture,hollande,millet,rembrandt,ingresLe bon Millet entra dans l’atelier de Paul Delaroche. Que pouvait le peintre des Enfants d’Édouard pour ce génie de plein air ? Il passait quelquefois devant les chevalets, sans manifester son sentiment, si ce n’est par une moue, un petit sifflement, un froncement de sourcils, jugements dont les motifs échappaient à l’élève ; quelquefois il s’arrêtait, et, de ses lèvres sibyllines, tombait l’une des trois formules : « Ici, il en manque ;  – ici, c’est trop grand ; – ici, c’est mauvais. » Millet, qui avait de l’esprit, comprit tout de suite, et s’en alla. Combien d’autres restent, qui n’ont d’autre adjuvant que les refrains tout aussi vides des bonzes d’aujourd’hui ! Et la vie est à la porte qui les attend ! Et ils ont cent modèles gratuits, qui ne demandent qu’à poser, depuis la concierge, en bas, jusqu’au chat de la gouttière ! J’ai connu un vieux peintre, – il me semble qu’il avait été directeur de notre École de Rome, – qui ne pouvait souffrir ce genre de leçons. Il recevait dans un salon tout tapissé de tableaux, la dernière œuvre étant sur un chevalet, en face de la fenêtre, à la place où, jadis, s’asseyait la maîtresse de la maison. Et il y venait beaucoup de monde. Les conseils, on peut le croire, ne manquaient pas. Le visiteur se tenait, l’œil mi-clos, devant le chevalet; il méditait, il disait : « C’est de premier ordre, maître, et cependant, de ce côté, j’aurais voulu un peu plus... » Le mot hésitait, mais la main n’hésitait pas. Elle se dressait, le pouce bien écarté, large, formant spatule, les autres doigts repliés ; elle descendait en festons, lentement, et terminait le geste en brusque virgule : « J’aurais voulu un peu plus de ça. – Très bien ! très bien ! Ah ! vous souhaiteriez, vous aussi, un peu plus de ça ? Attendez ! » Le bonhomme courait exaspéré, trépidant sur ses jambes comme une marionnette sur ses crins, jusqu’à la table où il avait mis lui-même, en prévision, une feuille de papier et un crayon. « Tenez, monsieur, voilà de quoi expliquer votre pensée ; je ne la comprenais pas : expliquez-la ! » Le visiteur refusait invariablement le crayon, et le peintre, radouci, concluait : « J’aurais cependant aimé savoir de vous ce que vous entendiez par un peu plus de ça. Le mot n’est pas nouveau, croyez-m’en, ni le geste. Mais je n’ai jamais pu avoir la définition. »

    Quel maître a formé le plus profond des peintres, Rembrandt ? Souvenez-vous qu’à l’âge de quinze ans, le fils du meunier Harmen Gerritsz quitta l’Université de Leyde, où il était plus que médiocre écolier, et obtint de ne plus travailler que le dessin et la peinture. Chez qui ? Chez un compatriote qui avait habité l’Italie, qui avait vu la terre très illustre des arts, et que le reflet de cette lumière du Midi, mieux que le talent, rendait fameux. Le maître était un italianisant. Et où peut-on découvrir, chez Rembrandt, la méthode italienne, la clarté italienne, le goût des belles demeures où le marbre domine ? Non, le robuste gars fit semblant d’être le disciple de quelqu’un ; il ne le fut que de lui-même et des choses de son goût, et de la vie. Il ne cessa point, si ce n’est pour six mois peut-être, de regarder le moulin de Leyde, les canaux, les rues, les visages familiers, pendant la période décisive. Ses biographes parlent de sa prodigieuse ardeur au travail. Il dessinait tout, disent-ils. Et c’est bien là le maître véritable : tout.

    Bazin8.pngJe ne puis voir un portrait de Rembrandt sans admirer la valeur dramatique, le génie de romancier de ce grand homme. Sa compréhension de la douleur ou de la mélancolie n’a point d’égale, je veux dire dans le modelé des visages. Beaucoup de maîtres italiens, de ces primitifs qui étaient des âmes de haut vol et de maigre procédé, avaient trouvé, pour le visage du Christ ou de la Mater Dolorosa, des accents dune douleur plus qu’humaine. La tragédie sacrée avait en eux des acteurs perpétuels et à chaque fois émus. Lui, très vite, il a vu le sérieux des âges différents, la préoccupation, l’usure commençante ou profonde de chacun. Il a été l’observateur de la ride, du pli, du mouvement et de l’épaisseur des paupières, de la pesanteur des années. Il y a mis de la somptuosité. Et il a montré non pas la beauté reconnaissable sous ses transformations, mais par elles renouvelée et souvent agrandie. Car la jeunesse est belle, mais la victoire blessée peut l’être plus. Quelque chose de l’immortalité peut briller dans la fatigue, et le chant ininterrompu, ardent, sortir des ruines.

    Souvenez-vous des divers portraits que Rembrandt a faits de lui-même : de celui de la National Gallery, où il est jeune, vêtu et coiffé de velours ; de celui de Vienne, où il est vieux, de face, habillé comme un mineur qui sort du puits : le front n’a pas désarmé ; la volonté lutteuse, le sentiment de la puissance, qui était joyeux au début, s’est voilé de tristesse, mais sait mieux où il tend et à travers quoi il ira. À quelle époque le second a-t-il été peint ? Je l’ignore. Mais je suis sur que le peintre avait perdu Saskia, la jeune femme aux frisons blonds, qu’il avait épousée en 1634 ; que la jalousie des entrepreneurs de portraits, ses rivaux, lui faisait une guerre de tarifs et de calomnies ; qu’il entendait encore les bourgeoises d’Amsterdam, jeunes et vieilles, dames à collerettes, parler de la Ronde de nuit : « Un insupportable tableau, ma chère, que cette prise d’armes de la garde civique ! Je ne dis pas cela par dépit ; tout Amsterdam déclare que le seigneur capitaine Banning Cocq, mon époux, a été représenté fort avantageusement par le peintre, au premier rang, comme il convient, et avec une écharpe seyante et militaire ; il en est de même pour le lieutenant ; mais les hommes de la compagnie, même les marchands les plus importants, sont tout à fait sacrifiés ; on les reconnaît à peine ; tout est noir ; je comprends très bien le mécontentement de nos amies. Elles disent toutes qu’on aurait dû commander le tableau à un peintre capable de faire de la peinture claire ! »

    Cet homme qui jouait avec l’ombre étonnait ses contemporains. Il ne les rajeunissait pas. Il avait l’esprit si pénétrant, que, pour les avoir fréquentés quelques heures, et regardés sans songer à ce qu’ils lui disaient, bien qu’il en fît semblant, il pouvait fixer sur la toile leur humeur véritable, leur rêve secret, l’orgueil de la richesse ou du sang, la trace de plus d’un chagrin, de plus d’un appétit, et de la désillusion, ce qui est de l’histoire universelle. Souvenez-vous encore du portrait de son frère, de l’admirable vieillard juif de la collection Wallace, de l’Homme au casque d’or, du constructeur de navires et de sa femme, du portrait d’Elisabeth Bas, bonne femme impérieuse, empâtée, prête à discuter sur la Bible et sur les comptes des chambrières. Cette puissance divinatrice, sans laquelle il n’y a point de peintre de portraits, Rembrandt l’avait reçue. Mais ce n’était pas de son maître Jacob van Swanenburch.

    Bazin10.pngIl savait également qu’il est une espèce de portraits qu’il ne faut pas traiter en profondeur, et qu’un peu de philosophie suffirait à gâter : ceux des toutes jeunes jolies femmes. Ainsi fit-il un petit nombre de fois. Il a peint quelques-unes de ces tulipes de Hollande, très colorées, droites ou penchées, qui disent seulement : « Regardez-moi ! N’est-ce pas que je mérite de vivre et d’être aimée ? » Ce secret de l’exception, Rembrandt le devina, comme la règle elle-même. Van Swanenburch n’y fut pour rien.

    J’admettrai cependant qu’il put donner à son élève un avis de quelque importance sur un point contesté : il appartenait à l’école minutieuse.

    Toute la Hollande est ratisseuse et patiente. Il dut enseigner au fils du meunier de Leyde qu’il faut soigner chaque détail dans un bon portrait, peindre une collerette comme un œil, avec autant de respect, se complaire dans l’arrangement des plis d’un justaucorps, dans l’éclat d’une chaîne de cou, dans les reflets plongeants d’une fourrure très fine et souple autour d’une manche. Les peintres d’aujourd’hui sont en général d’un autre sentiment. Ils mettent bien de la couleur partout, mais ils ne dessinent que le visage et parfois les mains. Ils déclarent que l’enveloppe ne doit pas être finie. « Si elle l’était, disent-ils, l’attention risquerait de s’égarer, et la figure disparaîtrait. » Je ne dis pas non. C’est le danger. Pour l’écarter, il n’y a qu’un moyen : faire vivre une âme dans le visage. Elle commande alors tout l’œuvre, et c’est vers elle, irrésistiblement, que nos regards, amusés ailleurs, remontent avec respect.

     

    NOS ARBRES

     

    L’orme aussi est un blond. Il a eu ses bons portraitistes, mais dans le pays de Flandre et de Hollande, et en Angleterre principalement. Je ne trouve pas que nos peintres lui aient fait la part que méritent sa beauté, ses services, son étroit voisinage avec nous.

     

    MONSIEUR INGRES

     

    rené bazin,peinture,hollande,millet,rembrandt,ingresEn quittant « Monsieur Ingres », je me souviens que j’allais souvent visiter, dans la salle du Jeu de Paume, une autre exposition, celle des grands et des petits maîtres hollandais, et que je revenais chez moi en comparant France et Hollande. Pour la patience, je donnais le prix aux Hollandais. Ils ont fait de solides œuvres où rien n’est négligé, et ils ne peignent pas de beaux hommes, ni de belles femmes, ni des paysages étonnants : mais, mon Dieu, que tout cela est vrai, et quelquefois profond ! Je veux bien qu’un portrait soit intéressant, quand on peut dire au personnage : « Vous êtes un homme arrivé ; je devine ce que vous êtes et qui vous êtes, si votre amitié est souhaitable, votre parole sûre, votre esprit clair ou fourbe, et s’il faut me réjouir ou non, lorsque je vous rencontrerai. » Mais les meilleurs artistes de Hollande nous mènent bien plus loin : ils racontent le passé, et les chemins nous sont connus, que tant d’artistes ne savent pas voir, ces chemins et ces secrets dont la fatigue est écrite en nous. Ô mes chers Hollandais, vous n’êtes pas éblouis par le rang, la richesse, le charme même de vos modèles. Vous les vieillissez tous. Vous savez, et vous le faites bien voir, que les joues, le front, le menton d’un homme de trente ans ne sont pas exprimés par ces glacis bien nets qui ne conviennent qu’à la première jeunesse ; votre œil découvre les petites ruines commencées, celles qu’on peut attribuer à la pensée, les moindres le plus souvent, et les autres ; vous aimez les fortes griffades de la lumière sur le bout d’un nez, sur les pommettes, sur un bouton de métal et la garde d’une épée, mais vous ne croyez pas avoir tout dit quand vous les avez notées et rendues éclatantes ; vous poursuivez le jour jusqu’aux replis des étoffes et jusqu’au fond des chambres, et il n’y a pas de noir en vous, parce qu’il n’y en a pas dans la nature. Vos tableaux sont devenus, étant chargés de siècles, d’un blond vert ou d’un blond roux que vous ne pouviez prévoir mais rien n’efface des harmonies bien établies. Il arrive même que le temps les respecte entièrement. Tenez : un des paysages de cette exposition, une grande scène de patinage, de Van der Neer, avait gardé tout son duvet de jeune tableau. On y voyait du rose, du rose de Hollande, un ciel fleuri de longues bandes de glaïeuls. Il en tombait des reflets jusque sur les voisins. Quels frais coloristes vous étiez ! Et puis, nul après vous n’a mis tant de mouvement, ni tant de légèreté, dans des ciels plus étendus. Vous êtes, dans l’universel concours, les premiers en nuages et les premiers dans la préparation du roman. 

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  • Intermède Rembrandt

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    REMBRANDT PAR SIMON SCHAMA

     

     



     

    Dans un livre à facettes multiples crépitant d’énergie intellectuelle, le grand historien Simon Schama s’attache à montrer comment Rembrandt est devenu Rembrandt, comment celui qui voulait être le Rubens de la Hollande - et qui a échoué dans cette ambition - est devenu peu à peu le maître admirable que nous mettons aujourd’hui au-dessus du peintre d’Anvers, mais au prix d’une gloire décroissante auprès de ses contemporains, qui lui préférèrent des artistes de second ordre et le laissèrent terminer sa vie dans la pauvreté. L’étude de ce parcours est minutieuse, se fonde sur un examen très fouillé de nombreux tableaux et dessins, d’un ton singulièrement personnel et passionné, d’une autorité aussi convaincante que provocante. Jamais livre ne nous a pareillement plongés dans l’œuvre d’un peintre. Dans l’œuvre et la vie de deux peintres, devrait-on dire, car Schama étudie successivement le modèle puis le disciple, Rubens, puis Rembrandt. Du même coup, il fait revivre leur environnement, la lutte acharnée qui a donné naissance aux Pays-Bas catholiques et aux Provinces-Unies protestantes. De telle sorte que la vie et l’œuvre de ces deux peintres s’encadrent dans une fresque historique et sociale d’une magnifique ampleur.

     

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    S. Schama, Les Yeux de Rembrandt, Le Seuil, 2004, trad. André Zavriew

     

     

     

     

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  • Vincent van Gogh, homme de lettres

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    Les ouvrages de Wouter van der Veen

    sur Vincent van Gogh

     

     

    En 2007, Wouter van der Veen a soutenu une thèse intitulée Van Gogh, homme de lettres. Littérature dans la correspondance de Vincent van Gogh. On peut lire ICI l’intégralité de ce travail qui s’intéresse aux nombreuses lectures du peintre qui fait partie des plus grands écrivains d’expression néerlandaise du XIXe siècle.

     

     

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    Vincent van Gogh, Lettres, Actes Sud, 2009

     

     

    EXTRAITS

     

    « Le présent essai a pour objet le rapport entre Van Gogh et ses lectures, dans le cadre de son évolution spirituelle et intellectuelle, et dans les limites de ce qu’il mentionne dans sa correspondance. […] Cette étude tente donner une vision complète et approfondie de Van Gogh tel qu’il se profile à travers les références littéraires dans sa correspondance : un homme passionné de littérature, à la recherche de textes applicables à sa propre réalité, puisant dans ses lectures des idées, du divertissement et du soutien moral. Plutôt que de chercher à savoir ce qu’il avait pris dans la Bible, puis dans Michelet, puis dans Zola, l’étude présente s’interroge sur ce que ces textes et auteurs ont en commun, faisant la démonstration d’une continuité étonnante. L’analyse de la matière littéraire assimilée (ou rejetée) par Van Gogh permet de mieux comprendre quels étaient les moteurs essentiels de sa pensée, au-delà de tout paradigme prédéfini. »

     

    CouvVanderVeen.png« Ses lectures reflètent fidèlement ses préoccu- pations et ses centres d’intérêt ; elles contribuent à nourrir ses réflexions, et fournissent les appuis nécessaires pour justifier ses actes les plus discutables. La littérature lui paraît aussi importante que la peinture. Elle l’a formé, influencé, et rassuré sur sa propre originalité. Cependant, Van Gogh, grand réfractaire au sens critique toujours en alerte, ne se laisse pas impressionner par n’importe quel texte. Son enthousiasme, qu’il cultive, ne l’aveugle pas. Il gère attentivement l’influence que ses auteurs de prédilection peuvent avoir sur lui. Il aime les rebelles, les intransigeants, les actions claires, les écritures simples et viriles. Les livres qu’il lit sont le reflet de sa personnalité. Ceux qui le caractérisent le mieux sont La Case de l’oncle Tom, de Beecher-Stowe, A Christmas Carol, de Dickens, Les Misérables, de Victor Hugo, Germinie Lacerteux, des Goncourt, et enfin Tartarin de Tarascon de Daudet. Des livres qui lui parlent d’humanité, du quotidien, et enfin de ses rêves. Les personnages de ces livres sont ceux qu’il rencontre et qu’il aime. Ce sont également des personnages auxquels il s’identifie : souvent seuls contre tous, opprimés, sensibles, attendrissants et incompris. »

     

    CouvVanderVeen1.jpg« Le français, sous la plume du peintre, devient un terrible champ de bataille où s’af- frontent une volonté de correction, née de sa passion pour la culture française, et un besoin intransigeant d’expri- mer ce qu’il estime nécessaire de l’être. Les forces sont inégales. La volonté d’expres- sion l’emporte toujours sur le désir de correction grammaticale, même si cette dernière ne s’avoue jamais vaincue. Le déséquilibre perpétuel qui s’installe ainsi entre signifiant et signifié donne naissance au sens dans la prose française de Van Gogh. Dans cette optique, il n’est plus étonnant de constater que Van Gogh néglige les éléments les moins signifiants du français – la ponctuation, l’accentuation, les signes graphiques formels comme les traits d’union et les cédilles – et qu’en même temps il s’acharne infructueusement à maîtriser l’imparfait du subjonctif – qui témoigne d’un niveau de langage élevé, dont l’utilisateur appartient naturellement à une certaine forme d’élite.

    « Les puissants effets de style que Van Gogh atteint par endroits dans sa prose résultent presque toujours d’un abandon des conventions syntaxiques, au profit d’une juxtaposition de termes épurée d’une bonne partie des éléments non-signifiants de la langue. Ce mécanisme, qu’on observe autant dans son recours fréquent au style télégraphique que dans ses nombreux sauts abrupts d’une idée à l’autre, sans transition, est une des composantes essentielles de son langage. Ce qui paraît à première vue abscons et désordonné est pour une grande partie le résultat d’une sélection drastique opérée systématiquement dans ce domaine peu ouvert auxinitiatives personnelles qu’est la langue française. ‘‘En tant que quant à moi’’ est sans doute la formule qui caractérise le mieux le langage de Van Gogh : académiquement, c’est parfaitement incorrect ; au niveau de la puissance et de la signification, c’est tout à fait éloquent. »

     

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    Dans un ouvrage plus récent, Wouter van der Veen revient, en collaboration avec Peter Knapp, sur les 70 derniers jours de Vincent van Gogh à Auvers-sur-Oise : 

      

      

    Vincent van Gogh s’installe le 20 mai 1890 à Auvers-sur-Oise, et passe les soixante-dix derniers jours de sa vie dans la petite Auberge Ravoux. En deux mois, il peint presque autant de tableaux que Klimt en toute une vie. Ce livre réunit pour la première fois l’ensemble de ses dernières œuvres, et les met en regard avec les lettres, souvent illustrées, qu’il a écrites à son frère Theo, à sa belle-sœur Johanna, à sa famille et à ses amis. En étudiant de près cette correspondance, ainsi que d’autres documents inédits, Wouter van der Veen met aussi en évidence, pour la première fois, le rôle de Johanna Bonger dans la reconnaissance de l’œuvre de Van Gogh.

    Cet ouvrage contient le fac-similé du brouillon d’une lettre à Theo, que Vincent van Gogh portait sur lui le jour de son suicide.

     

     

    LES AUTEURS

    Co-fondateur des éditions Arthénon, docteur ès lettres et historien d’art, Wouter van der Veen est conseiller scientifique du Musée Van Gogh d’Amsterdam, enseignant à l’Université de Strasbourg et directeur délégué de l’Institut Van Gogh d’Auvers-sur-Oise.

    De 1999 à 2009, il a fait partie de l’équipe de chercheurs qui a examiné les lettres de Vincent van Gogh dans le cadre de l’édition de la correspondance complète et critique de l’artiste. Il est l'auteur, entre autres, de Van Gogh, A Literary Mind (Musée Van Gogh/Waanders, Amsterdam/Zwolle, 2009), de Dans la chambre de Vincent (Éditions Desmaret, 2004), ainsi que des commentaires du film Derniers jours à Auvers (Productions Camera Lucida, 52’, 2007) de Peter Knapp.

     

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    Mathieu Wernet. Peintures, éd. Arthénon

     

    Plasticien, photographe, directeur artistique et cinéaste de renommée mondiale, concepteur de la collection Profil des Arts aux Éditions du Chêne, Peter Knapp a été deux fois récompensé du prix du Meilleur livre d’art de l’année (pour Giacometti, et Lumières de Chartres). En 2007, il a réalisé le documentaire Derniers jours à Auvers, puis, en 2009, coréalisé avec François Bertrand un documentaire Imax, Moi, Van Gogh.

    Résolument centré sur le travail du peintre, ce dernier film est un voyage inédit, en très grand format (70 mm), au cœur de l’œuvre de l’artiste, une plongée dans son univers et ses créations, qui s’éloigne du cliché pour nous rapprocher de l’homme. À l’origine du projet Vincent van Gogh à Auvers, Peter Knapp en a, avec talent et passion, assuré la direction artistique. Également professeur à l’Académie Julian et enseignant à Sciences-Po, Peter Knapp a analysé les aspects chromatiques et la méthode de Van Gogh à travers son parcours professionnel.

     

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    édition anglaise de Vincent van Gogh à Auvers,

    éd. Monacelli Press

     

     

     

  • Lucas Cranach l'Ancien en poésie

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    Un poème d’Astrid Lampe

     

     

    CranachExpo.pngÀ l’occasion de l’exposition The World of Lucas Cranach au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, les visiteurs peuvent découvrir des peintures parlantes : « Au XVIe  siècle, le tableau vivant était considéré comme un genre “littéraire” dans les cercles de rhéteurs. Dans l’exposition de Cranach, ce n’est plus l’homme qui est considéré comme une sculpture humaine mais les tableaux qui sont “anthropomorphisés”, au propre comme au figuré. Ce concept est un clin d’œil au peintre anversois Jan Cox qui avait un jour déclaré qu’il fallait savoir écouter ses peintures pour en saisir le sens. Cinq poètes de renom, issus de Belgique et des Pays-Bas se sont chacun inspirés d’une peinture de Cranach pour lui insuffler vie sous la forme d’un poème. Ils ont ainsi donné le jour à cinq poèmes audio uniques qui donnent la parole à la peinture. Les cinq poètes ont tous des atomes crochus avec le monde de Cranach. Certains ont préféré laisser libre cours au personnage du tableau, d’autres ont choisi de donner vie à la peinture elle-même. »

    Les poètes en question sont Stefan Hertmans (Belgique), Astrid Lampe (Pays-Bas), Lucienne Stassaert (Belgique), Gwenaëlle Stubbe (Belgique) et Han Van der Vegt (Pays-Bas). On peut entendre les poèmes en 3 langues : traductions de Piet Joostens pour le néerlandais, Daniel Cunin pour le français, Cole Swensen et Willem Groenewegen pour l’anglais.

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    Lucas Cranach l’Ancien, Lucrèce, vers 1510-1513, collection particulière © www.humanbios.com, Human Bios GmbH, Suisse 

     

     

    Le poème d’Astrid Lampe inspiré du tableau Lucrèce

     

     

    weer valt mijn vacht op dezelfde plek open

    kan het blote oog bloter: neem bezit van mijn wit

    neem bezit van dit wit, sla het op sla me open

    room me af met je blik voel je vingers

    weer lopen: niets verzinnen manmijn

    de wol die ik spon tot jij mij weer liet spinnen

    was de wol die ik kaarde o en wit was die wol

    o en witter mijn tint nu, de teint die ik trouw met de room voor je

    spaarde: uit! nu die droom, vals de dag

     

    weer valt de nacht op dezelfde plek open

    kon het boze oog bozer

    al het zwart kruipt zo naar boterzwaar in me op

    kan je blote oog bloter kón ik maar blozen liefste o en dolk

    stoot me rozen al bleef ik dood in zijn grafkou, nog trekt de slaap

    het halve werk van die lafaard nu simpel voltooien

    open en bloot rond me af neem bezit van dit wit o

    en hart noem me diertje jouw Lucretia totaal ( )

    blind leid ik je staal stoot o en stoot nog éénmaal

     

     

     

    encore même endroit encore ma fourrure s’entrouvre

    l’œil nu peut-il se faire plus nu

    prends ma blancheur prends

    possession de ma peau blanche peau

    couve-la des yeux allaite-toi

    ouvre-moi de tes doigts cours et parcours – sans minauder

    la laine que j’ai filée pour filer doux

    entre tes doigts, laine ô combien blanche

    ô combien plus blanc mon teint

    teinte et lait que j’ai gardés fidèlement

    pour toi : fini ! d’abord le rêve, faux jour

     

    encore même endroit encore la nuit s’entrouvre

    le mauvais œil peut-il se faire plus mauvais

    tout le noir grimpe caillé en moi

    ton œil nu peut-il se faire plus nu

    et moi rougir ô tendre et dague

    poignarde-moi de roses même si je gis

    dans le froid de sa tombe le sommeil attire

    histoire de finir le boulot bâclé de ce couard

    ouverte et nue achève-moi prends possession de cette blancheur ô

    cœur appelle-moi biche ta Lucrèce toute (  )

     aveugle je guide ton acier frappe oh poignarde et frappe encore 

     

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

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    Lucas Cranach l'Ancien, Le Suicide de Lucrèce, 1538, Bamberg, Neue Residenz 


  • Artiste fin de siècle

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    Carel de Nerée

     

     

     

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    Autoportrait

     

     La Jeune mariée (détail)

    denerée16bis.pngChez lui, pas de vaches, pas de canaux, pas de watergangs, pas de marines, pas de femme au pot de lait, pas de ciels immenses dominant une bataille navale, pas de moulins se reflétant dans l’eau, aucun intérieur d’église, aucune maison proprette, pas d’horizontales et de verticales noires, pas de tournesols, mais des visages de fées, de sorcières, des faunes, des fleurs vénéneuses et des fleurs de givre, des violets et des ors, des flexuosités noires, des tétins turgescents. Autodidacte et dandy, le peintre et des- sinateur Christophe Karel Henri (Carel) de Nerée tot Babberich (1880-1909) est en effet un des rares représentants néerlandais du décadentisme. Élevé dans une famille noble de la Gueldre fondée par un « ministre de la parole de Dieu » ayant fui la France vers 1600 (1), il suit des études à Anvers puis se destine à la diplomatie. Parallèlement, il caresse l’espoir de faire une carrière littéraire avant de donner la priorité à l’art pictural, en particulier au dessin (à partir de 1898), même s’il ne se sent pas à vrai dire une vocation d’artiste. Nommé Secrétaire du Consulat des Pays-Bas à Madrid, il s’établit brièvement dans cette ville où les premiers symptômes de la tuberculose ne tardent pas à se manifester. Près de trente ans plus tard, l’écrivain Henri van Booven (1877-1964) est revenu sur cette période de la vie de son ami cultivé, pétillant, plein d’esprit et doué d’une mémoire exceptionnelle (2), dans un roman à clé : Een liefde in Spanje (Un amour en Espagne, 1928). Joris van Ree y apparaît comme l’alter ego du défunt cependant que l’auteur narre les semaines riches en aventures qu’ils passèrent ensemble dans ce pays en faisant leur le denerée24.pngprécepte flaubertien : Il faut vivre en bourgeois et penser en artiste. On suit en particulier les principaux personnages dans une maison close de Madrid où ils dînent et passent certaines nuits, chacun avec sa demoiselle attitrée. Plutôt médiocre et décousu, ce roman présente tout de même quelques pages en rapport avec l’univers cher à Carel de Nérée (par exemple des descriptions de cauchemars). (3)

    Judith

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    Si la manière de Carel de Nerée restitue un univers qui n’est pas sans rappeler celui d’un Baudelaire, d’un Verlaine, d’un Pierre Louÿs, d’un D’Annunzio ou encore d’un Camille Mauclair, et traduit l’influence d’Aubrey Beardsley et des peintres Goya et Jan Toorop – on a pu aussi relever une parenté entre quelques-unes de ses œuvres et certaines de Toulouse Lautrec, d’Odilon Redon ou de Gustave Moreau –, l’artiste affirmera dans les dernières années de sa vie un talent et un coloris propres dans une veine voluptueuse et décadente qu’il qualifiera lui-même de « cérébro-sensuelle ». On estime qu’il a réalisé de 300 à 400 œuvres – dont beaucoup suggèrent une impression trompeuse d’inachevé – qui n’ont jamais été exposées de son vivant. Carel de Nerée a laissé des créations directement inspirées de romans comme Extase de Louis Couperus ou Le Jardin des supplices d’Octave Mirbeau, et de poèmes de Mallarmé ou de Tristan Corbière. On a aussi de lui une aquarelle représentant la célèbre Yvette Guilbert. 

     

    C. de Nerée

    denerée4.pngPlusieurs expositions lui ont été consacrées en Hollande – la première en 1910 a suscité l’enthousiasme et l’admiration de plus d’un critique, et il en ira de même dans les décennies suivantes, par exemple en 1926 (voir article de Just Havelaar dans Het Vaderland du 27/10/1926) ou en 1934 (voir l’article de W. Jos de Ruyter dans Het Vaderland du 29/11/1934) –, ainsi qu’en Allemagne et en Italie, mais pas encore semble-t-il en France ni en Belgique.

    Sérénité (détail)

    DeNerée17.pngDans la magnifique revue d’art et de culture Elsevier’s Geïllustreerd Maandschrift (numéro 42, 1911, p. 6-18), Henri van Booven a rendu hommage à son ami dont il s’était toutefois éloigné après la période espagnole. Les deux dandys ont été très liés pendant trois ans avant que Carel n’effectue de nombreux séjours à l’étranger pour se soigner et qu’un différend ne vienne troubler leur belle entente. C’est peut-être par l’intermédiaire du romancier que La Revue de Hollande – à laquelle celui-ci avait donné la nouvelle Império en décembre 1915 – est entrée en contact avec l’un des frères du dessinateur et a publié deux poèmes du disparu ainsi qu’un autoportrait (n° 7, janvier 1916, cahier de 2 pages entre les pages 853 et 854). En juin 1916, Nandor de Solpray présentait Carel de Nerée aux lecteurs français (4), des pages en partie inspirées par le texte de Van Booven. Ce sont ces documents édités par le périodique franco-hollandais qu’on pourra lire ci-dessous, rehaussés de reproductions d’œuvres du décadent néerlandais.

     

     Etude d'une Sulamite (détail)

    denerée18bis.png(1) Richard Jean de Nerée (1579-1628), traducteur des actes du synode de Dordrecht et auteur du poème Avant-panegyrie ou Trophees rares de son Excellence Monseigneur le Prince d’Orange (1619).

    (2) Il récitait ainsi à son ami Van Booven des poèmes de Verlaine après les avoir lus une seule fois.

    (3) Ce livre dont l’action se déroule entre la Hollande, l’Espagne et la France et qui mélange extraits de lettres, du journal intime du narrateur et relation du séjour de ce dernier auprès de son ami qui ne tarde pas à tomber malade, comporte plusieurs pages sur la région d’Auxerre où l’alter ego de Van Booven se retire afin d’y peindre et de recouvrer une certaine sérénité. 

    (4) Ces pages 1442-1447 sont placées juste après une étude étoffée de Francis de Miomandre sur Oscar Venceslas de Lubicz-Milosz : « O.-W. Milosz » (p. 1413-1441).

     

     

     

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    « Ramina, mooie ramina ! »* 

    Dans le silence de la petite rue hollandaise la voix traînante du marchand s’élève, nostalgique. Le silence ? Sans doute, malgré qu’au loin, par-delà les jardins et les maisons de briques, la mer du Nord poursuive sa plainte sans fin. 

    Les passants attardés de La Haye, ceux qui promènent quelque rêve et ceux qui digèrent, en levant les yeux, voient une fenêtre qui reste, longtemps dans la nuit, éclairée. 

    Une lampe, couverte d’un abat-jour jaune, projette son or léger sur les murs de la chambre où courent d’étranges décorations vert or et vert noir. Les rayons d’une bibliothèque portent des livres aux riches reliures. La Belle Inconnue de l’École florentine regarde dans la nuit, en souriant de son éternel sourire de marbre. Les tapis, d’un violet sombre, donnent à la pièce on ne sait quel air de « décadence ».

    « Ramina, mooie ramina… » 

    C’est dans cette demeure qu’il voulut étrange, qu’a rêvé, c’est là qu’a souffert durant sa trop courte existence, Karel de Nerée tot Babberich, peintre et poète.

     

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    Clownerie (1904) 

     

    Feuilletons les livres qu’il aimait. Baudelaire et Verlaine, Poe et Wilde, Maeterlinck et Rodenbach nous révèlent un cœur amoureux des rares émotions et des longues tristesses. Les vers de Herman Gorter, poète hollandais et ceux de Hugo von Hofmannsthal ont souvent empli le crépuscule attardé. De Nerée lisait ces poètes à voix haute et nous aimons à penser que les strophes de la Tristesse de la Lune se sont mariées, dans le soir bleuâtre et tiède, au bruit monotone de la mer.

    Nous voudrions esquisser, sans nulle prétention à la « critique d’art », la silhouette de ce peintre dont l’œuvre reste encore énigmatique et troublante dans sa forme, précise ; nous voudrions le montrer tel qu’il aimait à être vu, modeste avec hauteur, impitoyable aux sots, aimant les fêtes et les femmes, très peu deftig**, mais doué d’un tel pouvoir de séduction, qu’en ce pays de Hollande où il est si dangereux de rompre avec certaines traditions, il fut pourtant aimé, fêté, recherché.

    Ceux qui l’ont connu nous l’ont dépeint, svelte dans les costumes qu’il dessinait lui-même et parlant des choses qu’il aimait, en tenant levées, pour que le sang ne les alourdît point, ses mains petites, blanches et belles merveilleusement. Il abondait en comparaisons hardies et se laissait emporter très loin par son sujet, oubliant même ses interlocuteurs.

    De Nerée avait-il le pressentiment de sa fin rapide ? Il semble avoir cherché en des voyages fréquents cette abondance d’im- pressions qu’apporte la vue des paysages chaque jour différents et des visages toujours nouveaux. Son état de santé l’obligeait d’ailleurs à de fréquents séjours en Suisse, mais il goûtait pourtant la vie un peu factice des désœuvrés que les couchers de soleil sur la montagne reposent des crépuscules vénitiens et que la mélancolie du Campo-Santo de Pise berce après le carnaval romain.

    S’il nous avait été permis d’entrer dans l’intimité d’un mort que tant de proches pleurent encore, nous aurions sans doute évoqué la belle existence d’aventures qu’il mena. Il savait le charme des petites villes italiennes et Marietta, la Pisane, le retint de longs jours. L’histoire qui paraît détachée des Mémoires de Jacques Casanova finit tristement : la Marietta – délaissée peut-être ? – s’empoisonna.

     

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    La Belle image

     

    Nous ne pouvons adopter, pour Karel de Nerée, le cadre d’un article tel qu’il se présenterait à nous s’il s’agissait d’un autre artiste. De Nerée fut un « peintre maudit ». Il a été l’évocateur de nos rêves inavoués.

    C’est à Baudelaire, Verlaine et Mallarmé qu’il doit d’avoir couru, encore adolescent, aux limites extrêmes de la sensation ; d’avoir osé sonder certains abîmes ; d’avoir respiré les plus dangereux parfums.

    Il leur doit cette éducation de la sensibilité qui lui a permis d’exprimer, dans des images d’une forme nouvelle, les rêves qui nous hantent par les soirs mauvais. Nous sommes d’autant plus heureux de pouvoir noter quelques-unes des impressions que nous a laissé l’œuvre de Karel de Nerée, que cet artiste paraît subir, momentanément, le sort injuste dévolu à ceux qui n’ont pas reculé devant les ténèbres d’un monde qu’il est périlleux de vouloir explorer.

    Nous avons dit que de Nerée fut un voyageur passionné, mais combien plus beaux sont les voyages qu’il a entrepris dans les palais de mystère qui sont plus proches de la maison Usher que des châteaux de fées ! Nous imaginons que son regard intérieur a visité tous les jardins de Bagdad, qu’il a suivi les couloirs des palais égyptiens et s’est arrêté sur toutes les fleurs d’Asie. Karel de Nerée est le peintre des crépuscules et du mystère, mais, avant tout, il a été obsédé par ce qu’il y a de moins matériel dans le corps humain : les yeux (1). 

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    signature de l'artiste

     

    Les personnages de Karel de Nerée nous regardent, si l’on peut dire, par tout leur corps. Ils sont brûlés de regards, étoilés de pupilles ; les seins dressés d’une longue courtisane portent à leurs extrémités deux yeux ; dans les broderies de ses bas, des prunelles nous guettent, et ses ongles, étroits et pointus, ont des yeux enchâssés.

    Dans les yeux des visages, chez ce peintre, frissonnent mille paysages, comme en ces lacs qui reflètent le ciel et les arbres et semblent dessiner la forme du vent qui ride leur eau.

    Nous avons lu autrefois, dans un livre très beau, mais que nul ne connaît, la merveilleuse histoire d’un amant qui vit un jour dans les yeux de la bien-aimée, tous les pays qu’elle avait visités, tous les ciels qui l’avaient baignée de lumière, toutes les fleurs qui la charmèrent… Tour à tour triste et joyeux, il la vit passer, dans l’aube mouillée et le soir vaporeux, au bras d’un autre cavalier, il vit ses robes d’autrefois et les abandons et les perfidies… De Nerée projette ainsi dans les yeux qu’il dessine les rayons d’un esprit sensible et riche. Il fait naître une prunelle de chaque paillette de jupe, des pierres des bagues, et l’améthyste, crépusculaire, regarde et rêve du passé. 

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    catalogue exposition 1975, Clèves

     

    Nous tâchons de nous rapprocher le plus possible de l’artiste dont l’œuvre nous a séduit et nous nous défions de la forme « pontifiante » de certaines critiques autant que des sèches énumérations et des comparaisons dangereuses. Mais s’il est un nom que nous puissions prononcer en même temps que celui de de Nerée, c’est celui de l’étrange et subtil Aubrey Beardsley.

    On nous assure cependant que le dessinateur hollandais ne connut guère que dans les dernières années de sa vie les figures troublantes de Beardsley. Il avait déjà créé – ou rêvé – son univers, parcouru tous les parcs crépusculaires où jouent des violons invisibles et senti peser sur lui le regard humain qui l’a tant obsédé.

    L’idée de la mort domine l’œuvre de de Nerée. Ce voluptueux triste voit toujours le squelette à travers les jeunes corps qu’il dessine. Certaines de ses illustrations laissent une impression de gêne. Il a souvent exprimé ce « qu’il ne fallait pas dire ».

    Sur des fonds crépusculaires il a fait surgir les princesses barbares de ses rêves. Ces sœurs des Damnées de Baudelaire, sont vêtues de robes brodées et surbrodées. Elles sont parfois nues.

     

    La très chère était nue et connaissant mon cœur,

    Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores… 

     

    Ces femmes, certains jours, s’habillent comme des Rôdeuses et la magnificence de leur corps éclate pourtant parmi leurs haillons.

    « Il avait le don merveilleux de voir plus loin que l’apparence extérieure, il voyait au-delà de l’expression des visages, et derrière les formes fallacieuses, l’âme humaine… » nous écrit son frère, le peintre François de Nerée qui, avec piété, garde le souvenir du disparu. 

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    Carel de Nerée

     

    Parmi les œuvres les plus importantes et les plus caractéristiques que laisse Karel de Nerée, il faut citer quelques séries d’illus- trations pour les éditions de luxe de certains livres. Ses premiers dessins de ce genre étaient destinés à illustrer la Dernière Incarnation, de Henri Borel (2).

    Il existe aussi quelques dessins pour Extase, une des œuvres les plus connues de Louis Couperus. Le Johannes Viator de Frederik van Eeden avait aussi tenté l’imagination de de Nerée et il a exécuté des dessins qui conviendraient à une édition de ce beau livre.

    De la même époque datent Sérénité et la belle Annunciata (dessin au crayon). Ce sont deux yeux, surnaturellement beaux, qui regardent dans le lointain. L’une des toiles les plus importantes de l’artiste, Le Cloître, paraît avoir été peinte dans ce temps. 

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    Extase

     

    Il fit quelques dessins sur soie que sa mère broda, et des illustrations de Verlaine.

    La Bénédiction, dessin sur soie, peut être compté parmi ses œuvres les plus remarquables. C’est une symphonie en argent bleu pâle et rose tendre.

    Vers 1904, Karel de Nerée fit des illustrations pour la Salomé d’Oscar Wilde, L’Après-midi d’un faune de Mallarmé et un frontispice destiné aux Amours Jaunes de Tristan Corbière.

    Nous connaissons de de Nerée une étude de nu au crayon, aux lignes souples et tendres qui semblent être sculptées dans le marbre.

    Six mois avant sa mort, Karel fit un dessin qu’il intitulait Tantris le Harlequin. C’est Tristan, habillé en Arlequin, qui joue tristement du violoncelle. Son dernier dessin, Finis (La Fin) représente une tête de Faune qui regarde du haut d’un piédestal. Nous sommes sensibles à cet adieu « verlainien » de l’artiste. 

     

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    poème publiée dans La Revue de Hollande 

     

     

    Nous avons intitulé ces notes : Karel de Nerée peintre et poète. De Nerée a laissé le début d’un roman intitulé Burgerdom (La Bourgeoisie) (3). Il fut, avant d’être dessinateur, poète et poète d’expression française. La Revue de Hollande a déjà publié*** deux de ses poèmes. Comme dans ses dessins, l’influence de certains écrivains français est notable. La langue poétique de de Nerée n’est pas très riche, mais sa sensibilité trouve à s’épancher malgré la médiocrité apparente des moyens d’expression.

     

    mausolé

     

    Vous me verrez peut-être un jour dans un suaire.

    J’aurai l’air de la mort.

    Mais je naîtrai alors.

    Ce ne sera pas loin, pas si loin qu’on le pense :

    Mes mains sont maigres

    Mes doigts sont pâles et ma bouche flétrie, hélas.

    La mort, je le sais, est proche. 

     

     

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    La Musique (1904)

     

     

    Karel de Nerée est mort à Todtmoos (Grand Duché de Bade) le 19 octobre 1909, dans sa vingt-neuvième année. Il laisse une œuvre qui n’est guère connue en dehors des frontières hollandaises. Sa première exposition, au Kunstkring de La Haye, en 1910, fut un évènement, car en dehors de quelques amis et des membres de sa famille, nul ne connaissait ses dessins.

    Il est à souhaiter que l’œuvre de Karel de Nerée soit exposée à Paris. La peinture hollandaise ne s’arrête pas à Rembrandt, comme on pourrait le croire : il sera bon, il sera juste, que les Toorop, les de Nerée, les Van der Hem (4) affrontent, après la guerre, la lumière d’un Paris pacifique et glorieux.

     

    Nandor de Solpray

     

     

    * « Radis noirs, les beaux radis noirs ! »

    ** « Comme il faut. »

    *** n° 7, janvier 1916. Poèmes et portrait.

     

    catalogue exposition fin 1974- début 1975, Laren 

    denerée21.png(1) Henri van Booven insiste sur ce point dans son article de 1911.

    (2) Cette nouvelle de Henri Borel a paru sous la forme d’une « adaptation » française de Léon Paschal dans le n° 3 de La Revue de Hollande, septembre 1915, p. 325-335. 

    (3) La légende veut qu’il ait écrit et brûlé ce roman.

    (4) Piet van der Hem (1885-1961), peintre qui voyagea beaucoup et séjourna à Paris en 1907-1908. Il a aussi laissé une œuvre de dessinateur (politique). À ne pas confondre avec le des- sinateur du XVIIe siècle Herman van der Hem établi et mort à Bordeaux.

     

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    poème publié dans La Revue de Hollande

     

     

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