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  • Ménage à deux (2)

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    Pijpelijntjes de Jacob Israël de Haan

    Ménage à deux (Pijpelijntjes)

    Chapitre 2. Le déménagement

     

     

     

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudLa Chopine s’était mise à faire ses valises, mais Sam a dit qu’elle n’allait pas déménager, que tout ce branle-bas n’était rien qu’une sommation, qu’elle ne rigolait plus. Le vendredi matin, en débarrassant la table, elle avait remis le sujet sur le tapis.

    - Si ça vous dérange pas, déménagez demain samedi et pas lundi. Lundi matin, les porte-faix viennent pour mes affaires, ça s’rait un sacrebleu de remue-ménage si y en a aussi qui viendraient pour vous.

    - Oh, l’autre y doit venir dimanche soir ou lundi matin, hein Joop, on pense pas partir avant lundi.

    - Fichtre, réfléchissez-y donc à deux fois, c’est pour ça que j’vous l’ai dit, que j’m’en va, hein monsieur Driesse, vous croyez quand même pas que j’vous joue un tour ?

    - On va arranger ça, hein Sam… mademoiselle Bont, j’m’en charge, vous verrez que ça va bien se passer… hein Sam, on arrange ça.

    - Arranger, arranger, c’est là tout l’truc, faut faire en sorte que les autres arrangent les choses pour que ça nous convienne à nous, et jamais l’inverse… mais en ce qui m’concerne, faites comme bon vous chante.

     

    Le soir, nous en avons discuté. Sam était très calme, il avait travaillé sereinement tout l’après-midi, on buvait à présent du thé dans la pièce éclairée par la lampe, une douce intimité jaune qui nous pénétrait au point de nous attendrir et de nous amener à parler en toute quiétude avec une modulation à peine perceptible de nos voix…

    - Dis-moi, Sam…

    - Oui, boy, qu’est-ce qu’y a ?... encore un baiser, petit idiot ?

    - Oui, ça aussi… mais dis-moi…

    - Voyons, pas tout en même temps… quel petit idiot tu nous fais !...

    - Je t’aime tellement, Sam, faut plus que tu t’en ailles, hein, faut que tu restes pour qu’on soit toujours ensemble…

    - Mais bien sûr… ça y est, voilà que tu te remets à pleurer… monte donc la lumière et allume la lampe du bureau, t’es tout chose à cause de ce demi-jour… bien, quoi de neuf alors ?

    - T’as pensé à l’argent pour les déménageurs, demain ? Ça va nous coûter facilement deux ou trois florins.

    - T’as plus rien ?

    - Non, moi non… J’ai donné quatre florins à l’aut’ bonne femme, payé les cent grammes de saucisse, y me reste que trente-quatre cents.

    - Ça, c’est plutôt idiot… j’ai presque plus rien moi non plus, Bob Helmers est passé me voir, il m’a emprunté treize florins jusqu’à lundi…

    - Merde alors ! comment on va faire ?

    - T’as plus rien à mettre au clou ?

    - Rien si ce n’est la bague en or du Transvaal, tu t’rappelles, celle que Nellie a rapportée.

    - Ah, cette bricole ? Eh bien, apportons-la à la Gerard Doustraat.

    - Y pleut comme… y pleut comme vache qui pisse, on ira demain matin.

    - Non, ça serait trop tard, allez on y va…

    La pluie crécellait contre les vitres. Quand Sam sortait dans la journée, le soir venu, il entrait souvent dans de telles colères qu’il ne se contrôlait plus et qu’il me frappait. Lamentable.

    - Ouais, allons-y…

     

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    Pas un chat dans la rue. Sous le vent, les lumières blanches flageolaient, leurs faisceaux vacillaient dans les flaques sombres.

    - Tu vas en obtenir combien ?

    - Un rijksdaalder [1]… peut-être trente-cinq stuivers, ça dépend.

    - D’accord, maintenant écoute ce que je vais faire. Un petit calcul : imaginons que t’obtiennes un rijksdaalder pour la bague, y m’reste une quinzaine de stuivers, toi sept, on gage ma montre, elle vaut un rijksdaalder, mais à la Marnixstraat, j’en obtiendrai trois florins…

    - Y pleut à seaux, on va pas y aller, j’me les gèle, on finira quand même par s’en sortir.

    - Si, on y va, ça fera dix stuivers vite gagnés, et c’est pas si loin que ça, bon la pluie, euh, la pluie… je t’accompagne, ça t’suffit pas ?

    Sa subtile flatterie m’a fait me sentir tout chose, sa voix m’a caressé tout au fond de moi.

    - D’accord, allons-y.

     

    Pour la bague, on a obtenu 1 ƒ 75 et Sam, plein d’insolence et fulminant tout à coup, exigea que le prêteur sur gage lui rende sa montre.

    Puis, arpentant toujours sous la flotte le quartier De Pijp, on a emprunté le sombre Stadhouderskade.

    Sur le ciel noir pluie se détachaient les lueurs des becs à gaz, or pâle, mais tout le reste était mouillé et noir. Le vent avait chassé tout le monde des bords du canal, le noircissant plus encore, d’autant que plus aucun tramway ne passait.

    - Sam…

    - Oui, boy

    - Putain… quelle trotte, hein ?

    Il a pris ma main froide dans la sienne, l’a serrée au chaud et au sec dans la sienne… lui gardait toujours les mains dans ses poches. Épaule contre épaule, on a poursuivi notre chemin, courbés face au vent.

     

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudLa Leidscheplein, lumière molle, éclats de lumière, l’incessant sourire scintillant des lampes à incandescence, les mèches blanches, le calme rire macabre bleu pâle des globes suspendus, que le vent balançait, leur rictus bleu-blanc.

    Les passants pressés, surgissant d’un coin d’ombre pour perforer la lumière et disparaître dans une autre obscurité. Sam lâcha ma main sur la place qu’on s’empressa de traverser, puis on obliqua dans le trou noir encadré par le blanc Hôtel Américain et le théâtre municipal rouge. La Marnixstraat, noire tavelée de jaune, le silence après les bruits de la place, les arbres dépouillés s’égouttant au-dessus de nos têtes ; le mur lumineux de la sucrerie qu’accusait plus encore la nuit, le pan de noir derrière, spectral.

    - Bigre ! cette ville, c’est une bête mal fichue…

    - Écris un poème là-dessus…

    Toujours sous la pluie, Sam ne reprenait pas ma main. Le vent s’emportait plus encore, les flammes des réverbères oscillant convulsivement, d’un jaune éphémère et fantomatique sur les murs ruisselants, ou ployant sous l’obscurité du vent. Ma cape-manteau se faisait lourde sur mes épaules ; je fus gagné par l’impression que je marchais sans savoir où j’allais.

    Jusqu’à ce qu’enfin, on arrive.

    - Combien vous en voulez ?

    - Trois florins.

    - Trois florins, pour cette babiole ? Trente-cinq stuivers

    - Non, trois florins. C’est ce qu’on m’a donné la dernière fois.

    - La dernière fois, c’est pas aujourd’hui… oui ou non ?

    - Ouais, c’est bon, donnez-moi ça…

     

    Retour en pleine pluie battante et bruissante, qui tombait, tombait sans relâche. Mais avec à présent le vent dans le dos. Rebroussant ce long chemin.

    J’éprouvais un tel mal de rue, de nouveau cette sensation de marcher sans savoir où j’allais, le palais turgide et poisseux, la pesanteur du chapeau sur ma tête, lui aussi transpercé par la pluie…

    - Tu savais que la Marnixstraat était si longue ?

    - Ouais, pas toi ?... tu l’as pourtant empruntée assez souvent.

     

    De nouveau la Leidscheplein, aux lumières disgracieuses, aux disgracieux éclats lumineux ; de nouveau, sous le vent, le vacillement bleu pâle des globes blancs grimaçants.

    - Joop, boy, des fois, c’est mal fichu la vie… t’es fâché ?

    - Non… c’est idiot, hein, toute cette trotte pour à peu près rien… on n’a toujours pas de quoi s’en sortir… et voilà qu’il est déjà huit heures et demie.

    - C’est pas grave… quand on s’ra rentrés, t’auras qu’à te coucher, moi j’irai voir Siep Reesink, il aura sûrement un petit quelque chose pour nous…

    - Ouais… je suis crevé…

    - Rapproche-toi, c’est beaucoup plus agréable de marcher tout près l’un de l’autre, non ?... tu veux que je dorme avec toi cette nuit ?

    - Non, j’préfère pas…  j’pourrais pas du tout fermer l’œil…

    - Tiens, Joop, écoute un peu cette blague. Ce matin, à la polyclinique, une femme atteinte de tuberculose, elle voulait pas se déshabiller parce que j’étais là, elle exigeait que j’m’en aille… professeur Pel furieux… elle croyait que j’étais un nègre…

    - Nom de Dieu de bon Dieu !...

    Je marchais tout près de Sam, sentais tous les mouvements de son corps. Une chaude intimité qui me requinqua tout à fait, nous étions deux choses autonomes sous le fouet glacé de la pluie qui ne nous importunait plus.

    On arriva à la maison, allègres, nous sentant bien.

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    La Leidseplein vers 1904

     

    Sam alluma la grande lampe, je me dépouillai de mon accoutrement gorgé d’eau et m’avachis paresseusement dans mon fauteuil.

    - Va te coucher… Joop, moi j’passe chez Siep, si j’arrive trop tard, il sera au café Pan.

    - Tu veux aller chez lui à cette heure ?

    - Ouais, il bosse jusqu’à des dix heures, mais ça tu l’sais.

    - Oui… c’était juste pour dire quelque chose.

    - Petit idiot… va plutôt te coucher.

    - Tu restes un peu à côté de moi ?

    - Voyons, ne traîne pas, autrement, demain, tu seras pas frais.

    Je me suis abandonné à la chaleur du lit, la lampe à huile baissée, une faible lueur sombre ouatant les objets aux contours indistincts. Sur la chaise, mon écharpe... mes yeux se sont posés dessus, j’ai pris peur.

    - Sam, s’il te plaît, ôte-moi cette écharpe de là… oui… comme ça… c’est bien comme ça… Sam, dis-moi, est-ce que je suis vraiment différent des autres ?

    - Oui, un peu… mais c’est pas le moment de parler de ça.

    - Si, parlons-en un peu… tu m’aimes beaucoup ?

    - J’ai pas besoin de le dire, tu le sais.

    - Autant que moi je t’aime ?...

    - Tu vas pas me resservir ton questionnaire, hein ?... je te répondrai pas… c’est toujours la même chose.

    - Si, redis-le-moi encore une fois… autant que moi ?

    - Non…tu le sais déjà. Bon, je te le redis encore… mais c’est la dernière fois. Toi, tu m’aimes positivement, et parfois t’aimes bien que je couche avec toi, moi je t’aime beaucoup… mais autrement… ce que tu veux, ça me va, mais c’est quelque chose que je ne te demanderai jamais, tu le sais très bien…

    - Oui…

    - Et tu vois, il t’arrive aussi d’aimer d’autres garçons, alors que moi, je ne veux pas vivre ça avec quelqu’un d’autre…

    - Non… juste avec moi…

    - Oui… un jour, je vais me marier, vraiment, tout bonnement me marier, signer un acte de mariage en bonne et due forme …

    - Voyons… ça sera alors fini pour de bon entre nous ?

    - Bon Dieu ! tu vas pas faire ton pathétique ! Si c’est comme ça, j’y vais…

    La lueur jaune s’éteignit, l’obscurité humide me submergea…

    - Sam…

    - Ouais…

    - À plus tard…

    - À plus tard… traîne pas pour dormir… tu sais bien que si je vais au café avec Siep, je serai pas rentré de bonne heure…

     

    Porte refermée. Ses pas rompirent le bruit égal de la pluie… jusqu’à ce qu’il se fût éloigné et que ne subsistât plus que l’obscurité ouatée… sans plus aucun bruit.

    Fin réveillé dans le lit chaud, moite, à l’écoute. Mais pas le moindre bruit hormis le bruissement de la pluie, en rien une chose qui se laisse écouter, car c’était comme le silence, égal et absolument assourdi. Encore une fois, j’ai tendu l’oreille pour percevoir quelque chose qui n’était pas là, jusqu’à ce qu’une douleur me cisaille les yeux à force d’être à l’affut, de fixer le bruissant silence vide et égal de la pluie. Dans ma tête, douleur brasillante, acérée à blanc, alors qu’il n’y avait rien à entendre. Mes yeux me faisaient mal… mes mains paralysées dans la moiteur… dans le silence noir, quelque chose bouge… du noir dans le noir… une chaleur noire… là sur ma poitrine… quelque chose d’autre qui bouge… encore… et encore… jusqu’à ce que le submergeant silence nocturne bouge… invisible, mais noir soyeux, velouteux. Laissant un goût doucereux dans ma bouche... tandis que j’étais incapable de bouger.

     

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    Lettre ouverte de De Haan au sujet de la polémique provoquée par son livre

     

    Une peur noire pesait sur moi… tout à coup, j’ai bondi du lit, les pieds encore chauds de sommeil sur le fin linoléum glacé. Ce contact a brisé l’envoûtement noir… peu à peu quelque chose s’est mis à enfler dans mes oreilles, une sorte de bulle de boue noire qui éclatait. Ai entendu la pluie, un chien aboyer. Calme et revigoré, je me tenais à côté du lit moite aux couvertures rejetées à coups de pied. Une sensation agréable a parcouru mon dos avant de s’étendre au bas de mon corps. Je n’avais plus envie de me recoucher. Allongé sur le tapis, j’ai observé l’obscurité de la pièce, ne sentant rien, ne pensant à rien, sans avoir sommeil, sans fatigue ; toutes les demi-heures, j’entendais distinctement les cloches sonner, jusqu’à une heure et demie. C’est alors qu’avant deux heures, Sam est rentré.

    - Bonjour Sam… bonjour…

    - Quoi… bonjour… t’es où ?

    - Je suis…

    - T’es pas dans ton lit ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

    - Eh bien, je suis allongé par terre, c’est agréable tu sais… j’arrive pas à dormir, j’avais trop chaud dans mon lit.

    Sam a allumé sa lanterne. Un délicat rayon jaune a jailli dans l’obscurité vaseuse.

    - Tu ferais quand même mieux de te coucher…

    - Vas-y, toi, j’ai pas du tout sommeil, je suis juste bien, là, si jamais j’ai sommeil, je me coucherai.

    - Mais tu sais quelle heure il est ?

    - Oui, presque deux heures…

    - Ouais, bon, mais faut qu’on s’lève tôt… au fait, j’ai du fric, dix florins… allez va te coucher.

    - Sam, viens t’coucher avec moi.

    - Tiens, c’est nouveau ça, tu viens de m’dire que tu voulais pas aller au lit… t’es vraiment un p’tit idiot aujourd’hui.

    - Non, pas cette fois… allez, viens, j’suis déjà couché, j’enlève tout… tu viens ?

    - Oui, j’arrive, espèce de p’tit idiot…

    - Ça fait rien, c’est toi-même qui l’as dit, que je pouvais faire les choses à ma guise.

    - J’dis pas le contraire, c’est pareil pour moi, mais là je préfère pas.

    - Allez, voyons…

     

    Dans ses bras, j’étais couché – tremblant un peu –, collé contre lui, un frisson rose a couru sous ma peau chaude…

    - Sam, on ne fait rien de mal, hein ?... je n’aime que toi.

    - Non, bien sûr, c’est rien… t’es un bon p’tit boy

    - Sam, t’es vraiment aussi laid que les gens le disent ?

    - Oh là là, encore plus moche que ça…

    - Et moi je t’aime tant, je t’aime tellement !

    Puis, soudain, sans savoir pourquoi, je me suis mis à pleurer, me serrant contre lui, secoué de violents sanglots…

    - Qu’est-ce qu’y a encore ?

    - Rien, je sais pas… j’suis tellement fatigué… complètement à plat…

    Passant sur lui, j’ai de nouveau quitté le lit.

    - Qu’est-ce que tu vas faire ?

    - Je m’rhabille, j’ai tellement froid.

    - Joop, qu’est-ce qu’on va faire de toi ? T’es un beau, un chouette gars, mais t’as cette émotivité qui gâche tout. Demain, tu vas encore être complètement sur les nerfs.

    - Peut-être pas… allez, il est temps de dormir.

    Abattus, habités d’un profond chagrin par ma faute, on s’est endormis. Un coq a lancé un cocorico puis d’autres sans s’arrêter, un chant aigu et rouge à travers le bruissement noir de la pluie.

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    [1] Le rijksdaalder ou rixdale, en français, pièce d’une valeur de 2 ƒ 50.

     

    parole à des contemporains de Jacob Israël de Haan

    dont son assassin  (en anglais/néerlandais) 

    lien du documentaire dans son intégralité

     

     

     

     

  • Ménage à deux (3)

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    Pijpelijntjes de Jacob Israël de Haan

    Ménage à deux (Pijpelijntjes) 

    Chapitre 3. Une journée à battre le pavé

     

     

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoud

     

    Lorsque je me suis réveillé, la lumière hésitante du matin de fin d’automne crépusculait dans la pièce, mais l’alcôve était encore plongée dans le noir, une profonde obscurité. Sam était assis sur mon lit.

    - Joop, allez, lève-toi…

    - Tu m’as parlé ?

    - Oui, faut qu’on y aille, tu sais quelle heure il est ?

    - Non… tôt j’imagine… les déménageurs sont déjà là ?… il pleut toujours des cordes ?

    - Et pas qu’un peu… un déluge, écoute… allez, secoue-toi…  il est neuf heures et demie passées, je t’ai laissé dormir le plus possible, mais là, il est temps d’émerger…. tout est déjà empaqueté.

    - D’accord, je me dépêche…

     

    Au milieu du fourbi, on a mangé sur le pouce sans même s’asseoir. Il pleuvait en effet, et plus fort encore qu’hier, mais le jour diffusait une lumière d’un blanc clair au lieu du gris sale des jours précédents ; les hautes façades reluisaient de propreté dans la lumière trempée du soleil. Ceci sans soleil.

    - Regarde, Sam, une drôle de lumière blanche, on dirait que tout a été lessivé… c’est fou, hein, qu’avec une lumière comme ça, il puisse pleuvoir à verse.

    - Ouais, je préfèrerais qu’y pleuve pas... tiens, v’là les déménageurs… tu comptes passer chez la Chopine ?

    - Tant qu’on y est, allons lui dire au revoir… après tout, elle a pas été si mauvaise… je vais l’appeler… Mademoiselle Bont !…

    - Oui, m’sieur…

    - Ça y est, mademoiselle, on y va. On vous doit encore quelque chose ?

    - Non, m’sieur Sam a tout réglé.

    - Dans ce cas, on y va… au revoir Mademoiselle…

    - Au revoir, messieurs, j’espère que vous trouverez un bon toit.

     

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudOn s’est empressés de descendre la rue, emplis d’une joie légère et blanche malgré le temps épouvantable et sans savoir d’où venait ce bonheur. Progressant côte à côte, les déménageurs nous précédaient, un grand gaillard et un petit gars tout en os.

    On a longé le Sarphatipark d’un brun dégoulinant sous un timide rayon blanc aqueux.

    - C’est marrant, cette pluie, hein ?

    - Oui, c’est différent d’hier, on dirait que tout a pris une autre apparence… j’ai vraiment bien dormi, et toi, tu t’es levé tôt ?

    - Pas trop mal, vers huit heures, je t’ai laissé dormir.

    - Tu vas voir, c’est une très belle chambre, et une ravissante alcôve, tu pourrais résilier ton bail chez Mlle Kater… après tout, ça fait un moment que t’es avec moi… combien de temps déjà ?

    - Voyons voir… à peu près quatre mois. Mais mieux vaut que je garde ma chambre, on ne sait jamais… et la Kater, sans mon loyer, elle s’en sortirait pas.

    - Ouais, mais c’est juste dommage de gaspiller des sous.

     

    La Govert Flinkstraat – mais ce gris, ce froid grisâtre, où ne filtrait aucun rayon pluvieux blanc, rue étroite, oppressante.

    - C’est quel numéro déjà, m’sieur ?

    - Le 254, au premier.

    Un instant, ils s’immobilisèrent, le petit assis sur le brancard mouillé, le grand appuyé contre la charrette. Trempée de pluie, la bâche luisait, montrant çà et là, à sa surface, des fossettes d’eau.

    - Diable ! on est repartis Dries… numéro 354, ça nous fait bien encore 25 immeubles.

    Notre joie blanche percée d’un rayon pluvieux se fana, grisâtre et froide résignation dans l’étroite rue.

    - Nous y v’là, messieurs, elle fait son poids, la bête, hein…

    Le petit, de nouveau assis sur le brancard de crainte que la charrette ne bascule en arrière, le grand s’activant sous la bâche noire trempée, à la recherche des cordes et de son bric-à-brac de caisse à outils. J’ai tiré sur la cloche. Aucun tintement. Une longue attente, j’ai tiré une deuxième fois, un grelottement irrité a désagrégé le silencieux bruissement de la pluie… pas de réponse. Sam a levé les yeux…

    - Bon Dieu ! Joop, ce logement est vide.

    - Vide ? t’es pas tombé sur la tête des fois ?

    - Vois par toi-même.

    M’étant reculé, l’occiput dans la nuque, j’ai regardé… les lieux n’étaient pas habités. Fenêtres orphelines de leurs rideaux, bayant aux corneilles, pas une âme à voir.

    - Ça alors, j’y comprends rien… on est bien au 254, regarde.

    - Ben, ça m’en a tout l’air… moi j’comprends, ta bonne femme s’est tirée avec ton fric.

    Les fesses sur le brancard, les porte-faix restaient impassibles, glaviottant des crachats de tabac brun.

    - J’y pige que dalle… je sonne au deuxième.

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudPar la fenêtre, la femme du deuxième, blouse d’un blanc douteux, cheveux en bataille.

    - Ça va pas d’tirer comme ça sur la cloche ?

    - Madame, on va au premier…

    - Ben n’avez qu’à sonner au premier.

    - Y a personne, on a loué la chambre du fond avec l’alcôve, et la bonne femme s’est tirée avec notre caution…

    - Bondiou, si elle a pris la poud’ d’escampette avec vot’ caution, faut pas laisser passer ça… allez voir à la Ferdinand Bolstraat… quelle arsouille celle-là, met’ les bouts avec vos sous…

    En face, une femme à la fenêtre du premier, sortant du sous-sol un vieux cordonnier, le visage ravagé de rides, dur d’oreille.

    - Qu’est-ce vous avez à crier comme ça par la f’nêtre ?... ça fait cinq minutes que ça dure, ce barouf… y a quèqu’ chose ?

    - C’est la pouilleuse du premier, s’est barrée avec quatre florins de ces messieurs.

    - Eh ben, eh ben, celle avec la gosse au dos r’troussé, si j’puis dire ?

    - Vous pouvez tout simplement dire la p’tite bossue, ouais.

    La femme à la fenêtre d’en face fait des gestes qui expriment de l’étonnement ; n’interceptant pas le moindre mot, l’oreille dure retourne dans sa tanière. Trempés, la charrette et les deux gars entourés par des badauds qui se demandent ce qu’il se passe… la femme du deuxième répond : police.

    - Vous pouvez pas rester ici.

    - Vous savez où on pourrait aller ?

    - Comment voulez-vous que j’le sache, j’ai rien à voir avec tout ça, moi, j’sais juste qu’y vous faut décaniller.

    Les badauds se resserrent autour de nous, tous noirs sous la pluie… de douteux parapluies ouverts dégoulinant sur les autres personnes, ce qui déclenche des disputes. Deux garçons en viennent aux mains, peu à peu la pluie s’intensifie.

    - Messieurs-dames, laissez l’passage, circulez, et vous deux-là avec vot’charrette, dégagez-moi le passage.

    - Nous, on n’a pas à dégager, on a été embauchés par l’monsieur en noir, on doit y aller m’sieur ?

    Sam, d’une voix déterminée :

    - Ouais, allons-y, on rentre à l’Ostadestraat.

    L’encombrante charrette noire écarte la grappe de gobe-mouches mouillés, et nous voici repartis, trempés jusqu’à la moelle.

    - Tu rebrousses chemin ?

    - Ouais, voir la Chopine, je te parie qu’elle a pas déménagé, on va décharger notre attirail en attendant de voir ce qu’on va faire, p’t-être qu’on pourra garder notre chambre.

    Les deux gars nous précèdent tranquillement en sifflotant un air, ils se marrent à cause de la situation, ils font une bonne journée.

     

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    À l’une des fenêtres de ce qui était encore notre chambre ce matin, la Chopine suspendait des rideaux en dentelle.

    - Qu’est-ce que je t’avais dit – elle a pris un autre locataire.

    - J’aurais pas cru ça de sa part.

    - Moi, si.

    Placide en apparence, la Chopine descendit de l’escabeau, recula dans la pièce, regarda si les rideaux tombaient bien. Elle n’ouvrit pas.

    - Alors, t’en dis quoi ? Voilà ce que ça donne, quand on fait tout pour arranger les choses.

    Flegmatiques, les deux gars s’étaient rassis sur le brancard, glaviottant de la salive brune, se laissant mouiller encore plus.

    - Mademoiselle Bont… mademoiselle Bont !...

    L’une des fenêtres s’ouvre.

    - Fichtre ! vous r’voilà m’sieur Sam ? Et vous aussi, m’sieur Driesse ? Quelle flotte, hein ?

    - Ouais, on vient justement s’mettre à l’abri chez vous.

    - S’mettre à l’abri chez moi ? Pourquoi ça ? Z’aviez pas loué aut’ chose ?

    - Si, mais bon, ouvrez-nous mademoiselle Bont, on va êt’ trempés comme des canards, on revient chez vous… à ce qu’on voit, vous déménagez pas, hein ? t’en dis quoi Sam ?

    - Non, j’pars pas, j’avais t’y pas refermé la porte sur vous qu’le facteur m’a apporté une lettre qui dit que finalement j’peux pas entrer en condition.

    - Eh ben, dans c’cas, rien nous empêche de revenir chez vous.

    - Si car y’a un monsieur qui vient par hasard de passer, y cherchait une chambre et je la lui ai louée…

    - On en arriv’rait presque à la croire… Joop, tu la crois ?

    - Qu’vous m’croyez ou pas… j’m’en fiche de ce que vous croyez.

    - Ben Sam, c’est possible après tout, Mlle Bont ne va quand même pas oser nous mentir…

    - Ah ! heureuse d’vous l’entend’e dire.

    - Si quelqu’un d’autre a loué, on peut rien y faire, c’est clair, mais on peut quand même

    laisser nos affaires chez vous pendant tout ce temps, hein ?

    Fenêtre refermée, la Chopine disparue.

    - Tu vas voir, on va tout stocker chez elle.

    Mais porte close, hermétiquement fermée. Impassibles, fesses sur le brancard, les deux gars continuent de chiquer sous la pluie toujours plus battante. Des collégiens sortent de deux écoles voisines en poussant de grands rires, une cacophonie qui envahit la rue. Il est onze heures et demie. On est plantés là comme des idiots devant la porte close, la Chopine reprenant sa tâche comme si de rien n’était.

    C’est alors que Sam tranche la question :

    - On n’a pas l’choix, Joop, faut qu’on trouve un toit aujourd’hui avec tout notre barda, va falloir traîner tout ça jusqu’à c’qu’on trouve quèq’chose.

    - Ouais… j’suis déjà tellement fatigué…

    - Allez, ça va s’arranger… dites-moi les gars, j’vous dois combien ?

    - Vous voulez nous payer ? Vous voulez pas qu’on vous aide ?

    - Non, dites-moi juste combien j’vous dois.

    Les deux de se concerter en vitesse en échangeant un clin d’œil, et le petit, tout rouge, de dire :

    - Eh ben, m’sieur, comme on a marché deux ou trois heures sous la pluie, on pensait à un rijksdaalder par bonhomme.

    - C’est d’accord et je vous donne un florin en sus pour la charrette qu’on doit garder jusqu’à c’soir.

    - La charrette ? C’est qu’on faisons jamais ça.

    - Pour une fois, vous allez l’faire… vous inquiétez pas, on va pas aller guincher avec.

     

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    Les deux une fois partis, on reste là, perdus, confus, livrés à nous-mêmes, dans le halo toujours crépusculaire de la rue gris pâle.

    - Y a plus qu’à y aller.

    Et, sous la pluie, Sam pousse la charrette dont les roues couinent.

    - Chacun son tour… on va d’abord passer par la Jan van der Heijdestraat… et pendant que je pousse, tu sonnes chez les gens, et quand tu pousseras, c’est moi qui sonnerai…

    L’Ostadestaat une fois remontée jusqu’au niveau du Ruysdaelkade, on s’engage bientôt dans la Jan van der Heydestraat.

    - Tu veux que j’te remplace ?

    - Non, regarde si tu vois des chambres à louer…

    - Ouais, arrête-toi… j’vais voir là.

     

    Une femme chétive et maigre, deux marmots pâlots, asthmatiques, une turne exiguë.

    - Moi, vous voyez, j’préfère une dame que deux monssieurs… quand vous penseriez venir ?

    - Ce soir, si possible.

    - Non, m’sieur, c’est pas possible… j’prends pas des gens comme ça qui sortent de la rue… vous avez encore une chambre à vous, j’imagine ?

    - Oh, bien sûr, madame.

    - Eh ben, faudra donner vot’ préavis avant d’déménager, vous voyez, m’sieur, j’y tiens, j’veux bien la louer, mais pas comme ça…

     

    Jusqu’à deux heures et demie de l’après-midi, on s’est traînés de rue en rue, Sam poussant la charrette. Vidés, le visage blafard de n’avoir rien mangé, on est allés se sustenter au Volksbond[1] d’un sandwich au fromage et d’un café chaud. D’abord Sam pendant que je restais dehors près de nos affaires, pour que la charrette ne bascule pas, puis on a inversé les rôles, après quoi on s’est retrouvés dehors tous les deux sous la pluie incessante, poussant le chargement sans pouvoir nous abriter.

     

    Quatre heures et demie. La pluie battante a cessé pour laisser place à un crachin brouillardeux. D’un jaune rougeâtre vaporeux, les réverbères sont déjà allumés ; les vitrines des boutiques renvoient un reflet jaune. Je suis fatigué, abattu, je n’en peux plus si bien que je me mets à pleurer en pleine rue à gros sanglots convulsifs…

    - Allons, Joop, fais pas l’idiot. On dirait que t’as 12 ans et pas 22… on va traverser la Ceintuurbaan et emprunter le bout de la Sint-Willibrordstraat jusqu’à l’Amsteldijk… on trouvera p’t-être quèque chose là-bas…

    Reprenant du poil de la bête, je l’aide à pousser tout en cherchant des yeux s’il y a des chambres à louer.

    Mais rien. Puis, dans la Sint-Willibrordstraat… là il y a une annonce… au numéro 29… chambres meublées à louer.

    - Bon Dieu ! Sam, v’là quèque chose et, galvanisé : tu vas voir, celle-là, elle est pour nous… tu veux qu’je sonne ou tu t’en charges ?

    - À toi le plaisir…

     

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudUne fillette pâlotte aux plissures ombrées autour de la bouche… un bonnet bleu, une cape.

    - Ta maman est là, ma p’tite ?

    - Ma maman, elle est morte… j’vais appeler tata… tata !… tata !… y a un monsieur qui veut t’voir.

    - Fais-le entrer dans l’couloir… j’arrive.

    Quelle chance d’être au sec ! Tata arrive, une petite femme aux cheveux noirs dont certains grisonnent déjà, louchant un peu d’un œil…

    - Va donc à l’école du soir, Toos… b’soir m’sieur…. excusez-moi d’vous avoir fait attendre, j’peux vous aider ?

    - J’aimerais voir la chambre.

    - Ah, m’sieur, bien sûr… c’est une pièce qui donne derrière, avec une alcôve… mais si vous préférez, j’ai aussi une chambre qui donne devant.

    - J’veux bien voir.

    Elle et moi avançons ; du fond d’un demi-sous-sol montent les aboiements aigus d’un chiot, bientôt rageusement couverts par ceux d’un gros chien.

    - Silence Hec… chuut Zus… An, retiens-les… ce sont nos chiens, mais vous n’aurez pas à vous en plaindre, ils ne montent jamais.

    - Oh, mais vous savez, j’aime les chiens…

     

    La chambre est grande et aérée.

    - C’est combien ?

    - Dix-huit florins pour vous deux, c’est le prix normal.

    - Vous voulez un acompte ?

    - J’laisse ça à vot’ discrétion.

    - Eh bien, je vais vous payer une semaine à l’avance.

    - Et vous pensez vous installer quand ça ?

    - Tout de suite.

    - Tout de suite ?...

    - En effet, madame, vous allez trouver ça bizarre, mais c’matin, quand on a appelé notre logeuse, on a rien trouvé qu’une lettre qui disait qu’elle était partie avec son commensal et qu’elle avait laissé ses affaires pour payer ses dettes.

    - Ça alors, c’est une honte…

    - Vous comprenez, on s’est retrouvés à la rue…

     

    Heureux d’avoir un nouveau toit, je crie par la porte :

    - Sam, je la prends, amène not’ bazar.

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    [1] Créé en 1875, le Volksbond était à l’origine un organisme créé pour lutter contre l’alcoolisme dans les couches populaires. En 1897, il se mit à exploiter des cafés dans la capitale hollandaise.

     

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    la tombe de J.I. de Haan (Jérusalem)

     

     

     

  • Menacée de mort…

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    Islamisme : menacée de mort, la jeune romancière Lale Gül veut vivre !

    Menacée de mort… à cause de Je vais vivre ! Lale Gül vient de publier un premier roman largement autobiographique qui décrit l’enfance et la jeunesse d’une jeune femme dans un milieu turc musulman. Depuis, à l’image d’un Salman Rushdie, elle vit cachée, à 23 ans seulement, visée par de nombreuses menaces de mort.

     

    Les Pays-Bas sont décidément à la pointe des « affaires » littéraires ces derniers temps. Après la triste polémique Gorman/Rijneveld, qui a vu la seconde renoncer à traduire la première pour des raisons « racialistes », voire carrément racistes, voici que nous apprenons que la jeune romancière Lale Gül, vingt-trois ans, est menacée de mort. En cause ? Un premier roman publié le mois dernier, qui retrace de manière indirecte et littéraire son enfance et sa jeunesse au sein d’une famille turque immigrée.

    En voici un extrait :

    « Écouter, jouer de la musique : interdit. Donner un rendez-vous : pas le droit. Fréquenter des personnes du sexe opposé : illégal. S’habiller avec élégance et se maquiller : inapproprié. Rester dehors le soir : pas autorisé. Regarder des films ‘‘immoraux’’, des séries ‘‘infectes’’ : inacceptable (je ne parle pas de porno, juste de films où l’on échange un baiser). Célébrer un anniversaire ou d’autres fêtes d’infidèles : hors de question. Travailler avec des hommes : proscrit. Sortir danser ou assister à un festival : prohibé. […] Suis-je donc condamnée à vivre comme une grasse plante d’intérieur ? Suis-je censée aller vers un mariage d’où tout sexe a été dégagé avant même que ça n’ait commencé, parce que mes géniteurs ont choisi pour moi une exsangue bite coranique totalement dénuée d’humour ? Puis me transformer en poule pondeuse comme toutes les femmes de mon entourage ? Et ronger ainsi mon frein le reste de mon existence ? Est-ce là ma raison de vivre ? Ma tragédie réjouit-elle donc Dieu ? »

    Ainsi s’exprime Bürsa, héroïne du roman Ik ga leven (« Je vais vivre ») de Lale Gül, jeune femme née en 1997 à Amsterdam de parents analphabètes, arrivés peu avant de Turquie. Âgée de vingt-trois ans aujourd’hui, elle a une sœur de dix ans et un frère de vingt ans, lequel serait apparemment le seul de toute la famille à la défendre.

     

    Signature en librairie 

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    Une existence sous une cloche de vert islamique

     

    Lale Gül grandit dans un quartier défavorisé et peuplé d’immigrés, essentiellement des communautés turques et marocaines, totalement musulmanes, à l’exception de chrétiens originaires du Surinam – dont la nourriture est moquée à Noël, traitée comme de la merde parce que non halal. Parmi les rares Néerlandais autochtones, on compte les professeurs. Le week-end, Lale se rend à l’école coranique où on lui dit quoi manger, comment se tenir, de même qu’on lui inculque à marche forcée une haine tenace contre les États-Unis et plus encore contre Israël.

    Les cinq membres de la famille partageant un petit logement de 60 m², elle n’a jamais de chambre à elle. Sa vie est ainsi totalement cadrée, enserrée dans une culture turque et la religion musulmane : tout le monde autour d’elle croit dur comme fer au Allah du Coran.

    Sa mère – aujourd’hui malade – étant femme au foyer, elle n’a pas appris le néerlandais, a même refusé de l’apprendre ; elle fait ses courses dans des magasins turcs, ne regarde que les chaînes turques, etc. Le père de Lale a suivi des cours de langue pour trouver un emploi (il est facteur et agent de nettoyage dans les trains), mais a toujours du mal aujourd’hui à formuler des phrases correctes. Autrement dit, une vie en vase clos, entre voisins turcs, magasins turcs et la mosquée qui diffuse la propagande d’Erdoğan : par exemple, distribution (à la petite sœur de Lale) de dépliants pour boycotter les produits français à la suite des mesures annoncées par Macron contre l’islamisme.

    Enfant, explique la romancière, elle ne songe pas à remettre en cause une telle éducation puisqu’elle ne connaît pas l’existence d’autres cultures, d’autres modes de vie et de pensée. C’est alors que, adolescente, elle découvre l’existence des bibliothèques : elle s’y rend fréquemment, dévorant des livres « interdits » qui, témoigne-t-elle, lui apprennent à aimer la langue et la culture néerlandaise. Ses yeux s’ouvrent : elle entame des études de lettres et finit, à l’âge de dix-neuf ans, par se découvrir athée – ce que ses parents ignoraient jusqu’à la publication de Je vais vivre.

    Mais, à qui parler de ce qu’elle vit, de ce qu’elle ressent, des changements qui s’opèrent en elle ? Lale Gül ne peut partager ses sentiments avec la moindre femme de sa communauté d’origine ; dès lors qu’elle prend ses distances d’avec la religion, ses meilleures amies du secondaire lui tournent en effet le dos, ne voulant plus lui parler. Elle ose tout de même adresser une série de questions, par courriel, à un imam sur l’excision, l’assassinat de Theo van Gogh, le traitement que réserve l’islam aux homosexuels, l’hypocrisie dans le traitement différent des hommes et des femmes (les filles doivent rester vierges, les garçons ont le droit « de décharger »), etc. Elle ne reçoit aucune réponse réellement argumentée.

     

     

    Ouverture amoureuse et premières pressions


    LG1.jpgLa solution est dans une nouvelle transgression aux yeux de son milieu : elle fréquente en cachette un jeune homme néerlandais, dont elle est amoureuse, et qui l’accueille chez lui. Elle peut respirer dans cette maison et parler de tout avec cette famille où elle est la bienvenue, chose impensable dans son milieu d’origine qui ne tolère aucune greffe impure. Elle découvre alors la liberté d’aller et venir, de se vêtir à sa guise, d’aborder tous les sujets, en particulier la sexualité, sujet tabou dans son milieu d’origine…

    Elle doit se faire discrète pour goûter d’un peu de cette liberté : elle se prétend caissière dans un supermarché alors qu’elle travaille dans la restauration – une jeune musulmane qui sert du vin dans un restaurant ! Cette double vie – amoureuse, estudiantine, préprofessionnelle – lui permet de survivre dans une société parallèle qui n’a rien à voir avec les valeurs européennes qu’elle fait dorénavant siennes.

    Elle commence à revisiter sa vie, à saisir les contours de cette prison invisible, qui ne lui autorise aucune liberté de pensée, d’action et de croyance. C’est l’histoire d’une femme qui éprouve le profond désir d’échapper à un destin dicté d’avance, grâce à des prises de conscience dont certaines restent à venir. Aujourd’hui encore, elle s’interroge sur ce qui a rendu cette libération possible, quand beaucoup de ses amies d’enfance sont toujours voilées, mariées de force, totalement soumises.

    Ses écarts entraînent par ailleurs des mises en garde de plus en plus insistantes, qui lui sont adressées directement ou à sa famille. Comme on considère, dans ces milieux, les gens comme un collectif, la famille entière de la jeune femme subit les pressions de l’extérieur. Si Lale Gül souligne l’absence de sens critique de ses parents devant de telles injonctions, elle en comprend cependant les raisons : l’origine réside dans le manque d’éducation.

     

    Entretien télévisé

     

     

    Le choix romanesque

    À force de lire les grandes œuvres de la littérature, Lale Gül fait un constat : aucun personnage principal ne ressemble au sien dans les lettres néerlandaises. C’est alors qu’elle décide de publier, sous la forme romanesque, un récit de sa vie : Bürsa devient son double. Elle porte le nom d’une ville du nord-ouest de la Turquie, au sud d’Istanbul, connue notamment pour avoir été la résidence des sultans ottomans au XIVe siècle.

    Elle commence par suivre un atelier d’écriture du romancier Kees ’t Hart, puis poursuit, seule, son roman, qu’elle met moins de deux ans à terminer. Se réclamant de l’écrivain Multatuli, auteur du Max Havelaar qui vient d’être réédité dans une traduction de Philippe Noble révisée, elle tire des épigraphes de son œuvre.

    Dans son roman, elle prend soin de ne pas mentionner que son héroïne tourne le dos à la religion, de ne pas ridiculiser Dieu comme peuvent le faire certains écrivains (Gerard Reve) ou polémistes. Mais elle se doit de dire dans le même temps ce qu’elle a vécu, l’étouffement, l’incompréhension, les non-dits… dans une forme qu’elle souhaite néanmoins fictive. La mère est une cible toute trouvée, bien plus que la religion.

    Le 6 février 2021, le roman de trois cent cinquante-deux pages est publié aux éditions Prometheus. Il est intitulé Ik ga leven : « Je vais vivre ».

     

    L'affaire Lale Gül, une occasion de se distancier de la pensée de Ferry et de celle de Renan, selon l’auteur Paul Cliteur

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    Une Salman Rushdie hollandaise

    En moins d’un mois, le roman atteint le top 10 des ventes nationales, suscitant dans le même temps une polémique qu’on aurait pensé ne jamais revoir aux Pays-Bas. Comment est-ce possible ? Comment de telles menaces sont encore possibles dans un pays où le réalisateur et gauchiste républicain Theo van Gogh a été égorgé par un islamiste (2004), dans un pays que l’écrivaine néerlando-américaine d’origine somalienne Ayaan Hirsi Ali a fini par quitter, elle qui avait déjà dû fuir à plusieurs reprises, notamment la Somalie, en raison de persécutions puis d’un mariage forcé ?

    Comme Aslı Erdoğan, en raison de ses engagements, ou Salman Rushdie au lendemain de la publication des Versets sataniques (1988), Lale Gül se voit prise à partie de tous les côtés. La puissante fondation Millî Görüş (organisation islamique : « Vision nationale », qui opère dans plusieurs pays d’Europe occidentale en chapeautant des centaines de mosquées) diffuse des propos largement exagérés et mensongers sur le livre, menaçant également d’intenter un procès contre la jeune femme. Le parti islamiste hollandais Denk se sert de la jeune femme, en en faisant l’égérie de l’islamophobie, pour sa campagne des législatives, au terme de laquelle il obtient trois sièges, le même nombre qu’il y a quatre ans.

    Instrumentalisée par les mouvements islamistes, Lale Gül devient naturellement la cible des réseaux sociaux : elle reçoit des milliers et des milliers de messages d’insule, ainsi que des menaces de mort, des photographies d’armes, de têtes de mort… Le harcèlement touche également ses proches, quand ce ne sont pas des membres de sa famille qui la persécutent. Elle est d’autant plus haïe qu’elle s’exprime dans un néerlandais remarquable avec une intelligence et une clarté exceptionnelles.

    Aujourd’hui, Lale Gül ne peut sortir dans la rue sans se grimer, sans dissimuler ses traits, elle qui a jeté son voile aux orties depuis quelques années – voile que les jeunes filles doivent en principe porter, selon certains courants musulmans, à partir du moment qu’elles ont leurs règles, alors même que la menstruation est un sujet tabou dans ces milieux (Lale a caché pendant deux ans, y compris à sa mère, qu’elle était nubile pour ne pas porter le voile dès ses dix ans). Voici quelques jours, la situation devenant intenable, elle a été forcée de quitter le domicile parental. Le bourgmestre de la capitale hollandaise, membre du parti écologiste Gauche verte (GL), a promis de lui trouver rapidement un logement…

    Plusieurs voix se sont heureusement élevées pour défendre Lale Gül contre ce déferlement de haine. Une pétition de soutien a notamment été lancée par un ancien député du D66, parti de centre gauche, et signée entre autres par le chef du gouvernement Mark Rutte et plusieurs intellectuels du pays : Laissez Lale libre !

     

    Le romancier Maarten't Hart commente le roman 

     

     

    « Lisez mon livre et partagez mon histoire. Ainsi, je n’aurai pas sacrifié pour rien ma liberté de mouvement. »

     

    Dans un entretien paru dans le magazine Flair (17 mars, n° 11), Lale Gül évoque sa vie juste avant qu’elle ne quitte le domicile de ses parents.

    « Depuis que mon livre est en vente, je suis enfermée dans l’appartement de mes parents parce qu’il est trop dangereux pour moi de mettre les pieds dehors. La communauté islamique est furieuse. Ils me voient comme quelqu’un qui hait l’islam, qui se prête au racisme et fait le jeu de la droite hollandaise. Ils me voient comme le diable qui cherche à séduire leurs filles afin qu’elles choisissent le mal. […] L’amour de mes parents n’était pas inconditionnel. Ils m’ont fait du chantage : me choisir un mari, m’exclure de la famille, m’imposer un boycott social... Ils m’aimaient tant que je faisais ce qu’ils voulaient. Selon le Coran, les parents sont responsables des actions de leurs enfants. Si je fais des erreurs, j’irai en enfer, mais eux aussi. […] Mais comment peut-on mettre un enfant au monde et s’opposer à son bonheur ? […]

    J’ai passé un accord avec moi-même : je vais écrire ce livre sur l’oppression au sein de ma communauté sans me préoccuper de ce que les gens disent. Tant que je suis en vie, je m’en tirerai. Les femmes de ma communauté se sont tues pendant tellement longtemps qu’il fallait que quelqu’un prenne la parole. Je pense qu’il est important que les Néerlandais sachent que, chaque jour, ainsi que je le décris, des femmes de notre pays sont opprimées. […] Mes parents disent qu’ils me haïssent à cause de ce que j’ai fait. Ils pensent que je suis une chienne ingrate et une pute. Tous les jours, des gens en colère frappent à la porte pour déverser leur colère sur moi. Je ne m’attendais vraiment pas à des réactions aussi violentes. Or, en réalité, elles ne font que confirmer à quel point j’ai raison. […]

    Si on veut vraiment que les gens s’intègrent et s’assimilent, le gouvernement ne devrait pas subventionner les écoles et les organisations à orientation religieuse. Et on doit exiger que le néerlandais soit la langue d’usage dans les mosquées. Que pouvez-vous faire, pour moi, en tant qu’individus ? Lisez mon livre et partagez mon histoire. Parlez-en afin que tout le monde sache ce qui se joue. Ainsi, je n’aurai pas sacrifié pour rien ma liberté de mouvement. Réglons ces questions au grand jour. »

    Aujourd’hui, Lale Gül prépare, dans un lieu tenu secret, un deuxième livre – une suite de Je vais vivre. En attendant, son premier roman est en tête des ventes.

     

    Daniel CUNIN & Pierre MONASTIER

     

    N.B. : Plusieurs informations données dans cet article sont notamment extraites de deux entretiens radio avec Lale Gül : « Nooit meer slapen » (VPRO, 57mn, 12/02/2021) et ThePostOnline TPO (81mn, 05/03/2021).

     

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  • Cible Eisenhower

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    UN THRILLER DE MICHIEL JANZEN

     

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    Né en 1967 aux Pays-Bas, Michiel Janzen est un auteur de thrillers qui portent sur la Seconde Guerre mondiale. Ses romans appartiennent à la « faction », un genre qui mélange faits et fiction. En 2012, il a signé le livre de management Denken als een Generaal (Penser comme un général). Son premier thriller a paru aux éditions Lannoo sous le titre De aanslag die moest gebeuren (L’Attentat qui devait avoir lieu, 2018). Les deux suivants ont été publiés par la même maison : Hitlers Geheime Ardennencommando (Ardennes 1944 : le commando secret d’Hitler, 2019) et De jacht op de Führer (La Chasse au Führer, 2020). Ils mettent en scène Otto Skorzeny, le para qui avait les faveurs d’Hitler. Michiel Janzen vit et travaille à La Haye.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyRebaptisant le roman de 2019 Cible Eisenhower, nous en proposons ci-dessous les 3 premiers chapitres traduits en français : le livre décrit en particulier l’ultime tentative des nazis pour renverser le cours de la guerre à l’occasion de la bataille des Ardennes fin 1944-début 1945. 

    Décembre 1944, les Ardennes belges. Günther Schmidhuber, un para allemand, s’engage dans une mission des plus secrètes et des plus dangereuses. Soutenu par un commando, il va s’infiltrer, revêtu de l’uniforme yankee, dans les lignes ennemies. Si jamais les Américains découvrent sa véritable identité, ils l’exécuteront en tant qu’espion. Otto Skorzeny, le commandant SS préféré d’Hitler, dirige cette opération baptisée Greif. Skorzeny confie à Günther, son meilleur élément, une mission supplémentaire. Mission qui doit changer radicalement le cours de la guerre en Europe occidentale. Un thriller basé sur des événements réels. 


    le trailer du roman 

     

     

     

    Cible Eisenhower 

     

    L’heure de vérité a sonné. Face aux Alliés se dressent de puissantes unités offensives allemandes. On joue à présent le tout pour le tout. On attend de vous tous des actes immortels en tant que devoir sacré envers la patrie.

    Message du Generalfeldmarschall Gerd von Rundstedt

    aux unités de l’armée allemande, 16 décembre 1944, 0 h 01 min

     

     

    Chapitre 1

     

    Jeudi 14 décembre 1944 –

    Eifel allemand

     

    Il fait un temps aigre dans le nord de l’Eifel. Une Willys MB, jeep américaine qui transporte des GI à son bord, roule vers l’ouest, vers la frontière belge. À cause de la froideur de l’air, ses quatre occupants plissent les yeux. Les mâchoires chiquent du chewing-gum. Le chauffeur fume une cigarette. L’un des deux soldats assis à l’arrière se penche vers lui et lui tape sur l’épaule :

    - Hé Günther, wie lange noch bis zur Grenze ? C’est encore loin la frontière ?

    Aucun de ces militaires ne porte de casque. Non qu’ils abhorrent le M1 américain, habitués qu’ils sont au Stahlhelm allemand, mais parce qu’ils tiennent à éviter que leurs troupes leur tirent dessus. Rester tête nue à bord d’un véhicule qui roule en territoire allemand, telle est l’une des choses dont ils ont convenu avec leurs supérieurs. De même que le port d’une écharpe bleue ou encore le triangle jaune peint à l’arrière de la jeep.

    Pour réduire davantage le risque d’être pris sous le feu de leurs camarades, ils se font précéder d’un Volkswagen Kübelwagen. Cigarette entre les lèvres, mains sur le volant, Günther répond :

    - Moins d’un quart d’heure.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyÀ sa droite, il y a Heinrich et à l’arrière Dieter et Bastian. Günther est le plus expérimenté du groupe. Pendant que les trois autres blaguent à propos de leur tenue américaine en s’efforçant de paraître aussi détendus que possible, il repense à leur départ le matin même. Un départ plutôt chaotique. Le capitaine Erich Stielau tournait en rond en poussant des jurons. On lui avait promis que ses équipes recevraient le meilleur équipement : les meilleurs uniformes, les meilleures armes, les meilleures jeeps. Il avait sélectionné ses hommes en fonction de leur connaissance de l’anglais, de leur condition physique et de leur expérience. Or, tout au long de leur formation, il lui avait fallu biaiser avec toujours plus de difficultés. Günther s’était laissé dire que les militaires expérimentés ne parlaient pas plus de deux mots d’anglais. De ses propres yeux, il avait vu que les soldats de la Kriegsmarine qui parlaient anglais ne savaient pas du tout manier les armes et échouaient dans le combat au corps à corps.

    Günther, l’un des hommes de confiance de Stielau, fait partie des 44 commandos envoyés en mission à bord de jeeps. Autrement dit, il est membre de l’opération Greif. Les premières équipes de trois ou quatre hommes sont parties le 12 décembre. En montant ce matin dans le véhicule qu’on leur avait attribué, lui et Bastian ont pu constater que la boîte de vitesses était défectueuse. On leur en a avancé un deuxième, mais celui-ci les a lâchés au bout de cinquante mètres. Pour la troisième fois, il leur a fallu transbahuter leur paquetage. Stielau était furieux. Il fulminait contre les mécanos allemands chargés d’inspecter les jeeps. À défaut d’une autre solution, Günther et Bastian sont montés dans celle de Heinrich et Dieter. Ils formaient dès lors l’équipe 5. Ayant le plus haut grade, Günther a revendiqué le volant. Le capitaine Stielau leur a souhaité « Merde ! ». Plusieurs Sieg Heil ! ont retenti, ils ont démarré.

    Suivant toujours le Kübelwagen, ils passent à hauteur du panneau « Schleiden ». Dans cette commune, les troupes nazies ont postés des chars et des canons de 88mm. Les soldats qui se tiennent là sont étonnamment jeunes ou âgés. Ils posent un regard interdit sur la jeep et ses quatre occupants américains. Heinrich les salue, bras tendu en l’air.

    - Volkssturm, fait-il à voix haute. Le dernier espoir de la patrie.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyUn peu plus loin, de chaque côté de la route, se dressent des rangées de dents de dragon. Ces obstacles en béton, qui font partie de la ligne Siegfried, revêtent la forme de pyramides étêtées ; ils sont destinés à empêcher la progression des tanks ennemis. Le poste de contrôle, fait de sacs de sable et de barbelés, est le dernier sur le sol allemand. Les soldats stationnés à cet endroit ne se retournent qu’au moment où le conducteur du véhicule « baquet » se déporte sur l’accotement. Il freine et fait un geste de la main. La jeep dépasse le Kübelwagen et poursuit sa route. Un coup de klaxon en guise d’adieu.

    Günther s’adresse à ses compagnons :

    - Kameraden, à partir de maintenant, on parle anglais. Understood ?

    - Yes sir, font en chœur trois voix.

    Comme ils n’ont plus de voiture leur servant de guide, l’ambiance change. Le front ennemi se rapproche. Bien qu’aucun canon ne tonne, qu’aucune explosion ne se répercute dans l’air, une menace plane. Aucun des quatre hommes ne sait exactement ce qui les attend. Va-t-on leur tirer dessus ? va-t-on les arrêter ? les laissera-t-on poursuivre leur chemin ?

    Günther scrute l’horizon. Devant eux s’étend à présent un paysage vallonné. Çà et là des fermes, certaines endommagées par des impacts d’artillerie ou un bombardement. Au loin se forment des nuages sombres. La jeep progresse sur une route étroite bordée de grands conifères. Deux gamins en culotte courte viennent dans leur direction. À l’approche du véhicule, ils lèvent, non sans hésiter, le bras droit en l’air, mais dès qu’ils constatent qu’il ne s’agit pas d’un engin allemand, ils le rabaissent. Le village suivant que le quatuor traverse s’appelle Harperscheid. Hormis quelques poules, il semble désert. La route serpente en direction de la frontière. Il règne un silence surprenant.

    - No man’s land, fait Günther.

    Les autres restent muets. La tension se lit sur les visages. La route décrit une légère courbe.

    - Was istCheck that out !

    Ahuri, Heinrich tend le doigt pour attirer l’attention des autres sur une jeep qui, plus loin, barre la chaussée. Günther freine et rétrograde.

    - Fais gaffe au fil ! hurle Bastian depuis la banquette.

    À son tour, Günther voit l’obstacle devant eux. Son attention a été détournée par un billot luisant sur sa gauche. Dans l’instant, il écrase le frein. La jeep s’immobilise en dérapant. Moins de deux mètres les séparent d’un filin en acier. Tendu en travers de la route comme une corde de violon.

    - Holy shit ! Putain ! s’exclame Heinrich.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyDans la jeep au loin, un homme est penché en avant. On ne voit pas sa tête. Tous les quatre comprennent ce qui s’est passé. Le type a été décapité quand son véhicule est passé sous le filin, qu’à l’œil nu, on distingue à peine. Et moins encore quand on roule à soixante kilomètres à l’heure. Ils descendent, passent dessous en baissant le buste et se dirigent vers le cadavre. Qui sait s’il ne s’agit pas d’un piège ? Le corps sans vie est effondré de biais sur le volant, cou tranché sans bavure comme par le couperet d’une guillotine. Le décapité porte un pantalon de combat brun délavé et un trench gris. Ses chaussures mi-hautes ont l’air de facture allemande. Un drôle de mariage. Qui sait si la jeep n’a pas été volée ? Les officiers allemands raffolent de ce véhicule car il est bien plus rapide et bien plus pratique que le Kübelwagen. Cet homme sans tête, est-ce un Américain ? est-ce un Allemand ? ou pourquoi pas un déserteur ayant bifurqué au mauvais endroit ?

    Heinrich se tient devant le véhicule.

    - Du coup, je comprends pourquoi certaines jeeps américaines ont une barre verticale montée sur le pare-chocs.

    - C’est ce qu’on appelle un wire cutter, fait Günther. La nôtre n’est pas équipée d’un tel coupe-fil.

    Aussi horrible que soit la vue de ce torse affalé, elle leur offre une opportunité. Heinrich et Dieter tirent la dépouille du siège et la déposent sur le bord de la route. Bastian fait ce qui lui semble bon : il ramasse la tête qui gît côté gauche de la route et la place près du cadavre.

    - C’est le moins que je puisse faire…

    Günther monte dans la jeep, tire légèrement le starter puis appuie sur le bouton de démarrage. Le moteur répond tout de suite.

    - Les Ricains ont du matériel comme ça, ricane-t-il tout en dressant le pouce.

    Les quatre militaires décident de former deux équipes.

    - Ça augmentera nos chances de réussite, ajoute Günther.

    Lui et Bastian vont franchir la frontière à Küchelscheid. Heinrich et Dieter à Montjoie. Ainsi, chaque duo se débrouillera seul si jamais il vient à être arrêté. C’est d’abord Heinrich et Dieter qui partent.

    - Les premiers qui atteignent la Meuse ! lance Heinrich.

    Ils démarrent. Plein gaz.

     

    La bataille des Ardennes

     

     

    Chapitre 2

     

    Vendredi 15 décembre 1944 –

    36, quai des Orfèvres, Paris

     

     

    Le lieutenant-colonel Moore arpente la pièce en lâchant des jurons. Il tapote les poches de son pantalon et celles de sa veste. Où a-t-il laissé ces putains de clopes ? Ses yeux scrutent les deux bureaux, collés l’un à l’autre. L’un est encombré de dossiers, de papiers épars, du holster qui contient le pistolet M1911 ainsi que d’une moitié de sandwich au brie. Encore un peu et la pâte du fromage va dégoutter de l’assiette sur laquelle on a servi cette moitié de baguette à l’officier. L’autre, chaise poussée contre le plateau, est nu si ce n’est qu’un téléphone en bakélite et un porte-timbres en fer trônent dessus. Le désordre, sur le bureau de Moore, tente de gagner peu à peu du terrain sur son voisin.

    - Où ai-je laissé traîner ces fichues cigarettes ? Ah !

    Ses yeux tombent sur le paquet de Lucky Strike. Échoué sous le bureau. Sans doute tombé là au moment où il s’est levé dans l’idée d’aller aux toilettes. Normalement, il opte pour le cabinet le plus proche, dans le couloir, mais cette fois, il ne tient pas à être dérangé. Un Stars and Stripes sous le bras, il monte au troisième étage qui abrite les archives. Là, moins fréquentées, les toilettes sont plus propres que partout ailleurs dans le bâtiment. Il peut y lire en toute tranquillité le journal qui rapporte les derniers développements ayant trait à l’Europe et au Pacifique.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyDe retour dans son bureau, il allume une énième cigarette et se demande de quel bois est fait son nouvel assistant censé arriver le jour même. Pourvu que ce soit un gars débrouillard, à la fois intelligent et doué d’un réel sens de l’humour. Moore ne cracherait pas sur un type capable de mettre un peu d’entrain au travail. Ce bâtiment du 36, quai des Orfèvres, est un bastion masculin où le chauvinisme français règne en maître. Depuis la Libération de Paris, voici quelques mois, la préfecture de police fait à nouveau des heures supplémentaires. Au 36, c’est un défilé de collaborateurs, de receleurs, de prostituées et de sympathisants du régime de Vichy. Il s’agit de tous les interroger, d’établir un rapport sur chacun d’eux, de les incarcérer sur place ou de les transférer ailleurs. Quand on croit en avoir fini, une nouvelle flopée arrive. Le lieutenant-colonel, ce n’est certes pas son boulot, mais en attendant, quel cirque ! Pareille agitation, en tant que chef du CIC – le Corps de contre-espionnage de l’armée américaine en Europe –, il s’en passerait très facilement. C’est le SHAEF – le quartier général des forces alliées en Europe nord-occidentale –, qui a affecté le CIC dans ces bâtiments. Deux bureaux ont été attribués à ses services, un qu’il partage avec son assistant, un deuxième pour son secrétariat. Lequel se compose de Virgenie, une dame âgée parfaitement bilingue, mais aussi raide qu’une baguette vieille de deux jours. Si elle tape à la machine, archive les documents et répond au téléphone mieux que quiconque, il ne faut pas espérer d’elle le moindre sourire. Apparemment, ce dernier point ne figure pas dans les compétences requises pour le poste. Quand le CIC s’est installé dans ces locaux, Moore a hérité, en guise d’assistant, d’un jeune originaire de l’Oregon. Timothy, un garçon plus bleu que le ciel d’été en Italie, néanmoins vif et éveillé. Voici deux jours, il s’est cassé la cheville à trois endroits en glissant dans l’escalier de la station de métro Abbesses. Par conséquent, il est à l’hôpital militaire. Ce que l’officier voudrait, c’est un second n’ayant pas froid aux yeux. Qui saurait, à l’occasion, remettre ces arrogants Franchies à leur place. À coups de gueule ou, à défaut, à coups de poings. Un cow-boy costaud du Texas par exemple. Bref, un gars qui ne craint pas d’avoir un peu de sang sur les mains.

    Moore fume sa cigarette en regardant par la fenêtre. Quel panorama offre l’île de la Cité ! De ce côté-ci, le 36 donne sur la Seine et les façades qui s’élèvent sur la rive opposée. Et quel miracle que la capitale soit sortie intacte de la guerre ! Il a lu que Hitler avait donné l’ordre de la brûler, mais le général Von Choltitz, gouverneur militaire du « Grand Paris », a refusé d’obtempérer.

    - Bloody hell !

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyCe n’est que maintenant qu’il se rend compte qu’il a égaré le crayon à papier qu’on lui a remis. Ce minuscule moignon jaune, qui mérite à peine le nom de crayon, est une preuve potentielle dans l’affaire qui court contre un GI soupçonné d’être un espion. Ce militaire a laissé ses empreintes dessus. Probablement les mêmes que celles relevées sur la lettre contenant des informations détaillées sur les forces américaines stationnées en Alsace, qu’il s’apprêtait à envoyer à une cousine de Berlin. Une lettre anonyme interceptée, après quoi on a procédé à la fouille des affaires du GI en question. On a trouvé le crayon dans son sac de marin. Le système de classification Henry permettra de démontrer qu’il y a une correspondance entre les deux objets. Moore suppose qu’il suffira d’exercer une légère pression psychologique sur le soldat pour qu’il se mette à table. Du gâteau, en principe. Si seulement il n’avait pas perdu ce misérable bout de crayon ! Il s’en veut terriblement. Il passe ses journées à chercher ce qu’il égare. Poussant un soupir, il se dit : il est temps que j’aie un assistant costaud et méthodique.

    On frappe à la porte. Moore se retourne. Dans l’embrasure apparaît un officier américain svelte. Un capitaine, si l’on se fie aux galons. À sa coupe de cheveux, on jurerait qu’il sort tout droit de chez le coiffeur ; les plis de son pantalon semblent taillés dans du granit ; ses chaussures brillent à croire qu’elles sont vernies. Le capitaine salue Moore. Ce qui est surprenant, c’est qu’il porte des gants noirs et non pas blancs.

    - Lieutenant-colonel Moore… ?

    Moore lui retourne son salut.

    - En personne.

    - Capitaine Darren Cameron. J’ai été désigné pour vous assister.

    Moore tend la main. L’autre ne lui tend pas la sienne.

    - Je ne serre la main de personne, sir. Non par manque de politesse. Vous avez déjà entendu parler de la mysophobie ?

    - La mysoquoi ?

    Moore tire une nouvelle Lucky Strike de son paquet. Il en offre une au capitaine.

    - Merci, mais je ne fume pas, sir.

    Il ne serre pas la main, il ne fume pas, je parie qu’il n’aime pas non plus la bagarre, pense à part soi le lieutenant-colonel.

    - La mysophobie, c’est une affection qui…

    - Mister Moore ! s’exclame un officier de la gendarmerie française qui entre en ouragan. Mister Moore ! Ça peut pas continuer comme ça ! Votre jeep occupe la moitié de ma place de stationnement. Je vous ai déjà demandé de…

    Le lieutenant-colonel prie Cameron de s’écarter. Ce dernier obéit. L’index sur la bouche, Moore enjoint au Français de se taire avant de lui claquer la porte au nez.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzeny- Voyons… où en étions-nous ? Ah oui, bienvenue au CIC. Voici votre bureau, ajoute-t-il en tendant la main.

    Cameron aurait pu deviner tout seul duquel il s’agit. Cependant, la vue du bureau voisin ne manque pas de l’inquiéter.

    - Vous n’avez personne pour vous assister en ce moment ?

    - Mais si, mais si. Il y a aussi…

    On frappe de nouveau. Moore prend une profonde respiration et se dirige d’un pas décidé vers la porte. Prêt à porter le coup de grâce au gendarme. Il ouvre la porte et…

    - Virgenie ! Entrez donc, vous êtes radieuse aujourd’hui !

    Il adresse un geste courtois à sa secrétaire pour l’inviter à avancer. La dame aux cheveux gris relevés ne sourcille pas. Elle lui tend un télex puis se tourne vers Darren Cameron.

    - Qui c’est ? demande-t-elle d’une voix qui craque comme l’aiguille d’un pick-up.

    - Virgenie, permettez-moi de vous présenter le capitaine Cameron, mon nouvel assistant.

    De derrière ses lunettes, elle jette un regard critique sur le jeune homme. Elle souffle bruyamment et tourne les talons.

    Moore décoche un clin d’œil à Cameron.

    - C’est un trésor, il plaisante.

    Il lit le télex et jure entre ses dents.

    - Je dois m’absenter. Installez-vous. Je reviens sans tarder.

    Une demi-heure plus tard, Moore est de retour. Pendant quelques instants, il se tient sous le chambranle de la porte. Cette fois, c’est lui qui est décontenancé. Son bureau a subi une métamorphose. Les dossiers sont rangés, les papiers empilés, le holster est accroché au porte-manteau, l’assiette et le reste de brie ont disparu. Assis à son bureau, Cameron taille des crayons.

    - Quoi… comment… ? bégaye Moore.

    Il s’avance, s’assied sur sa chaise, contemple l’ordre qui s’est substitué au chaos. Puis acquiesce, l’air satisfait. De sa poche de poitrine, il sort un paquet de cigarettes. Vide. Il le froisse et le laisse tomber sur le bureau en soupirant. Ce à quoi Cameron répond par un soupir un peu trop bruyant. Moore regarde son second et relève que ce dernier hausse subtilement les sourcils pour lui faire comprendre que les corbeilles à papier, ça existe.

    - Vous trouverez vos paquets de Lucky Strike entamés dans le tiroir du haut.

    Le lieutenant-colonel l’ouvre et en découvre en effet quatre.

    - Oh !... parfait.

    Satisfait, il allume une cigarette et constate que, comme d’autres objets, le cendrier émaillé a été nettoyé.

    Cameron sourit. Il tourne toujours la manivelle du taille-crayon.

    - Où avez-vous trouvé cet appareil ?

    - En haut de l’armoire, répond l’autre en levant le menton en direction du meuble de classement en acier dressé contre le mur. Je vais vous décevoir. Mais je n’ai pas encore eu le temps de ranger ce qu’il y a là-dedans.

    - Haha, vous avez marqué un point. Bravo ! Vous êtes embauché.

    - Merci, sir.

    - Bloody hell ! Mon crayon !

    - Ne vous inquiétez pas. J’en ai trouvé plein.

    - C’est pas ça ! Je veux parler d’un moignon de crayon à papier jaune. Je l’avais encore ce matin. Mais je ne le retrouve pas. Or, il porte les empreintes digitales d’un suspect.

    - Beurk, grimace Cameron. Un moignon de crayon à papier jaune…

    - Vous l’avez vu ? Vous ne l’avez quand même pas jeté, hein ?

    - Non, je l’ai pas vu.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzeny

    Le 36

     

    Pendant le reste de la journée, Moore montre à son assistant les dossiers sur lesquels il travaille et lui explique la façon dont se déroulent les procédures. Cameron opine du chef, prend des notes et analyse les faits et gestes de son supérieur. Il en conclut que celui-ci est un foutoir ambulant, mais qu’il maîtrise bien ses sujets.

    Virgenie vient souhaiter une bonne soirée à ces messieurs puis elle quitte les lieux.

    Il est six heures du soir quand Moore propose d’aller boire un verre.

    - À moins que vous ne buviez pas ?

    - Jamais d’alcool, fait Cameron en secouant la tête de droite à gauche, mais de l’eau minérale. Ça ira ?

    - Il faudra bien, bougonne Moore, une cigarette entre les lèvres. Pourquoi ne portez-vous pas d’arme ?

    - Par principe, je suis contre.

    - Contre les armes ? Haha, mais vous êtes tout de même conscient de faire partie de l’US Army ?

    - Yes, sir. J’ai une arme, en effet. Un Colt M1911, comme vous. Le mien est dans ma chambre, sous mon lit.

    - Sous votre lit ? Mais il vous arrive de l’utiliser ?

    - Plus depuis ma formation militaire.

    - Et quand l’avez-vous suivie ?

    - En 1938, sir.

    Le lieutenant-colonel regarde au-delà de Cameron, par la fenêtre. À voix basse, il murmure :

    - Incroyable ! Rester six ans sans toucher une arme à feu.

    - Avant que nous allions prendre un verre, fait le capitaine, je m’absente deux minutes aux toilettes.

    - Allez au troisième, elles sont plus propres.

    - Merci. J’apprécie, fait-il et il quitte la pièce.

    - Un drôle de coco, marmonne Moore.

    Cinq minutes plus tard, son subalterne est de retour. Un journal à la main.

    - C’est à vous ?

    Dans son gant noir, il tient The Stars and Stripes plié en deux.

    - Oui, vous l’avez trouvé où ?

    - À côté de ce petit bout de crayon.

    Il ouvre le journal. Posé dans le pli, un moignon de crayon à papier jaune.

    - Thanks God ! Dieu merci ! soupire Moore. Vous n’avez pas posé les doigts dessus, j’espère ?

    - Si, rayonne Cameron. Il a bien fallu que je le ramasse. Mais je ne crois pas que ce soit préjudiciable, ajoute-t-il en lui montrant sa main gantée.

    Quelques minutes plus tard, tous deux descendent les larges escaliers qui les rapprochent des bords de la Seine. Le capitaine reconnaît l’air que fredonne son supérieur : les Andrew Sisters.

     

    Otto Skorzeny interrogé en Allemagne par les Américains

     

     

    Chapitre 3

     

    Vendredi 15 décembre 1944 –

    Cantons de l’Est, Belgique

     

     

    Venant de franchir la frontière belge à Küchelscheid, Günther et Bastian s’attendent à tomber sur une ligne ennemie parsemée de trous de combat et de postes de contrôle. Or, rien de tel. Sur cette partie du front règne une atmosphère plutôt détendue. C’est seulement à l’approche du village d’Ovifat que des MP les arrêtent. À ces policiers militaires, ils montrent leurs laissez-passer ; les Américains les autorisent à poursuivre leur route. Celle-ci est encore parsemée de panneaux et de signaux de direction allemands. Les Yankees se sont contentés de placer les leurs à côté. Le crépuscule tombe de bonne heure. Les deux hommes garent la jeep près d’une ferme abandonnée des environs de Malmedy.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyLe lendemain, force leur est de constater qu’ils ne peuvent guère rouler vite. En raison de l’état déplorable de la chaussée, de la courte durée des jours et du brouillard. S’orienter se révèle difficile. Par deux fois, ils se trompent de direction. Les panneaux les envoient du mauvais côté. Les murs des maisons et les murets en moellon se ressemblent tous. Les deux soldats n’ont pas de boussole américaine ; ils ont délibérément choisi de ne pas en emporter une allemande. Bien entendu, rien ne les empêche de demander leur chemin, mais ils préfèrent s’en dispenser, histoire de se faire remarquer le moins possible. Une personne douée d’une bonne mémoire, à qui ils s’adresseraient, pourrait signaler leur passage. La nuit suivante, ils bivouaquent un peu plus au sud, du côté de Vielsalm. Une écurie abandonnée leur sert de gîte. Il fait froid, tout est silencieux. La température descend pratiquement sous 0 °C. Les Ardennes s’étendent dans la nuit, paisibles. Bastian dort sous une couverture de cheval crasseuse. Günther fixe la brume blanche. La visibilité est inférieure à vingt mètres. Un phénomène naturel qui avantage sans aucun doute les intrus. Il songe aux premiers hommes qui se sont établis dans ces contrées. Plus de 2500 ans plus tôt, des Celtes vivaient ici dans des conditions presque identiques à celles que Bastian et lui connaissent en ce moment. Le soir, dans leurs huttes de terre, ils se blottissaient les uns contre les autres autour d’un feu. Leur chaleur corporelle formait une barrière contre le froid régnant dehors.

    Günther sent ses paupières s’affaisser. Il jette un pan de la couverture sur son corps. Quelques secondes plus tard, il dort. Les Celtes partaient combattre les Romains. Torse nu rehaussé de couleurs belliqueuses, poussant des cris furieux… Les Romains s’approchaient en formations serrées. Un Celte roux, les cheveux dressés, enduits de chaux et de glaise, posait sur lui un regard menaçant. La poitrine et le ventre du guerrier luisaient sous l’excitation des muscles. Le sol se mettait à vibrer. Les Romains engageaient leurs catapultes. Les Celtes lançaient un hurlement primitif et se ruaient sur l’ennemi. Les coups assourdissants des féroces combattants et l’impact des boulets arrachent Günther au sommeil. Le sol vibre toujours. Un sifflement aigu et un violent tonnerre retentissent.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyIl file une bourrade à Bastian, se lève et sort de l’écurie. Bientôt suivit par son camarade. Devant eux, ils découvrent un spectacle angoissant. À l’Est, l’horizon se révèle anormalement clair ; dans les prairies brumeuses devant eux, le sol explose, soulevant des nuées de sable, de cailloux, d’éclats métalliques. Éclairs de feu, éruptions et cratères déchiquètent la nuit. Les sifflements au-dessus de leur tête proviennent de missiles V1 et V2.

    - L’offensive a commencé ! crie Günther pour couvrir la véhémence sonore. Tirons-nous !

    Ils s’emparent de leur havresac et de leur arme, les balancent dans la jeep et démarrent en trombe.

    Sans cesse, ça tonne, un fracas assourdissant. Un cocktail mortel de mastodontes d’acier et de lance-missiles hurlants. On pourrait croire à un orage, si n’est que le brouillard masque la vue. Au bout d’une petite heure, les tirs de barrage cessent et le silence revient. Peu à peu, l’obscurité fait place aux premières lueurs du jour. La ligne de front n’est éloignée que de quelques kilomètres.

    Günther et Bastian ne peuvent que constater que le trafic militaire s’est subitement intensifié. Les routes forment un lent flux de camions surchargés et de fantassins qui battent en retraite. Personne ne sait quand les Allemands vont arriver. Dans l’Eifel belge, ainsi qu’on appelle cette zone frontalière, le « brouillard de guerre » règne. D’abord fuir, ensuite réfléchir, telle est la devise des Américains.

    Les routes des environs de Bastogne sont encombrées. À présent qu’il est clair que la Wehrmacht est passée à l’offensive, bien des troupes inexpérimentées fuient vers l’Ouest. Entre tous les véhicules militaires vert olive, une jeep progresse à contre-courant. Bastian crie aux hommes à pied qui arrivent en face d’eux :

    - Make away ! Attention ! Écartez-vous !

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyÀ l’approche du véhicule, les soldats se réfugient au dernier moment sur les côtés. Günther et Bastian gardent les yeux fixés droit devant eux. Le premier fait son possible pour éviter de frôler les fantassins. Cependant, il ne peut détourner leurs regards pleins de reproches. À la vue de la jeep, chaque Yankee en fuite se demande une seule chose : qui peut donc en avoir marre de la vie au point de vouloir aller à Bastogne ? La ville est le plus grand carrefour des Ardennes. Tant les Américains que les Allemands savent que celui qui l’occupe contrôle les routes donnant accès à l’Ouest de la Belgique.

    Ils arrivent à l’entrée de Noville, un hameau situé à huit kilomètres de Bastogne. Des troupes américaines improvisent des barrages. Günther et Bastian les voient positionner un canon antichar derrière des sacs de sable. Un militaire, le visage noirci, lève la main. Il ordonne au conducteur de s’arrêter.

    - Vous appartenez à quelle unité ?

    - The 106th Infantery Division, répond Günther. Et vous ?

    - La 10e blindée, fait le soldat que la question prend au dépourvu, puis il se reprend : Vous allez où ?

    - À Bastogne. On a un message pour le commandant local.

    - Vous ne pouvez pas le transmettre par radio ?

    Le chauffeur fait un geste à son camarade qui lui tend une enveloppe blanche.

    - C’est une lettre manuscrite du général Hodges. Comment voudriez-vous qu’on la lui fasse parvenir ?

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    Noville, U.S. Army War College Edition

     

    Le soldat bougonne, leur fait signe de la tête de poursuivre leur chemin. Noville a manifestement beaucoup souffert des premiers bombardements de l’offensive. Çà et là, une façade s’est effondrée ; de la fumée s’échappe encore des maisons endommagées. On évacue les habitants. Un MP voit la jeep qui s’avance ; il fait signe au conducteur de reprendre la route principale. Günther manœuvre pour contourner une grange effondrée. Des décombres gisent sur la chaussée. Parmi les gravats, des cadavres de vaches. Il garde les yeux dessus un peu trop longtemps.

    - Watch out ! Attention ! crie un medic.

    Günther écrase le frein. Lui et Bastian sont projetés en avant. Le toubib est à l’arrière d’un Dodge à l’enseigne de la Croix-Rouge. Son cri a permis d’éviter au tout dernier moment la collision. Le camion fait marche arrière, s’immobilise puis se réengage en cahotant sur la route. La jeep embraye et se met à suivre ce grand frère. C’est ainsi que le duo quitte Noville. Hors du village, la route se fait de nouveau plus large. Günther donne un coup de volant et dépasse le Dodge. Pour les saluer, le toubib tape de l’index contre son casque. Dès qu’ils ont repris la voie de droite, Bastian regarde sur le côté.

    - Ça a failli mal tourner, soupire-t-il.

    Günther secoue la tête :

    - C’est le bordel. Comment ils appellent ça déjà ?

    - TARFU ! Things are really fucked up !

    - Haha, génial ! « Ça déconne à plein tube. » Quelle imagination !

    - TARFU. « Alles grosse Scheisse. » Une grosse, grosse merde, murmure Bastian.

    Tout en fixant la route, Günther lui demande :

    - T’as appris ça à Grafenwöhr ?

    - Non, je tiens ça d’un Amerikaner du camp de Limbourg-sur-la-Lahn.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyMalgré la brume, ils distinguent le contour d’une église et de quelques maisons. Ils parviennent au village suivant. À droite de la route, un panneau sur lequel figure « Foy » et, en dessous, en lettres un peu plus petites « Bastogne ».

    - Mieux vaut contourner ce bled.

    Günther braque d’un coup et s’engage à droite sur un chemin de terre. Au bout de cinq minutes, ils s’arrêtent à l’abri d’une forêt de pins.

    - L’anglais, tu le maîtrises bien ? demande Bastian.

    Günther sort un paquet de Lucky Strike de sa poche de poitrine :

    - J’ai vécu six ans à New York.

    - Vraiment ? Tu parles donc couramment…

    De ses dents, Günther tire une cigarette du paquet :

    - You bet !

    - Grâce à ton anglais et à mon français, soupire Bastian, on va aller loin.

    - On en aura bien besoin.

    - On va où ?

    Günther relève le devant de son casque américain.

    - À Paris.

    - Paris ? Si loin que ça ? demande Bastian en faisant la moue. Qu’est-ce qu’on va foutre là-bas ?

    Günther se retourne et sort une carte Michelin.

    - Je te dirai ça plus tard.

    Ils fument et étudient la carte touristique. La frontière française est à une heure de route. À cause de la nervosité des GI et des MP aux points de contrôle, ça leur prendra plus de temps. Ils se rendent compte qu’à présent, les choses deviennent sérieuses.

    - Let’s go, fait Günther.

    Les mégots disparaissent dans une flaque de boue au bord du chemin. Günther passe la première. Au bout de quelques centaines de mètres, ils reprennent la route. Ils s’approchent d’une zone de brouillard bas. Alors qu’ils la traversent, ils reniflent une forte odeur de brûlé. Elle provient d’arbres en feu, un peu plus loin. Un incendie probablement causé par un projectile.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyLe choc arrive de nulle part. Un cri bref tout de suite suivi d’une chute sourde sur l’asphalte. Dans la lueur des phares se dégage peu à peu le visage effaré d’un paysan. Planté juste à côté de la jeep, le type tend les mains devant lui, comme pour se protéger, de peur d’être renversé. Günther descend du véhicule et découvre, sur la chaussée, l’animal. L’œil brillant de la chèvre le fixe. Dès qu’il se penche, elle écarte craintivement la tête. Incapable de se relever. Une ou deux pattes cassées, sans doute. Bastian rejoint le vieux paysan. Il le contient pour éviter qu’il ne se jette, de rage, sur Günther.

    - Ma pauvre chèvre…, se lamente l’homme.

    - Elle vit encore, dit Günther à Bastian.

    - Qu’est-ce tu veux faire ? lui demande ce dernier.

    Günther évalue la situation. Un lieu improbable, un moment improbable – une histoire problématique. Leur mission ne peut en aucun cas capoter à cause d’un stupide coup de malchance. Il palpe le corps chaud de la chèvre. De ses mains, il lui soulève un peu la tête. L’innocence rayonne dans les yeux de la bête. Vulnérable, elle gît là sur l’asphalte froid. D’une façon ou d’une autre, elle lui fait confiance. À croire qu’elle considère l’homme qui lui tient la tête comme son sauveur. Günther soupire, resserre sa prise et lui tord le cou.

    - On y va ! lance-t-il tout en se redressant.

    Le paysan reste planté sur place, pétrifié. Il n’en croit pas ses yeux. Bastian comprend ce que son camarade attend de lui. Il prend son M1-Garand dans la jeep et tire à bout portant sur le vieux. Celui-ci s’effondre sur le sol. Bastian tire encore une fois. Après le deuxième coup de feu, il rabaisse son arme, la repose dans la jeep et monte à côté de Günther. Lequel fait marche arrière avant de contourner les deux cadavres.

     

    traduction : Daniel Cunin

     

     


    Opération Greif (en anglais)

     

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  • Le retour de J. Slauerhoff en France

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    Le phrasé des mers 

     

     

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    Pure coïncidence sans doute. L’année de la mort de Jan Jacob Slauerhoff (1898-1936) paraissait un roman de Georges Simenon dont le personnage central rappelle par bien des aspects, ainsi que le relève le biographe Wim Hazeu*, ce poète néerlandais : le huis clos « africain » 45o à l’ombre met en effet en scène Donadieu, un médecin de marine qui « ne se mêlait de rien, restait calme et serein, avec un soupçon de raideur qu’on attribuait aux origines protestantes de sa famille […]. C’était sa manie […] de s’occuper des autres, non pour intervenir dans leur existence, non pour se donner de l’importance, mais parce qu’il ne pouvait rester indifférent aux êtres qui défilaient devant lui, qui vivaient sous ses yeux, glissant vers une joie ou une catastrophe ». De même que le protagoniste issu de l’esprit de Simenon, Slauerhoff a servi à bord de bâtiments qui reliaient l’Europe à l’Afrique de l’Ouest ou effectuaient la ligne Java-Chine-Japon, montrant une réelle empathie pour son prochain, en particulier les passagers les moins bien lotis, tout en sachant garder slauerhoff,éditions circé,france,hollande,roman,chine,mexique,traduction,voyage,marin,écrivainavec la plupart d’entre eux une saine distance. Autre similitude : un usage maîtrisé de l’opium (« On savait qu’il fumait, lui, modérément d’ailleurs, deux ou trois pipes chaque jour. Peut-être l’opium était-il à la base de son flegme ? »). De constitution fragile, souffrant d’asthme depuis sa plus tendre enfance, le Néerlandais dégingandé – 1, 84 m pour guère plus de 65 kg – a souvent cherché une forme de soulagement dans les drogues jusqu’à ce que la tuberculose le terrasse. Et comment ne pas penser non plus à Slauerhoff en lisant la dernière phrase de 45o à l’ombre : « Quant à Donadieu, il faisait de nouveau les Indes, repérait les passagères en mal d’émotions et les initiait à l’opium, certains soirs, dans sa cabine. Mais le bruit courait qu’il n’en profitait jamais. » Grand séducteur, errant en permanence entre plusieurs maîtresses et amies – son mariage en 1930 avec la ravissante danseuse Darja Collin (photo ci-dessus) se traduira par une rapide désillusion –, il lui arrivait de se défiler alors que la femme à laquelle il s’intéressait n’opposait plus aucune résistance ou se montrait trop entreprenante.

    slauerhoff,éditions circé,france,hollande,roman,chine,mexique,traduction,voyage,marin,écrivainAuteur de trois romans, de vingt-cinq nouvelles, d’une pièce de théâtre consacrée à la grande figure de l’histoire coloniale batave Jan Pietersz. Coen (1587-1629), de critiques et d’essais - dans lesquels il se dévoile souvent et dont une part non négligeable porte sur des auteurs français du XIXe siècle et du début XXe –, de récits de voyage et de traductions, J. Slauerhoff demeure sans doute avant tout aux Pays-Bas un grand nom de la poésie de l’entre-deux-guerres : une œuvre qui regroupe environ cinq cents poèmes, une poignée ayant été écrits en français (voir le recueil Fleurs de marécage, 1929), quelques autres transposés dans cette même langue pour diverses revues ou anthologies, la dernière en date étant Poètes néerlandais de la modernité.

    Toutefois, c’est bien dans ses romans et certaines de ses nouvelles que ce fils de petits commerçants frisons a déployé toute sa force créatrice, laissé le plus librement cours à son imaginaire déroutant : par endroits hallucinée, sa prose charrie thématiques et motifs déjà omniprésents dans la poésie des premières années (l’errance, l’exil, la mer, la mélancolie, le démoniaque et la lutte face au démon, la fascination pour les mondes disparus et la décadence des civilisations, les âmes mortes, l’amour des îles, le statut de solitaire face à la masse, le désespoir amoureux, l’intemporalité…), fait une belle place aux mythes, à la veine fantastique, occulte et onirique. Slauerhoff, qui avait plusieurs ancêtres marins, nourrit ses pages d’images, de descriptions et de sensations récoltées aux quatre coins du monde, dans des villes portuaires, l’arrière-pays, et bien entendu en pleine mer. Son Journal, sa correspondance et ses impressions de voyage regorgent, sous forme embryonnaire, voire plus ou moins aboutie, de passages de ses futures œuvres en prose. Les fruits de ces expériences vécues loin du pays natal, l’homme tourmenté qu’il était les fond dans le creuset de ses multiples contradictions (personnalité tour à tour affable et insupportable, amant à la fois très jaloux et compréhensif) et de sa vaste érudition (la conférence qu’il donne à l’âge de dix-sept ans sur les lettres slauerhoff,éditions circé,france,hollande,roman,chine,mexique,traduction,voyage,marin,écrivainrusses subjugue ses camarades lycéens). Il suffit d’ouvrir son premier roman, Le Royaume interdit, pour saisir la singularité de sa perception du monde et de son art : sous sa plume, la Chine, Macao, Lisbonne, l’histoire coloniale du Portugal, la figure de Camões prennent un relief insoupçonné. La connaissance qu’il a accumulée sur ces divers lieux, cultures et sujets – pour s’être rendu sur place, pour avoir puisé aux meilleures sources : il suit l’enseignement de Robert van Gulik (sinologue, diplomate et écrivain), se lie d’amitié avec quelques érudits portugais, lit les ouvrages anglais, français, allemands les plus documentés… – ne bride pas son imagination, n’étouffe pas son talent, bien au contraire. Lui qui ne cesse de naviguer dans l’indécision – repartir en mer ou adopter un mode de vie bourgeois ; s’établir en Chine, à Tanger (ce qu’il fera un temps), au Costa Rica ou revenir aux Pays-Bas ; quitter tout territoire ou se réfugier sur l’île de Vlieland (île des Wadden) ; fuir les cercles littéraires ou côtoyer les amis écrivains ; s’engager à l’égard d’une femme ou succomber à celles que le hasard place sur sa route… – parvient, dans une sorte d’envoûtement, une fièvre visionnaire et un effort de concentration qui le laisse hâve, à délivrer une prose témoignant de convictions esthétiques affirmées. « Luxueux bon à rien », « négligé », « brouillon », « désordonné » : certains de ces qualificatifs, dont on a usé à juste titre envers Slauerhoff, par exemple en raison de l’illisibilité de ses manuscrits, et qui peuvent d’ailleurs se lire dans l’étymologie même de son patronyme, ne sauraient être de mise à propos de ses romans. Le flou, le flottement dans lesquels ils semblent baigner ne doivent rien à la nonchalance, écrire étant en quelque sorte pour le Frison d’origine vivre une expérience jusqu’au bout et revenir dessus en pensée.

     

    Slauerhoff et les femmes

     

     

    Soixante-quinze ans plus tard

     

    slauerhoff,éditions circé,france,hollande,roman,chine,mexique,traduction,voyage,marin,écrivainDepuis quelques années, les éditions Circé, basées à la fois dans les Vosges et à Berlin, font un effort pour que le lecteur français découvre, en format de poche, les romans et nouvelles de l’écrivain néerlandais. En 2008 paraissait, avec une postface de Cees Nooteboom, le roman posthume La Révolte de Guadalajara, l’année suivante le premier des trois romans du natif de Leeuwarden : Le Royaume interdit et, en 2010, une réédition légèrement revue du recueil de nouvelles Écume et Cendre, la première version donnée par les Éditions universitaires en 1975 étant devenue introuvable. Het leven op aarde, le dernier roman encore inédit en français et qui s’inscrit dans le prolongement du Royaume interdit, devrait paraître dans une année ou deux**, toujours par les soins de Claude Lutz – lequel, sensible au courant moderniste, a découvert l’écrivain grâce aux traductions allemandes –, sous le titre La Vie sur terre. Ne resteront dès lors inédites en français qu’une petite vingtaine de nouvelles, celles des recueils Het lente-eiland en andere verhalen (L’Île printanière et autres histoires, 1933) et Verwonderd saam te zijn (Étonnés de se trouver ensemble, 1987).

    Les trois titres offerts coup sur coup par les éditions Circé n’ont eu à l’heure qu’il est qu’un assez faible écho auprès de la critique. Seul Mathieu Lindon s’est, dans le quotidien Libération, arrêté sur chacun d’entre eux, intrigué par « l’œuvre étrange de cet étrange médecin et marin néerlandais » et « le nomadisme on ne peut plus déstabilisant » de ses personnages. Il écrit par exemple : « Le ton de Jan Jacob Slauerhoff est étonnamment clinique et, de fait, il ausculte un mysticisme sans véritable croyance et une révolution sans idéologie, privés de tout fondement théorique. Il a ce même lien de sèche lucidité à l’égard de sa propre intrigue, pourtant riche. Les événements surviennent comme des saisons sans que leurs acteurs aient conscience ni de ce qu’ils sont ni de ce qu’ils font. »

    slauerhoff,éditions circé,france,hollande,roman,chine,mexique,traduction,voyage,marin,écrivainDans un papier trop vite écrit, Camille Decisier (« La Révolte de Guadalajara », dans Le Matricule des anges, n° 98, novembre-décembre 2008) passe pour sa part à côté de l’essentiel, autrement dit la poétique de Slauerhoff, pour retenir sa supposée « réflexion sociopolitique » et s’emberlificoter les pinceaux dans des clichés (« une langue aussi nébuleuse que le hollandais »). La politique n’occupe en réalité qu’une place très secondaire dans l’œuvre du médecin-écrivain. Il est rapidement revenu de son enthousiasme du tout début des années 1920 – manifeste dans certains poèmes – pour la révolution bolchévique, estimant qu’il n’avait que trop « flirté avec la révolution ». Très vite, il a perçu la catastrophe que représentaient pour l’homme et le communisme et l’hitlérisme : « Hitler n’est pas une montagne qui accouche d’une souris. C’est une souris qui va accoucher d’une montagne, une montagne de malheurs », concluait-il par exemple dans un article de décembre… 1931.

    Soixante-quinze ans après le dernier passage de Slauerhoff en France, pays où il s’est rendu à maintes reprises et dont il a beaucoup pratiqué les femmes et la littérature, il est heureux qu’il y fasse enfin son retour, cette fois à travers ses œuvres les plus marquantes.

     

    Daniel Cunin

     

     

    La Chine et Macao

     

     

    * Wim Hazeu, Slauerhoff. Een biografie, De Arbeiderspers, Amsterdam, 1995.

    ** Malheureusement, malgré la volonté de l’éditeur, ce projet n’a pu se concrétiser.

     

    Article paru à l’origine dans Septentrion, n° 4, 2012, p. 15-18.

     

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    la revue De parelduiker, n° 4, 2018