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Invités / Gasten - Page 5

  • La Grande Dame et le Petit Garçon

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    Billets de lecteurs

     

     

     

     

    Geert de Kockere, Kaatje Vermeire, littérature jeunesse, éditions Rouergue, flandre, belgique, traduction

     

     

    « Les yeux, l’esprit et l’imagination des plus jeunes percent souvent bien au-delà desapparences, ils brodent parfois un univers qui alimente leurs fantasmes et leurs peurs et lui donnent un goût de réalité qui leur apparaît aussi tangible que la nôtre. A bien y réfléchir d’ailleurs, les adultes ont par moment cette manie eux aussi. C’est le cas d’un petit garçon, persuadé que sa voisine, une très vieille dame, attrape les petits enfants du haut de son balcon et les enferme dans sa cage à oiseaux pour les dévorer. Un mélange de fascination et de crainte attise alors la curiosité du minot, le poussant à prospecter et même à espérer la voir au détour d’une rue ou aux abords de chez lui. Mais la grande dame est-elle vraiment une ogresse ? 

    Geert de Kockere, Kaatje Vermeire, littérature jeunesse, éditions Rouergue, flandre, belgique, traductionAvec cette saveur de fantastique digne d’un conte traditionnel racontée par Geert de Kockere et ce graphisme fin et mystérieux signé Kaatje Vermeire, La Grande dame et le petit garçon semble toucher plusieurs genres. D’abord un soupçon d’étrange et de merveilleux grâce au récit entièrement développé autour du point de vue du jeune protagoniste, par lequel le lecteur scrute, soupçonne et découvre au fil des pages et des situations l’identité et la personnalité de cette insaisissable aïeule. Le petit garçon imagine d’ailleurs en premier lieu, avec force détails, les méfaits les plus effroyables. Le mythe de l’ogresse ou de la sorcière malfaisante cachée au fond de sa chaumière se retrouve ici transposée dans une ville moderne, avec des habitudes plus ancrées dans notre époque. En parallèle de ce ton onirique, se dessine une autre facette, celle d’un quotidien, d’une réalité tristement répandue : la solitude et l’isolement de certaines personnes âgées, partageant pourtant un mur mitoyen du nôtre.  L’auteur choisit donc une fable nuancée et oscillant entre deux univers pour ensevelir les résidus de manichéisme qui hantent généralement ce genre d’histoire, et jette avec sensibilité et un joli suspense un pont entre deux générations, une ode au partage et au dépassement des préjugés. 

    Geert de Kockere, Kaatje Vermeire, littérature jeunesse, éditions Rouergue, flandre, belgique, traductionSon très grand format et ses teintes boisées et naturelles font de La Grande dame et le petit garçon un objet vraiment raffiné, agréable et intrigant à découvrir. Spécialisée dans la gravure, Kaatje Vermeire use ici de plusieurs techniques d’estampes comme la gravure pointe sèche, la xylo, la lino ou la lithogravure pour délivrer cette atmosphère d’abord sombre et mystérieuse, à la limite de l’oppression, qui se transforme doucement en une sorte de frise lumineuse, assez ornementale, à mesure que l’on découvre qui est vraiment la « grande dame ». Au fil des pages, les planches qui s’amorçaient dans des teintes plutôt monochromes et tramées (notamment les nervures du bois apparentes) laissent place aux couleurs et au foisonnement de motifs fleuris, tels que les papiers peints « de grand-mère » ou la dentelle. Le visage d’abord fermé et incertain de cette voisine menaçante arbore finalement des traits fins et précis. Sa maison vue de l’extérieur prenant de prime abord des allures d’antre maléfique devient quand on la dévoile à travers les yeux du petit garçon une caverne d’Ali Baba ou un palais merveilleux. Le trait lui-même qui trace les silhouettes des deux personnages, répondant à l’ambiguïté du texte de Geert de Kockere, oscille constamment entre le réaliste et le fantastique. L’aspect figé des contours de chacun confère une élégante impression d’étrangeté propre au théâtre d’ombres chinoises, amplifiée par le contraste constant entre le très grand et le très petit (les deux protagonistes, les figures humaines face à la grandeur des majestueuses façades urbaines).

    La Grande dame et le petit garçon est un récit aux confins du merveilleux qui tisse avec sensibilité une jolie fable du quotidien et célèbre la partage et la curiosité de l’Autre. En dehors de cette thématique symbolique forte, les illustrations soignées et raffinées de Kaatje Vermeire sauront sans aucun doute séduire un public plus âgé que celui auquel  se destine notre histoire. Les amoureux de l’estampe notamment trouveront de quoi régaler leur appétit. »

     (hiddenplace, source)

     

     

     

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    « L’histoire paraît assez classique et rappelle plusieurs albums (notamment L’Ogre, illustré par Dedieu). Ce qui est très beau dans celui-ci, ce sont les illustrations de Kaatje Vermeire (dont c’est le premier album édité en France), qui mélangent des gravures à la pointe sèche à quelques collages de textiles. Autour des jeux d’ombre et de lumière, la couleur apparaît dans le t-shirt du garçon ou les oranges qui roulent sur le sol. On a presque envie de toucher les motifs de la robe de la vieille dame ou la tapisserie au mur. »

    (Madeline Roth, source)

     


     

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    « Un texte magnifique, plein de force, qui retranscrit avec justesse la capacité des enfants à se faire délicieusement peur. L’illustration est tout simplement sublime, travaillée en relief avec finesse, elle donne vie aux personnages et aux lieux. » (source)

     

     

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  • Hubert Lampo, par Xavier Hanotte

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    Du réalisme magique

     

    Considéré comme l’un des représentants majeurs du réalisme magique de l’ère néerlandophone, l’Anversois Hubert Lampo (1920-2006) demeure peu connu des lecteurs français malgré la traduction d’une dizaine de ses ouvrages (ici). Un de ses traducteurs, le romancier Xavier Hanotte, lui a consacré plusieurs pages dont celles que nous reproduisons ci-dessous. Elles figurent en guise de postface au roman le plus connu de Lampo, La Venue de Joachim Stiller dont la version française a paru aux éditions de L’Âge d’homme en 1993.

     

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    Hubert Lampo, 1982 -  photo : Tom Ordelman

     

     

     

    « Joachim Stiller » ou la venue d’Hubert Lampo

     

     

    Tout vient à point à qui sait attendre, paraît-il. Et sans conteste, il faut savoir prendre patience lorsqu’on réunit le double handicap d’être un écrivain belge, flamand de surcroît, et que l’on souhaite se voir publier un jour en traduction française. Ainsi, il a presque fallu attendre un demi-siècle pour qu’Hubert Lampo, œuvre faite, atteigne enfin un public francophone débordant le cercle exigu des germanistes et autres amateurs d’exotisme littéraire. Certes, le fait d’appartenir à un domaine linguistique relativement restreint – donc soi-disant périphérique – explique largement l’incognito du maître anversois au pays de Voltaire comme dans la partie méridionale du petit royaume où il vit le jour. Fort heureusement, les choses évoluent.

    Lampo3.pngNé à Anvers en 1920, Hubert Lampo a suivi le parcours traditionnel des écrivains belges, placé sous le signe du second métier. Successivement instituteur, journaliste et inspecteur des bibliothèques, il mène en effet depuis 1943 une carrière littéraire sans heurts, dont le succès jamais démenti parvient – ô miracle – à concilier les louanges d’une critique exigeante et la fidélité sans faille d’un public des plus diversifiés. Auteur précoce, Hubert Lampo débute par une brève prose poétique (Don Juan et la dernière nymphe, 1943), avant d’attirer l’attention de la critique par des romans psychologiques (notamment Hélène Defraye, 1944) et des nouvelles d’inspiration fantastique (Réverbères sous la pluie, 1945). Jusque-là, hormis la rigueur de l’écriture et l’expression de convictions humanistes qui caractériseront la suite de son œuvre, rien ne le distingue vraiment d’une tradition littéraire de qualité dont, à l’époque, un Maurice Roelants, un Stijn Streuvels ou un Willem Elsschot constituent – dans des registres bien différents, il est vrai – les figures de proue. Et pourtant, on trouve déjà dans ces premiers textes les éléments qui confèreront plus tard à l’œuvre de Lampo son cachet inimitable.

    En 1953 paraît Retour en Atlantide, et l’œuvre prend un tournant décisif. Car l’histoire de ce médecin, découvrant, un jour que son père n’est pas mort comme il l’avait toujours cru, mais a disparu sans laisser de traces dans un nulle part qui pourrait fort bien être un ailleurs, dépasse de loin le suspense poétique initialement projeté et exerce déjà l’indéniable magnétisme qui ne cessera de caractériser les proses ultérieures. Sous l’écorce d’une écriture riche mais totalement maîtrisée, derrière le paravent d’une anecdote somme toute banale se profile l’univers mystérieux des symboles, des rêves qui agitent l’humanité depuis la nuit des temps. Retour en Atlantide narre la chronique d’une attente au cœur du quotidien. L’attente d’une obscure promesse, d’un avènement dont rien ne dit qu’il se produira. Bien sûr, Buzzati, Gracq ou Beckett nous avaient déjà fait vivre cette attente, mais en utilisant le ton, l’imagerie et la vision caractéristiques de leurs univers irréductiblement originaux. Et si Lampo peut sans hésitation prendre place à leurs côtés, c’est parce que, loin de repasser des thèmes éculés, il possède lui aussi une voix, un imaginaire qui donnent vie à la création.

    hubert lampo,xavier hanotte,réalisme magique,flandre,belgique,traduction littéraire,l'âge d'hommeRetour en Atlantide marque donc le pas décisif de Lampo dans son évolution vers un courant littéraire dont il deviendra, avec John Daisne (1912-1978), le porte-drapeau en terre de Flandre, à savoir le réalisme magique. Il serait prétentieux et vain d’analyser, ici, en détail, ce que recouvre avec précision un terme par ailleurs souvent galvaudé. Mais si l’on devait cerner en quelques lignes la teneur du concept tel que l’illustre l’œuvre de Lampo, il suffirait sans doute d’évoquer un antagonisme et une simultanéité.

    L’antagonisme s’organise autour de deux pôles. La réalité tout d’abord, qu’elle apparaisse dans les fictions sous les dehors d’un quotidien maussade, voire hostile, ou qu’elle offre aux personnages un champ d’action dans lequel ceux-ci évoluent harmonieusement, en plein accord avec eux-mêmes et le monde qui les entoure. L’incompréhensible ensuite, ensemble de faits troublants échappant à toute logique généralement admise, manifestations inquiétantes d’un univers parallèle ou occulte dont l’irruption vient rompre l’équilibre de vies jusque-là paisibles et inaugure l’ère du doute dans l’esprit des personnages –  généralement narrateurs.

    La simultanéité, c’est le moment privilégié, improbable, qui met en présence – en contact, au sens électrique du mot – ces deux pôles mutuellement exclusifs. Une faille s’ouvre ainsi au cœur de la réalité, par laquelle s’engouffre l’étrange, générant un fulgurant « court-circuit », métaphore récurrente dans l’œuvre de l’auteur. Incompréhensible, disions-nous. C’est qu’il convient d’établir un distinguo. Lampo n’est pas un romancier de l’absurde. Car la contamination du réel s’opère par l’instillation subtile d’une logique résolument autre, dont les héros lamposiens s’ingénient – souvent en vain – à découvrir la mystérieuse cohérence. Freek Groenevelt n’est pas Joseph K. Jamais tout à fait vaincus, les personnages de Lampo sont plutôt des « bâtisseurs d’hypothèses ».

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    Considérant ce qui précède, La Venue de Joachim Stiller (1960) constitue sans doute l’expression la plus décantée du réalisme magique tel que le conçoit l’auteur. Ainsi, par l’intermédiaire d’un narrateur solidement ancré dans un réel parfaitement connu et maîtrisé – quiconque connaît un peu la métropole anversoise s’y retrouvera d’emblée en pays de connaissance – nous entrons de plain-pied dans un univers à trois dimensions, dans une temporalité linéaire. Peu à peu, au rythme des messages sibyllins que reçoit Freek Groenevelt – promu de facto confident du lecteur – l’incompréhensible s’insinue dans une existence rangée que rien ne semblait destiner à pareilles aventures. Car le temps et l’espace se disloquent au passage d’un personnage sans visage, abstrait, qu’on peut lire ou entendre, mais jamais voir : Joachim Stiller. Peu à peu, le scepticisme du narrateur fait place à la crainte, puis la crainte se mue en attente. Mais cette fois, l’avènement aura bien lieu. Le vœu pieux sur lequel s’achevait Retour en Atlantide trouve son accomplissement. Et Joachim Stiller se révèle à la faveur d’une brève et fulgurante épiphanie, couronnant l’ascension du récit vers la catharsis tant attendue. Le « court-circuit » a bien eu lieu. Les pôles antagonistes se sont rencontrés, libérant toute leur énergie. Rideau.

    Lorsqu’on l’interroge sur la genèse du récit, Hubert Lampo ne se lasse pas d’évoquer l’enchaînement presque fortuit d’images, d’émotions et d’intuitions qui l’amenèrent à créer un Joachim Stiller tout autre que celui initialement prévu. Parti pour écrire une sorte de thriller poétique, un roman de l’angoisse à La Boileau-Narcejac – songeons à Celle qui n’était plus et au Vertigo qu’en tira Alfred Hitchcock –, l’auteur est rejoint, dépassé par le fantastique, par l’immémoriale dynamique du mythe. Ainsi, le farceur des premiers chapitres, l’expéditeur astucieux de troublantes missives acquiert vite le statut de figure tutélaire, omnisciente, messianique. De la sorte, le mystère change de nature et les interrogations gagnent en profondeur.

    Lorsqu’il cherche à creuser le sens profond de ses récits – et notamment Joachim Stiller –, à découvrir le ressort secret de leur magnétisme, Lampo appelle Carl-Gustav Jung (1875-1961) en renfort de ses interprétations. A l’en croire, le rayonnement de son réalisme magique serait dû à l’émergence récurrente, au cœur de ses récits, d’archétypes issus de l’inconscient collectif. 

    A la lumière des théories du psychologue suisse, Joachim Stiller serait donc un avatar du Messie. Loin de se placer dans le cadre d’une religiosité vague autant qu’improbable – l’agnosticisme de Lampo ne souffre aucun doute –, le caractère messianique de Stiller participerait donc de l’expression d’une image profondément enfouie dans la mémoire de l’humanité : celle du sauveur, du médiateur. Les temps de crise appellent tout naturellement la résurgence de telles images. Dans cet ordre d’idées, n’oublions pas que La Venue de Joachim Stiller fut écrit en pleine guerre froide.

     

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    Rétrospectivement, Hubert Lampo découvre une floraison d’archétypes dans ses romans. L’Atlantide figure le continent édénique, l’ailleurs où se réaliseront toutes les aspirations de l’homme ; Joachim Stiller joue le rôle du Messie tandis que le héros de Kasper aux enfers (1969), musicien psychopathe, semble une relecture moderne du mythe d’Orphée. C’est donc peut-être dans ces terrae incognitae enfouies au plus profond de nous, d’où peuvent surgir anges et démons, que se situe la clé du succès de Lampo, dès lors que ses fictions savent y éveiller de subtils échos.

    Sans doute, cet appel aux profondeurs, l’établissement d’une certaine complicité entre auteur, narrateur et lecteur ne fonctionnent nulle part avec une telle efficacité dans l’œuvre de Lampo. En ce sens, on peut sans doute voir dans Joachim Stiller une sorte de sommet. Néanmoins, loin d’épuiser les mêmes recettes, le réalisme magique lamposien connaît une évolution constante. Mêlé à la folie dans Kasper aux enfers, il se fait plus spéculatif dans Les Empreintes de Brahma (1972) ou Un parfum de santal (1976), tisse la toile de fond de Heu Sarah Silbermann (1980), s’auto-parodie allègrement dans Appelez-moi Hudith (1983) pour ne plus jouer enfin que sur la coïncidence dans le tout récent La Reine des Elfes (1990). Lampo lui fait d’ailleurs de régulières infidélités, dès lors qu’il ne dédaigne pas revenir à la veine psychologique de ses débuts, y mêlant le souci de redresser certaines vérités historiques souvent occultées dans son propre pays. En témoigne son intérêt pour les temps troublés de l’Occupation dans La Première neige de l’année (1985) et La Reine des Elfes.

    Il n’en demeure pas moins vrai que, dans l’œuvre pourtant abondante de Lampo, La Venue de Joachim Stiller continue d’occuper une place centrale. Signe de reconnaissance d’une secte nombreuse de lecteurs assidus, elle exerce toujours, malgré le temps qui passe, une fascination dont toutes les exégèses – pas même celle de l’auteur – n’épuiseront jamais le mystère. Car réimpression après réimpression, Joachim Stiller continue à vivre, échappant à son créateur. Oui, nul doute que le miracle opère encore chaque fois qu’un nouveau lecteur ouvre ce roman publié en 1960. Car n’est-ce pas un peu lui qui, en compagnie de Freek Groenevelt, guette l’arrivée de Joachim Stiller devant la Gare du Midi ? Dans un final quasi janacékien, ne pourrait-il lui aussi se dire, tel le garde-chasse de La Petite renarde rusée, que dorénavant « les hommes marcheront la tête baissée, et comprendront qu’une félicité qui n’est pas de ce monde est passée par là »* ? Freek et Simone gardent le silence, mais il est des chants silencieux aussi poignants que des opéra.

     

    Xavier Hanotte, octobre 1990

     

    * A lidé budou chodit / Shlavami sklopenymi / A budou chapat, / Ze slo vukol nich nadpozemské blaho. Leoš Janáček , La Petite renarde rusée, acte III.

     

    Après la mort du romancier flamand, Xavier Hanotte lui a rendu hommage dans un numéro du Carnet et les Instants, soldant sa dette à son égard :

     

    hubert lampo,xavier hanotte,réalisme magique,flandre,belgique,traduction littéraire,l'âge d'homme« […] En te traduisant, j’ai appris à écrire, à trouver ma langue. Car la phrase lamposienne, c’était quelque chose ! Longue, sinueuse, chantournée, rythmée d’inci- dentes, parfois paresseuse et s’en excusant, prompte à se commenter elle-même et se prendre pour objet de sa raillerie. Une phrase de conteur qui, somme toute, te ressemblait, proprement impossible à traduire et difficile à transposer. Jamais je n’ai autant senti les limites du français qu’en essayant de donner à tes textes un écho à peine satisfaisant. Il m’en est resté cette modestie têtue des traducteurs, cette détestation de la prétention si commune aux gens de lettres, sans cesse tentés de jouer les démiurges. On sert toujours un imaginaire, fût-ce le sien propre. Cela demande humilité. Cette humilité, tu me l’as apprise.

    L’écriture, l’imaginaire, les conseils... Ta fréquentation avait quelque chose de rassurant. À ton contact, on avait presque envie de devenir écrivain. À l’époque, je n’imaginais pourtant pas m’y mettre, et moins encore publier un jour. Tu n’étais pas de cet avis. Il faut le croire car je t’entends encore me dire, tandis que nous traversions le Sint-Jansvliet en route vers le Blauwe Gans et quelques bières : ‘‘Surtout, Xavier, ne lâche jamais ton métier ! Il faut le garder...’’ Et de continuer, devant mon incompréhension : ‘‘Il faut rester indépendant, j’en sais quelque chose.’’ Bien plus tard, je réaliserais à quel point tu avais raison, même si à l’époque, la question ne se posait pas. N’avoir aucune dette, c’était ton maître mot. Ni envers les lecteurs, ni envers personne.

    […] Depuis ta mort, ils sont bien peu à se réclamer de toi. Ce n’est pas à la mode, pas dans l’air du temps, ne donne accès à aucun club et ne procure aucun certificat de branchitude ou de bon goût. Pourtant je suis un de ceux-là, et j’en suis fier. Ça ne rapporte rien, mais je m’en fous. Comme toi, je ne cherche pas à faire carrière en littérature, juste à rester libre. Il y a, simplement, des dettes dont on est fier. En toute humilité. »

     

     

    Merci à Xavier Hanotte

     

     

  • Les romans et nouvelles d’Esther Gerritsen

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    Un survol de l’œuvre de la romancière Esther Gerritsen,

    par Geertrui Marks-van Lakerveld*

     

     

    L’AUTEUR

    esther gerritsen,littérature,pays-bas,romanNée le 2 février 1972 à Gendt, près de Nimègue, dans un milieu catholique, Esther Gerritsen a suivi une formation de dramathérapie avant de faire des études d’écriture dramatique et littéraire à la Hogeschool van de Kunsten d’Utrecht. Outre un certain nombre de textes pour le théâtre, elle a maintenant à son actif un recueil de nouvelles et quatre romans.

     

    ŒUVRES

    (sauf mention contraire : éditions De Geus, Breda)

     

    Bevoorrecht bewustzijn, 2000 (Conscience privilégiée, nouvelles)

    Drie theaterteksten, Amsterdam, International Theatre & FilmBooks, 2002 (Trois pièces de théâtre)

    Tussen een persoon, 2002 (Entre une personne, roman)

    Toneel. Verzameld toneel 1999-2003, 2003 (Théâtre complet)

    Normale dagen, 2005 (Jours normaux, roman) 

    De kleine miezerige god, 2008 (Le Petit dieu minable, roman) 

    Superduif, 2010 (Pigeon super, roman) 

     

    En traduction française

    Le jour, et la nuit, et le jour, après la mort, trad. Monique Nagielkopf, Montreuil sous Bois, Editions théâtrales, 2008. (titre original : De dag en de nacht en de dag na de dood, 2004)

     

    « Greenwich 1894 » (Greenwich achttienvierennegentig) & « Avant de me frapper » (« Voor je me gaat slaan »), traduction inédite de deux nouvelles du recueil Bevoorrecht bewustzijn.

     

     


    Esther Gerritsen (entretien en néerlandais)

     

     

    THÉMATIQUE

     

     

    esther gerritsen,littérature,pays-bas,roman Dans l’œuvre d’Esther Gerritsen, les protagonistes sont invariablement des penseurs, des investigateurs, des interrogateurs. Tout peut servir d’objet de discussion et de réflexion. Le moteur est le doute, la certitude n’existe pas. Les personnages luttent contre le quotidien qui s’impose à nous. Les personnages centraux souffrent de solipsisme et d’un état d’hyperconscience vis-à-vis du monde extérieur. Existentiellement seuls, ils montrent un comportement souvent obsessif. Pour ne pas tuer leurs désirs, ils renoncent à la réalisation de ceux-ci. 

    Le gâteau, pas la peine. L’idée d’en manger me suffit. Je n’ai pas besoin de le goûter […], je n’ai pas besoin de voir mes parents vieillir avec le risque de… Pour ce qui est d’avoir des enfants, laisse tomber. Le fait que nous en voulions me suffit […] (Bevoorrecht bewustzijn)

    Si jamais le désir se trouve satisfait, le déclin s’annonce et mène inévitablement à la mort.

    Et nous consentons à vieillir […], nous permettons à la vie de suivre son trajet irréversible. Comme si elle ne pouvait continuer son chemin qu’avec notre autorisation. (Tussen een persoon)

    Tout en se rendant compte que les rapports suggérés par la langue ne sont pas forcément ceux de la réalité, Esther Gerritsen explore son esprit logique et découvre que les limites de la conscience du soi et du monde se trouvent à l’intérieur de notre cerveau.

    La romancière s’intéresse particulièrement aux malades psychiatriques, aux paranoïaques, aux gens atteints de sénilité, aux surdoués chez lesquels on diagnostique un syndrome d’Asperger, en fait à tous ceux dont la conscience est troublée ou dont la vie est extrêmement difficile. Elle est à la recherche d’explications du mal et de la souffrance dans le monde, ainsi que de délivrance et du sens de la vie. L’alcool, le sexe, la religion ne semblent pas être des remèdes durables pour arrêter le tourbillon de la pensée. 

    Pour autant, l’auteur n’opte pas pour une prose emberlificotée : ses dialogues sont d’une forte efficacité, son humour noir se double d’une certaine hilarité. C’est avec beaucoup d’ironie qu’elle peint des scènes grotesques.

    Dès ses débuts, la plupart des critiques ont reconnu le talent remarquable d’Esther Gerritsen et fait l’éloge de sa manière, de son authenticité. Ainsi que chaque titre de ses livres en témoigne, les événements extérieurs sont subordonnés aux pensées des personnages.

     

     

    Superduif (2010)

     

    Bonnie Mol, narratrice du dernier roman d’Esther Gerritsen, a douze ans. C’est une fille surdouée, isolée, solitaire, triste. Mais elle a un don : elle sait voler comme si elle était un oiseau. Un jour, elle franchit la grille du jardin en restant dans les airs pendant quelques secondes.

    esther gerritsen,littérature,pays-bas,romanAu début du récit, elle fait la connaissance d’une nouvelle élève de sa classe : Ina. Celle-ci  a un frère de 18 ans. Bonnie, ignorée par les autres adolescents, se sent flattée de l’attention que lui porte la belle Ina. Un des centres d’intérêt de Bonnie, c’est la Deuxième Guerre mondiale à travers la figure d’une résistante qui l’inspire beaucoup par son héroïsme fondé sur un sentiment d’infériorité. Un jour, Bonnie parvient à se transformer en un pigeon aux dimensions humaines. Ina accepte cette réalité et partage le secret de son amie. Cette métamorphose se produit de plus en plus fréquemment. Bonnie découvre bientôt qu’elle est capable, en tant que pigeon, de sauver des vies. Mais  personne ne voit jamais le pigeon en question.

    Les parents de Bonnie, d’un âge relativement avancé, ne croient pas aux facultés surnaturelles de leur fille. Ce sont des intellectuels pragmatiques qui s’inquiètent de la santé mentale de leur enfant. Ils lui déconseillent fortement de choisir son vécu comme sujet  d’exposé devant la classe. Bonnie s’entête, mais ses camarades se moquent d’elle. Ina n’en reste pas moins une amie fidèle.

    La deuxième partie du roman a pour cadre le collège. Bonnie publie dans le journal de l’établissement de petits essais, entre autres sur Anne Frank, puis des pages de non fiction relatant des scènes de guerre atroces. Enfin, elle entreprend d’écrire des billets portant sur le malaise qu’elle éprouve.

    Prise par son activité d’écriture, elle ignore une de ses transformations et manque l’occasion de sauver le frère d’Ina d’un mortel accident de la route.  Après l’enterrement, Bonnie s’adonne à l’automutilation. Le sentiment de culpabilité qu’elle éprouve la pousse à rompre avec Ina, mais celle-ci s’oppose à cette décision. Bonnie écrit alors un récit sur le décès de ce garçon et ses propres transformations ; publié, ce texte lui procure une certaine reconnaissance au sein de son établissement.

    C’est pendant une fête scolaire que Bonnie subit sa dernière métamorphose alors qu’elle est encore troublée par les caresses de son petit copain. À 23 heures, son père, venant la chercher, découvre sa fille toute nue, zigzaguant dans la cour et faisant des mouvements de tête pareils à ceux d’un pigeon.

    Au psychiatre, Bonnie explique qu’Ina était la seule à qui elle pouvait parler de ses problèmes et de ses métamorphoses. En sortant de chez le praticien, elle retrouve ses parents. 

    Ils ont acheté des glaces. Ma mère tient une italienne entre les mains, mon père deux. La mienne décorée de perles disco. Ils me sourient en me voyant franchir la  porte à tambour. Ils sont heureux pour moi.

    Une fois dehors, je réponds à leur sourire. Sans même m’en rendre compte. Je suis leur fille à eux, unique, leur prodige. Et alors, au moment où mon père m’offre ma glace, je le leur dis : « Papa, maman, j’aimerais tellement mourir. »

     

     

    De kleine miezerige god (2008)

     

    esther gerritsen,littérature,pays-bas,romanLe personnage principal, Dominique Seegers, vient d’emménager à Amsterdam, loin de sa région natale près de Nimègue où elle a passé une vie estudiantine malheureuse et où sa mère, placée dans une maison de retraite, souffre de sénilité. Son père est mort d’un cancer quelques années plus tôt. Chaque fois qu’elle rend visite à sa mère, Dominique sent qu’elle démérite auprès d’elle. Vient-elle pour sa mère, pour le personnel soignant, pour elle-même ? C’est ainsi que naît en elle le besoin d’une autorité compétente pour la juger. Elle se crée un petit dieu, qui bientôt s’avère être un dieu minable, un témoin lâche.  Elle a une liaison avec Kris, infirmier assez laid et rude qui travaille dans la clinique où elle exerce comme dramathérapeute. Il est son antipode à tous égards. Dominique tombe enceinte d’un garçon qui meurt juste après l’accouchement. Après cette expérience traumatisante, Dominique perd le fil. À chaque fois, elle sent combien son petit dieu, qui se contente d’être un observateur, est une création minable. Alors que la liaison avec Kris se complique encore, la jeune femme entretient des liens toujours plus étroits avec une voisine envahissante abandonnée par son mari. Dominique pousse le bouchon un peu trop loin en proposant à cette dernière d'aller ensemble retrouver sa fille émigrée aux Etats-Unis. Dans ses bagages, Dominique transporte l’urne contenant les cendres de son bébé. Elle poursuit son voyage pour assister à un festival de bluegrass, style musical qu’elle adore après avoir écouté les 33 tours de son défunt père. La musique et les textes des chansons sur la solitude de Jésus, abandonné sur la Croix par son Père, lui offrent une consolation qui l’incite à renoncer à son petit dieu. Après un message incohérent qu’elle laisse sur le portable de Kris, celui-ci la retrouve là où a lieu le festival. Le roman propose une fin ouverte.

     

    Normale dagen (2005)


    esther gerritsen,littérature,pays-bas,romanL’étudiante Lucie, dont les parents sont morts, a été élevée par ses grands-parents dans le sud des Pays-Bas, des paysans réalistes et pragmatiques qui ne montrent pas leurs émotions. Lucie s’est détournée d’eux. Depuis trois ans, le contact s’est limité à des cartes postales à l’occasion des anniversaires et de Noël. Lorsque le grand-père tombe malade, Lucie vient le voir et reste quelque temps. De nouveau, il lui faut vivre avec eux, cette fois dans des circonstances difficiles. Lucie aspire à devenir dramaturge ; en guise de thème, elle retient la figure d’un terroriste américain condamné à la peine de mort. Alors qu’elle pénètre de façon quasi obsessionnelle dans la tête de cet inconnu, elle se perd dans le monde concret de ses grands-parents ; parallèlement, l’état de son grand-père ne cesse de s’aggraver. À la ferme, les journées présentent une structure immuable. Les sujets de conversation se limitent au virage dangereux du chemin du village et aux préparatifs de la kermesse annuelle. Attendre la mort de grand-père est devenu une activité routinière.

     

    Tussen een persoon (2002)

     

    esther gerritsen,littérature,pays-bas,romanLe jour où les protagonistes ont prévu de déménager, la femme et narratrice décide de ne pas quitter l'appartement. Elle veut rester à tout prix, rien ne doit changer. Elle enferme son partenaire et lui tient un discours-fleuve. Elle l’a ligoté sur le lit ; il ne peut ni bouger ni parler. Elle n’a pas envie de le connaître mieux, préfère le voir comme si c’était la première fois qu’ils se rencontraient, comme s’ils étaient encore des étrangers l’un pour l’autre. Elle refuse d’aller plus loin, elle souhaite que sa vie s’arrête au « point culminant » de leur relation.

     

    Bevoorrecht bewustzijn (2000)

     

    esther gerritsen,littérature,pays-bas,romanDans ce recueil de nouvelles, Esther Gerritsen s’approche du monde d’une manière scrupuleuse. Ses personnages sont envahis par l’univers qui nous entoure et cherchent une logique pour mieux le comprendre. La nouvelle éponyme – « Conscience privilégiée », expression empruntée à Oliver Sachs, le célèbre neurologue anglais – envisage l’homme comme un être qui attribue un sens spirituel aux phénomènes qui lui échappent. Ainsi, les révélations de Hildegarde von Bingen s’expliqueraient par des crises de migraines et ne viendraient pas de Dieu. Les visions en question auraient été des hallucinations. C’est la conscience privilégiée de la bénédictine qui leur aurait conféré une portée spirituelle.

     

     

    extrait (en NL) de la pièce d'Esther Gerritsen De Kopvoeter

     

     

    * Geertrui Marks-van Lakerveld est critique et traductrice. Ses dernières publications sur la littérature néerlandaise :

    « Tomas Lieske », Kritisch Literatuur Lexicon, mars 2005. 

    « ‘‘Ces figures magiquement éclairées’’, l’œuvre de Tomas Lieske », Septentrion, n° 2, 2008. 

    « L’eau qui inspire, l’eau qui attire, l’eau qui séduit », Deshima, n° 2, 2008. 

    « Esther Gerritsen », Kritisch Literatuur Lexicon, septembre 2010.

     

     

  • Genèse du Faiseur d’anges

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    Le Faiseur d’anges

     Prix des Lecteurs 2010 Cognac

     

     

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    Les Littératures européennes de Cognac viennent de décerner le Prix des lecteurs à Stefan Brijs pour le Faiseur d’anges (éd. Héloïse d’Ormesson). Les membres d’une cinquantaine de bibliothèques de la région Poitou-Charentes ont distingué cette œuvre parmi les six romans d’écrivains belges retenus, trois d’auteurs d’expression française : Feu de Régine Vandamme, Argentine de Serge Delaive et Jours de tremblement de François Emmanuel, trois d’auteurs d’expression néerlandaise : Regarder le soleil d’Anne Provoost (trad. Marie Hooghe), Le Collectionneur d’armes de Pieter Aspe (trad. Emmanuèle Sandron & Marie Belina-Podgaetsky) et Le Faiseur d’anges (trad. Daniel Cunin).

     

     

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    Le Flamand nous parle

    de la genèse de son roman

      

    Il arrive souvent qu’on dise que Le Faiseur d’anges est un roman qui porte sur le clonage. Je ne suis pas d’accord avec cette assertion. Le clonage, c’est le moyen qu’emploie Victor Hoppe, le personnage principal, pour atteindre son but, et c’est bien de ce but dont il est essentiellement question dans le livre : « Se jouer de Dieu. » Il s’agit là à mon sens du thème central du roman d’où découlent diverses thématiques secondaires : la lutte entre le bien et le mal, les dangers que présentent préjugés et superstitions, le conflit entre science et religion, la frontière entre folie et génie à supposer qu’il y en ait une… Autrement dit, beaucoup plus que la seule question du clonage humain.

     

    CognacAffiche.pngCertes, au début, alors que le livre commençait à naître dans ma tête et non pas encore sur le papier – je réfléchis toujours un an ou deux à un roman avant de me mettre au travail –, je songeais effectivement à une histoire centrée sur le clonage. Idée apparue dès qu’on eut annoncé l’existence de la brebis clonée Dolly. Vous vous en souvenez certainement, c’était en 1997, on avait un peu l’impression que le monde n’était plus le même. On pensait alors qu’on pourrait sous peu cloner des êtres humains. Bien entendu, ça a fait travailler mon imagination : Qu’adviendra-t-il si l’on peut se cloner ? Va-t-on se contenter d’une simple copie ou va-t-on chercher à obtenir un double physiquement « parfait » ? Si l’on n’aime pas le nez ou les oreilles dont on a hérité ou si l’on a une malformation comme Victor Hoppe (un bec de lièvre) ou comme Gunther (le personnage sourd de naissance), va-t-on changer ces choses ? Manipulera-t-on les gènes de son propre clone ? Autre question fondamentale que je me posais en réfléchissant à ce roman : Aura-t-on envie de donner à notre clone une intelligence supérieure afin qu’il soit brillant, devienne célèbre, accomplisse ce qu’on n’est pas parvenu à accomplir ? Le mettra-t-on face aux traumatismes que l’on a soi-même subis au cours de l’enfance, autrement dit le brutalisera-t-on si on a été soi-même un enfant battu ? Voilà à peu près ce qui habitait mon esprit malade au début.

     

    Mais une autre idée apparut bien vite : Supposons que vous êtes un clone, mais vous n’en savez rien, et un beau jour, votre père vous dit : « Je ne suis pas ton père, je suis toi, tu es moi, tu es mon clone ». Quelle sera, à votre avis, votre réaction, la réaction du clone ? Là réside ce qui est devenu le point de départ de mon roman. J’ai retenu trois garçons de quatorze ans qui avaient décidé d’écrire leur histoire. S’ils ne savaient pas encore qu’ils étaient des clones, ils n’en haïssaient pas moins leur père car celui-ci avait effectué de nombreuses expé- riences sur eux. Les garçons envisageaient de le tuer, mais il leur fallait au préalable consigner les raisons de leur geste. Pendant un an, je n’ai cessé, jour après jour, d’écrire et d’écrire et j’ai finalement terminé la première partie, soit près de deux cents pages : elle se refermait, tout comme la première partie de la version définitive, sur la mort de Frau Maenhout, mais racontée par les trois garçons. Me restait à écrire la suite, et là, blocage complet. Je fixais le vide et rien ne venait. En désespoir de cause, j’ai fait lire la première partie à mon éditeur Emile Brugman. Il s’est contenté de me dire deux choses. Primo : tu as retenu la mauvaise perspective narrative, ce n’est pas aux garçons de raconter l’histoire. Secondo : ne fait pas de ton personnage Victor Hoppe un monstre, donne lui une part humaine.

    Stefan Brijs à Cognac © photo Anne Lacaud

    StefanBrijsCognac2010PhotoAnneLacaud.pngIl se trouve qu’à cette époque, j’animais un atelier d’écriture dans une prison. On m’avait demandé d’intervenir devant un groupe de prisonniers dont deux étaient des assassins. Je ne tenais pas à savoir lesquels ; je voulais les traiter tous de la même façon, tout simplement comme des êtres humains. Au bout de deux mois et demi, au rythme de trois heures par semaine, j’étais incapable de dire lesquels étaient des assassins. Aurais-je essayé d’en désigner un que je me serais trompé. J’avais appris entre-temps que dans tout être humain se cache un criminel. Deuxième chose que je venais d’apprendre : il faut avoir un minimum de chance dans la vie. Un des prisonniers, garçon de vingt trois ans, m’a demandé si je connaissais Le Procès de Kafka. Oui, je l’avais lu. Il me dit que lui aussi l’avait lu et il me donna une analyse du livre appliquée à son propre procès et à l’existence en milieu carcéral. Jamais encore je n’avais entendu une analyse aussi brillante d’un roman. Je lui ai demandé s’il faisait des études. Il m’a répondu qu’il avait quitté l’école avant même la fin du primaire puis il a résumé sa vie en quelques phrases : né dans une famille pauvre, abusé sexuellement par son père quand il avait six ans puis par quelqu’un d’autre dans une famille d’accueil, placé dans un orphelinat, années passées sans recevoir d’affection, recours à la drogue, vols pour se procurer de la drogue, prison… En l’écoutant, j’ai compris que ce jeune homme était à la fois un délinquant et une victime de la vie. Aussi, quand mon éditeur m’a dit de ne pas faire de Victor Hoppe un monstre, j’ai su que je devais raconter l'histoire de ce dernier et non celle des trois garçons. Comment Victor est-il devenu tel qu’il est ? Pourquoi aspire-t-il à se cloner ? Pourquoi est-il dans l’incapacité de donner de l’amour ?... J’ai alors jeté ma première partie et suis reparti de zéro. En optant pour une nouvelle perspective narrative et un nouveau propos.

    brijsCognacCobra.jpgLe roman s’est alors écrit tout seul, l’intrigue se dégageait clairement, je me doutais que le lecteur, en découvrant la première partie, partagerait les préjugés des habitants du village de Wolfheim, je voulais qu’il condamne Victor avant de découvrir l’histoire de son enfance : le bébé rejeté par ses parents, les premières années de l’enfance passées dans un asile psychiatrique, la peur que lui inspire alors Dieu, ses raisons de devenir médecin… Ainsi, lentement mais sûrement, Victor Hoppe devient humain et le lecteur se met à éprouver de la compassion à son égard. Par la suite, quand Victor se livre à des expériences choquantes, on est partagé entre répulsion et pitié.

    Quand j’entends les réactions de nombreux lecteurs, j’ai l’impression d’avoir réussi. Ils ont entre les mains une histoire qui ne s’arrête pas, qui est même relancée au moment où ils referment le roman. Le succès que le livre a rencontré en Flandre et en Hollande, mais aussi ailleurs puisqu’il est à présent traduit en une dizaine de langues, s’explique je pense par le fait que les gens en parlent entre eux : « As-tu lu Le Faiseur d’anges ? Mon Dieu, c’est atroce et en même temps fan- tastique. Lis-le, tu verras. » Depuis 2005, le succès ne se dément pas : chaque jour, de nouvelles personnes découvrent le roman et s’exclament : « Waouh ! » Ils expriment un sentiment d’abomination mêlé à de l’admiration.

     

    Stefan Brijs, 2010

     

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  • La Nuit qui s’annonce

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    Un roman qui nous concerne tous

     

    Une escapade un peu plus au nord que d’habitude, sur les traces d’un écrivain suédois, C.-H. Wijkmark, grâce à l’entremise de son traducteur, Philippe Bouquet, qui nous propose un petit texte en guise de prolongement ou de faire-part de naissance d'un roman.

     

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    photo : Diana Kempff

     

     

    Carl-Henning Wijkmark,

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    Cénomane, 2009,

    traduit du suédois par Philippe Bouquet

     

     

    « Dans l’immobilité couchée d’une unité de soin palliatif, un ancien acteur examine la progression inéluctable de la mort sur le vivant. Son corps et celui des autres sont contaminés par l’existence et son souvenir, par le temps passé et le (peu de) temps qu’il lui reste. Au cœur des esprits et de la vie même, l’étreinte fatale est permanente. Quelques livres, un dernier vertige érotique, des rencontres, la mort fait comme si de rien n’était, mais elle est là, aux aguets.  » (Nils C. Ahl)

     

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    Voici un roman qui nous concerne tous, sans exception. Pourquoi ? Tout simplement par ce dont il nous parle : la mort. Mais ce n’est pas un essai de plus sur le sujet, il en existe déjà une certaine quantité, y compris de la main du même auteur : La Mort moderne (première édition : Le Passeur, 1997), que Cénomane réédite parallèlement, augmenté d’une postface datant de 1985 – ce qui permet de constater que le raisonnement de Wijkmark n’a pas pris une ride, au contraire pourrait-on dire : il avait compris avant beaucoup d’autres que la mort serait, elle aussi, soumise à des critères de rentabilité – il n’y a pas de raison que le phénomène le plus humain entre tous y échappe, où irait-on, sinon ? Le libéralisme se doit d’être avancé, puisque la chair (la viande !) peut bien l’être. Dans ce roman, c’est une vision plus directe et concrète du même phénomène qui nous est donnée : la mort en direct, peut-on dire, à la première personne, comme si vous y étiez et donc sans avoir besoin d’en faire l’expérience. Voilà qui est d’un bon rapport qualité/prix (16 euros 50 TTC), c’est cadeau, en ces temps de recherche des « bas coûts » (qui peuvent être de simples coups bas, mais enfin…), non ? D’autant que ce n’est pas morbide, ni même totalement triste. Il est vrai que cela finit mal – oh, pardon, il ne faut pas révéler la fin d’un roman… Mais, étant donné le sujet, que voulez-vous qu’il advienne ? Ce serait tromperie sur la marchandise. Pour le reste, vous verrez qu’une mort bien… vécue n’est pas forcément aussi désolante que cela. Elle peut être le sujet de considérations littéraires et culturelles non dépourvues de dignité. Elle peut être joyeusement arrosée, si l’on trouve les complicités nécessaires. Elle peut même offrir quelques consolations non négligeables. Saviez-vous, par exemple, que l’instinct érotique est le dernier à s’éteindre ? Croyez-en quelqu’un qui sait. C’est plutôt agréable et rassurant, non ? Et cela permet d’envisager ce moment avec un certain détachement (n’allons pas jusqu’à parler d’impatience, restons lucides et modérés dans notre enthousiasme). Alors, ne venez pas, après cela reprocher (à qui, d’ailleurs, si ce n’est à vous-même ?) d’avoir manqué votre mort. Ce sera de votre faute et vous ne pourrez pas prétendre qu’on ne vous a pas prévenu. Le reste (les pompes funèbres, les formalités administratives, les querelles d’héritage, bref : tous les embêtements), c’est aux survivants de s’en débrouiller. Après tout, le rôle du mort n’est peut-être pas le plus inconfortable de tous. Au bridge, déjà, c’est le plus agréable : il vous permet même d’engueuler votre partenaire pour avoir mal joué le contrat. Alors pourquoi pas dans la vie – si j’ose dire ?

    Bonne lecture à tous !

    Philippe Bouquet

     

     


     Ph. Bouquet parle de son amour du suédois

    et de Henning Mankell

     

     

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