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Ewa Lipska (Cracovie, 1945) appartient à la génération de l’après-guerre, née sur les décombres d’un pays mais aussi plus largement sur les décombres d’une civilisation tout entière. Elle a publié à ce jour une vingtaine de recueils de poésie, ainsi que des nouvelles et des pièces de théâtre. Sa poésie, visionnaire et d’inspiration catastrophiste par moments, reste toutefois résolument rationaliste et témoigne de notre temps en optant pour l’ironie et l’humour face au tragique de l’existence. Priorité est ainsi souvent donnée à la réflexion intellectuelle qui se développe en différentes formes d’expression du sujet, tels la lettre, le monologue intérieur, l’essai, la digression philosophique, la narration d’une histoire incluse dans l’Histoire.
Moi / Ailleurs / L'Écharde (traduction du polonais par Isabelle Macor-Filarska & Irena Gudaniec-Barbier, postface Isabelle Macor-Filarska, Montpellier, Grèges, 2008) réunit trois recueils dans lesquels Ewa Lipska développe, avec une ironie qui tient à distance tout pathos, la possibilité du bonheur et la joie d’exister en dépit de la violence, de la solitude, de la mort, du mal. Dans ces pages, la dérision n’a pas disparu, mais le ton a changé pour laisser plus de place à une forme de bienveillance et d’amour de la vie tout concentré sur l’observation des changements de la société, tels l’om- niprésence de l’ordinateur, l’accélération du rythme de vie, les dérives théologico-politiques, le répondeur téléphonique qui nous parle de sa voix égale, filtrée, à la place de l’interlocuteur que l’on espérait entendre. L’accent est également mis sur l’aspect virtuel de la réalité, du monde dans lequel l’homme contemporain évolue et vit au quotidien.
Ewa Lipska & Isabelle Macor-Filarska
(Club des Poètes, 20 juin 2009)
Mes traducteurs
Mes traducteurs. Eux. Prolongement de moi-même.
Ma – Leur
pile de temps sur la table.
Confits de dictionnaires.
Une matinée en cyrillique
dans le nubuck d’un brouillard germanique.
Une antilope romaine
à l’orée de mon vers.
Mes – Leurs
voyages.
Encore un chemin à rebours
sans raison.
Une greffe de mots
de mes chirurgiens. La leur.
Intraduisible
pour ce bref poème.
Et moi
je fais l’amour dans tant de langues à la fois.
Lettre après lettre j’absorbe l’humidité à Nasjö
je rencontre dans la forêt mes poèmes bâtards.
Ma – Leurs
voix. Hésitations derrière les livres.
Augures de l’abîme des pages.
Syllabes qui décollent de Heathrow.
Qu’hériteront-ils de moi ?
Mon angoisse ? Mon appétit
pour tout ce qui passe ?
Pour le décolleté de la prairie ? Les champs violets [d’améthystes ?
Le poème « Moi tłumacze » et sa traduction « Mes traducteurs » ont été lus par Isabelle Macor-Filarska au cours de la Table ronde consacrée à la traduction dans le cadre des Présences à Frontenay 2014 (vidéo de Zoé Balthus).
Si la nouvelle est la forme intime du roman, comme l’a dit Margriet de Moor lors du récent séminaire consacré à son œuvre, relevons que ses romans comprennent plusieurs nouvelles qui font que l’intimité devient un concept pluriel. Ceci s’applique surtout au dernier qui porte un titre français : Mélodie d’amour(1). Cette histoire regroupe quatre récits – quatre nouvelles en quelque sorte – qui peuvent se lire dans leur propre forme intime non sans qu’ils soient liés par les rapports qui se tissent entre les personnages. Chaque récit développe une version particulière de la thématique de l’amour. Autant de variations sur un thème unique – un rapport avec la musique s’imposant, laquelle joue d’ailleurs un rôle important dans l’œuvre de Margriet de Moor, parfois comme motif mais surtout comme principe de composition.
Margriet de Moor
Dans le roman Le Peintre et la jeune fille(2) (De schilder en het meisje, 2010), ce sont deux récits qui s’alternent et se répondent : celui sur le peintre passionné – dans lequel on devine Rembrandt – qui porte le deuil de son épouse ; celui sur Elsje, réfugiée venue en bateau du Danemark. En quête d’une meilleure vie, cette jeune fille est harcelée par sa logeuse amstellodamoise qui cherche à la pousser dans la prostitution. Elsje la tue en se servant d’une hache qui se trouve placée inopinément là. Pour ce crime, elle est condamnée à la peine de mort. Les deux personnages, le peintre et la jeune fille, sont animés d’une sorte d’aspiration à la pureté ; à la fin du roman, ils se rejoignent : le peintre dessine la défunte – exécutée peu avant –, d’après nature. Le destin, cette force tragique, les a réunis. Tous deux sont marqués par une tristesse singulière. Lorsque le peintre contemple la fille morte, il réfléchit, la romancière recourant alors au style indirect libre :
Elsje dessinée par Rembrandt
« Toujours pas le moindre signe de décomposition. Sans vie, mais pas sans corps. Était-ce encore bien elle ? Le visage, bouche presque close, reflétait la jeunesse, la douleur, l’incompréhension. Et une ombre d’indignation. »
C’est alors que le peintre fait son portrait. Leu « face à face » est rapporté ainsi : « La rencontre d’une bougre d’idiote en d’un homme qui, à défaut de savoir par quel bout prendre son chagrin, sait ce que peindre veut dire. Ce qui les unit se trouve ramassé en ce moment unique. Comme il faut bien peu de chose pour le faire durer, non une poignée de secondes, mais à jamais ! » Autrement dit, le narrateur omniscient fait référence à Elsje immortalisée par Rembrandt, ou plutôt : la jeune fille immortalisée par le peintre, car c’est justement dans l’abstraction que le roman revêt sa dimension universelle.
On retrouve la juxtaposition de deux récits comme principe de construction dans La Noyée (De verdronkene, 2005), traduit en français sous le titre Une catastrophe naturelle(3). Dans ce roman, la vie d’Armanda s’entrelace à un point extrême avec celle de sa sœur, Lidy. Armanda, la cadette, a une filleule en Zélande, dont on s’apprête à fêter le septième anniversaire. Naturellement, la marraine se doit d’être présente. Mais Armanda, qui n’a pas tellement envie de faire le voyage, demande à sa sœur, plus entreprenante qu’elle, de se rendre à sa place sur l’île zélandaise où elle est attendue. Comme les deux femmes se ressemblent beaucoup, il y a peu de chance que la filleule s’aperçoive de la supercherie. Lidy accepte sur-le-champ. Alors qu’elle prend la route, le 31 janvier 1953, la météo annonce une forte tempête. Elle poursuit toutefois son voyage. Mais le 1er février, le mauvais sort frappe impitoyablement : l’île zélandaise où a lieu la fête de famille est touchée de plein fouet par la grande inondation, plus encore que le reste de la région. Dans le pays, on ne prend conscience qu’au compte-gouttes de l’aspect apocalyptique du désastre. Le drame que vit alors Lidy (elle va périr noyée) est narré avec nombre de pauses : il est exposé comme un récit qui ne cesse de déterminer la vie de son mari, celle d’Armanda – lesquels vont d’ailleurs se marier – ainsi que celle de sa fille Nadja, que la sœur cadette adoptera. De la sorte, le récit de la vie d’Armanda court parallèlement aux derniers jours de la vie de Lidy, avec pour effet littéraire un étirement du temps (Dehnung) dans l’histoire de Lidy et une compression du temps (Raffung) dans celle d’Armanda. En se déroulant côte à côte, ces récits rendent plus concrets les jeux du destin à travers ce qui lie les deux personnages centraux. Le roman se termine par un responsorium : la défunte Lidy et la vieille Armanda, proche de la mort, entrent en dialogue, passant en revue des sujets tant prosaïques qu’essen- tiels. La noyée (verdronkene), qui a d’abord été la refoulée (verdrongene), celle qui devait être effacée de la surface de la terre, devient dans cet échange final « la sœur clandestine que j’héberge en moi », « quelqu’un qui, tout au long de ma vie, a regardé et écouté avec moi ».
Outre des romans, on doit à Margriet de Moor des recueils de nouvelles, certaines plutôt longues (novella), d’autres plus courtes (short story). C’est en pratiquant ce dernier genre – « la musique de chambre de la littérature », selon sa propre formule – qu’elle a commencé son parcours littéraire. Lors de l’atelier de traduction qui a eu lieu ces 16 et 17 octobre à la Sorbonne, avec le concours du Centre d’Expertise en Traduction Littéraire, nous avons travaillé sur la nouvelle « Tweede keer » (Deuxième fois), dans laquelle quelques références à des romans français fonctionnent comme autant de repères nostalgiques relativement à la jeunesse que deux sœurs ont partagée – deux sœurs là encore ! Toute nouvelle connaît sa propre complexité, ainsi que Margriet de Moor le souligne elle-même : « Il n’est pas plus facile d’écrire une nouvelle qu’un roman. Les deux genres exigent le même travail, axé sur le style et la composition. Tous deux suscitent, tout au long du processus d’écriture, les mêmes angoisses et les mêmes joies. »
Dans les short stories, de même que dans Mélodie d’amour, on ne peut qu'être frappé par la concentration aphoristique à laquelle parvient l’écrivain. Tant dans les nouvelles en question que dans les romans, le drame de la vie se déploie devant nous ; il s’agit souvent du drame de l’amour dans lequel le destin joue son rôle perfide. La vie intérieure des personnages est suggérée en passant et non pas expliquée. Les personnages s’encerclent les uns les autres comme des planètes et des étoiles dans un rapport magnétique, mais dans quelle mesure se connaissent-ils ? La nouvelle « Verkozen landschap » (Paysage élu) a pour sujet un couple, Mira et Paul. Au début, on nous présente Mira en ces termes : « Elle souriait à son mari comme dans un rêve. Ils étaient ensemble depuis quatorze ans déjà, elle s’était accoutumée à leur amour. À son visage étroit. À ses mains aux ongles très soignés. Toutes les choses disparates, inintelligibles qui avaient pu la traverser au cours de ces quatorze années, étaient reliées par un fil ténu à cet homme. »
Bien entendu, il existe des différences entre, d’une part, des personnes qui vivent ensemble et, d’autre part, des personnes qui ne se connaissent que superficiellement ou encore des gens qui sont des étrangers l’un pour l’autre. Concernant la dernière catégorie, citons un passage emprunté à la nouvelle « Dubbelportret » (Portrait double) : « Les choses qui arrivent à autrui ne revêtent qu’un faible degré de réalité. Moindre qu’un rêve. Moindre qu’un récit. Moindre que le contenu d’un film rapporté de façon incohérente. »
Il n’en est pas moins vrai que chaque vie, chaque individu recèle son propre mystère qui en constitue l’essence même. Le personnage de Magda dans Gris d’abord puis blanc puis bleu(4) (Eerst grijs dan wit dan blauw, 1991) abandonne sans rien dire son foyer ; deux ans après, elle retourne chez elle, comme si de rien n’était, sans dire mot à son mari de ce qu’elle a fait durant son absence. Leur vie de couple reprend, mais le secret que Magda n’entend pas partager avec son mari représente une partie essentielle de sa personnalité ; pour celui-ci, il devient peu à peu une obsession au point qu’il se sent exclu et qu’il finit par tuer son épouse avec un poignard tibétain.
Beaucoup de personnages de Margriet de Moor sont à la merci de leurs propres intuitions, de leurs impulsions ou encore de circonstances qui les prennent par surprise en soulevant en eux des émotions qu’ils ne soupçonnaient pas. D’autres reculent devant l’abîme de ces émotions et préfèrent se laisser bercer au rythme de la routine. Il en est aussi qui se sentent totalement désorientés, qui souffrent d’une perte d’identité à la suite d’événements cruciaux, par exemple quand ils se sentent trahis ou victime de la fatalité. Dans Mélodie d’amour, Atie, l’épouse de Luuk, mari adultère, est la proie d’émotions contradictoires, lesquelles font naître « un éventail de nuances » sur son visage. Elle est « pleine de tristesse et de désir, de haine et d’amour, d’indulgence et de ressentiment, ne sait plus à quel saint se vouer car elle sait qu’elle va de toute façon le perdre, elle écume de rage contre lui, contre elle-même […] ». Oui, il arrive que l’amour se révèle tout aussi redoutable que la force des éléments, qu’une catastrophe naturelle ; on est emporté sans pouvoir opposer la moindre résistance ; on se trouve plongé soit dans le bonheur soit dans le malheur quand ce n’est pas dans les deux à la fois. Ce n’est pas un hasard si les volets de Mélodie d’amour, quatre récits traitant de diverses façons d’aimer, y compris de l’amour entendu comme affection réciproque entre frère et sœur, comportent des motifs ayant un lien avec la nature et les conditions météorologiques. Dans ces pages, plusieurs éléments font écho au sujet central d’Une catastrophe naturelle : l’ouvrier qui pilote une drague, les travaux hydrauliques, les dépressions atmosphériques qui amènent des tempêtes, la marée basse décrite comme « marée malveillante du bas-fond, démon hantant les fosses sombres entre les bancs de sable qui disparaissent sous les eaux »…
Au vu des thèmes et motifs mentionnés, Mélodie d’amour apparaît par ailleurs comme un roman très hollandais où le danger inhérent à la vie se trouve symbolisé par l’eau, cette menace immémoriale. Au temps de la grande inondation de 1953, des chevaux ont survécu en restant plantés sur place, raides comme des piquets, parfois des journées entières. Ils n’ont pas cherché à fuir n’importe où, au hasard. Mélodie d’amour se referme sur l’image de deux cents chevaux, coincés sur un anneau de terre au milieu de la mer des Wadden. « Avec la marée haute et la tempête de novembre qui fait rage depuis des jours, la mer affleure le haut de la digue. » Les chevaux restent obstinément plantés sur place, n’osant pas même, à marée basse, traverser l’estran pour gagner le continent, leur salut. Ceci en dépit de toutes les tentatives de l’armée et des sauveteurs. C’est alors qu’arrivent quatre amazones, quatre Frisonnes à cheval, qui lancent leurs montures dans l’eau en empruntant un passage submergé ; avec elles, elles entraînent bientôt la jument qui guide la harde. Le roman se termine en une apothéose pleine d’amour et de dévouement :
« Derrière les quatre amazones, en un trot intrépide, le cortège se dirige vers la digue : c’est le cortège le plus gai qu’on ait jamais vu. L’eau qui éclabousse se fait argentine et le ciel de plus en plus bleu à mesure que les chevaux rejoignent la terre ferme.
Doux, dociles, prodigieusement heureux. »
Paris, le 18 octobre 2013. Discours prononcé par le professeur Kees Snoek à la résidence de l’ambassadeur des Pays-Bas à l’occasion d’une soirée littéraire consacrée à Margriet de Moor, écrivain en résidence à l’Université de Paris-Sorbonne.
(4) Gris d’abord puis blanc puis bleu, trad. Marie Hooghe, Paris, Robert Laffont, 1993.
entretien en allemand avec Margriet de Moor
*Kees Snoek est l’auteur d’un ouvrage monumental sur la vie et l’œuvre de l’écrivain Eddy du Perron. Il prépare actuellement une biographie sur Sjahrir (1909-1966), premier Premier ministre de l’Indonésie, en recourant entre autres aux très belles lettres que le politicien a adressées à sa première épouse, la Néerlandaise Maria Duchâteau (1907-1997).
Marque Page - Margriet de Moor - Une catastrophe naturelle
L’œuvre de Karel Dierickx a transpercé toutes les offenses, tous les paliers de découragement. Cette manière de prendre l’espace avec la brisure des lignes nous montre ce que serait notre étreinte du vivant si notre liberté empoisonnée parvenait à éclater. Ce qui hante Dierickx au point de nous mordre par le crissement de ses échafauds précaires, c’est le dégagement d’une voie suprême qui passe par le dessin, la réalisation humaine d’une dignité panique qui ne peut plus attendre. Un transpercement des patiences de l’Art. Nous reconnaissons bien un paysage, un bocage, un coin de verger, une clôture, mais la banalité des théâtres correspond chez Dierickx à la puissance de certaines armatures hospitalières où le pays dont chaque homme crève se révèle, esquisse sa promesse défigurée. Certaines courbes de collines déchaînent une bonhommie des formes face auxquelles l’artiste comme le non artiste ne veut plus quitter son poste de pèlerin de lui-même.
C’est l’averse qui comp- te, la fermeté fléchée des traits qui pointent, les zébrures d’un saule pleureur général. Chez Dierickx, l’esprit de chevron est capital. Les bâtons obliques font une limaille domestiquée où l’encoche cabrée dicte ses rafales. Une nuée d’im- pacts sur la feuille où la tête et l’arbre sont d’un essor indifférencié, d’un même balisage extatique, d’un même camp de base dans l’extrême. La fierté, ce sang de la vie, n’a jamais été délogée des arbres ni des figures qui leur ressemblent. Dierickx retourne toujours aux clairières, aux prairies et aux ruines des villes taillées en flèches d’épopée granitique. Quelques cadrages élémentaires, quelques tableaux prédécoupés où l’éternité, déchirante comme le passé, est métallisée par le désir : des coins de forêt, des coins de visages, une pénombre d’héroïsme où de violents tumulus se disputent les socles de l’homme poète. Et là, tout se télescope dans une fastueuse hybridation : la ligne tortueuse, la boucle, les frisures, les zigzags, les éclairs, les zébrures, les encoches, les nœuds, les lacis nerveux et leurs éclats, les rafales de bâtonnets, les hachures, l’assaut rythmique, les brusqueries et les quasi transparences d’un autre réseau caressant où il ne reste de la pointe du crayon qu’un sillon sans graphite. Des sarabandes, des frises, des traînes, des édifices éboulés dans leur lierre où la puissance du maître se laisse guider par les retouches de l’enfance.
Dans un même profil de visage, dans un même portrait de chien, cohabitent et fusionnent la grande manière née des années à fourbir les armes de la délicatesse et la vitesse sans crainte de l’enfant de trois ans. Au final, cet alliage, cette main d’âges multiples réalise le soin inouï d’une tendresse hiératique trempée dans la pierre d’effroi. C’est mural, pariétal, tombal, lustral et percé de lumière oblique déferlante, de rosée des beaux jours, de museau regretté, pour finir en place de village reprise par les herbes, en masses devinées d’antiques fontaines, de margelles redevenues des rochers, et ce sont partout les ruines d’une bonté. Dierickx révèle le dessin à son propre terrain vague, à sa lande innée, par quelques ordres, quelques indications de celles qui jalonnent une partition ; c’est ici l’hémisphère d’un visage, là un chien brumeux et toujours ces lignes sinueuses où les rails, les piquets de clôtures, les sentiers s’enchevêtrent aux volutes d’un espace de rencontre merveilleuse, de Provence absolue où les lambeaux de la peine auraient roulé, auraient fini par se végétaliser en arche de rencontre, pour devenir cette place où l’abandon, la désolation accèdent par un fourmillement d’apparitions à l’Eden du rebelle. Si nous aimons sans qu’il y ait toujours de femme, d’homme, de chien ou d’oiseau au balcon de l’amour, leurs spectres vivants pointent dans les profondeurs dessinées du Flamand.
Ces huiles sur toiles, ces gouaches, ces mines de plomb, ces pastels secs ou à l’huile, ces techniques mixtes ne sont pas là pour « intéresser » les lorgnons en mal de ration culturelle. Il y a dans l’intérêt une attitude penchée qui déjà ne voit plus, qui déjà s’apprête au boniment. Les œuvres de Dierickx sont directement filiales, leur pouvoir de révélation lève les cadavres de la vraie vie qui bougent encore. La réussite est brutale car elle porte au devant d’elle-même le blason accumulé de ses délicatesses assassinées et reprises en dessin à la mort troupière. Sous le coup de la bourrade admirative, nous sommes les subjugués, et c’est là toute la justice à rendre à cette œuvre rare parmi les rares, cette cathédrale du mérite qui ne tient debout qu’à resplendir à fleur de sang.
Paysage, 2007
Dans ses jeunes années, le peintre flamand a choisi d’abandonner la voie fa- cile, ce chant des sirènes où l’apprenti artiste est sommé d’atrophier sa part sacrée en sévissant dans cette branche du mar- keting et de la publicité appelée art contemporain. Karel apparaît comme l’épouvantail de toutes les manigances pour s’être montré incapable de lâcher un certain portail défoncé du domaine marginal. Ses dessins ne perpétuent pas une filiation de l’art imitatif, ce qu’il fait est plus dur, plus angulaire, plus moderne, ses visages pleins de nodosités correspondent davantage à cet absolu baudelairien de l’avenir. Plus il approche et devance l’agneau transi de toute circonstance, plus ses portraits démontés d’une passion grave rendent cette déchirure en métal d’éternité, cette utopie de l’intense.
Eau-forte (détail) pour le recueil Giotto’s Hemel de Stefan Hertmans
Même chez Giacometti et Eugène Leroy, on n’a pas cette faculté à faire sauter le carcan de la scène, ce côté mise en boîte d’une statuaire où quelqu’un sinon quelque chose a pris la pose. Chez Dierickx, nous sommes passés à un niveau de l’Art qui généralement n’a pas été perçu et qui, s’il l’était, ferait passer l’art mondial pour ce qu’il est : celui d’une insipide province dans une galaxie où elle n’aurait pas son mot à dire. C’est une question de force maintenue dans sa douleur. Il faut chercher Artaud pour tenir compagnie à Dierickx, on y retrouvera comme par hasard cette puissance de liberté dans l’éclatement des formes, cette saillie imprévisible qui prend la feuille pour y frapper sa preuve de nerfs en gloire. Dierickx, comme Artaud, précipite sur la feuille les preuves cisaillées, hirsutes, les fétiches de grandeur pétrie où coïncident toutes les figures de l’amitié. La demi-lune des visages, les figurines, les sentiers sont là pour tonner tout en marquant une appartenance, tout en laissant se profiler une communauté, un phalanstère tricéphale de l’homme du chien et de l’oiseau, unifié par cette figurine que l’on aime sur le champ parce que son geste esquissé, son bras à peine levé déroule tout le passé d’une blessure reconnue. De l’expression au plus haut degré donc, mais une expression tellement usée d’être simplette qu’elle n’est plus qu’un désespoir d’expression, une ruée, une colère tournée contre le figement, un crissement, une discordance maintenant le dessin dans un état d’urgence ligneuse, de rutilance agressive où l’orée d’un sous-bois, l’arpent d’une prairie tendent leurs ombres hérissées d’arches inédites, le grain surpeuplé d’une déchirure bâtisseuse. Une masse sinueuse où font rage des retours de géométrie, une trituration qui veut son royaume, une poussée de charpente où la volonté se bat pour son avènement inconnu. Que cet avènement accroche ici et là des points d’ancrages évoquant des monceaux de ruines errantes, des édifices murmurés cor- respond bien à cette impression mutilée où clignotent, face aux œu- vres de Karel Dierickx, d’inépuisables possibles.
En donnant à deux de ses livres, En Route Vers La Fin (en néerlandais Op Weg Naar Het Einde) et « Plus Près de Toi » (Nader Tot U, non traduit en français à ce jour) une forme épistolaire, Gerard Reve a fait le choix d’un genre lui permettant de déployer très librement l’ingéniosité de son écriture. Les six lettres qu’on trouvera ici et qui s’adressent à un lecteur abstrait non spécifié sont d’abord parues séparément entre septembre 1962 et septembre 1963 dans la revue littéraire Tirade, dont Reve était alors rédacteur en chef. Si chacune d’entre elles trouve son unité en ce qu’elle renvoie d’une part à un « vécu » de nature « autobiographique » situé de façon précise dans le temps et l’espace, et d’autre part à ce qu’il est convenu d’appeler une ou des « thématiques », cette unité est dépassée et transcendée par le geste qui, les réunissant en une seule et même œuvre, confère à l’ensemble ce que nous choisissons d’appeler ici une « logique supérieure », et aboutit du même coup à faire du texte un des sommets de la production de l’auteur.
Gerard Reve est l’un des trois écrivains majeurs néerlandais de l’après-guerre, avec Willem Frederik Hermans et Harry Mulisch. Récompensée par de nombreux prix, son œuvre a, tout au long de sa vie, rencontré aux Pays-Bas des admirateurs fervents, passionnés, idolâtres, et des adversaires farouches, ces derniers ayant d’ailleurs souvent, bien malgré eux, contribué, par la réaction que suscitaient leurs attaques, à la popularité de l’auteur. Ainsi, le sénateur Algra, dont il est question dans plusieurs passages de En Route Vers La Fin et qui le décrivait comme un écrivain pervers, immoral et blasphémateur, ne fit que conforter son succès, ce dont Reve lui sut ironiquement gré, en baptisant plus tard « Maison Algra » une propriété qu’il avait acquise avec ses droits d’auteurs.
En France, c’est davantage par cette réputation sulfureuse – rappelée par la presse, lorsqu’en 2001 le roi Albert II de Belgique refusa de remettre le prix prestigieux des Lettres néerlandaises à l’écrivain à cause de sa relation avec son partenaire Joop Schafthuizen, suspecté de débauche sur un garçon mineur – que par son œuvre, encore trop peu traduite et relativement confidentielle, qu’est connu Reve. Son roman de 1947, Les Soirs (De Avonden), qui provoqua aux Pays-Bas lors de sa parution un choc à peu près comparable au coup de tonnerre que fut en France la publication en 1932 du Voyage au bout de la Nuit de Céline, n’a pas eu, lorsqu’il est paru en 1970 dans notre langue, le retentissement qu’il méritait. Il est vrai qu’à l’époque, la traduction en français des œuvres littéraires néerlandaises en était encore à ses balbutiements. Homosexualité, débauche, alcoolisme, provocation, telles sont les principales rubriques de la « fiche signalétique française » de Reve, à laquelle on ajoute volontiers la mention de son « catholicisme », histoire de rendre le mélange plus détonant.
Une phrase de Reve – et, à plus forte raison, une phrase de En Route Vers La Fin – est à l’oreille d’un Néerlandais cultivé immédiatement reconnaissable. Nous avons en effet affaire à un écrivain qui, au-delà d’un style, s’est forgé une langue dans la langue, un quasi-idiolecte (pour reprendre un mot cher à Roland Barthes) au point que ses créations langagières semblent révéler la présence d’un manque, d’une « lacune » dans la langue nationale : certains des néologismes de Reve ont en effet été, après coup, intégrés au néerlandais courant et figurent dans les dictionnaires, tandis que telle expression qui lui est propre est citée comme exemple illustrant l’emploi de tel ou tel mot. Dans les lignes qui vont suivre, nous voudrions faire comprendre au lecteur français les difficultés qui ont été les nôtres dans notre tâche de traducteur, justifier certains choix que nous avons été amené à faire, et donner une « idée » de ce qu’est l’univers de l’auteur, à l’idiome si singulier.
1/ La « langue de Reve » traverse simultanément de nombreuses « strates » du néerlandais : dans la même phrase cohabitent l’archaïsme délibéré, le néerlandais littéraire moderne, le néerlandais courant du XXe siècle, etc. Mais l’écriture de Reve n’est pas simplement juxtaposition d’états de langue différents, elle est confrontation et synthèse par lesquelles des éléments d’époques diverses, souvent détonants, acquièrent par leur rapprochement une valeur nouvelle. Le recours à telle ou telle forme déclinée – alors que les déclinaisons ont globalement disparu dans le néerlandais du XXe siècle – joue ici un rôle important. Le français n’ayant connu les déclinaisons qu’à l’époque médiévale, et Reve n’ayant qu’assez rarement recours au moyen néerlandais proprement dit, nous avons rarement fait appel à des formes médiévales du français, et nous avons compensé les effets qu’il était impossible de rendre directement (langue déclinée par exemple) par d’autres types d’archaïsmes.
2/ Ce que nous disons des « couches » historiques de la langue s’applique aussi aux « niveaux » de langue, aux « registres » : à une traversée des époques se superpose alors une traversée des usages. Le néerlandais hyperlittéraire, le néerlandais recherché côtoient dans une même phrase la langue écrite courante, la langue « parlée », différentes formes de parlures ou de « jargons » (comme par exemple le ou les codes employés entre eux par les homosexuels), etc. Nous nous sommes efforcés d’atteindre sur ce point un effet global le plus proche possible de l’original.
3/ Les phrases de Reve sont fréquemment très longues. C’est notamment le cas dans la « Lettre d’Amsterdam », la seconde et peut-être la plus virtuose du livre, qui comporte par exemple une phrase d’environ cinquante lignes. Cette longueur est bien entendu inséparable du rythme et, bien au-delà, de la « logique » particulière au texte et à la pensée de l’auteur, logique qui nous semble être, comme nous nous en expliquerons plus loin, une composante essentielle du texte. Nous avons, partout, respecté scrupuleusement le découpage des phrases (à une ou deux exceptions près), tout en nous assurant de leur « lisibilité » car le français n’a pas la même « résistance » que le néerlandais à l’accumulation de certains types de propositions, de certaines tournures…
4/ L’orthographe de Reve s’affranchit souvent de la « norme ». Dans certains cas, de manière factuelle, le même mot pouvant être orthographié, dans tel ou tel passage, de façon différente. Nous avons rendu ces écarts en opérant des « déplacements » sur d’autres mots, compte tenu des différences de structure entre les deux langues. L’emploi très fréquent de la majuscule, par lequel le lexique revien confère des valeurs particulières à certains termes, a été scrupuleusement reproduit en français, y compris dans ses exceptions. D’autres écarts sont systématiques, et concernent toutes les occurrences de certains suffixes : dans les années soixante, Reve, comme le firent d’ailleurs d’autres écrivains néerlandais, modifia l’orthographe de ces terminaisons. Les changements apportés tendaient, en gros, à rapprocher la graphie de la prononciation orale. Nous avons délibérément choisi d’orthographier normalement les suffixes français correspondants. D’une part parce que le rapport des deux langues à « leur » orthographe est autre : le français moderne oppose une résistance beaucoup plus forte aux modifications ou aux « réformes » que le néerlandais. Mais surtout parce qu’orthographier autrement tous les mots présentant en français des suffixes comme -TION, ou -SSION (la permutation des graphies de ces deux suffixes aurait été possible) nous paraissait gratuit, arbitraire et finalement peu productif dans notre langue. Le jeu sur l’orthographe, s’il est bien sûr attesté dans la littérature française du XXe siècle (qu’on pense à Queneau par exemple), est en général fortement lié à des effets de sens, même quand il a pour objectif avéré de se rapprocher de la prononciation. D’autre part, une application systématique d’un changement orthographique est de toute façon vite « intégrée » par le lecteur, et devient alors un phénomène de surface dont la perception se trouve rapidement neutralisée dans l’acte de lecture. Ce qui revient à dire qu’en français tout du moins, une telle application, non liée comme aux Pays-Bas à une pratique littéraire attestée chez plusieurs écrivains à une époque déterminée, n’aurait guère été plus que l’équivalent d’une trop facile (et donc mauvaise) contrainte de type oulipien, au rendement très faible en termes de créativité.
5/ Mais nous voudrions insister sur l’aspect essentiel de En Route Vers La Fin qui n’est d’ailleurs que le prolongement de tout ce que nous avons esquissé jusqu’ici sur l’idiome revien. Traversée des strates de la langue, traversée des usages, les six lettres effectuent aussi la traversée d’autres textes (au sens large du mot) : textes littéraires, texte biblique, expressions toutes faites et clichés, « mots » de l’Autre ou autres textes du « je » qui se pose à la fois comme le Même et comme l’Autre (cf. la fréquence des énoncés suivis de la mention : « comme dit l’autre », « dis-je toujours », etc., ou la façon qu’a Reve d’interpeller le lecteur, de reprendre en corrigeant ce qu’il a dit lui-même auparavant). Bref, il y a là tout ce qui fait la dynamique d’une œuvre qui se constitue en remodelant, en reformulant, en renversant sans cesse ce qu’elle a dit, ce qui se dit, ce qui a été écrit par d’autres. Autant de phénomènes qui relèvent de ce que Julia Kristeva, après Bakhtine, a nommé « intertextualité ». L’intertexte de Reve est immense, explicite parfois (emprunts à des auteurs dont le nom est mentionné), mais le plus souvent implicite, caché, travesti, et encore plus indécelable par le lecteur français que par le lecteur néerlandais puisque les allusions renvoient à des auteurs, à des formes figées, à des dictons, etc. inconnus du public français. Nous avons donc choisi, pour rendre sensible la présence de cette « parole ou écriture de l’autre », de faire appel, ça et là, à des intertextes connus du lecteur français, au risque de nous écarter légèrement de la lettre du texte original. Le lecteur trouvera, par le jeu sur l’orthographe de tel ou tel mot (« merdre » au lieu de « merde » entre autres), des allusions à Alfred Jarry ; ailleurs, une citation de Charles Trenet ou encore des formules qui peuvent faire penser à Lautréamont… Autant d’auteurs vraisemblablement étrangers à la culture de Reve, ou qu’il ne convoque en tout cas pas ici, mais qui nous ont paru proches par l’esprit d’intertextes spécifiquement néerlandais mis à profit par notre auteur (entre autres l’œuvre de Marten Toonder, trop peu connue en France). Sans jamais supprimer les références à ces intertextes – que nous avons au contraire essayé d’éclairer par des notes de bas de page –, nous les avons « acclimatés» et pour ainsi dire renforcés, en disséminant de petites traces « graphiques » qui renvoient à l’horizon de lecture du public français. Autrement dit, nous avons considéré le texte de Reve comme une sorte d’hologramme : un fragment devait pouvoir permettre de susciter et de réveiller la totalité d’une image qui se serait avérée moins parlante si elle avait été directement appelée par des éléments moins accessibles au lecteur. En même temps que nous contribuions à la production d’écarts orthographiques (en faisant par exemple appel à Jarry) nous « stimulions » de façon analogique, pour le lecteur français, cette dimension si importante de l’intertextualité.
6/ Tout effet de sens présuppose un arrêt, une stase, une pause dans le flux de la langue. Signifier, c’est nécessairement fixer. Et nous touchons là un problème crucial chez Reve. Car l’écrivain qui dit lui-même être toujours en train de courir plusieurs lièvres à la fois, être en proie à une pulsion qui le porte à toujours devancer ce qu’il dit et ce qu’il pense – de là le rythme parfois tumultueux et à première vue incohérent de sa prose – vit cette nécessité de la « fixation » du sens comme une contrainte presque insupportable, comme une limite, même si la forme épistolaire, qui supporte assez aisément le passage du coq à l’âne par exemple, lui laisse davantage de jeu que d’autres genres. Il faut donc à la fois satisfaire à cet impératif de fixation et ruser avec lui. Quand cela ne fonctionne pas, ce n’est jamais, selon Reve lui-même, la page blanche qui guette, mais au contraire l’accumulation de brouillons (qu’un « collectionneur » quelque part, rachète d’ailleurs à l’auteur !), et la multiplication galopante de boulettes de papier noircies par l’encre.
Tout l’art de Reve nous semble s’expliquer par cette double tension : l’œuvre fourmille d’éléments qui, métaphoriquement parlant, font « bloc », mais, en même temps, tout « bloc » produit d’infinies lignes de fuite. Trois exemples, pris à des niveaux de signification différents, suffiront à faire comprendre cette dimension de l’imaginaire scriptural de Reve.
Arrêtons-nous en premier lieu sur la description des architectures : celle de tel hôtel forteresse de la première lettre, celle du manoir de Oofi dans la seconde lettre ou de la Gunner’s Hut de la quatrième lettre, résidence « de plaisance » de l’ami P, celle de la maison de Lizzy dans la dernière lettre… Elles renvoient toutes à des intertextes identifiables et parfois explicitement désignés : ainsi les cartoons de Chas Addams, mais aussi – de façon moins évidente pour le lecteur français – les « récits illustrés » de Toonder auquel Reve emprunte nombre d’expressions. Quiconque parcourt un des albums de cet auteur prolixe (mais peu traduit) tombera très vite sur une de ces constructions tenant à la fois du château fort et de la bicoque, semi-ruine cocasse et inquiétante. On voit ici comment le rapport à une forme graphique dessinée (et non écrite) – donc forcément stylisée – joue dans l’écriture le rôle d’un fixateur. Mais la ruse est inhérente au respect de la contrainte : en fixant par l’appel au cartoon, au dessin, ses architectures dans une sorte de modèle, Reve ouvre en même temps à un autre « texte » : la production du sens est ouverture de lignes de fuite vers un autre objet et un autre imaginaire.
Second exemple : la façon très spécifique et inimitable qu’a Reve d’enfermer l’identité de presque tous ses personnages (« réels comme fictifs ») dans des expressions périphrastiques suggestives, au risque, pourrait-on penser, de les réduire à une essence stylisée, voire à une mécanique : Le Gibier de Choix Faisant dans la plomberie (Loodgietend Prijsdier), le Jeune Néerlandais d’origine indonésienne, la Créature des Hôtels ou Créature Grisonnante, La Famille des Pourchassés Inconnus, etc. L’univers de Toonder et, au-delà, celui de la bande dessinée, ne sont, là encore, pas loin. La stylisation liée à ce type d’expressions et le recours fréquent à la majuscule satisfont une fois de plus aux exigences de la production du sens comme fixation, mais en même temps ouvrent l’œuvre sur l’infini du mythe. Tout ce qui peut relever de l’archétypal dans les constructions ainsi élaborées projette en imagination le lecteur vers le récit mythique, voire mythologique.
Dernier exemple, l’omniprésence du rituel et du rite dans le texte. Rituel presque ascétique de la prise de nourriture qui s’accompagne d’un dégoût pour la plupart des restaurants, rituels entourant l’acte sexuel, et décomposition de cet acte sexuel en une succession de micro-rites, rituel religieux, ritualisation du rapport avec les animaux, rituel de l’écriture, rituel lié à l’imbibition alcoolique. Leur est attachée toute une série d’affects (que la majuscule tend à constituer comme autant d’entités, d’états ou d’humeurs bien spécifiques) ainsi qu’une scansion de la vie de l’auteur en périodes (Période Grise, Période Noire, Période Violette…), qui renvoie d’ailleurs à son tour aux titres d’autres œuvres de Reve. Tout ceci paraît à première vue former une sorte de catalogue des Obsessions et des Habitudes maniaques, des Maux et des Aléas de l’existence. Mais c’est oublier le fait que tous les rites s’interpénètrent, se mêlent, se décryptent, se fécondent, se détruisent les uns les autres en une sorte de carnaval qui ramène d’ailleurs au passage toute transcendance à une immanence, rabat la métaphysique sur la logique de la production verbale. Ce qui nous amène à notre dernier point, fondamental : le lien entre création littéraire et mise en place d’un univers logique qui joue sur les contradictions, les dépasse, s’inscrit au-delà de l’opposition binaire entre le OU et le ET, récuse l’opposition entre principe de plaisir et principe de réalité (le bel adolescent appelé par la lettre jetée à la mer n’aura jamais cette lettre, et pourtant il sera là et attendra le scripteur à l’hôtel) et du même coup fait de l’humour, de l’ironie, de la critique, de la satire, de la dérision, de l’auto-dérision, de la provocation, de la réflexion voire du soi-disant blasphème, non une série d’attitudes distinctes et successives, mais des points de fuite sur une ligne continue et toujours mouvante. Ceci grâce à la dynamique d’une langue dans laquelle il est vain de chercher à séparer forme et contenu, d’une langue qui pourrait être caractérisée par les mots employés par Rimbaud : production de « pensée accrochant la pensée et tirant ».
7/ Il suffit de voir dans la deuxième lettre la façon dont le motif stéréotypé du Carpe Diem (« Cueille le jour, dis-je tout le temps ») est carnavalisé par une série vertigineuse de métaphores et d’associations (arracher / plumer / plumaison / cueillir sexuellement / sexuellement cueillable, etc.), de prêter attention à la théorie développée dans la dernière lettre sur l’élaboration de la Fiction Littéraire, dont le pivot est cette notion à la fois tourmentée (car rattachée à la figure biblique du Serpent Ancien) et désopilante de Fait Non Pertinent, ou même de suivre dans leur articulation les propositions très concrètes que fait Reve à propos de la situation économique de l’écrivain aux Pays-Bas (mécanismes de subvention, etc.) par rapport aux autres propositions ou refus de propositions de ses collègues ou adversaires, pour voir combien l’instrument logique (notion à laquelle correspondrait au moins en partie ce que le critique revien néerlandais Sjaak Hubregtse nomme l’« ironie romantique » de l’auteur) est au cœur de la création chez Reve. S’il faut placer cet écrivain à la stature internationale parmi des grands noms connus du lecteur français, c’est sur une ligne elle aussi mouvante et traversée de multiples autres lignes passant par Rimbaud, Lewis Caroll (mentionné explicitement par Reve), Jarry, Lautréamont, Beckett, etc., et non dans une filiation.Et c’est dans cet esprit que nous l’avons traduit.
Bertrand Abraham
Agrégé de lettres modernes, spécialiste de linguistique et membre du groupe de recherches Paris VII sur Victor Hugo, Bertrand Abraham vient de remporter le Prix des Phares du Nord pour sa traduction de Op Weg naar het Einde de Gerard Reve : En Route vers la Fin, Phébus, 2010.
Autres ouvrages de sa main
traduits du néerlandais
Klaas Hendrikse, Croire en un Dieu qui n’existe pas. Manifeste d’un pasteur athée, Labor et Fides, 2011.
Douwe Draaisma, Une histoire de la mémoire, Flammarion, 2010.
Gerbrand Bakker, Là-haut tout est calme, Gallimard, 2009.
W.G.C. Byvanck, cinq articles sur Paul Claudel in Claudel et la Hollande, Poussière d’Or, 2009.
Geert Mak, Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle, Gallimard, 2007.
Tomy Wieringa, Tout sur Tristan, Alterédit, 2007.
Saïd el Hadji, Les Jours de Shaytan, Gaïa, 2004.
Renate Dorrestein, Sans merci, Belfond, 2003.
Marteen ’t Hart, Le Retardataire, Belfond, 2002.
Frans Kellendonk, Le Bon à rien, Le Passeur, 2002.
« Les yeux, l’esprit et l’imagination des plus jeunes percent souvent bien au-delà desapparences, ils brodent parfois un univers qui alimente leurs fantasmes et leurs peurs et lui donnent un goût de réalité qui leur apparaît aussi tangible que la nôtre. A bien y réfléchir d’ailleurs, les adultes ont par moment cette manie eux aussi. C’est le cas d’un petit garçon, persuadé que sa voisine, une très vieille dame, attrape les petits enfants du haut de son balcon et les enferme dans sa cage à oiseaux pour les dévorer. Un mélange de fascination et de crainte attise alors la curiosité du minot, le poussant à prospecter et même à espérer la voir au détour d’une rue ou aux abords de chez lui. Mais la grande dame est-elle vraiment une ogresse ?
Avec cette saveur de fantastique digne d’un conte traditionnel racontée par Geert de Kockere et ce graphisme fin et mystérieux signé Kaatje Vermeire, La Grande dame et le petit garçon semble toucher plusieurs genres. D’abord un soupçon d’étrange et de merveilleux grâce au récit entièrement développé autour du point de vue du jeune protagoniste, par lequel le lecteur scrute, soupçonne et découvre au fil des pages et des situations l’identité et la personnalité de cette insaisissable aïeule. Le petit garçon imagine d’ailleurs en premier lieu, avec force détails, les méfaits les plus effroyables. Le mythe de l’ogresse ou de la sorcière malfaisante cachée au fond de sa chaumière se retrouve ici transposée dans une ville moderne, avec des habitudes plus ancrées dans notre époque. En parallèle de ce ton onirique, se dessine une autre facette, celle d’un quotidien, d’une réalité tristement répandue : la solitude et l’isolement de certaines personnes âgées, partageant pourtant un mur mitoyen du nôtre. L’auteur choisit donc une fable nuancée et oscillant entre deux univers pour ensevelir les résidus de manichéisme qui hantent généralement ce genre d’histoire, et jette avec sensibilité et un joli suspense un pont entre deux générations, une ode au partage et au dépassement des préjugés.
Son très grand format et ses teintes boisées et naturelles font de La Grande dame et le petit garçon un objet vraiment raffiné, agréable et intrigant à découvrir. Spécialisée dans la gravure, Kaatje Vermeire use ici de plusieurs techniques d’estampes comme la gravure pointe sèche, la xylo, la lino ou la lithogravure pour délivrer cette atmosphère d’abord sombre et mystérieuse, à la limite de l’oppression, qui se transforme doucement en une sorte de frise lumineuse, assez ornementale, à mesure que l’on découvre qui est vraiment la « grande dame ». Au fil des pages, les planches qui s’amorçaient dans des teintes plutôt monochromes et tramées (notamment les nervures du bois apparentes) laissent place aux couleurs et au foisonnement de motifs fleuris, tels que les papiers peints « de grand-mère » ou la dentelle. Le visage d’abord fermé et incertain de cette voisine menaçante arbore finalement des traits fins et précis. Sa maison vue de l’extérieur prenant de prime abord des allures d’antre maléfique devient quand on la dévoile à travers les yeux du petit garçon une caverne d’Ali Baba ou un palais merveilleux. Le trait lui-même qui trace les silhouettes des deux personnages, répondant à l’ambiguïté du texte de Geert de Kockere, oscille constamment entre le réaliste et le fantastique. L’aspect figé des contours de chacun confère une élégante impression d’étrangeté propre au théâtre d’ombres chinoises, amplifiée par le contraste constant entre le très grand et le très petit (les deux protagonistes, les figures humaines face à la grandeur des majestueuses façades urbaines).
La Grande dame et le petit garçon est un récit aux confins du merveilleux qui tisse avec sensibilité une jolie fable du quotidien et célèbre la partage et la curiosité de l’Autre. En dehors de cette thématique symbolique forte, les illustrations soignées et raffinées de Kaatje Vermeire sauront sans aucun doute séduire un public plus âgé que celui auquel se destine notre histoire. Les amoureux de l’estampe notamment trouveront de quoi régaler leur appétit. »
« L’histoire paraît assez classique et rappelle plusieurs albums (notamment L’Ogre, illustré par Dedieu). Ce qui est très beau dans celui-ci, ce sont les illustrations de Kaatje Vermeire (dont c’est le premier album édité en France), qui mélangent des gravures à la pointe sèche à quelques collages de textiles. Autour des jeux d’ombre et de lumière, la couleur apparaît dans le t-shirt du garçon ou les oranges qui roulent sur le sol. On a presque envie de toucher les motifs de la robe de la vieille dame ou la tapisserie au mur. »
« Un texte magnifique, plein de force, qui retranscrit avec justesse la capacité des enfants à se faire délicieusement peur. L’illustration est tout simplement sublime, travaillée en relief avec finesse, elle donne vie aux personnages et aux lieux. » (source)