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Invités / Gasten - Page 6

  • Genèse du Faiseur d’anges

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    Le Faiseur d’anges

     Prix des Lecteurs 2010 Cognac

     

     

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    Les Littératures européennes de Cognac viennent de décerner le Prix des lecteurs à Stefan Brijs pour le Faiseur d’anges (éd. Héloïse d’Ormesson). Les membres d’une cinquantaine de bibliothèques de la région Poitou-Charentes ont distingué cette œuvre parmi les six romans d’écrivains belges retenus, trois d’auteurs d’expression française : Feu de Régine Vandamme, Argentine de Serge Delaive et Jours de tremblement de François Emmanuel, trois d’auteurs d’expression néerlandaise : Regarder le soleil d’Anne Provoost (trad. Marie Hooghe), Le Collectionneur d’armes de Pieter Aspe (trad. Emmanuèle Sandron & Marie Belina-Podgaetsky) et Le Faiseur d’anges (trad. Daniel Cunin).

     

     

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    Le Flamand nous parle

    de la genèse de son roman

      

    Il arrive souvent qu’on dise que Le Faiseur d’anges est un roman qui porte sur le clonage. Je ne suis pas d’accord avec cette assertion. Le clonage, c’est le moyen qu’emploie Victor Hoppe, le personnage principal, pour atteindre son but, et c’est bien de ce but dont il est essentiellement question dans le livre : « Se jouer de Dieu. » Il s’agit là à mon sens du thème central du roman d’où découlent diverses thématiques secondaires : la lutte entre le bien et le mal, les dangers que présentent préjugés et superstitions, le conflit entre science et religion, la frontière entre folie et génie à supposer qu’il y en ait une… Autrement dit, beaucoup plus que la seule question du clonage humain.

     

    CognacAffiche.pngCertes, au début, alors que le livre commençait à naître dans ma tête et non pas encore sur le papier – je réfléchis toujours un an ou deux à un roman avant de me mettre au travail –, je songeais effectivement à une histoire centrée sur le clonage. Idée apparue dès qu’on eut annoncé l’existence de la brebis clonée Dolly. Vous vous en souvenez certainement, c’était en 1997, on avait un peu l’impression que le monde n’était plus le même. On pensait alors qu’on pourrait sous peu cloner des êtres humains. Bien entendu, ça a fait travailler mon imagination : Qu’adviendra-t-il si l’on peut se cloner ? Va-t-on se contenter d’une simple copie ou va-t-on chercher à obtenir un double physiquement « parfait » ? Si l’on n’aime pas le nez ou les oreilles dont on a hérité ou si l’on a une malformation comme Victor Hoppe (un bec de lièvre) ou comme Gunther (le personnage sourd de naissance), va-t-on changer ces choses ? Manipulera-t-on les gènes de son propre clone ? Autre question fondamentale que je me posais en réfléchissant à ce roman : Aura-t-on envie de donner à notre clone une intelligence supérieure afin qu’il soit brillant, devienne célèbre, accomplisse ce qu’on n’est pas parvenu à accomplir ? Le mettra-t-on face aux traumatismes que l’on a soi-même subis au cours de l’enfance, autrement dit le brutalisera-t-on si on a été soi-même un enfant battu ? Voilà à peu près ce qui habitait mon esprit malade au début.

     

    Mais une autre idée apparut bien vite : Supposons que vous êtes un clone, mais vous n’en savez rien, et un beau jour, votre père vous dit : « Je ne suis pas ton père, je suis toi, tu es moi, tu es mon clone ». Quelle sera, à votre avis, votre réaction, la réaction du clone ? Là réside ce qui est devenu le point de départ de mon roman. J’ai retenu trois garçons de quatorze ans qui avaient décidé d’écrire leur histoire. S’ils ne savaient pas encore qu’ils étaient des clones, ils n’en haïssaient pas moins leur père car celui-ci avait effectué de nombreuses expé- riences sur eux. Les garçons envisageaient de le tuer, mais il leur fallait au préalable consigner les raisons de leur geste. Pendant un an, je n’ai cessé, jour après jour, d’écrire et d’écrire et j’ai finalement terminé la première partie, soit près de deux cents pages : elle se refermait, tout comme la première partie de la version définitive, sur la mort de Frau Maenhout, mais racontée par les trois garçons. Me restait à écrire la suite, et là, blocage complet. Je fixais le vide et rien ne venait. En désespoir de cause, j’ai fait lire la première partie à mon éditeur Emile Brugman. Il s’est contenté de me dire deux choses. Primo : tu as retenu la mauvaise perspective narrative, ce n’est pas aux garçons de raconter l’histoire. Secondo : ne fait pas de ton personnage Victor Hoppe un monstre, donne lui une part humaine.

    Stefan Brijs à Cognac © photo Anne Lacaud

    StefanBrijsCognac2010PhotoAnneLacaud.pngIl se trouve qu’à cette époque, j’animais un atelier d’écriture dans une prison. On m’avait demandé d’intervenir devant un groupe de prisonniers dont deux étaient des assassins. Je ne tenais pas à savoir lesquels ; je voulais les traiter tous de la même façon, tout simplement comme des êtres humains. Au bout de deux mois et demi, au rythme de trois heures par semaine, j’étais incapable de dire lesquels étaient des assassins. Aurais-je essayé d’en désigner un que je me serais trompé. J’avais appris entre-temps que dans tout être humain se cache un criminel. Deuxième chose que je venais d’apprendre : il faut avoir un minimum de chance dans la vie. Un des prisonniers, garçon de vingt trois ans, m’a demandé si je connaissais Le Procès de Kafka. Oui, je l’avais lu. Il me dit que lui aussi l’avait lu et il me donna une analyse du livre appliquée à son propre procès et à l’existence en milieu carcéral. Jamais encore je n’avais entendu une analyse aussi brillante d’un roman. Je lui ai demandé s’il faisait des études. Il m’a répondu qu’il avait quitté l’école avant même la fin du primaire puis il a résumé sa vie en quelques phrases : né dans une famille pauvre, abusé sexuellement par son père quand il avait six ans puis par quelqu’un d’autre dans une famille d’accueil, placé dans un orphelinat, années passées sans recevoir d’affection, recours à la drogue, vols pour se procurer de la drogue, prison… En l’écoutant, j’ai compris que ce jeune homme était à la fois un délinquant et une victime de la vie. Aussi, quand mon éditeur m’a dit de ne pas faire de Victor Hoppe un monstre, j’ai su que je devais raconter l'histoire de ce dernier et non celle des trois garçons. Comment Victor est-il devenu tel qu’il est ? Pourquoi aspire-t-il à se cloner ? Pourquoi est-il dans l’incapacité de donner de l’amour ?... J’ai alors jeté ma première partie et suis reparti de zéro. En optant pour une nouvelle perspective narrative et un nouveau propos.

    brijsCognacCobra.jpgLe roman s’est alors écrit tout seul, l’intrigue se dégageait clairement, je me doutais que le lecteur, en découvrant la première partie, partagerait les préjugés des habitants du village de Wolfheim, je voulais qu’il condamne Victor avant de découvrir l’histoire de son enfance : le bébé rejeté par ses parents, les premières années de l’enfance passées dans un asile psychiatrique, la peur que lui inspire alors Dieu, ses raisons de devenir médecin… Ainsi, lentement mais sûrement, Victor Hoppe devient humain et le lecteur se met à éprouver de la compassion à son égard. Par la suite, quand Victor se livre à des expériences choquantes, on est partagé entre répulsion et pitié.

    Quand j’entends les réactions de nombreux lecteurs, j’ai l’impression d’avoir réussi. Ils ont entre les mains une histoire qui ne s’arrête pas, qui est même relancée au moment où ils referment le roman. Le succès que le livre a rencontré en Flandre et en Hollande, mais aussi ailleurs puisqu’il est à présent traduit en une dizaine de langues, s’explique je pense par le fait que les gens en parlent entre eux : « As-tu lu Le Faiseur d’anges ? Mon Dieu, c’est atroce et en même temps fan- tastique. Lis-le, tu verras. » Depuis 2005, le succès ne se dément pas : chaque jour, de nouvelles personnes découvrent le roman et s’exclament : « Waouh ! » Ils expriment un sentiment d’abomination mêlé à de l’admiration.

     

    Stefan Brijs, 2010

     

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  • La Nuit qui s’annonce

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    Un roman qui nous concerne tous

     

    Une escapade un peu plus au nord que d’habitude, sur les traces d’un écrivain suédois, C.-H. Wijkmark, grâce à l’entremise de son traducteur, Philippe Bouquet, qui nous propose un petit texte en guise de prolongement ou de faire-part de naissance d'un roman.

     

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    photo : Diana Kempff

     

     

    Carl-Henning Wijkmark,

    La Nuit qui s’annonce

    Cénomane, 2009,

    traduit du suédois par Philippe Bouquet

     

     

    « Dans l’immobilité couchée d’une unité de soin palliatif, un ancien acteur examine la progression inéluctable de la mort sur le vivant. Son corps et celui des autres sont contaminés par l’existence et son souvenir, par le temps passé et le (peu de) temps qu’il lui reste. Au cœur des esprits et de la vie même, l’étreinte fatale est permanente. Quelques livres, un dernier vertige érotique, des rencontres, la mort fait comme si de rien n’était, mais elle est là, aux aguets.  » (Nils C. Ahl)

     

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    Voici un roman qui nous concerne tous, sans exception. Pourquoi ? Tout simplement par ce dont il nous parle : la mort. Mais ce n’est pas un essai de plus sur le sujet, il en existe déjà une certaine quantité, y compris de la main du même auteur : La Mort moderne (première édition : Le Passeur, 1997), que Cénomane réédite parallèlement, augmenté d’une postface datant de 1985 – ce qui permet de constater que le raisonnement de Wijkmark n’a pas pris une ride, au contraire pourrait-on dire : il avait compris avant beaucoup d’autres que la mort serait, elle aussi, soumise à des critères de rentabilité – il n’y a pas de raison que le phénomène le plus humain entre tous y échappe, où irait-on, sinon ? Le libéralisme se doit d’être avancé, puisque la chair (la viande !) peut bien l’être. Dans ce roman, c’est une vision plus directe et concrète du même phénomène qui nous est donnée : la mort en direct, peut-on dire, à la première personne, comme si vous y étiez et donc sans avoir besoin d’en faire l’expérience. Voilà qui est d’un bon rapport qualité/prix (16 euros 50 TTC), c’est cadeau, en ces temps de recherche des « bas coûts » (qui peuvent être de simples coups bas, mais enfin…), non ? D’autant que ce n’est pas morbide, ni même totalement triste. Il est vrai que cela finit mal – oh, pardon, il ne faut pas révéler la fin d’un roman… Mais, étant donné le sujet, que voulez-vous qu’il advienne ? Ce serait tromperie sur la marchandise. Pour le reste, vous verrez qu’une mort bien… vécue n’est pas forcément aussi désolante que cela. Elle peut être le sujet de considérations littéraires et culturelles non dépourvues de dignité. Elle peut être joyeusement arrosée, si l’on trouve les complicités nécessaires. Elle peut même offrir quelques consolations non négligeables. Saviez-vous, par exemple, que l’instinct érotique est le dernier à s’éteindre ? Croyez-en quelqu’un qui sait. C’est plutôt agréable et rassurant, non ? Et cela permet d’envisager ce moment avec un certain détachement (n’allons pas jusqu’à parler d’impatience, restons lucides et modérés dans notre enthousiasme). Alors, ne venez pas, après cela reprocher (à qui, d’ailleurs, si ce n’est à vous-même ?) d’avoir manqué votre mort. Ce sera de votre faute et vous ne pourrez pas prétendre qu’on ne vous a pas prévenu. Le reste (les pompes funèbres, les formalités administratives, les querelles d’héritage, bref : tous les embêtements), c’est aux survivants de s’en débrouiller. Après tout, le rôle du mort n’est peut-être pas le plus inconfortable de tous. Au bridge, déjà, c’est le plus agréable : il vous permet même d’engueuler votre partenaire pour avoir mal joué le contrat. Alors pourquoi pas dans la vie – si j’ose dire ?

    Bonne lecture à tous !

    Philippe Bouquet

     

     


     Ph. Bouquet parle de son amour du suédois

    et de Henning Mankell

     

     

    Lien permanent Imprimer Catégories : Escapades, Invités / Gasten 0 commentaire
  • W.F. Hermans « lu » par René Girard

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    L’œuvre de W.F. Hermans

    sous l’éclairage girardien

     

     

    Le 3 avril 2007, Sonja Pos a soutenu sa thèse dans laquelle elle explore certaines œuvres du romancier Willem Frederik Hermans au regard de la théorie de René Girard sur le mimétisme, la rivalité et le bouc émissaire. Trois ans plus tard, les éditions Amsterdam University Press publient une version légèrement remaniée de cette étude sous le titre : Dorbeck is alles! Navolging als sleutel tot enkele romans en verhalen van W.F. Hermans (Dorbeck est tout ! Le mimétisme comme clé de quelques romans et nouvelles de W.F. Hermans). Nous reproduisons ci-dessous, avec l’autorisation de l’auteur, une version revue du résumé français qui figure dans la version de 2007 de la thèse.

     

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    Le présent ouvrage trouve son origine dans l’intuition suivante : le motif des doubles dans De donkere kamer van Damokles (La Chambre noire de Damoclès) de Willem Frederik Hermans (1921-1995) pourrait indiquer la présence dans ce roman d’un processus de mimésis entre le personnage principal, affligé d’une grande naïveté, et un modèle plus ou moins proche. Depuis 1961, le penseur français René Girard a démontré dans ses publications le rôle décisif que joue la mimésis dans le fonctionnement du phénomène du double, dans la rivalité et dans le développement du mécanisme du bouc émissaire, quand une communauté se trouve en crise.

    Dans le premier chapitre, je commence par exposer les remarques que Hermans a faites lui-même à propos de la mimésis et d’auteurs engagés dans un processus de mimétisme, remarques figurant dans des articles publiés à partir de 1946 et rassemblés par l’auteur dans un recueil intitulé Mandarijnen op zwavelzuur (Mandarins au vitriol, 1963). Il rejette les auteurs néerlandais de l’après-guerre qu’il considère comme des épigones des écrivains des années trente. Selon lui, « une idée directive » fait d’ailleurs défaut à leurs textes.

    tome 2 des Œuvres complètes de WFH

    rené girard,mimétisme,littérature,néerlandais,wf hermansLe premier récit de W.F. Hermans, «Een ontvoogding» (La Fin d’une tutelle, 1941), contient d’ailleurs un processus de mimétisme du personnage principal avec un modèle proche mais corrompu. C’est le seul texte de Hermans où le personnage principal tue à la fin son modèle, devenu son rival puis un obstacle. Dans le roman Ik heb altijd gelijk (J’ai toujours raison, 1951), œuvre en partie autobiographique, on trouve les reproches amers qu’adresse Lodewijk Steg- man, alter ego de l’auteur, à ses parents qui l’ont forcé à suivre docilement le « bon exemple », c’est-à-dire sa sœur Debora, son aînée de trois ans. Plus tard Lodewijk, adolescent, entre en mimétisme avec son cousin, secrètement corrompu. Relevons que la sœur et le cousin de W.F. Hermans, deux modèles traîtres, se suicidèrent ensemble en mai 1940 lors de l’invasion des Pays-Bas par l’armée allemande.

    À la fin de cette introduction, je signale l’influence exercée sur Hermans par des romans antérieurs à 1940 de Franz Kafka et de Louis-Ferdinand Céline dans lesquels est évoquée l’expulsion de boucs émissaires. À partir de 1945, Hermans a suivi avec une grande attention ce qui se passait dans les milieux littéraires parisiens.

    Dans le deuxième chapitre, j’expose, à travers une présentation des publications successives de Girard, la théorie et les concepts que ce dernier a développés. Dans un premier temps, je retiens les résultats de Mensonge romantique et vérité romanesque, ouvrage datant de 1961. Girard démontre que les personnages principaux de Don Quichotte de Cervantes, du roman Le Rouge et le noir de Stendhal et de Madame Bovary de Gustave Flaubert, sont en mimésis avec un modèle lointain. Après CouvRenéGirard3.gifune prise de conscience, ils abandonnent leur comportement mimétique et meurent. À la recherche du temps perdu de Marcel Proust propose une variante : le narrateur, en mimésis avec ses modèles lointains, ne meurt pas après sa prise de conscience, mais il se met à écrire son œuvre.

    L’essai « Du désir mimétique au double monstrueux », faisant partie de La Violence et le sacré (1972), a lui aussi été particulièrement important pour ma recherche. Dans ce texte, Girard distingue les phases successives du processus mimétique entre frères et sœurs ou des jumeaux. Au cours d’une lutte que ceux-ci se livrent pour s’emparer du pouvoir, le mimétisme réciproque provoque parfois une rivalité mortelle, finissant par le meurtre du plus faible par le plus fort. J’en profite pour donner un aperçu des auteurs qui, avant Girard, ont essayé de dépister et d’expliquer le motif du double dans la littérature.

    Ma recherche a également tiré profit des analyses de Girard publiées en 1982 dans Le Bouc émissaire. Ces pages exposent le mécanisme du bouc émissaire par lequel un innocent ou les membres d’une minorité, affligés de « caractéristiques victimaires », sont expulsés et éventuellement assassinés quand une communauté se trouve en crise. Selon Girard, les membres de la com- munauté se rassemblent spontanément dans l’expulsion et le meurtre des innocents, jugés coupables de la catastrophe qui menace la communauté. Il démontre que des textes historiques et nombre de mythes contiennent le récit défiguré des assassins qui essaient de camoufler le meurtre. Les mythes décrivent en outre le changement ultérieur des victimes innocentes en déités, vénérées rituellement comme cause de l’unité retrouvée. Hermans a dépisté le renversement de la victime en déité ainsi que le démontre la fin de son récit Manuscript in een kliniek gevonden (Manuscrit trouvé dans une clinique, 1953).

    rené girard,mimétisme,littérature,néerlandais,wf hermansLe chapitre 3 contient l’analyse minutieuse du roman De donkere kamer van Damokles, publié en 1958 (La Chambre noire de Damoclès, Gallimard, 2006). Le motif du double révèle en effet que ce roman contient un processus mimétique avec un modèle plus ou moins proche du personnage principal. Ce dernier, Henri Osewoudt, affligé de caractéristiques victimaires, exécute aveu- glément les ordres de Dorbeck qu’il a choisi comme modèle et qui se présente comme membre d’un groupe de la Résistance. Dorbeck est décrit expressément comme un personnage qui existe pour de bon. Dans d’autres romans de W.F. Hermans, on retrouve d’autres personnages de chair et d’os, qui donnent des ordres au personnage principal. Les actes résultant du mimétisme et les motifs secondaires comme celui de la métamorphose, reliée à des scènes devant un miroir, constituent la structure du processus dynamique à l’intérieur de la composition. Dans cette médiation interne, Dorbeck figure d’abord comme modèle ; ensuite Osewoudt le regarde comme un frère jumeau. Plus tard, il craint toutefois que Dorbeck triomphe comme rival auprès de la femme qu’il aime. Au final, Dorbeck se transforme en obstacle.

    Sur les ordres de Dorbeck, Osewoudt exécute trois personnes, des assassinats présentés comme autant de liquidations commandées par le groupe de résistants, mais ensuite il tue quatre personnes de son propre mouvement. Le mécanisme du bouc émissaire se renforce durant l’année 1944-1945 pendant la crise mimétique résultant de l’occupation allemande. Dorbeck qui, dès le début, grâce à une certaine ressemblance avec Henri Osewoudt, a usé de lui comme d’un double et d’un substitut pour faire la sale besogne, s’est probablement rendu coupable de haute trahison même si toute preuve patente fait défaut dans le roman. Hermans a rendu le motif du bouc émissaire très complexe en faisant de Osewoudt et un coupable (des assassinats) et un innocent (de la haute trahison qu’on lui impute). Cependant Osewoudt ne transcende pas le mimétisme avec son modèle. La fin présente le dévoilement réel d’une partie de la vérité, combiné à un faux dévoilement. Les facteurs formés par l’interchangeabilité, le remplacement d’un personnage par l’autre, les doubles, la polarisation et le renversement en son contraire qui s’opère au milieu du roman, les fausses identités et la perte successive des différences garantissant l’ordre social, prouvent que la crise décrite est bel et bien une crise mimétique. La description minutieuse de la croissance de l’uniformité, menant à la dépravation, prouve la compréhension qu’avait l’auteur des origines de la violence qui se développe pendant une telle crise « sacrificielle ». Sa description, datant de 1958, est en parfait accord avec la démonstration ultérieure de Girard, faite en 1972, d’une crise « mimétique » et du mécanisme menant à la désignation du bouc émissaire. Les erreurs commises à la fin du roman par les inspecteurs de police et par le psychiatre peuvent duper le lecteur. Celui-ci ne peut reconstruire la vérité qu’en dépistant les faits que l’auteur a savamment dissimulés dans le texte. Le motif du désarroi prolongé du personnage principal, qui fait suite à la disparition de plusieurs personnages, se retrouve dans d’autres romans de Hermans. En tout, les passages contenant ce motif occupent dans l’œuvre entière près de mille pages.

    CouvDormir2.jpgDans le quatrième chapitre, j’analyse en détail les processus mimétiques à l’œuvre dans le roman Nooit meer slapen (Ne plus jamais dormir, Gallimard, 2009). Le géologue Alfred Issendorf, jeune homme de 25 ans naïf et manquant d’expérience, se rend dans la région montagneuse du Nord de la Norvège pour se livrer à des recherches. Les résultats qu’il espère en rapporter doivent former la base de sa thèse de doctorat. Il est rejoint par Arne Jordal, Norvégien sportif et dominant, son cadet d’un an. Les constantes et les variantes sur le thème du double comportent d’abord une manipulation par laquelle Alfred entre en mimésis avec un premier modèle, déjà décédé. Le personnage principal est par ailleurs affligé, tout comme Osewoudt mais de façon moins prononcée, de caractéristiques victimaires. En outre, le motif de l’imposture est présent chez les puissants universitaires norvégiens et leurs acolytes, deux géophysiciens de caractère douteux, de même que le motif de la métamorphose reliée à des scènes où figure un miroir. Cette fois, ce n’est pas le personnage principal, de nouveau fort mimétique, qui meurt, mais le deuxième modèle, Arne. Tout comme La Chambre noire de Damoclès, ce roman se termine sur un échec.

    La mère d’Alfred a saboté jadis l’idéal d’Alfred qui voulait devenir flûtiste, elle l’a manipulé pour qu’il entre en mimésis avec son père, un botaniste décédé accidentellement à l’âge de vingt-sept ans alors qu’il allait être nommé professeur d’université. Cette femme aspire à prendre sa revanche sur le destin grâce à la réussite de son fils. La tâche qu’elle impose à ce dernier recèle un paradoxe : « fais comme ton père » (devenir professeur à l’université) et en même temps « ne fais pas comme ton père » (mourir jeune suite à une chute fatale). Cela implique également une rivalité avec un personnage mort jeune. Au cours de l’expédition norvégienne apparaît en outre une rivalité entre Alfred et les trois Norvégiens expérimentés qui connaissent déjà le terrain.

    Le second modèle, Arne, se transforme en obstacle, mais l’opposition d’Alfred échoue. Alfred, le double de son père, court surtout le risque de mourir comme lui d’une chute accidentelle. Cependant, la crise ne se développe pas en une crise mimétique totale et Alfred, victime de l’imposture, ne devient pas un véritable bouc émissaire. Il est avant tout la victime de la manipulation de sa mère et des erreurs qu’il commet lui-même, erreurs que l’auteur dissimule là encore soigneusement dans le texte. Je souligne la série des erreurs fatales commises par Alfred : il oublie de mesurer le géomagnétisme ; il ne comprend pas pourquoi sa boussole s’affole ; surtout, il ne reconnaît pas un vallon comme étant le cratère creusé par un météorite.

    Alfred ne transcende pas son mimétisme ; son projet de compléter les recherches d’Arne et d’écrire lui-même en norvégien la thèse que celui-ci aurait dû écrire, se heurte à un refus du professeur norvégien. À la fin, Alfred rentre aux Pays-Bas chez sa mère. Tout se résume pour lui à un échec total.

    CouvRenéGirard1.jpgDans le cinquième chapitre de ma thèse, je donne d’abord un aperçu des correspondances et des différences entre La Chambre noire de Damoclès et Ne plus jamais dormir. Ensuite je commente som- mairement d'autres romans de W.F. Hermans : Conserve (Conserve, 1947), De tranen der acacia’s (Les Larmes des acacias, 1949), Herinneringen van een engelbewaarder (Souvenirs d’un ange gardien, 1971), Onder professoren (Entre professeurs, 1975), Een heilige van de horlogerie (Un saint de l’horlogerie, 1987) et Au pair (1989). Les deux premiers contiennent déjà quelques motifs que l’on retrouvera par la suite, structurés à l’intérieur d’un processus mimétique ou d’un processus de rivalité. De ce fait, De tranen der acacia’s forme une ouverture aux textes ultérieurs.

    Dans les autres romans, on relève la présence de nouvelles variantes sur la même thématique, mais avec un affaiblissement notable, voire l’absence totale de la première phase du processus mimétique. Dans un cas, il s’agit de la manipulation du personnage principal par un ange gardien et par le diable, dès le début d’une crise mimétique, pour que le personnage en question se conforme par mimétisme à leurs recommandations et à leurs ordres. Dans un autre, on a affaire à un universitaire, lauréat du prix Nobel, qui pourrait fonctionner comme un bon modèle, mais qui, au lieu de cela, est expulsé par ses étudiants. Dans ses derniers romans, Hermans présente de plus en plus souvent des personnages, sujets (entre eux) à la rivalité mimétique. En outre, il retient plutôt un personnage dominant et de nouveau corrompu sans qu'il soit un modèle. Celui-ci donne cependant, comme d’autres de certains romans antérieurs, des ordres à un personnage naïf. La fin implique toujours un échec ou un effondrement total, sauf dans le dernier roman Au pair.

    Je propose ensuite une esquisse des thèmes et des motifs des récits et nouvelles suivants : Het behouden huis (La Maison préservée, 1951), « De blinde fotograaf » (Le Photographe aveugle), « De electriseermachine van Wimshurst » (La Machine électrostatique de Wimshurst), « Een wonderkind of een total loss » (Un enfant prodige ou une perte totale) et Naar Magnitogorsk (Vers Magnitogorsk). On y retrouve le thème du processus mimétique pendant une crise, la présence de quelques boucs émissaires, la rivalité mimétique causée par une médiation interne, mais de plus en plus souvent aussi des innocents, victimes de violence ou de trahison. La violence à grande échelle (la guerre, l’URSS) et à petite échelle (le cercle de la famille, une classe de l’école primaire) sont évoquées dans des descriptions qui prennent des proportions surréalistes. Ce qui formait un motif dans un roman, se retrouve parfois comme thème principal dans un récit. Seule une étude exhaustive de tous les romans et de tous les récits et nouvelles, à partir de la perspective girardienne, pourrait rendre compte de la totalité des variantes sur le thème fondamental évoqué ici. Je signale que le thème formé par la situation d’un personnage principal impliqué dans un processus de mimésis avec un jeune défunt apparaît également dans deux des derniers récits de W.F. Hermans, certes sous une forme atténuée et moins dramatique.

    ouvrage récent sur WFH

    CouvgroteWFHboek.jpgDans ma conclusion (chapitre 6), j’expose sommairement les deux méthodes résultant de ma recherche : elles permettent de déterminer si un texte contient ou non un processus mimétique et si deux personnages fonctionnent réellement comme des doubles.

    Au fond, Hermans a décrit trois formes de mimésis : un proces- sus de mimésis spontané, un processus de mimésis imposé au moyen de la terreur et enfin un processus de mimésis résultant d’une manipulation.

    Il s’est rendu compte de la parenté que présentent cer- tains textes qu’il a écrits alors qu’il était étudiant, soit pendant la Deuxième Guerre mondiale, avec des pièces de théâtre d’auteurs de l’après-guerre français, à savoir Jean-Paul Sartre, Samuel Beckett et Eugène Ionesco. Hermans a eu la sagesse de réécrire les textes en question. On constate que cette parenté consiste en une concordance évidente de la thématique formée par les processus mimétiques, la présence de doubles, la rivalité mimétique, l’imposture et la trahison, la violence opérant pendant des crises, les boucs émissaires et les victimes innocentes. Chaque auteur met bien entendu l’accent sur certains aspects en particulier.

    Je signale qu’un motif obsédant de l’œuvre de Hermans réside dans la peur ressentie par plusieurs personnages principaux – en passe d’être  victimes de malveillants qui ont le pouvoir – de n’être jamais que le numéro deux ou de ne former qu’un élément interchangeable et remplaçable à l’intérieur d’une série constituée par des éléments identiques. Dans ce contexte, il faut noter que le per- sonnage principal et âgé du récit Hundertwasser, honderdvijf en meer, relate comment, dans sa jeunesse, il avait voulu « devenir grand par ses propres forces, (…) être unique, neuf et le premier ». Ceci donne me semble-t-il une clé d’explication de l’attitude de Hermans à l’égard des milieux littéraires néerlandais. Pendant de longues années, il s’est senti méconnu. En outre, il a souvent dit que personne n’avait perçu ce qui formait l’essence de son œuvre. Dans Het grote medelijden (2002), il écrit qu’il n’a jamais flatté ses confrères, mais qu’il s’est toujours positionné comme un rival. Tout ceci n'a fait que renforcer sa solitude.

    Hermans a éclairé l’origine du fascisme sur le plan individuel et sur le plan social.  Ceci m’amène à faire une remarque critique à propos de la vision de Girard concernant la « spontanéité » de l’expulsion unanime pendant une crise des innocents comme des boucs émissaires. Le résultat de ma recherche montre au contraire que par la manipulation et par la terreur, exercées par ceux qui ont le pouvoir, les membres d’une communauté sont forcés d’expulser, voire de tuer ceux qui sont considérés comme responsables de la crise. Les personnes qui ont la force morale de s’y opposer, forment une minorité. Il est souhaitable qu’on mène une étude plus approfondie sur tous les facteurs menant au comportement mimétique pendant une crise.

    L’étude de la thématique des processus mimétiques, y compris la rivalité mimétique et le mécanisme victimaire,CouvRenéGirard2.jpg a permis de mieux révéler l’extrême complexité de la composition romanesque telle que la pratique Hermans. Sans la théorie et les concepts de Girard, il aurait été impossible de déceler ces aspects. Cela explique peut-être en partie pourquoi « l’idée directive » d’une grande partie de l’œuvre du romancier soit restée cachée aussi longtemps. J'espère que ma recherche aura rendu plus accessible cette thématique sous-jacente mais fonda- mentale de l’œuvre du plus grand auteur néerlandais du XXe siècle.

     

    Sonja Pos

     

     

    Grande francophile, Sonja Pos est l’auteur de recueils de poésie et de romans (entre autres Daglicht, De eigen tijd et Een paar woorden per dag) ainsi que de plusieurs traductions.

    La correspondance qu’elle a entretenue avec Willem Frederik Hermans avant la disparition de ce dernier en 1995 témoigne de l'intérêt qu'il portait à ses travaux.

     


     

     

  • Alexandre Cohen par Ronald Spoor

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    Notice biographique

     

    Pour compléter la présentation d’Alexander Cohen, voici une notice biographique traduite du néerlandais par Jérôme Anciberro. La version originale est de Ronald Spoor : « Josef Alexander Cohen », Biografisch Woordenboek van het Socialisme en de Arbeidersbeweging in Nederland (BWSA), 4, 1990, p. 29-33 (disponible sur le site de l’Institut international d’histoire sociale. Un grand merci à l’auteur et au traducteur pour leur autorisation de mettre ce texte en ligne.

     

     

    Josef Alexander Cohen, dit Sandro (1864-1961)

    Anarchiste, puis monarchiste, né à Leeuwarden (Pays-Bas) le 27 septembre 1864 et décédé à Toulon (France) le 1er novembre 1961. Fils d’Aron Heiman Cohen Jzn, commerçant, et de Sara Jacobs. Épousa le 23 mars 1918 Elisa Germaine Batut (Kaya) avec qui il vivait depuis le 15 août 1893. Ils n’eurent pas d’enfants. Naturalisé Français le 11 novembre 1907. Pseudonymes : Démophile, Demophilos, Demophilus, Kaya, Souvarine.

     

    Elisa Germaine Batut, dite Kaya (1871-1959)

    Couturière auvergnate établie à Paris, fréquentant les milieux anarchistes et la bohème ; artiste (peintre).

     

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    Alexandre & Kaya et page de titre de la correspondance de Cohen

     

    Tout était réuni pour faire de Cohen un rebelle et un empêcheur de tourner en rond : son intelligence, un père autoritaire, une mère aimée et morte jeune, son échec au lycée et ses nombreux projets avortés. Un court séjour en Prusse suffit à nourrir sa haine contre l’Allemagne autoritaire, une haine qui dura toute sa vie. L’expérience fondamentale à la base de son choix de l’anti-autoritarisme fut son séjour, entre 1882 et 1887, dans l’armée royale des Indes néerlandaises (Koninklijk Nederlandsch-Indisch Leger, KNIL). En raison de ses manquements à la discipline – savoureusement décrits dans ses souvenirs –, Cohen passa trois de ces cinq années dans des prisons militaires. N’ayant pas achevé ses études, il était autodidacte. En prison, il lut Multatuli, lecture qui lui permit d’apprendre à écrire dans un néerlandais vivant. Cohen commença sa carrière de publiciste au Groninger Weekblad: radikale courant voor Nederland (l’Hebdomadaire de Groningue : journal radical pour les Pays-Bas), en 1887, avec une série en sept parties « Naar Indië » (« Vers l’Insulinde »), où il racontait des histoires peu reluisantes sur l’armée coloniale. Cohen devint à partir de ce moment un polémiste et mémorialiste de premier plan. Il s’attaqua avec violence à la propagande gouvernementale en faveur de l’engagement dans la KNIL. Peu avant sa majorité, il quitta la maison familiale de Leeuwarden pour s’établir à La Haye qui était alors un des foyers du mouvement socialiste. Il y devint correcteur au journal de Domela Nieuwenhuis, Recht voor Allen (Droit pour Tous), puis rapidement collaborateur à part entière. Cela ne faisait pas quatre jours que Cohen se trouvait à La Haye qu’il traitait déjà l’impopulaire roi Willem III – un Romanov colérique et rigide, un autoritaire à l’état pur – de « gorille ». Cela lui valut en novembre 1887 une condamnation à six mois de prison pour outrage à souverain. Il noua des liens peu communs avec Domela Nieuwenhuis, tout juste sorti de prison lui-même, qui fut impressionné par la fougue révolutionnaire, l’indépendance et l’humour de Cohen. Leur amitié perdura jusqu’à la mort de Domela en 1919. Ses articles violents dans Recht voor Allen, ses discours subversifs au Walhalla de La Haye et la publication d’éléments confidentiels de son dossier pénal le firent haïr des autorités. Son article du 23 mars 1888 signé Souvarine, Een ontboezeming (Confidence), charge classique contre la classe dirigeante, fit déborder le vase. Domela dut livrer son nom à la justice, mais le prévint d’abord, de telle sorte que Cohen put fuir à temps à Gand. Il y trouva provisoirement un travail au quotidien socialiste Vooruit (En avant). Sous la pression du gouvernement néerlandais, Cohen fut expulsé de Belgique. Il choisit la France comme pays d’accueil.

    En mai 1888, Cohen arriva à Paris, où commèrent pour lui cinq années heureuses malgré la dèche. Il vécut cette deuxième période d’apprentissage parmi les anarchistes, les gens de la bohème et les artistes d’avant-garde. Avec ses Parijsche brieven (Lettres parisiennes) publiées dans Recht voor Allen et ses traductions de Domela Nieuwenhuis en français, il ne réussissait pas à se maintenir la tête hors de l’eau. Il lui arrivait d’emprunter son linge. Il entraîna Domela Nieuwenhuis vers l’anarchisme. Cohen prenait à nouveau la parole en public – à la Maison du Peuple – et vilipendait désormais la politique coloniale de la France, manifestant par là qu’il se sentait complètement français. Sa demande de naturalisation de janvier 1890 fut cependant rejetée. Outre Domela Nieuwenhuis, il traduisit Multatuli et Gerhardt Hauptmann en français et Émile Zola en néerlandais. Il fit la connaissance dans un restaurant anarchiste de Kaya Batut, une Auvergnate pleine de tempérament, qui allait devenir sa femme. Leur relation devait durer 68 ans. L’anarchisme de Cohen et ses nombreux contacts avec des étrangers lui valurent, après qu’un attentat à la bombe à l’Assemblée nationale française eut été perpétré, l’exil à Londres en décembre 1893, malgré les protestations de Zola. Suivirent donc six années d’exil. Il ne se plut ni à Londres (1893-1896), ni aux Pays-Bas (1896-1899). Il vivait dans une grande pauvreté. Il fut presque aussi malheureux à Londres que plus tard en prison à Amsterdam, où il purgea sa peine pour crime de lèse-majesté bien que Willem III fût déjà mort depuis six ans. Il refusa de demander sa grâce à la reine-régente, alors qu’on lui proposait de le faire. À Londres, il avait collaboré à The Torch of Anarchy. En 1896, il servit d’interprète à Domela Nieuwenhuis au congrès de l’Internationale socialiste. Après sa libération, il publia à La Haye un petit journal inspiré des écrits de Multatuli et qu’il rédigeait seul : De paradox (Le Paradoxe) (20 numéros 1897-1898).

     

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    Extrême droite, choix de textes (1906-1920), éd. Max Nord, 1981

     

    Ses expériences londoniennes et surtout ses mois d’isolement dans les prisons d’Amsterdam lui avaient donné l’occasion de réfléchir sur ses positions politiques. Il prit congé de l’anarchisme et choisit l’individualisme, ce qui au début ne l’empêcha pas de défendre les anarchistes lorsque ceux-ci étaient attaqués. On peut suivre cette évolution dans ses lettres et dans De Paradox. En 1899, il retourna plus ou moins illégalement à Paris. Kaya avait permis ce retour grâce à certains contacts de Cohen au plus haut niveau politique. En 1902, il entra comme second rédacteur au service international du quotidien bourgeois Le Figaro. Il collabora à la revue d’avant-garde La Revue blanche et tint quelque temps la rubrique « Lettres néerlandaises » au Mercure de France. Grâce à ses relations avec Henri de Jouvenel, il fut chargé en 1904 par le gouvernement français d’une enquête comparative en Indochine et dans les Indes néerlandaises portant sur l’éducation et les services sanitaires. Avec un certain plaisir, il visita les prisons où il avait été détenu quelques années plus tôt. Il trouva des arrangements avec les journaux Het Nieuws van den Dag van Nederlandsch-Indië et Soerabaiasch Handelsblad pour des collaborations à partir de Paris. Après son retour, il obtint, en septembre 1905, d’être le correspondant du quotidien indépendant et moderne De Telegraaf. Cohen était un journaliste alerte, muni d’une bonne plume et des contacts nécessaires. En 1905, à l’occasion d’une campagne de presse pour la libération de Domela Nieuwenhuis d’une prison allemande, il se lia avec le journaliste néerlandais H.P.L. Wiessing qui allait devenir procommuniste. Malgré des conflits violents en raison de leurs positions politiques antinomiques, les deux hommes restèrent amis jusqu’à la mort de Wiessing. Un exemple permet de prendre la mesure du caractère fougueux de Cohen. Une querelle secoua les milieux de la presse dans les années 1911-1912 ; elle eut pour point de départ une remarque narquoise de Cohen dans De Telegraaf à propos du style ennuyeux et sans humour de Hankes Drielsma, le distingué correspondant du Nieuwe Rotterdamsche Courant à Paris. Une lettre anonyme contre Cohen, semble-t-il écrite par Drielsma, déclencha une vraie tempête parmi les représentants de la presse internationale, tant à Paris qu’en Hollande. Cohen fut correspondant du Telegraaf jusqu’en décembre 1917 avant d’en rester le collaborateur pendant cinq ans de plus, constamment protégé par le directeur, H.M.C. Holdert, contre la rédaction du journal qui cherchait à caviarder en partie ses textes. Cohen s’était acheté une petite ferme bon marché à Courcelles (hameau de Trélou-sur-Marne). En mai 1918, cette maison fut totalement dévastée par une dernière opération allemande.

    Non sans s’être disputé avec la population locale, il déménagea en 1924 à Marly-le-Roi, à l’ouest de Paris. Il y prépara l’édition d’un choix de ses articles du Telegraaf en un volume, les Uitingen van een reactionnair (Propos d’un réactionnaire, Baarn, 1929) et y rédigea le premier volume de ses souvenirs : In Opstand (En révolte, Amsterdam, 1932, rééd. 1960). En 1932, Cohen gagna le Sud. Il acheta une maisonnette tout près de Toulon, qu’il baptisa avec une certaine autodérision Clos du Hérisson. La vie était encore moins chère dans le Sud. En 1934, il se rendit à Utrecht pour se faire opérer de la cataracte ; là, il fit la connaissance du peintre Leo Gestel qui illustra Van anarchist tot monarchist (D’anarchiste à monarchiste, Amsterdam, 1936, réed. 1961). Les écrivains Menno ter Braak et Jan Engelman saluèrent la sortie de cette seconde partie de ses souvenirs.

     

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    À Toulon, Alexander et Kaya vivaient des produits de leur jardin et des maigres revenus que leur procuraient ses articles. Entre-temps, Cohen glissait encore plus loin sur le spectre politique : de l’extrême gauche (l’anarchisme 1887-1896) à l’extrême droite (Action française, 1932-1961), après être passé par le centre non socialiste (1900-1932). En tant que juif, à cause des lois de Vichy, Cohen – qui était bien partisan de l’Action française mais ne pouvait pas en être membre, puisqu’il avait été naturalisé – dut vendre sa petite maison. Il reçut en échange une rente viagère. Sa maison fut touchée par un bombardement vers la fin de la guerre. Après la Libération, les Cohen souffrirent de la faim du fait de la dévalorisation constante de la monnaie. Le vieil anarchiste Rudolf Rocker leur envoya des États-Unis des paquets de provisions. À partir de 1948, ce furent W. van Ravensteyn puis Henk Kuijper qui prirent le relais. Cohen devait gagner son pain, et comme il ne savait rien faire d’autre, il continua à écrire pour des journaux néerlandais. Il suivait de près les lettres néerlandaises. Il appréciait la poésie d’un vijftiger (poète des années 1950) comme Remco Campert, alors que beaucoup la rejetaient alors. Malgré les années, il n’avait rien perdu de sa hargne. Son anticommunisme restait aussi fort qu’avant. En 1954, une chronique de Simon Carmiggelt dans le quotidien Het Parool suscita une nouvelle vague de reconnaissance ; le ministère de l’Éducation, des Beaux-arts et des Sciences accorda une bourse au vieux publiciste. Son dernier pamphlet parut en 1959 ; il était dirigé contre le critique Victor van Vriesland. Kaya mourut cette année-là, après avoir fait une chute pour empêcher Alexander de tomber. Cohen mourut en 1961, au bout de deux années difficiles, l’année de la réédition de ses mémoires.

    R. Spoor

     

    photos de Cohen, de Kaya, de leurs maisons, des Van Dongen

    ici

     

  • Figaro première

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    Alexandre Cohen

    et l'idolâtrie social-démocrate 

     

    Dans la série des documents concernant le publiciste frison Alexandre Cohen, voici le premier article - non dénué d'humour - qu'il a publié dans Le Figaro, journal dont il deviendra plus tard l'un des correspondants. Le texte a été transcrit et annoté par Gaël Cheptou.

     

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    Les Social-Démocrates

    et leur propagande (1)

     

    Le mouvement électoral bat son plein en Allemagne.

    Les partis politiques, de la Reichspartei (2) aux social-démocrates, déploient une fiévreuse activité et tout fait prévoir que ces derniers rentreront au Reichstag plus nombreux qu‘ils en sont sortis.

    Depuis 1884, le nombre de voix obtenues par les social-démocrates est toujours allé en augmentant dans des proportions considérables et de 540998 suffrages dévolus, cette année-là, aux candidats du parti, ils sont arrivés au chiffre de 1341587 lors des dernières élections générales, le 20 février 1890.

    Est-ce à dire, comme le prétendent les quatrième-étatistes français, que le socialisme mette en danger la forme gouvernementale de l’Allemagne et que les jours de l’Empire soient comptés ?

    La question est intéressante et, pour l’élucider, les manifestations extérieures du parti et ses procédés de propagande nous semblent avoir leur importance.

     

    Car il en est des groupements politiques comme des individus. Ils se caractérisent extérieurement par des tics, des manies, des ridicules, qui, pour l’observateur superficiel, ne sont qu’amusements, mais qui, interprétés, fournissent à l’historien d’utiles éléments pour une enquête plus profonde : c’est sur le canevas de l’anecdote qu’un jour sera brodée l’histoire du boulangisme.

    Les chefs social-démocrates qui se sont tant gaussés de l’engouement du peuple français pour le panache d’un général, font eux-mêmes, en Allemagne comme ailleurs, tout ce qui est en leur pouvoir pour se mettre en relief par quelque peu de charlatanisme.

    Peu leur importe que l’adulation de leurs personnes, ouvertement encouragée par la fraction social-démocrate du Reichstag (3), soit contraire aux principes essentiels de ce socialisme qu’ils prétendent toujours professer. Cette doctrine est, en effet, ou plutôt était, impersonnelle et égalitaire et n’admettait nullement l’élévation d’une individualité quelconque au-dessus des masses populaires.

    Or, tout cela a changé. Au cours des années les Bebel et les Liebknecht (4) – pour ne citer que les deux chefs les plus connus du socialisme allemand – ces fougueux et intransigeants révolutionnaires d’antan, sont devenus de plus en plus modérés et de plus en plus ambitieux. L’ambition surtout de M. Bebel est légendaire dans le parti et incommensurable. Ses succès électoraux réitérés, l’influence qu’il a acquise sur les foules par une éloquence facile, l’ont complètement grisé, nous dirions volontiers : ahuri. Plus jeune que Liebknecht – appelé couramment : « le vieux soldat » par ses amis – il a depuis longtemps refoulé au second plan ce dernier, qui est moins habile et moins fort politicien. L’amitié grande que partout ils affichent n’est qu’apparente et seul l’intérêt du parti – de la fraction – les contraint à dissimuler leur animosité réciproque.

    Considérés universellement comme faisant contrepoids au pouvoir quasi-absolu de l’empereur, ils ont créé un Etat dans l’Etat avec son Parlement, ses décrets, sa presse, sa police, ses nominations, ses révocations et « last not least » son caporalisme outrancier.

    Tous les « Genossen » (citoyens) marchent au doigt et l’œil et ils sont menés à la baguette. Toute tentative d’opposition contre le despotisme du comité directeur est immédiatement et rigoureusement réprimée.

    « Wer nicht zufrieden ist, fliegt hinaus ! » Voilà la devise de M. Liebknecht, qui est plus spécialement chargé de la police du parti. « Qui n’est pas content, à la porte ! » Que dans une réunion où pérore un membre de la « fraction » ou un orateur officiellement investi, un malencontreux contradicteur ouvre la bouche, et aussitôt des centaines de mains s’abattent sur lui pour le mettre dehors avec toute la délicatesse due à un adversaire. Comme on voit, l’infortuné n’a même pas le temps voulu pour devenir « contradicteur » de fait.

     

    *

    *   *

    Cohen1894.png

    Alexander Cohen (portrait publié en 1894)

     

    Ce que, dans de pareilles conditions et dans un tel milieu, deviennent « l’éducation libertaire et l’émancipation du peuple », inscrites dans tous les programmes social-démocrates qui se respectent et ressassées à tous les congrès, on le devine aisément.

    Les exclusions du parti pour cause d’ « indiscipline » sont très fréquentes et comportent souvent les plus graves préjudices matériels pour les victimes de ces mesures de rigueur. Parfois, cependant, l’excommunication est rapportée. Un M. Bruno Geiser, gendre de Liebknecht, exclu du parti il y a dix ans, vient d’être solennellement réhabilité sur la proposition de son beau-père et il a repris son rang dans les cadres (5). Ne faut-il pas laisser une porte ouverte au repentir ?

     

    Nulle part on ne trouve autant d’étroitesse d’esprit et de pharisaïsme que dans le parti social-démocrate allemand, qui, cependant, se targue d’être le parti le plus avancé de l’Empire.

    Un exemple entre mille :

    Quelques temps avant la scission du parti et la sortie en masse des « jeunes » (6), il avait été question de poser la candidature de M. Werner (7) dans la circonscription Feltow-Beskow-Storkow. Mais M. Werner était père d’un enfant naturel ! Et quoiqu’au su de tout le monde il subvint largement aux besoins de l’enfant et de la mère, il fut jugé indigne d’un mandat électoral à cause de son « immoralité notoire ».

    Quant au niveau intellectuel du parti, on peut s’en faire une idée si l’on sait que, sur la demande de ses lecteurs, le Vorwaerts, le moniteur officiel du 4e Etat allemand, dut cesser la publication en feuilleton de Germinal, jugé trop « immoral ».

     

    Les instruments de propagande correspondent à merveille aux préoccupations de parti et à l’intellectualité des leaders.

    Des innombrables objets servant, sinon à propager des idées, au moins à populariser messieurs les chefs, nous nous sommes procurés quelques types. Ils sont si invraisemblables parfois que nous aurions hésité à les mentionner si nous n’avions pu les mettre sous les yeux du public.

    Nous exposons donc cette collection dans la salle des dépêches du Figaro.

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    Voici d’abord une grande tasse sur laquelle s’épanouit la niaise figure de M. Singer, le financier et le financeur du parti. (Cette figure rappelle, favoris en plus, le banquier que Lautrec nous montre dans une de ses violentes et satyriques affiches). D’une absolue insignifiance, M. Singer s’est acquis, grâce à sa situation matérielle, une place prépondérante dans le comité directeur (8). Il est troisième dans la trinité : Bebel-Liebknecht-Singer.

    Les petits social-démocrates, aussitôt sevrés, boivent leur lait et leur chocolat dans les tasses-Singer, Dreesbach, Auer, Molkenbuhr (9)... afin de se familiariser, dès le début de leur carrière, avec l’effigie des grands hommes. En outre on les débarbouille avec du « savon du peuple » (Volksseife) qui porte, en relief, les traits bien-aimés des membres de la « fraction ». Ce savon nous paraît quelque peu corrosif, à en juger d’après l’odeur. Mais cela ne l’empêche pas de se vendre beaucoup, débité par les épiciers qui pullulent dans le parti et colporté dans les campagnes par des propagandistes-hygiénistes. Jusqu’ici, cependant, aucun décret officiel n’a rendu obligatoire le décrassage au « savon du peuple ».

    Innombrables sont les variétés de pipes et de porte-cigares socialistes. Nous en exhibons quatre spécimens : une grande pipe en porcelaine avec les portraits de MM. Bebel, Lassalle (10), Singer et Liebknecht, aux yeux tirés, aux yeux pochés. Ces messieurs ont l’air de sortir d’un terrible combat... ou des affres d’un ballotage. Un Bebel en écume de mer, agrémenté d’un petit cordon vert, un Lassalle encadré de fer-blanc sur fond bleu jaspé et un porte-cigare en merisier avec la photographie microscopique des trente-six députés socialistes, complètent notre collection fumivore.

    Nombreuses également sont les boites à allumettes en fer-blanc, pourvues, bien entendu, des portraits des chefs du parti.

    Nul social-démocrate bien pensant qui ne porte, dimanches et jours de fête, une paire de grotesques boutons de manchettes en cuivre, illustrés naturellement, et une épingle de cravate.

    La parure des citoyennes n’est pas non plus négligée. Elles portent des broches et des boucles d’oreille en verroterie ou en ambre, munies d’une célébrité quelconque.

    Les fidèles s’adressent leurs souhaits à l’occasion du nouvel an, d’un anniversaire ou d’un mariage, au moyen de cartes mirobolantes, estampillées de portraits qu’encadrent des lauriers. Au-dessus, la devise : Durch Kampf zum Sieg (par la lutte à la victoire) et au-dessous : Die besten Glückwünsche (les meilleurs souhaits).

    Comme la propagande ne perd jamais ses droits, même auprès des ivrognes, un ingénieux verrier socialiste a mis dans la circulation des flacons à « schnapps » avec des inscriptions empruntées à l’Evangile des social-démocrates : das Kapital. Le nôtre porte les deux devises suivantes : Ihr habt die Macht in Handen wenn Ihr nur einig seid ! (Unis, vous aurez le pouvoir), et : Proletarier aller Länder vereingt euch ! (Prolétaires de tous les pays, unissez-vous). Marx a-t-il voulu dire que les braves social-démocrates doivent s’unir autour d’une bouteille de schnapps pour conquérir l’univers ?

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    August Bebel (1840-1913), Deutsches Bundesarchiv

     

    D’autres flacons portent en relief les traits austères de Bebel et de Liebknecht, surmontés de deux mains fraternellement serrées. Et lorsqu’un citoyen offre un « petit Liebknecht » à un coreligionnaire, celui-ci accepte avec empressement. C’est un petit verre d’eau-de-vie, versé chez un cabaretier du parti – ils fourmillent ! – d’une bouteille « fractionnelle ».

    Rien n’échappe à la folie décoratrice et fétichiste des social-démocrates : cannes, parapluies, lampes, encriers, pendules, foulards, montres. Des cadrans enluminés de portraits sont très fréquents. Il y a des montres Bebel, Lassalle, Marx et Singer ; et, pour la modique somme de deux marks, on peut faire peinturlurer, sur un chronomètre encore neutre, le chef de ses rêves.

    Des canevas en carton, à devises brodées et à médaillons enguirlandés de fleurs séchées, font souvent face, dans les intérieurs socialistes, au chromo de l’empereur et aux images saintes. Le socialisme allemand est essentiellement éclectique et parvient à concilier les choses les plus disparates. Aussi les chefs du parti ne se prononcent-ils jamais contre l’empereur ni contre l’Eglise. Ils sont bien avec tout le monde et nullement intransigeants.

    Surtout dans ces derniers temps, l’idolâtrie social-démocrate a revêtu des formes absolument inouïes. Aucun parti politique, dans aucun pays et à aucune époque, n’a poussé à un tel excès le culte des personnes.

     

    Un M. Auguste Heine (11), fabricant de chapeaux à Halberstadt, a lancé dans le commerce toute une série de couvre-chefs. Il y a le chapeau « Demokrat », le « Congress », le « Gleichheit » (Egalité), le « Maifeier » (Fête de mai) et enfin le chapeau « Auf zur Wahl » (Allons voter !). Tous ces chapeaux, nous dit l’alléchant prospectus de la maison, sont munis de plumes rouges et garnis – intérieurement ! – des masques obsédants des « hommes populaires les plus éprouvés ». Ces « hommes populaires » ne sont autres que les députés social-démocrates, et l’inventeur de toute cette chapellerie, M. Auguste Heine, étant lui-même membre de la fraction socialiste au Reichstag, vend couramment des « melons » avec, au fond, sa propre image. Voilà donc ces messieurs directement à l’œuvre !

    C’est ce même Heine qui adressait à ses principaux électeurs, à la suite d’un discours qu’il avait prononcé au Reichstag, une carte postale ainsi libellée : « J’ai prononcé un grand discours. Immense succès : Bismarck est écrasé. Je recommencerai demain. A. Heine » (12). On se demande pourquoi M. Heine, après avoir « écrasé » le prince de Bismarck, voulait encore s’acharner sur la victime.

     

    La gloire chapelière de M. le député socialiste Heine avait banni le sommeil du chevet d’un brave cordonnier de Mayence, le citoyen Braun. Au chapitre des chapeaux, il opposa le chapitre des... pantoufles. Ce pilier du quart-Etat fournit aux électeurs des pantoufles illustrées. On peut voir, dans la salle des dépêches, une paire d’énormes pantoufles, décorées d’un Liebknecht très rébarbatif. Tellement, qu’il en est presque méconnaissable. En outre, l’éclat de ces luxueuses chaussures est rehaussé par des drapeaux rouges écartelés d’une croix – sans doute pour piper les socialistes-chrétiens – et par des têtes de requins qui, vues de près, ont une vague ressemblance avec des bonnets phrygiens.

    Il n’est pas rare, les jours d’élection, de voir galoper aux urnes, en rangs serrés, des citoyens coiffés de feutres « Allons voter » et chaussés de pantoufles-Liebknecht ou Bebel.

    PortraitWilhelmLiebknecht.jpg

    Wilhelm Liebknecht (1826-1900)

     

    *

    *   *

     

    Il est de toute évidence que, si le comité directeur voulait mettre un terme à ces pratiques, il n’aurait qu’à s’y montrer formellement hostile. (Rien ne serait plus facile. Nous nous rappelons que, il y a quelques années, un fabricant de cigares de La Haye demanda à M. Domela Nieuwenhuis (13) l’autorisation de mettre en vente des « cigares-Domela ». M. Nieuwenhuis refusa catégoriquement et tout était dit.)

    Lorsqu’au congrès d’Erfurt un délégué des « jeunes » interpella M. Bebel à ce sujet, celui-ci répondit que ses collègues et lui ne croyaient pas devoir intervenir (14).

     

    D’ailleurs, les chefs social-démocrates ne nous paraissent pas se rendre bien compte du ridicule dont continuellement ils se couvrent. C’est ainsi que dans l’ordre du jour réglant le Congrès de Zurich qui doit avoir lieu au mois d’août prochain, on peut lire ceci :

    4° « Les représentants au bureau des différentes nationalités désignent parmi eux et pour chaque jour DEUX PRESIDENTS D'HONNEUR »

    Voit-on ces présidents d’honneur réglementairement imposés par des « démocrates » et des « égalitaires » ?

     

    *

    *   *

     

    Les craintes, qu’à un moment donné le socialisme a pu inspirer au gouvernement, sont depuis longtemps dissipées.

    L’empereur Guillaume s’est montré fort habile, le jour où il a mis à la retraite M. de Bismarck et où il a renoncé aux lois d’exception contre les social-démocrates. Ces derniers s’en sont montrés reconnaissants et de plus en plus ils ont abandonné leur tactique d’opposition farouche.

    A plusieurs reprises ils ont même offert, par la bouche autorisée de M. Liebknecht et du haut de la « tribune nationale », leur concours au gouvernement, pour aider à mettre à la raison les « perturbateurs », « jeunes » ou anarchistes. Il y a quelques mois, M. Liebknecht offrait de capturer, si on voulait seulement mettre à sa disposition quelques policiers et une couple de « paniers-à-salade », tous les anarchistes du territoire (15). Pieds et poings liés il les déposerait sur le bureau de la Chambre ! (M. Andrieux n’inventait donc rien lorsqu’il faisait ses offres de services au gouvernement pour arrêter Arton).

     

    Pendant les émeutes de février 1892, lorsqu’à Berlin, à Dantzig et à Hanovre des bandes de meurt-de-faim pillaient quelques boulangeries et boucheries – émeutes provoquées, d’après le témoignage même des journaux « bourgeois », par une effroyable misère – M. Liebknecht écrivait, dans le Vorwaerts, que ces émeutiers étaient de la « canaille » et des « souteneurs », et que les socialistes convenables n’avaient rien de commun avec cette lie de la population sortie d’on se sait où. Plus royaliste que le Roi – qui s’était contenté, pour la répression de quelques charges de police –, M. Liebknecht rappela aimablement que pendant les révolutions de 1848 et de 1871, on collait tout simplement au mur les pillards, « an die Mauer gestellt und erschossen » (16).

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    Pillage d’un magasin de denrées coloniales,

    Berlin, soir du 25 février 1892

    (Illustrierte  Zeitung, n° 2541, 12 mars 1892, p. 27)

     

    En temps d’élection, le langage de ces messieurs est tout autre. La « lie de la population, sortie d’on ne sait où », devient alors subitement estimable, et les candidats sollicitent à qui mieux mieux les suffrages de ces souteneurs de la veille.

    Dans son prospectus électoral, distribué cette semaine à Halle, M. Kunert député social-démocrate sortant, dit :

    « ...Donc tous dehors ! Toi, prolétariat, sors de tes caves, de tes mansardes, de tes tanières ! ».

    « Descends dans la rue, pâle misère, et montre-toi à la bourgeoisie effrayée. Conquiers, ton bulletin de vote à la main, un autre sort ! Ne te laisse pas rogner encore plus ton peu de droits, ton droit d’élire tes représentants au Reichstag, mais conquiers encore plus de droits politiques ».

     

    Tout comme M. Bebel a la haine du Russe, contre lequel, de temps à autre, il prêche la croisade, M. Liebknecht a la haine de l’anarchiste. L’anarchiste est sa terreur, son cauchemar. Oublieux d’avoir écrit : « Qui parlemente transige et qui transige trahit (Wer parlementiert pactirt und wer pactirt trahirt) » (17), il traite « d’anarchistes » tous ceux qui pensent aujourd’hui comme il pensait lui-même en d’autres temps. Et, pour M. Liebknecht, d’anarchiste à « mouchard », il n’y a que l’épaisseur d’un cheveu.

     

    Il est vrai que la fâcheuse habitude d’appeler « mouchards » des adversaires ne lui est pas spéciale. Nous voyons tous les jours le même phénomène se produire en France, surtout chez les marxistes qui, en ceci comme en tout le reste, copient servilement le maître : Marx.

    Nous nous rappelons, à ce propos, une anecdote que nous tenons d’un compagnon d’exil de Bakounine.

    Marx et Bakounine, longtemps avant la grande brouille de 1872, fréquentaient l’un et l’autre chez George Sand. Marx qui déjà redoutait la concurrence du précurseur anarchiste, répandait sur son compte les bruits les plus perfides. A George Sand il avait confié que Bakounine était un agent provocateur et un policier international. Elle n’en crut rien. Mais un jour que tous deux étaient chez elle, indignée de voir Marx s’entretenir amicalement avec Bakounine, elle dit brusquement à celui-ci :

    - Savez-vous que M. Marx parle de vous comme d’un agent provocateur ?

    Une explication s’ensuit : Marx essaye d’abord de nier le fâcheux propos ; mais mis au pied du mur par George Sand, il finit par avouer en disant que c’était une plaisanterie. Son attitude fut tellement piètre que Bakounine eut pitié de lui ; il pardonna à Marx sa petite infamie, l’engageant cependant à ne plus recommencer (18).

     

    Les organes officiels de la « fraction », le Vorwaerts en tête, insinuent que les « jeunes » dont font partie MM. Auerbach, Kampffmeyer, Werner, Wildberger et Bruno Wille (19) – pour la plupart déjà connus en France par les articles de M. de Wyzewa dans le Figaro (20) – sont des « mouchards », ou que, pour le moins, ils sont payés par les « bourgeois » pour désorganiser le parti et faire échouer les candidatures social-démocrates (21).

    Or, on a pu en juger, les leaders du parti donnent l’impression d’une navrante médiocrité, nullement faite pour inspirer la moindre frayeur au bourgeois. Seuls, parmi les trois douzaines de députés du quatrième état, MM. von Vollmar et Schippel (22) sont d’une intelligence supérieure, ce qui, du reste, est la raison principale pour laquelle leurs collègues les détestent cordialement.

    M. Schippel, qu’un jour M. Bebel déclara vouloir « écraser », « pulvériser » (zertreten, zerschmettern !), et qui vient de purger une condamnation à plusieurs mois de prison pour délit de paroles, est un écrivain de talent, épris de choses d’art.

    Or, être artiste ou avoir des goûts artistiques est considéré comme folie pure dans les milieux social-démocrates où, sous prétexte de « science », on ne professe autre chose qu’un matérialisme des plus grossiers.

     

    « Le socialisme est une question de ventre et de sous-ventre » – voilà l’élégante formule donnée par un des chefs collectivistes français (23).

    Les social-démocrates allemands y ont ajouté la si troublante question des pantoufles.

     

    ALEXANDRE COHEN

     

    P.S. – Les objets de propagande socialiste dont M. Cohen parle dans son article seront exposés à partir de demain dans notre Salle des dépêches.

     

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    Recueil d'articles d'Alexandre Cohen

    couvrant trente années de journalisme

     

    (1) L’article d'A. Cohen a paru dans Le Figaro du 31 mai 1893, p. 3.

    (2) La Reichspartei était un parti conservateur prussien qui représentait les intérêts des grands propriétaires terriens et des industriels. Elle fut un soutien inconditionnel de Bismarck, notamment lorsque celui-ci fit adopter une législation d’exception contre la social-démocratie entre 1878 et 1890 (Sozialistengesetz).

    (3) Le terme de « fraction » désigne le groupe parlementaire du parti social-démocrate.

    (4) August Bebel (1840-1913) : ouvrier tourneur, puis petit patron, il fut l’un des fondateurs du parti social-démocrate allemand dont il fut jusqu’à sa mort le plus grand dirigeant, et occupa une place de premier plan dans le mouvement socialiste international. Wilhelm Liebknecht (1826-1900), surnommé le « soldat de la révolution », instituteur et journaliste, fonda avec Bebel le parti social-démocrate.

    (5) Bruno Geiser (1846-1898), journaliste et député de 1881 à 1887, fut l’un des meneurs de l’aile réformiste du parti social-démocrate. En 1887, après avoir refusé d’approuver l’organisation d’un congrès clandestin par le parti - et suite à la faillite de la publication Die Neue Welt (le Nouveau Monde) qu’il dirigeait -, il se vit retirer toutes ses fonctions officielles… qu’il retrouva cinq plus tard. Liebknecht dira que Geiger, qui était aussi son gendre, avait été son plus grand malheur.

    (6) Après la levée des lois d’exception contre les socialistes (1890) se forma au sein du parti social-démocrate une opposition dite des « Jeunes » contre la direction. Elle reprochait aux dirigeants un trop grand légalisme et un attachement immodéré au parlementarisme. Les principaux meneurs furent exclus au congrès d’Erfurt en 1891. Ils fondèrent alors l’Association des socialistes indépendants. Une partie d’entre eux finit par rejoindre le giron social-démocrate ; les autres par passer dans le camp anarchiste.

    Voici une liste de ses griefs contre les « vieux » dirigeants :

    1) L’esprit révolutionnaire du parti est systématiquement tué par certains chefs.

    2) La dictature exercée étouffe tout sentiment et toute pensée démocratique.

    3) Le mouvement entier a perdu de plus en plus son allure virile [sic] et il est devenu purement et simplement un parti de réformes à tendances « petites-bourgeoises ».

    4) Tout est mis en oeuvre pour arriver à une conciliation entre prolétaires et bourgeois.

    5) Les projets de loi demandant une législation ouvrière et l’établissement de caisses de retraite et d’assurances, ont fait disparaître l’enthousiasme parmi les membres du parti.

    6) Les résolutions de la majorité de la fraction sont généralement adoptées en tenant compte de l’opinion des autres partis et classes de la société et facilitent ainsi des virements à droite.

    7) La tactique est mauvaise et néfaste.

    Voir Ferdinand Domela Nieuwenhuis, « Les divers courants de la démocratie socialiste allemande », in : Le socialisme en danger, Paris, Stock, 1897, p. 26.

    (7) Wilhelm Werner (1859-1941), ouvrier imprimeur, adhéra à la social-démocratie en 1883. Délégué au congrès de fondation de la II. Internationale à Paris en 1889, il fut candidat aux élections en 1890 dans la circonscription de Teltow (Berlin). Leader des « Jeunes », éditeur du Sozialist, il devint l’un des pionniers du mouvement anarchiste en Allemagne. De 1894 à 1915, il résida en Angleterre avant de rentrer à Berlin. Au congrès d’Erfurt (1891), Werner fut exclu du parti.

    CouvPaulSinger.jpg(8) Depuis 1885, Paul Singer (1844-1911), riche industriel berlinois, était membre de la direction du parti social-démocrate. C’est grâce à sa fortune que le parti avait pu en 1884 se doter d’un organe central (Berliner Volksblatt). A partir du congrès de Halle en 1890, il devint l’un des deux présidents du parti. Très populaire, il fut député de 1884 à sa mort.

    (9) August Dreesbach (1844-1906), ébéniste, puis petit commerçant, fut député au Reichstag de la ville de Mannheim.

    Ignaz Auer (18746-1907), ouvrier sellier de métier ; membre influent de la direction du parti ; député réformiste à partir des années 1890.

    Hermann Molkenbuhr (1851-1927), ancien ouvrier cigarier, émigré aux Etats-Unis entre 1881-1884 ; journaliste, haut responsable du parti social-démocrate, il fut député au Reichstag entre 1890 et 1918.

    (10) Ferdinand Lassalle. (1825-1864). Socialiste autoritaire, national et réformiste, F. Lassalle fonda en 1863 l’Association générale des travailleurs allemands (Allgemeiner Deutscher Arbeiterverein), qui fusionna en mai 1875, à Gotha, avec le Parti ouvrier social-démocrate (« marxiste ») d’A. Bebel et de W. Liebknecht, fondé à Eisenach, en août 1869.

    (11) August Heine (1842-1919), chapelier de Halberstadt, député de 1884 à 1887 et de 1890 à 1893, fut l’un des dirigeants de l’aile réformiste du parti. Il compta ses premiers clients parmi les sociaux-démocrates de Halberstadt : le premier mai, « on reconnaissait les sociaux-démocrates à leurs chapeaux à large bord qu’ils avaient achetés dans la Haute-rue, chez le chapelier August Heine ». Ses chapeaux eurent un tel succès qu’il se décida à faire paraître dans la presse socialiste des annonces publicitaires. Heine put ainsi développer un système de vente par correspondance, « une symbiose originale entre publicité commerciale et agitation politique » selon l’un de ses descendants ! Cf. K. Heinrich Heine, Damals in Halberstadt. Die Schicksale einer demokratischen Familie von 1800 bis 1950, Karlsruhe, Corona Verlag, 1981, pp. 102-103.

    (12) C’est avéré. Voir Horst Karasek, Belagerungszustand ! Reformisten und Radikale unter dem Sozialistengesetz 1878-1890, Berlin, Wagenbach, 1878, p. 130 (Magdeburger Volksstimme, n°245/1891).

    PhotoFerdinandDomelaNieuwenhuis.jpg(13) « Ma vie est l’évolution d’un pasteur un peu croyant à un anarchiste par voie de la libre pensée et de la social-démocratie, un dévelop- pement des idées graduellement et organiquement ». C’est en ces termes que Ferdinand Domela-Nieuwenhuis (1846-1919), socialiste libertaire hollandais, résumait son évolution intellectuelle dans une lettre adressée à Victor Dave le 28 avril 1907. Présent au congrès du parti social-démocrate allemand à Halle (1890), il se prononça en faveur des « Jeunes » et devait reprendre leurs positions contre W. Liebknecht au congrès international de Bruxelles en 1891. Cf. F. D. N., Die verschiedenen Strömungen in der deutschen Sozialdemokratie, traduit du français par Albert Auerbach : Les divers courants de la démocratie socialiste allemande (Bruxelles, 1892), Berlin, O. Harnisch, 1892, 31 p. ; Bert ALTENA, « Kritik wegen der Praxis. F. Domela-Nieuwenhuis und der Marxismus » [A l’origine de la critique : la praxis. F. D.-N. et le marxisme], in : Marcel van der Linden (éd.), Die Rezeption der marxistische Theorie in den Niederlanden, Trèves, Kral-Marx-Haus, 1992, pp. 47-85.

    (14) L’exposition de Cohen correspondait à l’une des principales critiques à l’égard des « vieux » dirigeants, « le culte de la personnalité », au sein du parti. Au congrès d’Erfurt en 1891, deux délégués avaient déposé la motion qui suit : « Considérant qu’il y va de la dignité et de l’intérêt du parti que de lutter contre le culte des personnes, le congrès considère qu’il est nécessaire de restreindre la diffusion d’images représentant des camarades encore vivants sous quelque forme que ce soit ; qu’à l’avenir il ne sera plus fabriqué ou vendu d’objets avec de telles illustrations par des membres du parti ; à leur place doivent circuler des représentations allégoriques en rapport avec les efforts du prolétariat ou, à la rigueur, des images de camarades disparus ». L’un d’eux précisa : « Ces derniers temps, on retrouve partout, à chaque occasion, des fume-cigare, des cannes de marche, des images, des timbres, etc. avec les portraits des actuels députés. Le congrès doit déclarer sans ambiguïté qu’il désapprouve de tels usages ». Mais cette proposition fut repoussée après un discours de Bebel qui, pourtant d’accord sur le fond, estimait qu’il était utile de diffuser les portraits des grands chefs pour satisfaire la curiosité (!) des prolétaires allemands. Cf. Wilhelm Schröder, Handbuch der sozialdemokratischen Parteitage von 1863 bis 1909, Munich, G. Birk u. Co., 1910, pp. 420-421.

    (15) La citation est sans doute empruntée à l’étude de Ferdinand Domela Nieuwenhuis, Le socialisme en danger, op. cit., p. 22.

    (16) Dès l’année 1891, Berlin avait été le théâtre d’importantes manifestations d’ouvriers réduits au chômage. Ces assemblées de chômeurs avaient, à plusieurs reprises, adopté des résolutions qui furent toutes repoussées par les autorités municipales. Et, en février 1892, une réunion organisée par des ouvriers du bâtiment au chômage fut suivie de pillages à Berlin pendant près de deux jours. Le Vorwärts, l’organe du parti social-démocrate, décrivit ces émeutes de la faim comme étant l’œuvre de « canailles » et du « Lumpenprolétariat » et, dans un appel aux ouvriers berlinois publié le 27 février, enjoignait de rester à l’écart des troubles pour ne pas discréditer les « efforts légitimes de la classe ouvrière ». Voir « Lettre d’August Bebel à Friedrich Engels du 27 février 1892 », in : August Bebels Briefwechsel mit Friedrich Engels, herausgegeben von Werner Blumenberg, Londres-La Haye-Paris, Mouton, 1965, pp. 513-516 et « Lettre de Friedrich Engels à August Bebel du 8 mars 1892 », in : Ibid, pp. 516-521 ; Eduard Bernstein, Die Berliner Arbeiterbewegung 1890-1905, Berlin, Dietz Nachf., 1924, pp. 177-178.

    Engagée dans les luttes de chômeurs, les Socialistes Indépendants condamnèrent avec virulence les déclarations du Vorwärts et organisèrent des meetings de protestation : « Si la social-démocratie se plaît à représenter les repus, nous autres, nous défendrons encore plus énergiquement la cause des affamés. Nous n’avons pas peur d’être traités de "protecteurs du Lumpenprolétariat" : nous sommes sûrs que c’est là notre voie. Mais la social-démocratie repue doit s’attendre à être bientôt dévorée par ce prolétariat mourrant de faim ». (« Die Sozialdemokratie und die Arbeitslosen », Der Sozialist, 6 mars 1892).

    Au congrès du parti à Berlin en novembre 1892, le délégué Wartmann proposa la motion suivante : « Le congrès désapprouve la conduite du Vorwärts dans l’affaire de février et récuse fermement le terme de "Lumpenprolétariat", car ainsi il ne semble pas exclu que nous nous considérions comme appartenant à une catégorie supérieure de prolétaires. » Liebknecht se chargea de répondre : « Le mot lumpenprolétariat est un terme scientifique, il a été employé d’abord par Marx en opposition au prolétariat révolutionnaire qui affronte en tant que classe, avec conscience de classe, la classe dominante [...]. Le Lumpenprolétariat, ce sont les déclassés, les victimes du capitalisme qui n’ont pas été refoulées dans la classe ouvrière, les réprouvés dont les moyens de subsistance sont, d’après la morale dominante, souvent malhonnêtes. Ceux que l’on appelle les Ballonmützen [Casquettes à soufflets] appartiennent au lumpenprolétariat. Je ne sais pas si les délégués de province [sic] savent ce que sont les Ballonmützen. Ce sont les souteneurs, ceux qui vivent de la prostitution, ceux qui exploitent la femme poussée à la prostitution par la société pour mener la belle vie. Ce sont des exploiteurs qui, de notre point de vue, ne sont pas plus mauvais que les autres, mais des exploiteurs quand même, et le prolétariat révolutionnaire combat toute exploitation et tous les exploiteurs ». Voir Wilhelm Schröder, Handbuch, op. cit., p. 559.

    (17) Wilhelm Liebknecht, « Über die politische Stellung der Sozialdemokratie, insbesondere mit Bezug auf den Nordddeutschen ‘Reichstag’ (1869) », in : Kleine politische Schriften, Francfort/Main, Röderberg, 1976, pp. 14-30, ici p. 18 : « Wer mit Feinden Parlamentelt, parlamentiert ; wer parlamentiert, paktiert ».

    Couvbakounine1.jpg(18) Amédée Dunois, dans son Michel Bakounine [Portrait d’hier – Les hommes du jour, 1er juin 1909], écrit : « Quand, le 12 juin [1848], la lutte se fut engagée dans les faubourgs de Prague entre le peuple soulevé et l’armée impériale du féroce Windischgraetz, Bakounine, plantant là le congrès, saisit un fusil et se jeta dans la mêlée. Il combattit jusqu’au dernier moment et ne consentit à s’enfuir que lorsque tout espoir fut perdu. Il réussit à gagner Breslau. L’atroce calomnie qui le représentait comme un agent du gouvernement russe l’y attendait : elle émanait du journal socialiste que Marx éditait à Cologne. Bondissant sous l’injure, Bakounine exigea des preuves ; et comme Georges Sand avait été mise en cause par le calomniateur, il en appela à son témoignage. Celui-ci fut formel : jamais la romancière n’avait mis en doute la loyauté de caractère ni la franchise d’opinion du révolutionnaire russe. Marx, en fin de compte, dut désavouer son informateur ». Voir aussi la mise au point récente de Wolfgang Eckhardt sur cette affaire, premier grand différend entre Marx et Bakounine : « Bakunin, Marx und George Sand: Die Affäre "Neue Rheinische Zeitung" (1848) », IWK, Nr. 3, 2001, pp. 281–369.

    (19) Albert Auerbach (disparu en 1925), l’un des meneurs du mouvement des commis de magasin, présenta au nom des « Jeunes » les revendications de l’opposition lors du congrès d’Erfurt.

    Paul Kampffmeyer (1864-1945), publiciste, l’un des meneurs de l’opposition, resta cependant dans le SPD, évoluant vers le révisionnisme, et devint un auteur très prolixe sous la république de Weimar.

    Carl Wildberger (1855-1939), ouvrier tapissier de Berlin, fut exclu en même temps que W. Werner ; il réintégra, quant à lui, le parti socialiste en 1902.

    Bruno Wille (1860-1928), écrivain-philosophe et dramaturge, co-fondateur en 1890 de la Freie Volksbühne. A partir de 1892, il dirigea le journal des libres-penseurs allemands, Der Freidenker.

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    T. de Wyzewa par J.-E. Blanche, détail

    (20) Les articles de Teodor de Wyzewa (1862-1917, Théodore-Etienne de Wyżewski dit), musicologue, écrivain et traducteur d’origine polonaise, qui ont paru dans le Figaro entre le 12 juillet et le 14 octobre 1891, ont été rassemblés dans un ouvrage : Le Mouvement socialiste en Europe, les hommes et les idées, Paris, Perrin, 1892, 283 p. (sur les « Jeunes » : « Les origines du schisme - Bruno Wille », pp. 75-92 et « Les jeunes socialistes - M. Werner et ses compagnons », pp. 93-108). Voir la critique qu’en fit l’organe des Socialistes Indépendants : « Sozialistische "Portraits" aus und von einem bürgerlichen Pinsel », Der Sozialist, 10 avril 1892 : « Nous étions encore sous le choc des récentes émeutes de la faim, lorsque le livre de Th. de Wyzewa, Le mouvement socialiste en Europe, nous tomba entre les mains. Sa lecture nous a fait beaucoup rire et comme joie partagée compte double, nous avons décidé d’en faire profiter nos lecteurs ». Le livre de Wyzewa, constitué d’une série de portraits des « meneurs » socialistes, est en effet bourré de clichés, de confusions et d’erreurs parfois comiques [Wilhelm Werner ressemble à un étudiant pauvre, Bruno Wille à l’empereur Guillaume II., etc.]

    (21) Le conflit tomba très vite, en effet, au niveau de l’invective : au congrès de Halle en 1890, le délégué Grillenberger déclara qu’à Berlin – le fief des « Jeunes » – « sur trois camarades, on était jamais sûr de ne pas tomber sur un mouchard ». Cf. Wilhelm Schröder, Handbuch, op. cit., p. 422.

    (22) Georg von Vollmar (1850-1922) : ancien officier, d’abord social-démocrate de gauche, il évolua vers le réformisme à partir des années 1890. Vollmar fut député de 1881 à 1886 et de 1890 à 1918. Il était surnommé le « roi non couronné de Bavière », son fief électoral.

    Max Schippel (1859-1928), économiste, social-démocrate depuis 1886, fut l’un des porte-parole des « Jeunes », avant de devenir, à partir du tournant du siècle, l’un des théoriciens en vue du réformisme. Schippel fut député de 1890 à 1905.

    (23) Il s’agit ici sans doute de Jules Guesde (1845-1922), fondateur du Parti Ouvrier Français.