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Stefan Brijs signera son roman Le Faiseur d'anges au Salon du livre de Bondues le samdi 13 mars de 14h00 à 17h00. Les Parisiens pourront le retrouver ou le découvrir à l'Institut Néerlandais le vendredi 26 mars à partir de 18h30 (en compagnie des auteurs néerlandais Tomas Lieske et Charlotte Mutsaers).
« Ce roman est haletant et dérangeant. Haletant, d’abord. Le lecteur plonge dans ces 464 pages avec vigueur, se laisse happer, attirer par le suspens et les promesses tenues. Difficile de ne pas vouloir connaître le fin mot d’une histoire qui tient, par son rythme, non par son genre, du thriller. QuitterLe Faiseur d’angesest difficile. Belle qualité, celle que l’on attribue aux très bons romans populaires, ce que ce livre est assurément. La construction est pour beaucoup dans cet effet de lecture : Brijs a conçu son roman en trois parties de taille sensiblement égales. Il nous amène d’abord à découvrir une situation pesante, dans le bon sens de ce mot, de par ses mystères, nous conduit ensuite aux origines du trouble pour, enfin, relater le fin mot de cette histoire. Dérangeant, aussi. L’antihéros de cette histoire est un personnage à la Dickens, perdu dans le quotidien des années 80, dans une province germanique, à la frontière de la Belgique, de l’Allemagne et de la Hollande. Du reste, dans la ville où se déroule la majeure partie de cette histoire, il est possible d’accéder à un endroit, les Trois Frontières, où vous pouvez vous tenir à cheval sur les trois pays. […] Le roman est servi par le talent de conteur de l’écrivain, comme par la qualité de l’ensemble des – nombreux – personnages. Par le thème aussi, puisque Brijs pose des questions dérangeantes sur notre présent, concernant les relations entre science et religions, le poids d’un certain scientisme parfois encore prégnant, la question du clonage et de notre désir fou d’immortalité. Il montre aussi les pesanteurs des années 80 du XXesiècle dans les provinces perdues de l’Europe du Nord. L’ensemble est fort prenant, d’une richesse impossible à résumer en ces lignes, et se lirait d’une traite si la nuit était plus longue. Brijs n’a pas la prétention d’être nobélisable, simplement celle de conter des histoires. Il y parvient ici de manière passionnante, non sans troubler son lecteur. »
Je ne le juge ni le condamne, je laisse le lecteur se faire sa propre opinion. Je voulais que, dans un premier temps, celui-ci nourrisse à son égard les mêmes préjugés défavorables que les villageois. Si, en arrivant, Hoppe a conscience d’être à la limite de ce qu’il est permis de faire, il perd progressivement tout sens de la réalité. En réalité, l’essentiel, pour moi, n’était pas de mettre l’accent sur le clonage mais de trouver une histoire riche d’un point de vue dramatique. Ce qui m’intéresse, c’est la perspective narrative. En tant qu’auteur, je regarde tout de haut, comme si mon roman était un jeu d’échecs sur lequel je déplaçais les pions.
Le clonage est pourtant au centre de l’intrigue.
Il est le moyen employé par Victor Hoppe pour atteindre son but qui est de « chercher à se jouer de Dieu ». De ce thème central découlent les autres : la lutte entre le bien et le mal, les dangers que représentent préjugés et superstitions, le conflit entre science et religion, la frontière entre folie et génie à supposer qu’il y en ait une…
Au fil du roman, la question de Dieu s’impose avec de plus en plus de force jusqu’à occuper toute la dernière partie.
Il est impossible de parler du clonage sans en tenir compte. Et chez Hoppe, deux croyances s’opposent, celle en Dieu et celle dans la science. En fait, il est totalement schizophrène, ce qui explique son rejet de Dieu et son attirance pour le seul Jésus. Il veut rester un enfant pour lequel Dieu est une abstraction.
Entretien Michel Paquot – Stefan Brijs, « Clonage aux Trois Frontières »,
Vers l’Avenir, 18 février 2010, p. 12-13
Entretien de l'auteur avec Bernard Roisin,
Le Journal du Médecin, 26/02/2010 (extrait)
Ange ou démon ?
La littérature belge se porte à merveille ; pour preuve, ce magnifique roman flamand, heureusement traduit en français. L’histoire d’un médecin en guerre contre Dieu, lancé dans des recherches sur le clonage. Le tout dans un minuscule village aux trois frontières, aux confins de la Belgique, des Pays-Bas et de l’Allemagne, sur le fil ténu d’une éthique dont plus personne ne semble percevoir les contours. On s’attache à ces êtres pourtant rudes, laids, forts et fragiles à la fois. Des hommes qui jouent au démiurge, des enfants, anges sans aile, jouets dociles de leur humain créateur mais qui, sur le chemin de croix de leur vie, ne rencontre aucune aide divine. Brijs évite les écueils d’un moralisme facile. Au-delà des questions de bioéthique, c’est la lutte éternelle de l’homme contre la mort et le sort injuste sur lequel, malgré toute son intelligence et tous ses efforts, il n’a finalement pas beaucoup de prise. Un roman à la fois très belge et tout à fait universel.
Stefan Brijs retrace la sombre destinée de ce généticien qui joue à Dieu le Père dans Le Faiseur d'ange (Héloïse d'Ormesson), un thriller métaphysique sur les errances du progrès. Quel est donc le secret de ce damné qui revient au pays natal escorté de monstrueux triplés ? On est soufflé par la fibre romanesque et la puissance d'évocation de cet écrivain flamand qui dissèque l'humain (trop humain) avec une truculence digne des tableaux de Bosch ou de Bruegel. Phénoménal !
Une histoire glaçante et brillante, où science et religion s’assemblent dans un cocktail détonant
« Aujourd’hui, écrit l’auteur, on dirait de Victor Hoppe qu’il souffrait très certainement du syndrome d’Asperger. » Une forme d’autisme dont étaient atteints entre autres Léonard de Vinci et Einstein. Génie incompris, que ses parents firent enfermer à sa naissance dans un asile, Victor Hoppe est persuadé d’être une réincarnation de Jésus. Tourmenté par les religieuses dont une seule tentera de lui apprendre à lire, puis brimé dans un internat tenu par des moines, il se croit investi d’une mission divine : le clonage, seule façon de se mesurer à Dieu, qui l’a abandonné.
Avec une excellente maîtrise de la chronologie, Stefan Brijs dévoile la genèse tout en progressant dans l’intrigue. Autour du docteur, les morts s’accumulent.
Nathalie Six,Le Figaro, 11 mars 2010
[…] Ce roman va bientôt, et dans un crescendo efficace et crédible, nous emporter vers une fin proprement halluci- nante. […] Bien sûr, on peut lire cette fiction réaliste, qui confine cependant au fantastique, comme une réécriture du mythe de Frankenstein, dans une vision où l'aventure scientifique ne peut rivaliser avec Dieu et ne mène qu'au désastre, selon une tradition morale, trop bien établie. En ce sens, on est en droit de considérer ce roman comme un brin réactionnaire, déniant à l'homme le droit de corriger la nature. Si l'on trouve Stefan Brijs excessif dans son propos mystique et antiscientiste, il a le mérite de poser d'indéniables problèmes éthiques.
Thierry Guinhut, Le Matricule des Anges, n° 112, avril 2010
Sinistres clones
photo: J. Cunin
Si vous suivez l’actualité scientifique, vous croyez sans doute que le premier clone de mammifère était une brebis, nommée Dolly, née en Ecosse en 1996. Je le pensais aussi. Mais nous nous trompions. Dès 1980, le Belge Victor Hoppe, alors à l’université d’Aix-la-Chapelle, en Alle- magne, avait fait naître trois souris par clonage. Malheu- reusement, il ne réussit jamais à reproduire cette performance et, plutôt que de répondre aux questions d’une commission d'enquête de l’université, il préféra démis- sionner de son poste en 1984 pour se retirer dans son village natal de Wolfheim. […] Il y a d’ailleurs du Victor Frankenstein dans Victor Hoppe : médecin génial, sa volonté de faire le bien se perverti lorsqu’il imagine qu’il peut égaler, voire surpasser Dieu. En voulant régler ses comptes avec ce dernier, il finira mal, non sans laisser derrière lui la possibilité de recommencer. Les lecteurs qui s’interrogeraient sur l’utilité de faire des lois en matière de bioéthique seront à n’en pas douter convaincus de leur nécessité après avoir refermé le livre.
Ce vaste roman est assez unique en son genre, pas tant par le sujet traité que par sa perspective sur certaines pro- blématiques et son montage. Mieux vaut le dire de suite, si le roman est excellent en soi, il est tout aussi dérangeant. Dès le départ se construit un suspense basé sur un secret que l’on devine effroyable, et au fur et à mesure que l’on avance, tout ce que l’on avait imaginé se confirme de façon plus terrible encore.
Tout commence dans un petit village de la Belgique germanophone, aux Trois Frontières, une zone reculée et un peu oubliée du Royaume belge, où l’on voit les paisibles villageois faire face à l’arrivée mystérieuse du Doktor Hoppe et de ses trois étranges enfants. L’ambiance est étouffante, tous les faits et gestes du docteur sont analysés avec minutie et les exagérations ne sont pas rares. Les superstitions et préjugés vont bon train. Mais peu à peu les inquiétudes des villageois se trouvent justifiées. Quelque chose d’étrange et de terrible est réellement à l’œuvre.
[…] Même si le lecteur devine assez vite la source scientifique du mal qui entoure les trois petits « anges », le suspense reste entier jusqu’à la fin en se concentrant sur l'évolution du docteur et les conséquences de ses actes, depuis sa naissance jusqu’au dénouement. Le texte est intense, lourd de sens et le suspense toujours haletant. L’écriture est riche, vivante et tout simplement magnifique. Et il s’avère bien difficile de refermer ce livre avant la fin.
Le Faiseur d’angesde Stefan Brijs est un thriller haletant et fortement dérangeant, plongeant le lecteur dans les dangers d’une science sans conscience. Un roman qui ne laissera personne indifférent.
Chaque individu porte un secret qui se transmet de génération en génération et constitue son empreinte psychique se révélant à travers sa lignée, paternelle ou maternelle. C’est dans cet ordre d’idées que Stefan Brijs a voulu montrer les forces inconscientes qui sommeillent au fond de chaque être. En mettant l’accent sur un dénominateur commun : le rapport entre le bien et le mal. La frontière entre les deux notions est souvent ténue, comme dans Le Faiseur d’anges. Dans le désordre de ce thriller médical et diabolique, le docteur Victor Hoppe, éternel insurgé qui s’avérera plus tard surdoué mais associable, s’interroge sans fin, échafaude des hypothèses, imagine "l’après" comme pour tenter d’y lire le sien. Pris dans ce désir fou de tout anticiper, maîtriser, essayer, il va se livrer à l’inconcevable. […] Fin psychologue, Brijs propose également un nouvel éclairage sur la figure du bourreau ordinaire, incarné ici par un marginal rejeté par la société. Avec ce récit qui ravive le débat, toujours d’actualité, sur les manipulations génétiques, l’écrivain plonge son lecteur dans un climat de mort sans recours et sans respiration. L’héritage génétique qui constitue ce nœud inextricable où l’individu se prend au piège de ce que les Grecs appelaient le destin et que seule la conscience peut, avec quelque chance, transformer en liberté. Ce nœud social fait d’ailleurs notre lien à l’Histoire.
[…] Les différentes couches de ce livre aux mille lectures – roman de mœurs, thriller scientifique, fantaisie régionale, récit de formation – se mettent peu à peu en place. Dans un essai sur la fameuse région des Trois Frontières que Stefan Brijs lit au même moment (« comme par hasard »), il croise un médecin qui soigne les mineurs gratuitement. L’histoire déteint doucement sur la fiction, et par jeu il reprend même les noms véritables des villageois.« Au-dessus de la mêlée, comme un Dieu pour les personnages », il découvre qu’il est à sa place,« comme si tout cela n’était qu’un simple échiquier avec des pions ». Habilement, il évite le discours religieux ou éthique, et dote le docteur Hoppe du syndrome d’Asperger, ce qui lui permet« d’aborder la question du bien et du mal d’une autre manière, et de motiver sans justifier ses actions ». Encore une fois, il précise :« C'est l’écriture du roman qui a fait de Victor ce qu’il est, c’était la seule façon de rassembler les pièces du puzzle. »
Chez Stefan Brijs, en effet, la mécanique dramatique prime sur tout le reste, ce qui rend son texte aussi réjouissant que froid comme une lame – et ouvert aux interprétations. Dans la première partie, il tait la maladie de Victor, et laisse le lecteur« libre »de rentrer dans le jeu des rumeurs villageoises. En virtuose de la construction romanesque, il« joue avec les émotions du lecteur », et méticuleusement, il affine le rythme de sa phrase, qui épouse la perception de son personnage. Il évite de trop décrire :« Trois phrases ici ou là, quand c’est nécessaire, mais rien de plus. »
S’il se documente beaucoup, lisant des livres et des revues, fouillant Internet (« Cela permet de gagner du temps, surtout quand on est lent ! »), il se contente de ressources scientifiques et géographiques. Point de littérature, ni de parodies mythologiques.« Certains lecteurs croient voir un peu de Frankenstein, ici, de Prométhée, là, voire de James Ensor – mais je n’y suis pour rien. Si je les avais vus, j’aurais tout fait pour les enlever. »Cinq ans après la parution de son livre, Stefan Brijs ne l’a pas relu :« J’aurais trop peur de corriger ou de changer des choses. Moi, je m’occupe du prochain. Celui-là appartient au lecteur. »
Styliste hors pair, Willy Spillebeen nous parle ci-dessous de certaines caractéristiques de son œuvre : l’importance de la mythologie et du paysage dans l’ensemble de ses romans comme dans sa poésie, les métaphores sur lesquelles il édifie la plupart de ses histoires, la place qu’il accorde à la vie et au témoignage de certaines personnes qu’il a croisées au cours de son existence… Nombreux sont ses livres qui s’arrêtent sur des périodes troublées de l’Histoire, explorant les enjeux du pouvoir à travers les thèmes de l’équité et de la violence, du bien et du mal, de l’idéologie et de la cruauté : la conquête de l’Amérique par les Espagnols (par exemple dans Le Jésuite anonyme), la Saint-Barthélemy (racontée par Bousbecque, alors au service de la reine de France, dans Busbeke of de thuiskomst), la révolution russe (Anastasia), les deux conflits mondiaux du XXe siècle (Une autre guerre, Amants en temps de folie, La Butte ou encore le roman jeunesse Serge/Samuel)…
Il arrive à Willy Spillebeen de situer l’action de ses romans dans le Nord de la France. Ainsi, Le Seigneur de Peuplingues, qui baigne dans une atmosphère digne d’un Simenon, évoque un procès retentissant, l’auteur reconstruisant en quelque sorte l’affaire Rohart. Il situe à Linselles, près de Lille, une autre affaire judiciaire remontant plus ou moins à la même époque (le court roman De nabestaande publié dans le volume Le Désir de consolation). À travers une relecture du poème The End of War de Herbert Read, Les Yeux d'or de Dieu (titre emprunté à un vers de Georg Trakl) nous fait revivre un drame qui s’est déroulé près de Valenciennes en novembre 1918, lors la dernière nuit de la Première Guerre mondiale : un officier allemand moribond va entraîner des centaines d’hommes dans la mort. La capacité de l’auteur à se glisser dans la peau de ce soldat qui vit ses dernières heures est pour ainsi dire hallucinante. D'ailleurs, l'agonie constitue la donnée de base de trois de ses autres œuvres : Cortés ou la chute (1987), Énée ou la vie d’un homme (1982) et enfin Bousbecque ou le retour (2000) qui décrit les dix-huit derniers jours de l'existence de l'humaniste flamand Ogier de Bousbecque (ou Busbecq), l'homme à qui l'on doit entre autres l'introduction de la tulipe et du narcisse en Europe.
Dans plus d’un de ses livres, l’écrivain approfondit une autre souffrance, celle que font subir les adultes aux enfants. Relatant lui aussi une histoire vécue, le court et magnifique roman Les Chiens de la Belle au bois dormant (couverture ci-contre) narre en trois tableaux d’une rare dureté trois années de l’existence d’une fillette désemparée par la séparation de ses parents et l’inconscience de sa mère. Là encore, les données que l’auteur emprunte à la réalité échappent à l’anecdotique grâce à une belle maîtrise de la composition. Dans Le Hasard, c’est un garçon de 4 ans qui se retrouve le jouet des « grands », en l'occurrence des représentants de l’administration (policier, magistrat, infirmières…). Pluche de mer se penche sur le destin d'un enfant un peu plus grand, un des boat people vietnamiens qui atterrit en Flandre.
L’intérêt que Willy Spillebeen a porté à l'Histoire et à certains auteurs de l’Amérique latine l’ont amené à écrire, outre des traductions d’œuvres de Pablo Neruda (entre autres le Canto General), des récits centrés sur les civilisations aztèque (Cortès ou la chute), maya (L'Enfer existe) et inca. D'autre part, un profond amour de sa région natale, marié à une prédilection pour le genre historique, l’a conduit à peindre l’existence de deux grandes figures flamandes : Ogier de Busbecq, déjà mentionné, et Guillaume de Rubrouck. Ce dernier, originaire d'un village situé près du mont Cassel, été un ami très proche de Louis IX, lequel l’avait envoyé en Mongolie vingt ans avant que Marco Polo ne s’y rende. De ce voyage, il a ramené une œuvre importante (Voyage dans l’empire mongol). Il aurait participé aux sixième et septième croisades et été prisonnier avec le roi à Mansourah. Guillaume aurait aussi assisté à la mort du souverain. Il a vécu un certain temps à Paris où il avait comme ami Roger Bacon.
vidéos de l'entretien accordé par Willy Spillebeen
le 30 janvier 2010
arrivée en Flandre occidentale par une belle journée hivernale
romans jeunesse, structure des romans,Les Yeux d'or de Dieu...
dette à l'égard d'écrivains d'expression espagnole
Ogier de Busbecq,Guillaume de Rubrouck,
la Flandre et la Grande Guerre, la poésie
Faulkner, Yourcenar, Joyce, L.-F. Céline ;
une écriture qui marie classicisme et modernité
La Chasse au renard
L'un des romans majeurs de l'écrivain flamand, fresque épique du déclin de la terre natale des protagonistes, trois pères et trois fils qui évoquent leurs désillusions et la résistance acharnée qu'ils opposent à la fatalité ; le renard apparaît comme la métaphore de l'homme qui ne cesse, au cours de l'Histoire, d'être pourchassé sans jamais trouver un havre de paix. Quand la Flandre occidentale sert de cadre à une tragédie de dimension universelle.
ROMANS, RÉCITS & NOUVELLES
De Maanvis(Le Scalaire), Desclée de Brouwer, Bruges, 1966.
De Krabben(Les Crabes), Desclée de Brouwer, Bruges, 1967.
De Sfinks op de Belt(Le Sphinx sur le dépotoir), Manteau, Bruxelles, 1968.
Steen des Aanstoots. Een boek(Pierre d’achoppement. Un livre), Davidsfonds-De Standaard / Louvain-Anvers, 1970 (autobiographie romanesque).
Drie X Drempelvrees(Trois x La peur d’entrer), Standaard, Anvers, 1984 (trois nouvelles).
De Vossejacht(La Chasse au renard), Davidsfonds-De Standaard/Louvain-Anvers, 1979.
Herinneringen aan de Toekomst(Souvenirs du futur), Orion, Bruges, 1979 ; réédité sous le titreDe Andere Oorlog(La Grande Guerre), Davidsfonds, Louvain, 1988.
Het goede Doel van het Geweld(La Bonne fin de la violence), Davidsfonds, Louvain, 1979.
Aeneas of De Levensreis van een Man(Énée ou la vie d’un homme),Manteau, Anvers, 1982, réédition Davidsfonds, Louvain, 1999.
Doornroosjes Honden(Les Chiens de la Belle au bois dormant),Manteau, Anvers, 1983.
De Varkensput(Le Puits aux cochons), Manteau, Anvers, 1985.
De Engel van Saint-Raphael(L’Ange de Saint-Raphaël), Manteau, Anvers, 1986.
Moeder is een Rat(Mère est un rat), Houtekiet, Anvers, 1986.
Cortés of De Val(Cortés ou la chute), Houtekiet, Anvers, 1987.
De Waarheid van Antonio Salgado(La Vérité d’Antonio Sagado), Houtekiet, Anvers, 1988.
Het Toeval(Le Hasard), Houtekiet, Anvers, 1989 (le titre a un double sens : à la fois hasard et crise d’épilepsie).
De Schreeuw van de Bunzing(Le Cri du putois), Houtekiet, Anvers, 1991.
In vele Staten - Amerikaans relaas(Dans tous mes États – Récit américain) Manteau, Anvers, 1992 (récit d'une année passée aux États-Unis).
De anonieme Jezuiet(Le Jésuite anonyme), Manteau, Anvers, 1992.
De Seigneur van Peuplingues(Le Seigneur de Peuplingues), Manteau, Anvers, 1993.
De ongestorven Doden(Les Morts qui ne sont pas morts),Manteau, Anvers, 1994.
Thersites of het Bordeel van Troje(Thersite ou le bordel de Troie), Manteau, Anvers, 1997 (théâtre, monologue).
God gouden Ogen(Les Yeux d'or de Dieu), Davidsfonds, Louvain, 1998.
Busbeke of de thuiskomst(Bousbecque ou le retour), Davidsfonds, Louvain, 2000.
De hunker naar troost(Le Désir de consolation), Davisfonds, Louvain, 2001 (deux courts romans et deux longues nouvelles).
De heuvel(La Butte), Davidsfonds, Louvain, 2003.
Minnaars in waanzin(Amants en temps de folie), Davidsfonds, Louvain, 2006.
Rubroeks reizen(Les Voyages de Guillaume de Rubrouck), Davidsfonds, Louvain, 2009.
Énée ou la vie d’un homme
le roman dans lequel Willy Spillebeen réécrit l'Énéide
ROMANS JEUNESSE
Hij is een Vijand en een Vriend, Brito, Anvers, 1970, réédité sous le titreVijand en Vriend(Ami et ennemi), Berghmans, Anvers, 1984.
De Hel bestaat(L’Enfer existe), Manteau, Anvers, 1984.
Een Pluisje van de Zee(Pluche de mer),Houtekiet, Anvers, 1989 (réédition Davidsfonds/Infodok, Louvain).
Anastasia, Davidsfonds/Infodok, Louvain, 2001.
Het toeval(Le Hasard), Davidsfonds/Infodok, Louvain, 2003 (réédition en collection jeunesse du roman de 1989).
De muur(Le Mur), Davidsfonds/Infodok, Louvain, 2004.
Serge/Samuel, Davidsfonds/Infodok, Louvain, 2005.
Louis-Ferdinad Céline, personnage de roman
Dans le roman Het varkensput (Le Puits aux cochons), où la Première Guerre mondiale occupe une nouvelle fois une belle place, Willy Spillebeen aborde un épisode peu connu de la vie de Louis-Ferdinand Céline.
Le Puits aux cochons
ESSAIS
Pour être à peu près exhaustif, il convient de mentionner que Willy Spillebeen a également publié un certain nombre d’essais sur des poètes d’expression néerlandaise, en particulier les Flamands Jos de Haes (Desclée de Brouwer, Bruges, 1966), Hubert van Herreweghen (Desclée de Brouwer, Bruges, 1973), André Demedts (1974), Marcel Coole (1977) Luuk Gruwez (2003) et les Néerlandais Jan Hendrik Leopold (Orion, Bruges, 1978), Ida Gerhardt (Orion, Bruges, 1980) et Martinus Nijhoff (De Geboorte van het Stenen Kindje, Orion, Bruges, 1977). Mais l’un de ses premiers ouvrages, c’est bien à un poète flamand de France que Willy Spillebeen l’a consacré : Emmanuel Looten (1963).
L'étude consacrée à Emmanuel Looten
suivie d'un choix de poèmes en traduction néerlandaise
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voir aussi sur ce blog dans la Catégorie Poètes & Poèmes
Né juste après la Seconde Guerre mondiale, Victor Hoppe, rouquin défiguré par un bec-de-lièvre, a été rejeté par ses parents et placé dans un établissement catholique pour déficients mentaux. Sous son autisme - un cas d'Asperger -, l'enfant cache en fait une intelligence hors du commun. Il parviendra à suivre une scolarité plus ou moins normale avant de devenir médecin, spécialiste d'embryologie et de génétique. Nommé chercheur dans une université alle- mande, il développe au début des années 1980 un projet fou.
Avec une belle maîtrise de la composition, Stefan Brijs situe une bonne partie de son roman De engelenmaker dans un village des Trois Frontières, ce lieu « coincé entre les fortes cuisses de Vaals la Hollandaise et d'Aix-la-Chapelle l'Allemande » où se rencontrent les frontières de l'Allemagne, des Pays-Bas et de la Belgique. Tout comme dans son roman précédent (Aigle, 2000), l'auteur excelle à mettre en scène un personnage asocial dont l'existence, déterminée par un enfermement autistique et des capacités intellectuelles hors du commun, va de plus en plus être placée sous le signe d'une obsession : Victor rejette le Dieu de la Bible, à ses yeux personnification du Mal, et se voit comme un nouveau Jésus, l'homme bon par excellence. Son identification est telle qu'il va la pousser au-delà du concevable.
L'opposition entre monde rural crédule et recherche scientifique de pointe offre dans le « finale » un aspect un peu caricatural, voire un peu kitsch, bien dans une certaine tradition littéraire et picturale flamande, celle du « grotesque ». Le romancier réunit alors tous les villageois de Wolfheim pour brosser une scène à la James Ensor où le burlesque côtoie l'atroce.
Wolfheim, paisible bourgade aux confins de la Belgique, de l'Allemagne et des Pays-Bas, est agitée par le retour inattendu du docteur Hoppe, un enfant du pays parti depuis longtemps. La surprise est d'autant plus grande que le médecin emménage seul avec ses trois fils, des triplés qui partagent la même troublante difformité physique. Les rumeurs vont bon train, mais
les compétences du docteur font taire les réticences des villageois. Pourtant, le mystère autour de sa descendance s'épaissit.
Jusqu'où peut-on repousser les limites de la vie ?Entre exploit scientifique et délire métaphysique, Stefan Brijs construit un suspense haletant et dérangeant, qui explore les dangers d'une science sans conscience.
Doktor Hoppe, qui avait troqué sa blouse blanche contre un long pardessus gris, entra dans le caféTerminusà reculons : les villageois virent son dos voûté avant de découvrir la large nacelle bleu foncé qu'il porta
it devant lui au bout de ses bras tendus. Alors même que tout le monde pouvait constater les difficultés qu'il éprouvait à passer dans la porte, personne ne remua le petit doigt. Pour se précipiter vers lui, Werner Bayer attendit qu'il fût entré et qu'il considérât les lieux d'un air dépaysé, à la recherche d'un endroit où poser son fardeau. En hâte, Werner débarrassa alors une table des verres qui l'encombraient et, d'un geste ample, montra la surface ainsi libérée ; pendant ce temps, Florent Keuning, assis près de là, s'arrangea pour gagner une autre table.
- Ici, posez-la ici, dit Werner.
- Merci, dit le docteur.
Sa voix surprit les consommateurs, dont Jacob Weinstein qui l'entendait pour la première fois. Le père de Meekers L'Asperge avança sa bouche près de son oreille et chuchota :
- C'est à cause de son bec-de-lièvre. Il aspire trop d'air.
Le sacristain hocha la tête de haut en bas, quand bien même sa surdité partielle l'empêchait de vraiment comprendre ce que Meekers venait de dire. Bouche bée, il suivait chaque mouvement du docteur qui, penché sur la nacelle, entreprenait de détacher de la capote la protection en plastique parsemée de gouttes de pluie.
- Que voulez-vous boire, Herr Doktor ? demanda Werner.
- De l'eau.
- De l'eau ?
Le docteur fit oui de la tête.
- René, un verre d'eau pour Herr Doktor. Et pour euh...
Il tendit une main hésitante en direction de la nacelle.
- Ils n'ont besoin de rien, dit le docteur avant d'ajouter, comme s'il éprouvait le besoin de se justifier : Je m'occupe bien d'eux.
- Je n'en doute pas, dit Werner.
Tout le monde saisit cependant à quel point sa réponse était contrainte, sauf, manifestement, le docteur qui resta impassible. Toujours penché sur la nacelle, il rabattit la capote. Puis il détacha le tablier bleu et l'écarta. Les clients qui se trouvaient à quelques mètres firent un pas en arrière ou reculèrent leur chaise. Seuls ceux qui se tenaient derrière risquèrent un œil en se dressant sur la pointe des pieds, mais aucun ne parvint à regarder dans la nacelle.
Vacillant un peu sur ses jambes, le docteur gardait le silence près de la table. Ses yeux fixaient le sol. On n'entendait plus un bruit si ce n'est le vieux ventilateur fixé au plafond. Dans ce silence gênant, Werner sentait tous les yeux fixés sur lui.
- Hé, Werner, donne donc à boire au docteur, cria René Moresnet.
Dans la main, le patron tenait un verre d'eau. Tout le monde suivit des yeux le verre qui passa de main en main ; en le prenant, le docteur adressa à Werner un hochement de tête poli.
- Merci, dit-il, et il fit un pas de côté de sorte à ne plus gêner le passage : Je vous en prie, approchez-vous, Herr Bayer.
Werner avança d'un pas hésitant.
- Ils ne font pas de bruit du tout, observa-t-il. Ils dorment ?
- Non, non, ils sont réveillés, répondit le docteur en jetant un coup d'œil à la nacelle.
- Ooh...
Avec mille précautions, Werner se pencha et crut distinguer le haut de la tête des bébés.
- C'est des filles ? demanda-t-il.
- Non, trois garçons.
- Trois garçons, dit-il à son tour d'une voix lente et on l'entendit déglutir.
Se glissant devant le docteur, il se planta à côté de la nacelle. En face, Florent Keuning lui décocha un clin d'œil. Après avoir brièvement redressé le coin droit de sa bouche, Werner adressa une nouvelle fois la parole au docteur :
- Comment s'appellent-ils ?
- Michaël, Gabriël et Raphaël.
Un brouhaha s'éleva dans tout le café ; d'effroi, Freddy Machon s'écria, plus fort qu'il ne l'aurait voulu :
- Les anges exterminateurs !
Il était clair que le Doktor Hoppe ne savait au juste où regarder. Tentant de se donner une contenance, il but de l'eau à petites gorgées. C'est alors que Jacob Weinstein, auquel les mots de Machon avaient échappé, intervint.
- Comme les archanges, n'est-ce pas, Herr Doktor ? Les messagers de Dieu, cria le sacristain, persuasif et comme désireux de faire étalage de ses connaissances bibliques.
Le docteur opina du chef mais garda le silence.
Toujours près de la nacelle, Werner s'impatientait. Il prit de nouveau la parole :
- Quel âge ont-ils au fait, Herr Doktor ?
- Presque neuf mois.
Il tenta de souvenir de son propre fils à cet âge-là. De la taille qu'il avait. Tenta de se souvenir s'il avait déjà des dents.
Mains dans le dos, yeux plissés, il se pencha tout doucement en avant. L'image qu'il avait gravée dans la tête le fit grimacer comme quelqu'un qui mord dans un aliment aigre. Planté derrière son comptoir, René Moresnet vit Werner ouvrir un œil puis l'autre. Ce dernier fit glisser à deux reprises son regard sur la nacelle, du haut vers le bas et du bas vers le haut. Puis son visage se rasséréna tout à fait.
- Ah ! quelle surprise ! Ils se ressemblent tous les trois ! s'écria-t-il en poussant un soupir de soulagement.
Par-dessus son épaule, il jeta un coup d'œil au docteur puis reporta une fois de plus son regard sur la nacelle.
Doktor Hoppe hocha la tête.
- Comme trois gouttes d'eau. Alors que personne ne m'en croyait capable.
Des rires s'élevèrent, mais le visage du docteur restant impassible, beaucoup se demandèrent s'il fallait prendre sa remarque pour une boutade. Werner ne s'en soucia pas et invita les autres à approcher :
- Allez, il faut pas rater ça !
L'AUTEUR
Stefan Brijs est né en Flandre (Genk) à la fin de l'année 1969. En 1999, il met fin à sa carrière d'enseignant pour se consacrer entièrement à la littérature. Faisant une belle place au réalisme magique,De verwording(Perdition, 1997), son premier roman, avait marqué les esprits et révélé un talent que viendront confirmerArend(Aigle, 2000) et le court romanTwee levens(Deux vies, 2001) qui se déroule lors du soir de Noël 2000. Stefan Brijs a rendu hommage à plusieurs écrivains dans une série de programmes télévisés (Émile Verhaeren, Ernest Claes, Alice Nahon, Willem Elsschot, le poète Herman De Coninck...) ainsi que dans de très beaux essais biographiques (sur les auteurs d'expression française et d'expression néerlandaise Neel Doff et André de Ridder ; sur les Flamands Jan Emiel Daele, Maurice Gilliams, Georges Hebbelinck, Richard Minne, N.E. Fonteyne, Gustaaf Vermeersch, Paul Kenis, Karel van de Woestijne, Ernest van der Hallen, René De Clercq, Victor J. Brunclair et Roger van de Velde ; sur les écrivains de la ville de Turnhout). C'est alors qu'il va toucher le grand public grâce auFaiseur d'angesvendu à plus de 100 000 exemplaires, couronné par plusieurs prix littéraires et traduit dans une dizaine de langues. Depuis, l'écrivain travaille à une ambitieuse fresque romanesque qui conduira le lecteur en Angleterre à l'époque de la Grande Guerre.
C’est en 2002 que les héritiers de Willem Frederik Hermans invitent les éditeurs français à acheter les droits d’œuvres du romancier, entre autres, La Chambre noire de Damoclès. À leur demande, Jean Mattern, éditeur chez Gallimard (collection « Du Monde entier »), fait faire une proefvertaling à quelques traducteurs. C’est la traduction de Daniel Cunin qui a été retenue ; elle a été bien accueillie par la presse :
« Ayant les yeux des héritiers fixé dans son dos, Jean Mattern ne s’est pas lancé à la légère. Il a demandé à quatre traducteurs de traduire les vingt-cinq premières pages de La Chambre noire de Damoclès. “La grande difficulté pour le traducteur français de Hermans, c’est que le romancier aime être ambigu et ambivalent, alors que le français, c’est une langue très précise, qui réclame un vocabulaire tout aussi précis. Tout l’art consiste donc à faire une traduction en gardant les qualités de Hermans.” D’après la première critique (Livres Hebdo), Daniel Cunin s’en est bien tiré. » (« Frankrijk laat W.F. Hermans herkansen », Fokke Obbema, De Volkskrant, 26 mai 2006)
C’est à Paris, dans un restaurant proche de la Place de Clichy, que nous rencontrons (mars 2007) le traducteur deLa Chambre noire de Damoclès.
AvdW :Ce n’est qu’en 2006, onze ans après la mort de l’auteur, que l’œuvre de WFH (re)devient accessible au public français. Qu’est-ce qui a permis cette traduction posthume ? Pourquoi les héritiers de WFH n’ont-ils pas décidé de le faire antérieurement ?
DC : Tout d’abord, il convient de dire que Willem Frederik Hermans, malgré quelques expériences malheureuses, malgré semble-t-il une réelle méfiance, n’était pas fondamentalement opposé à toute traduction de ses œuvres. Sa correspondance avec son éditeur le montre au sujet d’une possible retraduction en français deDe donkere kamer van Damokles.Nooit meer slapena été traduit en norvégien en 1992. Il y a aussi quelques nouvelles, très peu certes, qui ont été traduites en français postérieurement à la déception vécue lors de la sortie deLa Chambre noire de Damoclèsaux éditions du Seuil (1962) ; il dit lui-même dans une interview qu’il a téléphoné un jour aux éditions Gallimard et que, hop, peu après, une de ses nouvelles paraissait dans laNRF. Il aurait dû y avoir de belles traductions françaises à l’époque où l’écrivain habitait encore à Paris.Nooit meer slapen, en particulier, mais aussiHet behouden huis, devaient paraître chez Actes Sud (voir sur la question : Ad Fransen,W.F. Hermans, een Hollander in Parijs, Amsterdam, Podium, 2005, p. 61-65). Peut-être le Nederlands Literair Produktie- en Vertalingenfonds (NLPVF) est-il intervenu pour convaincre le fils du romancier. Quoi qu’il en soit, des éditeurs français ont semble-t-il été invités à partir d’avril 2002 à acheter les droits de certains titres. Actes Sud a préféré y renoncer.
AvdW :Pour votre traduction, avez-vous consulté la traduction de 1962 ?
DC : Non. Et je vais tenter de vous expliquer pourquoi. Au fil des ans, j’ai consulté et examiné de près une grande partie des traductions d’œuvres néerlandaises publiées antérieurement à 1980 ; il m’est arrivé, dans le cadre de cours que j’ai donné à l’Université, de travailler sur des passages de certaines d’entre elles :Les Herbes amèresde Marga Minco,Ma Petite guerrede Louis Paul Boon,Vieilles gens et choses qui passentde Louis Couperus, d’anciennes traductions d’œuvres de Multatuli… ou encoreDe ondergang van de familie Boslowitsde Gerard Reve. Presque toutes ces traductions présentent plus ou moins les mêmes défauts et mon avis est que les ouvrir trop souvent risque de perturber le nouveau traducteur : elles font trop de « bruit », alors que le traducteur a besoin de silence (une des exceptions, c’estZuyderzéede Jef Last, premier roman néerlandais publié par les éditions Gallimard ; si ce roman devait être retraduit un jour, le traducteur pourrait tirer un réel profit de cette traduction – pourtant médiocre au départ – car elle a été revue par l’auteur avec André Gide). Autrement dit, elles cherchent surtout à rendre du sens sans guère tenir compte du texte dans son ensemble, sans tenir compte de ce que Henri Meschonnic appelle « le continu ». Souvent, elles montrent ce qu’il convient de ne pas faire – ce qui a en soi une utilité pour le traducteur d’aujourd’hui. Mais une fois ce constat opéré, leur seul intérêt véritable, c’est d’offrir, pour des termes précis, des tournures complexes sur lesquels on bute, une éventuelle solution. Or, pour ce qui est deDe donkere kamer van Damokles, on est en présence, dans l’ensemble, d’un texte clair qui ne présente guère de difficultés ni lexicales ni syntaxiques – si on le compare, pour ne retenir qu’un exemple, à une œuvre de Hafid Bouazza. Si je devais un jour revoir la traduction (dans le cas d’une réédition dans la collection « Folio »), peut-être regarderais-je une ou deux choses, par exemple la solution retenue pour rendreBezinning(p. 26, 37eédition, 2003), un mot sur lequel j’ai hésité longtemps, qui m’a donné beaucoup de fil à retordre. Tenez, je le fais, j’ouvre la traduction de 1962, que trouve-t-on pourBezinning? « Prendre conscience ». Il me semble que cette solution aurait tout au plus pu m’induire en erreur. Je regarde quelques passages à propos desquels j’ai pu avoir un doute quant à la lecture qu’il convenait de faire ; il me faut bien constater que la traduction de 1962 ne me convainc pas. Mieux vaut dans un tel cas interroger un ou deux Néerlandais, amateurs de l’œuvre de Hermans – ce que j’ai systématiquement fait pour les phrases un peu obscures ou singulièrement formulées –, relire et resituer soi-même le passage en question. D’ailleurs, je constate que Maurice Beerblock – qui a apparemment traduit de nombreux romans de diverses langues et travaillé dans le cinéma – emploie parfois un vocabulaire un peu flou. Qui plus est, consulter le texte français de 1962 aurait demandé de comparer à chaque fois au préalable la 3èmeédition revue et corrigée par l’auteur (1959) avec l’édition que j’ai utilisée, c’est-à-dire la 37ème, car, entre les deux, il y a tout de même certaines différences (l’auteur a encore revu et corrigé son texte en 1971 et 1978). J’ai préféré consacrer ce temps à réfléchir par moi-même sur le texte, à peaufiner les choses qui n’étaient pas encore abouties, à reprendre ma propre traduction plusieurs fois, entre autres – mais pas uniquement – phrase à phrase, mot à mot en comparant tout avec l’original. Travail qui a d’ailleurs été fait également par l’assistante éditoriale de Gallimard qui lit le néerlandais et qui m’a permis d’éviter quelques erreurs, quelques oublis.
AvdW :Que pensez-vous de la traduction de 1962 ? Êtes-vous d’accord avec la critique de WFH ?
DC : Comme je viens de le préciser, cette traduction est à l’image de bien des traductions publiées dans ces années 50, 60 et 70, même si elle est loin d’être la plus mauvaise. Pour résumer en un mot, elles ne sont pas toujours « à l’écoute » de l’original. C’est peut-être sévère, mais c’est ce que je ressens. Il ne faut pas non plus oublier que les exigences n’étaient pas les mêmes à l’époque et qu’on ne connaît pas les conditions dans lesquelles chacune d’entre elles a été réalisée. En la reprenant aujourd’hui, mon impression initiale se trouve confortée. Il y a des approximations et des choix de tout ordre qui gâchent, à mon sens, le plaisir de la lecture. Il me semble aussi qu’il y a un manque de respect de l’original sur de nombreux points. Cela ne veut pas dire que ma traduction est irréprochable, mais il est manifeste qu’elle est bien plus cohérente en ce sens qu’elle dit et fait bien mieux ce que dit et fait l’original. Dans sa correspondance, Willem Frederik Hermans écrit qu’il a l’impression, pour autant qu’il peut en juger, que la traduction est « excellente ». Mais il semble être revenu sur ce point de vue.
AvdW :Y avait-il des nœuds de résistance, c’est-à-dire : des difficultés récurrentes dans l’original qui étaient difficiles à traduire ? En avez-vous des exemples concrets ?
DC : Comme pour toute œuvre littéraire, il y avait des difficultés de plusieurs ordres. Mais l’essentiel, pour le traducteur, devant la tâche à accomplir, c’est la mesure dans laquelle il a réellement conscience de ce qu’il fait. Pour l’instant, je me contente d’évoquer quelques obstacles pratiques. Certains, anecdotiques, par exemple tout ce qui concerne le Leica et le développement des photos. Quand on ne maîtrise pas la technique photographique comme Hermans la maîtrisait, quand on n’a pas développé soi-même de photos prises avec un Leica des années 1930, il est nécessaire retrouver le vocabulaire approprié. Un spécialiste des Leica a eu la gentillesse de me fournir les éléments nécessaires. Le Leica IIIa 256789 du roman existe bien, il a été fabriqué en 1937, et l’objectif en 1934. On touche là au problème des anachronismes, autrement dit à bon nombre de petits écueils à éviter tout au long de la traduction. Ainsi, j’ai évité, dans les dialogues, d’employer un vocabulaire postérieur aux années de la guerre, par exemple le verbe « dégueulasser » (mot qui remonte aux années 60) à la fin du chapitre où Osewoudt, trempé et crotté après avoir traversé le canal, tente d’échapper aux Allemands.
Il y a aussi une difficulté que l’on retrouve dans d’autres romans de Hermans : un emploi de l’italique pas toujours cohérent, me semble-t-il, ou qui en tout cas pose un réel problème du fait que l’italique ne fonctionne pas de la même façon dans les deux langues. Ce n’est pas simple quand il est employé dans un paragraphe pour une raison donnée, dans un autre pour une autre raison. Il arrive qu’on se demande ce que l’auteur souhaite au juste souligner : un dialogue intérieur ? autre chose ? sachant qu’à tout cela viennent s’ajouter en français d’autres mots ou passages en italique (mots étrangers, titres….).
Pour ce qui est des interrogatoires d’Osewoudt, le plus difficile consistait sans doute à déterminer la place exacte faite par Hermans à la langue allemande et à la langue anglaise dans certains dialogues ; en effet, la syntaxe néerlandaise est par endroits influencée par l’une de ces deux langues.
Mais la difficulté majeure tient sans doute à la particularité de l’écriture de Hermans : s’il recourt comme d’autres romanciers à une phrase à la fois simple, concise, souvent précise en même temps qu’ambiguë, qui trouve bien entendu des ramifications plus loin dans le texte, cette phrase, envisagée dans un paragraphe donné et dans le continu du texte, ne se laisse pas facilement dompter, du moins pour le traducteur français. Cette simplicité et cette concision font que, étonnamment peut-être, l’on dispose sou- vent de plusieurs solutions en français (en particulier pour traduire les adverbes, les prépositions, mais aussi la tournure de la phrase elle-même), mais au final, une fois cette phrase considérée dans le contexte du paragraphe et située par rapport à toutes ses ramifications éparpillées dans le roman, une seule se révèle être la bonne. Autrement dit, il convient de faire à chaque fois le bon choix, à condition bien sûr que parmi les solutions trouvées, il y ait la bonne, car il est facile de se laisser tromper par une solution en apparence satisfaisante et de ne pas chercher plus loin. Après avoir traduit De donkere kamer van Damokles, je suis passé à Specht en zoonde Willem Jan Otten ; l’écriture de ce dernier est d’une précision diabolique, mais une précision qui sort d’un autre moule : sa phrase détermine a priori le choix de la phrase française, alors que la phrase d’Hermans réclame, si je puis m’exprimer ainsi, une traduction a posteriori – du moins c’est ainsi que je l’ai ressenti.
Pour évoquer une dernière difficulté récurrente, je parlerai des répétitions. Il n’est pas rare que Hermans emploie trois fois le même mot, souvent un substantif, parfois un verbe ou une préposition ou encore le nom d’un personnage, dans des phrases très rapprochées. Les phrases étant courtes, et l’auteur n’étant plus en vie, cela ne va pas sans poser quelques problèmes : il convient de distinguer les cas où ces répétitions tiennent uniquement à la langue néerlandaise elle-même de ceux où elles résultent d’un choix stylistique de Hermans.
AvdW :D’après votre collègue Jan Pieter van der Sterre, il y a des imperfections dans le texte de WFH. Êtes-vous d’accord avec lui ?
DC : Il y a des imperfections dans le texte qui disparaîtront certainement dans l’édition prochaine du roman dans les Œuvres complètes. J’ignore si l’éditeur n’a pas osé apporter les corrections souhaitables, j’ignore si des erreurs sont dues aux révisions opérées par l’auteur : quand on corrige, quand on modifie un texte, des coquilles et quelques maladresses en profitent pour se glisser à notre insu. Ce qui est sûr, c’est que malgré ou à cause de ces révisions, il reste des erreurs ; le travail éditorial n’a donc pas été poussé à bout. Je parle ici de choses qui ne remettent pas en cause la narration elle-même (même si on relève certaines choses étonnantes relativement à la logique narrative du roman), mais de fautes qui auraient dû être corrigées par l’éditeur (fautes de frappe, tournures un peu lourdes…). Je vous renvoie à ce sujet à un article de Tonnus Oosterhoff (« Een ijlroman », De Revisor, 2005 n° 5, p. 5-18) et à un autre, de Jan Pieter van der Sterre, à paraître dans la revue consacrée à la traduction Filter (« De duistere hoeken van de donkere kamer. W.F. Hermans in het Frans, Duits en Engels », Filter, 2007, n° 4, p. 39-50)
AvdW : «Le travail de Daniel Cunin l’aurait sûrement satisfait, » écritLivres Hebdo.Qu’en pensez-vous ?
DC : J’aurais aimé entendre le compliment de la voix de l’auteur en personne, sur le ton badin qu’on lui entend souvent dans les divers enregistrements qui existent. Toutefois, je suis d’avis que seule une personne d’expression française (connaissant bien le néerlandais) peut réellement émettre un avis sur une traduction française (faite à partir du néerlandais).
AvdW :Combien de temps avez-vous mis pour traduireDe donkere kamer van Damokles?
DC : Aucune idée. Je ne compte pas les centaines, les milliers heures que je passe à traduire un roman, entre la première version, les révisions successives, la relecture des épreuves. La seule chose que je peux vous dire, c’est que j’ai beaucoup de mal à travailler sur plusieurs livres en même temps ; aussi, je traduis un roman, j’envoie la traduction à l’éditeur et, en attendant les épreuves, je commence une nouvelle traduction.
AvdW :Vous êtes traducteur d’autres livres, vous serait-il possible de dire en quoi la traduction de ce livre diffère (si tel est le cas) d’autres traductions de votre main ? Avez-vous des exemples concrets ?
DC : Ce qui diffère, c’est que l’écriture de Willem Frederik Hermans n’est pas du tout celle des autres auteurs que j’ai pu traduire. Il a unemanièrebien à lui, un mariage style-progression de la narration aisé à reconnaître. Le traducteur doit écrire dans sa langue ainsi que l’auteur a écrit dans la sienne. Il se doit de restituer l’oralité de l’écrit propre à chaque livre, à chaque grand auteur.
Il est certain que si l’on étudiait de près différentes traductions que j’ai pu faire, on relèverait certains tics, des locutions, des termes, des tournures que j’emploie de façon un peu trop systématique au détriment d’autres.
AvdW :Passons à l’intrigue deLa Chambre noire de Damoclès. Osewoudt : traître ou héros ?
DC : Il me semble que l’un des mérites de ce roman est justement de permettre au lecteur d’échapper à cette approche manichéenne, une approche qui malheu- reusement triomphe en France. On devrait donner à lire ce roman aux lycéens français plutôt que leur faire subir d’année en année le lavage de cerveau auquel les manuels scolaires (ceux d’Histoire et les autres) les soumettent.
Ce qui me paraît plus intéressant, c’est de se poser la question : Quelle est en nous la part osewoudtienne ? et qu’elle est la part dorbeckienne ? Ou peut-être : Qu’est-ce qui fait que nous ne croyons pas en nous-même ? et dans quelle mesure avons-nous besoin d’être un autre ?
AvdW :Croyez-vous à l’existence de Dorbeck ?
DC : Dorbeck, « avec ck », existe, même en français, relisez la page 32 de la traduction, c’est écrit noir sur blanc, il est là. Le prince charmant arrive en uniforme et à moto. Il existe d’autant plus qu’on peut par moments douter de son existence. Un des tours de force de Hermans, c’est de faire croire au lecteur que Dorbeck n’existe pas alors que quelques dizaines de pages plus tôt, on était persuadé de son existence. Dans quelle mesure sommes-nous nous-même en mesure de croire réellement, effectivement, à l’existence de l’autre ? Rien ne nous empêche non plus, après tout, de voir Osewoudt et Dorbeck comme un seul et même personnage.
AvdW :Connaissiez-vous déjà le roman de WFH ?
DC : Oui, bien sûr. Je l’avais déjà lu à quelques reprises. Si je me souviens bien, j’ai découvert Hermans à traversMandarijnen op zwavelzuur, (Mandarins au vitriol, 1963 et 1983) une œuvre que j’ai décortiquée à l’époque où j’apprenais le néerlandais. Une entreprise un peu folle, me direz-vous, mais j’avais envie de découvrir ces pages qui sortent de l’ordinaire. Et la polémique est un genre qu’il m’arrive d’apprécier. Au début des années 1990, j’ai passé des mois et des mois à lire une bonne partie de ses romans. Je suivais à l’époque quelques cours à la Sorbonne comme auditeur libre. Pendant deux semestres, deux jeunes lectrices de néerlandais m’ont donné un cours sur l’œuvre de Hermans – j’étais le seul étudiant. Autrement dit, nous passions plusieurs heures par semaine à parler d’un passage ou d’un thème d’un roman, ces deux jeunes femmes ayant eu accès à une partie de la littérature portant sur ces questions dont je pouvais difficilement disposer à Paris. Depuis cette époque, ma préférence va sans doute au romanDe tranen der acacia’s(Les Larmes des acacias), mais j’aime aussi beaucoupDe heilige van de horlogerie, bon nombre des nouvelles ou encore les textes plus polémiques et les chroniques parisiennes.
AvdW :Êtes-vous devenu amateur de WFH ?
DC : Après l’avoir beaucoup lu, je me suis contenté par la suite de relire de temps à autre quelques-uns de ses livres, quelques-unes de ses nouvelles – mais je suis loin d’avoir lu toute son œuvre ! J’ai alors beaucoup fréquenté Couperus, lu tout Reve ou presque, apprécié Slauerhoff, Louis Paul Boon, Maurice Gilliams, Jeroen Brouwers, Hafid Bouazza, découvert Willem Jan Otten, etc., sans oublier quelques poètes comme Nijhoff et Achterberg et les principaux auteurs médiévaux ou encore Vondel. Je m’émerveille souvent devant ce phénomène : notre capacité à goûter des auteurs très différents les uns des autres, et à toujours en découvrir de nouveaux en éprouvant la même admiration. Traduire De donkere kamer van Damokles m’a permis de me replonger dans l’univers de Hermans, d’approfondir des facettes que je connaissais mal, d’apprécier plus encore sa manière, la façon dont il construit ses romans. Ce que je regrette, c’est de ne pas avoir le temps de lire encore plus et mieux ses œuvres. À peine une traduction terminée, il faut passer à la suivante, lire et relire un autre auteur. Mais j’ai le bonheur de faire de nouveau un petit bout de chemin avec Hermans puisqu’à l’heure qu’il est, je traduis Nooit meer slapen (Ne plus jamais dormir). Je ne partage pas forcément son engouement pour certains sujets ou certains auteurs, mais plus je le pratique, plus sa capacité créatrice me fascine. Et je le rejoins, par exemple, dans l’intérêt qu’il porte à O.V. de L. Milosz. J’apprécie aussi beaucoup son humour ou encore son talent de polémiste : il sait mettre le doigt sur l’absurde d’un raisonnement, d’une prise de position. Dommage qu’il ne soit plus là, en vie et à Paris, pour ridiculiser le ridicule de la société française bêtifiante. Biquart, reviens !
AvdW :Comment jugez-vous votre travail ? en êtes-vous content ?
J’aurais aimé disposer de plus de temps, de plus de recul, pour relire les épreuves. Les choses se sont un peu précipitées à la fin, mais c’est souvent le cas quand on traduit un livre pour une grande maison d’édition : le livre doit sortir à la date prévue, on ne dispose d’aucun délai supplémentaire, on reçoit les épreuves au dernier moment. Quant au travail tel qu’il a été publié, quoi vous dire ? Je suis dans l’incapacité de relire mes traductions, sauf quand il s’agit d’un album illustré, dont j’aime faire la lecture à des enfants. Si Gallimard éditeLa Chambre noire de Damoclèsen poche, je relirai la traduction, apporterai certaines améliorations. C’est le temps qui jugera.
AvdW :Le livre n’a pas eu beaucoup d’écho en France. Savez-vous pourquoi il en est ainsi ?
DC : En général, plusieurs romans sortent en même temps dans la collection « Du Monde entier » ; les journalistes s’intéressent à l’un d’eux et guère aux autres. C’est ce qui a dû se passer cette fois-ci. Les personnes chargées de la promotion ont peut-être mis l’accent, auprès des critiques et des libraires, sur un autre roman queLa Chambre noire de Damoclès. Et on préfère faire plaisir aux vivants plutôt que de s’intéresser à un écrivain disparu, né dans ce petit pays bizarre dont le quotidien du soirLe Mondecroit que la capitale est La Haye.
AvdW :Vous avez vécu de longues années en Hollande. Qu’est-ce qui a amené à choisir le métier de traducteur ? C’est quoi, d’après vous « traduire » ?
DC : J’ai vraiment découvert le plaisir de la lecture vers l’âge de 13 ou 14 ans, par la suite celui de l’écriture. À l’âge de 7 ou 8 ans, je savais que je ne pourrais jamais faire un travail qui ne soit pas intellectuel : je ne voulais pas me retrouver à devoir travailler dehors, à effectuer des tâches rudes, pieds et mains gelés par le froid comme alors quand, enfant haut comme trois pommes, je faisais de la charbonnette dans la forêt en plein hiver, les bottes plantées dans la neige. La tentation de la traduction est venue naturellement à partir du moment où j’ai eu envie de partager certains textes néerlandais avec des amis français. Au bout du compte, la traduction est devenue pour moi un réel apprentissage de l’écriture. À partir du moment où j’ai prolongé mes études, où j’ai constaté que la sclérose de la société française m’empêcherait de réaliser certaines choses dans mon pays, je me suis rendu compte que l’expérience de l’étranger et celle de la traduction pouvaient être un moyen de concilier mes deux passions : la lecture et l’écriture, et d’en vivre. Au départ, savoir qu’il y avait très peu de traducteurs de néerlandais a été un réel stimulant. Qu’est-ce que traduire ? Traduire, c’est d’abord lire. Ensuite, c’est une expérience de l’altérité, de l’exotisme au sens que Victor Segalen donne à ce terme.
AvdW :La traduction est-elle inférieure à l’original ?
Il est vrai que bien souvent, une grande œuvre donne lieu à quantité de traductions médiocres. Mais alors, peut-on dire que l’œuvre a effectivement été traduite ? À partir du moment où Hermans se met à parler français dans une traduction française, chinois dans une traduction chinoise, il y a traduction, et il ne me semble pas approprié de dire que celle-ci est « inférieure » à l’original, « une traduction étant une historicité spécifique, un acte de langage spécifique. Un texte et ses traductions sont dans des histoires et des langues différentes et surtout des stratégies et des enjeux différents ». La « bonne » traduction « est celle qui fait ce que fait le texte, non seulement dans sa fonction sociale de représentation (la littérature), mais dans son fonc- tionnement sémiotique et sémantique. Ainsi les critères du bon ou du mauvais ne sont plus des critères simplement philologiques définis par la bonne connaissance de la langue : Amyot et Baudelaire ont fait des fautes, mais leur traduction est bonne. Une traduction sans faute peut être mauvaise. Les critères ne sont plus des critères subjectifs, esthétiques, l’accomplissement d’un programme idéologique, des goûts d’un individu, d’un groupe, d’un moment. Ce sont les critères pragmatiques de la réussite historique, c’est-à-dire la durée, qui n’est rien d’autre qu’un fonctionnement textuel, une activité discursive de relais. Les exemples n’en sont pas si rares. Les traductions mauvaises sont certainement plus nombreuses, comme les mauvais livres plus nombreux que les bons. Mais les bonnes sont exemplaires en ceci que, contrairement au caractère périssable donné pour inhérent à la traduction – comme si la traduction était dans son essence identifiée à la mauvaise traduction – elles montrent que la traduction réussie ne se refait pas. Elle a l’historicité des œuvres originales. Elle reste un texte malgré et avec son vieillissement. Les traductions sont alors des œuvres – une écriture – et font partie des œuvres. Qu’on puisse parler du Poe de Baudelaire et de celui de Mallarmé montre que la traduction réussie est une écriture, non une transparence anonyme, l’effacement et la modestie du traducteur que préconise l’enseignement des professionnels ». (Henri Meschonnic,Poétique du traduire, Verdier, Lagrasse, 1999, p. 69 et 85).
Je cite longuement Henri Meschonnic car il me paraît situer les questions que l’on se pose à propos de la traduction sur un plan beaucoup plus intéressant que ce qu’on peut lire habituellement, il nous permet de sortir des clichés.
AvdW :La question capitale de mes recherches* est la suivante : La traduction affecte-t-elle l’original ? Dans le but de préciser cette question, je l’illustrerai avec la citation suivante de Kundera :« Depuis sa mort, en 1995, les Néerlandais le célèbrent comme leur plus grand romancier moderne et, aujourd'hui, lentement, l’Europe commence à le connaître. Je ne sais rien de plus sur lui. D’ailleurs, pour me réjouir de son roman, c’était inutile. Les œuvres d’art sont talonnées par une meute agitée de commentaires, d’informations dont le tapage rend inaudible la propre voix d’un roman ou d’une poésie. J’ai refermé le livre d’Hermans avec un sentiment de gratitude envers mon ignorance ; elle m’a fait cadeau d’un silence grâce auquel j’ai écouté la voix de ce roman dans toute sa pureté, dans toute la beauté de l’inexpliqué, de l’inconnu. » («La poésie noire et l’ambiguïté»).Mais en lisant la traduction, Kundera a-t-il vraiment écouté la voix de ce roman dans toute sa pureté ? ou bien a-t-il entendu une voix différente ? La question qui se pose est donc de savoir si la traduction a affecté l’original. Ou l’original a-t-il une valeur intrinsèque ? La traduction est-elle une transformation ?
DC : Je vais tenter de répondre globalement et brièvement à toutes ces questions qui rejoignent en réalité la précédente (et les suivantes). La traduction n’affecte en rien l’original, puisque celui-ci continue son existence propre. S’il y a traduction, cela veut dire que le nouveau texte fait dans la langue du traducteur ce qu’il fait dans la langue de l’auteur. Il faut accepter que la traduction vive une vie autonome. Il ne faut pas non plus oublier que Kundera, qu’il lise dans une langue ou dans une autre, qu’il lise un roman dans la langue originale ou dans une traduction, ne fait pas la même lecture qu’un autre lecteur lambda.
AvdW :La traduction est-elle possible ? ou bien croyez-vous à la théorie monadiste selon laquelle les langues sont des monades qui ne se coulent dans aucune autre moule ?
DC : Écoutez, l’histoire de l’Europe repose sur la traduction, en particulier la traduction de la Bible. Nous sommes, il me semble, la seule civilisation fondée sur la traduction (et donc sur des « errements » de traduction), à moins que l’on accepte que le monde arabo-musulman repose lui aussi sur une traduction, étant donné qu’une partie du Coran se compose de traductions (et donc des « errements » de traduction, mais aussi des déformations manifestes) de textes de la tradition hébraïque et de la tradition chrétienne.
On peut développer des théories pour dire que la traduction est impossible, que les langues sont des monades, il n’en demeure pas moins qu’on traduit. Ce que l’on écrit sur l’intraduisible et sur traduire l’intraduisible (parmi bien d’autres Paul Ricœur) ne me convainc pas.
AvdW :Quelles sont les limites de la traduction ? Il y a-t-il des œuvres que vous ne pourriez traduire ?
DC: Ces deux questions reviennent à s’interroger sur l’éternel présupposé de l’intraduisible. « Mettre la poésie, et donc la traduction, dans le sens, c’est produire du mystère, de l’intraduisible. L’intraduisible n’est pas une donnée empirique, c’est un effet de théorie.» (H. Meschonnic,op. cit., p. 79)
L’œuvre littéraire de langue néerlandaise la plus difficile à traduire est celle de Hadewijch. C’est un sommet de la littérature sans égal à mon sens. La traduire suppose non seulement une connaissance approfondie du moyen-néerlandais, mais aussi de la spiritualité de l’époque, de la théologie, et plus encore de la musique et de la tradition liturgique dans lesquelles l’auteur baignait. S’atteler à la traduction des poèmes ou même des textes dits « en prose » de la mystique brabançonne me semble difficile tant qu’on ne connaîtra pas la trame mélodique qui préside au texte ou qui pour le moins l’accompagne main dans la main.
AvdW :En traduisantDe donkere kamer van Damokles, vous êtes à fond dans la matière. Walter Benjamin dit que le traducteur d’un texte connaît l’histoire à un autre niveau que le lecteur perspicace. Il y a même, dans l’optique benjaminienne, des révélations réservées uniquement à la perception du traducteur. Connaissez-vous l’histoire à un niveau différent, plus profond ?
DC : Je connais sans doute un peu mieux le roman que beaucoup de lecteurs. Ceci dit, il y a des lecteurs beaucoup plus perspicaces que moi. Ce qui est sûr, c’est que le traducteur en moi a fait une autre lecture que le lecteur que j’étais jusqu’alors. En traduisant ce livre, j’ai appris à beaucoup mieux apprécier l’humour de Willem Frederik Hermans, à beaucoup mieux cerner son travail d’horloger qui revêt souvent un aspect quasi diabolique : la libraire de mon quartier affirme que La Chambre noire de Damoclès la hante depuis qu’elle l’a lu. « C’est un livre horrible ! », m’a-t-elle dit (au sens où il l’obsède comme quelque chose que l’on aimerait oublier) tout en expliquant que c’était bien plus riche et bien plus complexe que, par exemple, les romans d’Albert Camus.
Alors que je n’avais pas encore lu l’article de Sonja Pos publié dans De literaire magneet (je préfère lire la littérature consacrée à un roman, dont je n’ai pas encore pris connaissance, seulement une fois la première version de la traduction achevée), j’ai été stupéfait de constater à quel point la thématique girardienne était présente – pour ne pas dire omniprésente – dansDe donkere kamer van Damokles. Ce que personne n’a relevé encore semble-t-il en France. Le plus fascinant bien sûr dans l’histoire, c’est que tout cela était inconscient chez Hermans - René Girard n’avait alors encore publié aucune de ses œuvres.
Peut-être qu’en traduisant, on suit aussi de plus près la façon assez fascinante dont Hermans exploite le thème de la paranoïa. La plus grande révélation réservée au traducteur, c’est le plaisir accru qu’il éprouve en concrétisant la lecture qu’il fait par un nouveau texte qui prend peu à peu forme sous ses yeux.
AvdW :Onze ans après la mort de l’auteur, l’histoire devient accessible au public français : c’est grâce à votre traduction. Selon Walter Benjamin «Übersetzen ist überleben», c’est-à-dire que c’est grâce à la traduction qu’une histoire survit et est redécouverte. Peut-on dire que le traducteur passe inaperçu, qu’on lui attribue un rôle secondaire, tandis que son travail est d’une grande importance ?
Oui, le traducteur reste souvent dans l’ombre, principalement lorsqu’il n’est pas un écrivain de renom, mais cela impo
rte peu. Peu importe que le traducteur reste obscur, l’important est qu’il ne disparaisse pas dans la traduction, c’est-à-dire qu’il parvienne, ainsi que le formule Valéry Larbaud, « à saisir et à recréer le sens littéraire des ouvrages de littérature ».
Et puis, qu’est-ce que « passer aperçu » ? Il est quelqu’un qui nous voit, qui connaît l’importance du travail à faire, et il suffit, comme ce même Valéry Larbaud, de s’adresser à lui : « Docteur excellent, lumière de la sainte Église, bienheureux Jérôme, je vais entreprendre une tâche pleine de difficultés, et dès à présent, je vous supplie de m’aider par vos prières, afin que je puisse traduire en français cet ouvrage avec l’esprit même dans lequel il a été composé. » (Valéry Larbaud,Sous l’invocation de saint Jérôme, Paris, Gallimard, 1997, p. 52 [Tel, n° 290]).
AvdW :En conclusion, voici une citation de Mauthner, à propos de laquelle je suis curieuse de connaître votre avis : « C’est grâce au langage dont la surface est commune et les fondations privées que les hommes ont réussi à ne jamais se connaître. »
DC : Cette dernière série de questions a une teneur philosophique, y répondre convenablement supposerait de développer une vision du langage. Or, je n’ai guère de compétence pour vous répondre. Qui plus est, cette dernière question va explicitement plus loin. On peut l’aborder, me semble-t-il, sous l’angle de la métaphysique. Une réflexion sur le langage, la connaissance de soi, la connaissance de l’autre, l’impossibilité de connaître les autres, me paraît ne pas pouvoir se passer d’une prise en considération de l'incarnation, de ce qui fait chair. C’est une question que posent, au moins implicitement, toutes les grandes œuvres d’art.
* Cet entretien a été réalisé par Anna van de WEYGAERT dans le cadre de sa recherche de fin d’études : « La traduction affecte-t-elle l’original ? » (Université de Nimègue, Département de langues et de cultures romanes, Sous la direction du Prof. Dr. F. SCHUEREWEGEN, 2007)
trailer de Paranoia (1967)
film d'Adriaan Ditvoorst d'après l’œuvre éponyme de W.F. Hermans
Illustrations / Photographies
De geur van een pasgestoomde deken, choix de textes de WFH sur les chats, par W. Otterspeer, De Bezige Bij, 2009
La Chambre noire de Damoclès, Gallimard, mai 2006.
Ad Fransen, W.F. Hermans, een Hollander in Parijs, Podium, 2005.
W.F. Hermans photographié par lui-même, 4me de De donkere kamer van Damokles, G.A. van Oorschot, éd. 1999
Mandarijnen op zwavelzuur, Erven Thomas Rap, 1981.
De tranen der acacia’s, G.A. van Oorschot, éd. 1966
Hans van Straten, Hermans, zijn tijd, zijn werk, zijn leven, Aspekt, 1999.
Collectionneur des livres de l’auteur Willem Frederik Hermans depuis les années 1970, je suis ravi de voir paraître de nouvelles traductions de ses œuvres. Avec un peu d’espoir, quelques détails concernant cet auteur intéresseront les lecteurs de ce blog.
Kussen door een rag van woorden,
poèmes, 1944.
1er livre de W.F. Hermans,
publié à compte d’auteur, 30 exemplaires.
W.F. Hermans (1921-1995) fait partie de ce qu’on continue d’appeler en Hollande les « Trois Grands » avec Harry Mulisch et Gerard Reve. Grand romancier, il était aussi un excellent polémiste redouté au point que beaucoup de ses collègues ainsi que le gratin politique vérifiaient en premier lieu l’index des personnes citées dans ses pamphlets afin de s’assurer qu’ils… n’y figuraient pas. Aujourd’hui, quinze ans après la mort de Hermans, les mêmes regrettent désormais de ne pas s’y trouver mentionnés. Farouchement individualiste et frondeur, Hermans a écrit un jour l’une des phrases le caractérisant le mieux : « S’il y avait un Au-delà, je ne saurais pas qui j’aurais envie d’y rencontrer… » Il avait le secret des aphorismes aiguisés. En voici deux pris au hasard :
« La caractéristique de tout sacrifice, c’est qu’il part en fumée. »
« Je crois que c’est par inattention que les gens sont optimistes. »
Parmi ses romans les plus connus figure La Chambre noire de Damoclès (1958), que Daniel Cunin a traduit pour Gallimard en 2006. Et en 2009, chez le même éditeur et par le même traducteur, est enfin sorti ce que je considère à titre personnel comme son meilleur roman : Ne plus jamais dormir (1966). Outre nombre de nouvelles, les autres romans potentiellement intéressants pour le public francophone s’intitulent Les Larmes des acacias (1949), Entre professeurs (1975) et Au Pair (1989). En ce qui concerne ces trois derniers romans, des traductions existent en anglais et allemand, mais les francophones devront s’armer de patience (jusqu’à quand ?).
Misdaad stelt de wet, De Motor, 1945-1946,
roman policier de W.F. Hermans,
publié sous le pseudonyme Fjodor Klondyke.
Il devait en écrire trois autres dans la même collection : De leproos van Molokaï, Misdaad aan de Noordpool & De demon van ivoor, avant de publier sous son nom une première œuvre en prose : Conserve (1947).
Point commun entre les différents romans de Hermans : les antihéros ou ce qu’on appellerait aujourd’hui des losers. Thème de prédilection : les gens sont nés pour tromper les autres, ils sont peu fiables et ont pour principale occupation de mettre des bâtons dans les roues des autres. A priori, tout cela semble bien sombre, mais quand c’est fait avec de l’humour grinçant et – surtout – quand l’histoire est brillamment construite, ça marche… Saupoudrés de phrases mythiques, ses livres continuent aujourd’hui d’être inscrits au programme des lycées aux Pays-Bas.
Ses relations avec les éditeurs néerlandais ont toujours été houleuses, ses rapports avec les traducteurs et les éditeurs étrangers ont souvent été catastrophiques. En 1962, les éditions du Seuil sortent une première traduction de son roman La Chambre noire de Damoclès, qui contient quelques erreurs dont une particulièrement grossière. Rebelote pour la traduction en anglais du même roman la même année : The Darkroom of Damocles. Autre traduction, autres erreurs. W.F. Hermans décide aussitôt d’interdire toute traduction future en français et en anglais. Ces deux traductions se vendent d’ailleurs très mal à l’époque, et font aujourd’hui le bonheur des collectionneurs - dont l’auteur de ces lignes. Ce n’est qu’après sa mort en 1995 que le nombre de traductions « a repris l’ascenseur ».
Beyond Sleep, Uncorrected Proof, traduction américaine de
Ne plus jamais dormir (Ina Rilke), épreuves avant impression finale,
Overlook, 2007.
Hermans quitta la Hollande dans les années 1970 pour s’installer à Paris. Il enseignait auparavant la géophysique à l’Université de Groningue, mais on lui a reproché de consacrer plus de temps à ses écrits qu’à ses étudiants. N’oublions pas qu’on se situe ici dans une époque post-soixante-huitarde où les manifestations estudiantines étaient fréquentes, aux Pays-Bas comme à Paris. Mélangez cet esprit contestataire avec l’esprit frondeur de Hermans et le mélange devient explosif.
Évidemment, à Groningue aussi, ses contacts avec ses collègues étaient rugueux – au point de provoquer des débats parlementaires ! Le ministre de la Culture et de l’enseignement [le lecteur notera en passant la position délicate dudit Ministre dont le postérieur s’est trouvé inconfortablement coincé entre deux fauteuils en cuir] a dû sortir de sa réserve pour s’occuper de cette question. Du pain bénit pour le polémiste Hermans qui en a profité pour claquer la porte de l’Université et celle de la Hollande par la même occasion. Réglant ses comptes avec le milieu universitaire, il écrit Entre professeurs, hilarant roman à multiples clés dans lequel il évoque avec brio le milieu petit bourgeois hollandais d’un professeur d’ « université de campagne ».
Espérons que les deux romans La Chambre noire de Damoclès et Ne plus jamais dormir trouveront leur public francophone et que Gallimard n’en restera pas à ces deux traductions.
Joost Glerum
La Chambre noire de Damoclès, Paris, Le Seuil, 1962.
Première traduction française (Maurice Beerblock) de