En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.
La belle Hollandaise ? Non, pas la toile de Picasso. Une sculpture d’Edmond Moirignot (1913-2002), artiste encore trop peu mis en lumière, qui connaît toutefois un regain d’intérêt. La présente évocation de l’artiste résulte d’un coup de cœur, pour ne pas dire d’un coup de foudre, au moment de la découverte de sa Jeune Hollandaise, aussi appelée La belle Hollandaise.
À l’occasion d’une exposition récente organisée à Paris (voir vidéo), les éditions de Corlevour ont publié Emond Moirignot. Le chant du monde, un ouvrage rehaussé de photographies signées Andrew Brucker et Diogo Porcel. Ce livre donne la parole à quelques amoureux de l’œuvre. Écoutons deux d’entre eux qui offrent une première approche de ces créations - on observera bien entendu un arrêt sur la singularité de cette Hollandaise - mise en vis-à-vis de la Mère courage - dont les archives gardent peut-être certaines traces biographiques… Mais en premier lieu, parole à l'artiste (vidéo de 1990).
« Avec Alberto Giacometti et Germaine Richier, le sculpteur Edmond Moirignot (1913-2002) appartient à une famille de sculpteurs qui, après-guerre, renouvelèrent la sculpture figurative pour exprimer avec une intensité nouvelle l’homme et son drame. Son œuvre affirme la foi en l’être qui pense et qui aime. L’âme est son centre de gravité et chaque sculpture crée ainsi un espace infini. Il s’y exprime la méditation, voire la mélancolie de qui s’interroge sur le temps, la vie, le monde et le néant. C’est un univers qui semble venir du fond des âges tout en étant complètement de notre temps. Moirignot est inclassable, pas de maître, pas d’élèves, pas d’intégration à un groupe. Il est de son temps mais vise à dépasser le temps. Il est libre. Il est seul. »
Claude Jeancolas (à qui l'on doit le catalogue raisonné, photo ci-dessous)
exposition Mairie du VIe, Paris, février 2020
« Essentiellement figuratif quand nombre de contemporains se tournent vers le primitivisme ou l’abstraction, son art reste fidèle aux formes ancestrales venues des Grecs, puis de la tradition occidentale de l’art religieux. Ses sculptures passent au crible du désenchantement occidental du XXe siècle, comme celles de ses confrères, mais sans rompre avec l’homme d’hier. Tandis que ceux-ci réinventent l’abstraction humaine et ses codes symboliques pour sauver de la déchéance l’idéal humaniste, Moirignot garde son cap, renouvelle son allégeance à la sagesse millénaire qui distingue les hommes et les dieux, la perfection et l’humain. Il ne perd pas foi en l’homme reçu de la tradition ; il élargit simplement un peu plus les bras pour recevoir et explorer un désir inébranlable d’une humanité debout. L’aspect rugueux, presque volcanique, de ses rondes-bosses et leurs formes allongées rappellent – évidemment – celles de Giacometti, mais sans se délester totalement, et ce jusqu’au bout de sa trajectoire de sculpteur, des courbes généreuses que dicte la nature. En témoigne encore une de ses dernières œuvres, La jeune Hollandaise, en 1989. […]
Ses œuvres féminines portent en elles cette dimension d’intériorité, comme en gestation d’un mystère dont elles sont les réceptacles, tantôt à leur insu, tant leurs gestes sont remplis d’une douce insouciance, tantôt délibérément, lorsqu’elles s’adonnent à l’activité de contemplation intime qui leur incombe. Cette qualité, cette vocation de la femme à contempler le monde dans sa dimension intime trouve divers échos dans la littérature et la pensée occidentales. De manière emblématique, la philosophe Édith Stein recourt également à l’enfantement comme la condition concrète de la femme. La femme imprimerait ainsi en tout son être la virtualité de la gestation qui lui confère un sens aigu de l’unité entre corps et âme ainsi qu’une sensibilité propre à saisir, dans un recueillement naturel, l’intimité du monde. L’écoute et l’acte de recevoir, dans le recueillement, l’être du monde, est précisément ce qui se dégage de l’acte artistique de Moirignot. Avec le surgissement de La Nuit apparaît la fécondité du sculpteur, née de sa concentration silencieuse et de sa sensibilité à l’unité du corps et de l’âme.
La Nuit, 91,7 cm
Le corps y parle superbement, par la puissance de son évocation matérielle. La Nuit est oxymore, portant concrètement l’obscur en même temps qu’un jaillissement vers la lumière. Elle marche, s’avance, confiante, le corps tendu vers la source qui révèle, dans l’escarpement du bronze, l’attente d’une fécondation qui achèvera de lui donner sa forme propre, définitive. Qui suis- je ?, s’interroge La Nuit. Elle se fait représentation concrète d’un destin que tous embrassent, l’attente de l’accomplissement de l’être par la lumière venue d’un autre.
La vocation de l’artiste se précise alors, sentinelle de l’invisible qui le précède et le dépasse. Il est le témoin continuel de l’inaccomplissement de ce qui se donne dans l’horizon du monde, ici, l’être humain. Le caractère accidenté de ses surfaces est à ce titre un élément essentiel de son travail, qui différencie Moirignot dans la sculpture figurative du XXe siècle. Étonnamment, La jeune Hollandaise et Mère courage sortent toutes deux de terre en 1989 : la première est lisse, parfaitement dilatée de sensualité, déployée dans un geste d’une lassitude extrême ; la seconde est rompue par les ans et cependant toujours debout, tirant dignement derrière elle le poids de son histoire. Ces dernières réalisations tendent un miroir à l’artiste, tiraillé par un appel paradoxal : arqué par un désir idéal de pleine lumière, il est pourtant le commis d’une beauté qui se dérobe toujours, dans l’obscurité où se retire le monde.
Le duo témoigne d’une condition que Moirignot n’a eu de cesse d’explorer et d’assumer dans son art par la représentation d’œuvres porteuses de leur inaccomplissement. Il aura été un chercheur, un homme en marche. Sa statuaire masculine, tout aussi accidentée du point de vue de la matière, présente ce visage profondément humble teinté d’incertitude : l’insouciance juvénile qui traverse les femmes laisse place à une gravité sans illusion. Mais ces hommes demeurent authentiquement en chemin, le regard au loin, horizon ou ciel, en attente de l’illumination ultime qui leur révèlera le mystère de leur insuffisance. La révélation contenue dans la démarche de Moirignot n’est jamais que surgissement, ponctuel, en attente d’une pleine lumière qui viendra lui donner sa parfaite mesure.
Mère courage, vers 1989, 43 cm
La place fondamentale laissée à la femme dans l’ordre de la représentation mais aussi dans l’approche de l’acte artistique n’est finalement pas sans interroger la résonance de cette œuvre pour notre temps. Il faudrait parler de reconnaissance avortée pour ce sculpteur dont les prétentions dans l’espace public étaient un faix trop lourd pour son intransigeance. Là où ses condisciples à l’École des beaux-arts ont pu percer, tel Karl Jean Longuet, s’associant à d’autres artistes dans des commandes d’envergure institutionnelle et voguant sur le flot de l’avant-gardisme abstrait, il est resté marginal et particulièrement méconnu. Même une rétrospective au Sénat en 2006 n’a pu exhumer l’once d’une réputation oubliée.
Cela tient sans doute à un caractère qui n’a pas su ou voulu se saisir des opportunités ; cela tient peut-être aussi au fait que notre temps n’est pas au recueillement de l’intime mystère dans l’ordinaire, caractéristique proprement féminine si l’on en croit l’anthropologie d’Édith Stein. Le besoin d’efficacité inhérent à toutes les strates de notre être contemporain, comme impact visible et tonitruant de tout geste, parole, livré dans le chaos de notre horizon collectif, occulte toute exigence d’écoute profonde. « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne, nous dit Bernanos, si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » L’époque de Moirignot, notre époque, est contre lui, mais il participe de ces lueurs héroïques qui échappent à l’emprise de leur siècle, à l’étriquement des idées et des mœurs, pour livrer un combat honnête. »
Pauline Angot
SOMMAIRE
Pauline Angot Introduction
Claude Jeancolas Moirignot. L’homme, l’atelier, l’artisan du bronze
Pierre Monastier Edmond Moirignot, la matière en attente de l’aube
Pauline Angot La femme dans l’œuvre d’Edmond Moirignot
Frédéric Dieu Edmond Moirignot : l’élan de la grâce
Bienvenue dans la poésie kaléidoscopique des kijkdozen
Tout petit Hollandais plonge un jour ou l’autre dans une boîte à chaussures. Il y passe des heures, voire des jours, et n’en ressort que lorsqu’il a créé une kijkdoos. Une kijkdoos ? kijken signifie « regarder » et doos « boîte ». Plusieurs traductions sont possibles, même si aucune n’est pleinement satisfaisante : « boîte d’optique », « boîte à regarder », « boîte à merveilles », « boîte à images ». Ce type de boîtes existe aussi en Allemagne sous le nom de Guckkasten, mais elles ne constituent en rien un phénomène national.
Dans quelques essais récents, l’ethnologue français Thomas Beaufils a tenté d’expliquer d’où vient un tel engouement aux Pays-Bas. Il estime que cette « passion » relève – ainsi que l’exprime le titre des essais en question : « Les fenêtres hollandaises. Voyeurisme, surveillance et contrôle social aux Pays-Bas » (Deshima, n° 7, 2013, p. 39-56) et « Un dispositif de dressage des yeux ? Les ‘‘boîtes à merveilles’’ aux Pays-Bas » (Deshima, n° 13, 2019, p. 173-193) – du voyeurisme tout en présentant une corrélation avec le contrôle social. Et éventuellement aussi avec le proverbial sens du commerce et des affaires du Batave.
La kijkdoos apparaît bien entendu dans nombre d’œuvres littéraires, en particulier des poèmes. C’est d’ailleurs le titre d’un recueil de Willem van Toorn et de l’un de ses poèmes :
Après sa Hollande dans la collection « Idées reçues », Thomas Beaufils a publié en 2018 une Histoire des Pays-Bas. Des origines à nos jours aux éditions Tallandier, ouvrage dans lequel on peut lire une autre réflexion sur le regard, plus axée sur Spinoza. Écoutons-le nous parler en amoureux des kijkdozen puis lisons une page ou deux de son exposé.
Le principe de fabrication de la kijkdoos est plutôt simple : il suffit de se munir d’une boîte à chaussures, d’enlever le couvercle, d’y percer un trou sur la largeur, de fabriquer avec du papier ou du carton des personnages et/ou des animaux, – tout ce qui nous passe par la tête pour les y placer en respectant un effet de perspective et en gardant un espace suffisant entre les figures –, de coller sur les parois intérieures des dessins ou des photographies de paysages selon notre fantaisie et notre imagination. Enfin, on découpe un rectangle dans le couvercle pour coller sur cette ouverture du papier translucide coloré – en général, du rouge, du rose ou du jaune – qui laisse passer la lumière, laquelle crée un effet captivant et enchanteur lorsque l’on regarde par le trou. Si chaque élément est choisi avec soin, le concepteur peut s’arranger avec les moyens du bord, ce qui donne un aspect enfantin et artisanal à l’ensemble. Composé de bric et de broc, l’objet ne coûte rien. Fragiles, ces boîtes sont d’ailleurs le plus souvent jetées après leur utilisation souvent temporaire.
Malgré ce côté rudimentaire, il faut du temps pour juxtaposer les matériaux de manière harmonieuse et parvenir à un effet tridimensionnel. La difficulté vient du fait que l’on part de son propre stock de souvenirs visuels. Il s’agit de créer une abstraction à partir d’images mises côte à côte que l’on engendre à partir de « soi-même » tout en ayant bien conscience qu’il est indispensable d’inventer une spatialité qui plongera le spectateur en pleine illusion. Les gestes se doivent d’être minutieux pour ne pas risquer de rater l’effet désiré. Le créateur de kijkdoos adopte le même état d’esprit que le bricoleur décrit par Claude Lévi-Strauss dans la Pensée sauvage :
Regardons-le à l’œuvre : excité par son projet, sa première démarche pratique est pourtant rétrospective : il doit se retourner vers un ensemble déjà constitué, formé d’outils et de matériaux ; en faire, ou en refaire, l’inventaire ; enfin et surtout, engager avec lui une sorte de dialogue, pour répertorier, avant de choisir entre elles, les réponses possibles que l’ensemble peut offrir au problème qu’il lui pose. Tous ces objets hétéroclites qui constituent son trésor, il les interroge pour comprendre ce que chacun pourrait « signifier », contribuant ainsi à définir un ensemble à réaliser, mais qui ne différera finalement de l’ensemble instrumental que par la disposition interne des parties.
Aucune étude quantitative ni statistique n’atteste la généralisation du phénomène à l’échelle nationale. Cependant, les études qualitatives indiquent une nette tendance : nombreux sont les Néerlandais à avoir été mis en présence de cette boîte au moins une fois dans leur vie, le plus souvent à l’école vers l’âge de six ans, mais pas systématiquement comme me l’ont affirmé plusieurs professeurs des écoles, cette activité ne faisant pas partie des apprentissages fondamentaux du primaire. Quant aux parents néerlandais, parmi ceux que j’ai interrogés, nombreux sont ceux qui proposent à leurs enfants de fabriquer une kijkdoos pour les occuper pendant les vacances ou le week-end. La mère ou le père aide alors sa progéniture à découper et colorier les différents composants de la boîte, assurant ainsi la transmission d’un savoir-faire ancien et la continuité d’un geste qu’ils ont eux-mêmes expérimenté et appris en famille dans leur enfance.
Il n’est pas rare non plus que des magazines néerlandais contiennent des patrons imprimés à découper et à coller pour réaliser des boîtes. Ces modèles prêts à l’emploi sont également régulièrement distribués sur des présentoirs à la sortie de supermarchés, par exemple dans les Albert Heijn au cours de l’année 2014 ou dans des musées comme à Hindeloopen, ce petit village frison connu dans le monde entier pour les intérieurs et meubles peints de ses maisons. Sur son site, le musée Van Gogh d’Amsterdam met quant à lui à la disposition des enfants un jeu qui consiste à placer des éléments des toiles du peintre dans une kijkdoos virtuelle. Pediforma, une marque néerlandaise de souliers orthopédiques, vendait, quant à elle, dans les années soixante-dix du siècle passé, des chaussures dont l’emballage pouvait être transformé en une kijkdoos dans laquelle prenaient place des figurines de cirque en papier. La marque Nivea a également offert dans les années soixante à ses clients des « dioramas » dans lesquels les enfants pouvaient observer des mondes sous-marins par un trou. Autre preuve de cet engouement extraordinaire pour ces boîtes, en tapant le mot kijkdoos dans un moteur de recherche sur internet, le nombre d’occurrences néerlandaises (images de boîtes, patrons, vidéos) qui ressort est vertigineux.
Pour ce qui est du contenu, il ne semble pas exister de typologies particulières. Les scènes représentées varient d’un créateur à l’autre. Chacun place et présente dans l’espace clos de la boîte un moment de sa vie ou un trait de son caractère. Les illustrations forment systématiquement des « petites images », à la fois par la taille et pas leur côté banal. Certains thèmes sont un peu plus courants que d’autres, en particulier les tableaux champêtres composés d’arbres, d’un paysage automnal, de montagnes, d’animaux ou d’une maison à laquelle on accède par un chemin. Les plus chevronnés placent un dispositif qui permet de manipuler et d’animer mécaniquement avec une petite manivelle les figures afin de créer un effet cinétique. Parmi les nombreuses vidéos proposées sur internet, mentionnons celle d’une jeune artiste, Anne Rietmeijer, réalisatrice d’un film de cinq minutes (visionner ci-dessous) dans lequel un garçon fabrique des dizaines et des dizaines de boîtes jusqu’à ce que celles-ci envahissent totalement sa chambre. Par les trous, une jeune femme blonde habillée en robe rouge apparaît, sans doute l’objet de son fantasme, et lui fait signe jusqu’à ce que l’enfant s’aperçoive qu’il est lui-même dans une boîte et que cette jeune femme le regarde également par un trou.
Voilà pour le dispositif général qui n’est pas sans rappeler toutes ces boîtes promenées dans la rue par des forains itinérants ou appréciées des aristocrates aux XVIIe-XIXe siècles. Les gens payaient pour regarder dedans et y admirer des scénettes rehaussées par des effets de relief et de profondeur. Ces dispositifs, véritables objets d’art, peuvent désormais être admirés dans les musées, par exemple au celui du cinéma de Turin ou encore à la cinémathèque française. Ces attractions portatives et illustrées aux vertus pédagogiques et récréatives ont pris différents noms et différentes formes au cours du temps : la boîte d’optique, la lanterne magique, le théâtre d’Engelbrecht, la boîte anamorphique. Dans la même veine, le peintre Samuel van Hoogstraten (1627-1678) fut l’auteur d’une boîte d’optique en trois dimensions que l’on peut contempler à la National Gallery de Londres : elle représente l’intérieur d’une maison néerlandaise que l’on peut observer de face ou par un orifice situé sur le côté vers lequel pointe le doigt d’un ange. Samuel van Hoogstraten a conçu une autre boîte d’optique en 1663 qui est présentée à l’Institute of Arts de Détroit. Le Musée Bredius de La Haye possède lui aussi une perspectiefkast ou kijkkast du XVIIe siècle. Mais ces boîtes furent détrônées par des machines plus élaborées et plus spectaculaires : le diorama (on songe à l’exposition au Palais de Tokyo en 2017), le polyorama, le stéréoscope, le cosmorama, le diorama de Daguerre et Bouton jusqu’à l’avènement de la photographie et du cinéma. L’engouement pour les vues d’optique s’est ensuite progressivement émoussé, sauf aux Pays-Bas où les boîtes ont curieusement poursuivi leur existence sous d’autres formes, grâce à l’invention et à la généralisation de la boîte à chaussures à la fin du XIXe siècle. Les Néerlandais les ont détournées de leur fonction initiale pour leur donner une nouvelle vie sous la forme de la kijkdoos actuelle. Les raisons pour lesquelles cet engouement ne s’est pas éteint aux Pays-Bas reste cependant un vrai mystère.
Youri Egorov : le tragique destin d’un virtuose en exil
Youri Egorov est un pianiste russe né en 1954 à Kazan en Union soviétique. Alors qu’il est en tournée en Italie, il demande l’asile politique en 1976, grâce à un contact dont il dispose en Hollande. Il s’installe à Amsterdam. Virtuose angoissé, il meurt en 1988 du sida, à seulement trente-trois ans.
L’écrivain néerlandais Jan Brokken, qui le rencontra longuement de son vivant et hérita de ses cahiers, lui a consacré un ouvrage qui relate la vie du musicien ainsi que l’histoire de leur amitié : In het huis van de dichter(Dans la maison du poète, éditions Atlas/Contact, 2008), encore inédit en français. De Jan Brokken, on peut lire : Les Âmes baltes. Périple à travers l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie(Denoël, 2013) et le Le Jardin des Cosaques (Librairie Vuibert, 2018), tous deux traduits par Mireille Cohendy. L’auteur a par ailleurs consacré un livre à la musique de onze Antillais adorateurs de Chopin dont on peut découvrir la version anglaise sous le titre The music of the Netherlands Antilles (2015).
Nous reproduisons l’intégralité du chapitre 3, traduit du néerlandais par Daniel Cunin, avec l’aimable autorisation de l’auteur : Youri Egorov se rend en 1977 au concours international de piano Van Cliburn, à Fort Worth, aux États-Unis.
Chapitre 3
Il commençait tout juste à se sentir un peu chez lui à Amsterdam – achat d’un vélo, noire bicyclette à haut guidon, premier joint fumé en pleine rue, à la vue de tous – quand son agent néerlandais lui recommanda fortement de participer à la Van Cliburn International Piano Competition de Fort Worth. Façon la plus rapide de se faire un nom aux États-Unis. Remporter ce concours, c’était l’assurance de se produire au Carnegie Hall, temple new-yorkais de la musique, et « who can make it there, can make it anywhere », avait vrombi l’imprésario.
Les concours, Youri les subissait comme une torture volontaire. Aux Tchaïkovski, Élisabeth et Marguerite Long/Jacques Thibaud, il était parvenu sans peine en finale, mais ses nerfs l’avaient alors empêché de donner tout à fait le meilleur de lui-même. Ces semi-échecs tenaient en outre à sa manière de jouer : maudissant les interprétations au brillant de miroir, qui en réalité ne reflètent guère autre chose que du vide, il prenait des risques, soulignait les contours anguleux de ce qu’il interprétait et produisait parfois une fausse note.
De fait, il faut être d’acier et non de chair et de sang pour prendre part à une telle compétition. À moins que l’on ne joue sa vie, comme son professeur Jakov Zak. Ce dernier, Juif, avait participé au concours Chopin de Varsovie en 1937. Il avait de fortes chances de voir sa jeune vie prendre fin en Sibérie s’il ne remportait pas le premier prix et ne recueillait pas les félicitations de la Pravda en première page. Dans ces années, la campagne antisémite déclenchée par Staline avait pris une ampleur sans précédent, n’épargnant que ceux qui se distinguaient particulièrement dans les sciences ou dans les arts. Nuit après nuit, les voitures noires du NKVD sillonnaient Moscou pour procéder à des arrestations. Aucune rue, aucun pâté de maisons n’était à l’abri. Avant de se coucher, femmes et hommes juifs préparaient des sous-vêtements de flanelle et quelques vivres au cas où leur tour viendrait la nuit même. En interprétant, en transe, l’Étude chromatique, Zak avait échappé à ses propres obsèques.
Pour Youri, rien de tel n’était en jeu. Si ce n’est, certes, son avenir, mais il s’agissait là d’une perspective un rien trop vague pour qu’il sente l’haleine glaciale de la guillotine sur sa nuque. Il avait terminé troisième du concours Tchaïkovski, troisième aussi du concours Élisabeth, quatrième du concours Marguerite Long/Jacques Thibaud.
« Et au Van Cliburn, tu vas être premier », prédisait son imprésario.
Lui n’en était pas si certain. Trois pianistes soviétiques siégeaient dans le jury. Si États-Unis et Union soviétique se livraient à une lutte féroce dans tous les domaines possibles et imaginables, en matière de musique les deux grandes puissances se renvoyaient l’ascenseur, excluant les petits pays de la course au pouvoir. Quand Bartók était arrivé à New York, personne n’avait voulu lui tendre la main : il venait de Hongrie. Il s’était éteint en 1945 dans un hôpital pour les pauvres. Deux ans plus tard, cette même ville réservait un triomphe à Chostakovitch. Devant lui, le plus célèbre des compositeurs soviétiques, le virtuose de l’ennemi, les Américains étaient prêts à faire une profonde révérence.
À Fort Worth, au cœur du Texas, il n’en irait pas autrement : le premier prix reviendrait à un pianiste soviétique ; si tel n’était pas le cas, c’est un Américain qui décrocherait les lauriers. Un petit jeu auquel son impresario ne comprenait pas grand-chose : en vrai Hollandais, il croyait en un déroulement équitable de l’événement. Le bonhomme était tout aussi aveugle au cirque et battage qui accompagnent la musique aux États-Unis. Là encore, une différence de culture et de mentalité : quand on vient d’un petit pays, on est vite impressionné par le grandiose et le pouvoir. Les documents communiqués par les organisateurs mentionnaient en premier lieu les cocktails financés par les sponsors, les pièces devant être interprétées ne figuraient qu’en annexe.
Youri alla jusqu’à envisager d’annuler son voyage au Texas, en partie à cause de la façon dont son imprésario essayait de diriger ses pensées. Même s’il ne se produisait plus très souvent, Van Cliburn était toujours considéré comme le plus grand pianiste que l’Amérique avait donné, c’est lui qui allait présider le jury et, l’imprésario de poursuivre : « Ce type est une tantouse de première, il va craquer pour toi. »
Voulait-on voir Youri se mettre en rage qu’on n’aurait pu mieux s’y prendre. Une remarque grossière et balourde, à son sens. Si Van Cliburn devait craquer, alors pour son jeu et pas pour autre chose ! Le soir où, dans la barre d’immeubles de son oncle Arik, on l’avait appelé pour répondre au téléphone, il avait fait vœu de mener une vie honorable. Honorable quant au comportement, aux pensées et au cœur. En aucune circonstance, il ne s’abaisserait à un opportunisme vulgaire, moins encore à de la coquetterie.
Une raison bien différente expliquait en réalité son impatience de rencontrer Van Cliburn. Pour beaucoup de jeunes Russes, l’Américain avait été une idole. En 1958, à Moscou, il avait remporté le premier concours Tchaïkovski en interprétant le Concerto pour piano n°3 de Rachmaninov et le n°1de Tchaïkovski. Le président du jury avait téléphoné à Khrouchtchev pour lui demander si les honneurs pouvaient revenir, oui ou non, à l’Américain ; un an après le lancement du premier Spoutnik, le chef du Parti avait estimé l’avance de l’Union soviétique suffisante pour retourner la question à son interlocuteur : l’Américain est-il, oui ou non, le meilleur ? Ben oui. « Alors, donnez-lui son prix. » Une tournée triomphale avait suivi en Union soviétique ; dans toutes les villes, une pluie de fleurs ensevelit le pianiste du Texas en raison de son jeu libre, grandiose, romantique et plus encore parce qu’il était le premier musicien de l’Ouest à se produire derrière le Rideau de fer, donnant au public l’espoir d’une ouverture politique. Harvey Lavan (« Van ») Cliburn était devenu le symbole du rêve de liberté, bien vague encore à l’époque. Dans les années soixante, alors que les tensions entre l’Est et l’Ouest redoublaient une nouvelle fois, Van Cliburn avait malgré tout continué à se produire dans le pays ; ses concerts déclenchaient des émotions tellement fortes que, bien souvent, il ne pouvait quitter la scène avant minuit. À Moscou, des foules en délire acclamaient l’Américain ; à la sortie des salles de concert, on le portait littéralement aux nues et on le couvrait de cadeaux. Des fans découpaient dans les journaux et les magazines des photos le représentant pour les coller aux murs de leur chambre. Il incarnait la liberté, le monde moderne, l’Amérique, y compris, par son apparence juvénile, celle de James Dean, d’Elvis Presley. C’est la main de ce Van Cliburn qu’il serrerait à Fort Worth.
Ce qui l’incitait par ailleurs à participer au concours, c’était le programme imposé. Dans le répertoire prescrit, il pouvait choisir entre la Fantaisie chromatique et fugue en ré mineur BWV 903 de Bach, la Fantaisie en ut mineur K 475 de Mozart et la Fantaisie en ut majeur de Schumann, pièces qu’il avait étudiées à Moscou, pour lesquelles il éprouvait une véritable affinité et qu’il lui arrivait de jouer au milieu de la nuit quand un délire parano l’empêchait de dormir et qu’il cherchait un peu de sérénité au clavier. Autant d’œuvres qu’il comprenait ; or, pour jouer, il avait besoin de trouver une logique parfaite à chaque note. Comme il n’interprétait que des œuvres qu’il possédait à fond, son répertoire n’était guère étendu : il considérait le programme imposé comme un coup de chance.
Il décida de s’y rendre.
Le voyage tourna à la catastrophe. Il s’envola pour Londres-Heathrow, mais son avion à destination du Texas partait de Londres-Gatwick (gaffe de l’imprésario) ; dans un premier temps, on ne l’autorisa pas à quitter l’aéroport car il n’avait pas de visa pour l’Angleterre ; il pria et supplia la police des frontières de lui fournir un laissez-passer, finit par l’obtenir et, le bout de papier requis en poche, prit un taxi jusqu’à Gatwick où il arriva alors que son avion venait de décoller. Il lui fallut attendre le suivant quatre heures durant, et quand il atterrit à Fort Worth, sa valise avait disparu.
C’est vêtu d’un smoking qu’on lui avait prêté qu’il se rendit au cocktail au cours duquel il serra la main de Van Cliburn, d’un T-shirt acheté à la hâte qu’il donna trois interviews à des journalistes de la télévision, lesquels ne s’intéressèrent qu’à la raison l’ayant amené à fuir l’Union soviétique. Le T-shirt le serrait, il se sentait mal à l’aise ; peut-être est-ce pour cela qu’il fournit une réponse maladroite à la question de la journaliste d’ABC : « Que pensez-vous de l’invasion russe de l’Afghanistan ? » « Bad, ce simple mot, ça aurait passé, mais il crut bon d’ajouter : isn’t it ? ». Lui qui exécrait les journalistes se demandait si la liberté n’était pas tout bonnement un jeu du chat et de la souris auquel on était, qu’on le veuille ou non, censé participer : abonder dans leur sens, qu’aurait-il pu faire d’autre ? Un autre journaliste lui posant la même question – « Votre avis sur l’invasion de l’Afghanistan » –, il en profita pour faire un mot d’esprit : « L’invasion, elle s’est passée en tierce majeure ou mineure ? »
Il ne logeait pas à l’hôtel, mais chez une famille, l’un des sponsors du concours, les Smith. Autre raison pour laquelle il avait hésité à participer au Van Cliburn : il commençait à se trouver trop vieux pour être accueilli comme un gamin au sein d’une famille. Non content d’être riche à millions (il possédait 10 % des actions de Texas Oil), Smith se comportait en conséquence. La température extérieure s’élevant à 40°C, ce monsieur faisait ronfler la clim jusqu’à ce que la température intérieure baissât sous les 15°C de sorte à faire du feu dans la cheminée. Parce que : « Vous êtes russe, non ? Alors vous apprécierez le crépitement des bûches. » Dans le jardin s’étendait une piscine aux dimensions olympiques, scindée sur sa longueur par une paroi de verre ; d’un côté, on pouvait piquer une tête, de l’autre évoluaient des requins censés créer l’illusion d’une mer tropicale. « Est-ce cela, demanda en toute innocence Youri à Mme Smith, ce qu’ils appellent la décadence ? »
Il franchit les premiers tours. Il se préparait à prendre part à la demi-finale, cette fois vêtu de son smoking, sa valise ayant fini par arriver. La longueur des manches, qui lui était familière, suffisait à le mettre plutôt à l’aise. C’est alors qu’un événement se produisit dont il sut sur-le-champ qu’il le poursuivrait le reste de sa vie.
En demi-finale, il passait en quatrième position. Une courte pause suivit la prestation des trois premiers. Youri patientait dans les coulisses. Là s’étaient également rassemblés les membres du jury, parmi eux le pianiste soviétique Andrei Petrov, un renard patenté affublé d’un costume gris élimé. Le gong retentit. Juste avant que Youri ne se produise, Petrov lui siffla : « Vous savez que Jakov Zak est décédé ? Insuffisance cardiaque. De votre faute, votre faute. »
L’insinuation selon laquelle sa fuite à l’Ouest avait causé la mort de son professeur Jakov Zak, le frappa comme un coup de massue. Dans un brouillard dense, il gagna la scène.
Jan Brokken, par Vera de Kok
Il ne joua ni pour l’audience, ni pour le jury, il joua avec son âme, de toute son âme, comme s’il entendait la voix de son professeur, Jakov Zak, assis à côté de lui :« Vas-y, donne tout, qu’ils aillent au diable ! tous autant qu’ils sont ! Fais de la musique. » Car tel avait toujours été son conseil : Yourotchka, une faute de plus ou de moins, on s’en fout ! Avant tout, la musique !
Le jury l’écarta de la finale, à l’unanimité. Y compris le président qui n’osa pas louer un dissident russe. Van Cliburn avait fini par croire en sa mission ; il se considérait toujours comme la passerelle jetée entre l’Ouest et l’Est. Rien ne devait mettre en danger la position qu’il occupait ; il entendait mourir en apôtre de la paix, ne loupait aucune réception que donnait l’ambassade soviétique. À ses yeux, les fins politiques prévalaient sur toute motivation musicale ; le diplomate en lui ayant pris le dessus sur l’artiste, il était en fait devenu un pion dans les rapports complexes entre bloc soviétique et Occident.
Le public fut piqué au vif. Le couple Smith rassembla sur place de l’argent pour Youri, dix mille dollars en tout, le montant exact qui revenait au gagnant du premier prix. En outre, l’imprésario new-yorkais Maxim Gershunoff lui offrit de donner une série de concerts aux États-Unis, à commencer par un récital à l’Alice Tully Hall du Lincoln Center de New York, puis, quatre mois plus tard, à Chicago, et, cerise sur le gâteau, un récital à la fin de l’année au Carnegie hall.
Cela le laissa totalement indifférent. Pendant des jours, un thrène gronda dans sa tête. « Zak… Zak… Zak… c’est moi qui l’ai assassiné. »
Il s’envola pour New York, il joua à l’Alice Tully Hall. Ovations debout, un bravo massif. Chaque critique renchérit sur les cris d’enthousiasme de ses confrères. « The greatest piano recital I’ve ever heard » (Bill Zakariasen, The Daily News). « The whole performance was remarkable » (John Rockwell, The New York Times). « One of the most thrilling piano recitals I can remember » (Speight Jenkins, The New York Post). « The biggest and most poetical young pianistic talent I have ever encountered » (Andrew Porter, The New Yorker).
Des deux mains, il entassa les coupures de presse et maintint dessous la flamme de son briquet.
Zak. Il avait assassiné Zak.
Un énième cocktail, une foule de bobos, du caviar à la louche, des flots de champagne pour fêter l’artiste. Bras sur ses épaules, Gershunoff ne le lâchait plus : « Quel triomphe ! quel triomphe pour toi !... considère-toi comme mon fils, comme la prunelle de mes yeux, le nouveau Horowitz, prépare-toi à jouer dans every goddamned city of the United States. » Un tas de nouvelles invitations, dont l’une de la main même de Vladimir Horowitz. Mais il les déclina toutes, y compris celle de Horowitz.
Il n’avait qu’une envie : retrouver son appartement du Brouwersgracht. Il souhaitait rentrer le plus tôt possible à Amsterdam.
Chapitre traduit du néerlandais par Daniel Cunin en collaboration avec le groupe ayant participé au séminaire de traduction début avril 2016, en présence de l’auteur, Études néerlandaises, Sorbonne Université, à l’invitation du professeur Kees Snoek et de la Taalunie. Ce texte a paru à l'origine sur le site profession-spectacle.com.
Les éditions Caractères viennent de publier une anthologie des poèmes de Gerry van der Linden. Cette sélection, réalisée par le traducteur Daniel Cunin et intitulée Fauves des villes suivi de Un croque avec Brodsky, reprend quelques textes publiés entre 1990 et 2004 dans six recueils différents, ainsi qu’un choix plus large des quatre derniers titres.
Gerry van der Linden
Nous traversons ainsi la carrière de l’écrivaine néerlandaise, traçant au cœur de son œuvre des lignes tantôt évidentes, tantôt insoupçonnées. La question de l’écriture, cruciale pour tout poète, se déploie dans des écrits assez courts et incisifs, nés d’un étonnement devant l’anodin: « L’émerveillement, tel est le fondement du poème, écrit-elle. S’émerveiller encore et toujours, surtout des choses les plus banales. […] Pour moi, la poésie se tient au cœur de la vie. »
Le poème est l’expression visible du quotidien, la parole qui revêt l’indicible des relations humaines, parmi les vivants et par-delà la mort - tel cet amant que la poète connut et qui mourut jeune. L’anecdotique fait mots n’est pas une originalité poétique. Mais Gerry van der Linden confère à la langue un statut qui s’enracine dans des origines mythologiques, et plus précisément bibliques.
« Le poème est la parole imperceptible qui, en images, rythmes et sonorités, aborde l’invisible. Quand il touche à l’essentiel, il libère un espace par lequel il s’échappe. Reste au lecteur à l’attraper. » Toucher « à » l’essentiel. Une simple préposition qui indique que le poème n’est pas en soi cet essentiel mais s’y appose, le revêt tel un manteau. L’image du vêtement est omniprésente dans les poèmes qui nous sont proposés, pour définir à la fois la parure qui voile et la vocation propre à chaque être. Tel le prophète Élie, le manteau voile une puissance qui habite au cœur de toute réalité humaine, sensible et spirituelle. Il y a ainsi comme une attente perpétuelle du déchirement.
Alors la douleur
est déchirement de la doublure
alors le temps est déchirement de la doublure.
Le déchirement même devient l’acte d’habitation. Il n’est plus possible de vivre confortablement, de se laisser porter passivement par les événements: le poète ne peut que vivre au-delà de la déchirure. S’il est enclin à la routine - « Il n’y a rien de pire qu’une âme habituée », disait Charles Péguy en son temps -, l’amour comme la mort se chargent de le conduire à l’endroit de la faille.
L’amour n’est pas une vie, pas une mort
il tire sur les ourlets
de tes plus beaux habits, en déchire
la doublure soyeuse.
Être déchiré, pour advenir enfin. Il n’y a dès lors rien à quoi se raccrocher, pas même la ville dont la chaussée - vêtement de bitume - se déchire à son tour. Seul l’enfant traverse encore régulièrement le poème comme une espérance diffuse, tandis que l’adulte ne peut que reconnaître son impuissance existentielle, condition nécessaire pour appréhender un peu de cette lumière d’après la chute, d’après le sommeil.
L’homme crée
à partir d’une mare d’incapacité
une chose magnifique.
documentaire en français sur J. Brodsky
La dernière partie de l’anthologie est un hommage au poète russe Joseph Brodsky (1940-1996). Gerry van der Linden l’a rencontré alors qu’il séjournait aux Pays-Bas, à la fin des années 1980. Ce court cycle est probablement l’un des plus aboutis, Joseph Brodsky achevant en lui-même ce que porte Gerry van der Linden dans sa poésie : le sommeil interminable, la possibilité de toute enfance, et ce manteau, encore et toujours, qui fait désormais corps avec l’homme.
C’était un homme de manteau et de boutons
déboutonné, à temps
il a cherché
du tissé dans le Temps.
Extrait d'un article de Pierre Monastier publié ici
carte postale de Joseph Brodsky à Gerry van der Linden
Dans l’avion de Vienne, banni, 1972
Il jette une pièce en l’air, la plaque
sur le dos de sa main
promesse, gravité
entend les imperméables :
– lui, loin du temps –
y passera pas dans l’Histoire
(viendrait-il à le croire).
Dans les rues, le réduit au silence
à la pelle.
Au loin, un visage au sourire
d’une intensité d’éclairs.
C’est un jour comme tous les autres jours,
lui s’envole de son pays
sa valise pleine à craquer de liberté
les impers ne le saluent pas
il jette une pièce en l’air
le ciel reste vide.
extrait de GERRY VAN DER LINDEN
Fauves des villessuivi de Un croque avec Brodsky,
traduit du néerlandais par Daniel Cunin, Caractères, Paris, 2019.
L’écriture de Gerry van der Linden est une approche à la fois ludique et passionnée de la langue, un œil attentif pour l’absurdité de notre vie quotidienne, une préférence thématique pour les voyages, l’amour et la famille. « J’écris des poèmes en regardant autour de moi, explique-t-elle. Ce qui se passe autour de moi et au-delà me donne une idée, une pensée, une question, parfois un sentiment de malaise et d’angoisse. Je dois en faire quelque chose. Je dois respirer pour vivre. C’est un besoin de capturer et de montrer l’essence de tout et de rien dans son propre univers. Un univers que j’adapte continuellement à ma propre personne et que j’étends par une sorte de langage qui est souvent en contradiction avec l’expérience concrète ». L’auteure se fie uniquement à ses mots, à son sens de l’humour, pour décrire, mais aussi pour apprivoiser le monde qui l’entoure.
Karel Schoeman est sans conteste l’un des plus grands écrivains africains. Il a été tour à tour bibliothécaire (à Amster- dam), infirmier (à Glasgow) et archiviste (au Cap). Le lecteur qui n’est pas familier de l’afrikaans a aujourd’hui accès à un certain nombre de ses œuvres de fiction en français : il s’agit, outre En étrange pays (traduit par Jean Guiloineau à partir de la traduction anglaise), de quatre romans ainsi que de trois nouvelles traduits par Pierre-Marie Finkelstein. L’amateur d’histoire pourra se reporter aux titres que l’écrivain a écrits en anglais. L’œuvre majeure de Schoeman est sans doute Die laaste Afrikaanse boek, un document autobiographique de 700 pages dans lequel l’auteur explore son parcours intellectuel, artistique et spirituel ainsi que son époque. Relevons que le Sud-Africain a donné des romans au cœur desquels il a placé de grandes figures de l’art européen : Shakespeare, Rembrandt, Beethoven et Le Titien.
En 2002, Retour au pays bien-aimé a fait l’objet d’une adaptation cinématographique signée Jason Xenopoulos : Promised Land.
À l’occasion de la parution chez Phébus du roman Des voix parmi les ombres, Karel Schoeman, homme très discret, a donné un entretien à la revue Transfuge (n° 81). C’est ce roman que commente pour nous Pierre Monastier.
traduit de l'afrikaans par Pierre-Marie Finkelstein, Phébus, 2014
Puisque la mode est aux prix littéraires en tous genres, j’y ajoute sans complexe le mien : Karel Schoeman se voit attribuer le « Prix Monastier de la découverte 2014 ». Il succède ainsi, dans mon « pangraphon » si personnel, à l’Allemand Ernest Wiechert (2013) et au Français Vincent La Soudière (2012). Certains me reprocheront peut-être de retarder quelque peu, l’écrivain sud-africain, né dans l’État libre d’Orange en octobre 1939, ayant commencé à publier dès les années 1960. Oui, je retarde, et non sans délices, puisque la somme des auteurs lus cette année ne me laissait pas présager une telle rencontre : la plume trempée de lumière spirituelle d’un Claude-Henri Rocquet et l’angoisse réflexive en attente d’engendrement d’un Willem Jan Otten, pour ne citer que les deux auteurs déjà abordés en ce lieu, ont suscité l’enthousiasme, tantôt de l’intelligence, tantôt du cœur ; ils accompagnent tout être pétri d’une quête existentielle, de la recherche de sens au milieu des dédales effrités d’un monde qui meurt de sa fausse tolérance.
Karel Schoeman, lui, n’enthousiasme pas ; il n’accompagne pas. Il détruit nos barrières mentales pour nous placer dans un univers qui ne permet – du moins pas immédiatement – aucune réflexion, qui n’autorise aucun retour sur soi, qui ne tolère aucun garde-fou ; il n’est nulle appréciation, au détour d’une ligne, qui nous permettrait de ne pas sombrer. Alors nous sombrons, engloutis par ce trop-plein de liberté auquel nous ne sommes plus accoutumés. L’écrivain ne force pas notre jugement : il montre, dévoile, souligne, décrit, contemple… Nous aurions apprécié l’un ou l’autre avis, ne serait-ce qu’une brève indication « sur qui sontles gentils et les méchants », ceux pour qui nous devons prendre parti et ceux qu’il nous faut détester avec la sûreté du bourgeois replet de ses certitudes préfabriquées. Mais il n’est d’autre parti que celui des hommes, des vivants et des morts, plus souvent encore de ces êtres qui réunissent en leur chair ridée, dans leurs voix brésillées, lointaines, comme disparues, quand elles résonnent encore, miraculeusement, telle celle de la femme sans âge parce que trop vieille, mourante et effroyablement seule de Cette vie, qui réunissent – disais-je – la mémoire ancestrale et l’éphémère présent. Liberté nous a été rendue.
Retarder pour mieux accueillir… Accueillir le flot tumultueux des sensations qui fouette le visage du lecteur, qui brûle d’éclats de poussière ses yeux effrayés, qui envahit impitoyablement l’étroite cavité de ses esgourdes, qui s’engouffre dans son palais embrasé comme un torrent de boue et de sang, qui couvre de sueur et de métal sa peau fébrile et soudainement vulnérable. Accueillir enfin le silence du veld où il s’est peut-être passé quelque chose, qui sait ?, mais où le temps s’est définitivement arrêté, et même la grande histoire, celle qui n’a pas d’éclat, parce qu’essentiellement façonnée à partir de la glaise du quotidien.
*
**
Comment est-il possible qu’un pays ayant connu de telles vicissitudes puisse provoquer pareil ennui ? Les deux protagonistes qui ouvrent le roman Des voix parmi les ombres, paru en français à la fin du mois d’août dernier, sont progres- sivement happés par une lancinante torpeur, à mesure qu’ils passent indifféremment de village en village, en quête d’une information ou d’un cliché, pour les besoins d’un ouvrage historique qui leur a été com- mandé. Ils ne savent pas regarder : le passé n’a pour eux de valeur que dans la figure de ce jeune héros, Giel Fourie, mort à 21 ans dans une bataille à la sortie de son village au nom inspiré de ses ancêtres, Fouriesfontein. Mais en fait d’héroïsme, l’histoire nous révèle que Giel n’est qu’un fils arrogant de bonne famille, que le village n’est qu’un bourg perdu dans un veld à perte de vue, que la bataille a eu lieu au col de Vaalberg et non à Fouriesfontein, et qu’il ne s’agit même pas d’une bataille, mais d’une escarmouche aussi anecdotique que vaine. Il n’y a rien à raconter sur Fouriesfontein. Il n’y avait rien à en dire… La mythologie a su faire son œuvre : la légende du jeune héros a pris forme, masquant que tout est petit et médiocre à Fouresfontein, sauf la vie battante.
Mais comment décrire en un livre académique cette pulsation vitale qui ne tolère pas le figement du manuel d’histoire ? Comment appréhender le passé, y compris celui de l’invisible village de Fouriesfontein, après le déchirement sanglant, irréversible, de tout un pays ? Comment entrer dans ce passé qui « est un autre pays : quelle est la route qui y mène ? » Telle est la première phrase du roman, une interrogation frontale, à laquelle nous revenons sans cesse, au fil des pages. Là où l’universitaire échoue, le romancier se déploie, dans une confidence à son hôte indiscernable, apprenti historien ou fils d’une génération décimée, narrateur ou lecteur.
« Un abîme te sépare de cette lointaine réalité, mais les abîmes peuvent être franchis une fois que l’on a trouvé la route ; une paroi de verre te sépare inexorablement du monde qui s’étend devant tes yeux, mais sous tes doigts qui tâtonnent, elle peut soudain se fissurer, telle une couche de glace, et voler en éclats. Étonné, tu t’aperçois non sans un certain effroi que les lézardes, formant une toile d’araignée, courent sur la surface lisse et que les éclats vibrent, se défont et dégringolent sans un bruit dans l’obscurité pour ne plus laisser que le cadre vide grâce auquel tu pourras passer de l’autre côté sans prêter attention aux quelques fragments qui y collent encore, ni te préoccuper de leur tranchant. Là, tu pourras commencer. »
Franchir la barrière qui nous sépare du passé nécessite de faire taire l’intelligence, cette voix qui dissèque, analyse, recompose et interprète sans fin, selon les présupposés du moment. Il faut entrer dans la mémoire collective comme dans Fouriesfontein, village suspendu dans le temps, lequel ?, dans un à-venir qui ne viendra jamais ; comme cet homme dont nous ne connaissons pas le nom – lui aussi, avalé par l’Histoire, quand il se croyait encore au présent – et qui y pénètre inconsciemment, sous le mode de l’hallucination, et qui ne sait plus que regarder, écouter, goûter, sentir, toucher ce lieu qui lui échappe à chaque pas.
« Une division arbitraire du paysage en deux plans morts, ciel bleu, terre grise, en deux moitiés arbitraires de chaque côté de la route : c’est tout ce que l’on peut espérer restituer. La chaleur, la poussière, l’éclat du bois ou du métal dans la main, les gouttes de sueur dans les yeux et la poussière dans la gorge, le sifflement des balles, les balles qui ricochent sur les pierres et la mort soudaine, cela, aucun film, aucune photo ne peut le rendre. Les yeux injectés de sang, le sang qui gargouille dans la gorge. Cela, personne ne le saura jamais. »
Tout est indistinct, brouillé, confus… Des bruits sans images succèdent aux apparitions sans échos. L’homme ignore où il se trouve. Ce n’est qu’à la suite d’une longue errance que les premiers renseignements sur la ville sont donnés, premières voix filtrant des tombes d’un cimetière figé à l’aube du XXe siècle. Incertitude de temps et incertitude de lieu, auxquelles vient s’ajouter une incertitude de faits et de gestes, à mesure que les silhouettes émergent de l’obscurité devant l’homme égaré, pour s’évanouir aussitôt.
« Il comprend que l’important, ce sont les événements passés ou à venir et non le jour, la date ou l’heure, que ce sont le lever du jour et le chant du coq qui annoncent le commencement de cette nouvelle journée, non la position, purement fortuite, des aiguilles. »
Un jardinier le frôle, un boiteux marche vers lui pour soudainement disparaître, les femmes s’ébattent, une jeune fille chante… Autant de personnages qu’il observe sans interférer – mais qui donc est en mesure d’interférer avec ce passé à la fois si dense et impalpable ? Et tous lui apparaissent lointains : « les femmes s’interpellent en riant, leurs voix lui parviennent assourdies comme si elles venaient de très loin bien qu’il soit tout près d’elles » ; « il l’entend chanter, sa voix semble venir de loin comme s’ils étaient séparés par une vitre, bien que la fenêtre entre eux soit ouverte… » Car ces voix ne sont plus, mais elles résonnent encore, de leur lieu obscur, inconcevable de mémoire d’homme… des voix sans ténèbres… mais des voix parmi les ombres…
*
**
Lieu et temps se replient progressivement en une atemporalité qui estompe jusqu’au narrateur lui même, devenu incertain à son tour : le « il » devient « je » sans que nous sachions précisément qui parle. L’homme s’est fondu dans l’épaisse chair de ce lieu pourtant inconséquent. Il n’est plus qu’une voix neutre, blanche, une voix parmi d’autres, qui s’interroge jusqu’à l’absurde, avec cette même question, posée encore et encore, à mesure qu’il prend conscience de l’inanité des faits advenus à Fouriesfontein : « Mais pour qui est-elle importante, la bataille du col du Vaalberg, ou de Fouriesfontein ? » Pour personne. Même les anciens ont oublié.
« Ils [les vieillards] ne s’intéressent plus à rien, ils ont oublié, sacrifié le passé, et le fait de les forcer à se souvenir de quelque chose qui a pu jadis avoir une certaine importance, mais qui leur a échappé, leur fait sentir qu’ils ont, d’une certaine manière, failli à leur devoir, si bien qu’ils deviennent de plus en plus agressifs et réagissent par l’esquive. »
« Mais pour qui est-elle importante, la bataille du col du Vaalberg, ou de Fouriesfontein ? » Pour personne. Car les témoins sont morts ; il ne reste que ceux qui ne savent rien en dire. Alors sur quoi écrire ? Est-il seulement possible de faire œuvre d’historien sans avoir de matière concrète : une bonne grosse bataille, un fait héroïque, la témérité d’un jeune homme fauché à la fleur de l’âge, un mythe à transmettre d’une génération à l’autre… ? Mais les vieux ne transmettent plus, car ils savent la terrible vérité : le reflux des armées n’a guère laissé de héros sur le rivage, seulement des victimes à foison. Ce qu’ils ignorent en revanche, c’est la richesse de ces humbles existences qui ne témoignent pas des puissants faits de guerre, mais dévoilent la vie dans sa complexe densité. Il n’est pas de matière concrète et l’historien académique se meurt. Le romancier laisse sa plume suspendue, perplexe.
« Est-ce sur ces gens qui ont vécu jadis et qui sont morts depuis longtemps que j’écris, ou bien sur les ombres et les échos qui peuplent mon imagination ? […] Jusqu’où peut-on se pencher sans basculer au dehors par-dessus l’appui de la fenêtre, jusqu’où peut-on se pencher sans dégringoler dans la fosse sombre du passé perdu, irrévocablement ? Essayer ».
Que dire ? Comment aborder le passé ? Question vaine. Il n’est que le « ici et maintenant », le hic et nunc si cher aux spirituels, notamment aux franciscains, ces bienheureux contemplatifs de l’instant offert, auquel Karel Schoeman, converti au catholicisme dans sa jeunesse, se joignit quelques années, sans finalement prononcer ses vœux.
« Ne pas chercher à comprendre, ne pas tenter de trouver une explication, rien d’autre n’existe qu’ici et maintenant, ce soir, rien que cette obscurité, la véranda et le jardin où l’on distingue à peine, dans le demi-jour, les contours des massifs. Ici, et pas ailleurs. »
Angoissante réalité que cet « ici et maintenant » ! Mais elle dévoile les sillons impalpables que l’écrivain, trop rempli de lui-même, ne savait jusqu’alors déceler. Libéré de toute conception historico-critique, il s’efface progressivement pour laisser enfin surgir les voix indistinctes. Elles émergent l’une après l’autre du silence, de l’obscurité, du vide dans lequel les maintenait une narration volontairement trop bavarde. À la surprise du lecteur, elles ne sont pas celle du héros fauché, ni celle de ceux qui savent, des puissants qui étaient au cœur de la guerre, mais les faibles voix de ceux qui l’ont vécue jusque dans leur chair, sans en rien connaître, sans en rien comprendre, victimes jusqu’à leur mort d’un conflit qui ne cessera plus de les hanter.
*
**
La division meurtrière d’une communauté laisse des stigmates qui disent davantage l’histoire que l’escarmouche avortée. Que sont les hérauts des épopées tragiques devant ces existences dont la dramatique est scellée jusque dans la chair ? Que sont les coups d’éclats fantastiques face à l’humble déchirure d’une population à jamais divisée par l’inimitié ? Ce n’est qu’airain qui sonne, et le vent emporte l’écho en de lointaines sphères, tandis que l’humanité continue d’avancer coûte que coûte, clopin-clopant, vers la réconciliation, avec soi, avec l’autre, avec le passé, le présent et l’avenir.
George, héros du Retour au pays bien-aimé, autre roman magistral de Karel Schoeman, retourne dans son pays d’origine après la mort de sa mère, afin de goûter une dernière fois la saveur d’antan et de vendre définitivement les quelques biens – une vieille ferme en ruines – dont il a hérités. Il ne trouvera qu’une communauté déchirée par les conflits, par l’oppression policière, par la jalousie de ceux qui sont restés envers ceux qui ont choisi l’exil, lui, George ; une communauté hantée par un glorieux passé irrémédiablement perdu et qui ne sait comment vivre – même les plus jeunes, surtout les plus jeunes, parce que leur désir vital n’est pas tari – dans ce veld inhospitalier, sans joie, sans ouverture au monde qui l’entoure. La guerre a meurtri jusqu’aux relations humaines les plus évidentes.
Karel Schoeman aurait pu se mettre en quête des voix de ceux qui savent, celle de M. Macalister, le magistrat, celle du pasteur Broodryk, celle du capitaine Crossley, chef de la police de la ville, ou encore celle du vieux Fourie… Ces voix nous auraient décrit avec finesse et exactitude les mécanismes de la guerre, les enjeux d’alors, les négociations diplomatiques et les conséquences politiques. Non. Les voix qui s’exondent de la brume d’antan sont celles des méconnus, de ceux qui étaient ombres parmi les vivants, des « vies minuscules ». Les premiers seront les derniers et inversement.
Ainsi Alice, d’origine écossaise, fille alors jeune du magistrat, incapable de se souvenir de ses années en Afrique du Sud, pas même de sa propre mère, « une ombre, une silhouette, une robe légère qui se détachait sur la lumière du soleil, une voix ». Ses souvenirs sont troubles, enfouis, refoulés.
« Je mélange les endroits, les visages et les noms ; je confonds les villes. Je ne me souviens plus, je ne sais plus ; tout se mêle et s’emmêle. Cela fait si longtemps déjà. […] À quoi bon repenser à tout cela et pourquoi faut-il que je raconte le peu dont je me souviens ? C’est du passé, et je préfère ne pas penser au passé, je ne pense jamais aux choses désagréables, j’en ai fait une règle, une règle immuable, j’ai brûlé toutes les photos et les lettres de cette époque je ne les ai plus non plus, je n’ai conservé aucun souvenir ».
Ainsi Kallie le boiteux, secrétaire de M. Macalister, qui prétend ne rien se rappeler mais dont les souvenirs s’échappent progressivement, précis et inattendus, au son d’un refrain : « C’est tout ce dont je me souviens ». Il confirme l’impression initiale qu’il ne s’est rien passé à Fouriesfontein ; tout peut se résumer à un abondant flot de paroles, d’impressions, de nuances, sur le contexte et l’atmosphère de l’époque. Il n’est finalement qu’une victime, un nègre du nom d’Adam Balie. Rien de grave en somme. Il aurait pu jouer un rôle important ; il fut exécuté à l’orée de la maturité, et on aura tôt fait de l’oublier. Il aurait dû être le héros ; ce n’était qu’un Noir. Les puissants en auront forgé un autre, bien blanc, c’est plus hygiénique. Kallie se tait, après un long monologue : « De toute façon, répète-t-il, je n’avais rien à raconter. »
La voix de Mademoiselle Godby s’élève alors. Elle non plus n’a rien à raconter sur la guerre ; elle ne peut que déclamer de petits faits sans intérêt, sur telle personnalité du village, sur tel événement anodin, pour autant que sa mémoire sur le déclin n’écorche pas le prénom ou la situation. Elle avance par petites touches imperceptibles, achevant la toile de fond que les narrateurs qui l’ont précédée ont commencé à tisser. L’angoisse la saisit, comme Alice qui a brûlé tous ses souvenirs, comme Kallie qui a fui le village.
« Ce sont des choses que l’on oublie, et pour ma part, j’en ai déjà oubliées beaucoup, mais qui me reviennent soudain par bribes maintenant que je commence à en parler, les chevaux que l’on attelle à la lueur de la lanterne, la neige, les bruits de sabots dans la nuit, les voix. L’on finit par en savoir trop, et ce savoir, on n’a pas la liberté de le partager avec d’autres, on en porte le poids, seule. Finalement, le mieux est encore d’oublier. »
Alice et la tentative d’oubli de l’histoire.
Kallie et le déni des faits réels.
Mademoiselle Godby et la résignation de tout un peuple.
Qui peut les condamner, leur reprocher leur manque d’objectivité, leurs tentatives de vivre envers et contre tout ? Ils sont l’Histoire, celle passée et – le temps de quelques pages – la nôtre.
Les voix qui s’élèvent parmi les ombres sont celles qui ne savent décidément pas oublier, parce que le hennissement des chevaux continue de les hanter, parce que la poussière continue d’irriter leur gorge, parce que le sang a définitivement entaché leur peau, parce que d’autres voix ne cessent de murmurer à leurs oreilles les souvenirs enterrés. C’est tout ce qui leur reste. Ils ont été atteints de plein fouet par la guerre, par quelques misérables semaines de conflit dénué de valeur historique, sans jamais savoir l’appréhender, parce qu’ils étaient à l’écart, incapables de maîtriser ce qui leur arrivait.
« Ces voix – quand je pense à la guerre, quand j’essaie de me rappeler quelque chose de la guerre, ce sont toujours les voix dont je me souviens, et aussi du bruit des chevaux […] C’est à cela, aujourd’hui encore, que se limite la guerre lorsque j’essaie d’y repenser : les voix à la porte d’entrée, la voix de Minnie au salon, la voix d’Adam Balie qui appelle du bout du couloir, peut-être aussi des bruits de pas sous la véranda, quelque chose qui se passait dans une autre pièce, dehors dans la rue ou bien chez les Fourie, dans la petite école de Minnie, dans le quartier métis, mais jamais près de moi ».
*
**
Pays des fleuves, récit de deux voyages aux Pays-Bas
Chaque narrateur est une monade qui tente de décrire l’histoire de son point de vue, sans perspective de communion. Seule l’exubérante Minnie Colefax, dont la voix ne filtre jamais directement mais qui traverse les différents témoi- gnages, tente vainement de garder uni ce qui a toujours été divisé, malgré les apparences. Les blessures existaient : un bref événement les a dramatiquement révélées. Il n’était dès lors plus de communauté possible. Le village a soudainement disparu dans la brume, et il n’apparaîtra désormais qu’au lecteur soucieux de se laisser à nouveau happer parces obscures voix surgies, l’une d’une tombe, l’autre d’un ruisseau à demi asséché, l’une du sable soulevé brusquement par un vent de provenance inconnue, l’autre de l’intérieur d’une maison à laquelle nous n’avons jamais pleinement accès.
Difficile communion, car pour écouter une voix, encore faut-il qu’une autre se taise, sous peine de voir resurgir les incertitudes premières, lorsque tout est encore confus, indiscernable.
« Pardonner, peut-être, est possible, mais oublier, non, les blessures, même si elles se referment, laissent des cicatrices indélébiles. Ce qui est arrivé demeure à tout jamais irrémédiable, irrévocable, et court à travers le souvenir comme du fil de fer barbelé. La poussière, les chevaux, les jeunes cavaliers avec des plumes d’autruche à leur chapeau, les filles avec leurs rubans, Charles Kleynhans à genoux dans la poussière avec son costume noir, le jeune homme souriant d’un air aussi poli qu’absent derrière son bureau, et enfin Adam Balie gisant par terre, mort, dans la plantation d’acacias. […] Nous n’avons rien appris de ce qui est arrivé, les divisions n’ont fait que se creuser, l’amertume n’a fait que grandir. […] Nous n’avons rien appris, nous continuons de faire comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était produit, condamnés, me dis-je parfois, à répéter éternellement les mêmes mots, les mêmes gestes, pris au piège dans un manège dont nous ne pouvons plus descendre. Éveillée dans la nuit, j’écoute, seule dans le noir, le tintement et le bruissement presque imperceptibles ».
Entre réconciliation et oubli… Tel est le drame de ce pays déchiré par des guerres, celle des Boers au début du siècle dernier et celle, non moins terrifiante, causée par le système de l’Apartheid, contre lequel Karel Schoeman a beaucoup lutté ; son enga- gement résolu lui vaudra la remise de la plus haute distinction de son pays, l’Ordre du Mérite sud-africain, des mains de Nelson Mandela, en 1999. L’écrivain connaît le prix de la réconciliation ; il sait le poids de la mémoire. Une fois mentionnées les grandes batailles, si enthousiasmantes à écrire et à lire dans des livres, il a conscience qu’il ne reste qu’une population divisée et qui cherche constamment, péniblement, à se reconstruire. Pourquoi a-t-il écrit ce que les voix lui disaient ? Parce que l’histoire, la vraie, se noue dans le drame de la condition humaine. C’est ce qu’il s’attache à exprimer dans sa langue originelle, la langue du drame, l’afrikaans, dont nous goûtons la saveur grâce à l’excellente traduction de Pierre-Marie Finkelstein.
Mais voici que les voix « meurent au loin », comme le faible bruissement du vent après son passage. Il ne manque qu’une voix à cette symphonie dysharmonique, celle de l’auteur lui-même qui les a rassemblées, lui qui ne pose aucune question mais se met à leur écoute, se contentant de regarder, d’entendre et de perpétuer le souvenir. Il ne joue plus, rejette le masque alors que la dernière voix s’estompe. Nous sommes encore dans ce village, où plus aucune voix ne perce, sinon la sienne. Sommes-nous dans le passé ou dans le présent ? Qu’importe. Hic et nunc. La question, en dépit de notre rationalisme forcené, ne contient aucun intérêt. Seule notre liberté a désormais une parole à prononcer, pour que l’histoire puisse s’achever en nous, ne serait-ce qu’un instant.
« Tenter de juger cette réalité comme si elle était le résultat d’une suite apparemment logique d’incidents, d’une progression ordonnée de cause à effet, est en l’espèce une tâche impossible à réaliser, tout comme n’a aucun sens le fait de demander, ou de se poser la question de savoir combien de temps va durer mon séjour ici, ou encore quand je pourrai en partir, ce serait vouloir utiliser un système de valeurs étranger : ces questions sont sans réponse. »