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  • Le Pays blanc

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    L’univers du romancier Rob Verschuren

     

     

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    À perte de vue, des pics calcaires déchiquetés s’élevaient au milieu d’une mer turquoise dans un spectre vaporeux de teintes blanches, grises et bleutées.

    Le Pays blanc

     

     

     

    Het witte land, troisième roman de Rob Verschuren, vient de paraître aux éditions haarlémoises In de Knipscheer. À la différence de la France ou de la Belgique, maisons d’édition et librairies n’ont pas été à l’arrêt aux Pays-Bas en ce printemps coupe-jarret. Que signifie ce titre : Le Pays blanc ?

    Rob5.pngLa couverture montre ce qui paraît être de la neige gelée, celle d’un glacier, qui sait. Il est question au début du livre de l’enfance et de l’adolescence de Bobby, le personnage central hollandais, en particulier de vacances qu’il passe avec ses parents dans la pension d’un village des Alpes autrichiennes : un jour où il tient à être seul, il vit une expérience singulière en s’aventurant sur un sommet enneigé et les premières pentes du glacier. Sans doute éprouve-t-il alors, parmi cette blancheur accentuée par un brouillard épais, combien la mort est en embuscade, combien chaque être est en réalité seul au milieu de ses proches et de l’humanité entière. S’aventurer sur des hauteurs est un motif qui figure déjà dans d’autres œuvres de Rob Verschuren – il peut correspondre à un rite purificateur, à une révélation ou du moins coïncider avec un changement de cap dans la vie d’un personnage.

    Au fil des années, une forme de fatalisme et de résignation va semble-t-il empêcher Bobby de se déployer et de s’épanouir, ceci même s’il finit par créer une agence publicitaire et s’il partage son existence avec quelques compagnes successives. À 55 ans, quitté par la dernière en date et fasciné par la photo d’une Asiatique miraculée d’un tsunami, cet homme désabusé – il ne croit plus au pouvoir du langage, instrument défectueux qui ne saurait rendre compte du réel – vend tout et part pour de bon s’établir dans le pays d’Extrême-Orient où a été pris le cliché en question. Il n’aspire plus à rien si ce n’est à se fondre dans la population de ce qui est encore une dictature communiste. Comme dans Typhon et dans La Fille karaoké, l’essentiel de l’action se déroule dans une ville d’un pays d’Asie qui n’est pas nommé, mais qui présente certaines similitudes avec le Viêtnam. Cependant, étant donné que le protagoniste est cette fois un ressortissant européen, Le Pays blanc reste plus ancré dans la civilisation occidentale, en particulier à travers une critique sociétale bien manifeste, des flash-back sur les origines catholiques de Bobby et nombre d’allusions à la culture littéraire et picturale française, espagnole ou américaine.

    Le recueil de nouvelles de R. Verschuren

    rob verschuren,entretien,roman,pays-bas,viêtnam,peintresBien entendu, le titre s’explique aussi par la page blanche : le personnage tire un trait sur son passé, il recommence une vie à partir de zéro ou du moins y tend. Il tient à se détacher de tout pour ne pas avoir à renoncer à tout, d’une manière toutefois un peu moins désespérée que le prisonnier de la nouvelle « Zor » : « Pour survivre, la stratégie que je me suis inventée, c’est le détachement. Ce qui n’existe pas ne peut pas me toucher. En prison, on devient fou, mais ce n’est pas la prison qui nous rend fou. C’est le passé et le futur. Les regrets et les désirs. Autant de choses que j’ai bannies de ma vie. Seule la cellule et la cour de promenade existent. […] Toutes les journées seront pour moi les mêmes, tout comme une bouteille vide contient la même chose qu’un verre vide. » Ainsi que l’indique une citation empruntée à Albert Camus placée en épigraphe du roman, Bobby se détache du monde en se raccrochant à l’un des épisodes les plus marquants de ses jeunes années. On se retrouve dès lors de plain-pied dans Le Mythe de Sisyphe : « Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile, ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. » Sisyphe heureux, une tournure qui fait se rejoindre Occident et Extrême-Orient, puisque Camus l’a lui-même reprise au philosophe japonais Shūzō Kuki.

     

    R. Rauschenberg, Erased de Kooning Drawing, 1953 (SF MoMA)

    rob verschuren,entretien,roman,pays-bas,viêtnam,peintresRien ne nous empêche par ailleurs de voir en Bobby lui-même, isolé au milieu de quartiers populaires asiatiques – qu’il compare aux labyrinthes et prisons des carceri d'invenzione de Piranèse – et de bidonvilles qui accueillent des déchets tant humains que matériels de toutes sortes, « le pays blanc » qu’il est aux yeux des autochtones. Mais sans doute la formule renvoie-t-elle plus encore à la dimension picturale du roman. Sous maintes formes et une riche palette, la couleur ponctue la prose de Rob Verschuren, plus explicitement dans ce roman que dans les œuvres précédentes. Des noms de peintres apparaissent au fil de la narration (Rothko, Willem de Kooning, Bonard, Picasso, William Bouguereau, Gauguin, Léonard de Vinci…) ; ceux-ci sont mieux à même que les écrivains d’établir un lien direct entre leur cœur et celui d’autrui. Par conséquent, Le Pays blanc ne serait-il pas la toile abstraite que peint Bobby dans sa tête, dans ses rêves, celle qu’il fait en réalité de sa vie ? Ce qui est certain, c’est qu’il entend errer et évoluer dans le nouveau pays où il s’est établi en ayant coupé tous les ponts, « comme dans une peinture abstraite, en suivant la fascination qu’éprouve le spectateur, sans avoir besoin de rien comprendre et sans chercher à nouer des liens si ce n’est avec l’étranger qu’il est pour lui-même ». Et ce pays blanc, ne serait-ce pas aussi la Pietá de Michel-Ange mutilée par un déséquilibré ou, mieux encore, Erased de Kooning drawing, ce dessin de Willem de Kooning représentant des femmes que Robert Rauschenberg passa des semaines à effacer à la gomme ? Effacer les femmes du passé pour, qui sait, un jour, faire mieux que Don Quichotte, en trouvant une Dulcinée non plus seulement imaginaire…

    rob verschuren,entretien,roman,pays-bas,viêtnam,peintresCar, hormis ses souvenirs, Bobby a apporté dans son peu de bagage une tablette contenant les 100 plus grandes œuvres littéraires de l’histoire de la littérature. Ainsi, il se mesure à Don Quichotte, quand bien même sa propre imagination se traduit rarement par des actes ; sachant qu’il ne rivalisera jamais avec le délire de grandeur du chevalier errant, il en vient en fait à se considérer comme un anti Don Quichotte. Cependant, à ces lectures, il préfère bientôt la simple observation des choses : « il ne cherchait jamais à les comprendre, se contentant d’une seconde d’émerveillement ou d’un scintillement de beauté ».

    Ayant fait des études classiques au lycée, Bobby traverse cette existence dont il essaie de s’effacer en revenant parfois, bon gré mal gré, à la mythologie grecque, par le biais de flashs ou dans des rêves – Ulysse apparaît à quelques reprises. Le dernier chapitre s’intitule nostos, autrement dit la douleur du retour d’exil, une sensation de bonheur perdu, une mélancolie qui fait souffrir et soulage à la fois, mais aussi l’arrivée dans un autre pays, l’idée d’un chemin de sortie – un titre qui fait pendant au tout premier volet du livre : « Départ », et qui n’est pas sans rappeler l’insatisfaction permanente du voyageur et écrivain Slauerhoff, toujours désireux de repartir sur les mers en même temps que toujours impatient d’arriver quelque part. Le terme grec résume à lui seul le parcours qu’effectue Bobby dans les dernières pages dont on ne dévoilera rien.

    En apparence, quant à la structure, ce roman présente moins de cohérence que les précédents – le premier tiers se déroulant en Hollande, le reste dans un pays asiatique montagneux couvert pour les trois quarts de jungles. Des personnages apparaissent dont on perd assez vite la trace (les anciennes maîtresses de Bobby ; PT, le jeune chauffeur qui l’aide à se repérer dans la ville côtière où il a choisi de vivre ; la femme à laquelle il donne le nom de Pâle Orchidée…), mais cela correspond probablement à la volonté du protagoniste de lâcher prise, de se libérer de tout en attendant le jour où le destin placera sur son chemin un être ou un événement qui figurera un nouveau nostos, une forme de libération de la prison dans laquelle Bobby – à l’instar de beaucoup de personnages de Rob Verschuren – se sent enfermé.

     

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    Les « femmes-poubelle », c’était une dénomination non seulement dénigrante, mais simpliste. Il en cherchait une témoignant de plus de respect. Professionnelles du recyclage ?... Ça pourrait faire l’affaire.

    Le Pays blanc

     

     

    Quand on énumère les titres des différents chapitres, dont une petite moitié est dans une langue étrangère, affleure un poème :

     

    Départ

    Rothko

    La Baie des Dragons descendus du ciel

    Étranger à soi-même et au monde

    Interludium

    Cherchez la femme

    No woman no cry

    Un homme qui partait au Mexique

    Rosa rosae rosam

    L’homme dans la foule

    Pâle Orchidée

    Une mort qui ne libère pas

    Pietá

    Nostos

     

    La poésie, se dit à un moment Bobby en se remémorant le court poème « Rozelaar » (Rosier) de Paul van Ostaijen :

     

    Zon brandt de rozelaar

    zon brandt de glasscherve

    Kind

    geef acht

    hier liggen      glasscherven,

     

    la poésie a-t-elle les mêmes vertus que la peinture ? parle-t-elle directement au cœur dès lors qu’on en perçoit la beauté ? C’est en tout cas ce que fait la poésie qui traverse la prose de Rob Verschuren, nouvelle après nouvelle, roman après roman.

     

    Daniel Cunin

     

     

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    Rob Verschuren à Da Lat, 2020.

     

     

     

     

    ENTRETIEN entre VIÊTNAM et PLATS PAYS

     

     

     

    rob verschuren,entretien,roman,viêtnam,peintres,pays-basDaniel Cunin : Pouvez-vous nous parler un peu de votre parcours, puisque vous n’avez publié vos premiers textes de fiction que vers la soixantaine ? Autrement dit, qu’elle place ont occupé la littérature et l’écriture dans votre vie avant les années 2010 ? Dans la magnifique nouvelle portant sur un oiseau lui aussi superbe – même si son nom français prête à sourire –, « Le chant du shama à croupion blanc » (voir photo), vous mentionnez ainsi quelques écrivains, Conrad et Kerouac, mais aussi Henry de Monfreid. Un déclic s’est-il produit en vous à partir du moment où vous vous êtes établi au Viêtnam ? Et à propos de lecture, où en êtes-vous dans celle des 100 plus grands livres que Bobby, le personnage du Pays blanc, se propose de lire en commençant par le numéro 1 de la liste, à savoir le Don Quichotte ? 

    Rob Verschuren : Au cours de ma vie professionnelle, dans mes fonctions de concepteur-rédacteur ou copywriter, je n’ai cessé d’écrire. Ce n’est certes pas la même chose qu’écrire de la fiction littéraire, mais ce n’est pas non plus totalement différent. Dans les deux cas, il s’agit de formuler, de styliser, de transmettre et communiquer le plus efficacement possible ce que l’on souhaite dire. Ma vie durant, j’ai été par ailleurs un lecteur, non d’abord par pure curiosité littéraire, mais plutôt dans un souci de détente et de distraction en ouvrant le premier livre venu. En dévorant un peu de tout. À partir de 2009, année où je suis parti vivre au Viêtnam, il m’a fallu m’en remettre au book exchange, une activité parallèle des cafés et des boutiques où l’on peut acheter et rapporter des livres – généralement laissés sur place par des routards.

    rob verschuren,entretien,roman,viêtnam,peintres,pays-basC’est de cette façon que je suis tombé sur le roman qui a provoqué le « déclic » dont vous parlez, No Country for Old Men de Cormac McCarthy (Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme). Ce livre a quelque chose qui m’a fait me dire : oui, c’est comme ça qu’il faut procéder. Ce quelque chose ne m’est apparu clairement que plus tard, lorsque j’ai lu d’autres romans – et de bien meilleurs – du même auteur. Un quelque chose que l’on pourrait décrire comme la conséquence ultime du show, don’t tell. Les personnages de McCarthy ne pensent, ne réfléchissent, ne se tracassent jamais devant des vitres embuées ; le narrateur s’abstient radicalement d’expliciter ce qui leur passe par la tête et ce qui se passe dans leur tête. Au lecteur de tout déduire, s’il en a envie, à partir de la seule action et des seuls dialogues. Un critique a fourni une très belle description du style de cet écrivain : « Son refus de concéder à son lecteur le moindre accès privilégié à la pensée des personnages si ce n’est à travers l’évaluation de leurs actions et de leurs propos, se traduit par un réalisme concret qui contraste à merveille avec la poésie intemporelle de leur environnement allégorique et le caractère poignant de leurs destins tout aussi intemporels. »

    J’ai alors décidé : c’est comme ça que je veux écrire. Et cela reste la tâche que je me fixe, même si je ne peux sans doute pas rivaliser avec Cormac McCarthy. Par moments, je laisse mes personnages réfléchir afin que le lecteur ne perde pas le fil de l’histoire. Quant à mon entrée tardive dans la littérature, peut-être m’a-t-il fallu d’abord acquérir une certaine sagesse – ne dit-on pas qu’elle vient avec les années… Je viens de jeter un coup d’œil aux « 100 plus grands romans de tous les temps » – une liste établie par le quotidien The Guardian – et je peux vous dire en tout honneur et en toute conscience que j’en ai lu quinze et ai abandonné la lecture de deux autres en cours de route.

     

    DC : Votre écriture témoigne d’une belle maîtrise de l’art romanesque. À cela s’ajoute une réelle qualité esthétique de votre prose. Ces propriétés résultent-elles chez vous d’un travail de longue haleine, de l’assimilation d’œuvres d’écrivains qui vous ont marqué ou y voyez-vous plutôt un sens inné de la phrase ?

    RV : Polir, polir, polir encore et toujours. Même si, bien entendu, il ne faut pas cracher sur un soupçon de talent inné.

     

    rob verschuren,entretien,roman,viêtnam,peintres,pays-basDC : De l’humour transparaît dans la plupart de vos textes, dès « Schroef » d’ailleurs, la première nouvelle de votre recueil dans laquelle il est beaucoup question d’écrous et de vis en parallèle à des personnages qui perdent un peu les boulons. On découvre même par endroits des scènes vraiment comiques, par exemple lorsqu’il est question du grand-père dans le roman La Fille karaoké. Dans Le Pays blanc, le narrateur dit à propos du protagoniste : « Il avait toujours regardé la gaie défiance et la gaie ironie comme un signe de bonne santé. » Comment jonglez-vous avec ces ingrédients ? Quelle fonction leur accordez-vous ? Puisez-vous ces caractéristiques dans votre personnalité ou plutôt dans le monde qui vous entoure ?

    RV : L’humour est indispensable. Tant dans la vie que dans la littérature. Même dans mes histoires les plus tragiques ou les plus sombres, on relève un brin d’humour. « Un rire et une larme » : si l’on parvient à déclencher les deux chez le lecteur, cela veut dire qu’on s’en est bien tiré. Il convient bien sûr de doser l’humour, il fonctionne particulièrement bien quand il provoque un sourire inopiné venant contrebalancer, par exemple, un passage dominé par la gravité. Les dialogues accueillent aisément l’humour. Mais alors, mieux vaut s’en remettre aux personnages plutôt que de chercher à revêtir soi-même les habits du comique. En ce qui concerne ma propre conception de l’humour, elle coïncide avec celle de Bobby dans Le Pays blanc.

     

    DC : Dans les histoires que vous narrez, on est souvent – comme d’ailleurs dans la plupart des œuvres d’art – entre réalité et univers onirique, les deux se confondant par endroits. Des rêves ou cauchemars qui comprennent certaines données similaires réapparaissent d’un livre à l’autre. Il y a même des pages qui relèvent pour ainsi dire du registre hallucinatoire. Accorder ainsi une place à ce qui, de premier abord, ne parait guère crédible, est-ce une façon de renforcer la puissance suggestive et romanesque ? Autrement dit, à propos de l’artifice de l’art, rejoignez-vous Degas lorsqu’il écrit : « On voit comme on veut voir. C’est faux. Et cette fausseté constitue l’art » ?

    E. Degas, Autoportrait

    rob verschuren,entretien,roman,viêtnam,peintres,pays-basRV : Ce que nous appelons la réalité n’est en effet que notre perception. Je ne connaissais pas la formule de Degas, il dit bien les choses en peu de mots. Mais ce qu’on veut voir n’est pas forcément « faux », on peut tout simplement envisager cela comme « une autre réalité ». En ce qui me concerne, j’écris des histoires réalistes et ce que l’on pourrait appeler des histoires magico-réalistes. Je ne vois aucune différence entre celles-ci et celles-là. Il s’agit là tout au plus de cases dans lesquelles on range les œuvres littéraires. Les choses inconcevables dans la vie réelle se doivent de paraître logiques et crédibles dans une narration. Après tout, pourquoi se limiter au monde que l’on appréhende par nos facultés ? La liberté d’entrer dans des univers qui les dépassent, voilà l’un des aspects les plus fascinants de l’écriture fictionnelle.

     

    DC : Puisqu’il a été question de Degas, un nom que vous mentionnez dans au moins deux de vos œuvres, venons-en aux peintres et aux coloris. Déjà dans « Le mur », votre nouvelle « française » – celle où les vieilles pierres qui ne servent plus d’habitation parlent tout en étant elles-mêmes habitées –, il est question d’un protagoniste peintre ; Bonnard et Monticelli sont mentionnés au passage. Mais au-delà de ces noms, c’est l’aspect pictural concret de certaines de vos pages qui frappe. Est-ce chez l’écrivain en vous l’aspiration ultime : une page d’écriture qui fait pour ainsi figure de toile, de pastel ou d’aquarelle ? 

    RV : J’ai toujours éprouvé une certaine jalousie vis-à-vis des plasticiens, des designers, des directeurs artistiques, etc. Ce qu’ils réalisent me semblait tellement plus passionnant et plus facile que mon badinage sans fin avec les mots. Il ne fait guère de doute que ces derniers pensent tout autrement à ce sujet, et à juste titre. À mon intérêt pour les arts plastiques s’ajoute une autre raison expliquant pourquoi je retiens assez souvent des protagonistes qui pratiquent l’un de ces métiers. J’ai une dent contre les écrivains qui écrivent des romans sur des écrivains. Quand vous entrez dans une boulangerie, le boulanger ne vous casse pas les oreilles à propos de son labeur et de sa sueur devant le four. Il y a certes des exceptions qui valent le détour, mais ces livres sont bien trop nombreux : à mes yeux, s’adonner à cela, c’est opter pour la facilité. Comme je trouve, à l’instar des peintres, qu’il est intéressant de montrer les choses à travers le regard d’un esprit créatif, je me suis rabattu sur une astuce. Commencer sans hésiter une nouvelle ou un roman par une écriture visuelle. Une page qui touche le lecteur aussi directement qu’un tableau, ça c’est quelque chose ! Malheureusement, ce n’est pas possible, car les mots, on les appréhende un par un, ce qui fait que le rationnel s’interpose immanquablement.

     

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    Le meilleur moment pour observer la vie de la rue dans toute son anarchie et ses couleurs, c’était lorsque le soir tombait et que la population locale gagnait les bars en plein air et les restaurants.

    Le Pays blanc

     


    DC
     : Les couleurs, mais aussi les odeurs et les bruits – omniprésents – rehaussent vos pages, souvent dans des descriptions très évocatrices. Ajoutons à cela le cadre « exotique » dans lequel évoluent les personnages ainsi que les petites références mariales qui réapparaissent d’histoire en histoire, et nous avons une prose que la critique de votre pays d’origine, par ailleurs élogieuse, a qualifié de « bien peu hollandaise ». Avez-vous cherché à vous distancier d’une écriture plutôt sobre et d’un cadre « plats pays » qui caractérisent bien des romans paraissant en Hollande ?
     

    RV : Je ne m’oppose pas à cela, mais ce n’est pas mon genre de prose ; les existences dont il est question dans ces romans présentent peu de points communs avec la mienne. J’espère, d’ailleurs, que mes lecteurs goûtent l’exotisme de mes textes comme un aromate, un piment qui ne vient en rien contrarier l’empathie que peuvent susciter mes personnages.

     

    DC : Pour en revenir au petit compte rendu du Pays blanc ci-dessus, roman dans lequel le personnage n’accorde plus guère de valeur à la littérature ni à la langue, si ce n’est peut-être sous la forme du poème, quel rapport entretenez-vous avec ce genre ?

    RV : Je ne suis pas un grand lecteur de poésie, encore moins un connaisseur.

     

    DC : Vous semblez accorder une grande place à la position de la femme en Asie, des femmes souvent exploitées et qui n’ont guère de possibilités d’échapper à leur triste sort – on songe en particulier aux nouvelles « Nouvelle lune », « Douces langues blanches », « Joe »… mais aussi, bien entendu, au roman La Fille karaoké. Est-ce l’un des aspects de ces sociétés qui vous a le plus marqué ?

    Une femme devant le balcon, Mai Trung Thu, 1940

    rob verschuren,entretien,roman,viêtnam,peintres,pays-basRV : Je ne suis pas un écrivain engagé, je n’ai pas de « message » à transmettre. J’écris sur les gens. Bien sûr, ici, les femmes accusent un vrai retard, mais n’est-ce pas le cas partout ? Pour autant, le Viêtnam ne mérite pas d’être critiqué plus que d’autres pays à cet égard, encore moins par un Occidental. Les femmes que je mets en scène, même lorsqu’elles sont des victimes, se révèlent pour la plupart plus fortes que les personnages masculins. Une caractéristique qui ne cesse de me frapper dans la vie réelle.

     

    DC : Une question encore au sujet du Pays blanc. Dans quelques-unes de vos nouvelles émergeait déjà une thématique proche, celle du cinquantenaire occidental qui tourne le dos à son passé pour se réfugier dans un hôtel miteux, quelque part en Asie. Mais il était alors question d’un « je » (par exemple dans les nouvelles « Le singe des mers » et « Joe »). À travers le roman, que l’on ne peut lire sans y déceler certains éléments autobiographiques, avez-vous tenté de vous distancier de votre propre personne en renonçant au « je » pour opter pour un « il » ?

    RV : Interrogé sur la teneur autobiographique de son œuvre, William Burroughs a répondu (je le cite de mémoire) : « 100% autobiographique et 100% fictionnelle ». En tant qu’écrivain, on utilise ce qu’on a sous la main, les expériences personnelles et l’environnement se proposant avant le reste. On est dès lors libre de partir dans n’importe quelle direction. Votre question m’amène à réfléchir à une chose qui ne m’a pas encore vraiment préoccupé. Raconter une histoire à la première ou à la troisième personne du singulier, cela est-il si différent ? Quant à la nature autobiographique, j’entends, ou comme technique de dissimulation. La tendance des lecteurs et des critiques à confondre le « je » et l’écrivain est compréhensible, mais non fondée. Le choix entre « je » et « il/elle » relève pour moi de la technique narrative. La nouvelle « Zeeaap » (Singe des mers) est « vraie » pour ainsi dire du début à la fin. Alors que la seule chose que j’ai en commun avec le « Joe » de la nouvelle éponyme, c’est que j’ai moi aussi enseigné l’anglais pendant un certain temps. En ce qui concerne Le Pays blanc : Bobby ressemble à son créateur, bien qu’il ait de plus en plus suivi sa propre voie au fil du processus d’écriture.

     

    rob verschuren,entretien,roman,viêtnam,peintres,pays-basDC : Pour terminer, pouvez-vous nous éclairer sur les sources d’inspiration de Typhon, en particulier sur cette quête en apparence absurde d’un jeune homme qui, en prenant bien des risques, cherche un sens à sa vie en escaladant les hautes parois d’une grotte cachée sur une île ?

    RV : Nous avons déménagé depuis, mais à l’époque où j’ai écrit le roman Typhon, je voyais, dès que je sortais du jardin, les îles rocheuses de la baie de Nha Trang où les hirondelles font leur nid. Et dans mes jeunes années, j’ai pratiqué l’alpinisme. Voici deux « embryons » de Duc Noir, le personnage en question. Son inclination à se retirer du monde des humains n’est pas non plus étrangère à son créateur.

     

     

     

     

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  • Rutger Kopland dans l'Autre vie

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    L’Autre vie

    De Bruges à Groningue sur les pas d’Yves Leclair

     

     

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    Il a beau intituler l’une de ses œuvres Orient intime, il ne peut s’empêcher d’évoquer çà et là les Pays-Bas, ses paysages, ses passants, ses poètes. La quatrième de couverture de ce livre de 2010 ne s’ouvre-t-elle pas sur ces mots : « Il suffit, par exemple, que j’entende converser un Frison dans les canaux lumineux de la campagne de Groningen, très au nord des Pays-Bas… » ? Quant à l’ultime texte du volume, il offre une citation d’Etty Hillsesum : « Donne-moi chaque jour une petite ligne de poésie, mon Dieu, et si jamais je suis empêchée de la noter, n’ayant ni papier ni lumière, je la murmurerai le soir à ton vaste ciel. Mais envoie-moi de temps en temps une petite ligne de poésie. »

    Entre deux villages de France, un passage chez Virgile et l’office des Vigiles, son recueil Cours s’il pleut (2014) recèle un cycle « Haut pays bas », des sonnets « à l’envers » pourrait-on dire, composés en Hollande au début du présent millénaire, dans les pas de Rutger Kopland qui vivait du côté de Groningue et auquel il dédie « Groningen à vélo », poème où l’on retrouve la prédilection d’Yves Leclair – puisqu’il s’agit de lui – pour les jupes et les formes féminines, « jambes croisées » ou « globe des seins blancs ».

    Yves0.pngAyant transformé le lieu-dit Courcilpleu en un titre de recueil : Cours s’il pleut (2014), Yves Leclair goûte en gastronome la toponymie locale : « […] J’aime prononcer / les mots d’autres langues, surtout quand ils / sont imprononçables/ Et renoncer / à en savoir le sens rend plus fertile / leur sens […] ». Plus loin, lisant Giono, il repense au « tabac orange hollandais » qu’il achetait, enfant, pour son père…

     

    Déjà dans Prendre l’air, qui date de 2001, on trouve trace du poète hollandais Kopland sous la plume du Français : « La poésie d’Yves Leclair, écrivait alors Pierre Perrin, apparaît ainsi d’autant plus retenue qu’elle voudrait retenir le fleuve du temps. Le pari que l’auteur est en train de gagner, en un temps où les équarrisseurs de la poésie-qui-soi-disant-n’existe-pas reprennent de la vigueur, tient à ce que l’inconnu peut encore nous surprendre. Ce dernier ne braille ni ne s’agite. Il monte en secret du fond de chacun de nous comme le souffle auquel il faut bien prêter l’oreille ; quand le râle l’emporte, il est trop tard. ‘‘Regarde-le bien, le temps, / droit dans les yeux avant qu’il soit passé.’’ Il n’en faut pas moins un miroir ou, mieux, quelqu’un, une présence pour s’en rendre compte. Yves Leclair l’écrit lui-même ‘‘en mijotant des poèmes de Rutger Kopland’’, comme il le précise encore en note d’un beau sonnet en l’air. L’autre est de la sorte relégué en bas de page, encore tenu à distance, comme le moi, quand l’idéal serait peut-être, contre l’éviction de ce dernier que Pascal haïssait aussi, la fusion. »

    Kopland - seul poète hollandais publié à ce jour en volume chez Gallimard, ceci grâce à Paul Gellings épaulé par Jean Grosjean –, Yves Leclair lui consacrait à l’époque, par un soir où « il fait seul », quelques pages dans la NRF (janvier 2001) : « Kopland river, improvisation n°1 sur la poésie de Rutger Kopland ». Un début de lettre adressé au confrère admiré, des notes prises sur le vif, en relisant Songer à partir et Souvenirs de l’inconnu : « De certains poèmes de Kopland, on pourrait dire qu’ils sont l’exacte musique de l’hiver. Et qu’ils savent en garder le secret. » Ou encore Kopland, « poète de l’entrée en hiver ». « Kopland river, lande d’hiver ». Les titres que retient le Hollandais ne manquent pas de fasciner Leclair, tant ceux des recueils que ceux de certains poèmes. La simplicité apparente de cette poésie le plonge « dans la nudité de l’être, dans l’ouvert, sa misère et son mystère », dans une « parole ravagée par une conscience très aiguë de la finitude ». Et de conclure : « Nous sommes des étrangers enfermés dans nos solitudes absolues. »

     

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    Œuvres poétiques complètes de Rutger Kopland, Van Oorschot, 2013

     

     

    Dans le recueil le plus récent d’Yves Leclair, L’Autre vie (2019), le Hollandais est encore là sous la forme d’une citation en néerlandais : « Wie wat vindt heeft slecht gezocht » (Qui trouve quoi que ce soit a mal cherché), un « viatique de feu » de « l’extraordinaire Rugter Kopland » précise Emmanuel Godo. Kopland présent, cette fois non au Nord des Pays-Bas, mais à Bruges (en mars 2014), au cœur d’un verset : « Heureux d’avoir pendu ma ballade de perdu, aux airs de l’Onder het vee de mon cher Rutger Kopland, trouvé en édition originale, ici, dans une improbable librairie. / Jusqu’au moment de me hisser sur le marchepied du train in extremis, après avoir pas mal trotté, me répéterai à contre-pied ce vers qui m’a trouvé et détroussé à la porte, comme un ancien air de fox-trot : / Wie wat vindt heeft slecht gezocht. »

    Kopland1.pngC’est que L’Autre vie s’arrête bien plus au pays de Guido Gezelle et de Hugo Claus qu’en Hollande. Écrit à Bruges, lui aussi en mars 2014, un « Béguinage » ouvre le cycle « Au sein du royaume ». Le cycle suivant, brugeois à part entière, s’intitule « Septième ciel », qui est aussi le titre d’un In memoriam dédié au prêtre-poète du XIXe siècle, grand précurseur des lettres flamandes modernes ; lui succède une pièce dédiée à Karel Jonckheere (1906-1993) : « La châsse de Sainte-Ursule ». L’Anversois Max Elskamp n’est pas oublié : « Diablerie enluminée ». L’évocation d’une roulotte de romanichels permet à l’auteur de se remémorer un autre artiste flamand, Jan Yoors (1922-1977). Une fois de plus, bien des pérégrinations sous la plume d’Yves Leclair, aux quatre coins de la France, aux quatre coins de l’Europe… Une fois de plus, un poème à l’ami Kopland, en date du 10 avril 2002, soit trois mois avant la disparition du poète hollandais, composé entre Haarlem et Rien van den Broecke Village :

     

     

    Retrouver le Nord 

     

    Vent de la mer du Nord, vent glacial près d’Haarlem, vent qui donne des couleurs aux jours, aux oreilles,

     

    vendeurs marron d’Inde qui brûlent de l’encens devant des éléphants en faux bois de santal pour attirer le chaland en plein courant d’air.

     

    Ce soir, le ciel rosit tout le ciel du polder. Les vols des colverts comme des avions de chasse fusent sur l’eau des canaux dans l’air bleu de Delft.

     

    Entre les bungalows, les house-boats, on voit passer une déesse blonde avec des bières.

     

     

    Goffette.pngLe travail de traduction de Paul GellingsSonger à partir (1987) puis les Souvenirs de l'inconnu (1998), a d’autant plus porté de fruits que Richard Rognet opte pour une strophe du Hollandais en épigraphe à Un peu d’ombre sera la réponse alors que Guy Goffette dédie à son tour des vers à Rutger Kopland : « Poète en Groningue », du cycle « Compagnons de silence » paru dans le recueil Un manteau de fortune :

     

    Songer à partir, disait-il, et c'était encore

    sous les mots du poème comme une barque

    quand le soleil se noie au milieu du lac,

    juste là où le vent n'élargit plus

     

    les cercles, une barque frêle et qui

    fait mine de vouloir s'en aller, va, revient,

    et l'eau proteste contre la proue, et personne

     

    pour comprendre et traduire cela :

     

    que de si petites vagues – rêves, souvenirs

    – aient toujours raison de nos plus fiers

    élans, de nos désirs d'échapper au reflux.

    Personne, sinon celui qui parle de partir

     

    et cherche encore un endroit pour rester.

     

     

     

    Entretien radiophonique avec Yves Leclair 

     

     

    L’Autre vie d’Yves Leclair « n’est pas ailleurs, dans un illusoire monde autre : elle se laisse entrevoir ici et maintenant. Le poète est cet homme qui saisit l’instant de l’entrebâillement et en transmet la force bouleversante à ses contemporains : il les sait claquemurés et privés du mystère sans lequel la vie humaine s'étiole ». Ses poèmes creusent une quête intérieure : « Tente tout d’abord, écrit-il dans Orient intime, de rejoindre ton nom : ‘‘le clair’’, la transparence. Fiat lux. Ici commence en vérité un très intéressant voyage. Ici ton premier tour du monde. Mais n’oublie pas d’ôter tes gros godillots avant de monter aux barreaux de l’échelle de lumière. Prends leçon sur les sherpas. Ils vont pieds nus en souriant. Pieds nus, cette noblesse, celle du marcheur, du nomade, du passant ordinaire ou moribond, la seule ou presque devant laquelle s’incliner. L’écriture est ma tente démontable de nomade dans le désert quotidien de notre vieille Europe, en marche à l’étoile vers mon Orient. Mais je sais que ‘‘Orient et Occident ne sont aussi que des désignations temporaires pour des pôles au-dedans de nous-mêmes’’ (Herman Hesse). » Des soupçons de l’autre vie, une part du royaume, le poète en reconnaît dans les petits riens et les grands hommes des plats pays.

     

    Daniel Cunin

     


     

    documentaire consacré à R. Kopland, sous-titrage en portugais 

     

     

     

  • Une sortie avec Dr Pepper

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    Un récit de Carmien Michels

     

     

     

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    Le « rapprochement social », par le biais de rencontres entre auteurs et lecteurs, fait partie de la mission de Passa Porta. En cette période de « distanciation sociale », Passa Porta tient à la remplir de façon virtuelle. Le magazine en ligne propose donc une série d’« Avis à la population », rédigés en cette période de crise par des auteurs de Belgique et d’autres pays. À cela s’ajoute pour vous la possibilité de visionner des entretiens vidéos Meet the Author et de découvrir de nombreux textes ou traductions inédits. Sans sortir de chez vous.

     

     

     

    carmien michels,passa porta,avis à la population,traduction,poésie,flandre,belgique,littératureCarmien Michels (1990) est une autrice et performeuse belge qui enseigne au Conservatoire d’Anvers. Elle évolue entre planches et plume, entre monde urbain et univers classique. Son premier roman We zijn water (Nous sommes eau, De Bezige Bij, 2013) a été nominé pour le Debuutprijs et le Bronzen Uil. Son deuxième roman Vraag het aan de bliksem (Demandez-le à l’éclair, 2015) et son premier recueil de poèmes We komen van ver (Nous arrivons de loin, 2017) ont paru aux éditions Polis. Connue comme slameuse, elle participe au projet Versopolis et a été, par ailleurs, l’une des ambassadrices littéraires dans le cadre d’Europalia Romania. Le poète et romancier flamand Stefan Hertmans dit d’elle qu’elle est « un Johnny Cash féminin, puissant, à la personnalité très marquée, qui exprime une forme d’engagement peu courante ».

     

     

     

    Avis à la population (20)

    Une sortie avec Dr Pepper

     

     

     

    J’éprouve le besoin de remporter de petites victoires. En cette époque plus que jamais :

    Débarrasser mes cheveux de leurs nœuds.

    Accrocher un drap blanc à la fenêtre.

    Acheter de l’espace de stockage supplémentaire pour mon compte Gmail.

    Capter des yeux doux au supermarché.

    Dévorer un bouquin. Un deuxième. Un troisième.

     

    C’est peut-être pour cela que tant de gens se sont mis à la pâtisserie.

    Cuire du pain, odeur d’une petite victoire.

    Fabriquer un nichoir.

    Mettre du terreau au pied des plantes.

    Acheter un nouveau coupe-ongles.

    Un whisky qu’on n’a encore jamais goûté.

    Se précipiter chez l’esthéticienne.

    Apprendre un poème par cœur.

     

    Au-dessus de ma tête, dans le nichoir, les oisillons pépient toujours plus fort. Sous une chaise de la terrasse, la chatte se tient aux aguets. De temps en temps, elle se faufile à pas de loup jusqu’à la table puis bondit sur la clôture, à côté de l’échelle d’incendie – le poste d’observation où, entre deux béquetées de chenille ou de vers dont ils nourrissent leur progéniture, papa et maman mésange bleue se posent un instant. La chatte papote avec les oiseaux et avec moi. Je crois qu’elle a oublié d’être chat et qu’elle s’essaie avec enjouement à parler une nouvelle langue.

     

    Voici deux semaines, la veille de la réouverture des magasins, je me suis promenée avec un ami dans les rues dépeuplées d’Anvers. On est passés devant de magnifiques façades que nous n’avions encore jamais remarquées. Dans le meuble frigorifique d’un night shop, parmi de nombreuses cannettes, il y avait un Dr. Pepper.

     

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    « Ça fait une éternité ! je me suis exclamée en rayonnant de joie. Je devais avoir 16 ans !

    - C’est sucré à vomir, a fait mon ami. Ça a le goût du sirop pour la toux qu’on donne aux gosses.

    - Je l’achète quand même. Je peux pas résister.

    - Dans ce cas, je prends une Desperados. »

     

    On était tout excités. De pouvoir faire quelque chose dehors. Le sentiment de conquérir, de réaliser un truc dont on pouvait tirer de la fierté. Alors que le soir tombait, on a fureté dans le parc Roi Albert. Sur un nichoir suspendu à un arbre, quelqu’un avait peint : « Restez chez vous. »

     

    À l’autre bout du parc, devant le centre de fitness fermé, trois adolescentes faisaient des exercices. À un mètre et demi l’une de l’autre, du moins à une distance qu’elles considéraient comme telle.

     

    « Viens », j’ai dit.

     

    On a posé nos cannettes sur le rebord en pierre d’un parterre de fleurs. On s’est étirés. On a mouliné les jambes. Fait des abdos et des pompes.

     

    « Je suis un peu bourré, a dit mon ami alors qu’on s’était remis à marcher.

    - Moi aussi.

    - Dansons alors. »

     

    On a écarté les bras, on s’est déhanchés et on a twerké contre les pare-chocs des voitures. En pouffant. Des fenêtres se sont ouvertes. Une voix d’homme a donné le ton, d’autres l’imitant bientôt. Tout à coup, on s’est retrouvés au milieu d’une cacophonie de chants de Juifs orthodoxes qui, en quête de Yahvé, se trouvaient les uns les autres. On a dansé un slow sur la chaussée comme un couple sur la piste d’une boîte de nuit, mais sans se toucher.

     

    À la bifurcation, on s’est dit au revoir.

     

    « Ça m’a manqué.

    - Quoi ?

    carmien michels,passa porta,avis à la population,traduction,poésie,flandre,belgique,littérature- Juste ça, a dit mon ami. Faire quelque chose qu’on n’avait pas prévu. Un truc qu’on ne contrôle pas. Se laisser surprendre. Au bon sens du terme. Pas par le mixeur qui refuse de marcher ou par le gâteau qu’on sort du four, complètement raté. Ni par sa petite copine qui a un mauvais jour. Un truc palpitant. Qui sort de ce qu’on fait machinalement tous les jours à la maison.

    - C’est vrai. »

     

    Le vent jouait avec un drap suspendu au-dessus d’un café fermé. Sur l’appui de la fenêtre étaient alignés dix ours en peluche. Aucun ne tenait une bière.

     

    « Une invitation à un câlin.

    - Impossible.

    - Il doit quand même bien y avoir un moyen de se serrer dans les bras l’un de l’autre sans courir le moindre risque. »

     

    Tout en parlant, on levait les yeux sur le drap, on échangeait des regards.

     

    « Peut-être qu’on peut y arriver en s’enroulant chacun dans un drap comme dans une sorte de préservatif géant. »

     

    En me marrant à cette idée, serrer dans mes bras des amis, des membres de ma famille, pourquoi pas ma grand-mère, séparés les uns les autres par plusieurs draps, je me suis éloignée. Entourée par les ténèbres, par les prières qui m’apparaissaient à présent familières. Au loin, une clarté d’un rose tendre illuminait les toits de la ville, à croire que des cracheurs de feu s’entraînaient sur les bords de l’Escaut.

     

    Cette gamine n’est pas encore couchée ? je me suis dit. J’approchais d’un immeuble où, derrière une fenêtre du premier étage, une fillette de plus ou moins huit ans, la tête en appui sur les coudes, fixait le vide.

     

    Elle a posé sur moi un regard trop vieux pour son âge. Peut-être n’avait-elle pas de chat avec lequel papoter, pas de livres dans lesquels vagabonder. Peut-être pleurait-elle son grand-père ou sa grand-mère. Ça nous échappe.

     

    J’ai ralenti le pas, lui ai adressé un signe de la main. Apeurée, elle s’est tout de suite éclipsée. Laissant le rideau se balancer doucement. Puis elle est réapparue. Elle m’a renvoyé mon salut d’une main timide, un sourire pondéré aux lèvres. Une lueur triste habitait ses yeux. Ça nous échappe tout simplement.

     

     

    Carmien Michels, mai 2020

     

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     


     

     

     

  • Table ronde sur la traduction

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    La traduction de témoignages liés à la Shoah

     

     

    symposium organisé par la Faculté de Lettres
     
    de l’Université de Gand
     
    28 novembre 2017
     
     

     


     

     

     

    Les ouvrages évoqués

     

    Hélène Berr, Journal, Tallandier, 2011, traduit en anglais par David Bellos.

    Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance, Denoël, 1975, traduit en anglais par David Bellos.

    Hélène Berr, Journal, Tallandier, 2011, traduit en néerlandais par Marianne Kaas.

    Fabrice Humbert, L’Origine de la violence, Le Passage, 2009, traduit en néerlandais par Marianne Kaas

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    Harry Mulisch, L’Affaire 40/61, traduit du néerlandais par Mireille Cohendy, Gallimard, coll. « Arcades », 2003.

    Anne Frank, L’Intégrale, traduit du néerlandais par Philippe Noble et Isabelle Rosselin, Calmann Lévy, 2017.

    Etty Hillesum, Les Écrits. Journaux et lettres. 1941-1943, traduit du néerlandais par Philippe Noble et Isabelle Rosselin, Le Seuil, coll. « Opus », 2008.

    Evelien van Leeuwen, Modeste in memoriam. Souvenirs lointains, traduit du néerlandais par Daniel Cunin, Le Rocher, 2007.

    Philip Mechanicus, Cadavres en sursis. Journal du camp de Westerbork, traduit du néerlandais par Daniel Cunin, Notes de Nuit, 2016.

     

     

    Bande son du documentaire sur Philip Mechanicus

    réalisé par Fabian Gastellier - voix de Jean-Claude Dauphin
    podcast

     

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