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traduction - Page 24

  • Henri Conscience, conteur des Flandres

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    L'auteur du Lion de Flandre

    vu par son traducteur

     

    HenriConsciencePortrait.png

    Hendrik Conscience,

    portrait publié dans L'Univers illustré, 22/03/1879

     

    Si l’on parle aujourd’hui avec condescendance des œuvres du père des lettres flamandes modernes Henri Conscience (1812-1883) – J.-K. Huysmans ne les qualifiait-il pas de « monstrueuses cuillerées de panade au sucre » ? –, il ne faut pas oublier le rôle sans pareil que cet écrivain a joué pour faire renaître plus ou moins de ses cendres une littérature. L’Anversois n’a pas manqué d’expliciter sa démarche. Ainsi, dans une lettre adressée à son confrère hollandais Nicolaas Beets, expose-t-il : « Si j’ai un tant soit peu mérité cet hommage [celui qu’on lui a rendu en 1881 à l’occasion de la parution de son centième volume], c’est uniquement eu égard au but que je me suis fixé et non en raison des mérites de ce que j’ai produit. Compte tenu de la situation dans laquelle se trouvait le peuple flamand, il me fallait satisfaire à bien d’autres exigences qu’à celles de la plus haute esthétique et l’artiste en moi a dû consentir beaucoup de sacrifices. » On pourra toutefois lui reprocher d’avoir commis bien trop de romans populaires : s’il faut lui être reconnaissant d’avoir cherché à éduquer les paysans et ouvriers flamands, pourquoi n’a-t-il pas, cette tâche en partie accomplie, consacré du temps à des œuvres plus exigeantes, « de plus haute esthétique » ? Quoi qu’il en soit, Conscience reste l’un des rares Flamands du XIXe siècle dont on réédite quelques titres, y compris en traduction, en particulier l’épopée nationale De leeuw van Vlaenderen (Le Lion de Flandre ou La Bataille des éperons d’or, 1838) dont Hugo Claus a d’ailleurs réalisé une adaptation cinématographique (1984) (1).

    PageTitreLiondeFlandre1871.png

    Page de titre, édition 1871 du Lion de Flandre,

    t. 1, trad. L. Wocquier

     

    Entre 1830 et 1900, un peu plus de 250 romans et recueils de nouvelles flamands semblent avoir été traduits en français. Sur l’ensemble, près de 160 titres (et non pas 160 œuvres différentes) sont de Conscience ! Si l’on fait abstraction de la Belgique, plus de 90% des œuvres flamandes publiées en traduction française en France à cette période sont de l’Anversois. « En d’autres mots, Conscience est le seul auteur flamand qui, au cours du XIXe siècle, peut compter sur un certain intérêt côté français et qui parvient à se faire une place sur le marché français. » (2)

    Il faut dire que Michel Lévy, son éditeur qui cherchait à toucher le public le plus large possible, n’a pas lésiné sur les moyens : de nombreux volumes d’autres auteurs qu’il publie à l’époque s’ouvrent par plusieurs pages consacrées au Flamand tout en proposant au lecteur de s’abonner à une souscription à ses œuvres complètes : « Voici un écrivain, M. Henri Conscience, à qui il a suffi de la publication de quelques nouvelles traduites en français pour donner à son nom une véritable célébrité, une de ces célébrités qu’on n’obtient le plus souvent qu’après une nombreuse série d’œuvres remarquables et de longue haleine.

    LiondeFlandreBruxelles.png« La rapidité et la facilité de ce succès s’expliquent, il est vrai, tout naturellement aussitôt qu’on a lu quelques pages du romancier flamand, et reconnu les qualités éminentes qui lui assurent une des meilleures places dans la famille des conteurs ingénieux, intéressants et moraux. Il est peu d’écrivains, en effet, sur lesquels il soit aussi aisé d’asseoir un jugement prompt et sûr, qui sachent plaire et charmer comme lui de prime abord, et gagner en quelque sorte, à première vue, la familiarité du lecteur.

    « […] Né à Anvers, d’un père français, M. Conscience, quoiqu’il possède parfaitement notre langue et notre littérature, a voulu être le poëte et le romancier national de la Flandre ; tous ses livres ont jusqu’à présent été écrits en langue flamande, et sont fortement imprégnés de la vieille sève du terroir, ce qui ne les empêche point, malgré leur cachet d’originalité native et en dépit de l’auteur lui-même, d’être Français par le tour du récit, la grâce de certains caractères et l’intérêt de la composition. Et pourtant, faut-il le dire, la France a presque été la dernière à rendre à l’éminent écrivain un trop tardif hommage. Déjà depuis longues années la plupart de ses œuvres ont été traduites dans toutes les langues. […] La France ne pouvait laisser longtemps dans l’oubli un de ces écrivains qui, comme Walter Scott, Cooper, Lewis, Goethe, Cervantès, appartiennent, quelle que soit d’ailleurs la langue qu’ils écrivent, à toutes les littératures.

    « L’absence de nos bibliothèques des œuvres de M. Henri Conscience était une lacune ; avec l’aide de M. Léon Wocquier, professeur à la Faculté des lettres de Gand, qui a déjà traduit pour la Revue des Deux Mondes, ce chef-d’œuvre qu’on appelle le Gentilhomme pauvre, nous venons combler cette lacune par une édition de toutes les œuvres publiées et à publier de M. Henri Conscience. Acquéreurs de la toute propriété de la traduction des œuvres complètes de l’auteur du Conscrit, nous ne doutons pas qu’il ne soit bientôt aussi populaire chez nous que dans son propre pays et dans toute l’Allemagne.

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    Publicité, L'Univers illustré, 28/03/1891

     

    « La popularité réservée parmi les lecteurs français à M. Conscience et à ses Scènes de la vie flamande ne se bornera point, nous en avons l’assurance, aux classes lettrées. Notre romancier possède les qualités rares et merveilleuses qui universalisent le succès, et rendent l’écrivain sympathique à tous. Si l’érudit et le lettré trouvent de curieuses études sur la Flandre au Moyen Âge dans l’Année des Miracles, dans le Lion de Flandre, dans Jacques Artevelde, dans l’intéressante Histoire du comte Hugo, le lecteur naïf, la femme avide d’épisodes touchants seront vivement émus par le mouvement des passions, par la sensibilité que l’auteur a su mettre aussi bien dans ses grands romans dramatiques que dans ses Veillées flamandes et dans son Livre de la Nature ; l’enfant lui-même lira avec autant d’intérêt que de fruit de délicieux contes tels que Jeannot et Mariette et Grignotin. Si le réaliste se réjouit à ces peintures si vraies des intérieurs flamands, qui semblent autant de chefs-d’œuvre des Gérard Dow, des Metzu et des Van Ostade, à ces développements dramatiques et saisissants des caractères et des passions, le lecteur spiritualiste sera heureux de son côté, de trouver à chaque page la suave senteur de cette poésie naïve qui parfume les âmes élevées.

    éd. Yoran Embanner, 2007

    CouvLionFlandres2007.gif« Ce qu’a en effet de particulier et de vraiment original le génie de M. Conscience, c’est qu’il réunit aux qualités du romancier historique, du penseur profond, celles de l’observateur fin et exact, du poëte et du peintre de la nature, la réalité de l’auteur de Manon Lescaut et la poésie de l’auteur de Paul et Virginie. Ajoutons, pour terminer cette appréciation trop brève d’un écrivain qu’on apprendra à aimer en le lisant, que tous ses livres se distinguent par une moralité de pensée, par une chasteté de sentiment, par une pureté de langage qui permettent de les classer parmi les rares ouvrages d’imagination appelés à prendre place dans les bibliothèques de famille, et à faire le charme des veillées du foyer domestique. »

    Parallèlement à cette offensive commerciale – qui s’étendra donc aux romans destinés à la jeunesse : par exemple Le Conscrit pour les « jeunes gens » et Le Gentilhomme pauvre pour les « jeunes filles », et se prolongera par le moyen de multiples rééditions –, l’éditeur français a mis en avant Conscience dans une autre de ses publications : L’Univers illustré. Ce périodique a en effet accueilli des romans (Les Martyrs de l’honneur ; La Maison bleue. Esquisse de mœurs anversoises ; Le Remplaçant) sous forme de feuilletons ainsi que des papiers destinés à rafraîchir la mémoire des lecteurs (3).

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    Après que l’érudit gantois Jean Auguste Stecher (1820-1909) – auteur d’une Histoire de la littérature néerlandaise en Belgique (1887) – et A. Alvin, préfet des études à l’Athénée royal de Liège, eurent donné chacun au moins une traduction d’un des tomes de La Guerre des paysans, deux autres Belges allaient se charger de traduire en français l’essentiel de l’œuvre romanesque de Henri Conscience : Léon Wocquier (né dans la province de Luxembourg) et Félix Coveliers. Il s’agit d’ailleurs des deux traducteurs qui ont, au XIXe siècle, signé le plus grand nombre de traduction du néerlandais – Auguste Clavareau, qui vient en troisième position, revêt un profil tout à fait différent. Professeur de philosophie à l’Université de Gand et auteur régionaliste, Léon Wocquier (1815 ou 1821-1860 ou 1864) a ainsi transposé, outre une vingtaine de titres de Conscience, la Camera Obscura de Hildebrand, toujours pour les éditions Michel Lévy, ainsi que De roos van Dekama (La Rose de Dékama) et De lotgevallen van Ferdinand Huyck (Aventures de Ferdinand Huyck) de Jacob van Lennep avec l’aide de l’auteur. À la mort de Wocquier, Coveliers prend la relève. Félix Coveliers (1827 ou 1830-1887) fut pendant longtemps chroniqueur de théâtres de la presse bruxelloise. Il avait fait ses débuts dans la Revue de Belgique en 1846 sous le pseudonyme de Bénédict. Il a traduit de nombreuses pièces de théâtre (en particulier de l’anglais), le roman Henriette Temple de Benjamin Disraéli ou encore des nouvelles de Berthold Auerbach. On lui doit la mise en vers de… la Constitution belge, plusieurs vaudevilles, le livret ou l’adaptation de quelques opéras-comiques et opérettes. C’est un texte de Félix Coveliers que nous reproduisons – en ajoutant quelques notes – tel qu’il a paru en guise de présentation du premier volume de sa traduction d’un roman de Conscience de 1871 : De kerels van Vlaanderen (Les Kerles de Flandre, Calmann Lévy, nouvelle édition, 1888, p. I-XX) (4). Si de très nombreux lettrés ont écrit en français sur Henri Conscience – Dumas, Théophile Gautier, Armand de Pontmartin, Joseph Vilbort, Saint-René Taillandier, Roland de Marès… –, F. Coveliers a eu par rapport à eux l’avantage de connaître son compatriote.

     

    CouvBobDeMoor.png(1) En langue française, on recense les rééditions suivantes de cette œuvre : Office de publicité, 1943 et 1954 ; Éditions Edito-sevice avec une préface d’Hubert Juin, 1972 ; Copernic, 1979 ; Yoran Embanner, 2007, avec une préface de Jan Deloof, sans compter l’adaptation BD de Bob De Moor maintes fois réimprimée. Il n’est pas inutile non plus de relever que le Journal de Genève a publié cette épopée sous forme de feuilleton quotidien en 1954 : annoncée le lundi 9 et le mardi 10 août – « un roman historique de Henri Cons- cience, le célèbre écrivain belge dont la réputation a balancé celle d’Alexandre Dumas père » –,  elle a commencé le mercredi 11 pour se terminer dans le numéro des samedi 4 – dimanche 5 décembre de la même année (le nom du traducteur n’est pas mentionné).

    (2) Le reste des traductions est publié en Belgique pour de rares lecteurs wallons, des Bruxellois plus ou moins bilingues ou encore des Flamands francophones. Voir Reine Meylaerts, « Kleine literaturen in vertaling: buitenkans of gemiste kans? », M. Hinderdael, L. Jooken & H. Verstraete (réd.), De aarde heeft kamers genoeg. Hoe vertalers omgaan met culturele identiteit in het werk van Erwin Mortier, Anvers, Garant, p. 33-49.

    (3) Annonce de la parution d’un nouveau roman : « Nous commencerons, dans notre prochain numéro, la publication de le Remplaçant, roman entièrement inédit par M. Henri Conscience. Dans celte nouvelle œuvre, nos lecteurs retrouveront ces rares qualités de sentiment sincère et d’observation délicate qui ont si justement consacré la réputation de l’auteur du Gentilhomme pauvre, de Deux enfants d’ouvriers et de tant d’autres romans où l’irréprochable moralité s’unit au plus touchant intérêt » (15/08/1874) ; « M. Henri Conscience », 22/03/1879 ; portrait du romancier en première page de l’édition du 10/09/1881 ; articulet consacré à la fête organisée en Belgique à l’occasion de la parution du centième volume de Conscience, 08/10/1881 ; « Les Œuvres illustrées de Henri Conscience », 15/11/1884 ; autre annonce de la parution d’un nouveau roman : « Henri Conscience, qu’on a surnommé à bon droit l’Alexandre Dumas de la Belgique, a depuis longtemps conquis son droit de cité parmi nous. On retrouvera dans Le Pays de l’or la forme originale et saisissante dont l’auteur du Gentilhomme pauvre a su revêtir tous les sentiments humains qu’il a soumis à son habile et savante analyse, la simplicité, la fraîcheur, la moralité qui lui ont assuré la sympathie de tout le public français » (20/11/1886)...

    (4) Les Kerles : peuple considéré comme la vraie souche des Flamands de France.

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    photo : Guéruzet frères, Bruxelles

     

    HENRI CONSCIENCE

     

    Derrière la gare du Luxembourg à Bruxelles, sur les hauteurs avoisinant le parc Léopold, s’élève au milieu d’un jardin dessiné sans art une espèce de ruine grecque, simulacre en briques des ruines de Pæstum, construit par le peintre Antoine Wiertz, avec un subside de l’État, pour lui servir à la fois d’atelier et de musée (1).

    C’est là que, depuis 1868, habitait Henri Conscience, le restaurateur des lettres flamandes, l’auteur universellement admiré de tant de récits populaires, partageant son temps entre le culte des lettres et la culture des fleurs. C’est là qu’il est mort le 10 septembre 1883.

    La Belgique lui fit des funérailles vraiment royales, et l’on peut assurer que sa mort prit les proportions d’un deuil public.

    Toutes les sociétés littéraires ou dramatiques flamandes, si nombreuses en Belgique, tous les orphéons, tout le monde officiel, tous les amis de l’écrivain, tous les admirateurs de son talent, tous les délégués des villes et des communes se réunirent en un cortège imposant, pour le conduire à sa dernière demeure. Peu de morts illustres ont été honorés d’une façon plus solennelle.

    Déjà, de son vivant, Henri Conscience avait été l’objet de distinctions exceptionnelles. Il était grand-croix, commandeur, officier ou chevalier de presque tous les ordres de l’Europe. La légion d’honneur seule manquait à la rosette multicolore qui fleurissait sa boutonnière. Cette lacune s’explique parce fait que, dans la plupart de ses romans historiques, l’écrivain flamand s’est attaché à raconter les luttes que les provinces belges eurent à soutenir contre la domination française depuis Philippe le Bel jusqu’à Dumouriez ; et naturellement ce n’était pas en faveur de la France que se manifestaient les sympathies du romancier.

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    édition en langue française de 1979

     

    Cependant Conscience, Français d’origine (2), n’était nullement un ennemi des idées françaises, et il était bien loin de partager à cet égard les sentiments de cette petite coterie de Flamands intransigeants qui forment ce que l’on appelle en Belgique le parti flamingant.

    Lorsque, il y a quelques années, Paris célébra en l’honneur de Victor Hugo cette fête littéraire qui eut un si grand retentissement en Europe, les cercles littéraires flamands de Bruxelles et d’Anvers imaginèrent d’organiser une fête analogue en l’honneur de Henri Conscience.

    L’idée trouva de nombreux adhérents dans toutes les villes de province, et il fut décidé que l’on célébrerait avec éclat ce que l’on appelait le « centenaire de Conscience », c’est-à-dire l’apparition du centième volume de ses œuvres complètes, formant soixante-dix ouvrages distincts.

    On reproduisit son image de toute manière : en bronze, en marbre, en terre cuite, en cire, en papier ; on en fit des bustes, des cartouches, des médailles, des lithographies, des portraits-cartes ; on l’étala à toutes les vitrines ; on la vendit à tous les carrefours ; et, – suprême expression de la popularité, – son portrait reproduit, par la gravure, illustra les étiquettes des boîtes de cigares de marque nouvelle et des bouteilles de liqueurs de fabrication récente.

    Anvers, sa ville natale, lui érigea une statue sur une de ses places publiques, et, trois années plus tard, elle lui érigea, au cimetière du Kiel, un monument funéraire qui fut inauguré avec la plus grande solennité.

    étude d'Eugeen de Bock sur Conscience

    CouvConscienceParDeBock.pngBruges, Courtrai et Ypres donnèrent à des rues le nom de Cons- cience ; en un mot, on l’honora, on l’exalta de toute façon, et peu d’hommes eurent, comme lui, la satis- faction de savourer de leur vivant les fumées enivrantes de la gloire. On peut dire que, lorsque la mort l’emporta, la postérité avait déjà commencé pour lui.

    Le secret de cette grande popularité, du succès étonnant qui resta fidèle à ses œuvres, n’est pas dif- ficile à pénétrer : il a été original et honnête.

    Son honnêteté a brillé dans toute sa vie. À chaque page de ses livres, on en respire le parfum salutaire et vivifiant.

    Son originalité ? Elle consiste dans la sincérité de ses tableaux rustiques, dans l’émotion douce et saine de ses récits villageois.

    Il n’a pas eu besoin de se plonger dans l’horrible et d’évoquer des scènes de meurtre et d’adultère pour intéresser le lecteur.

    Il lui a suffi de peindre ce qu’il voyait autour de lui dans ces masses populaires à l’émancipation desquelles il avait voué sa vie. Qui, mieux que lui, s’est identifié avec le caractère, l’esprit et les mœurs du peuple flamand, et a décrit avec plus de vérité la côte flamande, et les bruyères de la Campine ?

    Ces pittoresques solitudes, si calmes, aux paysages mélancoliques, ces bruyères où l’on aperçoit de loin en loin le clocher d’un village, il les a aimées d’un amour de poète, et il les a peintes avec une rare fidélité de coloris.

    Il a sympathisé avec ces paysans simples et honnêtes, attachés à leur sol, à leur foi, aux traditions de leurs pères. C'est là tout le secret de sa gloire.

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    Conscience était né à Anvers, le 3 décembre 1812. Son père, Pierre Conscience, originaire de Besançon, avait été chef-timonier dans la marine impériale, à bord de la canonnière la Ville de Bordeaux. Fait prisonnier par les Anglais, il subit une longue captivité sur les pontons, et, quand un échange de prisonniers lui eut rendu la liberté, il alla s’établir à Anvers. Il y obtint un emploi de contremaître dans les chantiers de la marine, auxquels Napoléon Ier s’attachait à donner une grande extension.

    Peu de temps après, Pierre Conscience épousa une Anversoise et c’est de cette union que naquit celui qui devait un jour rendre célèbre le nom de l’ex-timonier de la marine française.

    À la chute du premier empire, Pierre Conscience perdit sa place de contre-maître et se vit contraint de demander à d’autres métiers les ressources nécessaires pour élever sa famille. Il se fit revendeur de débris de vieux navires, et bientôt il ajouta à ce commerce celui des vieux livres, pendant que sa femme ouvrait une petite boutique d’épicerie.

    Le petit Henri, enfant malingre et débile, ne s’amusait guère à jouer avec les jeunes Anversois de son âge ; mais il prenait un plaisir extrême à feuilleter les vieux bouquins que revendait son père, et à en regarder les images. Il ne savait pas lire encore, mais dès qu’il eut appris, il dévora avec une avidité toujours inassouvie tout le fonds de magasin de son père.

    Ces lectures développèrent naturellement en lui les facultés d’imagination dont il était si largement doué, et lui donnèrent sur toute chose des notions qui, bien que mal digérées, devaient lui être d’un grand secours.

    statue de Conscience à Anvers

    ConscienceStatue.jpgLe jeune Conscience n’avait pas huit ans, lorsque sa mère mourut. Son père ne tarda pas à aller demeurer à la cam- pagne, dans un endroit assez isolé appelé le Coin vert, en dehors de l’enceinte des fortifi- cations. Dans un de ses romans, qui porte le titre de la Maison bleue, Conscience en a fait la riante description que voici :

    « J’ai bien connu la petite maison bleue, dans le Coin vert, et je sais encore, comme si c’était d’hier, que le plus beau cerf-volant que j’aie possédé de ma vie, alla se crever contre l’angle de sa vieille cheminée. Elle était située hors la porte de Borgerhout, à Anvers.

    « De chaque côté de la porte d’entrée grimpait une vigne dont les rameaux entrelacés festonnaient la baie des fenêtres, et couvraient si complètement la façade peinte en bleu au toit de chaux et les tuiles rouges du toit, qu’on eût dit d’un berceau de verdure.

    « Lorsque, dans l'arrière-saison, les deux vignes montraient leurs raisins blancs et bleus à travers les pampres d’un vert éclatant, je m’arrêtais, tout enfant, sur le chemin de l’école, devant la riante maisonnette. Je restais là, bouche béante, remuant les lèvres avec gourmandise, et dévorant du regard les grappes appétissantes pleines d’un jus sucré.

    « Maintenant la maisonnette, et le chemin qui menait à l’école, et le Coin vert, ont depuis longtemps disparu. Le jardin zoologique et la station du chemin de fer ont envahi tout le sol sur lequel nous vivions dans notre enfance ; ils ont tout détruit ou transformé. »

    C’est dans ce milieu calme et rustique, dans ce coin poétique et solitaire que Conscience puisa ce sentiment profond des beautés de la nature qui se manifeste avec tant de variété dans la plupart de ses écrits. C’est là aussi qu’il contracta le goût du jardinage, qu’il conserva jusqu’aux derniers jours de sa vie, et cet amour des fleurs et des insectes qu’il exprima d’une façon si simple et si poétique dans son ouvrage : Quelques pages du livre de la nature.

    Mais cette existence calme et tranquille, cette solitude si douce au gré du jeune Henri, pesait à son père ; l’ancien marin avait un besoin de mouvement et d’activité qui ne trouvaient point à se satisfaire dans ce paisible Coin vert. Au bout de trois ans, il se remaria, vendit sa maisonnette, et alla se fixer à Borgerhout avec sa nouvelle famille. Celle-ci s’accrut rapidement de plusieurs autres enfants, et bientôt le travail du père et de sa nouvelle compagne ne suffit plus à pourvoir aux besoins d’une progéniture si nombreuse. Le moment était venu pour les enfants du premier lit de tâcher de se suffire à eux-mêmes. Henri, studieux et faible de constitution, parvint à trouver un petit emploi dans l’enseignement.

    ConscienceGansendonck.jpgAprès avoir été, pendant une couple d’années surveillant dans deux établissements d’instruction où il recevait en même temps les leçons de français et d’anglais néces- saires pour compléter son instruction, Henri Conscience entra en qualité de sous-maître dans un collège fort en vogue à Anvers et fréquenté par les enfants des principales familles de la ville.

    Il y était depuis environ deux ans, lorsque éclata la révolution de 1830 qui devait amener la séparation de la Belgique d’avec la Hollande, et sa constitution en un État indépendant.

    Un vent de liberté soufflait alors sur toute l’Europe ; Conscience en sentit l’influence et, enfiévré tout à coup d’une sorte d’enthousiasme patriotique, il abandonna la carrière du professorat et alla s’engager dans le corps des volontaires belges que commandait le général Niellon. Grâce à son instruction, il obtint bientôt le grade de fourrier; mais sa faiblesse physique et surtout son apparence débile l’empêchèrent d’être nommé officier. Il resta six ans sous les drapeaux et rentra dans sa famille en 1836, à l’expiration de son volontariat.

    C’est pendant qu’il était à l’armée que Conscience écrivit ses premiers essais de littérature : des chansons, des récits en prose, et même un petit opéra qui fut représenté à Termonde, devant un public exclusivement militaire.

    Chose étrange, ces premiers essais de l’homme qui devait être en quelque sorte le restaurateur des lettres flamandes étaient écrits en français. C’étaient les premiers bégaiements d’une muse qui s’ignore encore et qui cherche sa voie.

    Rentré à Anvers, Conscience se lie avec les membres d’un petit Cénacle artistique, jeunes peintres ou jeunes écrivains animés d’une grande ardeur patriotique et pleins de cette généreuse exaltation qui est le propre de la jeunesse.

    C’est dans ce milieu sympathique que se développèrent ses instincts d’écrivain et que se révéla sa véritable vocation : la littérature flamande. Un récit des événements contemporains, lu dans ce cercle de jeunes enthousiastes, obtint l’approbation de tous, si bien que l’auteur, encouragé dans sa tentative nouvelle, se décida à écrire son premier roman flamand: l’Année des merveilles, qui parut en 1837.

    Le succès en fut immense ; on n’était plus habitué à ce langage simple et clair, naturel et poétique à la fois. Pendant le règne du roi Guillaume, le flamand, fort délaissé du temps de l’Empire, était devenu, sous l’influence de la littérature allemande et de la domination hollandaise, une langue obscure et fatigante, dont la prose écrite, s’embarrassant d’interminables périodes surchargées de phrases incidentes, semblait faite pour rebuter le lecteur. Ce fut l’honneur et la gloire de Conscience d’avoir rendu à la langue des Flandres son caractère populaire de clarté et de simplicité. Son style alerte et vif, harmonieux et coloré, n’a rien de cette tournure empesée et traînante, ni de cette obscurité nébuleuse qui rendaient si difficiles à lire les écrivains flamands de cette époque. On ne lisait plus guère de livres flamands avant lui ; ses romans réveillèrent le goût de la lecture dans toute la Belgique flamande et furent comme le signal d’une ère de renaissance.

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    DVD, Le lion de Flandre, réalisation :

    Hugo Claus, Dominique Deruddere & Stijn Coninx

     

    Le Lion de Flandre, un de ses romans historiques les plus estimés, parut l’année suivante (1838) et n’eut pas moins de succès que l’Année des merveilles. Malheureusement pour le pauvre écrivain, la carrière des lettres était alors une carrière ingrate et peu fructueuse, et les lauriers qu’il cueillait par brassées n’étaient pas une nourriture assez substantielle. Brouillé avec son père qui, en sa qualité de Français, avait vu à regret son fils prendre part au mouvement littéraire flamand, Conscience était allé vivre seul, et, grâce à la protection du peintre Gustave Wappers, il avait obtenu un emploi subalterne dans les bureaux du gouvernement provincial. C’était le pain assuré, et avec le pain, l’indépendance et la faculté de se livrer à ses chers travaux littéraires.

    Mais, au milieu de la fièvre politique qui régnait encore dans le pays, Conscience se laissa entraîner par son patriotisme exalté à prononcer en public un discours violent contre le traité des vingt-quatre articles, qui consacrait la séparation définitive d’une partie du Limbourg et du grand duché de Luxembourg des autres provinces belges.

    Heures du soir, édition néerlandaise

    ConscienceAvondstonden.jpgCette imprudence lui coûta son modeste emploi, et il fut réduit, pour vivre, à se faire aide jardinier chez un grand horticulteur d’Anvers. Sa passion pour les fleurs lui fit prendre en patience cette disgrâce qui, d’ailleurs, ne fut pas de longue durée ; un discours l’avait amenée, un autre discours y mit fin. Ce second discours fut celui qu’il prononça sur la tombe de M. Van Brée, directeur de l’Académie de peinture d’Anvers, discours tout vibrant d’émotion, qui eut un grand retentissement, et à la suite duquel un revirement complet s’opéra dans le monde officiel en faveur de Henri Conscience. Gustave Wappers, appelé à succéder à Van Brée, fit nommer son protégé greffier de l’Académie.

    Il conserva ces fonctions peu absorbantes jusqu’en 1854, époque à laquelle il donna sa démission, pour consacrer tout son temps à la littérature, car c’est à partir de cette époque que ses productions furent le plus nombreuses.

    Trois ans plus tard le gouvernement, ayant besoin d’un homme de confiance, le nomma commissaire d’arron- dissement à Courtrai. Les populations de la frontière étaient alors travaillées par des agents de Napoléon III en vue d’une annexion à la France. Conscience, patriote éprouvé et Flamand convaincu, pouvait avec plus d’autorité que personne combattre et déjouer ces menées annexionnistes.

    Il conserva jusqu’en 1868 ce poste qui équivaut à peu près, en Belgique, à celui de sous-préfet. Il ne l’abandonna que pour accepter, en guise de pension de retraite, le titre et les fonctions de conservateur des musées royaux de peinture et de sculpture.

    C’était une véritable sinécure que le gouvernement créait pour assurer à l’écrivain populaire l’indépendance et le bien-être, car ses livres, malgré leur immense succès de lecture, ne lui avaient rapporté que fort peu d’argent.

    Conscience alla donc s’installer dans cette espèce de ruine grecque due à la fantaisie artistique du peintre Antoine Wiertz.

    C’est là que, pendant quinze ans, il écrivit les romans qui forment la dernière partie de son œuvre, et dont le premier fut l’épopée des Kerles de Flandre.

    Le 18 janvier 1869, il écrivit, au sujet de ce livre, la lettre suivante au traducteur de ses œuvres :

    Ami Coveliers,

    Je conçois votre étonnement de ma longue inactivité. Mon déplacement, mes nouvelles fonctions et le cruel malheur qui m’a frappé (Conscience venait de perdre sa fille) m’ont empêché de travailler pendant plus d’une année.

    Depuis six à sept mois, je m’occupe à écrire un roman historique dont le premier volume est achevé. Il sera intitulé de Kerels Van Vlaanderen et je tiens beaucoup à ce que le titre, les Kerles de Flandre, soit conservé dans l’édition française.

    Le but que je me suis proposé en l’écrivant est de faire connaître des faits historiques presque ignorés jusqu’aujourd’hui. À part le drame d’invention, c’est une histoire complète des Anglo-Saxons de Flandre, auxquels nous devons probablement l’esprit communier et la soif d’indépendance vis-à-vis du pouvoir central qui caractérise la race flamande.

    Tout à vous,

    Conscience.

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    Ric et Rac, 09/09/1933

     

    Conscience était un homme d’une extrême simplicité de mœurs, d’une bonhomie qui ne manquait pas de malice, et d’une affabilité tout à fait charmante. Son œil bleu pétillait d’intelligence et son regard était doux comme une caresse pour ceux qui lui étaient sympathiques. Cœur généreux et pitoyable aux malheureux, nature poétique et tendre, il puisait directement ses inspirations dans ce peuple au milieu duquel il avait grandi. Les petits et les humbles étaient ses héros de prédilection, et les scènes de la vie bourgeoise ont trouvé en lui un peintre d’une extrême sincérité.

    Son observation s’arrêtait peut-être un peu trop à la surface, et ceux qui ne lisent que la traduction française de ses œuvres souhaiteraient parfois plus de profondeur dans l’analyse des sentiments, plus de vigueur dans le tableau de la lutte des passions.

    Mais il ne faut pas perdre de vue que Conscience écrivait surtout pour les classes populaires du pays flamand, qui s’étaient déshabituées de lire. Son but était de faire des livres que le peuple flamand, simple et presque encore inculte, pût comprendre et aimer. Ce but, il l’atteignit en peignant ses mœurs, ses usages, les lieux qu’il habita, en s’associant aux souffrances et aux joies de son foyer, à son espoir d’un avenir meilleur.

    Il n’y fût point parvenu si ses récits avaient été le fruit d’une observation et d’une analyse plus raffinées. Il s’est mis à la portée des lecteurs qu’il avait en vue.

    Dans l’intimité, Conscience aimait à parler des difficultés qui avaient embarrassé ses premiers pas la carrière des lettres, et, quoiqu’il fût d’une grande modestie, ce n’était pas sans un certain orgueil qu’il constatait la popularité dont ses romans jouissaient à l'étranger.

    En effet, dès 1845, parut en Allemagne, sous le titre de Flœmishes Stilleben, une traduction de ses premières nouvelles par Diepenbrock, prince-évêque de Breslau.

    L’année suivante, une traduction anglaise de ses contes fut publiée à Londres sous le titre de Sketches of flemish life, et en 1847, les mêmes récits, traduits en italien, parurent à Florence avec l’étiquette de Vita domestica dei Fiamminghi.

    Publicité pour Conscience et le Conscience de Dumas,

    L'Univers illustré, 08/01/1876

    PublicitéConscienceEtDumas.pngLes premières traductions françaises des œuvres de Conscience furent publiées en Belgique. Alexandre Dumas, qui habitait Bruxelles en 1852, en lut quelques-unes, notamment celle du Conscrit, et l’idée lui vint de dramatiser à sa façon ce récit simple et touchant, et d’en écrire une « adaptation » française. C’est ce qu’il fit dans ces deux volumes intitulés d’abord Dieu et diable, et qui s’appelèrent plus tard Conscience l’Innocent, Dumas ayant donné au personnage principal de son adaptation du Conscrit le nom de l’auteur de la nouvelle.

    Les ennemis de l’auteur des Trois Mousquetaires, et ils étaient nombreux à cette époque, firent beaucoup de bruit de cet emprunt et l’accusèrent hautement de plagiat. Pour se laver de cette accusation, Dumas, qui venait de fonder le Mousquetaire, ce journal quotidien dont il était en même temps le rédacteur en chef, y publia la traduction du Conscrit, et celle de plusieurs autres nouvelles de Conscience.

    Le pittoresque et la simplicité de ces récits frappèrent l’éditeur Michel Lévy, et lui inspirèrent le désir de publier dans sa collection les œuvres complètes du romancier flamand. Conscience accepta avec joie le traité que lui proposa l’éditeur parisien, car ce traité lui promettait un public nouveau de quarante millions de lecteurs.

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    Affiche du film de Roland Verhavert (1974) :

    Le Conscrit, d'après le roman de Conscience

     

    Le premier volume édité par la maison Michel Lévy parut en 1854 sous ce titre : Scènes de la vie flamande. Le traducteur était alors M. Léon Wocquier, professeur à l’université de Gand, qui mourut en 1860, et dont la tâche fut reprise par l’auteur de cette biographie. Tous les ouvrages de Conscience sont aujourd’hui traduits en français, et le débit en est très considérable (3), car ils peuvent être mis dans les mains de tous les lecteurs, par l’excellente raison qu’ils sont d’une moralité irréprochable. Il en devait être ainsi, d’ailleurs, puisque l’auteur s’était proposé la noble tâche d’instruire et de moraliser les classes populaires, et de répandre le goût des lectures flamandes. Ce qu’il voulait, c’était la création d’une littérature nationale, ayant ses racines dans le sol même du pays, car il pensait que c’est surtout par les œuvres de l’esprit qu’un peuple affirme sa force et sa vitalité.

    Et l’on peut dire qu’il a réellement prêché d’exemple en écrivant ces aimables romans qui ont rendu son nom célèbre dans tous les pays de l’Europe, et même au delà des mers.

    Une des principales causes de son succès, et qui constitue son plus grand mérite, c’est donc la simplicité, l’honnêteté, la grâce touchante et naïve des récits, l’émotion douce qui les anime.

    Il se sentait entraîné de préférence vers les humbles et les déshérités ; les petits bourgeois, les artisans, les villageois l’attiraient plus que les classes élevées du corps social ; c’est parmi les pauvres gens qu’il aimait à choisir les héros de ses livres, et la vie calme et silencieuse des campagnes, les mœurs simples et presque patriarcales du robuste paysan flamand dont la préoccupation constante est la glèbe, avaient pour sa plume d’irrésistibles attraits. Aussi c’est dans les villages de la Flandre ou de la Campine qu’il a placé le théâtre de la plupart de ses romans. Rosa l’Aveugle, l’Orpheline, Baes Gansendonck, le Conscrit, le Gentilhomme pauvre, le Coureur des grèves, la Tombe de fer peuvent passer à bon droit pour des modèles d’observation juste et fine, d’invention poétique et de fidélité descriptive. Sincère et vrai avant tout, il n’a pas cherché, comme les naturalistes d’aujourd'hui, à sonder les plaies de notre pauvre humanité, à les montrer à nu, à la peindre sous ses plus vilaines couleurs, ni à tracer avec une minutie de photographe le tableau repoussant des vices et des infirmités sociales.

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    Le Gaulois, 08/02/1883 : Conscience l'égal de George Sand

     

    Il a pris à tâche, au contraire, de faire aimer cette humanité qui n’est pas si mauvaise ni si corrompue au fond que la représente le roman naturaliste moderne, et de montrer que, chez elle, la somme des qualités et des vertus l’emporte de beaucoup sur la somme des défauts et des vices. Généreuse illusion peut-être ; mais illusion d’un cœur droit et honnête ; illusion consolante surtout, puisqu’elle a donné naissance à des œuvres d’un attrait irrésistible en même temps que d’une incontestable portée morale.

    Parmi ceux qui connaissaient, comme l’auteur de cette notice, le libéralisme éclairé et la largeur d’idées d’Henri Conscience, il y en a certainement quelques-uns qui ont regretté l’espèce de religiosité catholique qui règne dans la plupart de ses récits villageois. Mais elle s’explique aisément lorsqu’on se pénètre de cette idée que, pour peindre fidèlement les habitants des campagnes flamandes, on ne saurait les montrer dépourvus de ce profond sentiment religieux qui reste encore aujourd’hui l’un de leurs signes distinctifs.

    Dans les romans historiques qui forment une partie considérable de son œuvre, Conscience s'est efforcé d’éveiller les sentiments patriotiques des masses en racontant, dans son style simple, vif et imagé, les grands faits héroïques de l’histoire des provinces belges, et les principaux épisodes de la lutte des Communes contre la domination étrangère.

    Le Lion de Flandre, Jacques van Artevelde (le Tribun de Gand), la Guerre des Paysans et le Bourgmestre de Liège sont, dans ce genre, des œuvres écrites dans un esprit vraiment patriotique, et qui justifient complètement l’immense succès de lecture qu’elles ont obtenu.

    En somme, si, dans l’ensemble de son œuvre, il y a des parties faibles et des récits où la réalité n’est pas suffisamment respectée, il n’en est pas moins vrai que Conscience a été un écrivain véritablement populaire, et que la Belgique peut être fière de compter au nombre de ses enfants un conteur dont les récits ont fait leur tour d’Europe.

    Félix Coveliers

     

    (1) Le Courrier de l’art du 20/09/1883 rapporte ceci à propos de jardin : « M. Henri Conscience, le célèbre romancier flamand, qui était né à Anvers de parents français et à qui sa ville natale élevait, il y a peu de jours, une statue, vient de mourir à Bruxelles, au Musée Wiertz qu’il habitait en sa qualité de Conservateur du Musée royal de Peinture et de Sculpture de Belgique, fonction qu’il occupait sans que la plupart de ses compatriotes se doutassent qu’il l’exerçât. La vérité est que la place avait été créée par M. Eudore Pirmez lors de son passage au Ministère de l’Intérieur, et constituait une sorte de mise à la retraite d’un adversaire politique ; M. Conscience, à l’époque lointaine de sa nomination, était commissaire d’arrondissement à Courtrai.»

    Sur le Musée Wiertz, écoutons l’écrivain Georges Eekhoud : « Comme les autres musées, celui-ci était gardé jusqu’à ce jour par un fonctionnaire spécial, un fonctionnaire logé gratuitement dans l’habitation du peintre défunt et jouissant d’un traitement de trois à quatre billets de mille. On avait eu le bon esprit de nommer à cet emploi l’un ou l’autre écrivain considérable ou tout au moins digne d’intérêt. À ce titre la peinture à thèse et à tendance de Wiertz valait presque la peine d’être conservée ! La conservation du musée Wiertz représentait même une des seules sinécures réservées à nos gens de lettres.

    « Avant M. Charles Potvin, le dernier titulaire, un honnête homme, auteur de nombreux volumes de vers et qui, du moins, admirait sincèrement les œuvres commises à sa garde, la place était occupée par Henri Conscience, le célèbre romancier flamand. Malgré sa renommée universelle et le succès de ses romans, cet excellent grand homme n’avait pas fait fortune et il serait même mort dans une médiocrité voisine de la gêne, s’il n’avait pas été appelé au poste en question. Le destin ironique voulait que Conscience conservât des produits, qu’avec moins d’indulgence et de charité foncière, il eût plutôt été tenté de réduire en cendres, mais malgré l’odieux voisinage de cet art, n’attirant plus que des Anglais pilotés par les agences Cook et d’autres touristes peu exigeants en matière de curiosités, Conscience coula paisiblement ses dernières armées dans cet ermitage dont un jardin planté de très vieux arbres rachetait la fâcheuse architecture néo-grecque.

    « Le candidat le plus sérieux à la succession de M. Potvin, le candidat unanimement désigné, non seulement par les artistes mais aussi par le public, était M. Camille Lemonnier. Cette position lui revenait. » (on le comprend, la chose, pour des motifs politiques, ne se fit pas)  (Mercure de France, VI, 1902, p. 831.)

     

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    Le Gaulois, 14/09/1883
     

    (2) « L’Académie de Besançon, qui compte d’éminents savants, des juristes distingués et d’actifs sociologues, s’attache surtout, cette fois, aux études historiques concernant la Franche-Comté. Il est vrai qu’elle est particulièrement riche de grands noms et de grands souvenirs : Victor Hugo, Fourrier, Proudhon, Pasteur, p our n’en citer que quelques-uns. Et l’un de ses derniers bulletins rappelle que le célèbre romancier flamand, Henri Conscience, dont les nombreuses œuvres furent traduites en huit ou dix langues, et qui fut l’un des plus robustes ouvriers de la renaissance flamande, était le descendant d’une vieille famille bisontine. M. Henri Hugon établit avec une parfaite clarté cette ascendance, et il termine, non sans quelque mélancolie : “Sur ses monuments d’Anvers, on lit, au-dessus des dates 1812-1883, ces simples mots Hendrik Conscience. Hendrik, c’est la transformation flamande du prénom français que l’enfant avait reçu de son parrain le musicien wallon Henri Delsalle seul le nom de Conscience rappelle désormais au passant les origines paternelles du grand homme.” » (Revue des deux Mondes, mai-juin 1824, p. 212). On relève ici une des tendances assez répandue dans les commentaires français sur le romancier flamand : on cherche à le rattacher d’une façon ou d’une autre à la France ou à la littérature d’expression française. Une autre tendance consiste à souligner la portée morale de ses œuvres.

    (3) La popularité de Conscience perdurera : la Revue de lecture du 15 août 1921 (p. 484) nous dit que dans les bibliothèques parisiennes, « on lit beaucoup Zola et Henri Conscience ».

     

    source articles : Gallica

     

  • La Chine de l’Europe

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    Un Immortel

    à propos des lettres hollandaises

     

     

    Edmond Jaloux (photo : Musée municipal du Touquet)

    PortraitEdmondJaloux.pngL’académicien Edmond Jaloux (Marseille, 1878 – Lutry, 1949), qui a porté une grande attention aux littératures étrangères, a passé une bonne partie de sa vie en Suisse. Quand, en mai 1940, la Hollande, qu’il croyait être « une de ces terres élues, où la vie serait créée uniquement pour l’homme même, et non pour ses combats », se trouve envahie par l’armée hitlérienne, c’est des bords du Léman qu’il prend la plume pour exprimer son désarroi : « Ce n’est pas sans un affreux serrement de cœur, un sentiment de catastrophe spirituelle, que tous les amis de la Hollande ont appris l’inqualifiable invasion de ce pays. » Après avoir rappelé la singularité des Pays-Bas – « l’Orient de l’Occident, la Chine de l’Europe » – en reprenant les mots de Baudelaire, il relève qu’on connaît en réalité bien mal cette contrée. Toutefois, ajoute-t-il, « [q]uiconque a vécu en Hollande, a pénétré son existence quotidienne, a fait un peu plus que la traverser en chemin de fer ou en auto en garde un souvenir enchanté. De quoi est fait ce charme ? Il est difficile de le préciser : de l’union la plus heureuse de l’activité avec une vie intérieure naturellement contemplative ; d’un sédentarisme à demi provincial combiné avec une nostalgie ardente, l’influence et le souvenir de ces trésors d’épices spirituelles que sont les Indes néerlandaises ; d’une science du home nulle part atteinte à ce point ; d’un grand pouvoir de silence et de solitude, joint à un goût comme quintessencié des choses physiques, depuis le vieux bois des meubles, macérés dans les vernis et les encaustiques, jusqu’au culte de la fleur, en particulier de la tulipe, devenue une forme vivante de l’imagination d’un peuple ; d’une force grave, lente, féconde, qui ne se résout jamais en vanité, en bluff, en agitation vaine, mais concourt à une entente supérieure de l’art de vivre ».

    Ces considérations émises, Jaloux, avant même d’évoquer les peintres, s’intéresse à ses confrères, avançant un point de vue en partie pertinent sur les raisons du manque de diffusion de la poésie et du roman bataves à l’étranger. On trouve en Hollande, nous dit-il, « de rares érudits, des lettrés de la plus fine qualité, des collectionneurs de tableaux aussi fervents que les fondateurs de “cabinet” de peintures du XVIe et du XVIIe siècles. La littérature hollandaise est peu connue ; l’ignorance générale où l’on est à l’égard de la langue néerlandaise ne lui permet pas une large diffusion : il est vrai que les pouvoirs publics n’ont jamais rien fait pour qu’elle fût connue. Alors que des nations toutes récentes et de médiocre expression littéraire ont fait l’impossible pour répandre leurs œuvres, la Hollande s’est enfermée dans une attitude d’aristocratique secret que nous respectons, mais d’où nous aurions aimé la voir sortir. Sait-on seulement qu’elle a eu, depuis cinquante ans, de grands poètes, inconnus en dehors de ses frontières, et au nombre desquels il faut compter Willem Kloos, Albert Verwey, morts tous deux, et un des plus grands lyriques de l’Europe contemporaine, M. Boutens, sans compter Henriette Roland Holst, Hélène Swarth et Gorter ? Et il faudrait parler de ses nombreux romanciers BoutensParToorop1908.gifet conteurs, et marquer ce qu’ils ont de personnel et d’authentique, qui fait penser davantage à l’art du peintre qu’à celui du psychologue, comme chez les Français ou les Russes. Mais nous avons eu en France un très bon type de romancier hollandais, s’exprimant en français, le savoureux J.-K. Huysmans, descendant des célèbres peintres néerlandais de ce nom. » Dans son ouvrage consacré au peintre Johann-Heinrich Füslli (1942), l'académicien reprendra cette comparaison : en Hollande, le réalisme s'étend à la peinture et à la littérature alors qu'en Flandre « l'arbre mystique pousse en plein réalisme et fleurit ses anges au-dessus des kermesses ». (P.C. Boutens portraituré par Jan Toorop, 1908)

    Trois ans plus tard, l’Immortel reprendra les mêmes idées dans la nécrologie qu’il consacre à  Pieter Cornelis Boutens (1), poète qu’il avait rencontré lors de l’un de ses séjours en Hollande : « Les journaux annonçaient dernièrement la mort d’un poète hollandais, P.-C. Boutens. Mais aux yeux de combien de lecteurs ce nom signifie-t-il quelque chose ? C’est un sort tragique que celui des écrivains néerlandais qui parlent une langue inconnue hors de chez eux et de la Flandre. De plus, et par un mystère incompréhensible, personne n’a jamais voulu s’intéresser à leurs œuvres. On a fait un sort à des petits poètes tchécoslovaques, yougoslaves, etc., etc., et les meilleurs écrivains de Hollande n’ont point trouvé de répondant dans l’Europe lettrée. Il faut que cela tienne en partie à leur caractère fermé et quasi-insulaire, car j’ai fait moi-même diverses démarches pour interrompre cet état de choses et n’ai trouvé d’appui nulle part, et surtout pas en Hollande. » (2) De fait, Jaloux doit se contenter des traductions qu’a proposées Stefan George et des commentaires de « néerlandisants ».

    P. Valkhoff

    hollande,edmond jaloux,littérature,guerre,suisse,traduction,sorbonne,figaro, valkhoff, boutensOn peut tempérer l’avis d’Edmond Jaloux en retenant quelques lignes de l’un des membres de l’association Nederland-Frankrijk qui l’invita à faire une tournée de conférences en Hollande vers 1927 au cours desquelles ce dernier parla de l’œuvre de Proust. Professeur de littérature française à l’Université d’Utrecht, rédacteur d’une collection dédiée aux arts français (19 volumes entre 1917 et 1922) et Sòci dóu Felibrige (membre associé du Félibrige), Pieter Valkhoff (1875-1942) a en effet eu l’occasion de mettre en avant certains efforts déployés côté hollandais – non pas certes par les pouvoirs publics – pour mettre en valeur la littérature nationale auprès des lecteurs français. Ainsi, hormis l’initiative originale franco-hollandaise qu’a été la publication de la Revue de Hollande, il rappelle qu’il a en personne insisté pour que Frédéric Lefèvre soit invité aux Pays-Bas en espérant que le cofondateur des Nouvelles Littéraires consacrerait quelques pages aux hommes de lettres bataves. Chose qui se produisit : le Français a publié dans sa célèbre chronique « Une heure avec » un entretien avec l’essayiste Dirk Coster (1887-1956) – le 19 mars 1927 – et un autre avec l’érudit Salverda de Grave (1863-1946) – le 2 avril 1927 – et sa revue a accueilli une nouvelle d’Arthur van Schendel – « Clair de lune » – le 16 avril 1927 (3). À plusieurs reprises dans les années 1920, Valkhoff, mais aussi Salverda de Grave, le poète Roland Holst ou encore le prosateur Frans Coenen (1866-1936) ont donné des cours à la Sorbonne destinés à ouvrir les yeux du public français sur la littérature des Pays-Bas. « Cela tient-il à la littérature néerlandaise elle-même si elle ne trouve pas d’écho en France ? » se demande le grand francophile ? (4) Le professeur ne devait pas désarmer puisqu’en 1929, il intervenait de nouveau à la Sorbonne, ce qui fut annoncé en première page du Figaro dans « La Pensée française en Hollande. Les cours du professeur Valkhoff » (4 mars 1929) :

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    Après cette brève présentation, P. Valkhoff lui-même exposait les grandes lignes de son enseignement. Et quelques mois plus tard, toujours dans Le Figaro (21 septembre), il signait un assez long papier intitulé « La littérature hollandaise contemporaine » dans lequel il consacre quelques phrases à des écrivains contemporains de valeur comme Louis Couperus, Arthur van Schendel, Aart van der Leeuw, Is. Querido, Albert Helman, J. Slauerhoff, Den Doolaard, les auteurs catholiques regroupés au sein de la revue De Gemeenschap (La Communauté), ainsi qu'à quelques femmes – Carry van Bruggen et Alie Smeding – avant de conclure : « On voudrait pouvoir montrer, par des traductions, la valeur de pensée et de langue de tous ces livres. Mais on doit craindre que ces chefs-d’œuvre n’arrivent jamais au lecteur français tant que le hollandais restera en France plus ignoré que n’importe quel dialecte arabe. […] On ne les connaîtra pas, peut-être, tant que la France se désintéressera de notre langue et de notre littérature, qui, seules de toutes les langues et de toutes les littératures du monde, ne sont pas enseignées à la Sorbonne. »

    Même constat qu’Edmond Jaloux, mais l’accusé se fait accusateur. De son côté, dans la suite et la fin de son article « Hollande » paru dans le Journal de Genève du 26 mai 1940, l’auteur des Figures étrangères fera comme la plupart des auteurs français qui écrivent sur la Hollande : il se tournera de nouveau vers les peintres, mais pour se demander si les Hollandais parviendront à mettre les richesses picturales du pays à l’abri. Peut-être aura-t-il appris par la suite qu’une partie des œuvres des principaux musées amstellodamois avaient été cachées dès les premiers jours de mai dans une sorte de chambre forte, construite à l’initiative de Willem Sandberg dans les dunes ; d’autres furent tout simplement dissimulées chez des particuliers.

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    Fin de « Hollande », Journal de Genève, 26 mai 1940

     

    (1) Voici ce que nous dit à propos de P.C. Boutens un autre érudit hollandais francophile : « […] Boutens est un grand lyrique […] sa forme […] est très curieuse et très précieuse. Ce n’est pas qu’elle soit entièrement à l’abri de tout reproche, et le néologisme, l’arbitraire même gâtent quelques-uns de ses vers ; mais il a gardé toutes les vertus du langage “Nieuwe Gids”, ses raffinements impressionnistes, son vocabulaire riche et neuf, et il y a ajouté une mélodie extrêmement attachante. De Boutens on peut dire que c’est éminemment quelqu’un qui chante. Son chant, son harmonie particulière se reconnaissent partout dans son œuvre.

    « Boutens a commencé par exprimer ses tristesses, ses mélancolies, comme beaucoup d’autres ; mais ce qui le met à part, c’est qu’il a su les vaincre, assez complètement à ce qu’il semble, par l’acquisition de certitudes mystiques qui lui permettent de dire qu’ “il y a au fond (de la vie) une source latente, très loin au-dessous de tout bonheur et de toute douleur” et que “ceux qui se désaltèrent à ses larmes oublient toute autre soif”. Ces certitudes, cette connaissance intime de la vraie joie et de la vraie béatitude ne le quittent jamais, qu’il chante l’amour, l’amitié ou la nature. “Mais toute souffrance est bornée, toute joie infinie.” Il lui arrive d’implorer l’oubli de toute chose (Lethé) : toujours il se ressaisit et bénit l’existence parce qu’elle est foncièrement bonne. Et le bonheur lui est d’autant plus cher qu’il le goûte, tel un vin très vieux, en le buvant “dans d’anciennes douleurs devenues cristallines” (Carmina, 1912).

    hollande,edmond jaloux,littérature,guerre,suisse,traduction,sorbonne,figaro,valkhoff,boutens« Cette certitude quasi religieuse qui a sauvé Boutens de la douleur, et qui n’est pas sans rappeler l’état d’âme de Rilke, ne dérive aucunement de l’enseignement du christianisme. Dans sa jeunesse, Boutens participait au culte de la Beauté du Nieuwe Gids ; dans la beauté il voyait le reflet de la divinité ; une partie de sa philosophie lui est, ensuite, venue de Platon. Mais surtout, nous rencontrons chez lui, à l’état pur, le reflet d’expériences religieuses très personnelles qui sont entièrement indépendantes de tout enseignement. […] C’est sans doute dans Stemmen (Voix, 1907) qu’il a atteint pour la première fois toute sa plénitude.

    « Boutens a donné un grand nombre d’excellentes traductions d’auteurs grecs ; il a en outre mis en langue néerlandaise les sonnets de Louise Labbé ». (J. Tielrooy, Panorama de la littérature hollandaise contemporaine, Paris, Sagittaire, 1938, p. 58, 59 et 60).

    (2) « P.-C. Boutens », Gazette de Lausanne, 22 juillet 1943, première page. Relevons que peu après le passage de Jaloux en Hollande, le célèbre imprimeur-éditeur Stols publia son Sur un air de Scarlatti avec des illustrations de J. Franken Pzn (1928). Par ailleurs, Jaloux a pu avoir l’occasion de rencontrer des écrivains d'expression néerlandaise à Etikhove.

    (3) Arthur van Schendel (1874-1946). Au moins trois romans de ce romancier ont été traduits en français : Le Vagabond amoureux (Een zwerver verliefd, 1904), trad. Louis Piérard, publié dans la Revue de Hollande durant la Première Guerre mondiale puis réédité en volume ; Les Oiseaux gris (De grauwe vogels, 1937), traduit par la romancière belge Marie Gevers, Plon, 1939 et Éditions Universitaires, 1973 ; L’Homme de l’eau (De waterman, 1933), trad. Selinde Margueron, Gallimard, 1984.

    l'ouvrage publié après la mort de P. Valkhoff : Rencontre entre les Pays-Bas et la France (1943)

    hollande,edmond jaloux,littérature,guerre,suisse,traduction,sorbonne,figaro(4) « Ingezonden », Den Gulden Winckel, 1928. Pieter Valkhoff a publié divers essais portant sur les lettres françaises ou les liens entre celles-ci et les lettres néerlandaises : « Rousseau en Hollande », « La formule L’Art pour l’art dans les lettres françaises », « Mots français dans la langue néerlandaise », « Zaïre et La Henriade dans les lettres néerlandaises », « Des étrangers à propos de notre littérature », « Le roman moderne hollandais et le réalisme français », « Voltaire en Hollande », « Lamartine aux Pays-Bas », « Sur le réalisme dans les lettres néerlandaises après 1870 », « Le naturalisme français et le Mouvement des années 1880 », « L’âme française dans la littérature française », « Constantin Huygens et ses amitiés françaises », « Emile Zola et la littérature néerlandaise »… sans oublier des contributions sur Anatole France, Flaubert, Ronsard, Rimbaud, Huysmans, T. Gautier, Molière, Mme de Charrière… ni une préface à la première traduction néerlandaise du Voyage au bout de la nuit. Un volume posthume regroupe certains de ses essais : Ontmoetingen tussen Nederland en Frankrijk (Rencontres entre les Pays-Bas et la France, 1943).

     

     

  • Le Faiseur d'anges - Presse

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    Le roman de Stefan Brijs

    dans l’aire francophone

     

     

    Stefan Brijs signera son roman Le Faiseur d'anges au Salon du livre de Bondues le samdi 13 mars de 14h00 à 17h00. Les Parisiens pourront le retrouver ou le découvrir à l'Institut Néerlandais le vendredi 26 mars à partir de 18h30 (en compagnie des auteurs néerlandais Tomas Lieske et Charlotte Mutsaers).

     

     

    Extraits de quelques articles publiés sur Le Faiseur d’anges

    (éditions Héloïse d’Ormesson, 2010)

     


    brijs,roman,traduction,littérature,néerlandais,flandre« Ce roman est haletant et dérangeant. Haletant, d’abord. Le lecteur plonge dans ces 464 pages avec vigueur, se laisse happer, attirer par le suspens et les promesses tenues. Difficile de ne pas vouloir connaître le fin mot d’une histoire qui tient, par son rythme, non par son genre, du thriller. Quitter
    Le Faiseur d’anges est difficile. Belle qualité, celle que l’on attribue aux très bons romans populaires, ce que ce livre est assurément. La construction est pour beaucoup dans cet effet de lecture : Brijs a conçu son roman en trois parties de taille sensiblement égales. Il nous amène d’abord à découvrir une situation pesante, dans le bon sens de ce mot, de par ses mystères, nous conduit ensuite aux origines du trouble pour, enfin, relater le fin mot de cette histoire. Dérangeant, aussi. L’antihéros de cette histoire est un personnage à la Dickens, perdu dans le quotidien des années 80, dans une province germanique, à la frontière de la Belgique, de l’Allemagne et de la Hollande. Du reste, dans la ville où se déroule la majeure partie de cette histoire, il est possible d’accéder à un endroit, les Trois Frontières, où vous pouvez vous tenir à cheval sur les trois pays. […] Le roman est servi par le talent de conteur de l’écrivain, comme par la qualité de l’ensemble des – nombreux – personnages. Par le thème aussi, puisque Brijs pose des questions dérangeantes sur notre présent, concernant les relations entre science et religions, le poids d’un certain scientisme parfois encore prégnant, la question du clonage et de notre désir fou d’immortalité. Il montre aussi les pesanteurs des années 80 du XXe siècle dans les provinces perdues de l’Europe du Nord. L’ensemble est fort prenant, d’une richesse impossible à résumer en ces lignes, et se lirait d’une traite si la nuit était plus longue. Brijs n’a pas la prétention d’être nobélisable, simplement celle de conter des histoires. Il y parvient ici de manière passionnante, non sans troubler son lecteur. »

    Matthieu Baumier (La Vie littéraire)

     

     

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    Alexis Liebaert, « Satan est-il roux ? »,

    Marianne, 13-19 février 2010

     

     

    Quel regard portez-vous sur ce personnage ?

    Je ne le juge ni le condamne, je laisse le lecteur se faire sa propre opinion. Je voulais que, dans un premier temps, celui-ci nourrisse à son égard les mêmes préjugés défavorables que les villageois. Si, en arrivant, Hoppe a conscience d’être à la limite de ce qu’il est permis de faire, il perd progressivement tout sens de la réalité. En réalité, l’essentiel, pour moi, n’était pas de mettre l’accent sur le clonage mais de trouver une histoire riche d’un point de vue dramatique. Ce qui m’intéresse, c’est la perspective narrative. En tant qu’auteur, je regarde tout de haut, comme si mon roman était un jeu d’échecs sur lequel je déplaçais les pions.

    brijs,roman,traduction,littérature,néerlandais,flandreLe clonage est pourtant au centre de l’intrigue.

    Il est le moyen employé par Victor Hoppe pour atteindre son but qui est de « chercher à se jouer de Dieu ». De ce thème central découlent les autres : la lutte entre le bien et le mal, les dangers que représentent préjugés et superstitions, le conflit entre science et religion, la frontière entre folie et génie à supposer qu’il y en ait une…

    Au fil du roman, la question de Dieu s’impose avec de plus en plus de force jusqu’à occuper toute la dernière partie.

    Il est impossible de parler du clonage sans en tenir compte. Et chez Hoppe, deux croyances s’opposent, celle en Dieu et celle dans la science. En fait, il est totalement schizophrène, ce qui explique son rejet de Dieu et son attirance pour le seul Jésus. Il veut rester un enfant pour lequel Dieu est une abstraction.

    Entretien Michel Paquot – Stefan Brijs, « Clonage aux Trois Frontières »,

    Vers l’Avenir, 18 février 2010, p. 12-13

     

     

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    Entretien de l'auteur avec Bernard Roisin,
    Le Journal du Médecin, 26/02/2010 (extrait)

     

     

    Ange ou démon ?

    La littérature belge se porte à merveille ; pour preuve, ce magnifique roman flamand, heureusement traduit en français. L’histoire d’un médecin en guerre contre Dieu, lancé dans des recherches sur le clonage. Le tout dans un minuscule village aux trois frontières, aux confins de la Belgique, des Pays-Bas et de l’Allemagne, sur le fil ténu d’une éthique dont plus personne ne semble percevoir les contours.
On s’attache à ces êtres pourtant rudes, laids, forts et fragiles à la fois. Des hommes qui jouent au démiurge, des enfants, anges sans aile, jouets dociles de leur humain créateur mais qui, sur le chemin de croix de leur vie, ne rencontre aucune aide divine.
Brijs évite les écueils d’un moralisme facile. Au-delà des questions de bioéthique, c’est la lutte éternelle de l’homme contre la mort et le sort injuste sur lequel, malgré toute son intelligence et tous ses efforts, il n’a finalement pas beaucoup de prise. Un roman à la fois très belge et tout à fait universel.

    Vincent Engel, 7 mars 2010, sur edern.be

     

    Stefan Brijs retrace la sombre destinée de ce généticien qui joue à Dieu  le Père dans Le Faiseur d'ange (Héloïse d'Ormesson), un  thriller métaphysique sur les errances du progrès. Quel est donc le  secret de ce damné qui revient au pays natal escorté de monstrueux  triplés ? On est soufflé par la fibre romanesque et la puissance d'évocation de cet écrivain flamand qui dissèque l'humain (trop humain)  avec une truculence digne des tableaux de Bosch ou de Bruegel.  Phénoménal !

    Augustin Trapenard, Elle, 21/04/2010

     

     

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    Isabelle Ellender, La Voix du Nord, 11 mars 2010

     

     

    Les enfants vieux

    Une histoire glaçante et brillante, où science et religion s’assemblent dans un cocktail détonant

    « Aujourd’hui, écrit l’auteur, on dirait de Victor Hoppe qu’il souffrait très certainement du syndrome d’Asperger. » Une forme d’autisme dont étaient atteints entre autres Léonard de Vinci et Einstein. Génie incompris, que ses parents firent enfermer à sa naissance dans un asile, Victor Hoppe est persuadé d’être une réincarnation de Jésus. Tourmenté par les religieuses dont une seule tentera de lui apprendre à lire, puis brimé dans un internat tenu par des moines, il se croit investi d’une mission divine : le clonage, seule façon de se mesurer à Dieu, qui l’a abandonné.

    Avec une excellente maîtrise de la chronologie, Stefan Brijs dévoile la genèse tout en progressant dans l’intrigue. Autour du docteur, les morts s’accumulent.

    Nathalie Six, Le Figaro, 11 mars 2010

     

     

    […] Ce roman va bientôt, et dans un crescendo efficace et crédible, nous emporter vers une fin proprement halluci- nante. […] Bien sûr, on peut lire cette fiction réaliste, qui confine cependant au fantastique, comme une réécriture du mythe de Frankenstein, dans une vision où l'aventure scientifique ne peut rivaliser avec Dieu et ne mène qu'au désastre, selon une tradition morale, trop bien établie. En ce sens, on est en droit de considérer ce roman comme un brin réactionnaire, déniant à l'homme le droit de corriger la nature. Si l'on trouve Stefan Brijs excessif dans son propos mystique et antiscientiste, il a le mérite de poser d'indéniables problèmes éthiques.

    Thierry Guinhut, Le Matricule des Anges, n° 112, avril 2010

     

     

    Sinistres clones

    photo: J. Cunin

    StefanBrijsPhotoJcuninBondues13032010.pngSi vous suivez l’actualité scientifique, vous croyez sans doute que le premier clone de mammifère était une brebis, nommée Dolly, née en Ecosse en 1996. Je le pensais aussi. Mais nous nous trompions. Dès 1980, le Belge Victor Hoppe, alors à l’université d’Aix-la-Chapelle, en Alle- magne, avait fait naître trois souris par clonage. Malheu- reusement, il ne réussit jamais à reproduire cette performance et, plutôt que de répondre aux questions d’une commission d'enquête de l’université, il préféra démis- sionner de son poste en 1984 pour se retirer dans son village natal de Wolfheim. […] Il y a d’ailleurs du Victor Frankenstein dans Victor Hoppe : médecin génial, sa volonté de faire le bien se perverti lorsqu’il imagine qu’il peut égaler, voire surpasser Dieu. En voulant régler ses comptes avec ce dernier, il finira mal, non sans laisser derrière lui la possibilité de recommencer. Les lecteurs qui s’interrogeraient sur l’utilité de faire des lois en matière de bioéthique seront à n’en pas douter convaincus de leur nécessité après avoir refermé le livre.

    Luc Allemand sur larecherche.fr

     

     

    Ce vaste roman est assez unique en son genre, pas tant par le sujet traité que par sa perspective sur certaines pro- blématiques et son montage. Mieux vaut le dire de suite, si le roman est excellent en soi, il est tout aussi dérangeant. Dès le départ se construit un suspense basé sur un secret que l’on devine effroyable, et au fur et à mesure que l’on avance, tout ce que l’on avait imaginé se confirme de façon plus terrible encore.

    Tout commence dans un petit village de la Belgique germanophone, aux Trois Frontières, une zone reculée et un peu oubliée du Royaume belge, où l’on voit les paisibles villageois faire face à l’arrivée mystérieuse du Doktor Hoppe et de ses trois étranges enfants. L’ambiance est étouffante, tous les faits et gestes du docteur sont analysés avec minutie et les exagérations ne sont pas rares. Les superstitions et préjugés vont bon train. Mais peu à peu les inquiétudes des villageois se trouvent justifiées. Quelque chose d’étrange et de terrible est réellement à l’œuvre.

    […] Même si le lecteur devine assez vite la source scientifique du mal qui entoure les trois petits « anges », le suspense reste entier jusqu’à la fin en se concentrant sur l'évolution du docteur et les conséquences de ses actes, depuis sa naissance jusqu’au dénouement. Le texte est intense, lourd de sens et le suspense toujours haletant. L’écriture est riche, vivante et tout simplement magnifique. Et il s’avère bien difficile de refermer ce livre avant la fin.

    Le Faiseur d’anges de Stefan Brijs est un thriller haletant et fortement dérangeant, plongeant le lecteur dans les dangers d’une science sans conscience. Un roman qui ne laissera personne indifférent.

    À lire à tout prix !

    Bibliotheca 8 février 2010

     

     

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    exemplaire unique en chocolat belge du roman

     

     

    L’utopie d’un faiseur d’anges

    Chaque individu porte un secret qui se transmet de génération en génération et constitue son empreinte psychique se révélant à travers sa lignée, paternelle ou maternelle. C’est dans cet ordre d’idées que Stefan Brijs a voulu montrer les forces inconscientes qui sommeillent au fond de chaque être. En mettant l’accent sur un dénominateur commun : le rapport entre le bien et le mal. La frontière entre les deux notions est souvent ténue, comme dans Le Faiseur d’anges. Dans le désordre de ce thriller médical et diabolique, le docteur Victor Hoppe, éternel insurgé qui s’avérera plus tard surdoué mais associable, s’interroge sans fin, échafaude des hypothèses, imagine "l’après" comme pour tenter d’y lire le sien. Pris dans ce désir fou de tout anticiper, maîtriser, essayer, il va se livrer à l’inconcevable. […] Fin psychologue, Brijs propose également un nouvel éclairage sur la figure du bourreau ordinaire, incarné ici par un marginal rejeté par la société. Avec ce récit qui ravive le débat, toujours d’actualité, sur les manipulations génétiques, l’écrivain plonge son lecteur dans un climat de mort sans recours et sans respiration. L’héritage génétique qui constitue ce nœud inextricable où l’individu se prend au piège de ce que les Grecs appelaient le destin et que seule la conscience peut, avec quelque chance, transformer en liberté. Ce nœud social fait d’ailleurs notre lien à l’Histoire.

    Jacques Hermans, La Libre Belgique, 29/03/2010

     

     

    Stefan Brijs ou l'art de la lenteur

     

    un des projets de couverture du roman

    CouvFaiseurdAnges.jpg[…] Les différentes couches de ce livre aux mille lectures – roman de mœurs, thriller scientifique, fantaisie régionale, récit de formation – se mettent peu à peu en place. Dans un essai sur la fameuse région des Trois Frontières que Stefan Brijs lit au même moment (« comme par hasard »), il croise un médecin qui soigne les mineurs gratuitement. L’histoire déteint doucement sur la fiction, et par jeu il reprend même les noms véritables des villageois. « Au-dessus de la mêlée, comme un Dieu pour les personnages », il découvre qu’il est à sa place, « comme si tout cela n’était qu’un simple échiquier avec des pions ». Habilement, il évite le discours religieux ou éthique, et dote le docteur Hoppe du syndrome d’Asperger, ce qui lui permet « d’aborder la question du bien et du mal d’une autre manière, et de motiver sans justifier ses actions ». Encore une fois, il précise : « C'est l’écriture du roman qui a fait de Victor ce qu’il est, c’était la seule façon de rassembler les pièces du puzzle. »

    Chez Stefan Brijs, en effet, la mécanique dramatique prime sur tout le reste, ce qui rend son texte aussi réjouissant que froid comme une lame – et ouvert aux interprétations. Dans la première partie, il tait la maladie de Victor, et laisse le lecteur « libre » de rentrer dans le jeu des rumeurs villageoises. En virtuose de la construction romanesque, il « joue avec les émotions du lecteur », et méticuleusement, il affine le rythme de sa phrase, qui épouse la perception de son personnage. Il évite de trop décrire : « Trois phrases ici ou là, quand c’est nécessaire, mais rien de plus. »

    S’il se documente beaucoup, lisant des livres et des revues, fouillant Internet (« Cela permet de gagner du temps, surtout quand on est lent ! »), il se contente de ressources scientifiques et géographiques. Point de littérature, ni de parodies mythologiques. « Certains lecteurs croient voir un peu de Frankenstein, ici, de Prométhée, là, voire de James Ensor – mais je n’y suis pour rien. Si je les avais vus, j’aurais tout fait pour les enlever. » Cinq ans après la parution de son livre, Stefan Brijs ne l’a pas relu : « J’aurais trop peur de corriger ou de changer des choses. Moi, je m’occupe du prochain. Celui-là appartient au lecteur. »

     

    Nils C. Ahl, Le Monde des Livres, 16/04/2010

     

     

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  • Une histoire de la littérature flamande

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    André de RIDDER,

    La Littérature flamande contemporaine (1923)

     

    Iwan Gilkin

    IwanGilkin.jpgPeu avant sa mort, l’écrivain et poète bruxellois d’expression française Iwan Gilkin (7 janvier 1858 - 27 septembre 1924), cofondateur et, pendant un temps, directeur de La Jeune Belgique, consacre sa chronique littéraire de La Revue Belge – périodique dont il est l’un des directeurs – du 1er mars 1924 (p. 491-500) à un ouvrage intitulé La Littérature flamande contemporaine (1890-1923). C’est ce texte que l’on peut lire ci-dessous.

    L’auteur du volume (224 pages) en question est un Anversois, fils de diamantaire, qui a laissé tant des œuvres écrites en néerlandais que des études et critiques en français. Cosmopolite passionné de littérature - enfant il rêvait de devenir écrivain et collectionnait déjà des livres -, de peinture et de sculpture, André de Ridder (1888-1961) a joué un rôle important sur sa terre natale en fondant, entre autres périodiques, De Boomgaard (fin 1909 - fin 1911), revue illustrée consacrée à la littérature et aux arts, qui s’opposait au provincialisme des lettres flamandes renaissant alors de leurs cendres. Si son œuvre de romancier décadent n’a guère convaincu (« tous romans psychologiques, images de la vie citadine contemporaine » selon ses propres mots) – il a tenté d’introduire le dilettantisme dans la littérature flamande qu’il estimait trop marquée par la tradition du roman rural –, il aura été une figure incontournable des échanges artistiques et littéraires entre Paris, Bruxelles, Anvers et les Pays-Bas, favorisant en particulier la peinture expressionniste par le moyen de sa revue Sélection et de sa galerie éponyme. C’est par exemple grâce à lui – et à son complice Paul-Gustave van Hecke (2) – que Charley Toorop – à laquelle le Musée d’Art moderne de Paris et l’Institut Néerlandais rendent aujourd’hui hommage – a pu exposer à Paris et à Bruxelles en 1921.

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    à Afsnee (Gand), vers 1923.

    De gauche à droite : Frits Van Den Berghe, Paul-Gustaaf van Hecke,

    Gustaaf De Smet, André de Ridder

     

    « Arbre aux multiples branches », ainsi que le qualifie Stefan Brijs (1),  André de Ridder – qu’il ne faut pas confondre avec ses nombreux homonymes : l’archéologue et  conservateur adjoint au Musée du Louvre (1868-1921), le chef d’orchestre, le footballeur... – a fait ses premières armes à 17 ans dans le journal anversois La Métropole. Il a laissé des biographies romancées de Ninon de Lenclos – Ninon de Lenclos et les femmes du XVIIe siècle (1915) – et de Jean de la Fontaine (1918), a consacré des études plus ou moins étoffées à Rémy de Gourmont (1919), Stijn Streuvels, Hugo Verriest, Pol de Mont, Charles Baudelaire (avec Gust van Roosbroeck), Constant Permeke, Albert Samain, Jules Laforgue, Charles Guérin... Réfugié aux Pays-Bas lors de la Première Guerre mondiale, il renforce sa réputation de pionnier du reportage littéraire en proposant aux lecteurs le compte rendu de ses entretiens avec des écrivains hollandais comme Louis Couperus, Carry van Bruggen, Hein Boeken, Willem Kloos, Is. Querido, Jan Fabricius, Frans Erens… Il avait opéré de la même façon avec les principaux hommes de lettres flamands.

    CouvEnsorAdeRidder.jpgLa bibliographie de cet esthète vulgarisateur – qui se disait franco-flamand – se compose aussi d’innombrables articles (dans les deux langues) sur la littérature et la peinture française, ainsi que des volumes suivants rédigés en français : Le Fauconnier (1919); Défense et Illustration de l’Art Nouveau; Le Génie du Nord (1925); Anthologie des écrivains flamands contemporains (avec Willy Timmermans, 1926); La Jeune peinture belge (1929); Ossip Zadkine. Lettres à André de Ridder (1929); James Ensor (1930); Henri de Braekeleer (1931); J.B.S. Chardin (1932); George Minne (1947); Oscar Jespers (1948); Joseph Cantré (1952); William Degouve de Nuncques (1957)…

     

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    L’ouvrage qu’il consacre en 1923 à la littérature flamande s’inscrit dans le prolongement de sa brochure Les Lettres flamandes d’aujourd’hui (1909) qu’il a révisée et complétée. Au sujet de cette première publication, un critique écrivait à l’époque : « M. André de Ridder vient de publier à ce propos un petit livre qui, écrit en français, contribuera plus efficacement, j’en ai la conviction, à réhabiliter, si c’est nécessaire, la culture flamande. Avec tact, précision, sincérité, il évoque le magnifique travail de renaissance et d’évolution que la littérature flamande actuelle accomplit. Il lui consacre, avec une fierté légitime, une étude probe et digne, sans grandiloquence, comme sans mièvrerie. On a la perception bien nette de l’existence incontestable d’un mouvement littéraire du plus curieux aspect, et n’est-ce pas là une preuve irréfutable de la perpétuation de la culture flamande ? Sans contredit, pareille démonstration n’est pas inutile. Elle rencontre cette opinion assez accréditée d’une indigence trop aisément admise, même dans notre pays. Sans fausse honte, M. André de Ridder rattache les origines de cette renaissance au courant de civilisation universelle qui influença l’Europe intellectuelle aux environs de 1875-1880 pour engendrer en Angleterre le préraphaélisme pictural et poétique, en France, le symbolisme, en Hollande le mouvement du Nieuwe Gids, en Belgique, celui de la Jeune Belgique pour le français, celui de Van Nu en Straks pour le flamand. Van Nu en Straks, revue fondée à Anvers, se garda bien de s’en prendre aux “anciens”, comme Conscience – Hij leerde zijn volk lezen [Il a appris à son peuple à lire] – Ledeganck, le romantique auteur des Drie Zustersteden. Développant normalement la tradition de leur œuvre, les novateurs du groupe la rendirent “plus moderne et universelle”. Une période de transition – mélange de réalisme et de romantisme –  où des prosateurs remarquables : Loveling, Tony Bergman, le gracieux et délicat auteur d’Ernest Staas, Armand De Vos, Raymond Stijns, des poètes estimables comme Van Beers, Dautzenberg, Decort se sont produits, témoigne du développement progressif de la culture flamande, de l’épurement lent du goût artistique. Elle prépare Stijn Streuvels, ancien boulanger, puissant peintre verbal, vigoureux descripteur, incomparable paysagiste littéraire ; Herman Teirlinck, romancier nerveux et nuancé ; Vermeylen, essayiste éclectique, auteur d’une épopée de l’humanité qu’il intitule De Wandelende Jood (Le Juif Errant) ; Van Langendonck, Van dePortraitKarelvandeWoestijne.jpg Woestyne, poète délicat et raffiné ; Cyril Buysse, Baekelmans, Vermeersch , Maurice Sabbe, Eeckels, Guido Gezelle, le poète simple et sain, Vanden Oever, Declercq, Hegenscheidt, l’auteur de Starkadd, Van Offel, Rodenbach, l’éveilleur d’enthousiasme dont ici même M. A. de Ridder parla avec éloquence le mois dernier. D’autres encore ont apporté à cette culture flamande l’hommage filial de leurs œuvres. M. de Ridder les analyse tour à tour en critique impartial, consacrant un hommage spécial à Stijn Streuvels “maître incontesté du groupe, celui qui, avant tous, lui a communiqué une signification plus que locale”. Dégageant les caractères généraux de cette littérature actuelle, l’auteur constate : “Presque aucun de nos écrivains n’échappe à la forte empreinte de la patrie : un amour égal pour la Flandre éclate à travers leur œuvre différente, quelque forte que soit l’empreinte française que cette œuvre ait reçue, telle celle de M. Herman Teirlinck ou de M. Karel Vande Woestyne. Tous nos écrivains flamands sont du reste substantiellement nourris de culture française”, ajoute-t-il. Il signale le génie fortement descriptif des auteurs flamands, leur sens plastique extraordinaire, l’amour de la ligne et de la couleur, leur réalisme, et aussi le particularisme intense qui a enrichi la langue des trésors puisés au plus profond des idiomes populaires. Il ne m’appartient pas, pour ne pas dépasser les limites de cet article, de m’étendre davantage sur cet excellent ouvrage. Il est une œuvre de tendre affection érigée à la gloire de la littérature flamande d’aujourd'hui. Sans parti pris, comme sans aveuglement, son auteur a su déterminer avec preuves à l’appui – les proses, les poèmes, les romans, les études des écrivains de la langue – la place enviable que la production littérature flamande doit occuper dans l’intellectualité continentale. Il a su rendre infiniment sympathique l’œuvre littéraire contemporaine flamande parce qu’elle est l’affirmation évidente d’une mentalité qui eut son heure de gloire dans le passé et dont les fils aujourd’hui attestent la toujours vibrante vitalité. » (Léopold Rosy, « Les lettres flamandes aujourd’hui », Le Thyrse, T. 11, 1909-1910, p. 33-35 - citation p. 34-35 - photo: Karel van de Woestijne)

    Relevons que le livre d'André de Ridder de 1923 est dédié à Willy Timmermans, un ami hollandais de l’auteur, « belge d’éducation, français de culture », et à l'auteur et fils d’éditeur Gabriël Opdebeek. Il présente des portraits (photos et autres) des écrivains suivants : Guido Gezelle, Hugo Verriest, Stijn Streuvels, Cyriel Buysse, Albrecht Rodenbach, Pol de Mont, Prosper van Langendonck, Auguste Vermeylen, Karel van de Woestijne, Herman Teirlinck, Lode Baekelmans, Gustaaf Vermeersch, Maurits Sabbe, Victor de Meyere, Fernand Toussaint, Edmond van Offel, Felix Timmermans, Karel van den Oever, Jan van Nylen, Paul Kennis, Constant Eeckels, Gustave van Hecke, Paul van Ostaijen et Wies Moens. L’auteur parle un peu de lui-même : il énumère ses œuvres romanesques et ses principaux essais, évoque sa collaboration à des périodiques importants, avant d’ajouter : « André de Ridder, Gustave Van Hecke et Paul Van Ostaijen ont produit mainte étude sur la peinture nouvelle. C’est même à deux écrivains flamands qu’est due la fondation de la seule revue d’art moderne, rédigée en langue française, que possède notre pays : Sélection, Chronique de la vie artistique. » Un peu plus loin, il précise la conception que lui et les auteurs du groupe du Boomgaard ont défendue, à savoir « le “néo-romantisme”, mais ce qu’on pourrait aujourd’hui tout aussi bien appeler le “néo-classicisme”, à condition de s’entendre sur l’une et l’autre de ces appellations. La citadelle battue en brèche par eux, c’était le réalisme d’observation sèche et de documentation précise, que les romanciers français avaient introduit et cet impressionnisme plein-airiste visant surtout au pittoresque extérieur qui s’est si contagieusement révélé en Flandre, après le vif succès de Buysse et de Streuvels, autant qu’après le triomphe de Gezelle. »

    début d'un article d'A. de Ridder sur les romans nègres (Chronique des Lettres Françaises)

    AdeRidderArticleDébutAnnées1920.pngSi Iwan Gilkin relève qu’un panorama de la littérature belge d’expression néerlandaise faisait défaut, il convient de rappeler l’existence de certaines publications. En 1921 avait paru, de la main de Paul Hemelius, une Introduction à la littérature française et flamande de Belgique, mais selon August Vermeylen, elle n’accordait pas à la littérature flamande la place qui lui revenait. Le même Hamelius se rattrapa un peu en donnant en 1924, toujours aux éditions bruxelloises L’Églantine, une Histoire politique et littéraire du mouvement flamand au XIXe siècle. Le lecteur francophone de l’époque pouvait par ailleurs se reporter à quelques livres plus anciens : d’Edward Oremans, La Littérature néerlandaise en Belgique depuis 1830 (1905) ; celui de J.A. Stecher, Histoire de la littérature néerlandaise en Belgique (1887). Vermeylen avait pour sa part publié Les lettres néerlandaises en Belgique après 1830 (1907) à la suite d’une conférence qu’il avait faite à Liège en 1905. Également en 1905, le futur politicien Camille Huysmans offrait de son coté, dans le volume collectif La Patrie belge, un rapide mais néanmoins intéressant survol : « La littérature flamande » (p. 138-147). Un « aperçu » devait paraître en 1929 dans Petite fresque des arts et des lettres dans la Belgique d’aujourd’hui (Bruxelles, L’Églantine) de Roger Avermaete : « En un tableau éclectique, et complet se trouve retracée ici toute l’activité intellectuelle des artistes belges contemporains. Trois volets : les arts statiques [peinture, sculpture, architecture, arts décoratifs, arts graphiques], les arts dynamiques [théâtre, musique, danse, cinéma], les lettres [poésie, roman, essais et critique, revues, éditeurs]. Cette troisième partie est doublée par un exposé de l’état actuel de la littérature “néerlandaise”. [Il est à craindre que cette appellation ne déroute un peu les lecteurs distraits ou mal informés, car il s’agit en fait de littérature de langue flamande, langage qui n’est qu’un des dialectes néerlandais]. » (André Cœuroy, La Quinzaine critique des livres et des revues, 10 janvier 1930, p. 237). L’année suivante, une étude plus consistante allait voir le jour : le Panorama d’un siècle de littérature néerlandaise en Belgique, 1830-1930, de l’écrivain Urbain van de Voorde avant que René Verdeyen ne propose en 1932 La Prose flamande de 1830 à 1930.

    Pour ce qui est de La Revue Belge et de la littérature flamande ainsi que du rôle qu’a pu jouer André de Ridder entre néerlandophones et francophones (il a par exemple traduit en français, pour cette Revue belge, des textes d'auteurs flamands), on se reportera au livre de Reine Meylaerts : L’Aventure flamande de La Revue belge : langues, littératures et cultures dans l’entre-deux-guerres, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2004. Jusqu’en 1935, ce périodique a accordé une assez grande attention aux lettres flamandes, de même qu'à l'époque Le Rouge et le Noir, Le Thyrse ou encore La Renaissance d’Occident.

    André de Ridder est mort la nuit précédant le vernissage de l’exposition Chagall qu’il avait organisée.

    (D.C.)

     

    (1) « Een boom met vele takken », De vergeethoek, Amsterdam, Atlas, 2003, p. 120-126. L’enthousiasme qui habitait André de Ridder à propos de sa revue De boomgaard (Le Verger) lui a valu d’être qualifié de « plus grand Barnum de la foire des lettres flamandes ». Les souvenirs qu'il a consignés témoignent d'un enthousiasme durable, d'un désir de faire connaître ses amis écrivains et peintres alors que lui-même suivait paral- lèlement une carrière universitaire en tant qu'économiste.

    (ci-dessous, portrait de P.-G. van Hecke, d'après le tableau de M. Ramah, tel qu'il est reproduit dans le livre d'A. de Ridder comme la plupart des autres portraits illustrant cette notice)

    (2) Paul-Gustave van Hecke (Gand, 1887- Bruxelles, 1967) a partagé de nombreuses autres aventures éditoriales (Het Roode Zeil en 1920) et artistiques avec André de Ridder. Mécène et grand amateur d’art, directeur des revues Signaux de France et de Belgique et Variétés, il a fait faillite suite à la crise de 1929 et a été contraint de vendre ses collections. Il a laissé des œuvres en français : Fraîcheur de Paris (avec cinq dessins hors texte et seize ornements par Gustave De Smet, 1921) ; Miousic (7 poèmes à la louange de la musique baroque : « Harmonica », « Clowns musicaux », « Gramophone », « Pianos automatiques », « Banjo », « Jazz-band », « Hawaïans Guitars », dessins de Géo Navez, 1921) ; Pour réparer le retard et le malentendu (essai, 1921) ; Poèmes (1924) ; Gustave De Smet. Sa vie et son œuvre (avec Emile Langui, 1945)… En 1969, un hommage a été rendu à Paul-Gustave van Hecke, qui a donné lieu à la publication d’un catalogue richement illustré (Galerie Govaerts, Bruxelles). Voici ce qu’écrit à son sujet André de Ridder dans La Littérature flamandePortraitPGvaHecke.png contemporaine (p. 143-144) : « Une belle promesse pour notre théâtre fut marquée par la représentation du Schoone Droom (Le beau rêve) (1911) de M. Gustave van Hecke. C'était un dialogue bien inaccoutumé chez nous que celui de ce jeune auteur, dont l’oreille n’avait pas perçu en vain les beaux et douloureux drames d’amour de Georges de Porto-Riche, et qui connaissait la touche empâtée d’Henry Becque aussi bien que l’incisive manière de Jules Renard, tout en n’ignorant rien du théâtre contemporain des pays nordiques. Habitué aux planches, il possédait en même temps des dons d’intuition et d’analyse exceptionnels, cultivés par une vie d’artiste hardie et libre. Son dialogue avait quelque chose de particulièrement policé et de bien vivant, qui ne risquait pas de devenir « serre-chaude » et trop « théâtre d’art ». Le soir où De Schoone Droom fut joué, nous entendîmes sur nos planches les premiers cris d’amants modernes, tourmentés de l’inconstance de leur cœur et de la faiblesse de leur chair. Gustave van Hecke prépara encore pour le théâtre quelques dialogues, comme De Verleider (Le Séducteur) (1913), raffinés et clairs, puis renonça, à notre vif regret, au genre dramatique. Sous son nom et sous le pseudonyme de Johan Meylander, il écrivit en outre dans Nieuw Leven et De Boomgaard des proses psychologiques, Moeie Dagen, (Jours de fatigue), Johan Meylander etc., dont l’attrait réside dans une fantasie (sic) sans artifice et sans mièvrerie, fort virile au contraire et une acuité psychologique d’une extraordinaire lucidité. Vinrent ensuite des vers Liedjes voor de heengegane (Chansons pour celle qui est partie), très impulsifs et dénués de toute coquetterie galante, conçus en images directes, en vers concis, un peu barbares et rythmés étroitement sur l’émotion ; ils annonçaient déjà en 1910, une poésie plus dynamique, plus expressive, qui allait nous être révélée bientôt. Het Roode Zeil édita encore Fashion, dont je parlerai encore. Puis l’écrivain d’allures et de tendances si peu régionalistes que Gustave van Hecke avait toujours été, tourna le dos à la littérature flamande et se classa d’emblée parmi les meilleurs poètes français de chez nous, par ses recueils Fraîcheur de Paris et Mousic (sic). Nous exprimons le vœu qu’un nouveau tour de volant puisse le ramener à nos lettres flamandes, avec sa fantaisie équilibrée et sa sûre aisance. »

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    La voiture de Sélection fonce à tombeau ouvert, menée par Paul-Gustave van Hecke et André de Ridder. Derrière eux, les trois vedettes de l’expressionnisme flamand : Constant Permeke, Gustaaf De Smet et Frits Van Den Berghe (croquis de Paul Haesaerts dans une lettre adressée à André De Ridder).

     

     

    CHRONIQUE LITTERAIRE

     

    La littérature française de la Belgique est entrée depuis 1880 dans une période d’activité brillante ; parmi ses écrivains, Maeterlinck, Verhaeren, Georges Rodenbach, Camille Lemonnier et plusieurs autres sont lus et admirés à l’étranger ; leurs ouvrages sont traduits en diverses langues. Mais notre littérature flamande depuis 1893 est active et brillante aussi. On ne l’ignore pas dans les pays du Nord, dans l’Afrique du Sud, dans certaines régions de l’Asie. Il n’en va pas de même chez les peuples latins. Et, chose incroyable, cette littérature belge est presque totalement inconnue de toute la population belge des provinces wallonnes et même de la capitale ! Les deux populations qui composent notre peuple, vivent pourtant côte à côte depuis les origines lointaines de la Belgique. Des intérêts puissants les unissent étroitement. Si l’unité politique a été tardive, si elle n’est parfaite que depuis cent ans, l’unité morale l’a précédée de plusieurs siècles. Elle n’a cessé de se fortifier. Et l’on a vu, dans la grande crise européenne de 1914 avec quelle unanimité magnifique les deux populations jumelles se sont jetées au-devant de l’envahisseur et ont, jusqu’au bout, fait face au danger. Comment donc est-il possible que la moitié de la nation ignore ce que pense, ce que rêve, ce qu’écrit l’autre moitié, tandis que la réciproque n’est pas vraie : les flamands lettrés connaissent parfaitement notre littérature française ?

    C’est que les belges des régions wallonnes et plus de la moitié des habitants de la capitale n’entendent point le flamand ; bien pis, s’ils l’ont appris à l’école, ils s’empressent de l’oublier. Ils ne veulent pas l’entendre ! Ils ne veulent pas le parler ! Et l’oubli n’arrive, hélas ! que trop vite. Si bien qu’ils sont tous à vingt ans, – parfaitement incapables de lire les livres flamands.

    Je n’examinerai pas ici s’ils ont tort ou s’ils ont raison. Je constate un fait regrettable. Pour ma part, je regrette fort de ne pouvoir lire le flamand et d’ignorer une littérature que je désirerais connaître. Ce regret et ce désir, je les ai parfois éprouvés avec une grande force, car je me sentais plus séparé de la littérature de la moitié de mon pays que de la plupart des littératures étrangères. Si, en effet, nous désirons acquérir des notions sommaires des littératures étrangères, de leur ensemble, de leur histoire, nous trouvons des livres qui nous donnent les renseignements souhaités. Quel livre écrit en français m’eut permis de me faire une idée de la littérature flamande contemporaine ?... En furetant chez les libraires et chez les bouquinistes, on pourrait, je le sais, trouver quelques petits traités anciens, périmés et d’ailleurs illisibles... Mais un ouvrage moderne, bien renseigné, capable de nous faire entrevoir cette littérature qui nous touche de si près et dont nous ne savons rien ?...

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    André de Ridder (source : Letterenhuis)

     

    Ce livre nécessaire vient enfin de paraître. C’est la Littérature flamande contemporaine de M. André de Ridder. Je recommande cet ouvrage à tous les Belges qui n’entendent point le flamand. J’espère, pour eux, qu’ils ressentent, comme moi, un grand désir de connaître cette littérature. J’espère qu’ils ne se détournent pas des Flamands et de l’âme flamande à cause des luttes linguistiques qui encombrent la politique intérieure de notre pays. À cause de ces luttes mêmes il importe, au contraire, de bien connaître les Flamands et leur âme. Il faut savoir non pas seulement ce qu’ils veulent, mais aussi ce qu’ils valent. Il faut comprendre surtout que nous sommes solidaires. Ils sont comme nous, les intermédiaires naturels entre la civilisation germanique et la civilisation franco-latine. Nous n’avons d’originalité, de valeur véritable, de raison morale d’exister qu’en remplissant ce rôle, qui ne consiste pas seulement à faciliter les échanges intellectuels et artistiques entre le monde germanique et le monde latin, à juxtaposer dans nos ouvrages des éléments empruntés à l’un et à l’autre, mais à fondre ces éléments, à les amalgamer si complètement, si intimement, que le produit de leur union soit une mentalité, une pensée, un art absolument distincts, doués d’un caractère propre, qui fait de notre nation une personnalité marquante dans la société de l’Europe, une de celles qui apportent à la civilisation des richesses spéciales, et dont la disparition serait pour elle une perte profonde et irréparable. Rien ne permet mieux de mesurer la place que nous tenons dans le monde que l’art de nos grands peintres du XVIIe siècle, Rubens, Van Dyck, Jordaens, De Craeyer, et toute leur école. Voyez quel rang ils occupent dans l’histoire de la peinture européenne ! Évaluez ce qu’il y manquerait s’ils n’avaient pas existé ! Leur génie s’est épanoui au point d’intersection de l’art latin et de l’art germanique ; il s’est nourri de leurs éléments mêlés, fondus, complètement assimilés qui lui ont fait une âme magnifiquement particulière, un caractère propre dont l’originalité foncière éclate à tous les yeux.

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    Mais si notre fonction essentielle est d’unir la civilisation latine à la civilisation germanique, et si nous nous élevons très haut chaque fois que nous la remplissons d’une manière éminente, n’oublions jamais que nous devons cette fonction merveilleuse à un fait primordial : la présence sur un territoire particulier des avant-postes de la race germanique et de la race gallo-romaine, que des circonstances concordantes et très puissantes ont pendant des siècles isolés du gros de leur race et forcés de se tourner l’un vers l’autre. – Ce fait commande toute notre histoire politique et morale. Il conditionne toujours notre force et notre faiblesse, notre grandeur et notre abaissement. « L’Union fait la Force » dit notre devise nationale. Elle est mille fois plus vraie qu’on ne pense. Elle est vraie sur le plan mental et sentimental, sur le plan artistique comme sur le plan politique. Et sa contrepartie n’est pas moins vraie : la désunion fait notre faiblesse, – elle peut nous conduire à notre perte.

    S’il en est ainsi, qui ne voit qu’il est conforme à notre nature et qu’il est de notre devoir de nous connaître mutuellement le mieux possible ?

    M. de Ridder nous en fournit le moyen. Son livre nous apprend comment, en 1893, naquit en Flandre un mouvement littéraire analogue à celui que la Jeune Belgique avait déclenché à Bruxelles douze ans plus tôt. Il ne cèle pas que celui-ci excita dans l’âme de la jeunesse flamande le désir de rivaliser avec nos jeunes écrivains français, dont elle étudia les principes, les méthodes et les œuvres, comme elle étudia aussi les principes, les méthodes et les œuvres des jeunes écrivains hollandais du Nieuwe Gids. «Ce fut, dit M. de Ridder, une révélation. Ce que cette jeunesse avait confusément senti s’agiter en elle-même de modernité complexe et raffinée, d’inquiétude morale et intellectuelle, se trouvait exprimé, confessé, analysé dans ces œuvres. L’engouement fut subit ; avec l’admiration pour cet art nouveau surgit naturellement le désir de réaliser une entreprise de même valeur, dans leur coin de terre à eux, dès que l’heure serait propice. »

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    Ils ne tardèrent pas à fonder une revue littéraire et artistique, Van Nu en Straks (D’aujourd'hui et de demain). Son premier numéro porte la date du 1er janvier 1893. Elle était rédigée par MM. Auguste Vermeylen, Prosper Van Langendonck, Emmanuel De Bom et Cyriel Buysse. – Henry Van de Velde, – qui devait devenir le rénovateur de l’architecture dans l’Europe centrale, – « avait insisté auprès de Vermeylen pour que la revue... se distinguât de toutes les autres tant par son programme que par son aspect extérieur : elle s’intéresserait non seulement à la littérature mais à l’art, à la philosophie et à la sociologie ; elle devait être ouverte aux peintres et aux aquafortistes tout comme aux poètes et aux prosateurs ». De fait, la collection des dix numéros de la première série constitue un vrai chef-d’œuvre de typographie, assure M. de Ridder ; et parmi les illustrateurs on trouve Henry Van de Velde, Henri de Groux, James Ensor, Constantin Meunier, Xavier Mellery, Vincent van Gogh, Toorop, Thorn-Prikker, Pissaro, etc. ». La revue représentait en art, en littérature, en politique toutes les directives extrémistes du moment. On peut se représenter l’effet qu’elle produisit dans la vieille Flandre paisible et somnolente ! Ce fut le pavé dans la mare ! La bombe dans la sieste champêtre ! Toutes les têtes se tournèrent vers le phénomène, les unes avec le sourire, les autres avec une grimace de réprobation. Ce fut la fin de l’immobilité. Un mouvement puissant commençait.

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    Vermeylen, dit M. De Ridder, fut l’âme du groupe. En 1894, il dut aller à Vienne et à Berlin pour achever ses études universitaires. Suspendue pendant son absence, la publication de la revue reprit en 1896 et se poursuivi jusqu’en 1901. On vit alors débuter tous ceux qui allaient, selon M. de Ridder, devenir l’honneur des lettres flamandes : Styn Streuvels, Herman Teirlinck, Karel Van de Woestyne, Victor de Meyere, Edmond Van Offel, Fernand Toussaint, etc. Quand la revue disparut, en 1901, « elle avait accompli sa tâche. Elle avait presque gagné la cause de ceux qu’elle avait défendus ». À Van Nu en Straks, la revue de combat, succéda, dès l’année Suivante, Vlaanderen (Flandres) revue anthologique, où l’on retrouvait, mûri et calmé par la victoire, l’état-major de la première.

    L’étude de ces auteurs d’élite, qui touchent aujourd’hui à la cinquantaine, voire à la soixantaine, et dont l’œuvre offre un vaste objet d’examen, constitue la partie principale du livre de M. de Ridder. Quelques notes biographiques, une analyse sommaire des principaux ouvrages, une esquisse du caractère artistique de chaque personnalité, enfin des portraits phototypés, voilà ce qu’on y trouve touchant ces écrivains. C’est une documentation brève mais précise et par là très précieuse. Elle a d’autant plus de prix que, malgré la sympathie et l’admiration très vives que M. de Ridder ressent pour ces écrivains, qui sont aussi ses amis et ses confrères, jamais ses études ne prennent l’allure du panégyrique. Ses jugements sont calmes et il les justifie par de bonnes raisons. Il sait parfaitement formuler, à l’occasion, les réserves nécessaires. Il apparaît dans tout son livre comme un critique éclairé, sagace et de la plus entière bonne foi. Assurément les personnes compétentes, capables de lire ces auteurs dans le texte flamand, pourront discuter les jugements de M. de Ridder, ses sévérités et ses préférences. Mais le lecteur français ne trouvera pas dans ce livre une seule ligne qui puisse justifier sa défiance. Au contraire ! Dans le jardin inconnu où il nous fait pénétrer, on se sent conduit par un guide honnête et bien renseigné.

    Le poète Guido Gezelle

    GezellePhoto.pngVoilà pourquoi son livre mérite d’être lu par quiconque s’intéresse à la riche floraison de nos lettres nationales. Non moins que notre littérature française, notre littérature flamande doit être l’objet de notre sympathie et de notre curiosité. Mais il y a d’autres raisons encore pour que nos lettrés lisent attentivement ce livre. Parmi les réflexions que la littérature flamande inspire à M. de Ridder, il en est qui s’appliqueraient tout aussi bien aux lettres françaises de la Belgique et dont tous nos écrivains peuvent faire également leur profit, car ils ont des qualités communes et des défauts communs. Il signale des dangers auxquels nous sommes tous exposés, – comme y sont exposés la littérature et l’art de toutes les petites nationalités : c’est « de ne produire qu’une œuvre d’intérêt local, œuvre particulariste et éphémère, faite d’un peu de livres, de quelques mélodies, de quelques tableaux, à l’usage exclusif des braves gens qui forment, dans d’étroites frontières, un peuple sans ambition ». C’est contre cette fâcheuse tendance, qui caractérisait également nos deux littératures d’avant 1880, que la Jeune Belgique et Van Nu en Straks ont énergiquement réagi. Mais le danger est toujours là. Il nous guette sournoisement. Dans les eaux de nos belles rivières, dans chacun de nos ruisseaux, à l’ombre de chacun de nos humbles clochers ou de nos fiers beffrois, de petites sirènes invisibles chantent d’une voix douce et insidieuse : « Reste dans ton village ! Reste dans ta belle ville natale ! Reste chez toi ! Ta chère maison, voilà le monde et la vie ! N’essaie pas de t’élancer dans l’espace ! Crains le sort d’Icare ! Il est plus sage, plus sûr, plus doux aussi et plus aisé d’obéir aux modestes Muses du foyer que de poursuivre audacieusement les grandes Muses du plein ciel. Tu es le fils d’une race prudente. Sois prudent, ami ; laisse à d’autres les grandes ambitions et les grands risques... ». Dieu me garde de méconnaître la haute valeur de nos écrivains, français ou flamands, qui ont, pour la première fois depuis de longs siècles, célébré magni- fiquement, avec une émotion sincère, les beautés de notre pays et la vie de nos deux races ! Ils sont vraiment la chair de notre chair. Et ils ont apporté à leurs compatriotes comme au vaste monde une révélation nouvelle, – celle d’un petit monde inconnu et profondément original. Ce sera leur éternel honneur. Mais il faut pourtant proclamer cette vérité : la peinture du sol et de ceux qui vivent le plus près de ce sol, ne suffit pas à constituer une grande littérature. Nous avons certes des écrivains qui ont osé pousser leur pensée ailleurs et plus haut. Pour ne citer qu’un mort et qu’un vivant, je nommerai Verhaeren et Maeterlinck. Ils sont peu nombreux. Et il me semble – puissé-je me tromper ! – qu’ils sont moins nombreux aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Les petites sirènes chantent, chantent, chantent !... C’est pourquoi il est bon d’écouter les avertissements du sage Ulysse qu’est M. de Ridder…

    Hugo Verriest (photo G. Gyselynck)

    HugoVerriestParG.Gyselynck.pngSur un point pourtant, ces dernières années nous ont apporté de nouvelles espérances. Plusieurs auteurs délaissant notre terre et nos terriens, nos villages et nos petites villes, ont osé prendre pour modèles les classes élevées et l’étranger. Ce sont la très regrettée Cécile Gilson, avec le Merveilleux Été et le Vase d’albâtre, la comtesse M. van den Steen avec les Papiers d’Aygremont, le vicomte Henri Davignon avec Mon ami français, Henri Liebrecht avec Un cœur blessé ; et voici qu’arrive à l’instant M. Richard Dupierreux avec Certitude amoureuse.

    Ne quittons pas encore les «petits et les humbles ». Car M. de Ridder note à leur propos une chose fort intéressante. Il constate que lorsque les écrivains français de la Belgique décrivent leur vie, ils le font dans l’esprit pessimiste, dur et amer des « naturalistes » français, tandis que les Flamands ne parlent d’eux, le plus souvent, qu’avec la pitié attendrie qui rend si émouvants les chefs-d’œuvre d’un Tolstoï et surtout d’un Dostoïevski. La différence des deux manières méritait d'être remarquée.

     

    ***

     

    L’architecture du livre de M. de Ridder est bien connue. Il rappelle brièvement les origines de la littérature flamande contemporaine qui succéda à deux cents ans de silence ou de nullité.

    Albrecht Rodenbach

    PortraitRodenbach.pngElle ne commence qu’avec Henri Conscience, – le père, l’ancêtre, – qui « apprit à lire à son peuple » et dans l’œuvre large et abondante de qui se rencontrent quelques petits chefs-d’œuvre, touchants et délicieux. Conscience connut la grande célébrité, ses ouvrages furent traduits dans toutes les langues, et ses meilleurs livres trouvent partout encore des lecteurs. Mais de 1830 à 1880 règne en Flandre « une littérature assez populaire, écrite pour le peuple, pis encore : pour un peuple peu instruit, peu libéré… » Il fallait se débarrasser de ce qu’elle avait, même dans ses manifestations les meilleures, – de provincial, de domestique et d’un peu monotone ». Alors parurent trois hommes, les prédécesseurs du mouvement de Van Nu en Straks, que M. de Ridder appelle ses « parrains » : Guido Gezelle, l’humble vicaire de Courtrai, qui fut un admirable poète, un de ces génies naturels, à la fois simples et subtils, dont l’apparition fait tressaillir le cœur d’un peuple ; Hugo Verriest ; Albrecht Rodenbach, mort à vingt cinq ans, et qui dans sa courte vie trouva le temps de composer « un volume de vers très plastiques, mâles, musicaux et une tragédie sculptée dans le bronze, Gudrun » – Qu’il me soit permis de rappeler qu’Albrecht Rodenbach rencontra à l’Université de Louvain Emile Verhaeren, Emile Van  Arenbergh, Albert Giraud et l’auteur du présent article. Il collabora à leur journal : la Semaine des Étudiants et il publia dans ses colonnes quelques poèmes et d’importants fragments de Gudrun, à l’heure même ou il venaitPortraitHendrikConscience.pngde les écrire. Ainsi travaillaient fraternellement les jeunes poètes flamands et français qui préludaient ensemble à la Renaissance des lettres belges dont ils allaient devenir les ardents ouvriers.

    Henri Conscience

    Après les « parrains », M. de Ridder étudie avec une pénétration remarquable les écrivains qui créèrent la littérature flamande nouvelle. Les romanciers d’abord ; Styn Streuvels en tête, puis Cyriel Buysse, Herman Teirlinck, Karel Van de Woestyne, à qui visiblement M. de Ridder a voué son admiration la plus vive ; enfin les tous brillants écrivains que j’ai déjà nommés, et plusieurs autres encore : MM. Maurits Sabbe et Lode Baekelmans, les romanciers naturalistes, les romanciers populaires et les néoromantiques. Il passe ensuite en revue les poètes, parmi lesquels Prosper Van Langendonck, Edmond Van Offel et surtout Karel Van de Woestyne se signalent par leur maîtrise. Le théâtre et la critique, dans l’œuvre de cette génération, ne se sont pas élevés à la hauteur du roman et de la poésie, selon M. de Ridder, qui rend pourtant un éclatant hommage au savoir et au goût de M. Auguste Vermeylen.

    À la génération de Van Nu en Straks, qui ouvrit triomphalement la Renaissance actuelle de la littérature flamande, – Renaissance que M. de Ridder estime aussi importante que celle du XVIe siècle, – succéda la génération du Boomgaard (le Verger) qu’il appelle la génération sacrifiée. Entre la précédente et la génération de l’heure actuelle, elle se trouve en effet assez écrasée. Elle a cependant des mérites sérieux. Mais, raffinée et dilettante, elle se préoccupa médiocrement d’exercer une action sur le peuple flamand. A signaler un curieux petit livre de Johan Meylander, Fashion, qui préconise une esthétique non seulement de l’art mais de la vie, une culture individuelle libre et raffinée, dût-elle être incomprise, l’art de jouir délicatement de l’existence, de vivre dans une atmosphère de beauté et de distinction.

    Pallieter, rééd. 1975, trad. Bob Claessens

    CouvPallieter1975.pngVient enfin la génération de l’heure présente, la génération nouvelle. Elle se manifeste dans des revues, dont Ruimte (Espace !) fut la première en date (1920-21). Ardente, un peu brutale, semble-t-il, cette jeunesse est « très flamingante », – activiste, dans le sens entier du mot. Elle dénonce la « décadence frivole » et « l’esthétisme passif » de ses prédécesseurs. Pour tout dire, elle est passablement sectaire. Elle estime qu’un « nouveau messianisme » en Flandre, à l’heure actuelle, « est plus nécessaire qu’une forme de décadence adaptée à des loisirs que nous ne pouvons encore nous permettre ». Elle prend le parti de tous les parias et elle se flatte d’exprimer l’idée et le sentiment des masses, « tous les soucis de l’humanité contemporaine à la veille de la révolution qui vient ». Si j’entends bien, elle est plus politique que vraiment littéraire. Tous les extrêmes s’y rencontrent. Les influences subies par ces jeunes auteurs sont avant tout celle des expressionnistes allemands, celle aussi de Guillaume Apollinaire, de Blaise Cendrars et même dès poètes Dada. Pourtant il faut reconnaître qu’ils ont du talent. Les romanciers nouveaux en ont comme les poètes. Mais du milieu d’entre eux se dresse la figure vigoureuse de Félix Timmermans, la jeune gloire de la Flandre. Dès que parut son Pallieteril fut célèbre (1917). Ce roman a bénéficié d’un des plus forts tirages qu’une œuvre néerlandaise ait jamais pu atteindre, dit M. de Ridder, qui ajoute : « Pallieter a été, peu après la guerre, une explosion inattendue et démesurée de joie, de plénitude, de jeunesse. Ce fut la revanche de la vie sur la mort et la tristesse, comme l’éveil païen d’un homme primitif dans un monde las : une forme presque vierge d’esprit et de cœur et dont la chair heureuse, au sang sain et fougueux, dont l’âme satisfaite et exultante clamaient toute la beauté et la bonté d’exister, la frénésie de respirer l’air frais, de marcher dans l’herbe, de nager dans l’eau, de boire et de manger, de danser et de chanter, d’aimer. Sa voix avait le timbre claironnant d’un coq à l’aube. Malgré la simplicité de son esprit, il était émouvant, glorieux à force de griserie heureuse et d’exubérante vitalité. Poème panthéiste à la gloire de tous les sens rassasiés, gonflé de toutes les délices d’un Pays de Cocagne, débordant d’ardentes émotions, riche en plaisirs de la chair et en plantureuses voluptés, c’était là, au lendemain des désastres, un tableau d’une truculence rabelaisienne, comme le plus fastueux des Jordaens transposé dans une littérature retrempée aux sources. Après beaucoup de littérature raffinée, presque déliquescente, c’était tout de même le retour vers la fraîcheur et la liberté, comme aussi vers le désordre et la sauvagerie de la nature, vers une même formule simple, quasi barbare de l’art. »

    Félix Timmermans, 1931 (source : Deutsches Bundesarchiv)

    Bundesarchiv_Bild_102-12722,_Felix_Timmermanns.jpgAprès cet éloge, vient une critiqué passablement sévère. « À le regarder de plus près, ce livre paraît un peu creux… Ce Pallieter débridé… ne manifeste en somme que des besoins assez primaires, des désirs frustes et superficiels d’homme peu civilisé… Il règne dans la vie comme une admirable brute, une bête vigoureuse… Il est un nombril gigantesque dans un ventre pantagruélique, au-dessus duquel il n’y a qu’une toute petite tête !... » « Énorme comédie-bouffe sensuelle », dit encore M. de Ridder, dont cette œuvre choque sans doute les goûts délicats. Mais il est bien forcé de conclure impartialement, – et très justement : Malgré tout « Pallieter reste un des plus beaux livres de notre littérature ». La librairie parisienne Rieder vient d’en publier une traduction française. Les lecteurs français ratifieront le jugement de M. de Ridder sur toute la ligne. Avec ses défauts et ses qualités, ce livre sort violemment de l’ordinaire. Il marque une date dans la littérature flamande.

    Pallieter a déjà fait école. Nombreux sont les petits. Le Pallietérisme (pardonnez-moi !) s’étend comme une contagion. Elle inquiète M. de Ridder et lui arrache un cri d’alarme.

    L’heureux auteur de ce livre en a, depuis, publié d’autres. L’Enfant Jésus en Flandre (1918), Anne-Marie (1922). Par leur sujet et leur décor, ils diffèrent profondément entre eux comme ils différent de Pallieter. Toutefois, d’une manière générale, l’art de M. Timmermans retourne à la vie des campagnes et des petites villes, chère aux écrivains qui précédèrent Van Nu en Straks. C’est un retour vers le passé, dit M. de Ridder. Mais n’est-ce point que la Flandre, qui évolue lentement, trouve encore là le fond véritable de son âme, en dépit des efforts fringants d’une jeunesse qui brûle les étapes ?

     

    Iwan GILKIN

    de l’Académie française de Belgique

     

     

    DeRidderAutographe.png

    dédicace autographe d'André de Ridder

    sur un exemplaire de La Littérature flamande contemporaine

    ***

     

  • Le Hollandais membru

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    CHARLES PERRAULT

    & L'HUMANISTE BATAVE

     

     

    PerraulPortrait.pngDans Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les Arts et les Sciences (1688), Charles Perrault met en scène quelques personnages – le Président, le Chevalier, l’Abbé –  qui disputent des mérites respectifs des auteurs antiques et des auteurs chrétiens. Cette querelle, qui remonte aux débuts de l’ère chrétienne, pose la question de l’héritage païen ; elle permet aussi au père du Chaperon rouge de s’opposer à Racine ou encore à Boileau. Dans le troisième dialogue, nos protagonistes abordent, non sans touches burlesques, les « Arts purement spirituels, comme l’Éloquence et le Poésie ».

    Une bonne connaissance du grec et du latin leur semble à tous trois indispensable pour réfléchir sur ces sujets. Ils poussent leur raisonnement plus loin, abordant au passage le problème de la traduction : « Est-ce connaître les Auteurs que de ne les connaître par des traductions ? chaque langue n’a-t-elle pas ses grâces et ses élégances particulières qui ne peuvent passer dans une autre, surtout en Éloquence et en Poésie ? » avance le Président, défenseur des Anciens. Opinion que vient corroborer, mais en partie seulement, le partisan des Modernes, l’Abbé : « J’avoue qu’on a peine à bien juger d’un Poète Grec ou Latin sur une Traduction en Vers Français […], mais quand la Traduction est en Prose, et qu’elle a été faite par un habile homme, je soutiens qu’on y voit aussi bien les sentiments et les pensées de l’Auteur que dans ses propres paroles ». L’Abbé va jusqu’à soutenir qu’il est parfois préférable de lire une excellente traduction que le texte original dont certains points obscurs peuvent nous échapper.

    Les trois hommes en viennent à parler de l’impossibilité de posséder une langue étrangère dans toutes ses finesses. C’est alors qu’il est question d’un Hollandais « persuadé de savoir notre langue alors qu’il n’en a qu’une connaissance livresque* ».

     

     

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    Le Chevalier

    […] Je lisais dernièrement un Madrigal composé par un Hollandais à la louange de Louis du Gardit Médecin Flamand, qui a fait un Livre pour prouver que l'âme raisonnable ne s’unit point au corps qu’il ne soit organisé. Voici le Madrigal.

     

    Louis du Gardit

    At un bon esprit

    Et raison sortable

    Quand par un soin dru

    Fourre en corps membru

    L’âme raisonnable.

     

    Le Président

    Ce Madrigal est ridicule.

     

    Le Chevalier

    Il l’est assurément. Vous auriez cependant de la peine à convaincre l’Auteur que son Madrigal n’est pas Français.

     

    Le Président

    Vous vous moquez.

     

    Le Chevalier

    Je ne me moque point, il vous soutiendra que at un bon esprit, est aussi bon que a-t-il de l’esprit, a-t-elle du bien, a-t-on dîné, et qu’il n’y a pas moins de raison à mettre un t, entre a et un, qu’entre a et il, et qu’entre a et elle, puisque c’est la même

    cacophonie qu’il faut également éviter, et que comme on conjugue je bats, tu bats, il bat, on peut conjuguer de même, j’ai, tu as, il at. Il ajoutera encore qu’on parle ainsi dans le Lyonnais, dans la basse Bretagne et en plusieurs autres Provinces du Royaume. Il soutiendra ensuite que si l’on dit fort bien un parti sortable pour signifier un parti convenable, on peut dire une raison sortable, pour dire une raison convenable, une raison qui convient au sujet dont il s’agit. À l’égard de soin dru il prétendra que l’Épithète de dru étant une métaphore prise des oiseaux, elle fait un sens figuré plus noble et plus poétique que les Épithètes d’assidu ou d’empressé dont il se serait servi, s’il avait écrit en prose.

     

    Le Président

    Voilà qui va le mieux du monde, mais comment défendrez-vous, fourre en corps membru ?

     

    Le Chevalier

    Je le défendrai fort bien. Il s’agit de dire que l’âme raisonnable non seulement entre dans le corps humain pour s’y unir, mais qu’elle s’introduit et s’insinue jusque dans

    les plus petites extrémités de toutes les parties, ce que le mot de fourre exprime parfaitement. Pour corps membru, il y a un peu plus de difficulté à le soutenir, parce que membru ne signifie pas simplement qui a des membres, mais qui a de forts membres, bien gros, et bien nourris ; mais cet Étranger qui sait que vêtu veut dire simplement qui a des vêtements, pelu qui a du poil, cornu qui a des cornes, branchu qui a des branches, n’a-t-il pas raison de croire que membru signifie simplement qui a des membres ? Quand on n’est conduit dans l’étude des Langues que par l’Analogie, par la Grammaire, et par les Livres, il est impossible qu’on ne tombe pas en une infinité de fautes semblables et plus grossières.

     

    Le Président

    S’il est vrai, comme vous le prétendez, que ni vous ni moi ne sachions que fort imparfaitement la Langue Grecque et la Langue Latine, nous avons tort de vouloir juger de la différence qu’il peut y avoir entre l’Éloquence des Anciens et celle des Modernes.

     

    L’Abbé

    Cela ne conclut pas, car bien loin que je dise que pour juger de l’Éloquence d’un Auteur il faille parfaitement savoir toutes les délicatesses de la Langue où il a écrit, et bien loin que le raisonnement que nous venons de faire tende à nous interdire la

    connaissance de la question que nous traitons, il va au contraire à y appeler une infinité de gens d’esprit que l’on veut en exclure, parce qu’ils n’entendent pas le Grec et le Latin, ou qu’ils ne les entendent pas parfaitement, ce qui est une injustice, car encore une fois il ne s’agit pas de décider de l’Élégance du style des Auteurs dont ils ne diront rien, mais de leur bon sens et de leur éloquence, dont ils peuvent juger aussi bien et aussi sainement que Turnèbe et Casaubon**.

     

     

    charles perrault,hollande,conte,littérature,latin,grec,traduction,françaisCe conte de Perrault n’a cessé de se réécrire depuis puisqu’il existe toujours des auteurs d’expression néerlandaise qui tentent d'écrire en langue française, voire de traduire leurs œuvres dans la langue de Perrault. 

    * Charles Perrault, Contes, textes établis et présentés par Marc Sorian, Paris, GF-Flammarion, n° 666, 1991, p. 19. Nous reprenons à cette édition le titre « Le Hollandais membru ». La brève citation sur le Hollandais est empruntée à son introduction (p. 19).

    ** Adrien Turnèbe (1512-1565) et Isaac Casaubon (1559-1614)  étaient de grands latinistes et hellénistes.