Une nouvelle
de J. Slauerhoff
L’amphore
À un faune pieux
Alors que Massilia se dressait déjà à l’horizon et qu’on s’attendait à accoster à la tombée du soir, le vent catabatique se précipita du haut des montagnes de Ligurie, prit d’assaut la mer et rejeta la galère de Nebo au loin, toujours plus loin, au-delà de la Sardaigne, île au large de laquelle elle était passée cinq jours plus tôt par mer calme.
Le vent fraîchit, arrachant les voiles, brisant les rames, puis, de jeu las, entraîna le bâtiment contre les falaises. La coque se disloqua, la cargaison, pourpre de murex en provenance de Tyr et lin de Chypre, fut emportée par les vagues, la mer se teignit de rouge à perte de vue comme si, dans les profondeurs, le Kraken perdait tout son sang.
Au milieu de cette dévastation flottaient lambeaux de lin, esclaves blanches et rameurs noirs éthiopiens secoués de convulsions.
La lune se leva et inonda la vaste couche mortuaire d’une lumière jaune cadavéreuse.
Le lendemain matin, il n’y avait plus trace de rien. Seul Nebo était encore balloté par les flots, sur le coffre qui avait contenu sa richesse. Le couvercle brisé, l’or avait été englouti par les eaux : voilà à quoi Nebo devait son salut.
Au bout de six mois, à Sidon, on jugea la galère perdue. D’autres, nom- breuses, parties bien des semaines après elle, avaient depuis abordé dans un havre sûr.
Croyant Nebo noyé, ses femmes et ses enfants le pleurèrent et moururent dans la pauvreté.
Quarante ans plus tard, on revit Nebo à Sidon. Cheveux grisâtres, haute stature cassée en deux. Un bâton à la main, il tâtait le sol devant ses yeux à moitié aveugles.
Peu reconnurent l’homme frappé par le malheur, et, parmi eux, beaucoup l’évitèrent.
Quelques-uns, pris de pitié, s’inclinaient avec déférence devant lui qui avait été le plus grand marchand de Sidon. La voix rauque, il se mettait alors à narrer son histoire, mais personne ne lui prêtait bien longtemps l’oreille. Certains le qualifiaient de fou, d’autres de menteur, selon qu’ils éprouvaient plus ou moins de compassion pour lui.
Bientôt, il erra seul dans Sidon, dormant à même les murs de quai et vivant sur les pièces de monnaie qu’on jetait à ses pieds. Il ne se départait pas d’une impulsion irrésistible à relater les vicissitudes de son existence. Le jour où il ne trouva plus personne pour l’écouter, il acheta du parchemin et, les yeux collés dessus, en noircit les feuilles. Il remplit ainsi deux rouleaux, mais l'argent lui manqua pour en acheter de nouveaux.
Plus tard, on le retrouva mort sur l'îlot qui fait face au port de Sidon, yeux rivés sur la mer, un petit vase dans une main, serrant de l'autre les rouleaux de parchemin contre sa poitrine. Tel un enfant qui se serait endormi en jouant, le vieillard était étendu sans avoir l'air particulièrement malheureux. Quelques personnes prirent alors la peine de regarder ce qu’il avait écrit. De son histoire, on pouvait encore lire les lignes suivantes :
« Quand la mer se fut apaisée, je m’endormis, affalé sur mon coffre, à moitié immergé.
Le contact de mes pieds avec le sable me réveilla ; toujours dans l’eau, je gravis une pente qui me porta jusqu’au rivage. Sur la terre ferme, je sombrai dans un nouveau sommeil.
Quand je me réveillai pour la deuxième fois, il faisait nuit, la lune sourdait tout juste à l’horizon, lueur d’un vert silencieux ; une ombre tomba sur mon visage et se mit à danser. Je n’osai lever la tête, redoutant de découvrir la créature qui projetait cette ombre sur moi et dansait, une situation qui me remplissait d’effroi. Je gardai les yeux fermés ; s’apitoyant encore une fois, le sommeil me protégea jusqu’au lever du soleil. Au matin, délesté de mes craintes, je voulus voir où j’étais. Ce fut bientôt fait. Sur une île sans végétation, sans oiseaux et pour ainsi dire sans la moindre éminence. Un ovale jaune au milieu d’une mer à nouveau étale, et rien d’autre. Hormis, près de moi, une amphore aux lignes délicates.
J’avais soif, je me dis qu’elle contenait peut-être encore un peu d’eau laissée par une averse. M’emparant du vase par ses deux anses, je le portai à ma bouche et bus : un vin frais à profusion qui me rendit heureux et imperméable à toute crainte. Il me tournait la tête, une seule chose occupait mon esprit : Comment cette amphore immobile avait-elle pu projeter sur moi une ombre dansante, la nuit précédente ? Qui d'autre habitait cette île ? Des êtres vivants ? Non ! je les aurais vus… sur cette étendue nue. Des esprits ?
Je me rendormis pour me réveiller à la nuit tombante.
Dans le crépuscule où se mêlait coucher de soleil rouge et montée jaune tendre de la lune, se tenait, à l’endroit même où l’amphore m’avait abandonné, une forme féminine élancée, du sable jusqu’aux chevilles ; je levai les yeux sur le doux galbe de ses flancs et de ses épaules. Elle replia les bras derrière sa tête légèrement inclinée.
Elle se tenait là comme une amphore vivante. Sur son visage et ses membres ruisselait le reflet d’une splendeur intérieure. Qu’elle m’offrit de bon gré comme l’amphore son vin.
Je posai les mains sur ses hanches, lesquelles se laissèrent faire, puis autour de ses seins qui se tendirent ; elle se pencha sur moi puis resta longtemps, et bien plus encore, allongée sur le sable, immobile, les mains nouées derrière la tête.
Je me réveillai au matin. À côté de moi, il y avait l’amphore. Je bus à ma soif et me rendormis.
Et le soir, quand j’ouvris les yeux, la femme se tenait à mes côtés ; elle demeura là jusqu’à ce que je me rendormisse.
C’est ainsi que ma vie sur cette île déserte se trouva agrémentée d’une double ivresse qu’un pont de somnolence enjambait, pont qui se prolongeait en de belles arches jusqu’à l’éternité.
Toutefois, j’en vins à demander aux dieux : Pourquoi cela et combien de temps encore avant que je ne sois délivré de cette île ?
Immédiatement, le ciel se couvrit, c’en fut fini des douces nuits vertes, des chaudes journées jaunes, un terne crépuscule s’installa. L’amphore contenait de l’absinthe ; elle tomba en mille morceaux sur le sol. Quant à la femme, je ne l’ai plus jamais revue ; par contre, j'entendais rires ou pleurs à chaque fois que je parcourais la boucle entre sable et mer.
À la fin, le vent se leva, le même que celui qui m’avait fait dériver jusque-là. Il amalgama les nuages ; de ces murailles grisâtres roula le tonnerre qui se fit voix :
- Oh ! homme, tu te plains : Les dieux se rient de ma souffrance et gardent le bonheur pour eux-mêmes. Or, nous accordons joie et bonheur à tel ou tel mortel, mais tous se plaignent et gémissent : Pourquoi et combien de temps encore ? Il n’y a qu’en cas de catastrophe et que dans le dénuement qu’ils s’oublient eux-mêmes, cessent de poser et reposer des questions pour ne plus se soucier que de leur salut. Ils appellent de leurs vœux des désastres. Y compris toi. Des catastrophes, voilà ce que nous allons envoyer sur toi.
Dans mon outrecuidance, j’osai lever la main et leur demander s’ils ne pouvaient se priver d’autres joies que celle d’un bon vin et d’une femme lascive sur une île déserte.
Sous un rire de dérision qui provoqua un séisme sous-marin, l’île fut engloutie et je me retrouvai à surnager en pleine mer.
Au moment où je croyais que j’allais me noyer pour de bon, une vague gigantesque me jeta sur un haut plateau brun et rocailleux qui se dressait à la verticale de la mer. Le ciel était très bas. Dans l’épaisse couche de nuages grisâtres s’enfonçaient les chaumes durs qui poussaient sur le sol aride. Ces tiges peu touffues ne semblaient porter que de grossiers épis. Au loin, dans les endroits plus dégagés, j’aperçus de grandes créatures hideuses à forme humaine ; plus tard, je les revis, le dos voûté, elles travaillaient, ramassant les grains ; d’autres grimpaient dans les chaumes avec une sorte de faucille et coupaient les épis.
Je me cachai dans le corps d’un serpent géant mort, enroulé sur lui-même au milieu d’une grotte, comme un gros câble. Je redoutais de devoir partager l’existence de ces êtres, qui me paraissait misérable, si je venais à me montrer. Je ne ressentais pas la faim ; plusieurs jours durant, je restai dans ce repaire. C’est alors que je sentis une serre se fermer sur ma nuque. »
À défaut de parchemin, Nebo n’avait pu décrire plus avant ses vicissitudes. Du reste, si l’on en juge d’après ce début, personne n’y aurait prêté foi, le début étant ce qu’il y a en général de plus vraisemblable dans les contes et les histoires de marins.
1926
J. Slauerhoff
traduit du néerlandais par Daniel Cunin
Extrait de J. Slauerhoff, Verwonderd saam te zijn
(Étonnés de se trouver ensemble),
La Haye, BZZTôH, 1987.
La traduction a paru dans la revue Septentrion,
2012, n° 4, p. 19-21.
émission consacrée aux archives de J. Slauerhoff
(avec Adriaan van Dis et Aad Meinderts)