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roman - Page 6

  • Isräel Quérido poète et guide

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    Henri Barbusse

    préfacier et thuriféraire

     

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    I. Querido, Le Jordaan, Paris, Rieder, 1932

     

     

    Parmi la vingtaine d’ouvrages préfacés par l’auteur engagé Henri Barbusse (1873-1935) se trouve la traduction française d’un roman néerlandais : Le Jordaan, premier tome d’une « épopée amstellodamoise » que l’on doit à Israël Querido (1872-1932). Ce juif d’origine portugaise, dont le frère Emmanuel* a fondé les éditions Querido qui existent toujours, naît dans un milieu relativement modeste. Il abandonne assez tôt l’école et suit une formation d’horloger avant de travailler dans l’industrie du diamant. Sa vocation de joailler sera de courte durée. Devenu journaliste, il étend sa culture livresque. Dès 1893, il publie son premier recueil de vers tout en s’affichant déjà dans des groupes de réflexion qui réunissent de jeunes ouvriers. Son échec en tant que poète le conduit à se diriger vers la critique littéraire en s’inspirant de Lodewijk van Deyssel et Remy de Gourmont ; en Hollande, c’est le francophile et sarcastique Conrad Busken Huet (La Haye 1826 – Paris 1886) qui avait donné ses lettres de noblesse à ce genre, mais en le fondant sur des exigences purement esthétiques. En 1897, Is. Querido réunit certaines de ses chroniques dans Meditaties over literatuur en leven, volume que mentionne H. Barbusse. Sous des pseudonymes, le jeune juif donne des articles à Le Rêve et l’Idée, la revue (rebaptisée Documents sur le naturisme, puis La Revue naturiste.) de Saint-Georges de Bouhélier et de Maurice Le Blond (futur gendre de Zola), dont Andries de Rosa – cotraducteur de De Jordaan – était le critique musical et dont certains numéros connurent une édition néerlandaise. À propos de l’engouement de ces deux jeunes Amstellodamois pour le fantasque Bouhélier, citons les considérations truculentes d’un contemporain : « De la dernière ‘‘manifestation d’art’’ de M. de Bouhélier nous n’en dirons rien sinon qu’elle est proprement stupide.

    Is. Querido

    israël querido,henri barbusse,jordaan,littérature,pays-bas,hollande,traduction,roman,saint-georges de bouhélier,zola« Parlons de l’homme, puisqu’aussi bien l’Odéon a rallumé cette veilleuse que d’aucuns prirent un moment pour une étoile. Il y a douze ou treize ans, Saint-Georges tenait ses assises au sous-sol du Clou, puis au Chat Noir, deux lugubres repaires de crétins infatués, de calicots jobards et aussi de très jeunes et naïfs potaches dont quelques-uns n’ont pas mal tourné. Saint-Georges était déjà le chef du naturisme. Un ‘‘manifeste’’ signé de lui avait paru en première page du Figaro. Le premier baiser de la gloire !

    « Ses disciples étaient alors deux Hollandais dont l’un, Andriès de Rosa, est, dit-on, permanent des diamantaires à la Bourse du travail ; Clément Rochel, quelques années plus tard directeur de la Culotte rouge (pour une fin !...), Eugène Montfort et – fidus achates – Maurice Leblond. […] Quelques-uns de ces naïfs se sont vite ressaisis : Gide entre autres qui, dans la Revue blanche, assomma le petit bon Dieu d’un article terrible, sans appel. Gide relevait toutes les incohérences, erreurs, cocasseries, fautes de syntaxe et d’orthographe, tous les non-sens, tous les termes impropres dont la prose de Bouhélier est émaillée. Gide terminait par cette apostrophe : ‘‘On me dira que je cherche des puces sur un lion. Non je cherche un lion sous des puces.’’ » (Flax, Les Hommes du jour, 30/01/1909, p. 6)

    En 1897 également, Israël Querido devient membre du jeune SDAP (Parti social-démocrate des ouvriers). Lui qui, à 18 ans, avait tenté d’écrire un premier roman dans la veine de Gustave Aimardse lance dans l’écriture de fresques naturalistes. Plus d’un critique relèvera ce qu’il doit à Zola, par exemple Dirk Coster (1887-1956), dans la chronique « Littérature néerlandaise » de L’Art libre (mai 1921, p. 20) : « dans ses descriptions de la vie sauvage du peuple », il atteint « une grandeur à la Zola, – qui serait adoucie par une humanité plus généreuse ». Levensgang (1901) évoque un milieu qu’il connaît bien, celui des diamantaires de la capitale batave. Pour écrire Menschenwee (1903), il applique de même la méthode zolienne en résidant dans une région de bulbiculteurs. Quant à Zegepraal (1904) et Kunstenaarsleven (1906), ils présentent une teneur plus autobiographique. Toutefois, sa prose le couvre de dettes bien plus que de succès. Dans un ouvrage postérieur – Misleide majesteit (1926) –, Is. Querido règle ses comptes avec ses ennemis et son frère, lequel s’en était pris à lui dans une de ses propres publications. En 1927, il fonde le périodique littéraire socialiste Nu (Maintenant) qui accueillera des plumes prestigieuses et se lance dans un nouveau israël querido,henri barbusse,jordaan,littérature,pays-bas,hollande,traduction,roman,saint-georges de bouhélier,zolacycle romanesque : Het volk God's, grâce auquel il espérait restituer l’histoire des juifs d’Amsterdam. Mais hospitalisé pour une névrite, il meurt d’un arrêt cardiaque. On considère aujourd’hui que son étude « Remy de Gourmont, Balzac et Sainte-Beuve » fait partie de ce qu’il a écrit de mieux alors qu’une bonne part de l’œuvre a mal vieilli. Son essai fouillé sur Napoléon (1913) a été salué en son temps par la critique.

    Napoleon, éd. 1913

    israël querido,henri barbusse,jordaan,littérature,pays-bas,hollande,traduction,roman,saint-georges de bouhélier,zolaLa première partie de son cycle De Jordaan a donné lieu à quelques commentaires dans la presse de langue française. Écoutons un critique de la Bibliothèque universelle et Revue suisse (« Chronique hollandaise. Dernière œuvre d’Israël Quérido », septembre 1912, p. 630-632) qui, dès la parution du volume en néerlandais, soit vingt ans avant sa traduction en français, s’enthousiasmait : « Ce serait manquer à notre devoir de chroniqueur, si, à côté de ces manifestations diverses de la vie publique, nous ne signalions pas l’événement littéraire du jour, l’apparition du dernier livre d’Israël Quérido. Non pas que Quérido soit un nouveau venu ou un inconnu dans le monde des lettres hollandais. Il est sorti des rangs du prolétariat d’Amsterdam. Son père le mit en apprentissage chez un horloger, mais il n’y resta pas longtemps et devint ouvrier diamantaire. Un peu plus tard, il se fit joaillier. Il avait dix-neuf ans, il se maria, ses affaires périclitèrent et il connut la misère noire, le dénuement absolu. Au milieu de ces terribles épreuves, il ne s’abandonna point ; il se rejeta avec d’autant plus d’ardeur vers les lettres qui avaient été la passion de sa jeunesse et qui lui apparaissaient comme un gagne-pain. Autodidacte dans toute la force du terme, il étendit ses connaissances, s’assimila les langues étrangères et publia des études critiques et des romans. Balzac et Zola sont ses auteurs de prédilection, Balzac surtout, dont il admire la puissance créatrice. Son roman de début, Levensgang (Le Cours de la vie) est consacré au monde diamantaire qu’il avait traversé et dont il n’essaie pas de dissimuler les vices et les tares ; dans l’ouvrier Holtz, une âme ardente, agitée, généreuse, inquiète, on a voulu que Quérido se soit peint lui-même, anarchiste enflammé, puis désabusé, s’arrêtant au socialisme. À ce livre succéda Menschenwee (Douleur humaine), le roman de la terre, qui se divise en quatre parties, les saisons : Hiver, Printemps, Été, Automne. Son troisième volume,israël querido,henri barbusse,jordaan,littérature,pays-bas,hollande,traduction,roman,saint-georges de bouhélier,zola  Zegepraal (Le Triomphe), à l’allure lyrique, obtint moins de succès ; le quatrième, Kunstenaarsleven (Vie d’artiste), plus psychologique, fut plus favorablement apprécié, mais sans ajouter grandement à sa réputation. Puis ce furent des essais critiques et on se demandait si l’écrivain original qu’on attendait n’était point épuisé et si l’épopée qu’il avait annoncée sur Amsterdam paraîtrait jamais. Ces craintes étaient vaines. Quérido s’était réfugié, comme autrefois Rembrandt, dans le quartier juif d’Amsterdam, le Jourdain, ainsi qu’on l’appelle ; il a vécu de la vie de ce quartier, étudiant ses passions, ses désirs, ses amours, ses haines, et il en revient avec un volume, Le Jourdain, qui a obtenu tout de suite un succès de librairie sans précédent. Édité par la Société de la bonne lecture, il a été vendu en quelques mois à 18 000 exemplaires ; l’ancien directeur du grand journal d’Amsterdam, le Handelsblad, M. Ch. Boissevain, qui n’est pourtant pas un fanatique de la nouvelle école littéraire, compare l’auteur aux plus grands classiques et le met à côté des maîtres de l’épopée. Non pas que l’affabulation présente rien d’extraordinaire ; ceux qui attendraient des événements dramatiques seraient déçus mais, comme un voyant, Quérido nous révèle la vie intense des enfants du vieux peuple, ainsi que les désignait le peintre Israël, avec leurs petitesses, leurs misères, leurs faiblesses, leurs grandeurs. Que de figures inoubliables, depuis le beau Karel, le Don Juan du quartier, jusqu’à la rude Neeltje, la femme de Burk, si bonne et si tendre pour ses enfants, jusqu’à la douce Lien, l’amoureuse de Barend qui, dans la joie de se donner, oublie tout ce qu’elle a vu dans sa maison, la famille manquant souvent de pain et sa mère à moitié assommée régulièrement par son ivrogne de père ! Ces portraits sont si saisissants qu’ils vous restent devant les yeux et qu’on passe par-dessus les expressions d’argot dont l’auteur a fait un si copieux usage qu’il a dû mettre à la fin de chaque chapitre un vocabulaire pour les expliquer. »

    Eugène de Bock

    israël querido,henri barbusse,jordaan,littérature,pays-bas,hollande,traduction,roman,saint-georges de bouhélier,zolaPlus de dix ans après ces lignes, l’auteur et éditeur flamand Eugène de Bock (1889-1981) livre son avis sur les trois premiers volumes du roman de Querido qu’il prénomme Isidoor (« Chronique néerlandaise. Isidoor Querido », Europe,15 juillet 1923, p. 241-244) : « Les ancêtres d’Isidoor Querido, comme ceux de Spinoza, demandèrent il y a quelques siècles l’hospitalité de ce pays libre et accueillant. La coloration violente de sa vision trahit, d’ailleurs, ses origines. Prenez, dans son œuvre, une description de marché hollandais : vous y verrez de la pourpre et de l’or flamboyant ; et ceci est très loin des nuances et des subtilités assourdies de la peinture locale. Il sait souligner la parole de ses héros par la fièvre ou l’emportement du geste. II est d’une éloquence surprenante dans un pays dont le héros national s’appelle ‘‘le Taciturne’’. […] il a tout lu et tout étudié. Il a écrit sur la technique du billard et sur celle du piano. Il a abordé tous les sujets, non sans montrer une prédilection pour la musique, qui arrache de son cœur comme une pluie, comme un feu d’artifice de mots clairs et joyeux. Car le défaut de sa prose est de briller parfois d’un éclat trop vif, qui ne laisse rien dans la mémoire.

    « Ses œuvres, pourtant, ne manquent pas de fond, et je n’en veux d’autre preuve que celle dont je parlerai aujourd’hui, son gigantesque Jordaan, dont trois volumes de cinq cents grandes pages chacun, ont déjà paru.

    « Jordaan. Epopée des bas-fonds d’Amsterdam, qu’il serait intéressant de comparer aux Mystères de Paris d’Eugène Sue. Querido connaît les habitants de ce quartier du Jordaan comme il connaîtrait ses frères et sœurs, car il a longtemps vécu parmi eux. Créatures sans Dieu, héroïques dans la misère, esclaves de leurs passions, n’ayant d’autre force que leur fougue, la fougue arbitraire et égoïste de leur vie sensuelle. Les héros de ce monde sont des bêtes magnifiques : Corry et le beau Karel. Il faut attendre le troisième volume pour voir le philosophe bossu Manus Peet passer au premier plan.

    israël querido,henri barbusse,jordaan,littérature,pays-bas,hollande,traduction,roman,saint-georges de bouhélier,zola« Le Jordaan de Querido est d’une observation chaotique dans sa plénitude. L’auteur ne se contente pas de nous décrire un ménage, il nous en décrit douze, dont chacun fournirait la matière d’un roman. Parce qu’il anime son sujet, parce qu’il vit dans son roman, Querido va à l’encontre des peintures modernes pour qui l’art est tout entier ordonnance et discipline. Mais souvent, par le romantisme de sa vision, par le lyrisme de ses sensations, il atteint au sublime. Je pense à la scène des danseurs dans la rue, à la nuit sur le Zuiderzee, à l’asile de Frans Leerlap, à la ‘‘Turksche Wacht’’, cet antique guet-apens qui dépasse Rembrandt parce que le mouvement de la parole vivante vient s’ajouter au terrifiant clair-obscur de la description : Querido, ici, déploie les qualités des grands romantiques, et l’on ne peut que déplorer qu’il n’ait pas voulu introduire un peu de romantisme aussi dans la trame de son histoire, – qui reste moins une narration suivie qu’une série de descriptions et d’études de mœurs. L’amour trop exclusif de la ‘‘stemming’’, – de l’état d'âme – pèse encore sur la littérature hollandaise, et la prive d’audace et d’indépendance.

    « Mais qu’elle est étonnante de vie et de vérité, cette Corry qui traverse les trois volumes comme une déesse cruelle ! Que nous la connaissons jusqu’au fond d’elle-même ! Manus Peet, à ses côtés, est le porte-parole de l’auteur. Je ne cacherai pas qu’il m’est plus sympathique au premier et au deuxième volumes qu’au dernier : au début, il est le sceptique, le philosophe infirme, vivant en marge d’un monde d’entremetteuses, de filles et de souteneurs ; puis son amour exaspéré pour Corry le pousse dans la solitude, et il découvre en lui un mystique, disciple de Ruysbroeck, de Böhme, d’Eckhart et surtout de l’Imitation de Jésus-Christ. Et alors, que de digressions ! Dissertations sur l’amour et le prolétariat prennent une place énorme, et il y a toutes sortes de remarques sur les chefs du socialisme hollandais qui sont, certes, très sensées et très profondes, mais qui sont aussi d’un intérêt trop local pour équilibrer des chapitres purement humains, et par là, très supérieurs au régionalisme hollandais. Toutes ces digressions finissent par masquer le thème principal : le sceptique Manus Peet retrouvant le chemin des hommes à travers son douloureux amour pour Corry. […] »

    israël querido,henri barbusse,jordaan,littérature,pays-bas,hollande,traduction,roman,saint-georges de bouhélier,zolaLors de la parution de la traduction française - qui devait connaître semble-t-il plusieurs tirages -, les journaux partageant les idées révolutionnaires de Henri Barbusse firent l’éloge et de lauteur et du roman : « Israël Querido est mort l’été dernier presque à la veille du jour où l’on devait fêter son soixantième anniversaire en Hollande. Sa disparition a pris dans son pays les proportions d’un deuil national.

    « Comment se fait-il qu’un écrivain de cette importance, si significatif du génie de son pays, et dont l’œuvre est une sorte d’épopée de la vie populaire à Amsterdam, soit encore inconnu en France ? Les difficultés de traduction, car une bonne partie du cycle de quatre gros volumes auquel appartient Le Jordaan est écrite en argot amstellodamois, l’expliquent dans une certaine mesure, mais il faut y voir une de ces lacunes inexplicables qui dans chaque pays se vérifient toujours en matière de traductions.

    « L’effort de MM. Andriès de Rosa et Georges Rageot nous permet maintenant de juger à sa valeur le roman de Querido. Je ne dirai pas que la traduction soit de celles qui égalent parfois l’œuvre ou nous donnent l’impression de n’être plus des versions, comme Fabulet et d’Hummières l’avaient réussi pour Kipling. Mais le texte de MM. de Rosa et Rageot nous restitue tout le mouvement de la prose de Querido. Je n’ai pas besoin de savoir le hollandais pour sentir la verve, la truculence, le lyrisme gras et optimiste de l’auteur du Jordaan, et tout l’amour qu’il porte à son vieux port d’Amsterdam, sa familiarité avec la population spéciale qui y vit, son humanité, sa bonté. On ne saurait classer Querido parmi les naturalistes. Le sujet ici ne détermine pas le genre. Point de finasseries psychologiques, certes. Mais la simplicité, pour ne pas dire la trivialité des mœurs, est relevée par la poésie qu’Israël Querido met dans le décor, par ses descriptions de l’atmosphère, de l’air si spécial d’Amsterdam à toute heure du jour. Au fond, souvent les pages de ce romancier donnent l’idée d’une peinture. Et l’on songe à Rubens.

    Bragua, par G. Aubert

    israël querido,henri barbusse,jordaan,littérature,pays-bas,hollande,traduction,roman,saint-georges de bouhélier,zola« M. Henri Barbusse, dans l’excellente préface qu’il consacre à l’ouvrage, évoque d’autres noms de peintres, et plus grands peut-être : ‘‘La sarabande tragi-comique de la vie du quartier se déroule ainsi, documentaire comme du Téniers, pathétique comme du Breughel, poussée par masses comme de la fresque. » C’est assez dire la lignée spécifiquement flamande dans laquelle s’insère ce livre. À un autre moment M. Barbusse écrit, à propos de Querido : « Son rayonnement doit dépasser le cadre d’une littérature nationale et le dépassera dans la mise au point des temps, car son œuvre s’est dessinée une place visible dans l’histoire du réalisme. J’y souscris sans peine. » (Dominique Bragua, Europe, n° 123, 15/03/1933, p. 446-447.)

    Même engouement dans Le Populaire. Organe du Parti Socialiste (S.F.I.O.) : « Le grand écrivain naturaliste qu’était Israël Quérido devait passer de la peinture objective des misères humaines à la bataille contre ces misères. L’artiste devait se muer en partisan. ‘‘Il nous faut – écrivait-il à la fin de sa vie – des écrivains qui formulent notre idéal socialiste. Nous avons besoin d’héroïsme et d’enthousiasme profond et passionné. Il ne nous faut pas seulement le tableau de l’esclavage ouvrier, il nous faut aussi des ouvriers en révolte qui veulent détruire l’ordre existant.’’ Quand Quérido écrivit le livre dont Andriès de Rosa et Georges Rageot nous donnent aujourd’hui une version française, il n’était encore que l’observateur minutieux et attentif de la pauvreté et des vices qu’elle engendre. Mais il n’est pas difficile de démêler déjà, dans les tableaux qu’il trace de la peine des hommes, les traits annonciateurs de ses sentiments de protestation et de révolte. Le Jordaan, c’est le plus misérable des quartiers d’Amsterdam. Ruelles sordides, boutiques puantes, taudis empestés où s’entassent les familles nombreuses des travailleurs. Maladies, saleté, promiscuité, ivrognerie, violences, tout ce que les remous d’une société où le travail est exploité peuvent créer d’écume. Au milieu de quoi on étouffe, en attendant de s’indigner. Et l’on songe avec inquiétude tout ce qu’il faudra de propreté, de bonheur, de sécurité et de lumière pour que l’humanité puisse oublier un jour le long calvaire que le capitalisme lui a fait gravir. » (J.D. S., « Carnet du lecteur », 1er décembre 1932, p. 4.)

    Pierre Lorson

    israël querido,henri barbusse,jordaan,littérature,pays-bas,hollande,traduction,roman,saint-georges de bouhélier,zolaEn revanche, les Études, revue catholique d’intérêt général, par la voix du jésuite Pierre Lorson (1897-1954), font entendre un autre son de cloche : «  Ce livre touffu veut être une fresque aux couleurs criardes, mais fidèles, représentant un quartier crasseux d’Amsterdam. Le travail et les plaisirs d’une population pauvre de pêcheurs, marins, ouvriers, petits com- merçants y sont évoqués sous le seul aspect extérieur et collectif et, de préférence, le plus sordide. C’est une galerie de marionnettes en haillons, maniées assez prestigieusement, malgré leur nombre, mais en qui, grâce à Dieu, les Hollandais d’Amsterdam ne se reconnaîtraient pas, malgré les prétention ‘‘documentaires’’ de l’auteur et de l’école dont il se réclame. M. Barbusse, qui a écrit une Préface enthousiaste à ce livre, le rapproche de Zola. C’est assez dire que c’est un livre morne, pesant, long, partial. » (01/1933, p. 508-509).

    Relevons au passage que, dans le Mercure de France du 15 décembre 1919, Jan L. Walch a consacré quelques pages à Is. Querido à l’occasion de la parution du roman De oude waereld I: Het land van Zarathustra (1918).

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    Les traducteurs de De Jordaan, en particulier le Néerlandais Andriès de Rosa, feront l’objet d’un prochain développement. La préface de Barbusse qui suit, accompagnée de quelques notes, présente un contenu en grande partie similaire à celui de l’article que l’écrivain communiste donna le 15 octobre 1932 – soit l’époque de la parution de Le Jordaan – aux pages 1 et 6 des Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, l’hebdomadaire commettant dailleurs une petite erreur sur le prénom de lécrivain (labréviation Is. sétant transformée en Isaac au lieu dIsraël).

    (D .C.)

      

     

    * À l’occasion du centenaire de la fondation de cette maison paraîtra en 2015 une biographie d’Emmanuel Querido de la main de l’écrivain Willem van Toorn. Cet ouvrage accordera une place aux relations conflictuelles entre l’éditeur et son frère écrivain.

     

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    NOTES

    p. V : Van Dayssel : il s’agit en réalité de Lodewijk van Deyssel (1864-1952), figure majeure du Mouvement des années 1880, fils de l’homme de lettres J. A. Alberdingk Thijm ; sur Willem Kloos : ici.

    p. VI : Sur Saint-Georges de Bouhélier, voir le petit livre rédigé en langue française que lui a consacré Andries de Rosa, cotraducteur de De Jordaan : Saint-Georges de Bouhélier et le naturisme,1910.

    Les Meditaties over literatuur en leven (Méditations sur la littérature et la vie) datent de 1897, De jeugd van Beethoven (La Jeunesse de Beethoven) de 1919, Saul en David (Saül et David) de 1914, Aron Laguna de 1917, Levensgang (Cours de la vie) de 1901 et Menschenwee de 1903.

    Sur le dramaturge Herman Heijermans : ici et ici.

    Israël Querido

    israël querido,henri barbusse,jordaan,littérature,pays-bas,hollande,traduction,roman,saint-georges de bouhélier,zolap. VII : De oude waereld I: Het land van Zarathustra. Koningen (Le Vieux monde, I : Le pays de Zarathoustra. Rois) date de 1926, Het volk Gods (Le Peuple de Dieu) de 1932. Les volumes de la tétralogie De Jordaan: Amsterdamsche epos (Le Jourdain : Épopée amstellodamoise) ont paru respectivement en 1912, 1914, 1922 et 1924.

    p. XIII : Stijn Streuvels (1871-1969), un des plus grands romanciers flamands dont certaines œuvres sont traduites en français.

    p. XIV : Herman Gorter (1864-1927) : poète et militant communiste. On pourra lire certains de ses poèmes dans l’Anthologie Poètes néerlandais de la modernité.

    p. XV : Jef Last (1898-1972), connu en France pour avoir été l’ami d’André Gide. Ce dernier a signé la préface et contribué à la traduction de Zuyderzée, premier roman néerlandais paru en langue française aux éditions Gallimard (1938).

    Jan Willem Jacobs (1895-1967), poète socialiste aujourd’hui oublié.

    Martin Beversluis (1894-1966), poète et romancier. Socialiste puis communiste, il a adhéré pendant la guerre au mouvement national-socialiste hollandais (NSB).

    Piet Schuhmacher : sans doute l’activiste et journaliste, fondateur et rédacteur de De Nieuwe Stem (1918-1919).

    Garmt Stuiveling (1907-1985) : universitaire et homme de lettres, figure importante de la social-démocratie.

    Marie Vos (1897-1994) et Margot Vos (1891-1985) : poètes et auteurs pour la jeunesse, aujourd’hui oubliées.

    Abraham van Collem (1858-1933) : poète socialiste.

    Henriette Roland Holst (1869-1952) : poète et grande figure du socialisme néerlandais, tante du poète Adriaan Roland Holst (1888-1976) dont les recueils Voorbij de wegen et Een winter aan zée ont été traduits en français.

     

     

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     Is. Querido, caricature de Theo van Doesburg, 1910

     

     

     

  • Ma tante est un cachalot

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    Anne Provoost,

    présente en librairie et sur les planches

     

     

    Le premier roman d’Anne Provoost est enfin disponible en langue française, dans une traduction d’Emmanuèle Sandron. Par ailleurs, Le Piège, paru aux éditions du Seuil en 1997, vient d’être adapté pour la scène par le Goldmund Théâtre de la Bouche d’Or.

     

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    Ma tante est un cachalot,

    éditions Alice, Bruxelles, 2013

     

     

    Anna mène une vie heureuse auprès de ses parents à Cape Cod. Sa tante, son oncle et sa cousine Tara s’installent dans la maison voisine, une vieille bicoque hantée par la sorcière Goody Hallett qui pétrifie la bouche de ceux qui trahissent les secrets. Anna découvre que sa cousine Tara envoie des bouteilles à la mer. Quelle fille étrange… Pourquoi dit-elle à qui veut l’entendre que sa couleur préférée est le rouge car c’est celle qui dit « Stop » ?
La mère de Tara se suicide. « Maman a vu quelque chose qu’elle ne voulait pas voir », dit la jeune fille avant de se réfugier dans les dunes, le regard vide. Anna ne sait pas comment réagir. L’annonce qu’un banc de baleines vient de s’échouer sur la plage arrive presque comme un soulagement. Elle va pouvoir agir ! Pour Tara aussi, c’est une occasion inespérée. Les deux cousines participent avec ardeur à l’opération de sauvetage, comme si, en sauvant les baleines, elles sauvaient ce qui est en péril en elles. Donnant le meilleur d’elle-même pour ramener un baleineau à la vie, Tara va peu à peu se mettre à parler et révéler à Anna la relation incestueuse que lui impose son père. Eh non, aucune sorcière ne va la pétrifier ! Bien peu d’auteurs ont osé aborder le thème de l’inceste dans la littérature pour la jeunesse. Anne Provoost le fait avec tact, franchise et intelligence, en montrant les dégâts que peut provoquer l’inceste auprès de la victime et de toute sa famille, et en affirmant qu’il est possible de s’en sortir.


    anne provoost,ma tante est un cachalot,roman,littérature,belgique,flandre,traduction,théâtreDès 1995, la revue Septentrion portait l’attention de ses lecteurs sur ce livre :
    « Son premier récit, Mijn tante is een grindewal (Ma tante est un cachalot, 1990), a récolté d’emblée éloges et distinctions. Cela n’allait pas de soi pour une première parution néerlandaise originale parlant d’inceste à un public jeune, mais les esprits, en Flandre, étaient apparemment prêts à recevoir ce genre de livre, qui s’est tout de suite imposé et n’a pas tardé à être traduit en allemand, anglais, danois, suédois et portugais. Dans ces différentes langues, comme dans l’original, les lecteurs ont été captivés par l’histoire d’Anna et de son étrange nièce Tara, qui se fait mal à elle-même, qui découpe dans un recueil de contes la bouche du Petit Chaperon rouge et qui jette à la mer des bouteilles contenant des messages secrets. Après le suicide de sa maman, Tara se comportera de façon plus mystérieuse encore. Mais le tournant du récit se situe au moment où un banc de cachalots s’échoue sur la plage. Avec l’aide d’une biologiste, Tara prendra soin d’un jeune cétacé pour le rendre à nouveau apte à la vie en haute mer. Parallèlement, on observe par quelle subtile préparation Tara elle-même est orientée vers une nouvelle vie sociale. Si les blessures laissées par les rapports incestueux qu’elle a eus avec son père ne se cicatriseront jamais, l’histoire, pour elle aussi, s’achève sur une note optimiste.

    Anne Provoost, Ma tante est un cachalot, roman, littérature, Belgique, Flandre, traduction, théâtreÉcrit dans un style sobre mais efficace, avec un sens rare du mot qui fait mouche et une extrême concision, Mijn tante is een grindewal annonce déjà également, par sa densité, le tempérament résolument quoique modérément opiniâtre dont l’auteur fera toujours preuve dans la suite. Ainsi, la description de la relation entre Anna et Tara n’a rien de la sensiblerie des clichés dépeignant certaines amitiés féminines. Le thème central de l’inceste est lui aussi traité tout en nuances. S’il est clair que le père de Tara a un comportement inacceptable, tout en lui n'est pas que dépravation et bestialité. Et les moments où Anna prend plaisir aux attouchements de son propre père forment un subtil contrepoint. »

    Wim Vanseveren, Septentrion, n° 3, 1995

     

     

    CouvProvoostPiège.pngNée en Belgique en 1964, Anne Provoost a étudié les langues germaniques à Courtrai et à Louvain. Après ses études, elle gagne un concours de nouvelles organisé par l’hebdomadaire Knack et passe deux ans aux États-Unis. C’est là qu’elle commence à écrire Ma tante est un cachalot, son premier roman, qu’elle publiera en 1990. Elle vit aujourd’hui à Anvers avec son mari et ses trois enfants. Elle a également publié Le Piège, porté à l'écran, Regarder le soleil (Fayard, 2009) et deux autres romans non encore traduits.

     

     

  • La rue des étoiles

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    Un nouveau roman de Bart Moeyaert

     

     

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    trad. D. Cunin, Le Rouergue, novembre 2013

     

     

    Trois enfants assis sur un mur regardent le monde. Un roman à la fois subtil, profond et drôle d’un auteur d’envergure internationale.

     

    Pendant les chaudes journées d’été, trois enfants s’assoient sur le mur qui sépare l’entrepôt de ferraille de la rue attenante, la rue de Étoiles. C’est ici qu’Oskar, son frère Bossie et leur amie Geesje ont élu domicile pour fonder leur « club ». Drôle de local sans mur ni plafond, mais un lieu idéal pour observer le monde. Même s’il n’y a pas grand monde qui passe rue des Étoiles, à part une grand-mère qui promène son vieux teckel… L’endroit idéal pour se poser des questions essentielles sur la vie, la mort, l’amour, et les adultes…

    bart moeyaert,le rouergue,traduction littéraire,roman,dodo,belgique,flandreDans son style si caractéristique, à la fois filmique et poétique, Bart Moeyaert s’attache à rendre une psychologie très élaborée des personnages. Cet ouvrage, sorti en 2011 aux Pays-Bas a permis à Bart Moeyaert de figurer parmi les six auteurs nominés pour le Prix Andersen 2012. Le rapport du jury précise : « Un roman d’une teneur extrêmement riche, écrit dans une langue tout aussi riche et très suggestive, qui offrira à chaque lecteur une satisfaction propre en fonction de son âge, de son expérience de la vie. »

     

     

    PREMIER CHAPITRE

     

    PROPOSITION

     

    Toutes les deux phrases, mon frère employait l’expression « bordel de shit ». Il ne pouvait pas s’en empêcher. Du pied, il a tapé le pied de Camille. Elle s’est bien gardée de réagir. D’abord parce qu’elle avait eu l’intelligence d’apporter un livre, un gros livre qui l’accaparait beaucoup. Ensuite parce qu’il n’était pas facile de l’agacer, même en tapant toujours plus fort comme le faisait Bossie.

    C’est moi qui ai réagi à sa place :

    — Bossie, arrête.

    Il s’est arrêté, a poussé un profond soupir et répété l’expression « bordel de shit » : Bordel de shit, bordel de shit. Comme si c’était lui qui l’avait trouvée. Pourtant, on sentait dans sa voix qu’elle n’était pas à lui et ne le serait jamais. Elle venait du journal. D’un article consacré à un Irlandais qui, du jour au lendemain, s’était mis à pousser des jurons sans plus jamais parvenir à s’arrêter.

    — Et si on appelait cet endroit Notre Local ? a fait soudain Bossie.

    Camille a levé la tête.

    — Notre Local ? elle a demandé en roulant les yeux. Cet endroit ? C’est bien le premier local sans toit que je vois de l’intérieur.

    — En Italie, il y a des bâtiments sans toit, a dit Bossie.

    L’entendre parler de l’Italie m’a fait sursauter. Maman était en Italie.

    — Oui, mais ils ont des murs, a rétorqué Camille.

    Bossie a fait le sourd.

    bart moeyaert,le rouergue,traduction littéraire,roman,dodo,belgique,flandreMoi, je ne pouvais pas. J’avais toujours une oreille qui traînait. Et je retenais beaucoup de choses.

    Bossie a répété sa proposition : à nous trois, nous formions un club, et pour le Local, il suffisait d’imaginer des murs autour de nous.

    Camille et moi, on a regardé autour de nous. En nous efforçant de nous représenter une maison à laquelle rien ne manquait. Un sacré défi. Il n’y avait pas de murs auxquels accrocher des posters, pas de jeu de fléchettes, pas de table, aucune chaise, pas de frigo pour les boissons, pas de chat ayant élu domicile dans Notre Local, pas de blason pour notre club, pas d’enseigne, pas de radio, pas de chansons à nous que nous aurions pu chanter.

    Notre Local se résumait à un des murs d’enceinte de VIEILLE FERRAILLE S.A.

    D’un côté s’étirait le toit plat de l’entrepôt. C’était là que travaillaient Petra et Priit. Dans la cour intérieure était entassée la vieille ferraille triée par catégories.

    De l’autre côté, il y avait la rue des Étoiles. Quand on se penchait par-dessus le mur, on ne voyait aucune aventure venir vers nous. On voyait seulement quelques maigres buissons au pied du mur et, à côté, le trottoir gris.

    — D’accord, j’ai dit.

    — Super, a dit Camille, le nez à nouveau dans son livre.

    — Hé ? a fait Bossie en se tenant la poitrine. C’est quand même pas à cause de moi si on s’ennuie, hein ?

    — T’es le plus grand, j’ai dit, c’est à toi de décider ce qu’on fait.

    — Petit frère, il a dit.

    — Grand frère, j’ai dit.

    J’ai remarqué que Camille tournait la tête de notre côté. Elle gardait son sérieux. Mais elle aurait tout aussi bien pu rire. Ses yeux sont passés alternativement de Bossie à moi. À ma surprise, ils sont retournés très vite dans le livre. Sans plus revenir vers nous.

    Le dos de Bossie s’est affaissé.

    — Hé, il a fait en écartant les bras. Ça, c’est la cour du roi et je suis son bouffon, ça vous va ?

    bart moeyaert,le rouergue,traduction littéraire,roman,dodo,belgique,flandreJ’ai levé les yeux, Camille aussi. Nous avons froncé l’un et l’autre les sourcils. Nous pensions l’un et l’autre au soleil brûlant. Peut-être que Bossie ne buvait pas assez d’eau, peut-être que cela expliquait sa façon bizarre de s’exprimer.

    — Vous voulez que je me charge de vous amuser ? il a demandé.

    — On t’oblige à rien, j’ai dit. Mais si tu euh… si tu construis un local, débrouille-toi pour qu’on ne s’y ennuie pas.

    — Bah, a fait Camille, car son livre lui suffisait.

    — Pas de bah qui tienne, j’ai répliqué. Tu fais partie de notre club ou t’en fais pas partie ?

    Camille a cligné les yeux. Elle cherchait une réponse appropriée. Depuis quelques semaines, elle ne passait plus toutes ses journées avec nous : il lui arrivait de rendre visite à sa tante. Une tante qui avait de fortes chances de mourir.

    Elle a refermé lentement son livre et a dit :

    — Bien entendu que je fais partie de notre club.

    — Donc, j’ai fait en regardant dans la direction de Bossie.

    — Donc quoi ? il a demandé.

    — Si ça, c’est Notre Local, faut qu’on se comporte à partir de maintenant comme un club.

    Camille a haussé les sourcils et fait mine de rouvrir son livre.

    — Comment tu veux que je me comporte comme un club ? a-t-elle demandé en se montrant du doigt. Un club ? Je ne suis pas un club. Je suis seule.

     

     

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    couverture de l'édition originale De melkweg

    Amsterdam, Querido, 2011

     

     


    entretien avec Bart Moeyaert

    (filmé en Provence, 2003, en néerlandais)

     

     

  • Belladonna

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    Scènes de la vie de Province

    un roman de Hugo Claus


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    « Dans une traduction ébouriffante d’Alain van Crugten, qui a encore perfectionné la virtuosité qu’il avait démontrée dans sa version du Chagrin des Belges. Un grand coup de chapeau à ce passeur surdoué : c’est que Belladonna pose au moins autant de problèmes que le magnum opus de son auteur, par son invention verbale et son subtil réseau d’allusions. Mais apparemment, Van Crugten se joue de ces défis : ils sont autant de stimulants à son intarissable inventivité. Mertens, lorsqu’il paraîtra en néerlandais, ne demeurera pas en reste : Ernst van Altena, le meilleur traducteur des Pays-Bas, l’homme que Brel considérait comme son frère en poésie, s’est déjà lancé dans sa version d’Une paix royale.

    Belladonna est, avant tout, un immense éclat de rire, une plaisanterie qui, pour être longue, n’en est pas moins la meilleure de son auteur. On savait que Claus avait l’humour carnassier, mais il ne l’exerça jamais avec autant d’exubérance qu’ici. Belladonna est le pendant sarcastique d’un livre précédent, Une douce destruction, qui, dans sa description du milieu culturel flamand, n’avait pas réussi pleinement à trouver son ton. Ici, Claus met en plein dans le mille de bout en bout. » (Jacques De Decker, « Le roman du bas-art », Le Soir, 20/09/1995)

     

     

    Quatrième de couverture

     

    Parce qu’il aime vraiment les arts, Hugo Claus n’est pas tendre avec ceux qui font semblant : les snobs, les hypocrites, les imposteurs, les fonctionnaires de l’art, profiteurs du « patrimoine », chasseurs de subventions en tout genre, et tous les autres acteurs de cette comédie de notre temps qu’est la comédie culturelle.

    Hugo Claus, Belladonna, roman, Alain van Crugten, édition de falloisBelladonna réunit quelques- uns de ces acteurs. Pour obtenir l’appui du Ministère, quelle meilleure idée que de consacrer un film à une gloire nationale ? Ce sera donc ici, puisque nous sommes en Flandre, la vie de Peter Breughel l’Ancien, peintre célèbre du XVIe siècle, grand parmi les grands, et flamand de la tête aux pieds.

    C’est l’occasion pour Hugo Claus de nous faire entrer dans les coulisses – pour ne pas dire la cuisine – du cinéma, un petit monde qu’il connaît bien. Avec un rire vengeur et ravageur il cingle tous ces fantoches, acteurs, metteurs en scène, politiciens ignares, roublards et bavards, financiers sans argent, scénaristes sans idées, critiques sans talent, dignes émules des bossus et des aveugles qui traversent les toiles de Breughel.


    Interview de l'écrivain flamand Hugo CLAUS qui avec humour, tente de définir son activité artistique très variée


     

    Avant-propos de Louis Parrain

     

    « Considéré comme le plus grand écrivain actuel de langue néerlandaise, Hugo Claus n’en est pas moins l’ ‘‘enfant terrible’’ des lettres flamandes. Né en 1929 à Bruges d’un père imprimeur, Hugo Claus passa les dix premières années de sa vie chez les bonnes sœurs (épisode dont on trouve la trace dans son roman le plus connu, Le Chagrin des Belges), et ne rentra dans ses foyers qu’à l’âge de onze ans pour s’en échapper quatre ans plus tard : ‘‘Je suis parti avec une amie de ma mère. À l’époque, je me faisais entretenir par des dames riches.’’ Puis, lassé du rôle de gigolo, il se fit embaucher dans les sucreries de Chevrière, pour la récolte des betteraves : ‘‘Alors, j’ai eu une étrange lueur, comme une vocation. Je ne travaillerais plus, je ne recevrais plus d’ordres. Je préférerais devenir la dernière des loques humaines plutôt que de travailler.’’ Il alla à Paris, fit partie du groupe d’art expérimental Cobra (Copenhague-Bruxelles-Amsterdam) avec Pierre Alechinsky et Karel Appel, et écrivit en trois semaines La Chasse aux canards. Sur manuscrit, le roman reçut le prix Léon Kryn, le Goncourt belge. Et c’est le début d’activités prodigieuses. Traducteur, scénariste, poète, metteur en scène de théâtre et de cinéma, Hugo Claus a choisi de s’installer dans le Vaucluse, naviguant entre Anvers et son refuge, passant six mois tantôt ici, tantôt là, et se définissant comme un ‘‘retraité immigré’’ : hugo claus,belladonna,roman,alain van crugten,édition de fallois‘‘L’important, c’est de ne pas vivre en Belgique, car j’y suis trop près de ma nature flamande : une combinaison de goinfrerie et de mysticisme. Et puis, c’est un pays trop étriqué. La religion catholique envahit tout.’’

    Esprit non conformiste, nourri de Chateaubriand, de Cingria, d’Albert Cohen et de Valéry, Hugo Claus cultive l’ambiguïté : celle d’être tout à la fois un mandarin et un autodidacte amoureux de la France et qui se moque de la propension hexagonale à l’exégèse et à la grandiloquence – ‘‘Comme si Chateaubriand avait vaincu Stendhal’’ – ; un auteur préoccupé de recherches formelles et un écrivain engagé, qui croit cependant que la seule attitude politique possible est l’anarchisme total ; un nomade (il a vécu à Amsterdam, en Italie, à Hong-Kong) et un chroniqueur de la Belgique, qu’il décrit comme une province exotique, avec son état d’esprit ‘‘mesquino-flamand’’, ses guerres picrocholines, ses sociétés secrètes.

    Scènes de la vie de province, Belladonna, en dépit de l’hommage flaubertien, est une fresque ubuesque, où Les Âmes mortes de Gogol sont convoquées au détour d’une page pour présider à ce banquet où l’argent, la stupidité et le sexe dansent leur sarabande de mort autour du fantôme de Breughel l’Ancien. Née de l’expérience cinématographique que fit Hugo Claus en 1982 avec le tournage de son film Le Lion des Flandres, film historique sur la bataille des Éperons d’or en 1302 (l’armée française y fut vaincue par les Flamands), Belladonna conte l’élaboration d’un film sur Breughel l’Ancien, commandé par une commission culturelle.

    Hugo Claus, jeune

    hugo claus,belladonna,roman,alain van crugten,édition de falloisÉcrit par un poète devenu conservateur d’un petit musée d’art contemporain, le scénario est revu par un touche-à-tout, puis proposé pour remaniement à des Anglais, avant d’être remis entre les mains d’un écrivain populiste qui se veut au-dessus de la mêlée, mais meurt de dépit de n’avoir pas obtenu le prix Michelin de la ville de Termonde. Ajoutons à cela un acteur parasite, une nymphomane, un ministre sous Valium, un producteur omniscient, quelques ratés, une foule de cabotins, et nous avons un tableau à la James Ensor où Axel Le Sourt, le poète obèse, promène sur des masques grimaçants son regard désenchanté. La belladone, plante vénéneuse a baies noires, est aussi un liquide que les belles dames se mettent dans les yeux pour mieux voir, au risque d’en être aveuglées : ‘‘Je ne me réjouis, disait Céline, que dans le grotesque aux confins de la Mort. Tout le reste est vain.’’ »

     

     

  • Paternité manquée

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    Brouwers50ans.pngAlors qu'on s'apprête à célébrer, aux Pays-Bas, les cinquante années d'écriture de Jeroen Brouwers à l'occasion de la parution de son nouveau roman Het hout (2014), Jours blancs (Galli- mard, 2013) a retenu l'attention de quelques critiques. Ainsi, Yaël Hirsch écrit-elle : « Avec une ironie mordante, Jeroen Brouwers dresse le portrait d’un monstre tranquille, retiré dans les sphères d’un égoïsme banal et plongé dans une solitude vague et pleine de ressentiment diffus. C’est à travers ce prisme, aussi mesquin que lettré, que le lecteur assiste, impuissant, à une rencontre qui ne se fait pas, faute de sentiments possibles. Mais qui dit absence  de cœur ne dit pas absence d’images. Jours blancs est un livre dur, superbement écrit et terriblement juste. »  (« Jeroen Brouwers décrit les affres de la paternité elliptique », toutelaculture.com). Quant à Tiphaine Samoyault, elle a donné l'article suivant à la Quizaine littéraire n° 1085 :


    Paternité manquée

    CouvBrouwers2013.pngTroisième livre de Jeroen Brouwers traduit en français (après Rouge décanté et L’Éden englouti) au sein d’une œuvre qui compte en néerlandais plus de cinquante titres, Jours blancs a été provoqué par un événement violent de la vie de son auteur : la mort de son fils aîné, à l’âge de quarante ans. Il en tire un récit puissant et heurté sur les relations impossibles ou ratées.


     

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    Rougé décanté, présenté par Olivier Barrot