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Invités / Gasten - Page 3

  • La Hollande dans une boîte à chaussures

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    Bienvenue dans la poésie kaléidoscopique des kijkdozen

     

     

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    Tout petit Hollandais plonge un jour ou l’autre dans une boîte à chaussures. Il y passe des heures, voire des jours, et n’en ressort que lorsqu’il a créé une kijkdoos. Une kijkdoos ? kijken signifie « regarder » et doos « boîte ». Plusieurs traductions sont possibles, même si aucune n’est pleinement satisfaisante : « boîte d’optique », « boîte à regarder », « boîte à merveilles », « boîte à images ». Ce type de boîtes existe aussi en Allemagne sous le nom de Guckkasten, mais elles ne constituent en rien un phénomène national.

    kijkdoos,pays-bas,hollande,thomas beaufils,willem van toorn poésieDans quelques essais récents, l’ethnologue français Thomas Beaufils a tenté d’expliquer d’où vient un tel engouement aux Pays-Bas. Il estime que cette « passion » relève – ainsi que l’exprime le titre des essais en question : « Les fenêtres hollandaises. Voyeurisme, surveillance et contrôle social aux Pays-Bas » (Deshima, n° 7, 2013, p. 39-56) et « Un dispositif de dressage des yeux ? Les ‘‘boîtes à merveilles’’ aux Pays-Bas » (Deshima, n° 13, 2019, p. 173-193) – du voyeurisme tout en présentant une corrélation avec le contrôle social. Et éventuellement aussi avec le proverbial sens du commerce et des affaires du Batave.

    La kijkdoos apparaît bien entendu dans nombre d’œuvres littéraires, en particulier des poèmes. C’est d’ailleurs le titre d’un recueil de Willem van Toorn et de l’un de ses poèmes :

     

     

    Boîte à images

     

    Tout ici est dessiné

    avec une minutie d’horloger :

    de vraies planches pour la porte

    de la mairie, matérialisées

    par des bandes. Là un enfant

    se meut à la manière d’une fourmi.

    Le cadran du clocher indique l’heure

    en parfait accord avec le ciel.

     

    D’ingénieux nuages dériventkijkdoos,pays-bas,hollande,thomas beaufils,willem van toorn poésie

    chaque jour, gages de réconfort.

    On ne distingue pas plus les lignes

    ténues qui les meuvent

    que celles qui animent les oiseaux.

    Enfin, les habitants des lieux,

    ils regardent de leurs petits yeux

    au poli d’un précis inexplicable.

     

    La possible main gigantesque

    qui rafistole le mécanisme

    derrière le firmament mis en place

    sur le mur avec dévouement,

    au matin flotte et, inerte, se

    pose sur nous tous, une aile

    d’amour et de peur, et meurt

    quand la boîte part en fumée.

     

    (Willem van Toorn, Une cage à la recherche d’un oiseau, trad. Daniel Cunin, Bruxelles, L’Arbre de Diane, 2016)

     

     

    Après sa Hollande dans la collection « Idées reçues », Thomas Beaufils a publié en 2018 une Histoire des Pays-Bas. Des origines à nos jours aux éditions Tallandier, ouvrage dans lequel on peut lire une autre réflexion sur le regard, plus axée sur Spinoza. Écoutons-le nous parler en amoureux des kijkdozen puis lisons une page ou deux de son exposé.

     


     

     

    Le principe de fabrication de la kijkdoos est plutôt simple : il suffit de se munir d’une boîte à chaussures, d’enlever le couvercle, d’y percer un trou sur la largeur, de fabriquer avec du papier ou du carton des personnages et/ou des animaux, – tout ce qui nous passe par la tête pour les y placer en respectant un effet de perspective et en gardant un espace suffisant entre les figures –, de coller sur les parois intérieures des dessins ou des photographies de paysages selon notre fantaisie et notre imagination. Enfin, on découpe un rectangle dans le couvercle pour coller sur cette ouverture du papier translucide coloré – en général, du rouge, du rose ou du jaune – qui laisse passer la lumière, laquelle crée un effet captivant et enchanteur lorsque l’on regarde par le trou. Si chaque élément est choisi avec soin, le concepteur peut s’arranger avec les moyens du bord, ce qui donne un aspect enfantin et artisanal à l’ensemble. Composé de bric et de broc, l’objet ne coûte rien. Fragiles, ces boîtes sont d’ailleurs le plus souvent jetées après leur utilisation souvent temporaire.

    kijkdoos,pays-bas,hollande,thomas beaufils,willem van toorn poésieMalgré ce côté rudimentaire, il faut du temps pour juxtaposer les matériaux de manière harmonieuse et parvenir à un effet tridimensionnel. La difficulté vient du fait que l’on part de son propre stock de souvenirs visuels. Il s’agit de créer une abstraction à partir d’images mises côte à côte que l’on engendre à partir de « soi-même » tout en ayant bien conscience qu’il est indispensable d’inventer une spatialité qui plongera le spectateur en pleine illusion. Les gestes se doivent d’être minutieux pour ne pas risquer de rater l’effet désiré. Le créateur de kijkdoos adopte le même état d’esprit que le bricoleur décrit par Claude Lévi-Strauss dans la Pensée sauvage :

    Regardons-le à l’œuvre : excité par son projet, sa première démarche pratique est pourtant rétrospective : il doit se retourner vers un ensemble déjà constitué, formé d’outils et de matériaux ; en faire, ou en refaire, l’inventaire ; enfin et surtout, engager avec lui une sorte de dialogue, pour répertorier, avant de choisir entre elles, les réponses possibles que l’ensemble peut offrir au problème qu’il lui pose. Tous ces objets hétéroclites qui constituent son trésor, il les interroge pour comprendre ce que chacun pourrait « signifier », contribuant ainsi à définir un ensemble à réaliser, mais qui ne différera finalement de l’ensemble instrumental que par la disposition interne des parties.


    Aucune étude quantitative ni statistique n’atteste la généralisation du phénomène à l’échelle nationale. Cependant, les études qualitatives indiquent une nette tendance : nombreux sont les Néerlandais à avoir été mis en présence de cette boîte au moins une fois dans leur vie, le plus souvent à l’école vers l’âge de six ans, mais pas systématiquement comme me l’ont affirmé plusieurs professeurs des écoles, cette activité ne faisant pas partie des apprentissages fondamentaux du primaire. Quant aux parents néerlandais, parmi ceux que j’ai interrogés, nombreux sont ceux qui proposent à leurs enfants de fabriquer une kijkdoos pour les occuper pendant les vacances ou le week-end. La mère ou le père aide alors sa progéniture à découper et colorier les différents composants de la boîte, assurant ainsi la transmission d’un savoir-faire ancien et la continuité d’un geste qu’ils ont eux-mêmes expérimenté et appris en famille dans leur enfance.

    kijkdoos,pays-bas,hollande,thomas beaufils,willem van toorn poésieIl n’est pas rare non plus que des magazines néerlandais contiennent des patrons imprimés à découper et à coller pour réaliser des boîtes. Ces modèles prêts à l’emploi sont également régulièrement distribués sur des présentoirs à la sortie de supermarchés, par exemple dans les Albert Heijn au cours de l’année 2014 ou dans des musées comme à Hindeloopen, ce petit village frison connu dans le monde entier pour les intérieurs et meubles peints de ses maisons. Sur son site, le musée Van Gogh d’Amsterdam met quant à lui à la disposition des enfants un jeu qui consiste à placer des éléments des toiles du peintre dans une kijkdoos virtuelle. Pediforma, une marque néerlandaise de souliers orthopédiques, vendait, quant à elle, dans les années soixante-dix du siècle passé, des chaussures dont l’emballage pouvait être transformé en une kijkdoos dans laquelle prenaient place des figurines de cirque en papier. La marque Nivea a également offert dans les années soixante à ses clients des « dioramas » dans lesquels les enfants pouvaient observer des mondes sous-marins par un trou. Autre preuve de cet engouement extraordinaire pour ces boîtes, en tapant le mot kijkdoos dans un moteur de recherche sur internet, le nombre d’occurrences néerlandaises (images de boîtes, patrons, vidéos) qui ressort est vertigineux.

    Pour ce qui est du contenu, il ne semble pas exister de typologies particulières. Les scènes représentées varient d’un créateur à l’autre. Chacun place et présente dans l’espace clos de la boîte un moment de sa vie ou un trait de son caractère. Les illustrations forment systématiquement des « petites images », à la fois par la taille et pas leur côté banal. Certains thèmes sont un peu plus courants que d’autres, en particulier les tableaux champêtres composés d’arbres, d’un paysage automnal, de montagnes, d’animaux ou d’une maison à laquelle on accède par un chemin. Les plus chevronnés placent un dispositif qui permet de manipuler et d’animer mécaniquement avec une petite manivelle les figures afin de créer un effet cinétique. Parmi les nombreuses vidéos proposées sur internet, mentionnons celle d’une jeune artiste, Anne Rietmeijer, réalisatrice d’un film de cinq minutes (visionner ci-dessous) dans lequel un garçon fabrique des dizaines et des dizaines de boîtes jusqu’à ce que celles-ci envahissent totalement sa chambre. Par les trous, une jeune femme blonde habillée en robe rouge apparaît, sans doute l’objet de son fantasme, et lui fait signe jusqu’à ce que l’enfant s’aperçoive qu’il est lui-même dans une boîte et que cette jeune femme le regarde également par un trou.


     

    Voilà pour le dispositif général qui n’est pas sans rappeler toutes ces boîtes promenées dans la rue par des forains itinérants ou appréciées des aristocrates aux XVIIe-XIXe siècles. Les gens payaient pour regarder dedans et y admirer des scénettes rehaussées par des effets de relief et de profondeur. Ces dispositifs, véritables objets d’art, peuvent désormais être admirés dans les musées, par exemple au celui du cinéma de Turin ou encore à la cinémathèque française. Ces attractions portatives et illustrées aux vertus pédagogiques et récréatives ont pris différents noms et différentes formes au cours du temps : la boîte d’optique, la lanterne magique, le théâtre d’Engelbrecht, la boîte anamorphique. Dans la même veine, le peintre Samuel van Hoogstraten (1627-1678) fut l’auteur d’une boîte d’optique en trois dimensions que l’on peut contempler à la National Gallery de Londres : elle représente l’intérieur d’une maison néerlandaise que l’on peut observer de face ou par un orifice situé sur le côté vers lequel pointe le doigt d’un ange. Samuel van Hoogstraten a conçu une autre boîte d’optique en 1663 qui est présentée à l’Institute of Arts de Détroit. Le Musée Bredius de La Haye possède lui aussi une perspectiefkast ou kijkkast du XVIIe siècle. Mais ces boîtes furent détrônées par des machines plus élaborées et plus spectaculaires : le diorama (on songe à l’exposition au Palais de Tokyo en 2017), le polyorama, le stéréoscope, le cosmorama, le diorama de Daguerre et Bouton jusqu’à l’avènement de la photographie et du cinéma. L’engouement pour les vues d’optique s’est ensuite progressivement émoussé, sauf aux Pays-Bas où les boîtes ont curieusement poursuivi leur existence sous d’autres formes, grâce à l’invention et à la généralisation de la boîte à chaussures à la fin du XIXe siècle. Les Néerlandais les ont détournées de leur fonction initiale pour leur donner une nouvelle vie sous la forme de la kijkdoos actuelle. Les raisons pour lesquelles cet engouement ne s’est pas éteint aux Pays-Bas reste cependant un vrai mystère.

     

    Thomas Beaufils

     

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  • Youri Egorov, par Jan Brokken

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    Youri Egorov : le tragique destin d’un virtuose en exil

     

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    Youri Egorov est un pianiste russe né en 1954 à Kazan en Union soviétique. Alors qu’il est en tournée en Italie, il demande l’asile politique en 1976, grâce à un contact dont il dispose en Hollande. Il s’installe à Amsterdam. Virtuose angoissé, il meurt en 1988 du sida, à seulement trente-trois ans.

     

    L’écrivain néerlandais Jan Brokken, qui le rencontra longuement de son vivant et hérita de ses cahiers, lui a consacré un ouvrage qui relate la vie du musicien ainsi que l’histoire de leur amitié : In het huis van de dichter (Dans la maison du poète, éditions Atlas/Contact, 2008), encore inédit en français. De Jan Brokken, on peut lire : Les Âmes baltesPériple à travers l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie (Denoël, 2013) et le Le Jardin des Cosaques (Librairie Vuibert, 2018), tous deux traduits par Mireille Cohendy. L’auteur a par ailleurs consacré un livre à la musique de onze Antillais adorateurs de Chopin dont on peut découvrir la version anglaise sous le titre The music of the Netherlands Antilles (2015).

    Nous reproduisons l’intégralité du chapitre 3, traduit du néerlandais par Daniel Cunin, avec l’aimable autorisation de l’auteur : Youri Egorov se rend en 1977 au concours international de piano Van Cliburn, à Fort Worth, aux États-Unis.


     

     

    Chapitre 3

     

    Il commençait tout juste à se sentir un peu chez lui à Amsterdam – achat d’un vélo, noire bicyclette à haut guidon, premier joint fumé en pleine rue, à la vue de tous – quand son agent néerlandais lui recommanda fortement de participer à la Van Cliburn International Piano Competition de Fort Worth. Façon la plus rapide de se faire un nom aux États-Unis. Remporter ce concours, c’était l’assurance de se produire au Carnegie Hall, temple new-yorkais de la musique, et « who can make it there, can make it anywhere », avait vrombi l’imprésario.

    Les concours, Youri les subissait comme une torture volontaire. Aux Tchaïkovski, Élisabeth et Marguerite Long/Jacques Thibaud, il était parvenu sans peine en finale, mais ses nerfs l’avaient alors empêché de donner tout à fait le meilleur de lui-même. Ces semi-échecs tenaient en outre à sa manière de jouer : maudissant les interprétations au brillant de miroir, qui en réalité ne reflètent guère autre chose que du vide, il prenait des risques, soulignait les contours anguleux de ce qu’il interprétait et produisait parfois une fausse note.

    Youri Egorov, piano, , roman, pays-bas, traductionDe fait, il faut être d’acier et non de chair et de sang pour prendre part à une telle compétition. À moins que l’on ne joue sa vie, comme son professeur Jakov Zak. Ce dernier, Juif, avait participé au concours Chopin de Varsovie en 1937. Il avait de fortes chances de voir sa jeune vie prendre fin en Sibérie s’il ne remportait pas le premier prix et ne recueillait pas les félicitations de la Pravda en première page. Dans ces années, la campagne antisémite déclenchée par Staline avait pris une ampleur sans précédent, n’épargnant que ceux qui se distinguaient particulièrement dans les sciences ou dans les arts. Nuit après nuit, les voitures noires du NKVD sillonnaient Moscou pour procéder à des arrestations. Aucune rue, aucun pâté de maisons n’était à l’abri. Avant de se coucher, femmes et hommes juifs préparaient des sous-vêtements de flanelle et quelques vivres au cas où leur tour viendrait la nuit même. En interprétant, en transe, l’Étude chromatique, Zak avait échappé à ses propres obsèques.

    Pour Youri, rien de tel n’était en jeu. Si ce n’est, certes, son avenir, mais il s’agissait là d’une perspective un rien trop vague pour qu’il sente l’haleine glaciale de la guillotine sur sa nuque. Il avait terminé troisième du concours Tchaïkovski, troisième aussi du concours Élisabeth, quatrième du concours Marguerite Long/Jacques Thibaud.

    « Et au Van Cliburn, tu vas être premier », prédisait son imprésario.

    Lui n’en était pas si certain. Trois pianistes soviétiques siégeaient dans le jury. Si États-Unis et Union soviétique se livraient à une lutte féroce dans tous les domaines possibles et imaginables, en matière de musique les deux grandes puissances se renvoyaient l’ascenseur, excluant les petits pays de la course au pouvoir. Quand Bartók était arrivé à New York, personne n’avait voulu lui tendre la main : il venait de Hongrie. Il s’était éteint en 1945 dans un hôpital pour les pauvres. Deux ans plus tard, cette même ville réservait un triomphe à Chostakovitch. Devant lui, le plus célèbre des compositeurs soviétiques, le virtuose de l’ennemi, les Américains étaient prêts à faire une profonde révérence.


     

    À Fort Worth, au cœur du Texas, il n’en irait pas autrement : le premier prix reviendrait à un pianiste soviétique ; si tel n’était pas le cas, c’est un Américain qui décrocherait les lauriers. Un petit jeu auquel son impresario ne comprenait pas grand-chose : en vrai Hollandais, il croyait en un déroulement équitable de l’événement. Le bonhomme était tout aussi aveugle au cirque et battage qui accompagnent la musique aux États-Unis. Là encore, une différence de culture et de mentalité : quand on vient d’un petit pays, on est vite impressionné par le grandiose et le pouvoir. Les documents communiqués par les organisateurs mentionnaient en premier lieu les cocktails financés par les sponsors, les pièces devant être interprétées ne figuraient qu’en annexe.

    Youri alla jusqu’à envisager d’annuler son voyage au Texas, en partie à cause de la façon dont son imprésario essayait de diriger ses pensées. Même s’il ne se produisait plus très souvent, Van Cliburn était toujours considéré comme le plus grand pianiste que l’Amérique avait donné, c’est lui qui allait présider le jury et, l’imprésario de poursuivre : « Ce type est une tantouse de première, il va craquer pour toi. »

    Voulait-on voir Youri se mettre en rage qu’on n’aurait pu mieux s’y prendre. Une remarque grossière et balourde, à son sens. Si Van Cliburn devait craquer, alors pour son jeu et pas pour autre chose ! Le soir où, dans la barre d’immeubles de son oncle Arik, on l’avait appelé pour répondre au téléphone, il avait fait vœu de mener une vie honorable. Honorable quant au comportement, aux pensées et au cœur. En aucune circonstance, il ne s’abaisserait à un opportunisme vulgaire, moins encore à de la coquetterie.

    Youri Egorov, piano, , roman, pays-bas, traductionUne raison bien différente expliquait en réalité son impatience de rencontrer Van Cliburn. Pour beaucoup de jeunes Russes, l’Américain avait été une idole. En 1958, à Moscou, il avait remporté le premier concours Tchaïkovski en interprétant le Concerto pour piano n°3 de Rachmaninov et le n°1de Tchaïkovski. Le président du jury avait téléphoné à Khrouchtchev pour lui demander si les honneurs pouvaient revenir, oui ou non, à l’Américain ; un an après le lancement du premier Spoutnik, le chef du Parti avait estimé l’avance de l’Union soviétique suffisante pour retourner la question à son interlocuteur : l’Américain est-il, oui ou non, le meilleur ? Ben oui. « Alors, donnez-lui son prix. » Une tournée triomphale avait suivi en Union soviétique ; dans toutes les villes, une pluie de fleurs ensevelit le pianiste du Texas en raison de son jeu libre, grandiose, romantique et plus encore parce qu’il était le premier musicien de l’Ouest à se produire derrière le Rideau de fer, donnant au public l’espoir d’une ouverture politique. Harvey Lavan (« Van ») Cliburn était devenu le symbole du rêve de liberté, bien vague encore à l’époque. Dans les années soixante, alors que les tensions entre l’Est et l’Ouest redoublaient une nouvelle fois, Van Cliburn avait malgré tout continué à se produire dans le pays ; ses concerts déclenchaient des émotions tellement fortes que, bien souvent, il ne pouvait quitter la scène avant minuit. À Moscou, des foules en délire acclamaient l’Américain ; à la sortie des salles de concert, on le portait littéralement aux nues et on le couvrait de cadeaux. Des fans découpaient dans les journaux et les magazines des photos le représentant pour les coller aux murs de leur chambre. Il incarnait la liberté, le monde moderne, l’Amérique, y compris, par son apparence juvénile, celle de James Dean, d’Elvis Presley. C’est la main de ce Van Cliburn qu’il serrerait à Fort Worth.

    Ce qui l’incitait par ailleurs à participer au concours, c’était le programme imposé. Dans le répertoire prescrit, il pouvait choisir entre la Fantaisie chromatique et fugue en ré mineur BWV 903 de Bach, la Fantaisie en ut mineur K 475 de Mozart et la Fantaisie en ut majeur de Schumann, pièces qu’il avait étudiées à Moscou, pour lesquelles il éprouvait une véritable affinité et qu’il lui arrivait de jouer au milieu de la nuit quand un délire parano l’empêchait de dormir et qu’il cherchait un peu de sérénité au clavier. Autant d’œuvres qu’il comprenait ; or, pour jouer, il avait besoin de trouver une logique parfaite à chaque note. Comme il n’interprétait que des œuvres qu’il possédait à fond, son répertoire n’était guère étendu : il considérait le programme imposé comme un coup de chance.

    Il décida de s’y rendre.


     

    Le voyage tourna à la catastrophe. Il s’envola pour Londres-Heathrow, mais son avion à destination du Texas partait de Londres-Gatwick (gaffe de l’imprésario) ; dans un premier temps, on ne l’autorisa pas à quitter l’aéroport car il n’avait pas de visa pour l’Angleterre ; il pria et supplia la police des frontières de lui fournir un laissez-passer, finit par l’obtenir et, le bout de papier requis en poche, prit un taxi jusqu’à Gatwick où il arriva alors que son avion venait de décoller. Il lui fallut attendre le suivant quatre heures durant, et quand il atterrit à Fort Worth, sa valise avait disparu.

    C’est vêtu d’un smoking qu’on lui avait prêté qu’il se rendit au cocktail au cours duquel il serra la main de Van Cliburn, d’un T-shirt acheté à la hâte qu’il donna trois interviews à des journalistes de la télévision, lesquels ne s’intéressèrent qu’à la raison l’ayant amené à fuir l’Union soviétique. Le T-shirt le serrait, il se sentait mal à l’aise ; peut-être est-ce pour cela qu’il fournit une réponse maladroite à la question de la journaliste d’ABC : « Que pensez-vous de l’invasion russe de l’Afghanistan ? » « Bad, ce simple mot, ça aurait passé, mais il crut bon d’ajouter : isn’t it ? ». Lui qui exécrait les journalistes se demandait si la liberté n’était pas tout bonnement un jeu du chat et de la souris auquel on était, qu’on le veuille ou non, censé participer : abonder dans leur sens, qu’aurait-il pu faire d’autre ? Un autre journaliste lui posant la même question – « Votre avis sur l’invasion de l’Afghanistan » –, il en profita pour faire un mot d’esprit : « L’invasion, elle s’est passée en tierce majeure ou mineure ? »

    Il ne logeait pas à l’hôtel, mais chez une famille, l’un des sponsors du concours, les Smith. Autre raison pour laquelle il avait hésité à participer au Van Cliburn : il commençait à se trouver trop vieux pour être accueilli comme un gamin au sein d’une famille. Non content d’être riche à millions (il possédait 10 % des actions de Texas Oil), Smith se comportait en conséquence. La température extérieure s’élevant à 40°C, ce monsieur faisait ronfler la clim jusqu’à ce que la température intérieure baissât sous les 15°C de sorte à faire du feu dans la cheminée. Parce que : « Vous êtes russe, non ? Alors vous apprécierez le crépitement des bûches. » Dans le jardin s’étendait une piscine aux dimensions olympiques, scindée sur sa longueur par une paroi de verre ; d’un côté, on pouvait piquer une tête, de l’autre évoluaient des requins censés créer l’illusion d’une mer tropicale. « Est-ce cela, demanda en toute innocence Youri à Mme Smith, ce qu’ils appellent la décadence ? »

    Il franchit les premiers tours. Il se préparait à prendre part à la demi-finale, cette fois vêtu de son smoking, sa valise ayant fini par arriver. La longueur des manches, qui lui était familière, suffisait à le mettre plutôt à l’aise. C’est alors qu’un événement se produisit dont il sut sur-le-champ qu’il le poursuivrait le reste de sa vie.

    En demi-finale, il passait en quatrième position. Une courte pause suivit la prestation des trois premiers. Youri patientait dans les coulisses. Là s’étaient également rassemblés les membres du jury, parmi eux le pianiste soviétique Andrei Petrov, un renard patenté affublé d’un costume gris élimé. Le gong retentit. Juste avant que Youri ne se produise, Petrov lui siffla : « Vous savez que Jakov Zak est décédé ? Insuffisance cardiaque. De votre faute, votre faute. »

    L’insinuation selon laquelle sa fuite à l’Ouest avait causé la mort de son professeur Jakov Zak, le frappa comme un coup de massue. Dans un brouillard dense, il gagna la scène.

    Jan Brokken, par Vera de Kok

    Youri Egorov, piano, , roman, pays-bas, traductionIl ne joua ni pour l’audience, ni pour le jury, il joua avec son âme, de toute son âme, comme s’il entendait la voix de son professeur, Jakov Zak, assis à côté de lui :« Vas-y, donne tout, qu’ils aillent au diable ! tous autant qu’ils sont ! Fais de la musique. » Car tel avait toujours été son conseil : Yourotchka, une faute de plus ou de moins, on s’en fout ! Avant tout, la musique !

    Le jury l’écarta de la finale, à l’unanimité. Y compris le président qui n’osa pas louer un dissident russe. Van Cliburn avait fini par croire en sa mission ; il se considérait toujours comme la passerelle jetée entre l’Ouest et l’Est. Rien ne devait mettre en danger la position qu’il occupait ; il entendait mourir en apôtre de la paix, ne loupait aucune réception que donnait l’ambassade soviétique. À ses yeux, les fins politiques prévalaient sur toute motivation musicale ; le diplomate en lui ayant pris le dessus sur l’artiste, il était en fait devenu un pion dans les rapports complexes entre bloc soviétique et Occident.

    Le public fut piqué au vif. Le couple Smith rassembla sur place de l’argent pour Youri, dix mille dollars en tout, le montant exact qui revenait au gagnant du premier prix. En outre, l’imprésario new-yorkais Maxim Gershunoff lui offrit de donner une série de concerts aux États-Unis, à commencer par un récital à l’Alice Tully Hall du Lincoln Center de New York, puis, quatre mois plus tard, à Chicago, et, cerise sur le gâteau, un récital à la fin de l’année au Carnegie hall.

    Cela le laissa totalement indifférent. Pendant des jours, un thrène gronda dans sa tête. « Zak… Zak… Zak… c’est moi qui l’ai assassiné. »

    Il s’envola pour New York, il joua à l’Alice Tully Hall. Ovations debout, un bravo massif. Chaque critique renchérit sur les cris d’enthousiasme de ses confrères. « The greatest piano recital Ive ever heard » (Bill Zakariasen, The Daily News). « The whole performance was remarkable » (John Rockwell, The New York Times). « One of the most thrilling piano recitals I can remember » (Speight Jenkins, The New York Post). « The biggest and most poetical young pianistic talent I have ever encountered » (Andrew Porter, The New Yorker).

    Des deux mains, il entassa les coupures de presse et maintint dessous la flamme de son briquet.

    Zak. Il avait assassiné Zak.

    Un énième cocktail, une foule de bobos, du caviar à la louche, des flots de champagne pour fêter l’artiste. Bras sur ses épaules, Gershunoff ne le lâchait plus : « Quel triomphe ! quel triomphe pour toi !... considère-toi comme mon fils, comme la prunelle de mes yeux, le nouveau Horowitz, prépare-toi à jouer dans every goddamned city of the United States. » Un tas de nouvelles invitations, dont l’une de la main même de Vladimir Horowitz. Mais il les déclina toutes, y compris celle de Horowitz.

    Il n’avait qu’une envie : retrouver son appartement du Brouwersgracht. Il souhaitait rentrer le plus tôt possible à Amsterdam.

    Jan BROKKEN

     

    Jan Brokken, In het huis van de dichter

    Amsterdam/Anvers, Atlas/Contact, p. 32-39.

     

     

    Chapitre traduit du néerlandais par Daniel Cunin en collaboration avec le groupe ayant participé au séminaire de traduction début avril 2016, en présence de l’auteur, Études néerlandaises, Sorbonne Université, à l’invitation du professeur Kees Snoek et de la Taalunie. Ce texte a paru à l'origine sur le site profession-spectacle.com.

     


     

     

  • Fauves des villes - Un croque avec Brodsky

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    Gerry van der Linden et la déchirure

     

     

    Les éditions Caractères viennent de publier une anthologie des poèmes de Gerry van der Linden. Cette sélection, réalisée par le traducteur Daniel Cunin et intitulée Fauves des villes suivi de Un croque avec Brodsky, reprend quelques textes publiés entre 1990 et 2004 dans six recueils différents, ainsi qu’un choix plus large des quatre derniers titres.

     

    Nous traversons ainsi la carrière de l’écrivaine néerlandaise, traçant au cœur de son œuvre des lignes tantôt évidentes, tantôt insoupçonnées. La question de l’écriture, cruciale pour tout poète, se déploie dans des écrits assez courts et incisifs, nés d’un étonnement devant l’anodin: « L’émerveillement, tel est le fondement du poème, écrit-elle. S’émerveiller encore et toujours, surtout des choses les plus banales. […] Pour moi, la poésie se tient au cœur de la vie. »

    Le poème est l’expression visible du quotidien, la parole qui revêt l’indicible des relations humaines, parmi les vivants et par-delà la mort - tel cet amant que la poète connut et qui mourut jeune. L’anecdotique fait mots n’est pas une originalité poétique. Mais Gerry van der Linden confère à la langue un statut qui s’enracine dans des origines mythologiques, et plus précisément bibliques.

    « Le poème est la parole imperceptible qui, en images, rythmes et sonorités, aborde l’invisible. Quand il touche à l’essentiel, il libère un espace par lequel il s’échappe. Reste au lecteur à l’attraper. » Toucher « à » l’essentiel. Une simple préposition qui indique que le poème n’est pas en soi cet essentiel mais s’y appose, le revêt tel un manteau. L’image du vêtement est omniprésente dans les poèmes qui nous sont proposés, pour définir à la fois la parure qui voile et la vocation propre à chaque être. Tel le prophète Élie, le manteau voile une puissance qui habite au cœur de toute réalité humaine, sensible et spirituelle. Il y a ainsi comme une attente perpétuelle du déchirement.

     

    Alors la douleur

    est déchirement de la doublure

    alors le temps est déchirement de la doublure.

     

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    Le déchirement même devient l’acte d’habitation. Il n’est plus possible de vivre confortablement, de se laisser porter passivement par les événements: le poète ne peut que vivre au-delà de la déchirure. S’il est enclin à la routine - « Il n’y a rien de pire qu’une âme habituée », disait Charles Péguy en son temps -, l’amour comme la mort se chargent de le conduire à l’endroit de la faille.

     

    L’amour n’est pas une vie, pas une mort

    il tire sur les ourlets

    de tes plus beaux habits, en déchire

    la doublure soyeuse.

    Être déchiré, pour advenir enfin. Il n’y a dès lors rien à quoi se raccrocher, pas même la ville dont la chaussée - vêtement de bitume - se déchire à son tour. Seul l’enfant traverse encore régulièrement le poème comme une espérance diffuse, tandis que l’adulte ne peut que reconnaître son impuissance existentielle, condition nécessaire pour appréhender un peu de cette lumière d’après la chute, d’après le sommeil.

     

    L’homme crée

    à partir d’une mare d’incapacité

    une chose magnifique.

     


    documentaire en français sur J. Brodsky

     

    La dernière partie de l’anthologie est un hommage au poète russe Joseph Brodsky (1940-1996). Gerry van der Linden l’a rencontré alors qu’il séjournait aux Pays-Bas, à la fin des années 1980. Ce court cycle est probablement l’un des plus aboutis, Joseph Brodsky achevant en lui-même ce que porte Gerry van der Linden dans sa poésie : le sommeil interminable, la possibilité de toute enfance, et ce manteau, encore et toujours, qui fait désormais corps avec l’homme.

     

    C’était un homme de manteau et de boutons

    déboutonné, à temps

    il a cherché

    du tissé dans le Temps.

     

    Extrait d'un article de Pierre Monastier publié ici

     

     

    Joseph Brodsky-Manuscrit1- Lettre à Gerry.jpg

    carte postale de Joseph Brodsky à Gerry van der Linden

     

     

    Dans l’avion de Vienne, banni, 1972

     

     

    Il jette une pièce en l’air, la plaque

    sur le dos de sa main

    promesse, gravité

     

    entend les imperméables :

    – lui, loin du temps –

    y passera pas dans l’Histoire

     

    (viendrait-il à le croire).

     

    Dans les rues, le réduit au silence

    à la pelle.

     

    Au loin, un visage au sourire

    d’une intensité d’éclairs.

     

    C’est un jour comme tous les autres jours,

    lui s’envole de son pays

     

    sa valise pleine à craquer de liberté

    les impers ne le saluent pas

     

    il jette une pièce en l’air

    le ciel reste vide.

     

     

    extrait de GERRY VAN DER LINDEN
    Fauves des villes suivi de Un croque avec Brodsky,
    traduit du néerlandais par Daniel Cunin, Caractères, Paris, 2019.

     

     

    L’écriture de Gerry van der Linden est une approche à la fois ludique et passionnée de la langue, un œil attentif pour l’absurdité de notre vie quotidienne, une préférence thématique pour les voyages, l’amour et la famille. « J’écris des poèmes en regardant autour de moi, explique-t-elle. Ce qui se passe autour de moi et au-delà me donne une idée, une pensée, une question, parfois un sentiment de malaise et d’angoisse. Je dois en faire quelque chose. Je dois respirer pour vivre. C’est un besoin de capturer et de montrer l’essence de tout et de rien dans son propre univers. Un univers que j’adapte continuellement à ma propre personne et que j’étends par une sorte de langage qui est souvent en contradiction avec l’expérience concrète ». L’auteure se fie uniquement à ses mots, à son sens de l’humour, pour décrire, mais aussi pour apprivoiser le monde qui l’entoure.

     

     

     

  • Lézardes immémoriales

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    Le romancier

    Karel Schoeman

     

     

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traduction,phébusKarel Schoeman est sans conteste l’un des plus grands écrivains africains. Il a été tour à tour bibliothécaire (à Amster- dam), infirmier (à Glasgow) et archiviste (au Cap). Le lecteur qui n’est pas familier de l’afrikaans a aujourd’hui accès à un certain nombre de ses œuvres de fiction en français : il s’agit, outre En étrange pays (traduit par Jean Guiloineau à partir de la traduction anglaise), de quatre romans ainsi que de trois nouvelles traduits par Pierre-Marie Finkelstein. Lamateur dhistoire pourra se reporter aux titres que l’écrivain a écrits en anglais. L’œuvre majeure de Schoeman est sans doute Die laaste Afrikaanse boek, un document autobiographique de 700 pages dans lequel l’auteur explore son parcours intellectuel, artistique et spirituel ainsi que son époque. Relevons que le Sud-Africain a donné des romans au cœur desquels il a placé de grandes figures de l’art européen : Shakespeare, Rembrandt, Beethoven et Le Titien.

    En 2002, Retour au pays bien-aimé a fait l’objet d’une adaptation cinématographique signée Jason Xenopoulos : Promised Land.

    À l’occasion de la parution chez Phébus du roman Des voix parmi les ombres, Karel Schoeman, homme très discret, a donné un entretien à la revue Transfuge (n° 81). C’est ce roman que commente pour nous Pierre Monastier.

     

     

     

    Une lecture de Des voix parmi les ombres

    de Karel Schoeman

     (pdf)

     

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    traduit de l'afrikaans par Pierre-Marie Finkelstein, Phébus, 2014

     

    Puisque la mode est aux prix littéraires en tous genres, j’y ajoute sans complexe le mien : Karel Schoeman se voit attribuer le « Prix Monastier de la découverte 2014 ». Il succède ainsi, dans mon « pangraphon » si personnel, à l’Allemand Ernest Wiechert (2013) et au Français Vincent La Soudière (2012). Certains me reprocheront peut-être de retarder quelque peu, l’écrivain sud-africain, né dans l’État libre d’Orange en octobre 1939, ayant commencé à publier dès les années 1960. Oui, je retarde, et non sans délices, puisque la somme des auteurs lus cette année ne me laissait pas présager une telle rencontre : la plume trempée de lumière spirituelle d’un Claude-Henri Rocquet et l’angoisse réflexive en attente d’engendrement d’un Willem Jan Otten, pour ne citer que les deux auteurs déjà abordés en ce lieu, ont suscité l’enthousiasme, tantôt de l’intelligence, tantôt du cœur ; ils accompagnent tout être pétri d’une quête existentielle, de la recherche de sens au milieu des dédales effrités d’un monde qui meurt de sa fausse tolérance.

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traductionKarel Schoeman, lui, n’enthousiasme pas ; il n’accompagne pas. Il détruit nos barrières mentales pour nous placer dans un univers qui ne permet – du moins pas immédiatement – aucune réflexion, qui n’autorise aucun retour sur soi, qui ne tolère aucun garde-fou ; il n’est nulle appréciation, au détour d’une ligne, qui nous permettrait de ne pas sombrer. Alors nous sombrons, engloutis par ce trop-plein de liberté auquel nous ne sommes plus accoutumés. L’écrivain ne force pas notre jugement : il montre, dévoile, souligne, décrit, contemple… Nous aurions apprécié l’un ou l’autre avis, ne serait-ce qu’une brève indication « sur qui sontles gentils et les méchants », ceux pour qui nous devons prendre parti et ceux qu’il nous faut détester avec la sûreté du bourgeois replet de ses certitudes préfabriquées. Mais il n’est d’autre parti que celui des hommes, des vivants et des morts, plus souvent encore de ces êtres qui réunissent en leur chair ridée, dans leurs voix brésillées, lointaines, comme disparues, quand elles résonnent encore, miraculeusement, telle celle de la femme sans âge parce que trop vieille, mourante et effroyablement seule de Cette vie, qui réunissent – disais-je – la mémoire ancestrale et l’éphémère présent. Liberté nous a été rendue.

    Retarder pour mieux accueillir… Accueillir le flot tumultueux des sensations qui fouette le visage du lecteur, qui brûle d’éclats de poussière ses yeux effrayés, qui envahit impitoyablement l’étroite cavité de ses esgourdes, qui s’engouffre dans son palais embrasé comme un torrent de boue et de sang, qui couvre de sueur et de métal sa peau fébrile et soudainement vulnérable. Accueillir enfin le silence du veld où il s’est peut-être passé quelque chose, qui sait ?, mais où le temps s’est définitivement arrêté, et même la grande histoire, celle qui n’a pas d’éclat, parce qu’essentiellement façonnée à partir de la glaise du quotidien.

     

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    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traductionComment est-il possible qu’un pays ayant connu de telles vicissitudes puisse provoquer pareil ennui ? Les deux protagonistes qui ouvrent le roman Des voix parmi les ombres, paru en français à la fin du mois d’août dernier, sont progres- sivement happés par une lancinante torpeur, à mesure qu’ils passent indifféremment de village en village, en quête d’une information ou d’un cliché, pour les besoins d’un ouvrage historique qui leur a été com- mandé. Ils ne savent pas regarder : le passé n’a pour eux de valeur que dans la figure de ce jeune héros, Giel Fourie, mort à 21 ans dans une bataille à la sortie de son village au nom inspiré de ses ancêtres, Fouriesfontein. Mais en fait d’héroïsme, l’histoire nous révèle que Giel n’est qu’un fils arrogant de bonne famille, que le village n’est qu’un bourg perdu dans un veld à perte de vue, que la bataille a eu lieu au col de Vaalberg et non à Fouriesfontein, et qu’il ne s’agit même pas d’une bataille, mais d’une escarmouche aussi anecdotique que vaine. Il n’y a rien à raconter sur Fouriesfontein. Il n’y avait rien à en dire… La mythologie a su faire son œuvre : la légende du jeune héros a pris forme, masquant que tout est petit et médiocre à Fouresfontein, sauf la vie battante.

    Mais comment décrire en un livre académique cette pulsation vitale qui ne tolère pas le figement du manuel d’histoire ? Comment appréhender le passé, y compris celui de l’invisible village de Fouriesfontein, après le déchirement sanglant, irréversible, de tout un pays ? Comment entrer dans ce passé qui « est un autre pays : quelle est la route qui y mène ? » Telle est la première phrase du roman, une interrogation frontale, à laquelle nous revenons sans cesse, au fil des pages. Là où l’universitaire échoue, le romancier se déploie, dans une confidence à son hôte indiscernable, apprenti historien ou fils d’une génération décimée, narrateur ou lecteur.

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traduction« Un abîme te sépare de cette lointaine réalité, mais les abîmes peuvent être franchis une fois que l’on a trouvé la route ; une paroi de verre te sépare inexorablement du monde qui s’étend devant tes yeux, mais sous tes doigts qui tâtonnent, elle peut soudain se fissurer, telle une couche de glace, et voler en éclats. Étonné, tu t’aperçois non sans un certain effroi que les lézardes, formant une toile d’araignée, courent sur la surface lisse et que les éclats vibrent, se défont et dégringolent sans un bruit dans l’obscurité pour ne plus laisser que le cadre vide grâce auquel tu pourras passer de l’autre côté sans prêter attention aux quelques fragments qui y collent encore, ni te préoccuper de leur tranchant. Là, tu pourras commencer. »

    Franchir la barrière qui nous sépare du passé nécessite de faire taire l’intelligence, cette voix qui dissèque, analyse, recompose et interprète sans fin, selon les présupposés du moment. Il faut entrer dans la mémoire collective comme dans Fouriesfontein, village suspendu dans le temps, lequel ?, dans un à-venir qui ne viendra jamais ; comme cet homme dont nous ne connaissons pas le nom – lui aussi, avalé par l’Histoire, quand il se croyait encore au présent – et qui y pénètre inconsciemment, sous le mode de l’hallucination, et qui ne sait plus que regarder, écouter, goûter, sentir, toucher ce lieu qui lui échappe à chaque pas.

    « Une division arbitraire du paysage en deux plans morts, ciel bleu, terre grise, en deux moitiés arbitraires de chaque côté de la route : c’est tout ce que l’on peut espérer restituer. La chaleur, la poussière, l’éclat du bois ou du métal dans la main, les gouttes de sueur dans les yeux et la poussière dans la gorge, le sifflement des balles, les balles qui ricochent sur les pierres et la mort soudaine, cela, aucun film, aucune photo ne peut le rendre. Les yeux injectés de sang, le sang qui gargouille dans la gorge. Cela, personne ne le saura jamais. »

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traductionTout est indistinct, brouillé, confus… Des bruits sans images succèdent aux apparitions sans échos. L’homme ignore où il se trouve. Ce n’est qu’à la suite d’une longue errance que les premiers renseignements sur la ville sont donnés, premières voix filtrant des tombes d’un cimetière figé à l’aube du XXe siècle. Incertitude de temps et incertitude de lieu, auxquelles vient s’ajouter une incertitude de faits et de gestes, à mesure que les silhouettes émergent de l’obscurité devant l’homme égaré, pour s’évanouir aussitôt.

    « Il comprend que l’important, ce sont les événements passés ou à venir et non le jour, la date ou l’heure, que ce sont le lever du jour et le chant du coq qui annoncent le commencement de cette nouvelle journée, non la position, purement fortuite, des aiguilles. »

    Un jardinier le frôle, un boiteux marche vers lui pour soudainement disparaître, les femmes s’ébattent, une jeune fille chante… Autant de personnages qu’il observe sans interférer – mais qui donc est en mesure d’interférer avec ce passé à la fois si dense et impalpable ? Et tous lui apparaissent lointains : « les femmes s’interpellent en riant, leurs voix lui parviennent assourdies comme si elles venaient de très loin bien qu’il soit tout près d’elles » ; « il l’entend chanter, sa voix semble venir de loin comme s’ils étaient séparés par une vitre, bien que la fenêtre entre eux soit ouverte… » Car ces voix ne sont plus, mais elles résonnent encore, de leur lieu obscur, inconcevable de mémoire d’homme… des voix sans ténèbres… mais des voix parmi les ombres…

     

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    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traductionLieu et temps se replient progressivement en une atemporalité qui estompe jusqu’au narrateur lui même, devenu incertain à son tour : le « il » devient « je » sans que nous sachions précisément qui parle. L’homme s’est fondu dans l’épaisse chair de ce lieu pourtant inconséquent. Il n’est plus qu’une voix neutre, blanche, une voix parmi d’autres, qui s’interroge jusqu’à l’absurde, avec cette même question, posée encore et encore, à mesure qu’il prend conscience de l’inanité des faits advenus à Fouriesfontein : « Mais pour qui est-elle importante, la bataille du col du Vaalberg, ou de Fouriesfontein ? » Pour personne. Même les anciens ont oublié.

    « Ils [les vieillards] ne s’intéressent plus à rien, ils ont oublié, sacrifié le passé, et le fait de les forcer à se souvenir de quelque chose qui a pu jadis avoir une certaine importance, mais qui leur a échappé, leur fait sentir qu’ils ont, d’une certaine manière, failli à leur devoir, si bien qu’ils deviennent de plus en plus agressifs et réagissent par l’esquive. »

    « Mais pour qui est-elle importante, la bataille du col du Vaalberg, ou de Fouriesfontein ? » Pour personne. Car les témoins sont morts ; il ne reste que ceux qui ne savent rien en dire. Alors sur quoi écrire ? Est-il seulement possible de faire œuvre d’historien sans avoir de matière concrète : une bonne grosse bataille, un fait héroïque, la témérité d’un jeune homme fauché à la fleur de l’âge, un mythe à transmettre d’une génération à l’autre… ? Mais les vieux ne transmettent plus, car ils savent la terrible vérité : le reflux des armées n’a guère laissé de héros sur le rivage, seulement des victimes à foison. Ce qu’ils ignorent en revanche, c’est la richesse de ces humbles existences qui ne témoignent pas des puissants faits de guerre, mais dévoilent la vie dans sa complexe densité. Il n’est pas de matière concrète et l’historien académique se meurt. Le romancier laisse sa plume suspendue, perplexe.

    « Est-ce sur ces gens qui ont vécu jadis et qui sont morts depuis longtemps que j’écris, ou bien sur les ombres et les échos qui peuplent mon imagination ? […] Jusqu’où peut-on se pencher sans basculer au dehors par-dessus l’appui de la fenêtre, jusqu’où peut-on se pencher sans dégringoler dans la fosse sombre du passé perdu, irrévocablement ? Essayer ».

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traductionQue dire ? Comment aborder le passé ? Question vaine. Il n’est que le « ici et maintenant », le hic et nunc si cher aux spirituels, notamment aux franciscains, ces bienheureux contemplatifs de l’instant offert, auquel Karel Schoeman, converti au catholicisme dans sa jeunesse, se joignit quelques années, sans finalement prononcer ses vœux.

    « Ne pas chercher à comprendre, ne pas tenter de trouver une explication, rien d’autre n’existe qu’ici et maintenant, ce soir, rien que cette obscurité, la véranda et le jardin où l’on distingue à peine, dans le demi-jour, les contours des massifs. Ici, et pas ailleurs. »

    Angoissante réalité que cet « ici et maintenant » ! Mais elle dévoile les sillons impalpables que l’écrivain, trop rempli de lui-même, ne savait jusqu’alors déceler. Libéré de toute conception historico-critique, il s’efface progressivement pour laisser enfin surgir les voix indistinctes. Elles émergent l’une après l’autre du silence, de l’obscurité, du vide dans lequel les maintenait une narration volontairement trop bavarde. À la surprise du lecteur, elles ne sont pas celle du héros fauché, ni celle de ceux qui savent, des puissants qui étaient au cœur de la guerre, mais les faibles voix de ceux qui l’ont vécue jusque dans leur chair, sans en rien connaître, sans en rien comprendre, victimes jusqu’à leur mort d’un conflit qui ne cessera plus de les hanter.

     

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    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traductionLa division meurtrière d’une communauté laisse des stigmates qui disent davantage l’histoire que l’escarmouche avortée. Que sont les hérauts des épopées tragiques devant ces existences dont la dramatique est scellée jusque dans la chair ? Que sont les coups d’éclats fantastiques face à l’humble déchirure d’une population à jamais divisée par l’inimitié ? Ce n’est qu’airain qui sonne, et le vent emporte l’écho en de lointaines sphères, tandis que l’humanité continue d’avancer coûte que coûte, clopin-clopant, vers la réconciliation, avec soi, avec l’autre, avec le passé, le présent et l’avenir.

    George, héros du Retour au pays bien-aimé, autre roman magistral de Karel Schoeman, retourne dans son pays d’origine après la mort de sa mère, afin de goûter une dernière fois la saveur d’antan et de vendre définitivement les quelques biens – une vieille ferme en ruines – dont il a hérités. Il ne trouvera qu’une communauté déchirée par les conflits, par l’oppression policière, par la jalousie de ceux qui sont restés envers ceux qui ont choisi l’exil, lui, George ; une communauté hantée par un glorieux passé irrémédiablement perdu et qui ne sait comment vivre – même les plus jeunes, surtout les plus jeunes, parce que leur désir vital n’est pas tari – dans ce veld inhospitalier, sans joie, sans ouverture au monde qui l’entoure. La guerre a meurtri jusqu’aux relations humaines les plus évidentes.

    Karel Schoeman aurait pu se mettre en quête des voix de ceux qui savent, celle de M. Macalister, le magistrat, celle du pasteur Broodryk, celle du capitaine Crossley, chef de la police de la ville, ou encore celle du vieux Fourie… Ces voix nous auraient décrit avec finesse et exactitude les mécanismes de la guerre, les enjeux d’alors, les négociations diplomatiques et les conséquences politiques. Non. Les voix qui s’exondent de la brume d’antan sont celles des méconnus, de ceux qui étaient ombres parmi les vivants, des « vies minuscules ». Les premiers seront les derniers et inversement.

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traductionAinsi Alice, d’origine écossaise, fille alors jeune du magistrat, incapable de se souvenir de ses années en Afrique du Sud, pas même de sa propre mère, « une ombre, une silhouette, une robe légère qui se détachait sur la lumière du soleil, une voix ». Ses souvenirs sont troubles, enfouis, refoulés.

    « Je mélange les endroits, les visages et les noms ; je confonds les villes. Je ne me souviens plus, je ne sais plus ; tout se mêle et s’emmêle. Cela fait si longtemps déjà. […] À quoi bon repenser à tout cela et pourquoi faut-il que je raconte le peu dont je me souviens ? C’est du passé, et je préfère ne pas penser au passé, je ne pense jamais aux choses désagréables, j’en ai fait une règle, une règle immuable, j’ai brûlé toutes les photos et les lettres de cette époque je ne les ai plus non plus, je n’ai conservé aucun souvenir ».

    Ainsi Kallie le boiteux, secrétaire de M. Macalister, qui prétend ne rien se rappeler mais dont les souvenirs s’échappent progressivement, précis et inattendus, au son d’un refrain : « C’est tout ce dont je me souviens ». Il confirme l’impression initiale qu’il ne s’est rien passé à Fouriesfontein ; tout peut se résumer à un abondant flot de paroles, d’impressions, de nuances, sur le contexte et l’atmosphère de l’époque. Il n’est finalement qu’une victime, un nègre du nom d’Adam Balie. Rien de grave en somme. Il aurait pu jouer un rôle important ; il fut exécuté à l’orée de la maturité, et on aura tôt fait de l’oublier. Il aurait dû être le héros ; ce n’était qu’un Noir. Les puissants en auront forgé un autre, bien blanc, c’est plus hygiénique. Kallie se tait, après un long monologue : « De toute façon, répète-t-il, je n’avais rien à raconter. »

    La voix de Mademoiselle Godby s’élève alors. Elle non plus n’a rien à raconter sur la guerre ; elle ne peut que déclamer de petits faits sans intérêt, sur telle personnalité du village, sur tel événement anodin, pour autant que sa mémoire sur le déclin n’écorche pas le prénom ou la situation. Elle avance par petites touches imperceptibles, achevant la toile de fond que les narrateurs qui l’ont précédée ont commencé à tisser. L’angoisse la saisit, comme Alice qui a brûlé tous ses souvenirs, comme Kallie qui a fui le village.

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traduction« Ce sont des choses que l’on oublie, et pour ma part, j’en ai déjà oubliées beaucoup, mais qui me reviennent soudain par bribes maintenant que je commence à en parler, les chevaux que l’on attelle à la lueur de la lanterne, la neige, les bruits de sabots dans la nuit, les voix. L’on finit par en savoir trop, et ce savoir, on n’a pas la liberté de le partager avec d’autres, on en porte le poids, seule. Finalement, le mieux est encore d’oublier. »

    Alice et la tentative d’oubli de l’histoire.

    Kallie et le déni des faits réels.

    Mademoiselle Godby et la résignation de tout un peuple.

    Qui peut les condamner, leur reprocher leur manque d’objectivité, leurs tentatives de vivre envers et contre tout ? Ils sont l’Histoire, celle passée et – le temps de quelques pages – la nôtre.

    Les voix qui s’élèvent parmi les ombres sont celles qui ne savent décidément pas oublier, parce que le hennissement des chevaux continue de les hanter, parce que la poussière continue d’irriter leur gorge, parce que le sang a définitivement entaché leur peau, parce que d’autres voix ne cessent de murmurer à leurs oreilles les souvenirs enterrés. C’est tout ce qui leur reste. Ils ont été atteints de plein fouet par la guerre, par quelques misérables semaines de conflit dénué de valeur historique, sans jamais savoir l’appréhender, parce qu’ils étaient à l’écart, incapables de maîtriser ce qui leur arrivait.

    « Ces voix – quand je pense à la guerre, quand j’essaie de me rappeler quelque chose de la guerre, ce sont toujours les voix dont je me souviens, et aussi du bruit des chevaux […] C’est à cela, aujourd’hui encore, que se limite la guerre lorsque j’essaie d’y repenser : les voix à la porte d’entrée, la voix de Minnie au salon, la voix d’Adam Balie qui appelle du bout du couloir, peut-être aussi des bruits de pas sous la véranda, quelque chose qui se passait dans une autre pièce, dehors dans la rue ou bien chez les Fourie, dans la petite école de Minnie, dans le quartier métis, mais jamais près de moi ».

     

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     Pays des fleuves, récit de deux voyages aux Pays-Bas

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traduction,phébusChaque narrateur est une monade qui tente de décrire l’histoire de son point de vue, sans perspective de communion. Seule l’exubérante Minnie Colefax, dont la voix ne filtre jamais directement mais qui traverse les différents témoi- gnages, tente vainement de garder uni ce qui a toujours été divisé, malgré les apparences. Les blessures existaient : un bref événement les a dramatiquement révélées. Il n’était dès lors plus de communauté possible. Le village a soudainement disparu dans la brume, et il n’apparaîtra désormais qu’au lecteur soucieux de se laisser à nouveau happer parces obscures voix surgies, l’une d’une tombe, l’autre d’un ruisseau à demi asséché, l’une du sable soulevé brusquement par un vent de provenance inconnue, l’autre de l’intérieur d’une maison à laquelle nous n’avons jamais pleinement accès.

    Difficile communion, car pour écouter une voix, encore faut-il qu’une autre se taise, sous peine de voir resurgir les incertitudes premières, lorsque tout est encore confus, indiscernable.

    « Pardonner, peut-être, est possible, mais oublier, non, les blessures, même si elles se referment, laissent des cicatrices indélébiles. Ce qui est arrivé demeure à tout jamais irrémédiable, irrévocable, et court à travers le souvenir comme du fil de fer barbelé. La poussière, les chevaux, les jeunes cavaliers avec des plumes d’autruche à leur chapeau, les filles avec leurs rubans, Charles Kleynhans à genoux dans la poussière avec son costume noir, le jeune homme souriant d’un air aussi poli qu’absent derrière son bureau, et enfin Adam Balie gisant par terre, mort, dans la plantation d’acacias. […] Nous n’avons rien appris de ce qui est arrivé, les divisions n’ont fait que se creuser, l’amertume n’a fait que grandir. […] Nous n’avons rien appris, nous continuons de faire comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était produit, condamnés, me dis-je parfois, à répéter éternellement les mêmes mots, les mêmes gestes, pris au piège dans un manège dont nous ne pouvons plus descendre. Éveillée dans la nuit, j’écoute, seule dans le noir, le tintement et le bruissement presque imperceptibles ».

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traduction,phébusEntre réconciliation et oubli… Tel est le drame de ce pays déchiré par des guerres, celle des Boers au début du siècle dernier et celle, non moins terrifiante, causée par le système de l’Apartheid, contre lequel Karel Schoeman a beaucoup lutté ; son enga- gement résolu lui vaudra la remise de la plus haute distinction de son pays, l’Ordre du Mérite sud-africain, des mains de Nelson Mandela, en 1999. L’écrivain connaît le prix de la réconciliation ; il sait le poids de la mémoire. Une fois mentionnées les grandes batailles, si enthousiasmantes à écrire et à lire dans des livres, il a conscience qu’il ne reste qu’une population divisée et qui cherche constamment, péniblement, à se reconstruire. Pourquoi a-t-il écrit ce que les voix lui disaient ? Parce que l’histoire, la vraie, se noue dans le drame de la condition humaine. C’est ce qu’il s’attache à exprimer dans sa langue originelle, la langue du drame, l’afrikaans, dont nous goûtons la saveur grâce à l’excellente traduction de Pierre-Marie Finkelstein.

    Mais voici que les voix « meurent au loin », comme le faible bruissement du vent après son passage. Il ne manque qu’une voix à cette symphonie dysharmonique, celle de l’auteur lui-même qui les a rassemblées, lui qui ne pose aucune question mais se met à leur écoute, se contentant de regarder, d’entendre et de perpétuer le souvenir. Il ne joue plus, rejette le masque alors que la dernière voix s’estompe. Nous sommes encore dans ce village, où plus aucune voix ne perce, sinon la sienne. Sommes-nous dans le passé ou dans le présent ? Qu’importe. Hic et nunc. La question, en dépit de notre rationalisme forcené, ne contient aucun intérêt. Seule notre liberté a désormais une parole à prononcer, pour que l’histoire puisse s’achever en nous, ne serait-ce qu’un instant.

    « Tenter de juger cette réalité comme si elle était le résultat d’une suite apparemment logique d’incidents, d’une progression ordonnée de cause à effet, est en l’espèce une tâche impossible à réaliser, tout comme n’a aucun sens le fait de demander, ou de se poser la question de savoir combien de temps va durer mon séjour ici, ou encore quand je pourrai en partir, ce serait vouloir utiliser un système de valeurs étranger : ces questions sont sans réponse. »

     

    Pierre Monastier

     

     


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  • Engendrer pour naître à soi

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    À l’occasion de la parution le 8 octobre prochain d’Un homme par ouï-dire (Les Allusifs), court roman de Willem Jan Otten, flandres-hollande accueille une étude de Pierre Monastier portant sur les œuvres traduites en français de cet écrivain majeur des Pays-Bas. Le texte (PDF) peut être librement repris, sans autorisation préalable, sous condition de la mention de son auteur.

     

     

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    Une lecture de l’œuvre de Willem Jan Otten

     

     

    1. La Source

     

    Novembre 2013. Le ciel était bas sur la Belgique lorsque je lus pour la première fois un roman de Willem Jan Otten : La mort sur le vif. Mais le ciel est souvent bas dans ces contrées septentrionales ; une vaste étendue de brume monotone et incolore recouvre, dès les débuts de l’automne, à quelques centimètres de nos têtes, la moindre parcelle d’une voûte devenuechape accablante. Il n’est pas d’échappatoire lumineuse, la torpeur nous engloutit. Alors nous courons aux occupations, pour tromper l’ennui. Nous lisons, pour nous tromper nous-mêmes. En vain.

    Août 2014. Un homme par ouï-dire s’apprête à paraître en France, première œuvre en prose de l’auteur néerlandais, publiée en 1984 dans la langue originale, bonne seconde en français. Je suis à Paris lorsque je tourne les pages de ce bref roman ; une courte existence à mes yeux, le temps d’une soirée au milieu du mois, de la première à la dernière ligne. Le climat demeure imperturbable. Froid. Blancheur indifférente. Même langueur. Nous sommes pourtant en été. À croire que le temps se froisse pour nous offrir un sépulcre blanchi et vitreux. La mort rôde, saisit dans l’instant, nous entraînant dans son flux d’émotions et de souvenirs, ceux de Gérard Legrand, bon musicien, amant insignifiant, père absent, presque inexistant s’il n’avait creusé un sillon de blessures au cours de sa furtive traversée terrestre. 

    Parcourir l’œuvre littéraire de Willem Jan Otten, du moins les deux seuls romans (sur cinq certes, mais le reste de sa production – volumes d’essais, recueils de poésie, pièces de théâtre – est encore inédit) traduits pour le moment en français, auxquels il faut ajouter la « Chronique d’un fils devenu père » parue dans la revue Deshima, c’est intégrer cette dimension essentielle du temps qui sert de cadre au récit. Non. Soyons précis. Le temps « ottenien » n’est pas l’écrin de la possibilité romanesque ; c’est l’existence même, tel le Dasein de Martin Heidegger, qui est intrinsèquement temporelle. Le temps jaillit, non d’abord parce qu’il est invoqué dans la logorrhée d’une toile ou de Gérard Legrand, mais parce que l’existence de ces protagonistes perce par la convocation d’un autre, de proches, sous la forme d’un désir, d’un souvenir, d’un projet, d’une déception. 

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    2. Au seuil de la vie

     

    L’existence posthume de Gérard Legrand ne tient qu’à un calendrier relégué aux toilettes, un simple trait de crayon qui rappelle qu’il fut jadis vivant, une petite croix qui confirme définitivement sa mort, quelques années auparavant ; le récit se condense en quelques jours vaporeux, composés de souvenirs imprécis et souvent inavoués, entre le 1er juin et le samedi qui suit le 5 du même mois, jour anniversaire de la naissance et de la mort de cet homme méconnu. La mort et la naissance elles-mêmes ne sont séparées que par une pliure sèche : un rien les referme, l’une sur l’autre ; un simple coup de vent les fait s’embrasser, l’une et l’autre ; le moindre souvenir les associe, l’une avec l’autre. Étreinte de l’oubli. Irruption du néant.

    La mémoire du passé, la perception du présent et l’attente du proche avenir se conjuguent, en une perspective toute augustinienne, dans les monologues de ces romans écrits à la première personne, le « je » d’un « être-présent » précaire, le « moi » d’une existence incertaine parce que dépendante des multiples « tu », « il » et « elle » qui lui font face. 

    La toile de La mort sur le vif n’existe pas, si ce n’est enpuissance : elle n’est qu’un Lin Extra-Fin Enduction Universelle 4 Couches de 200x120 cm ; si elle ressent la simple caresse ou « le soleil éclabousser [s]a blancheur de craie », elle n’a pas encore d’existence en acte. Elle est matière sans forme, contenant « monumentalement démesuré » sans contenu. Elle se reconnaît distincte de ces éphémères compagnes, les 90x70cm, à la destinée irrévocablement tracée ; elle se sait différente du miroir qui ne trouve d’être que dans ce(lui) qui lui fait face. Sa connaissance apophatique la conduit au vertige de l’ignorance sur son être propre. Seul le peintre Félix Vincent, « Créateur », peut la faire advenir à son être véritable, un « machin » de l’artiste, jusqu’à lui offrir inconsciemment la possibilité d’un « moi » qui ne dépende plus de sa seule matière – métempsycose inattendue –, sans que nous sachions si ce dernier est lié à celui qu’elle représente ou au désir plus profond qui l’a mise au monde. 

    willem jan otten,pays-bas,romans,littérature,les allusifs,gallimard,théâtreFeu Gérard Legrand revit pour autant qu’il est appelé par le souvenir d’un de ses proches. Auguste Comte avait rêvé un tel mode d’éternité, sans Dieu et perpétué de proche en proche, parodiant la réalité d’une impérissable vie affirmée par un catholicisme dont il espérait, sous les coups de sa pensée, l’anéantissement définitif. Mais le rêve est un cauchemar : cet idéalisme surnaturel s’effondre devant l’ambiante médiocrité de nos pensées à l’égard de nos morts, y compris les bien-aimés, pour autant que nous y pensons encore.

    Le temps s’assimile à la finitude de l’homme dans ce qu’elle a de plus angoissant, d’irrévocable. Il est le couperet ultime, qui appelle une stérile tentative d’immortalité, tant pour la toile, qui renaît de ses cendres, que la déchirure n’affecte pas ou si peu, « dépositaire d’une mémoire qui n’était pas la [s]ienne », que pour Gérard Legrand qui jaillit dans des souvenirs fragmentés, parfois grotesques, souvent médiocres, selon la vision positiviste poussée à son suprême degré d’ironie. Legrand se trouve devant un miroir déformant jusqu’à l’absurde, meurtre bien plus grave que son fracassant rendez-vous avec un camion ; lui qui avait tenté de se libérer de la fusion de son mariage avec Olga en fuyant avec Belle se retrouve prisonnier du ridicule des représentations que ceux qui l’ont entouré gardent de lui.

    Le musicien avait célébré le temps. Face à Fiorine, ancienne élève devenue belle-fille, qui affirme l’importance du son en cherchant dans son jeu à retourner musicalement dans le passé, au temps du grand Bach et même avant, Legrand insiste sur l’actualisation des compositeurs d’antan, en leur faisant goûter l’évolution de la musique jusqu’à son siècle, jusqu’à la minute où il s’assoit devant le clavier offert à ses mains et à son inspiration : la musique appartient au temps.

    « Le temps, étirer le temps, cela a été ma grande passion. Non en dévot de la mesure, mais en fervent d’un dosage subtil des respirations, qui allait jusqu’à considérer la première note d’un morceau comme la fin d’un silence, le silence toujours présent ou qui devrait toujours l’être, et dans lequel l’œuvre ne cesse de disparaître. […] L’origine de la musique réside dans le temps et non dans le son, puisque le temps est structure et non une corde en boyau enduite de graisse d’oie. […] Point d’histoire, mais du présent, mais une membrane, mais du temps perçu en tant que tel, autrement dit une victoire sur celui-ci. »

    Il en est désormais la victime ; il est lui-même actualisé, selon la subjectivité étriquée de son ex-femme, de ses enfants, de quelques inconnus, à défaut de celle de son amante, si légère, si inconséquente, terriblement superficielle.

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    Willem Jan Otten, Gerichte gedichten, G.A. van Oorschot, 2011

    (recueil de poèmes, 4ème de couverture)

     

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    3. Les Fraises sauvages

     

    « Ma conscience posthume a sans conteste pris forme, selon une logique tout aussi mystérieuse que celle de notre conscience au cours de notre vie – une lente accumulation de souvenirs dont personne ne se souviendra, de souvenirs de souvenirs, et de souvenirs qui s’étiolent, se dissolvent, s’aplanissent. À cette différence près que tous proviennent de la mémoire d’autres personnes : j’existe par la grâce de traces que j’ai laissées de mon vivant. La sensation de liberté qui rend la vie un tant soit peu supportable […], cette sensation fait défaut. La liberté et même l’illusion de la liberté – auxquelles la mort, plus encore une mort comme la mienne, met fin. »

    Exister « par la grâce de traces »… Mais est-ce véritablement une « grâce » que de vivre sous la forme d’un « dos aux épaules pendantes », d’un « dos à vélo », sous celle de « narines », d’un éternuement, d’un « spectre », voire d’une « simple sensation, celle que procure du sable humide dans la paume d’une main » ? La propre mère du défunt ne se représente plus ce dernier que sous le prénom du père, mort depuis très longtemps.

    Les rares souvenirs bâtissent une ruine de désillusions ; Legrand est l’architecte de sa seconde mort. Son identité s’estompe inexorablement ; il est un chancre qui nécrose la mémoire des êtres côtoyés, mal chéris, incapables de souffrir plus longtemps ce qu’il fut réellement. Tous ? Non. Il est encoreBelle qui ne souffre pas, Belle la désirée, la tant aimée, pour qui il a tout quitté, retrouvant sa libido, sa liberté et sa créativité, Belle qu’il célèbre comme sa muse tout au long du récit, Belle l’amante d’un semestre devenue la compagne de plusieurs années, Belle la désinvolte, à la mémoire en forme de passoire, Belle qui ne souffre pas, non, qui ne ressent aucune douleur, non, pas même un déchirement, non, car Belle l’a oublié.

    « Les pensées qu’elle me consacre sont plus ténues que ne pourraient le laisser croire les années que nous avons passées ensemble. Je me demande si elle m’a jamais regardé. Dans son esprit, je me trouve le plus souvent, telle l’étoile visible dès lors qu’on regarde à côté d’elle, à l’écart d’une pensée principale sur laquelle je jette tout juste une vague lueur […] me voilà congédié d’un brusque mouvement de la tête, comme si j’étais ses longs cheveux qu’elle rejette sur ses omoplates avant de se mettre à jouer. »

    Point de seconde mort, pour n’avoir jamais eu de seconde vie : il n’a été aux yeux amusés de sa belle qu’un « homme à la courte stature ».

    Dans « Chronique d’un fils qui devient père », texte essentiellement autobiographique, Willem Jan Otten fait l’expérience intérieure du drame de sa propre disparition, jusqu’au souvenir, en contemplant son fils dans le berceau.

    « Se glisser la nuit dans sa chambre. Sa respiration. L’art de fermer sa porte sans que la clenche fasse de bruit. L’évidence de tout cela. Si je disparaissais aujourd’hui, je ne serais pas même un souvenir. Bientôt viendra le temps où je serai, quand bien même il ne me verra pas. » 

    Gérard Legrand a été. Sa vie posthume ne tient qu’à des « souvenirs élimés », « effilochures d’un tapis disparu ». Il est tout au mieux évoqué pour permettre à l’aîné de justifier sa future liaison extra-conjugale, ou à la vue d’un tableau représentant un jeune garçon qui n’est pas lui, mais son père, toile qui a vieilli, dont les couleurs ont terni, comme sa propre présence dans le cœur de ceux à qui il aurait dû être cher. Il n’est plus qu’un souvenir sans expérience commune, sans connaissance précise, sans mémoire vive.

    « Je me suis abandonné à eux, en leur laissant pour de bon le soin de faire de moi le souvenir que je suis dorénavant. Je suis le seul à me rappeler cela – je suis le seul à me connaître. »

    Justification d’un homme « incapable de s’envisager en tant que souvenir ».

    Miroir sans tain pour voyeur désormais impuissant.

    Tache sans consistance. 

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    Willem Jan Otten, De letterpiloot, G.A. van Oorschot, 1994

    (recueil d’essais, de récits et de chroniques)

     

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    4. À travers le miroir

     

    « Tout cristal nous guette. Si entre les quatre

    Murs d’une chambre se trouve un miroir,

    Je ne suis plus seul. Un autre est là, le reflet

    Que dispose dans l’aube un théâtre secret. »

    (J. L. Borges, Poème des dons)

     

    La présence de l’autre, brutalement révélée par le miroir, ouvre à un « théâtre secret » dont il n’est pas toujours facile de comprendre l’exacte portée, tant elle relève – du moins chez Jorge Luis Borges – de l’angoisse obsessionnelle, par cette frontière ténue entre représentation de soi, dédoublement de la personne, apparition d’un tiers… Nous retrouvons cette ambiguïté dans les deux romans de Willem Jan Otten, traitée sans doute avec moins de génie que par l’écrivain argentin, mais déployée dans une narration riche de sens. Il est un lien de filiation entre les deux écrivains : Borges est l’un des quatorze artistes (écrivains et cinéastes) à qui Willem Jan Otten rend hommage dans le recueil d’essais Waarom komt U ons hinderen (2006).

    Notre auteur use de l’objet-miroir, dans la longue tradition des contes, du miroir magique de Blanche-Neige au miroir du Riséd (anacyclique de « désir ») de Harry Potter, pour capturer un instant de vérité, la jouissance catégorique, l’essence de certains de ses personnages, des femmes toujours, des amantes toujours, Minke pendant l’acte sexuel avec Félix Vincent, Belle lorsqu’elle fait ses gammes après avoir couché avec Gérard Legrand qui se comprend alors comme accessoire, telle la mèche de cheveux rabattue en arrière et qui n’interfère plus, docile, avec la vitalité de la jeune artiste.

    « J’aimerais bien le consoler, lui dire qu’il convient de chercher dans le haut miroir, et non en moi, la réponse à l’énigme que constitue l’inaccessible Belle. »

    Miroir-objet, miroir sans mouvement, préfiguration évidente, un brin convenue, de l’avènement à soi-même.

    La toile fait l’expérience d’un changement profond de soi, sous les coups de pinceaux de l’artiste : le lin immaculé a été recouvert de couleurs, principalement du vert et du noir ; l’altération des accidents semble affecter jusqu’à sa substance ; la perte de la virginité reflète les scènes d’amour du peintre avec sa femme et sa maîtresse.

    Toile est devenue Peinture.

    « Comment une créature telle que moi peut-elle parvenir à se voir ? Me connaître moi-même, cela m’échappait tout autant que l’âme d’un nouveau-né échappe à ce dernier ; par moments, je prenais conscience qu’il me fallait aller jusqu’à me demander si je ou un truc de ce genre existait vraiment. Je ou moi. Ce il, ce elle, ou quel que soit le nom qu’on lui donne. Ce que peut voir en un seul regard fulgurant tout autre que nous. Notre visage. » 

    Le questionnement existentiel de ce protagoniste original est peu à peu circonscrit par le romancier à cette dissociation – éclairante mais très vite asséchante – du « je » et du « moi » qu’affectionne tant la psychanalyse. Telle est une des limites que nous percevons dans les romans de Willem Jan Otten ; l’écrivain néerlandais tend à réduire ses personnages à des attitudes finalement déchiffrables, au tout psychologique, justifiant le moindre de leurs faits et gestes. Il semble parfois obéir à cette tentation du roman contemporain de vouloir tout expliquer par la psychologie ; Gérard Legrand fait d’ailleurs écho à la démarche du romancier même, en reprochant à ses proches de ne pas l’avoir compris – « Pourquoi ne parles-tu jamais de ce qui te concerne ?,demande-t-il à son ex-femme. Pourquoi toujours parler à ma place ? » – tout en posant des jugements lapidaires sur les autres, qui relèvent de l’omniscience. La narration enferme les êtres dans des perceptions qui ne leur laissent guère d’espace de liberté. Tout semble dit sur eux ; les silences qui demeurent ne sont qu’accessoires, presque superficiels, comme contraires à la musicalité revendiquée. Le romancier n’est cependant pas tout à fait dupe : plus Legrand enferme les autres dans son prisme étriqué, plus il développe une ironie sous-jacente envers lui-même et sa présente situation. Il est toutefois une issue douloureuse et féconde, un abîme proprement ottenien : l’engendrement ; nous y reviendrons.

    willem jan otten,pays-bas,romans,littérature,les allusifs,gallimard,théâtreL’angoisse de la toile est ainsi celle du bébé qui relève du fameux stade du miroir décrit par Jacques Lacan. Le « je » advient à la conscience par la découverte du « moi » : le sujet émerge en cette expérience psychanalytique fondatrice. Dans un premier temps, elle ne s’est pas reconnue devant ce nouveau venu dans l’atelier, et il aura fallu que Minke, l’amante indiscrète, évoque le miroir pour que la toile découvre que le « nu couché grandeur nature » n’est autre qu’elle-même, distinct d’elle-même. Regard insoutenable sur l’autre qui est soi, « ce qui se passe là n’est pas destiné à être vu par des yeux humains, nous ne sommes pas faits pour voir ce que nous sommes », miroir de l’exactitude, d’un face à face à l’angle de vue limité, un insupportable à-l’envers qui culbute toute perception. Ainsi Félix Vincent.

    « Il refuse de se regarder comme il regarde les gens qui posent pour lui, me suis-je dit plus tard, il craint son propre regard. »

    C’est pourquoi nous quémandons, consciemment ou non, le regard extérieur, miroir déformant d’un autre qui n’est pas « nous », regard qui interpelle pour nous faire naître à nous-même. Désir enfin du regard de Dieu, Créateur, pour saisir un peu de cette existence propre qui nous déborde de toutes parts, dans l’irruption de l’instant initial – la toile –, dans l’extinction de l’ultime exhalaison charnelle – Gérard Legrand.

    « … je savais que c’était donc là mon regard, que créateuravait tenu à me capturer de la sorte : encore ignorant de ce que je voyais. Moi, il m’avait couché dans un giron du satin le plus vert, tout en se figurant des voix d’enfants sur la plage de galets la plus chaude de Crète ; moi, il m’avait rempli avec Tijn, avec le souvenir du regard détourné et du regard qui ne veut pas voir, le souvenir d’une prise de conscience alors qu’on est encore ignorant ; moi, créateur avait souhaité me capturer à l’ultime seconde de notre innocence, celle durant laquelle on lève les yeux, désireux de savoir qui nous sommes aux yeux du monde. »

    Gérard Legrand ne croit pas au Créateur, il ne l’envisage pas, contrairement à la toile, pas même dans cette vie précaire par-delà la mort.

    « Je me demande comment c’était, la vie posthume avant la mort de Dieu, avant que nous ne nous soyons désignés pour nous accorder à nous-mêmes le pardon. Si j’avais pu croire en un dieu qui juge et dans le caractère sacré de mon amour pour Olga […] aurais-je pu me donner ? »

    Du miroir de Legrand en 1984 à celui de la toile en 2004, vingt ans plus tard, il est un fossé, une plongée dans les eaux baptismales à la fin du siècle dernier, dont le romancier est sorti renouvelé : « C'est assez bizarre de se dire qu’on est ‘‘en recherche’’ parce que quelqu’un vous cherche », confie Willem Jan Otten dans un entretien. Recherche de l’autre, recherche du Tout-Autre, recherche de soi par le Tout-Autre. Legrand s’inscrit encore dans le milieu athée et très cultivé de la famille du romancier, cet « humanitarisme » si cher à la Hollande, au point que l’écrivain devenu catholique se verra durement critiqué par l’intelligentsia de son pays en raison de sa foi nouvelle. 

    Legrand est humanitariste. Durant sa vie terrestre, il n’a eu de retour sur lui-même que celui – absolu – qu’il s’est octroyé ; l’illusion s’écroule par-delà la mort. Ce Narcisse contemporain, amoureux de ses choix et de sa prétendue liberté, découvre que le « moi » n’est pas seul à déterminer qui il est. Il est certes miroir ; il en est d’autres. L’expérience est celle de la toile qui recueille un mort peint sur le vif. 

    « Le monde était plein de miroirs invisibles qui gardaient en mémoire ce qu’ils avaient reflété.

    Je suis un de ces miroirs, me suis-je même dit.

    Je garde en moi le double de quelqu’un.

    Moi, support. »

    Dans Un homme par ouï-dire, Legrand se veut le miroir des pensées et des intentions de ses proches, quand tous les personnages sont en réalité le support de Legrand ; mais un support qui ne reflète aucun corps. Lui, l’interprète tout-puissant, qui donnait corps aux compositeurs passés, se voit narquoisement dépouillé de toute matérialité.

    « Ce mot ‘‘corps’’ m’avait frappé, et à présent que je n’en ai plus, j’en discerne toute l’ironie – je me suis employé à rendre tangibles des idées, et à présent que je suis devenu une idée, tout aussi dépourvu de corps que l’inspiration avec laquelle joue l’écrivain dans l’espoir de narrer une histoire riche de sens, à présent j’aspire au moment où quelqu’un va se souvenir de moi comme corps et non comme idée. » 

    Cruauté finale d’un miroir à jamais fissuré.

    Achèvement d’un vide qui n’en finit plus de s’étendre.

    Expérience d’un engendrement imminent qui ne se fait pas. 

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    Willem Jan Otten, Eerdere gedichten, G.A. van Oorschot, 2000

    volume qui regroupe tous les poèmes publiés

    en recueils de 1971 à 1990

      

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    5. Cris et chuchotements

     

    Legrand.

    Présence sans corporéité.

    Existence vidée de toute substance. 

    « Il y a des jours où un étonnement, confinant à la mélancolie, prend le dessus. Personne alors ne m’invoque, un grand calme règne sur le front, mes proches se débattent avec d’autres personnes que moi ; dans mon vacuum sans Dieu, je m’efforce de m’imaginer que, dans les lits qui m’ont connu, si on souffre, on aime aussi, on dort, des corps y désirent – en mon absence, moi qui, au cours de ma vie, me tenais pour un nerf en boule, un épiderme, l’extrémité d’un doigt, une membrane. » 

    Il s’imaginait enveloppant les êtres qui l’entouraient, indispensable écorce protectrice ; dans son « vacuum sans Dieu », il est irrémédiablement absent de leur vie : « Aujourd’hui, nul ne se débat plus de sa propre initiative contre mon absence. » Absence sans cesse croissante, vide en constante expansion. 

    Tout était pourtant sous contrôle, dominé, maîtrisé : son influence sur Olga, la mise en place de sa double vie, la visite hebdomadaire à ses enfants, jusque sa relation passionnée avec Belle qui contrefait le don… Mélange des corps dans un désir retenu. Gestion du temps pour un musicien virtuose. 

    « La seule issue à cet écheveau de reflets, c’est le report, le silence qui ne se prolonge pas trop, la maîtrise du temps. »

    Il crut y parvenir de son vivant ; la mort le détrompe. L’apologiste du temps devient victime du silence. Il ne sait ce qui blesse le plus sa fierté : l’oubli progressif ou la déformation des souvenirs dont il est l’objet. Le musicien hésite dans l’interprétation de sa partition, comme le peintre dont le cynisme éclate rageusement à longueur de toiles parfaitement exécutées, mais dépourvues d’âme.

    « Créateur murmurait entre ses dents des paroles du genre je peins son masque mais capture son âme ; ce n’était en réalité que des mots creux car le résultat devait le laisser sur sa faim, à en être enragé. Un vide virtuose, voilà ce qu’il avait obtenu, image exacte de ce que le monde de la culture pensait de lui […]

    Encore trente comme ça et je suis libre.

    Oui, c’est bien ce que je l’entendais fredonner ces jours-là.

    Encore trente portraits.

    Je comprenais qu’il luttait, il menait un combat pour être libre. »

    Un « vide tragique » que l’artiste désabusé ne sait que décliner en nuances ; il fait face à un impératif financier qui le contraint à obéir à la commande, au mépris de ses aspirations profondes. Nécessité économique fait loi artistique. Mais le peintre ne se trouve pas ; il n’advient pas à lui-même ; et la toile reste vierge. 

    Si encore le vide pouvait se laisser circonscrire intellectuellement, se laisser appréhender artistiquement…

    Il n’en est rien.

     « Le vide, disait créateur, le vaste vide froid de cette surface gelée – il est impossible de le peindre. »

    Le vide n’a pas de corps.

    La toile attend de prendre chair ; Legrand a définitivement perdu sa matérialité.

    Décomposition systématique d’une réalité qui n’a peut-être jamais existé. 

    Un objet a parfois plus de corporéité qu’un être n’en a jamais eu : « Aujourd’hui, dit Lidewij, ce verre est bien plus la bouche de maman qu’à l’époque où sa bouche existait encore. »

    Vide.

    willem jan otten,pays-bas,romans,littérature,les allusifs,gallimard,théâtreLe vide est le drame dans lequel s’enferrent Félix Vincent et Gérard Legrand, cette part obscure apparentée à la mort, mort artistique et mort par-delà la mort. Willem Jan Otten donne une existence propre à ce vide, dans la lignée de Blaise Pascal qu’il affectionne particulièrement, en le plaçant en balance avec la vie, sans que nous sachions pour le moment en quoi celle-ci consiste : « Ne pas peindre sur le vif, c’est peindre sur le néant. »La mort sur le vif… expression antithétique, énigme vertigineuse que le peintre s’efforce de résoudre en se proposant de donner vie à ce qui n’est plus, à ce qui n’est pas encore.

    Les discours du commanditaire, l’ambigu Valéry Specht, font revivre celui qui est mort, ce fils, Singer, au prénom si troublant pour le lecteur francophone. Car il s’agit bien de singer le néant, en le recouvrant de nudité pour offrir une chimérique présence, indispensable à l’artiste : le nu masque le vide et produit un regard en retour pour le peintre. L’acte créatif devient combat contre le vide qui habite l’artiste, pour que ce dernier soit enfin soi, pour que la toile soit enfin peinture, pour que Singer retrouve enfin son souffle vital – triple enfantement.

    « Il était tout regard, non seulement par rapport à ce qu’il faisait, mais aussi et surtout par rapport au néant, je ne trouve pas de meilleur mot, j’estimais qu’il fixait très souvent le néant, d’un regard vide, pour ne pas dire mort… » 

    Le vide s’estompe, il est comme suspendu définitivement : Créateur s’est donné l’être, il a triomphé de la mort, il est maître de la vie. Mais il suffit d’une parole, dans la trompeuse sueur des chairs mêlées, d’une lettre, au lendemain d’un orgasme avorté, pour que le vide réapparaisse, victorieux.

    « Quand il eut terminé la lecture de la lettre, il resta de longues minutes à fixer le vide devant lui, le vide, c’est-à-dire plus ou moins le papier ploc. Sans rien voir, sans faire le moindre mouvement, à croire qu’il s’était même arrêté de respirer. »

    Vide primordial que créateur a essayé de combler, comme Gérard Legrand, pour faire reculer sa propre mort : « Être disparus, ils en sont incapables », constate la toile, « incapables » d’envisager leur disparition. Willem Jan Otten, avant de croire dans la vie béatifique en Dieu, avait tragiquement envisagé – nous l’avons déjà souligné – la possibilité positiviste d’une existence posthume par l’acte du souvenir, sans illusion. La survie de Legrand dans les mémoires varie selon le degré de peine ou de colère éprouvée, jamais selon l’amour. Son accident mortel achève le processus : « j’étais bien plus la mort et l’effroi qu’inspire notre finitude, que Legrand », reconnaît-il. Le repas qui commémore sa disparition souligne l’ambiguïté de sa place dans la famille, lui si présent dans les non-dits, si absent des consciences.

    « Je fais office de sous-titres, le sujet que l’on n’aborde pas […] Dans toutes ces têtes, je suis apparu un jour pour la première fois, y compris dans celle de Klara qui ne me connaît que par ouï-dire. »

    Si Klara est la seule à n’avoir jamais rencontré Gérard, son beau-père, la méconnaissance de l’homme qu’il fut est générale, comme en témoigne l’intitulé du roman, Un homme par ouï-dire, traduction fidèle du titre original néerlandais, soit que ce dernier épouse la vision du narrateur qui affirme être le seul à se connaître, soit que le vide laissé par sa fuite avec Belle en fait un inconnu pour ceux dont il avait la responsabilité, soit que Legrand s’est révélé incapable jusqu’au bout de se donner à un autre : « Je ne sais pas qui est l’homme qui me manque », exprime Franck, son fils cadet ; à moins que ce ne soit un constat de Willem Jan Otten sur l’impossibilité fondamentale de toute connaissance sur l’homme. 

    Le vide auquel se confronte Félix Vincent dans La mort sur le vif n’est pas le même que celui qui pénètre chaque relation dans la famille du pianiste. Le père d’Olga « demeure un homme par ouï-dire, un vide, que personne, pas même moi [le narrateur], n’est parvenu à combler » ; Gérard Legrand lui-même s’est tourné vers Olga parce qu’elle « représentait l’atténuation d’un vide, l’évacuation d’une époque », vide en partie provoqué par la mort prématurée de son propre père. Et puis il y a cette dernière disparition, celle du narrateur, père fuyant, père absent, père définitivement mort. 

    « Je sais ce qu’est l’immobilité d’un père mort, la boîte noire qu’il devient dans la tête de son fils, l’arche vide qu’il faut à ce dernier coltiner encore et toujours. Depuis, je suis devenu moi-même un tel vide monolithique dans la tête de mes fils. »

    La destruction provoquée par le départ puis la mort de Gérard Legrand trouve écho dans la famille : Franck et sa peur, Klara et son combat pour donner la vie, Johannes et sa probable infidélité, Olga et sa culpabilité compensatoire…

    « Il lui a demandé si je laissais quelqu’un. ‘‘Personne. Personne en réalité. Il était seul.’’ »

    Il n’est pas de père dans ce court roman ; le vide l’a emporté. Félix Vincent avait peint sur le vif : Singer est mort il y a longtemps ; pire, comme dans le rêve de Lidewij, la femme du portraitiste, « depuis le début, il était mort ». Félix s’est menti. Suit l’inéluctable destruction… et la véritable paternité. Voici le dénouement. 

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    Willem Jan Otten, Waarom komt U ons hinderen, G.A. van Oorschot, 2006 (éd. 2010) (recueil d’essais sur saint Augustin, Jorge Louis Borges, Robert Bresson, G.K. Chesterton, F. Dostoïevski, Tonke Dragt, Shūsaku Endo, René Girard, C.S. Lewis, Czesław Miłosz, Blaise Pascal, Gerard Reve, Andreï Tarkovski, Joost van den Vondel)

     

    *

    *     *

     

    6. Vers la joie

     

    1983-1984 

    Il n’est pas de thématique plus déployée dans l’œuvre de Willem Jan Otten, du moins dans les rares écrits traduits en français, que celle de la paternité douloureuse, espérée, impossible, toujours dramatique parce que vécue jusque dans l’abandon : Gérard Legrand quitte Olga et ses deux enfants pour Belle ; Félix Vincent profite que Lidewij soit à la maternité pour s’offrir un fiasco nocturne avec Minke. Si le sujet pourrait sembler éculé tant il a suscité d’écrits au fil des siècles, de Sophocle à Wajdi Mouawad, il trouve dans l’œuvre de l’écrivain néerlandais une force particulière, une résonance perpétuellement en mouvement. Le drame de la paternité se joue différemment d’un livre à l’autre, à mesure que l’auteur en fait personnellement l’expérience.

    Car nul besoin de procéder à l’évidente psychanalyse de l’auteur. Dans sa « Chronique d’un fils qui devient père », il raconte le drame vécu en 1958 par sa mère, son frère et lui, alors âgé de six ans. Incarnant un milieu cultivé athée et musiciens aguerris, Marijke Ferguson et Kees Otten formaient un couple apparemment uni, jusqu’à ce que, la famille étant partie camper, lui s’empare de nuit d’un vélo et disparaisse, pour une autre femme, de leur vie quotidienne. Cette femme est-elle une étudiante de son père, comme la Belle de Gérard Legrand ? Qu’importe. L’histoire réelle rencontre la fiction dans ce premier roman de Willem Jan Otten, écrit près de vingt-cinq ans après le drame, publié en langue française cette année.

    Un an avant la publication d’Un homme par ouï-dire, en 1984, Willem Jan Otten avait fait paraître une pièce de théâtre – non traduite en notre langue – intitulée Een sneeuw (« Une neige »), qui est aujourd’hui encore l’une des plus jouées aux Pays-Bas. Au cœur de ce drame, une famille s’apprête à célébrer l’anniversaire – probablement le dernier – de Panda, un homme incapable de parler, à la manière de ces héros antiques, et ne pouvant s’exprimer que par écrit. Mais en fait d’expression, c’est une lancinante obsession qui revient : il ne veut être un poids pour personne. À force de le faire comprendre, il devient une charge insoutenable pour les autres qui ne savent manifester leur affection devant cet aïeul imposant et définitivement muet, qui ne peut plus témoigner verbalement de son amour, ni exprimer correctement sa souffrance, ni demander pardon. Homme déchu, lointain, tenté par une improbable fuite vers l’au-delà. Homme monolithique que nul ne sait affronter simplement, parce qu’il n’est même pas le père des enfants, parce qu’il n’est que le compagnon de leur mère, parce qu’il est à la fois cet étranger et ce très-proche. Un homme sans paternité tangible. En regard de cette figure, il en est une autre, celle d’un petit-fils de la famille qui s’apprête à devenir père, alors que les générations précédentes se débattent toujours avec un écrasant passé ; la confrontation familiale le renvoie à lui-même, à sa propre paternité à venir qu’il redoute d’assumer, de même que les responsabilités qui y sont liées et qui mettent en péril sa précieuse liberté.

    Devant la figure du père, Willem Jan Otten hésite, balbutie, tremble ; son œuvre littéraire porte les stigmates de cette blessure d’amour vécue dans l’enfance. Qu’est-ce qu’un père ? Comme Franck, fils cadet du héros et reflet de l’auteur, il ne saurait le dire : « Il n’a à sa disposition aucun souvenir le rattachant à un père. » Franck se souvient de Gérard Legrand ; il ne se rappelle plus son père. Une autre fois, celui-ci traverse fugitivement son esprit : « Franck m’a invoqué et je suis apparu sous la forme d’un spectre, père de sa panique. » La seule paternité reconnue est celle de la part obscure de son être.

    willem jan otten,pays-bas,romans,littérature,les allusifs,gallimard,théâtreSi l’aîné Johannes pose la question de la fidélité dans le couple, Franck pose celle, plus cruciale, de la paternité ; double faute de leur père disparu un matin. Ils sont les victimes d’un homme qui a désiré la liberté à leurs dépens. Ils ont perdu leur éphémère innocence, ils ont quitté bien tôt l’enfance, comme une bulle de savon qui éclate, mais sans jamais trouver leurs certitudes d’adulte. Ils avancent clopin-clopant à côté de leur propre vie, en évitant de penser à cette présence tapie dans l’ombre de leur passé, présence à jamais silencieuse, désespérément enfermée en un mutisme mortel.

    Johannes lutte inconsciemment avec son père pour le rétablir dans sa dignité, afin de justifier sa propre infidélité à venir – contagieuse destruction. Franck lutte douloureusement pour accueillir la paternité de son géniteur, afin de répondre à la demande de sa femme Klara d’avoir un enfant ensemble – laborieuse reconquête.

    « Après quelques années de mariage au cours desquelles votre conjoint congédie obstinément son père d’un haussement d’épaules, il n’est sûrement pas extravagant d’envisager que ce dernier est à l’origine de vos malheurs. Moins encore quand votre mari place les histoires qu’il rapporte à son sujet sous le signe du hasard. Car c’est sous ce jour que Franck parle de moi : à croire que j’ai été une erreur, commise un jour par sa mère. 

    Dans mes moments les plus moroses, je le vois, jeune père mis de façon inopinée, à cause de la moitié de bébé désirée, devant la nécessité de m’accorder la place qui me revient – non celle d’erreur, mais celle de géniteur. »

    Pour avoir eu deux enfants avec Olga, Gérard Legrand refuse d’en avoir un autre avec sa nouvelle compagne ; elle rompt et se met en couple avec un gentil garçon, capable d’être père, mais dont la décrépitude est déjà imminente, si bien que leur fille se prend à rêver à ce père inconnu dont elle a lu la correspondance avec sa mère. Voici Legrand, ce démissionnaire de la paternité réelle, devenu père fictif d’une petite fille en mal de romantisme. Comble de l’ironie déployée par l’écrivain !

    Franck ne refuse pas a priori ; il est cette moitié de désir manquant, incapable d’envisager l’engendrement comme un acte d’amour allant de soi, au grand dam de Klara, la seule à n’avoir pas connu son beau-père et à en mesurer certaines conséquences, non sans frustrations.

    « Refuse-t-il donc de voir […] que cet homme a laissé un sillage de décombres dans la vie de ses proches, y compris dans la sienne, lui, le cadet ? ‘‘Vous êtes incapables de prendre un engagement !’’ aurait-elle aimé crier. Elle nous voit comme un tout, une horde de loups autour du traîneau de son existence sans enfants. »

    Échec de la paternité.

    Une corde tendue que nul n’ose effleurer de peur qu’elle ne relâche sa plainte.

    Pas même une tentative de distiller une espérance, alors que la duperie a définitivement éclaté dans les dernières pages.

    « Personne. Personne en réalité. Il était seul. »

    Terrible sentence qui s’applique à chacun des personnages de ce court roman.

    Solitude d’Olga, trompée impunément, jusqu’à ne plus pouvoir réinterpréter les faits à sa rassurante convenance.

    Solitude de Johannes enferré dans son illusion d’une possible reconstruction.

    Solitude de Franck que l’irruption d’un fragment inconscient soulage mais dont le bras négligemment posé sur le corps endormi de Klara ne trompe pas.

    Seuls. Définitivement.

    Car l’engendrement n’a pas lieu. 

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    Willem Jan Otten, Een sneeuw en meer toneel, G.A. van Oorschot, 2006 (volume qui regroupe les 5 pièces de théâtre de W.J. Otten, présentées par l’auteur)

      

    *

     

    1983-1994 

    La parution de Een sneeuw et d’Un homme par ouï-dire coïncide avec la première version d’un texte autobiographique, diffusé à la radio allemande en 1983 mais publié dix années plus tard dans la langue originale : « Chronique d’un fils qui devient père ». Dix années durant lesquelles Willem Jan Otten ne cesse de garder ouverte la porte. Il est devenu père à la fin des années soixante-dix ; la vie réelle demeure son véritable chemin d’apprentissage.

    Il s’attendait à un bouleversement ; il est déçu à trop se regarder. Sa réflexivité l’empêche encore de vivre ce moment où il devient père. Toutes les conditions de vie ont changé, pas lui, pas intimement, pas autant qu’il se l’imaginait. À la différence de Franck, il a pourtant dit « oui ». Premier pardon ? Simple acceptation.

    « On n’engendre pas sans concertation – c’est dans l’ordre des choses quand on est soi-même un enfant du planning familial. Plus rien ne va de soi, tout est politique. Désirer un enfant, c’est se prononcer sur le monde. Si j’ai un enfant, c’est que, d’une certaine façon, j’ai dit : j’adhère à ce monde. »

    De 1983 à 1994…

    Dix années hantées par le sixième mystère douloureux, proprement ottenien.

    Celui de l’enfantement au-delà de la souffrance.

    Celui d’une fécondité formulée du bout des lèvres, en bordure de cœur.

    Parce qu’il a un fils, il retrouve son propre père, ce père absent, ce père parti avec une autre, ce père qui l’a abandonné. Une similitude pourtant.

    « Alors qu’il vient voir le bébé et la maman, mon père se sent plus proche de moi que jamais, il me semble – comme si ma paternité me faisait redevenir membre de sa famille. J’ai exactement l’âge qu’il avait lorsqu’il m’a eu. Peut-être est-on même en droit de parler de seconde naissance, et peut-être revit-il à travers ma paternité toute fraîche la sienne – retrouve-t-il une sensation qu’il a dû bannir après qu’il eut disparu du Limbourg.

    Quelle sensation ? Ça ressemble à quoi, la paternité ? »

    Du fait de la paternité de son fils, Kees Otten – à qui est dédié La mort sur le vif – retrouve un peu de la sienne, oubliée, enfouie. La question est posée : « Ça ressemble à quoi, la paternité ? », mais demeure en suspens. Willem Jan Otten reprend son récit : la réponse ne peut être théorique. Elle réside dans ce bout de chair palpitante, immensément autre que lui-même, vertige incommensurable.

    Ce père, cet inconnu…

    Ce fils, cet inconnu…

    La paternité, cette inconnue…

    À s’y perdre soi-même.

    « J’ai levé les yeux le long de l’érable – le soleil couchant faisait tomber une lumière rouge orangé sur son tronc –, tel un homme qui regarde sous les jupes d’une femme, les branches frémissaient à peine et je me suis senti un accident, un étranger, tout me semblait relever d’un état incident, l’arbre, le soleil, le bébé, moi-même. […]

    Je ne peux l’appréhender comme une chose naturelle, la paternité, pas quand mon père nous rend visite. Cela me chiffonne ; je n’entends pas dénier à mon père sa paternité, après tout il était mon père quand j’avais moi-même l’âge que mon fils a aujourd’hui. »

    Puis l’enfant a pleuré.

    Quelques kilogrammes soulevés par des spasmes soudains.

    Puis l’adulte a compris.

    Il est père.

    « J’ai réalisé que je m’étais senti plus livré à lui que je ne m’étais laissé pénétrer par sa vulnérabilité. Ce que j’avais qualifié de ‘‘paternité’’, c’était un bouillon de culture. À force de me représenter avec la plus grande compassion possible ce qu’il signifiait pour moi, et de considérer les changements dans mon rythme quotidien comme autant de phénomènes, je m’étais persuadé que c’était moi, et non lui, qui étais mis en scène par sa naissance. » 

    Identité du père qui ne tient que par la présence d’un autre, d’un tout petit, d’un vulnérable, d’un presque rien sur l’échelle de la conscience humaine, mais qui déjà existe, depuis sa conception dans les entrailles maternelles, depuis son éclosion à la lumière du soleil, depuis cette explosion instantanée de larmes. La paternité jaillit avec l’enfant. Autocentré, il n’avait perçu que l’accomplissement du père ; il devine désormais la réalisation du fils.

    « La lune de miel, c’est fini. Le temps est venu de reconnaître que c’est moi qui l’ai fait et non l’inverse. […] J’ai récupéré mes oreilles. J’ai arrêté d’écouter avec les siennes. Je suis, cela ne fait aucun doute, initié. Je reconnais son existence. Il est là, y compris quand je ne le ‘‘pense’’ pas. »

    Il n’y pas que l’enfant qui porte le père ; il fallait encore comprendre que le père porte également l’enfant.

    Le consentement à la paternité s’inscrit dans la relation. 

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    Willem Jan Otten, Droomportaal, G.A. van Oorschot, 2014

    (recueil d’essais dont dix sur le cinéma)

       

    *

     2004

    Relation.

    Il n’est pas de paternité réelle sans relation vivante. 

    Valéry Specht s’y est essayé : il a acheté un esclave qu’il aime éperdument, qu’il s’échine jusque dans sa déchéance physique et morale à appeler son enfant.

    « Peins mon fils. Donne-lui vie. Oublie sa mort. […]

    Ce que je te demande, Félix, c’est Singer. Mon enfant. »

    Il s’imagine des engendrements fictifs : le faire naître sur une toile est l’ultime opportunité.

    Après, ce ne sera plus possible.

    Après, il sera mort. 

    « Quand mon fils sera-t-il prêt ? »

    Specht – patronyme qui signifie littéralement « pic vert » – est cet oiseau qui creuse son nid dans les arbres morts, souvent en décomposition, pour y élever sa progéniture. 

    Specht engendre dans un tronc mort.

    Engendrement inavoué parce qu’insupportable.

    Procréation illusoire et malsaine.

    Trame cachée de ce roman dont le titre original est Specht en zoon, « Specht et fils ».

    Il n’est pas de fils.

    Il ne saurait y avoir de père.

    Mais Félix Vincent fait semblant d’y croire. Il peint, peint, peint… Il est créateur. Il y a toutefois ce sexe, cet organe vital par quoi la vie jaillit ; il faut le reproduire. Mais ce ne peut être celui d’un mort. Car Singer est mort, ne nous mentons pas, même si nous faisons tout pour l’oublier… oubli dans l’inconscient qui ne trompe pas au moment de représenter l’origine masculine du monde. Le peintre fait alors acte de mémoire, acte thérapeutique pour accueillir enfin une honte passée : cet ami, Tijn, qui lui avait montré son sexe raccourci et son désir. Mais il avait fui, honteux. Il peint ce sexe entrevu il y a longtemps ; il répare l’amitié avortée. Enfin, l’œuvre est achevée ; la compagne du peintre peut poser son regard sur celui qu’elle appelle le « nouveau-né ».

    « Ainsi, elle m’observait, Lidewij, c’est-à-dire : elle observait celui qui était né sur moi au cours des semaines écoulées, celui-là même qui, enfin contemplé, levait – c’est ce que je ressentais – les yeux et la voyait. […] il y avait pour la première fois, voulais-je croire, quelqu’un qui me regardait vraiment dans les yeux. »

    « Me »… Qui ? La toile devenue peinture, Singer ressuscité, Tijn réhabilité… Autant de visages éphémères, autant de vaines prétentions. L’art – qui transpire des écrits de Willem Jan Otten – n’est pas la vie.

    La toile le sait ; elle le sent.

    « Étrange, la brièveté de cet échange de regards. Avais-je escompté qu’elle s’abîmât dans le mien à l’instar d’une amante, d’une jeune maman dans celui de son enfant ? En fait, c’était comme s’il n’y avait pas eu d’échange du tout. »

    Nouveau-né sans identité… L’art – la peinture, la musique – n’est pas la vie. Félix et Lidewij quittent aussitôt l’atelier pour l’alcôve. Sept mois plus tard, Lidewij vit ses premières contractions, avec deux mois d’avance.

    Au même moment, sept mois plus tard, Félix Vincent vit le désir d’une nuit avec une autre, l’ambitieuse Minke. Il n’est pas encore du côté de l’accueil de ce fils à venir, puisque c’est la mort qui advient, par une révélation destructrice. La supercherie démasquée, Félix Vincent n’achève pas son œuvre ; il ne signe pas celui qu’il avait pensé mettre au monde en vue de satisfaire le vœu de son commanditaire.

    « Une pensée et une seule, mince comme du papier à cigarette, m’a traversé : Il ne m’a même pas signé. Et je me suis transformé, si, si, en une gerbe d’étincelles, ce que je me suis dûment représenté alors que je sentais la peinture fondre et que je vis, créateur, tête en bas, me fixer à peine quelques secondes, avant de faire demi-tour. »

    Le lendemain, il apprend que s’annonce l’accouchement prématuré – sa femme le veut à ses côtés.

    Le lendemain, il se résigne à un avortement désespéré – il prend seul la décision de tout brûler.

    L’art n’est pas la vie ; il ne sait que la singer.

    Peindre Singer, oui, il le pouvait, mais pas le faire vivre. 

    L’enfantement est double relation entre un homme et une femme, entre des parents et un enfant. 

    « Stijn.

    Stijn ?

    Il vit et il s’appelle Stijn. »

    Stijn = Singer + Tijn.

    Singer vit et il s’appelle Stijn. Enfantement du même et non du même. Car le Singer dont il est question, ce n’est pas cet adolescent noir vautré dans sa déchéance interminable ; il est le fils par excellence, non plus rêvé, mais de chair et d’os. Il n’est dès lors pas étonnant que l’écrivain néerlandais ait choisi comme narrateur, dans la version initiale, un enfant à naître, avant de renoncer lorsqu’a été publié Le Tant attendu d’Abdelkader Benali, roman qui recourt à ce procédé. 

    L’engendrement seul est capable d’étreindre un peu du mystère de l’être ; telle est la différence irréfragable entre Minke Dupuis et Lidewij Longleg, Valéry Specht et Félix Vincent, Franck Legrand et Willem Jan Otten. 

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    Willem Jan Otten, Een sneeuw & Een man van horen zeggen, G.A. van Oorschot, 2014 (réédition conjointe de la pièce Une neige et du court roman Un homme par ouï-dire)    

     

    *

     

    2014

    Engendrer l’autre pour naître à soi… Mystère de l’existence donnée pour accueillir l’existence déjà reçue d’un autre. Devenir père pour accueillir son père. Transmission sans fin qui s’origine dans le Père, rencontré par l’écrivain néerlandais dans les années quatre-vingt-dix, après l’avoir cherché, après avoir été cherché.

    Le Père, protagoniste occupant progressivement le devant de la scène dans les derniers recueils de Willem Jan Otten, toujours en attente de traduction…

    Ce Père, l’ « engendreur » éternel d’une création à jamais portée dans le Fils éternel…

    Le Père, ce U mystérieux, un vouvoiement apparent qui ne se laisse pas saisir dans une approche mondaine…

    Ce Père, un U à la nudité frappante pour s’être livré à nous sans pudeur…

    Ce U jailli d’en haut pour toucher la ligne invisible des hommes, cette invisible droite sur lesquels les mots courbesse posent, pour remonter aussitôt vers ce lieu espéré auquel il appartientde toujours à toujours…

    Majesté d’une lettre exprimant l’incommunicable, désignant l’indicible, contenant l’incompressible…

    U

    Inégalé.

    Inégalable.

    Infini d’une paternité qui n’en finit plus de nous faire advenir à l’existence. 

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    Willem Jan Otten, Specht en zoon, G.A. van Oorschot, 2004

    (roman traduit sous le titre La Mort sur le vif)

      

    *

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    7. Sonate d’automne

     

    « On peut considérer tous les livres d’Otten comme une seule et même quête de l’homme en tant qu’énigme, mais l’explication que l’écrivain cherche n’est pas celle du scientifique. Il n’aspire pas à un dévoilement du mystère qui résoudrait tout. Quiconque entend pénétrer les ténèbres ne doit pas, selon l’auteur, exposer celles-ci à la lumière vive d’un concept univoque sous peine de les voir disparaître. Comprendre, c’est respecter l’énigmatique. »

    L’analyse de Bart Vervaeck, professeur de littérature de langue néerlandaise à la Vrije Universiteit Brussel, m’a d’abord semblé, par certains aspects, abusive – pour autant que les rares œuvres traduites en français le laissent deviner.

    1984 - Un homme par ouï-dire.

    1983-1994 - Chronique d’un fils qui devient père.

    2004 - La mort sur le vif.

    Échantillons français trop ténus mais néanmoins bien répartis sur la durée.

    J’ai pu reprocher à l’auteur sa tendanceà circonscrire ses personnages dans une certaine conception psychologique totalitaire ; c’est surtout frappant dans Un homme par ouï-dire, en raison du point de départ de la narration : Gérard Legrand a accès à la pensée des êtres qui l’invoquent, jusqu’à connaître les méandres intérieurs de toutes les affaires qui le concernent. Cette omniscience se traduit par des jugements sans appel, presque absolus ; seule l’ironie permet de maintenir une distance bienfaisante. Le lecteur se sent parfois pris à l’étroit dans ce récit qui n’ouvre sur rien d’autre que le dévoilement de mensonges successifs, jusqu’à la transparence ultime qui est un rejet total – et le comble de l’autodérision pour le narrateur – vers une solitude vidée de tout.

    À mesure que Willem Jan Otten fait l’expérience de la paternité, il ouvre son récit au mystère. L’énigmatique ottenien est fortement lié au vertige de la paternité, à cet autre né de soi et qui n’est pas soi. Le vide n’a plus le dernier mot : un bout de chair prolonge un autre bout de chair. Willem Jan Otten n’explique effectivement rien de manière scientifique ; il est le phénoménologue de l’événement « génération », qu’il appréhende pas à pas, en même temps que sa propre progéniture grandit, au fil des romans, des pièces de théâtre et des poèmes qui jaillissent de son esprit inspiré. 

    Il n’est pas de paternité réelle sans relation vivante. Celle du père à l’enfant commence, dans l’œuvre de Willem Jan Otten, par un apprivoisement réciproque, une reconnaissance mutuelle de l’énigme qu’est l’autre, pour conduire finalement à une communion balbutiante devant le mystère de toute existence. Ainsi son beau poème intitulé « BW-PLO », l’un des rares traduits en français, paru dans Deshima

     

    Nous sommes arrivés

    un bois dégoulinant de pluie traversé

    au petit lac.

    Impression de voir une endormie qui ouvre les yeux

    nous connaît.

    Tu étais assis devant moi.

    J’ai posé la main

    sur la noix de coco chaude de ton crâne.

    La lumière regardait tout au fond de tes yeux.

    J’ai dit : ça, c’est de l’eau.

    De-l’eau.

    De-l’eau.

    De-l’eau, une fois de plus.

    Toi, tu as dit : bw-plo.

    Et l’as répété.

    Pour sûr, mon petit fiston,

    c’est la même chose que nous ne comprenions pas.

      

    Pierre Monastier

    Septembre 2014

     

     

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    Willem Jan Otten, The Portrait, traduction anglaise du roman Specht en zoon par David Colmer, Scribe, 2009

     

     

    Œuvres de Willem Jan Otten citées dans l’article

     

    Chro, hors-série n° 1, sept-oct 2014    

    willem jan otten,pays-bas,romans,littérature,les allusifs,gallimard,théâtreEen man van horen zeggen (1984) traduit par Daniel Cunin sous le titre Un homme par ouï-dire, Montréal/Paris,  Les Allusifs, 2014.

    Specht en zoon (2004), traduit par Daniel Cunin sous le titre La Mort sur le vif, Paris, Gallimard, 2007.

    « Chronique dun fils qui devient père » et le poème « BW-PLO », trad. Daniel Cunin, revue Deshima, Strasbourg, no 3, 2009, pp. 433-449 et 450.

     

    Autre texte cité

    Bart VERVAECK, « Respecter l’énigmatique : l’œuvre de Willem Jan Otten », paru dans Septentrion, 2007, n°1, p. 25-31.

     

    willem jan otten,pays-bas,romans,littérature,les allusifs,gallimard,théâtreToutes les œuvres de Willem Jan Otten sont publiées à Amsterdam aux éditions G.A. van Oorschot. Plusieurs ont été traduites dans différentes langues, dont les romans De wijde blik (1992) et Ons mankeert niets (1999) en allemand. Quelques-uns de ses poèmes paraîtront en traduction française dans le prochain numéro d'Inuits dans la jungle.

     

     

    Couvertures reproduites sous forme de vignettes

    W. J. Otten, Ons mankeert niets, 1999 (roman, édition de poche Rainbow Pocketsboek n° 428).

    willem jan otten,pays-bas,romans,littérature,les allusifs,gallimard,théâtre
    W. J. Otten, Gerichte gedichten, G.A. van Oorschot, 2011 (recueil de poèmes). 

    Frans Berkelmans, In ons lezen uitgebroed. Leeswijzer voor de bundel Eindaugustuswind door Willem Jan Otten, Abdij van Egmond, 2014 [Benedictijns Tijdschrift, 75 (2014) aflevering 1-2] (lecture, par un moine, de chaque poème du recueil Eindaugustuswind, 1998).

    Johan Goud (réd.), Het leven volgens Willem Jan Otten. Redenen van het hart, Klement, 2013 (recueil d’essais consacrés à l’œuvre de W.J. Otten).

    W. J. Otten, Der weite Blick, Rezidenz Verlag, 1995 (traduction allemande par Annegret Böttner du roman De wijde blik).

     

    Sean James Rose, « Farce funèbre », Livres Hebdo,  13 juin 2014