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littérature - Page 26

  • Stiletto Libretto

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    Pègre & Belles Lettres : Prix Diamanten Kogel 2009


    CouvStiletto.jpg

     

    C’est l’histoire d’une petite frappe dont plus aucun truand ne veut dans son entourage. Le bonhomme s’appelle Jimmy Hendricks, comme Jimmy Hendrix mais avec ck. Il passe sa dernière nuit en prison, une nuit plutôt mouvementée. Peu après sa sortie, il sème la zizanie et la panique dans les hautes sphères criminelles de Los Angeles. Tout simplement parce qu’il se retrouve en possession d’un manuscrit qui narre de façon romancée l’existence d’un caïd, le plus grand trafiquant d’armes de la région. Et parce qu’il veut devenir célèbre, être considéré comme un grand écrivain en se faisant passer pour l’auteur de ce livre sulfureux intitulé : Les Andouilles meurent un tout petit peu plus vite que les autres. Atmosphère :


    Trailer en anglais Stiletto Libretto

     

    Bien entendu, le roman que notre second couteau est parvenu à publier, sous pseudonyme, ne plaît pas à tout le monde. Même si les gangsters ne lisent guère, le succès de librairie ne passe pas inaperçu. Pour les truands dont les agissements sont dénoncés dans le best-seller, reste à trouver qui se cache derrière le pseudonyme et à lui envoyer un tueur hors pair qui travaille ses victimes au stiletto, non pas l’escarpin, mais le couteau à cran d’arrêt.

    Entre pages qui enchevêtrent humour, slapstick, suspense, érotisme, dialogues vifs et règlements de compte, on assiste à maints rebondissements grâce en particulier aux situations contradictoires et loufoques dans lesquelles se retrouve le héros raté. Pour lui, la réalité dépasse bientôt la fiction. Il est sans doute le seul auteur fêté qui en vient à regretter d’avoir été publié.

    Une partie de Stiletto libretto repose d’ailleurs sur un jeu très réussi entre le roman dont il est question dans le roman et le vrai roman ; de façon comique, Bavo Dhooge restitue autour de son personnage l’univers qui est le sien : rapports de l’auteur avec son éditeur, avec les critiques littéraires, mises en scène auxquelles donnent lieu les prix littéraires, etc. La différence étant que le succès phénoménal remporté par notre Jimmy Hendricks équivaut pour lui à une mise à mort.

    L’ensemble offre un équilibre parfait entre caricature du monde de la pègre, satire des milieux littéraires et parodie du polar américain. L’influence du cinéma ressort entre autres de la structure filmique de certains passages ; des films comme Goodfellas (Les Affranchis) ont pu par ailleurs servir de source d’inspiration. Dans une certaine mesure, le roman est un remake d’Eva de James Hadley Chase.


    Lire le chapitre 2 en traduction anglaise : PDF

     

    L’AUTEUR

    portraitBavoDhooge.jpgAprès avoir publié des polars gantois (la série des Pat Somers, détective privé), Bavo Dhooge (1973, Gand) a décidé de situer l’action de ses nouveaux romans aux Etats-Unis. Chez lui, veine humoristique et parodie ne sont jamais très loin. On a pu comparer son goût de la satire à celui de Carl Hiaasen. Bavo Dhooge excelle par ailleurs à recycler les clichés pour nous faire éclater de rire (avant de nous faire rire jaune). Le romancier reconnaît avoir appris dans Elmore Leonard à laisser l’intrigue évoluer à partir des personnages eux-mêmes.

    Bavo Dhooge a reçu en 2003 le prix du meilleur premier roman policier de langue néerlandaise pour SMAK !. Depuis, il a publié un grand nombre de titres – dont des polars jeunesse – qui ont la particularité de commencer par la lettre S. Le Guide VN a décerné 5 étoiles à Stiletto Libretto (éditions Manteau). Le prix Diamanten Kogel 2009 vient d'être décerné au romancier pour ce même livre.

     

    photo : Thomas Verfaille

    Lien permanent Imprimer Catégories : Polars / Thrillers 0 commentaire
  • Nous n’irons plus au bois (1)

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    Hélène Swarth (1859-1941)

    et la critique française

     

    Toi qui, d’un air distrait, fumant tes cigarettes,

    Feuilletteras ces vers, échos des chants du cœur,

    Couché dans ton fauteuil, je te vois qui t’apprêtes

    À rejeter mon livre avec un ris moqueur. (1)

     

    CouvBrouwersSwarth.jpgÀ la fin du XIXe siècle, un seul poète néerlandais jouit d’une certaine renommée en France. Il s’agit d’une femme, Hélène Swarth qui dit d’elle-même qu’elle est « une femme, et non pas un bas-bleu » et dont un critique parisien dira qu’elle semble ignorer « les voluptés intellectuelles de la déliquescence ». Dans les pages qu’il consacre à la littérature hollandaise de son temps, Teodor de Wyzewa écrit : « De tous les auteurs hollandais contemporains, les plus connus, les plus admirés sont en effet des poètes et ce sont en effet les plus remarquables. Ce sont aussi, malheureusement, les plus difficiles à faire connaître en dehors de leur pays. Ni M. Gorter, ni M. Kloos, ni M. Fritz (sic) van Eeden, ne peuvent espérer de voir jamais leurs poèmes appréciés chez nous. Mais je voudrais tout au moins dire quelques mots d’une jeune femme qui les dépasse encore en renommée, et qui est assurément, à l’heure présente, la figure la plus curieuse de toute la littérature hollandaise. Elle s’appelait, jusqu’au printemps passé, Mlle Hélène Swarth, et c’est sous ce nom qu’elle a publié ses premiers recueils. Elle porte aujourd’hui un autre nom, ayant épousé M. Lapidoth, un critique d’art connu surtout pour ses études sur les peintres et graveurs français. Mais depuis de longues années déjà elle a senti, et traduit dans ses vers, la tragique puissance de l’amour. Toute son œuvre n’est, à dire vrai, qu’un chant d’amour, mais un chant magnifique, éclatant de passion, avec une incomparable richesse d’harmonies et de nuances. D’instinct et sans trace d’effort, Mme Swarth-Lapidoth est parvenue à un très haut degré de maîtrise poétique. Ses sonnets ont une pureté de lignes, une noblesse d’allures, une aisance et une élégance que leur envieraient les plus impeccables de nos parnassiens. Et sous cette forme toute classique, on sent battre un cœur de femme frémissant de passion. Mais on dirait que la passion, dès qu’elle pénètre dans ce cœur, y revêt aussitôt un somptueux appareil d’images poétiques et la plupart des sonnets de Mme Lapidoth ne sont ainsi que le développement suivi d’un symbole, exprimant un ordre déterminé de sentiments ou d’idées. » (2) Les affinités qui rapprochent Theodor de Wyzewa de l’époux d’Hélène Swarth, l’écrivain et critique d’art Frits Lapidoth (1861-1932) établi à Paris dans les années 1884-1894, peut expliquer en partie un tel enthousiasme qui lui fait « prendre un pipeau pour de grandes orgues », ainsi que le formule Paul Delsemme dans son étude Teodor de Wyzewa et le Cosmopolitisme littéraire en France à l’époque du symbolisme (I, p. 290). Il faut dire, à la décharge du polyglotte, que Hélène Swarth jouissait alors d’une popularité considérable en Belgique et aux Pays-Bas.

    Cet enthousiasme, Maxime Gaucher, le professeur de rhétorique de Marcel Proust au lycée Condorcet, ne le partage guère. Dans une « Causerie littéraire » de la Revue politique et littéraire (1880, n° 27, p. 689-690), il estime que les Fleurs du rêve sont « des fleurs un peu pâle » même si elles « ne sont pas tout à fait sans parfum ». Selon lui, Hélène Swarth a « des rêves d’ambition pour cette vie, dont le fardeau lui semblerait plus léger si le vent du succès enflait ses voiles. Je crois très volontiers à la réalité des souffrances de Mlle Swarth. Par malheur, nous l’avons bien souvent entendue, cette chanson des espérances brisées, des illusions perdues, du désabusement de toutes choses. Combien déjà ont pleuré sur les marguerites effeuillées et les lauriers coupés. Nous n’irons plus au bois. Il faudrait, pour rajeunir ce thème, un air plus nouveau et une voix plus vibrante, bien que la musique de Mlle Swarth ne soit pas banale ni sa voix sans notes agréables ». À propos du même recueil, La Gazette des femmes. Revue du progrès des femmes dans les beaux-arts et la littérature (10 juillet 1879, p. 2) croit discerner sous la plume de la débutante « qui entre en lice toute émue, un peu timorée […] l’aurore d’un jeune talent, pieux et tendre comme tous les rêveurs ». De même, un autre critique trouve beaucoup de qualités à ce premier recueil :

    CritiqueSwarth1880.png

    Le Livre, revue du monde littéraire, 1880, p. 61.

     

    Le poète Charles Fuster, qui aime les « exquises mièvreries », a pour sa part trouvé en Hélène Swarth une âme sœur : « Il nous tardait d’en venir aux Printanières, de Mlle Hélène Swarth. Nous y avons trouvé, de la première page à la dernière, une exquise perfection dans la forme jointe à une charmante douceur dans la pensée. Comme l’indique suffisamment son titre, ce joli volume est né dans la saison des roses... et de la pluie, dans cette saison qu’on finira par nous rendre odieuse, à force de l’aduler ; c’est dire qu’il y a là force rayons de soleil, force oiseaux et force amours. […] Et ce sont des extases divines, de douces rêveries, des chansons à la fois joyeuses et mélancoliques. » Et de s’exclamer, après avoir reproduit « une exquise piécette » intitulée « Les fraises » : « Ami lecteur, voilà de quoi vous réjouir un peu pendant vos longues veillées d’hiver, quand la bûche flambe dans l’âtre et que la neige blanchit les arbre. » (La Ballade, organe de décentralisation littéraire, 1883, n° 1, p. 13). Toujours à propos des Printanières, le jeune Philippe Zilcken (c’est sans doute lui qui se cache sous les initiales P. Z.) s’exprime quant à lui avec une réserve polie :

    ZilckenSurSwarth.png

    Le Livre, revue du monde littéraire, 1883, p. 503-504.

     

    Une dizaine d’années après Teodor de Wyzewa, H. Messet, dans le Mercure de France du 15 novembre 1905 (p. 210-212), montrera un peu plus de modération que le fondateur de la Revue wagnérienne : il place les vers hollandais de la jeune femme bien au-dessus de ses vers français, ne goûte guère sa prose, relève une influence trop marquée de Musset ainsi qu’ « une inspiration moins spontanée » dans sa production la plus récente. En quelques lignes, ce critique résume assez bien l’essentiel de la teneur des vers de la Néerlandaise : « C’est une âme qui s’abandonne, qui a besoin de s’abandonner. Et éclate son infinie tristesse. Au sein de la nature, quand le printemps est le plus beau, le soleil le plus radieux, elle ne réussit pas à saisir le bonheur. Parfois comme dans Coup d’aile ou Apaisement, elle veut se persuader que la douleur est vaincue, mais elle revient plus poignante. Son âme “a désappris la joie”. […] Elle est surtout la poétesse de l’amour-passion ; toujours son cœur est assoiffé d’amour. » Mais à son tour, il tombe dans l’éloge : « Nous avons de plus grands poètes qu’elle ; nous n’en avons pas de plus vrai, de plus sincère, de plus purement subjectif. Son âme répercute tous les échos de la vie : c’est une corde qui vibre au moindre attouchement, une fleur qui tremble au plus léger souffle. Et qu’elle s’épanche en un sourire, en un sanglot ou en cris d’allégresse, presque toujours la forme est impeccable, le style d’une belle et large simplicité, le rythme des plus mélodieux. » En guise conclusion, H. Messet lance : « Eh bien ! voilà un nom qui n’est pas prêt de périr. »

    En 1910, l’angliciste J. Lhoneux – qui enseignera l’Histoire approfondie de la littérature anglaise à l’université de Gand jusqu’à sa mort en 1924 et à qui l’on doit plusieurs contribution sur les lettres néerlandaises ainsi que quelques traductions (dont des pages d’Ina Boudier-Bakker) –, émet un avis dans l’ensemble positif (Revue germanique, 1910, p. 330-332) même si l’on sent une certaine réserve : « … l’œuvre poétique de Madame Hélène Lapidoth-Swarth – celle dont les premiers recueils furent le bréviaire 
de toute une génération de jeunes femmes et de jeunes filles – évoque l’un des plus grands noms de “la révolution littéraire de 1880”.

    » Mais déjà quand parurent en novembre 1906 les Nouveaux vers, un peu
 de curiosité maligne se mêlait à l’intérêt très vif que l’on ressent toujours 
pour la poésie d’Hélène Swarth. Car, depuis le 27 février 1894, Hélène 
Swarth est devenue Mme Lapidoth-Swarth. Elle a épousé à La Haye le littérateur hollandais Fritz Lapidoth, l’ancien correspondant parisien d’un grand quotidien hollandais. Pourrait-elle dès lors conserver son attitude 
endolorie ? continuer à chanter les mornes lendemains de l’amour brisé de 
ses précédents poèmes ? Allait-elle renaître à la vie et à l’espoir ? Elle 
resta attendrie et douloureuse, et elle accepta en tremblant la promesse
 de sa guérison.

    » Depuis les Printanières et les Fleurs de rêve écrites en français lorsqu’elle n’avait que 19 ans, Hélène Swarth est restée fidèle à elle-même. Elle a 
chanté doucement ses tristesses et ses désillusions. Parfois la splendeur de midi, en été, ou le spectacle du renouveau, en mai, semble lui arracher 
un sourire, mais bien vite elle retourne à ses chères douleurs. Elle est
 celle que l’ange conduisait vers la Terre d’espoir, à la condition qu’elle ne 
se retournerait pas pour voir brûler son beau rêve orgueilleux. Elle n’a 
pas su aller droit devant elle sans détourner la tête : elle a vu les flammes dévorer son passé, et elle est restée sur place, les larmes figées aux yeux et le poing tendu vers Celui qui règne là-haut. Et aujourd’hui, alors que toute la presse hollandaise a salué le cinquantenaire de la reine des poètes de son pays (25 octobre 1909), voici que tranchant très fort d’aspect sur la série déjà longue de ses recueils précédents, paraît un nouveau volume de la jubilaire, un beau petit volume
 in-4° : Rayons blafards. Apporte-t-il une note nouvelle ou continue-t-il le chant connu, mélancolique et doux ? Il va nous livrer son secret, mais on
 peut le saluer, tout de suite, un peu comme un ami retrouvé et dont on 
connaît l’âme harmonieuse et ardente, le chant plaintif et las, l’accent
 pénétrant, la phrase étrangement évocatrice. Et, dès le premier morceau 
lu, on retrouve la note lancinante d’autrefois, mais aussi la mélancolie du premier souvenir :

     

    Vais-je être joyeuse, seulement pour les fleurs,

    Seulement pour les fleurs et le ciel du printemps ?

    Et vais-je oublier quand bourdonnent les abeilles ?

    Vais-je oublier pourquoi je pleure ?

     

    » Regrets de la maison paternelle (La maison jaune), chanson plus douce, plus ténue aussi sur la belle jeunesse passée à pleurer et maintenant 
enfuie à jamais. (Que ferais-je de mon grand désir d’amour ?), conseils de
 bravoure à ceux que l’adversité frappe en plein espoir (Neige de printemps), voilà ses premiers thèmes :

     

    Epanouies trop tôt, tièdes encore de rosée,

    Laissez [violettes] la neige vous baptiser de la purifiante douleur.

    Le soleil reviendra réjouir le monde,

    Tenez larges ouvertes vos corolles enneigées

    Et attendez : la joie du printemps est pour les cœurs hardis

    Qui, privés de soleil, s’ouvrent et fleurissent encore.

     

    » La louange de l’herbe odorante et fleurie, le calme du paysage qui inspire 
comme un respect religieux, la comparaison de toutes sortes d’états d’âme 
fugitifs avec les souffrances des fleurs flétries par l’orage, la nuance
 d’espoir passager qui pousse la recluse à jouir du soleil, puis la ramène
 résignée à sa cellule, le renoncement à sa part de fleurs que lui apportait 
le printemps, c’est toute une gamme de nuances et de sentiments qui lui 
sont propres et qui restent sa note originale.

     

    Midi d’Été

     

    Les fleurs languissent dans le soleil d’été,

    Pas un souffle n’agite le feuillage poudreux,

    Une abeille bourdonne faiblement et vient goûter la douceur

    De la pêche et du melon déjà trop mûrs.

    Combien de temps mon âme s’attardera-t-elle encore dans la vie ?

    Je sens accomplies ma douleur et mon action,

    Je languis comme la rose dans le Midi trop fade.

    Rien ne peut plus me réjouir ni m’attrister,

    …………………………………………..

    Je t’ai prié les mains jointes et en tremblant,

    O vie ! Amour et Gloire, homme et Dieu,

    J’ai tout cherché en toi, – et combien pauvre je suis restée.

     

    » Pourtant, comme déjà dans le recueil précédent, Nouveaux vers, l’idée de 
la Mort joue ici un grand rôle, qu’on cherche à l’oublier, qu’on l’implore ou qu’on la bafoue, et par endroits je note un peu de vie véritable. Il semble, en effet, que la monotonie du thème qui fit le succès et la gloire
 d’Hélène Swarth la condamne trop aux regrets éternels. Elle a peine à y
 échapper ; elle y revient sans cesse, plus encore que dans les premiers 
poèmes. Ce pourrait bien être une faute, ou, tout au moins une exagération, mais rien ne peut traduire pour le lecteur français la douceur, l’harmonie et le charme de ses vers.

    » Disons aussi ses aveux très tendres à l’ami qui a osé la tirer de son 
désespoir (Mains d’amour), l’angoisse de la mort qu’elle sent comme 
s’approcher :

     

    Ne dors pas si longtemps ! Laisse-moi oublier dans tes bras

    Le triste but dont chaque respiration

    Nous rapproche : je serai alors rudement arrachée

    Des bras de mon aimé. – J’ai lu des récits

    De rencontres éternelles, mais la vérité,

    Seuls les morts la savent, à qui les paroles manquent !

     

    Hélène Swarth, 1879, photo Géruzet frères

    Swarth1879.png» Enfin l’effort – même vain – qu’elle fait pour échapper à ses tristesses (Prison) élargit et élève son inspiration.

    » Le souvenir immédiat de la douleur passée s’est atténué, la tristesse a subsisté et c’est en vain que, reparcourant les Allées de platanes d’autrefois ou se retrouvant devant sa vieille maison, elle tâche de cacher sa peine.

    » Mais des spectres troublent ses rêves : la nuit lui est affreuse, la pensée des morts, de tous les morts dont le souvenir flotte autour de nous, le spectre même de sa blonde jeunesse, le regret éternel de sa vie perdue ; c’est ici la mélancolie “d’automne d’une femme”, moins poignante peut-être, mais persistante encore. Elle se sent lâche devant la nuit, devant la solitude, devant l’énigme de notre fin. Elle ne retrouve des accents attendris et charmés que pour chanter la gloire d’une maternité prochaine.

    » Même alors pourtant, les blessures de la vie ne lui laissent pas entière toute sa joie :

     

    Que lui dirai-je ?

    Et que lui dirai-je quand mon enfant me demandera :

    « Est-ce l’haleine de Dieu qui anime le vent d’été ?

    « Ta mère est aveugle pour l’œil qui voit tout ?

    « Et aussi pour les anges qui se promènent sur l’arc-en-ciel » ?

     

    Lui dirai-je : « Ta mère, mon enfant,

    « Ne sent pas l’haleine de Dieu dans le vent d’été,

    « Ta mère est aveugle pour l’œil qui voit tout

    « Et aussi pour les anges qui se promènent sur l’arc-en-ciel ».

    Oh ! alors, ne baisserai-je pas les yeux

    En soupirant : « Non, laisse-moi à mon repos !

    « Ce que tu vois, je ne le vois plus, j’ai beau regarder,

    « Tes yeux sont pleins encore de l’azur des cieux ».

    …………………………………………………..

    » On le voit, le tout récent volume d’Hélène Swarth est le frère et le digne frère de ses aînés. Il ajoute un fleuron à la couronne de la reine des poètes hollandais. Si la postérité ne retient pas tout l’œuvre d’Hélène Swarth, il est des vers d’elle qu’on n’oubliera jamais. »

    Qu’en est-il au juste ? Si le nom d’Hélène Swarth apparaît encore aujourd’hui périodiquement dans des publications (on reprend aussi quelques-uns de ses poèmes dans des anthologies), c’est en général parce qu’elle intéresse, en tant que femme, les gender studies, ou parce que son nom reste lié à la mouvance des Tachtigers, les poètes des années 1880, des hommes dont certains ont pu la placer assez haut (Willem Kloos qui a écrit qu’elle était « le Cœur chantant de notre littérature », Lodewijk van Deyssel... ou encore plus tard, J.C. Bloem) tandis que d’autres ont décrié sa production faite de « rabâchages ». Signalons que le grand romancier Jeroen Brouwers – auteur de Rouge décanté et de L’Eden englouti (romans traduits par Patrick Grilli pour les éditions Gallimard) – lui a consacré en 1985 une biographie : Hélène Swarth. Son mariage avec Frits Lapidoth 1894-1910 (voir photo ci-dessus) ainsi qu'une étude dans laquelle il s'interroge sur les raisons qui ont fait tomber cette femme célèbre de son vivant dans l'oubli (De schemerlamp van Hélène Swarth. Hoe beroemd zij was en in de schemer verdween, Amsterdam, Joost Nijsen, 1987).

    CouvOctobreSwarth.jpg

    Aux éléments bio-bibliographiques que propose Louis Bresson dans l’étude reproduite dans la seconde partie de ce survol – ce pasteur français qui lisait le néerlandais a sans doute été attendri par la résonance chrétienne des sonnets –, il convient d’ajouter que Hélène Swarth, alors qu’elle n’avait que 14 ans, reçut  une lettre de Victor Hugo à qui elle avait envoyé un de ses poèmes. L’homme dont elle tomba amoureuse fin 1876-début 1877 s’appelait Maurice Warlomont (1860-1889), connu sous le nom de plume de Max Weller. Dans le court roman qu’il publia en 1883, La Vie bête, Hélène apparaît sous les traits de Madeleine Auriol. Les deux jeunes gens sont par ailleurs réunis dans le volume Parnasse de la jeune Belgique (Paris, Léon Vanier, 1887). Au total, Hélène Swarth aura publié en français les œuvres suivantes : Fleurs du rêve qui a paru à Paris, chez Auguste Ghio, en 1879, Les Printanières chez Minkman à Arnhem en 1882 et Premières poésies à Amsterdam en 1902 (choix des deux premiers recueils plus un grand nombre de poèmes inédits sous le titre « Feuilles mortes ») ; enfin, en 1921, la maison d’éditions et d’impression anciennement Ad. Hoste de Gand donna Octobre en fleur, un recueil en quatre parties (Regrets ; Solitude ; Souvenances ; Rêves d’Automne) regroupant plus de 200 poèmes (voir couverture ci-dessus). Sa production en langue néerlandaise est telle qu’on ne peut dénombrer tous les sonnets publiés ni ceux restés inédits. Leur sentimentalité et leur monotonie larmoyante font que bien peu ont supporté l’épreuve du temps – il n’en va pas autrement de sa vingtaine d’œuvres en prose –, même si quelques pièces méritent sans doute de survivre. Peut-être convient-il de chercher la meilleure part de son œuvre dans ses traductions (les ballades roumaines d’Hélène Vacaresco, Les Nuits d’Alfred de Musset en 1912, La Princesse de Clèves en 1915, Hernani en 1918…).

    lire la suite : ici

     

    (1) Première strophe de « Au lecteur », poème qui ouvre le premier recueil de Hélène Swarth, Fleurs du rêve.

    (2) « La littérature hollandaise contemporaine – I. Poètes et critiques », Écrivains étrangers. I, Paris, Perrin, 1896, p. 270-271.

     

     

     

  • Petit florilège sur W.F. Hermans (1)

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    Des traces de Willem Frederik Hermans

    dans diverses publications en langue française

     

    Parmi les jeunes c’est W. F. Hermans (né en 1921) qui est le romancier le plus significatif de la nouvelle génération. Après un premier roman Conserve, il attira l’attention par Les Larmes des Acacias où, sous une apparence volontairement cynique, il donne une image particulièrement sensible de son époque. Ce roman dont l’action se déroule en partie sous l’occupation, en partie après la Libération, déclencha une opposition violente contre l’auteur qui n’hésite pas dans presque tous ses livres à critiquer sévèrement la vie sociale aux Pays-Bas et le caractère de ses habitants. Son dernier livre toutefois, La Chambre noire de Damoclès, qui donne une vision apocalyptique et extrêmement pénétrante de notre monde, a tout de suite été reconnu comme un vrai chef-d’œuvre, le plus grand roman sans doute de l’après-guerre.

    Pierre-H. Dubois, « Pays-Bas », Les Littératures contemporaines à travers le monde, préface de Roger Caillois, Paris, Hachette, 1961, p. 118.

     

    WFH1961.png

    Photo : Emiel van Moerkerken (1951),

    Les Littératures contemporaines à travers le monde, p. 117

    (dans ce livre, la photo est attribuée à Evan Moerkeden).

     

    littérature,pays-bas,hollande,france,kunderaDans Sylvia Gerritsen & Tariq Ragi, Pour une sociologie de la réception : lecteurs et lectures de l’œuvre de A. Camus en Flandre et aux Pays-Bas, Paris, L’Harmattan, 1998, on peut lire un assez long compte rendu de la critique que W.F. Hermans a consacré au roman de Camus, La Peste, critique dans laquelle transparaissent certaines thématique que le Néerlandais développera dans La Chambre noire de Damoclès.  Voir à partir de la page 136.

     

     

    littérature,pays-bas,hollande,france,kundera[…] l’auteur qui déclencha dans ces années le plus grand tollé fut à coup sûr le jeune W.F. Hermans (1921-1995) dont nous avons évoqué l’esprit critique […]. C’est la guerre qui, pour lui, fut dans une grande mesure l’école de la vie. Mai 1940 avait été synonyme de tragédie : sa sœur s’était suicidée avec son amant, un homme marié. Un événement atroce qui avait renversé d’un coup la quiétude qui semblait régner dans son milieu petit-bourgeois d’origine. Le chaos s’était révélé au grand jour, un chaos que conventions et hypocrisie viennent toujours masquer en temps de paix. L’hiver de famine 1944-1945 vint parachever l’apprentissage : « Quand la guerre prit fin, j’avais vingt-trois ans. Pour ça oui, j’ai développé à cette époque un regard bien singulier sur l’âme humaine, un regard qui est toujours le mien. […] Je veux dire : dans une époque pareille, on ne peut pas faire un pas avec un croûton rassis en poche sans garder les deux mains dessus, sinon on vous le pique ! C’est étonnant de voir ce que les gens soi-disant comme il faut peuvent déployer comme desseins criminels dans des situations critiques comme celle-là. » Avis réitéré dans une autre interview de façon plus concise : « Morale, éthique et croyance rendent les armes devant la faim. Toute cette belle superstructure, l’homme la laisse tomber quand il a le ventre vide. »

    Ton Anbeek, « Les Auteurs modernes de 1880 à nos jours. La période 1940-1960 », Histoire de la littérature néerlandaise, Fayard, Paris, 1999, p. 697.

     

    littérature,pays-bas,hollande,france,kundera

    n° de la NRF comprenant Vers Magnitogorsk, nouvelle de W.F. Hermans

    (trad. Louis Gillet)

     

    Dans ce texte [« Achter borden Verboden Toegang » du recueil Het sadistisch universum] qui, tout comme « Preambule » (« Préambule »), prend la forme d’une confidence intime, on retrouve, dans les limites étroites d’une page et demie, tout Hermans : sa virtuosité stylistique, son symbolisme acerbe, et bien sûr sa vision cruelle du monde. […] Ce n’est que dans la science et la technologie basée sur la science que le chaos perd un peu de sa toute puissance. C’est pourquoi, selon moi, Hermans est si fasciné par la technique, qu’il qualifie de dissonance harmonique dans notre monde, de moment harmonique dans un univers disharmonique pour le reste. Hermans continue ainsi : « Il est possible que, dans ce cosmos, il y ait un principe régulateur et que ces quelques personnes qui plus tard deviendront des mathématiciens et des physiciens célèbres, soient partiellement sensibles à la suggestion silencieuse de ce principe régulateur (Cette idée explique aussi que parmi les mathématiciens et les physiciens, on rencontre parfois croyants, bien que tout religion soit une culture microbienne de chaos et de mythe.) » C’est une remarque étonnante de la part d’un auteur qui s’est toujours profilé emphatiquement comme antireligieux. Cette allusion à  « la suggestion silencieuse d’un principe régulateur » relativise beaucoup l’image stéréotypée que l’on a de Hermans : celle d’un auteur croyant à l’omniprésence du chaos. Dans la vision de Hermans, les scientifiques dont il parle sont en fait des élus qui reçoivent même le statut de prêtre. Ils sont le médium d’un principe supérieur. Aussi les produits de la technologie – appareils et machines – prennent-ils une valeur presque sacrale. Ce ne sont rien d’autre que les témoins silencieux et les révélations d’un ordre supérieur.

    Frans Ruiter, « Homo ludens / faber / sapiens : science et technologie chez trois  romanciers néerlandais de l’après-guerre », Histoire jeu science dans l’aire de la littérature, Mélanges offerts à Evert van der Starre, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 2000, p. 253 et 256.

     

     
    littérature,pays-bas,hollande,france,kunderaLe romancier W.F. Hermans (1921-1995) est peut-être celui qui incarne le mieux cet amour que les Hollandais portent à Bruxelles. Dès son premier séjour (1939), il en tombe amoureux. Jusqu’à la fin de sa vie, il prendra plaisir à en arpenter les quartiers petits-bourgeois du XIXe siècle. De tranen der acacia’s (Les Larmes des acacias, 1949), un des rares romans urbains à accorder une place de choix à Bruxelles, est en réalité une forme déguisée de déclaration d’amour à cette ville. Car en plus d’une évocation du néant moral de la Seconde Guerre mondiale et d’une mise en scène de la conception nihiliste du monde propre à l’auteur, ce roman met en opposition Amsterdam et Bruxelles, la première où le personnage principal, Arthur Muttah, étouffe, la seconde qui l’attire. La Babylone brabançonne revêt des traits fantasmagoriques, est source de rêveries et de désirs qui font d’elle un corps urbain érotisé. […] Les Larmes des acacias montrent une facette de Bruxelles, son côté sensuel, que les écrivains flamands ont rarement mis en valeur. Le moment de relire Hermans semble venu. De même que le moment de boire, à l’instar du romancier hollandais, au verre de la volupté bruxelloise.

    Rokus Hofstede, « Willem Frederik Hermans et la putain de Bruxelles »,

    Septentrion, n° 1, 2006, p. 40 et 41.

     

     

    Je me plonge dans ce roman [La Chambre noire de Damoclès], d’abord intimidé par sa longueur, ensuite étonné de l’avoir lu d’un seul trait. Car ce roman est un thriller, un long enchaînement d’actions où le suspens ne fléchit pas. Les événements (qui se passent pendant la guerre et l’année suivante) sont décrits d’une façon exacte et sèche, détaillée mais rapide, ils sont terriblement réels et pourtant à la limite du vraisemblable.

    Cette esthétique m’a captivé ; un roman épris du réel et en même temps fasciné par l’improbable et l’étrange. Cela résulte-t-il de l’essence de la guerre qui nécessairement est riche en inattendu, en exorbitant, ou est-ce le signe de l’intention esthétique désirant sortir de l’ordinaire et toucher, pour reprendre le mot cher aux surréalistes, le merveilleux (« le réel merveilleux », comme aurait dit Alejo Carpentier) ? […] Les œuvres d’art sont talonnées par une meute agitée de commentaires, d’informations dont le tapage rend inaudible la propre voix d’un roman ou d’une poésie. J’ai refermé le livre d’Hermans avec un sentiment de gratitude envers mon ignorance ; elle m’a fait cadeau d’un silence grâce auquel j’ai écouté la voix de ce roman dans toute sa pureté, dans toute la beauté de l’inexpliqué, de l’inconnu.

    Milan Kundera, « La Poésie noire et l’ambiguïté »,

    Le Monde des Livres, 26 janvier 2007.

     

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    4ème d'une édition de Paranoia, G.A. van Oorschot

    photo de W.F. Hermans par lui-même

     

    On m’a demandé de faire un bref commentaire sur l’œuvre de Willem Frederik Hermans. Je préfère ne pas répondre directement à cette offre. Tout d’abord, parce que je ne veux pas prétendre être un spécialiste de l’œuvre de monsieur Hermans. Pour cela il faudrait l’avoir lu au moins deux fois en entier. Or, je n’ai pas lu son œuvre en entier, pas même une seule fois. Ensuite, parce qu’il serait absurde, pour ne pas dire désobligeant de vouloir résumer une œuvre de cette ampleur, ou pire de vouloir lui rendre hommage par un bref commentaire. Lire la suite sur le blog du romancier Arnon Grunberg (23 mars 2007) : www.arnongrunberg.com/blog/212-hermans

     

     

    littérature,pays-bas,hollande,france,kunderaIl y a un rôle qu’il n’a jamais joué. Celui d’écrivain. Marqué à la naissance de ce sceau, il prenait cela avec le plus grand sérieux. Un destin qu’il acceptait sans pathos mais avec grande intrépidité. Et personne, au fond, n’ignorait qu’il souffrait beaucoup de cette situation. Une souffrance différente de celle endurée par Multatuli, plus cruelle, son prédécesseur n’étant pas toujours pour sa part avare de théâtralité et d’hypocondrie. Et qui aurait pu se douter que son art se traduirait par une sanglante tentative de meurtre sur sa personne, à Paris, et un procès en diffamation (Rufmord) à Amsterdam ?

    Il était tout entier voué à la littérature – le « saint de l’horlogerie » [titre d’un roman de WFH]. Cela explique pourquoi, impuissant face à ceux qui l’agressaient dans sa dignité d’écrivain, il se mettait presque en rage. Cela explique pourquoi la duperie des politiciens, les honneurs rendus et les louanges adressées à des « malades de pseudologia fantastica » du genre Weinreb [économiste juif condamné pour son rôle pendant la guerre], à des fonctionnaires de l’Université, à des journalistes, des mandarins des belles lettres, etc., et retournées par ceux-ci, le faisaient tant souffrir. Cela générait en lui la rancœur la plus désespérée ; aussi a-t-il pu un jour, dans une de ses lettres, reprendre à son compte une phrase de Nietzsche : « Or, la morale a protégé l’existence contre le désespoir et le saut dans le néant chez les hommes et les classes qui étaient violentés et opprimés par d’autres hommes : car c’est l’impuissance en face des hommes et non pas l’impuissance en face de la nature qui produit l’amer désespoir de vivre. » Et Hermans de poursuivre : « Mais pourquoi en est-il ainsi ? Parce que, me semble-t-il, si Dieu est mort, les hommes sont la plus haute autorité de tout l’univers. »

    Raymond J. Benders, « Solitude, ma mère », Deshima, n° 3, 2009, p. 472-473.

     

     

    Au premier abord, le roman [Ne plus jamais dormir] raconte l’histoire d’un jeune étudiant en géologie hollandais qui veut faire sa thèse sur le sol du Grand Nord norvégien. Le narrateur a une bonne raison familiale de vouloir conforter une hypothèse. Il est très vite confronté au monde universitaire dans des pages très drôles. Ses compagnons d’expédition sont norvégiens et il ne parle pas leur langue. Le Grand Nord en été, ce sont des moustiques par flopées. On peut être géologue et maladroit. Mais le vrai thème du livre est ailleurs. « Chercher une chose que personne n’a encore trouvée, mais échouer comme les autres – peut-on appeler cela faire œuvre scientifique ou ne s’agit-il pas plutôt d’un simple manque de chance ? » Plus loin : « Mais crois-moi, partir en expédition avec une tente neuve et rentrer sans avoir fait une découverte fantastique, je ne crois pas que je le supporterais. »

    Mathieu Lindon, « Hermans sur sols mouvants », Libération, 29 octobre 2009.

     

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    W.F. Hermans, Klaas kwam niet, De Bezige Bij, 1983

     

    Recueil d'essais et de chroniques comprenant entre autres (nous donnons les titres en français) : La Maison de Balzac ; Simone (sur Simone de Beauvoir) ; Le Centenaire de la mort de Flaubert ; Bubu de Montparnasse ; Fernand Khnopff ; La Souffrance des écrivains traduits ; Un martyr pour Vondel ; Le Pays d'origine ; La Nouvelle biographie de Nietzsche ; La Résurrection de Nietzsche ; Guy de Maupassant revit ; Henri Béraud ; Gobineau, comte vilipendé.

    Le volume propose d'autres textes sur Nietzsche, mais aussi des pages sur Karl Popper, Marie Bashkirtseff et Kafka.

     

      

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  • Pierre Michon selon Rokus Hofstede

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    Pierre Michon et son traducteur

     

    Pierre Michon est relativement peu traduit. La langue néerlandaise est la seule à avoir « accueilli » pour ainsi dire l’intégralité de son œuvre. Un entretien en français avec son traducteur Rokus Hofstede qui a, par ailleurs, transposé des écrivains aussi divers que Aragon, Barthes, Bourdieu, Cioran, Ernaux, Jauffret, Lamarche, Pansaers, Perec, Proust…

     

    Gand, le 9 novembre 2009

     

    Texte de Rokus Hofstede

    qui reprend sa communication de 2001.

    Il a été publié dans Pierre Michon, l’écriture absolue,

    textes rassemblés par Agnès Castiglione,

    Publications de l’Université de Saint-Etienne,

    2002, p. 235-243.

     

     

    « Je ne pus qu’amèrement m’extasier »

    Traduire Michon en néerlandais

     

    Couvmichon3.jpgParmi les différentes formes de plaisir que procure la lecture, Roland Barthes, dans son essai Sur la lecture (1) distingue, à côté de la lecture métaphorique ou poétique du texte (qui relève du fétichisme) et du plaisir métonymique de la narration (le suspense), le désir que provoque le texte lu d’écrire soi-même : nous désirons, dit Barthes, le désir que l’auteur a eu du lecteur lorsqu’il écrivait, nous désirons le aimez-moi qui est dans toute écriture. Aucun lecteur sans doute n’est saisi d’un tel désir au même degré que le traducteur : son désir, produire un texte digne d’être aimé, est directement proportionnel à l’aimez-moi investi dans le texte à traduire. Or, pour le réaliser, le traducteur doit oser s’affranchir du texte qu’il traduit. Le traducteur est un avatar d’Orphée : dans l’espoir de retrouver ce qu’il aime, il doit s’en éloigner ; se retourne-t-il, il éprouvera que son amour n’est pas sans risques. À propos de mon amour risqué pour le travail de Pierre Michon, et plus spécialement pour Vies minuscules (Roemloze levens), le livre qui ouvre son œuvre et qui clôt, jusqu’à nouvel ordre, ma traduction néerlandaise de cette œuvre, ces quelques immodestes remarques.

    La formule paradoxale de Vies minuscules est de dire le manque dans le mouvement même qui réalise le désir. Ce paradoxe – la débâcle devenant rédemption, l’absence devenant présence – provoque chez le lecteur un singulier rapport affectif au texte : comment ne pas aimer un texte dont le aimez-moi est si formidable, dont la venue à l’existence semble à tel point miraculeuse ? Or, le traducteur de Vies minuscules, qui consacre cette venue à l’existence tout en disparaissant en elle, est dans une situation inversée : pour lui, c’est la présence qui devient absence, le désir réalisé qui réitère le manque. J’emploie à dessein ce vocabulaire mi-amoureux, mi-religieux : c’est le seul disponible apparemment pour penser la situation spécifique du traducteur. Ne sommes-nous pas habitués à voir le rapport d’un texte traduit à un original en termes de « fidélité » et de « trahison » ? Selon cette idéologie commune, que tant de lecteurs véhiculent sans voir où est le problème et que tant de traducteurs endossent avec une si exemplaire abnégation, le traducteur serait ce fidèle qui s’efface devant l’auteur, dans le désir, évidemment impossible à réaliser, de se rendre transparent, d’offrir au lecteur un accès immédiat au texte, c’est-à-dire aussi dans le regret de ne pas être auteur lui-même. Pour clarifier, on fait appel à la distinction, tout aussi commune, entre la langue « source » et la langue « cible » : il y aurait donc les « sourciers » et les « ciblistes », d’un côté ceux qui privilégient la fidélité à la langue de départ, c’est-à-dire avant tout une transmission adéquate du style, mais qui sont toujours suspects de donner dans le mot à mot, le calque, la traduction littérale, et de l’autre côté ceux, la majorité, qui privilégient la fidélité à la langue d’arrivée, c’est-à-dire avant tout une transmission adéquate du sens, mais qui sont toujours suspects de donner dans le naturel, le lisse, le beau style. Dans les deux cas, fidélité, effacement, transparence sont les maîtres-mots.

    Eurypharynx.2.jpgLa fidélité, cette norme impensée, je crois qu’elle est funeste. Elle est funeste pour les traducteurs, à qui elle renvoie une image déréalisante et dévalorisante de leur travail tout en les empêchant de se munir des outils critiques et des titres sociaux qu’il mérite ; elle est funeste pour la qualité de leurs traductions, qui souffrent de ne pas être comprises pour ce qu’elles sont ; et elle est funeste aussi pour la littérature en tant que telle, dont l’existence universelle, c’est-à-dire autonome, dépend entièrement des traductions, qui sont les instruments de consécration par excellence. « Fidélité », « trahison » sont des concepts insuffisants pour penser la relation complexe entre écrire et traduire, car ils décrivent de façon simplistement hiérarchique un phénomène équivoque. À quoi doit-on être fidèle en traduisant : à la « langue source » ou à la « langue cible » ? Au « style » ou au « sens » ? À l’auteur ou au lecteur ?  Henri Meschonnic, dans son récent Poétique du traduire (2), plaide avec force pour un changement fondamental de paradigme et pour l’élaboration d’une théorie critique, d’une « poétique » de la traduction, contre la vieille dichotomie entre le sens et le style :

    « Le paradoxe de la traduction n’est pas, comme on croit communément, qu’elle doit traduire, et serait ainsi radicalement différente du texte qui n’avait qu’à s’inventer. Il est qu’elle doit, elle aussi, être une invention de discours, si ce qu’elle traduit l’a été. C’est le rapport très fort entre écrire et traduire. Si traduire ne fait pas cette invention, ne prend pas ce risque, le discours n’est plus que de la langue, le risque n’est plus que du déjà fait, l’énonciation n’est plus que de l’énoncé, au lieu du rythme il n’y a plus que du sens. Traduire a changé de sémantique, et ne s’en est pas rendu compte. La parabole est celle de l’écriture même. »

    couvmichon4.jpgCe qu’on traduit, ce ne sont pas des langues mais des textes. Le texte traduit est un texte second : c’est donc qu’il est parasitaire, on pourrait aller jusqu’à dire qu’il vampirise l’original ;  mais aussi qu’il est, jusqu’à un certain degré, autonome, en rivalité avec le texte primaire. D’une part le traducteur doit essayer de rendre compte de toute la complexité syntaxique et sémantique de ce texte primaire ; d’autre part il doit essayer d’imprimer à son texte un souffle, un rythme, la « scansion vaine, despotique et sourde » (Vie de Joseph Roulin) qui a régi l’écriture première. Le travail du traducteur ne se borne pas à être celui d’un intermédiaire, d’un « passeur » – même si pour traduire il doit évidemment comprendre et interpréter. Ce n’est qu’en osant abandonner le texte original qu’il peut avoir une chance réelle de le retrouver, de recréer un texte littéraire autonome dans sa langue. Si la traduction ne commence que là où elle s’invente, un traducteur ne peut être réellement « fidèle » que pour autant qu’il est prêt à « trahir ». Et puisque nous sommes dans le registre amoureux, cette dialectique entre auteur et traducteur pourrait peut-être mieux s’exprimer comme un rapport d’ « amour libre », expression qui, pour être une contradiction dans les termes, a au moins le mérite de rendre sensible à la tension insoluble caractéristique du rapport entre texte écrit et texte traduit.

    Aux Pays-Bas, je l’écris sans fausse modestie, Pierre Michon a été intensément traduit. Après une première avortée (la traduction en 1991, l’année Van Gogh, de Vie de Joseph Roulin, sous le titre De postbode van Van Gogh, traduction – maladroite – de Marijke Jansen), la publication, chez l’éditeur Van Oorschot, des œuvres majeures a eu lieu durant la deuxième moitié des années 90 à un rythme régulier : Meesters en knechten et Het leven van Joseph Roulin (Maîtres et serviteurs, suivi de Vie de Joseph Roulin) en 1996 (avec une postface de Manet van Montfrans), De hengelaars van Castelnau (La Grande Beune) en 1997, Rimbaud de zoon (Rimbaud le fils) en 1998, et Roemloze levens (Vies minuscules) en 2001 ; ces deux dernières éditions ont été assorties d’un appareil de notes en fin de volume, jugé nécessaire pour expliquer certaines des références historiques, culturelles ou littéraires qui émaillent le texte. Plusieurs traductions ont paru en revue : De Koning van het woud (Le Roi du bois) en 1998, Drie wonderen in Ierland (Trois prodiges en Irlande) en 1999, Negen keer over de Causse (Neuf passages du Causse) et De vader van de tekst (Le Père du texte) en 2000. Si les ventes des traductions néerlandaises ont été très confidentielles, la réception critique de l’œuvre semble enfin démarrer : l’importante revue De revisor, animée par P.F. Thomése, lui a consacré en décembre 2000 un dossier de 70 pages, contenant, outre des traductions, six textes d’auteurs et de traducteurs faisant état d’un enthousiasme marqué pour un auteur si peu canonisé – comme dit l’édito : « Michon fait partie des royaux parmi nous, qui créent avec chaque livre des catégories nouvelles (et en rend désuètes quelques autres). »

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    Il est difficile de dire précisément le pourquoi de cette intense traduction. Il y a fallu évidemment les conditions nécessaires que sont un éditeur courageux et un traducteur mordu, mais le fait qu’une « petite » littérature comme la néerlandaise soit marquée par une absorption asymétrique des « grandes » littératures ne suffit pas à expliquer le phénomène. Est-ce l’étrangeté stylistique des textes de Michon, leur violence formelle et inséparablement émotive, qui séduit et qui choque dans une littérature sous domination anglo-saxonne, avec son cortège de textes naïvement réalistes ? Le côté classiciste, dix-septièmiste des textes de Michon est inévitablement perçu par le lecteur néerlandais, qui n’a pas cette référence à un âge d’or littéraire et culturel, comme passablement maniéré ; dans Vies minuscules, ce classicisme stylistique se trouve encore renforcé par le « maniérisme » caractéristique de l’opera prima. Par bonheur, les artifices de style sont chez Michon sans cesse comme démentis et relativisés par les ruptures de registre et de rythme qui ancrent ses textes dans la contemporanéité et l’oralité, et ce sont ces ruptures sans doute qui peuvent assurer à la traduction sa « lisibilité » dans un contexte autre.  Est-ce le statut « excentré » de Michon dans le domaine français, malgré sa consécration en haut lieu, qui fait que son œuvre peut rencontrer aux Pays-Bas, région relativement excentrée du monde littéraire, des sensibilités propres à percevoir sa grandeur tragique ? Michon, comme Faulkner, a cette particularité de décrire des lieux (le monde rural) ou des époques (le Haut Moyen Âge) qu’on peut dire périphériques, même s’il met à l’œuvre toutes les ressources formelles et esthétiques élaborées dans les centres ; en outre, son inspiration prend notamment appui sur des auteurs radicalement extérieurs à l’histoire littéraire française – je pense à des anglo-saxons comme, justement, Faulkner, mais aussi Melville, Kipling ou Conrad, eux-mêmes relativement marginaux de leur vivant. Personnellement, je tends à croire que c’est aussi la référence, nostalgique mais persistante, dans l’œuvre de Michon d’une transcendance d’ordre religieux (3) qui peut réveiller chez certains néerlandais, dont la langue et la culture restent profondément marquées par des références bibliques, des nostalgies qu’ils ne sont plus habitués à voir exprimées.

    Durant mon travail de traduction des textes de Pierre Michon, ininterrompu depuis 1992, je me suis fabriqué, pour mon usage personnel, une petite théorie intuitive de ma « stratégie traductrice », comme disent les traductologues. Cette stratégie est une sorte de politique à double objectif, que j’ai appelée, en néerlandais, de bekkentrekkerij van de vertaler, ce qui pourrait se traduire par « les façons-sans-façon » du traducteur. Trekken, c’est tirer, étirer, essayer de fléchir ou de tordre le néerlandais de façon à le faire épouser les mouvements du français, plus élastique avec ses interminables subordonnées, ses participes présents (cauchemar du traducteur), la densité de son phrasé – c’est donc ce qui ressortit aux façons, à l’affectation et à l’artifice rhétorique du discours. Bekken, à l’inverse, c’est ce qui ressortit au sans-façon, au langage oral, à la faconde ; le mot, lié au vieux français « bec », est le terme qu’emploient les acteurs de théâtre néerlandais pour dire qu’un texte a « de la gueule ». Avoir des « façons-sans-façon » signifie pour moi qu’il me fallait traduire sur le fil du rasoir, au plus serré : tout faire pour que le lecteur néerlandais éprouve la singularité du français de Michon, et en même temps, ne pas rater une occasion pour qu’il se sente chez lui dans le texte, de sorte qu’il lui accorde le crédit qui ferait admettre aussi les passages contournés ou cryptés. Tout se passait comme si la captatio verborum, la chasse au verbe constitutive de la traduction, s’inscrivait sans arrêt dans une captatio benevolentiae, une tentative de s’attirer la bienveillance du lecteur, en le rendant confiant que ce qu’il lit est bien voulu comme tel et ne relève pas d’une quelconque maladresse. Évidemment, cette double stratégie en soi ne résout rien, car la question de savoir où il faut préférer les solutions cryptées, plus rugueuses et donc plus exotiques à l’oreille néerlandaise, et où il faut préférer les solutions claires, plus naturelles à cette oreille, reste sans réponse, une question d’intuition, un point de discussion avec les lecteurs critiques du traducteur ou avec Manet van Montfans, critique inlassable et directrice de la collection Franse Bibliotheek de l’éditeur Van Oorschot, dans laquelle ont paru toutes les traductions de Michon.

    1939RosengardLR4N2super5.jpgCette petite théorie spontanée a ses limites, car elle vise avant tout la transmission adéquate du sens. Or, traduisant Michon, il s’agit de traduire des textes très particuliers, des discours qui tiennent par la voix d’un seul, voix dont je dois tenter, tant bien que mal, de rendre le timbre, l’ampleur, le grain singuliers, avec les mots qui sont les miens. D’autres parleront, mieux que moi, des caractéristiques de la prose de Michon, de son énergie, de sa violence, de sa poésie. Ce qui m’importe ici, c’est que les textes de Michon imposent, comme dirait Barthes, une lecture poétique ou métaphorique, c’est-à-dire rythmée, gonflée du souffle et de l’émotion qui l’ont fait naître, qui active le corps du lecteur, une lecture qui n’est pas seulement métonymique comme celle du lecteur de romans qui s’oublie dans sa lecture. Il importe donc que la traduction se fasse, elle aussi, au-delà des contraintes de sens, résonance d’une voix. C’est là que se joue la liberté du traducteur, dans cette  interférence permanente du sens, du rythme et de la sonorité. Pierre Michon lui-même a bien compris la nature de cette nécessaire liberté. J’en veux pour preuve ces quelques extraits de lettre, révélateurs du souci d’encourager le traducteur à prendre ses responsabilités stylistiques. À propos des métaphores récurrentes qui ponctuent Rimbaud le fils, Michon écrit : « Elles ont entraîné le sens, elles l’ont généré. C’est donc en effet sur elles que doit porter le principal effort de traduction, et ça ne doit pas être facile : si je peux vous donner un conseil, ce serait de vous laisser porter par la logique de votre propre langue, quitte à me trahir un peu […]. En général, je tiens beaucoup au son. Quand une polysémie vous semble impossible à rendre en totalité, choisissez le sens dont le son vous semble le plus heureux. » (13/01/93) Expliquant l’hérésie horticole des « glaïeuls sur l’eau », à la fin du texte sur Goya, Michon explique : « Je suis conscient de l’écart, je l’ai voulu. C’était une question de sonorités en français. Tu choisis comme tu veux avec ta langue (le mot « glaïeul » est comme « triomphant »). » (11/12/94). Et concernant « la source de miel et de lait » que le petit Bernard, dans La Grande Beune, sait inaccessible « en quelque endroit », Michon précise : « Le corps de la mère ne peut être donné au fils, suivant la loi universelle de prohibition de l’inceste. C’est ce qui est énoncé là, et tu peux prendre des libertés pour l’énoncer à ta façon. » (03/11/96)

    Une comparaison point par point entre original et traduction révèlerait aussi bien les « pertes » que les « gains » de cette dernière. La vraie question, c’est de savoir si la traduction dans son ensemble fonctionne, si le « système du discours », comme dirait Meschonnic, est préservé. Il y a certainement des rythmes, des allitérations, des euphonies qui se perdent en traduction, mais il y en aussi qui se gagnent ; il y a des connotations qui pour un lecteur néerlandais sont effacées, qui même pour le traducteur sont imperceptibles, mais il y en a aussi qui viennent à l’existence grâce au décentrement du texte dans un contexte lexical, littéraire et culturel neuf. Martin de Haan, traducteur et critique, va jusqu’à supposer que la langue qui structure l’inconscient de Michon doit fortement ressembler au néerlandais, au vu des magnifiques oppositions minimales qu’on trouve dans la traduction de La Grande Beune : witte wanden / rode wonden (parois blanches / plaies rouges), witte vissen / rode vossen (poissons blancs / renards rouges) (4). Et à un autre niveau, on peut se demander si cette Creuse dépeuplée et archaïque des Vies minuscules ne pourrait pas être, pour le lecteur néerlandais, aussi envoûtante que le Mississippi de Faulkner, aussi exotique que le Léon de Juan Benet, aussi mythique que le Macondo de García Márquez – et devenir ainsi une terre de légendes bien plus étrange, obscure et troublante qu’elle n’est pour un lecteur qui connaît la signification de l’expression « France profonde » et le ton sur lequel on la prononce.

    CouvMichon2.jpgPourquoi considérer les traductions seulement comme de pâles imitations, des déperditions, des pis-aller, au lieu de les voir comme des reprises dignes des originaux, potentiellement aussi belles, efficaces, littéraires ? Et, dans un même ordre d’idées, pourquoi reprendre encore le vieux poncif de l’humilité et de la modestie statutaires du traducteur, serviteur d’un maître éternellement hors d’atteinte, au lieu de voir l’auteur irrévérencieusement comme le serviteur, le « nègre » qui livre au traducteur le matériau brut dont lui, maître styliste, fait de la littérature – en l’occurrence, de la littérature néerlandaise, une littérature mineure, petite, dominée, mais de la littérature malgré tout ? S’il m’est arrivé durant mon travail sur les textes de Michon d’avoir de tels accès d’hybris traductrice, de telles bravades rivales de l’auteur, « cette audace, ou cette inconscience, cette force sans réplique » (pour citer Michon parlant de Faulkner), ils sont restés rares. Le sentiment ordinaire, c’est bien celui du traducteur qui modestement patauge, qui se consume dans un sourd désespoir, quand la traduction idéale semble encore une fois hors de portée. Le plus souvent, le traducteur de Pierre Michon est un minuscule, si par minuscule on entend le fait d’être confronté à plus grand que soi, à être dépassé et à ne pouvoir s’en remettre. Car même si mes traductions arrivaient par moments à être aussi sonores, aussi rythmées, aussi passionnées, et par le jeu des compensations et des décalages, aussi riches en connotations que les originaux, il reste au moins deux points où elles accusent le coup de leur statut second.

    En premier lieu, l’auteur jouit malgré tout de libertés que le traducteur ne peut que lui envier, libertés syntaxiques, prosodiques et lexicales qui lui permettent d’exploiter au maximum les possibilités du français, de déjouer les écueils des clichés et d’augmenter la force d’évocation, au sens fort d’incantation, de ses phrases. Le traducteur, lui, subit à un degré plus élevé les contraintes des conventions littéraires de sa langue, dans la mesure où son autonomie créatrice, qui est aussi son autonomie sociale, est plus restreinte. Il est parfois difficile à un traducteur, et surtout s’il n’est pas consacré en tant que tel, de prendre par rapport aux canons du bien parler et du bien écrire les mêmes libertés que l’auteur. Ainsi, dans les « Vies des frères Bakroot », il faut de la persévérance pour faire admettre la traduction de mots comme « mômes » (« […] les gris-gris qu’amassent certains mômes ») ou « pattes » (« les livres, […], enrubannés peut-être, si mal assortis aux vieilles pattes du latiniste ») par des mots aussi argotiques que dans l’original français. De même, il faut oser bouleverser l’emploi conventionnel en néerlandais de signes de ponctuation comme le point-virgule et le deux-points, signes du classicisme auxquels Michon est si attaché, et qui servent chez lui à ramasser et à accumuler le sens ; mon parti-pris a été de faire une concession pour le deux-points, qui en néerlandais sert uniquement à introduire ce qui suit et n’a pas la fonction logique d’articulation qu’il reçoit chez Michon, quitte à faire un emploi immodéré et, si on veut, subversif du point-virgule.

    couvmichon5.jpgEn deuxième lieu, l’auteur peut se référer, pour la compréhension de sa propre pratique, à des concepts romantiques comme l’inspiration ou l’originalité, qui ne valent pas de la même façon pour le traducteur. Ainsi, la métaphysique de la Grâce, ironiquement décrite dans Vies minuscules comme une « pieuse sottise », est inutilisable pour un traducteur, même le plus imbu de prétentions auctoriales. « Je ne croyais qu’à la Grâce ; elle ne m’était point échue ; je dédaignais de condescendre aux Œuvres, persuadé que le travail qu’eût exigé leur accomplissement, si acharné qu’il fût, ne m’élèverait jamais au-dessus d’une condition d’obscur convers besogneux. » (« Vie de Georges Bandy », p.137). Le traducteur, lui, est « l’obscur convers besogneux » qui condescend aux Œuvres ; nulle scansion transcendante ne lui souffle son texte ; il doit s’en remettre à l’état toujours provisoire de sa dernière version. La grâce ne lui est point échue, contrairement à celui dont le texte, par miracle, a été écrit.

    Et pourtant, la grâce n’est peut-être pas définitivement étrangère à son travail. Parfois, quand une phrase archifrançaise, chargée de toute la densité sémantique et stylistique de l’original devient, par un bonheur d’expression tout contingent ou par l’emploi d’une locution discrète mais tout à fait idiomatique, quelque chose d’inaliénablement néerlandais, ce qui pourrait bien être de la grâce devient perceptible au traducteur : l’intraduisible traduit, l’irremplaçable remplacé, l’invention réinventée – c’est du Michon, c’est méconnaissable, mais c’est encore du Michon. Ce que j’ose dans mes traductions espérer : la grâce de ressusciter en néerlandais cette voix, dans le vœu pieux que son projet messianique, ressusciter les morts, ait une chance, une fois encore, de réussir.

    Il y a un pathos spécifique lié à la traduction d’un texte pathétique, qui ne se réduit ni à la difficulté technique de la tâche, ni à l’investissement psychique qu’elle demande, ni au rapport fétichiste que le traducteur entretient avec le texte à traduire. Les textes de Michon, le traducteur doit en laisser se décanter en lui la charge émotive, pour la résoudre en un examen d’alternatives qui se veut rationnel ; il éprouve la charge passionnelle dans le rythme de l’original, mais ne peut s’en remettre au « mécanisme d’ivresse », comme Michon l’appelle, dont cet original est le produit. Ce qu’il peut essayer de faire, c’est se camper dans cette impossibilité, s’y tenir, s’ouvrir à ce qui sépare le pathos de l’auteur de ses propres tentatives de le reproduire. Alors peut-être naît la possibilité que sa traduction se charge de quelque chose de plus grand que lui-même.

    CouvMichon1.jpgC’est dans mon rapport à ce pathos que j’ai pu me sentir assez proche parfois du héros michonien de Vies minuscules, cet écrivain virtuel, fantasmatique, souffrant de son mutisme et de son invisibilité, et cela malgré tout ce qui me sépare de ce personnage sur le plan sociologique, culturel et biogra- phique. Dans le corps à corps avec le texte à traduire, le traducteur qui fait des « façons-sans-facon » se dédouble en une créature hybride : piocheur immanent et perfec- tionniste transcendant, clerc qui tire du spectacle de ses imperfections un désir jamais réalisé de perfection – qui n’est rien d’autre que le désir du aimez-moi qu’incarne le texte original. La description de la deuxième messe de l’abbé Bandy, vers la fin de sa Vie, est devenue pour moi une sorte d’exemplification hyperbolique de cette situation ambiguë. En traduisant Michon, je serais, à la fois ou alternativement, Bandy devenu vieux qui, « avec une furieuse modestie », célèbre la messe, pâle imitation des messes flamboyantes de sa jeunesse, un « écorcheur de mots conscient de l’être et tant bien que mal y remédiant », qui s’en remet à son habitude et à sa persévérance – et un jeune écrivain sans écrit « qui amèrement s’extasie, stupéfait, rassuré », à son écoute, dont la conscience aiguë, exacerbée de cette faillite du verbe parfois lui permettrait de se hisser au-dessus de lui-même. « Le masque était parfait, et pathétique l’effort pour n’avoir d’autre visage que ce masque. »

    Rokus Hofstede

     

    (1) R. Barthes, « Sur la lecture », Le bruissement de la langue, Essais critiques IV, Seuil, Paris, 1984, p.37-48.

    (2) H. Meschonnic, Poétique du traduire, Verdier, Lagrasse, 1999, p.459-460.

    (3) R. Hofstede, « “Je sentais la sacristie” : Pierre Michon et le Très-Haut », Rapports – Het Franse Boek, 1997, 67/1, p.27-34.

    (4)  M. de Haan, « Rood en wit », De revisor, 27/6, 2000, p.32.

     

  • De Descartes à Marie NDiaye

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    Entretien à Utrecht

     

    Entretien en français avec la traductrice néerlandaise Jeanne Holierhoek qui nous parle de quelques auteurs français : Marie NDiaye (Trois femmes puissantes), Michel Tournier, Jonathan Littell (Les Bienveillantes), Jean Giono (Le Chant du monde), Bernard Clavel, Anne Philippe, Montesquieu, Voltaire, Descartes…

     

    le 3 novembre 2009

     

     

     

     

     

    Œuvres traduites du français

    par Jeanne Holierhoek

     

    Jean Potocki, Veertien dagen uit het leven van Alfons van Worden (Manuscrit trouvé à Saragosse), Meulenhoff, 1974.

    Victor Serge, De aanslag op kameraad Toelajev (L’Affaire Toulaev), Meulenhoff, 1975.

    Samuel Beckett, Verhalen en teksten zomaar (« Le calmant » et « La fin » des Nouvelles et textes pour rien), Meulenhoff, 1976.

    Pablo Picasso, De wellust bij de staart gevat (Le Désir attrapé par la queue), Meulenhoff, 1976.

    Jean Lorrain, Denkbeeldige genietingen (Monsieur de Bougre­lon), Meulenhoff, 1978.

    Michel Tournier, De fetisjist (Le Coq de bruyère), Meulenhoff, 1981.

    Simone de Beauvoir, Met kramp in de ziel (Quand prime le spiritu­el), Goossens, 1981.

    * Simone de Beauvoir, Wij vrouwen (choix d’écrits de Simo­ne de Beauvoir), Goossens, 1981.

    Olivier Todd, De mandarijn van Parijs (Un fils rebelle), Goossens, 1983.

    Luis Buñuel, Mijn laatste snik (Mon dernier soupir), Meulenhoff, 1983.

    CouvTournierMeteoren.pngMichel Tournier, Gilles en Jeanne (Gilles et Jeanne), Meulenhoff, 1984.

    Anne Philipe, Weerklank van de liefde (Les Résonances de l’amour), Bruna, 1984.

    Stéphane Mallarmé, Igitur (en collaboration avec Han Evers), Raster, n° 32, 1984.

    Bernard Clavel, Harricana, Bruna, 1984.

    Bernard Clavel, Het goud der aarde (L’Or de la terre), Bruna, 1985.

    Anne Philipe, Ik hoorde haar adem (Je l’écoute respirer), Bruna, 1985.

    Marguerite Duras, Aurélia Steiner I & II, Raster n° 35, 1985.

    Bernard Clavel, Weerbarstige grond (Misérére), Bruna, 1987.

    Michel Tournier, De gouden druppel (La Goutte d'or), Meulenhoff, 1987.

    Philippe Ariès , Het beeld van de dood (Images de l’homme devant la mort), SUN, 1987.

    Michel Tournier, Dwaze liefdes (Petites proses), Meulenhoff, 1988.

    Alain Corbin, Het verlangen naar de kust (Le Territoire du vide), SUN, 1989.

    * Michel Tournier, De meteoren (Les Météores), Meulenhoff, 1990.

    Didier Eribon, Michel Foucault, Van Gennep, 1990.

    * Michel Tournier, Het nachtelijk liefdesmaal (Le Médianoche amoureux), Meulenhoff, 1991.

    Jean-Louis Calvet, Roland Barthes, Van Gennep, 1992.

    * Hervé Guibert, Voor de vriend die naliet mij het leven te redden (À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie), SUN, 1992.

    * Eugène Ionesco, De solitair (Le Solitaire), Coppens & Frenks, 1993.

    * Michel Tournier, Een vlaag van bezieling (Le Vent Paraclet), Meulenhoff, 1994.

    CouvNDiaye.png* Marie NDiaye, Lieve familie (En famille), De Geus, 1994.

    * Marcel Béalu, Onpersoonlijk avontuur (L’Aventure impersonnelle), Coppens & Frenks, 1994.

    * Philippe Sollers, Het geheim (Le Secret), Arbeiderspers, 1995.

    * Jean Giono, Het zingen van de wereld (Le Chant du monde), Coppens & Frenks, 1995.

    Marie NDiaye, De tijd van het jaar (Un temps de saison), De Geus, 1995.

    Jorge Semprun, Schrijven of leven (L’Écriture ou la vie), Meulenhoff, 1996.

    Michel Tournier, Ideeën en hun spiegelbeeld (Le Miroir des idées), Meulenhoff, 1996.

    * Loys Masson, De schildpadden (Les Tortues), Coppens & Frenks, 1996.

    * Alexandre Vona, Blinde vensters (Le s Fenêtres murées), Ambo, 1997.

    Lotfi Akalay, De nachten van Azed (Les Nuits d’Azed), Manteau, 1997.

    Pascale Roze, Jager Zero (Le Chasseur Zéro), De Geus, 1997.

    Michel Tournier, Eleazar (Eléazar), Meulenhoff, 1997.

    Marie NDiaye, Heksenschool (La Sorcière), De Geus, 1997.

    Francis Poulenc - Georges Bernanos, Dialogues des carmélites (libretto), Nederlandse Opera, 1997.

    Catherine Clément, De reis van Theo (Le voyage de Théo, en collaboration avec Truus Boot & Eveline van Hemert), Ambo, 1998.

    Luc Ferry, De god-mens of de zin van het leven (L’Homme-Dieu ou le sens de la vie), Ambo/Kritak, 1998.

    CouvMontesquieu.png* Montesquieu, Over de geest van de wetten, (choix de textes de L’Esprit des lois), Boom, 1999.

    * Guy de Maupassant , De Horla (Le Horla, en collaboration avec Jenny Tuin), Coppens & Frenks, 1999.

    Lydie Salvayre, In gezelschap van spoken (La Compagnie des spectres), De Geus, 1999.

    Paule Constant, In vertrouwen (Confidence pour confidence), De Geus, 1999.

    * René Descartes & Elisabeth van de Palts, Briefwisseling (Correspondance), Wereldbibliotheek, 2000.

    * Franz-Olivier Giesbert, De zoel (La Souille), Van Gruting, 2001.

    * Lydie Salvayre, Nobele zielen (Les belles âmes), De Geus, 2001.

    * Montesquieu, Perzische brieven (Lettres Persanes), Wereldbibliotheek, 2002.

    Anne Wiazemsky, Een handvol mensen (Une poignée de gens), Arbeiderspers, 2002.

    Alice Ferney, Sierlijk en berooid (Grâce et dénuement), De Geus, 2002.

    Emmanuel Bove, De strohoed (« Le Canotier » dans le recueil Reis door een appartement), Bas Lubberhuizen, 2002.

    * Antoine Audouard, Afscheid van Héloïse (Adieu, mon unique), Arbeiderspers, 2003.

    Alice Ferney, Verliefd gesprek (Conversation amoureuse), De Geus,  2004.

    CouvGionoZingen.jpg* Voltaire, Fransman in Londen (Lettres philosophiques), Wereldbibliotheek, 2004.

    Alice Ferney, Oorlog en liefde (Dans la guerre), De Geus, 2005.

    Michel Tournier, De os en de ezel (nouvelle dans un recueil publié aux éditipons De Geus).

    * Montesquieu, Over de geest van de wetten (De l’esprit des lois), Boom, 2006.

    Jonathan Littell, De welwillenden (Les Bienveillantes, en collaboration avec Janneke van der Meulen), Arbeiderspers, 2008.

    Scribe/Halévy, La Juive (libretto), 2009.

    Jonathan Littell, Het droge en het vochtige (Le Sec et l'humide), Arbeiderspers, 2009.

     

    (* = préface ou postface de la traductrice)

     

    couvTournierVlaag.jpgJeanne Holierhoek a par ailleurs publié en néerlandais divers articles sur Marcel Proust, Michel Tournier, Michel Foucault, Roland Barthes, Hervé Guibert, Marie NDiaye, Jean Giono, René Descartes, Madeleine Bourdouxhe, Arthur Rimbaud, Elisabeth van de Palts, Emilie du Châtelet. En français : « Cupides, lents, mais libres : les Néerlandais vus par Montesquieu », Septentrion, n°4, 2007. Voir aussi : « Les traducteurs de Giono », Douzième assises de la traduction littéraire (Arles 1995), Actes Sud, 1996.