Max Jacob : réponse du berger à la bergère
À propos de quelques portraits
ou Max Jacob & Cie scrutés par Eddy du Perron
Au cours des années vingt du siècle passé, l’écrivain Eddy du Perron a été à maintes reprises portraituré, en particulier par l’Espagnol Pedro / Pere Creixams (1893-1965) (1) et le Hollandais Carel Willink (1900-1983) (2), mais aussi par le Grec Constantin Florias (1897-1969), le Suisse Oscar Duboux (1899-1950) (3), le Flamand Valentijn van Uytvanck (1896-1950), le Français Pascal Pia (1903-1979), l’Écossais d’origine juive russe Saul/Paul Yaffie/Jeffay (1898-1957), ainsi que par l’une de ses passions, la Belge Clairette Petrucci (1899-1994), jeune femme très courtisée qui l’a initié, si ce n’est aux plaisirs de la chair aristocrate, à certains auteurs français tout en lui permettant de rencontrer des représentants du monde littéraire et artistique du Paris et de la Bruxelles de l’époque (4). Dans un premier temps, Du Perron a d’ailleurs estimé que cette ravissante marquise était plus douée que son ami Creixams, lequel, sans être encore célèbre, pouvait toutefois déjà se prévaloir d’une certaine renommée.
La rencontre avec Pedro Creixams (photo) à la mi-mars 1922 du côté de Montmartre – et le même jour, semble-t-il, celle avec Pascal Pia – ne doit cependant rien à cette muse qu’il a lui-même, à quelques reprises, croquée sans guère chercher à la flatter (5). Pour ce qui est du registre du dessin ou de la peinture, relevons d’autre part que, comme beaucoup d’hommes de lettres, le futur auteur du Pays d’origine a fait l’objet de quelques caricatures. Enfin, lui qui, dans ses livres, s’est très souvent portraituré en s’attachant – une fois les pseudonymes abandonnés – à se masquer le moins possible, n’a pas manqué, à l’occasion, de crayonner sa bobine tantôt fine, tantôt poupine.
Eddy du Perron, par Max Jacob (1922)
Une petite page d’histoire littéraire entre France et Hollande porte sur l’un des portraits les plus amusants de l’auteur en herbe, celui réalisé par personne de moins que Max Jacob. Cette esquisse fait en effet l’objet d’un passage du roman Een voorbereiding qu’Eddy publie en 1927 ; dans ces pages inspirées de la réalité, le poète apparaît sous les traits de Clovis Nicodème (6) et le jeune Du Perron sous ceux de Kristiaan Watteyn. La rencontre a lieu place du Tertre, durant la première moitié du mois d’avril 1922, dans l’établissement À la Mère Catherine, « maison fondée en 1793, le restaurant dont la carte présente un sans-culotte qui tient en l’air, telle une lanterne, la tête de Lemoine, l’aubergiste, surnommé ‘‘père la Bille’’ ». Une conversation portant sur la poésie contemporaine se déroule entre les protagonistes attablés dont fait partie Jeffery Dowd, alter ego de Saul/Paul Yaffie/Jeffay, ainsi sans doute que le double de Gen Paul. Le propos se porte à un moment donné sur les vers de Pierre Bicoq (alias Jean Cocteau) : comme Kristiaan se réclame, non sans facétie semble-t-il, de ce poète, Nicodème avance que celui-ci lui doit pour ainsi dire tout comme un fils doit plus ou moins tout à son père. Et de poursuivre :
Eddy et Paul Jeffay
« Pourquoi ? Vous écrivez des vers à la Bicoq ?
- Je ne sais pas si je le fais bien, je ne m’y suis mis que depuis quelques jours. Dans un premier temps, j’écris des vers fluides et réguliers ; ensuite, j’entreprends de trancher. Je leur coupe bras et jambes, dans la plupart des cas aussi une partie du tronc sans oublier à chaque fois la tête. J’ai l’impression qu’ils commencent à montrer des similitudes avec ceux de Bicoq.
- Composer des vers réguliers, répond Clovis Nicodème avec bonhommie, ça n’a rien d’original.
- Je ne peux m’empêcher de penser, rétorque Kristiaan de façon pédante, que la véritable originalité transparaît sous chaque forme quelle qu’elle soit. L’originalité d’une énième nouvelle forme me paraît une maigre nouveauté qui bien vite s’essouffle. »
Les yeux de M. Nicodème sont remplis d’un éclat de chaleureuse moquerie. La tablée entière prête attention à Kristiaan. Docile, celui-ci reprend : « Bien entendu, vous me trouvez d’une stupidité consommée. C’est que je n’ose pas fabuler ; je vous confesse tout.
- Non, non, proteste son interlocuteur d’un clappement des lèvres, je ne vous trouve pas du tout stupide. Je vous trouve… charmant. »
Au dos du menu, Clovis Nicodème se met à crayonner le portrait de Kristiaan. Il lève la tête en le scrutant à chaque fois, entre ses lunettes et un sourcil en crochet, d’une pupille bleue.
« Les yeux d’un ange, murmure-t-il pour lui-même. Les yeux purs d’un ange. La bouche… la bouche d’une danseuse. »
Le portrait passe de main en main. Nicomède a prêté à Kristiaan une trombine ronde de gamin, ponctuée, en guise de quinquets, de deux raisins secs où se lit de la curiosité. On trouve le portrait très réussi. Clovis Nicodème se lève et, d’un large geste en direction de Kristiaan, lance : « Baudelaire enfant ! »
Puis il prend congé. Tous de rire. Dowd est même pris d’un hoquet de contentement. Le trait d’esprit de M. Nicodème a déçu Kristiaan. Hugo n’a-t-il pas dit de Rimbaud : « Shakespeare enfant ! » ? Il se demande si le grand homme s’est payé sa tête ou s’il lui a fait la cour.
Eddy face à Du Perron (portrait double, trucage, 1918)
Max Jacob, Eddy va partager sa compagnie à d’autres reprises. Ainsi du 20 juin de la même année – à l’époque où ce dernier travaille à son Manuscrit trouvé dans une poche – avant de passer un moment à s’entretenir avec Blaise Cendrars : « Je travaille toujours à ma tentative d’être moderne. Ça ne doit pas durer plus que 15 jours, je serais complètement fou. Travaillant comme je le fais, avec un je m’enfichisme complet pour le résultat et en m’amusant malgré l’effort que ça me coûte malgré tout, ça va ! J’ai revu hier soir Max Jacob, après lui Blaise Cendrars, qui m’a raconté de très amusantes histoires concernant son ami Chagall. C’est curieux, en les voyant plus, c’est Cendrars que je préfère de beaucoup à l’autre. Il est énergique, causeur amusant sans faire trop d'esprit, et simple. » (7). Au cours des années qui suivent, le Hollandais et l’auteur du Cornet à dés échangeront quelques lettres (8), le Français n’étant sans doute pas insensible au charme du jeune homme au teint et aux traits exotiques. Dans Een voorbereiding, Du Perron propose d’ailleurs quelques développements sur l’homosexualité qui font manifestement allusion au futur oblat.
Eddy, par Clairette Petrucci (1922)
Même si Eddy n’est pas forcément convaincu par le portrait esquissé par Max Jacob, il va en tirer parti en quelque sorte, tant comme séducteur que comme auteur. Multipliant les avances auprès de Clairette (photo ci-dessous), il le lui montre et se propose peu après de lui en adresser une reproduction : « comme vous semblez préférer les bonnes têtes d’enfant, ou les têtes de bons enfants, que sais-je ? (‘‘que scais-je ?’’ comme écrivait M. de Montaigne, que vous devez bien aimer) – j’ai fait photographier le dessin de Max Jacob, que vous trouvez ‘‘charmant’’ et vous enverrai une épreuve, si vous voulez. Mais comme moi je préfère les belles têtes anglaises, selon votre maman, voulez-vous faire photographier le dessin que moi j’ai fait de vous ? Sans amour-propre : c’est ce que je préfère de tout ce que j’ai fait de vous, avec kodak ou crayon » (9). Quelques jours plus tard, il tient sa promesse, non sans brosser, par écrit, un portrait assez savoureux du libertaire Henri Chassin (1887-1964), dont il vient de faire la connaissance à Montmartre, alors qu’il était en compagnie du peintre Marcel Leprin (1891-1933) : « […] Henri Chassin, secrétaire de la fédération (?) des écrivains, directeur de… ?, trésorier de… ?, chansonnier, dessinateur, anarchiste ; presque-guillotiné, auteur de 6 revues, Poète. […] Il parlait, parlait, je n’ai jamais rencontré un parleur si infatigable ! […] j’étais complètement abruti ! Je n’ai plus compris, en les quittant, que la littérature française possédait un Mallarmé, un Verlaine, un n’importe qui – il n’y avait plus qu’un géant qui avait pris toute la place : Henri Chassin ! Nom d’un nom ! Causeur amusant, très riche en mots, vulgaire et spirituel à la fois – ‘‘un des rares écrivains en France, un des rares ! qui travaillent beaucoup et qui travaillent… en pensant!’’ – il m’a réduit à un parfait silence. Il disait des énormités sur Maurice Rostand, sur Wilde et sur Kipling, sans que je répliquasse par un mot. […] Leprin, avec un bête sourire, disait, me désignant : ‘‘Faites son portait, Max Jacob a dit qu’il ressemble à Baudelaire enfant’’ (!) – ‘‘Mais non, dit-il, c’est moi qui ressemble plutôt à Baudelaire ?’’ Je faisais semblant de le croire. […] Il trouvait Jean Cocteau un fou, et Blaise Cendrars un sot. Je l’ai cru. […] Je vous envoie, ci-joint, la photo que j’ai oubliée d’insérer dans ma lettre précédente, – comme une pensionnaire de 16 ans. Vous avez cru peut-être (après ce que j’avais écrit) que je l’ai oubliée délibérément. Eh bien, non ! – c’était la conversation qui rageait derrière moi qui m’a ‘‘dérouté’’. Vous trouverez ici en même temps la copie du dessin de Max Jacob et deux petites photos de moi à l’âge de 9 mois, pour vous prouver que je ressemblais vraiment à Don Garcia de Médicis. Je regrette que les trois dents manquent ! » (10)
Toujours en ce mois de mai 1922, le 25, alors qu’il vient d’élire domicile Chez Bouscarat, 2, place du Tertre, Eddy exprime à cette même Clairette le dédain que lui inspire le poète converti – dont l’œuvre l’occupe malgré tout ; il en vient même à croquer ce dernier dans le courrier qu’il rédige : il s’agit d’une caricature montrant le quasi quinquagénaire les mollets poilus, vêtu de bure et chaussé de sandales.
: « Figurez-vous que Max Jacob vient d’écrire une lettre concernant Montmartre dans un numéro des Images de Paris […] je vous la copie entièrement :
Monastère de Saint-Benoît-sur-Loire (Loiret)
Cher Monsieur,
Les rares lecteurs qui veulent bien se souvenir de mon nom l’entourent d’une légende montmartroise aussi fausse qu’une légende. Je reconnais avoir des amis à Montmartre mais j’ignore, ai ignoré et ignorerai toujours ‘‘Montmartre’’. J’ai habité vingt ans les environs du Sacré-Cœur, d’abord par hasard puis par fréquentations de la chère basilique élevée au culte du Sacré-Cœur de N.-S., mais je ne suis pas de ce qu’on appelle Montmartre, je n’en aime pas l’esprit je n’en aime pas les mœurs et la plupart de ses habitants me répugnent immensément. Je n’ai aucune qualité pour parler au nom de mes amis, mais je ne trouve pas trace d’esprit montmartrois, Dieu merci, ni dans le caractère, ni dans l’œuvre de Salmon, l’humour de Mac Orlan est plus rabelaisien que montmartrois et les héros de Carco sont de toutes les fortifs et pas spécialement de celles de Saint-Ouen à la Chapelle. Pour le moment je suis de la campagne, je suis des bords de la Loire et j’espère y rester longtemps. Ceci dit, je vous remercie de penser à moi mais je vous assure bien sincèrement que je serais enchanté de ne pas voir mon pauvre nom cité quand il s’agira de Montmartre.
Croyez-moi sympathiquement à vous, Max Jacob
» Il me semble qu’après ce reniement de la vie vulgaire, digne de saint Matorel lui-même, Creixams pourra faire le portrait primitif du nouveau frère de ce monastère de Saint-Benoît sur-Loire, avec un sourire bénin, et absolument rien qui rappelle le nom biblique qui – une fois ! – était bien le sien… Demain, nous irons (Creixams et moi) au Louvre. Quand le saint de Cosimo Tura ne pourra pas lui suggérer l’idée, peut-être qu’un dessin de moi dans ce genre-ci le pourra ! J’aimerais bien savoir combien de bénédictions Max a gagné avec la lettre que vous venez de lire… Vous avez raison : au fond c’est un triste type de fumiste ! J’ai beaucoup lu de lui les derniers jours. D’abord beaucoup de poésies dans Le Laboratoire central, puis des poèmes en prose, dans Le Cornet à Dés, enfin Cinématoma et sa dernière œuvre Art poétique. Je pourrais vous écrire tout un volume plein de mes impressions et idées là-dessus et aussi concernant les œuvres d’autres génies modernes. Mais j’en ai ‘‘marre’’ ! – comme du trio Maurice Yvain-Willemetz-Mistinguett. Dès que je serai à Montmartre, je recommencerai sérieusement à travailler et ne m’occuperai plus de tous ces gens comme je l’ai fait ; je les considérerai comme passe-temps et c’est tout. »
Malgré ce peu de considération pour la personne de Max Jacob, Eddy ne publie pas moins le portrait croqué en 1922 dans Filter, une plaquette de 1925 contenant 49 quatrains d’un autre alter ego de Du Perron, à savoir Duco Perkens (photo ci-dessous). À l’un de ses correspondants qu’il n’a jamais rencontré, l’auteur Roel Houwink, le jeune homme écrit le 6 août de la même année (lettre ci-contre) qu’il ne « ressemble en rien au gribouillage de Max Jacob ; d’ailleurs, cette non ressemblance à elle seule peut à mon sens inciter un auteur (un de mon genre surtout !) à coller pareil portrait dans un écrit ».
Peu de temps avant de mourir d’une angine de poitrine quatre jours après le début de l’invasion de la Hollande par l’armée nazie en mai 1940, Eddy du Perron revient, dans un texte consacré au talent de dessinateur de divers écrivains (11), sur le croyant Max Jacob en même temps qu’il s’attarde sur Jean Cocteau (12), l’un des auteurs de prédilection de Clairette, mais personnage que lui-même n’admire pourtant guère si l’on se fie au portrait qu’il en a fait en langue française douze an plus tôt, lequel ne manque ni de nerf ni de piquant : « M. Cocteau est très intelligent, on l’a dit assez souvent ; en tout cas, il donne souvent à s’y tromper l’illusion de l’intelligence. C’est pour cela sans doute qu’il s’est débarrassé assez jeune de son maître M. Rostand père, pour se laisser en attendant influencer plutôt par M. Gide, qu’il a trouvé (toujours à temps et de façon à se persuader qu’il était lui aussi une espèce de précurseur) Apollinaire, le cubisme, Picasso, les ballets russes, Éric Satie, Sophocle, Roméo et Juliette, etc. Depuis quelque temps, fort sans doute de la réputation acquise, il s’est permis de revenir à sa nature et de s’adonner aux calembours ; il en a même fait un recueil de poésies, qui se vend sous le titre d’Opéra. Mais c’est loin d’être tout, car M. Cocteau, chez qui tout est poésie, sait au besoin créer des poètes. Il faut lire sa préface à J’adore pour apprendre comment il a créé M. Jean Desbordes (13) sans presqu’y songer. Déjà quand il a publié son Jean l’Oiseleur, on pouvait se douter que M. Cocteau possédait ce don en y lisant : J’ai voulu faire du blanc plus blanc que neige et j’ai senti combien mes appareils étaient encrassés de nicotine. Alors j’ai formé Radiguet pour réussir à travers lui ce à quoi je ne pouvais plus prétendre. J’ai obtenu Le Bal du Comte d’Orgel… Radiguet étant mort, M. Cocteau, à travers lui, n’a plus rien obtenu ; il en a été fort inconsolable, comme tout le monde sait, mais à présent, il a pris sa revanche : il a obtenu le J’adore du petit M. Desbordes. Le petit M. Desbordes, s’est montré un disciple bien dévoué ; il a consacré dans son premier ouvrage quatre panégyriques aux ouvrages de M. Cocteau et déclaré ne pas connaître de meilleure poésie qu’Opéra. Pour le reste il a soigneusement travaillé d’après la recette connue : de l’eau de rose, très rose pâle, une étoile en papier d’argent au fond, deux gouttes de sperme. Mais c’est un sperme d’écolier et même de bon élève qui reste sans conséquence, n’en déplaise la main du maître. Ce maître qui est – n’est-ce pas ? – M. Cocteau, se révèle définitivement dans cette dernière création : afficheur, cabotin, peu scrupuleux et même plutôt sagouin. Pour tout dire : un maître auquel il convient de ne plus toucher. »
Max Jacob dessinateur
Mais revenons à l’étude rédigée en néerlandais ayant trait aux hommes de lettres qui aiment se livrer au dessin – pareille réflexion intéresse d’autant plus Du Perron qu’il a lui-même commis, en plus de portraits de proches, des dessins pour le moins érotiques (voir Un chiffre ci-dessous) –, laquelle, lorsqu’elle s’arrête sur des écrivains français du XXe siècle, ne pouvait pas ne pas évoquer Malraux : « Parmi les écrivains français encore vivants, il est à vrai dire difficile de ne pas compter dorénavant Cocteau – dont les illustrations de sa propre œuvre (par exemple celles des Enfants terribles) sont bien entendu ‘‘littéraires’’ par excellence – parmi les ‘‘véritables’’ dessinateurs. Ses réalisations en la matière témoignent d’une extrême habileté ; il ne fait aucun doute qu’il peut se reposer sur une pratique consommée. Ce qui reste donc de littéraire en lui sur ce terrain, c’est bien son ‘‘imagination d’auteur’’ ; cela dit, il y a des dessinateurs et des peintres qui, sans être des écrivains, ne lui sont en rien inférieurs dans ce domaine (et je ne pense pas même en la matière aux surréalistes pour qui l’imagination en question est devenue affaire de spécialistes). Prédécesseur de Cocteau comme ‘‘poète moderne’’, Max Jacob a toujours été un dessinateur très estimé ; bien que beaucoup moins adroit que ce dernier, il a fait des dessins, des gouaches et même, me semble-t-il, des peintures à l’huile très recherchées par les amateurs. Si on les place tous deux l’un à côté de l’autre, on relève que l’élément le plus caractéristique de Cocteau demeure le fait que ses dessins paraissent être écrits, tandis que Max Jacob laisse une certaine impression de ‘‘bâclé’’.
» Beaucoup moins habile que Cocteau (mais peut-être faudrait-il dire : ayant surtout une pratique moins assidue), Malraux dispose d’une imagination qui n’a rien à envier à celle de son aîné ; l’auteur de La Condition Humaine, qui, jadis, ajoutait d’un trait de plume un chat aux dédicaces qu’il écrivait pour ceux qu’il considérait comme ses vrais amis, s’affirme, dans les nombreux et variés dyables qu’il a griffonnés avec la plus grande aisance, comme l’auteur du Royaume Farfelu et d’Écrit pour une Idole à Trompe, texte jamais publié et que je crois perdu. Voyez reproduits ci-contre à droite : l’un de ses dyables-scie au crayon, quelques autres dans un dessin plus soigné à l’encre ainsi qu’un gribouillage fait en trois secondes, qu’il me donna un jour pour que je puisse reconnaître Valery Larbaud, avec lequel j’avais rendez-vous dans un café, mais que je n’avais encore jamais vu. (Pour le prestige de Larbaud, qu’il me soit permis de préciser que ce gribouillage s’est révélé un moyen de reconnaître ce dernier beaucoup moins infaillible que ce que Malraux avait imaginé.) »
Pour en revenir à l’écriture, il fait peu de doute qu’Eddy du Perron appréciait plus la prose de Max Jacob que sa poésie, du moins c’est ce qui transparaît de sa correspondance avec Clairette Petrucci, ainsi dans une lettre du 10 décembre 1922 : « J’ai terminé aussi la lecture d’un petit volume de maximes d’art de Max Jacob ; où il n’est pas fumiste du tout ; il faut lire cela ; ça vaut Cocteau ; je le garde ici pour vous. » Au point de vue de la justesse narrative, il place Le Terrain Bouchaballe bien au-dessus de Chaminadour (14). Dans une autre page, il considère la poésie de Jacob comme étant « plus raffinée » que celle de Benjamin Péret sans être cependant moins « burlesque » (15). Quoi qu’il en soit, rien n’a dissuadé Eddy, dans les années vingt, de chercher à railler la « poésie moderne » de son temps – il était peu sensible à cette veine de même qu’il montrait une réelle réticence devant la peinture abstraite – à travers les pastiches réunis dans Manuscrit trouvé dans une poche (1923) – la toute première œuvre qu’il a publiée, la seule d’ailleurs en langue française. Le 25 mai 1922, il confirme à Clairette qu’il travaille sur ce projet : « […] J’ai écrit un long poème dédié à Walt Whitman, le vrai créateur du genre, puis une poésie à Jean Cocteau, une à Blaise Cendrars, une à Max Jacob ; j’en écrirai tout à l’heure une à Pascal Pia (photo ci-contre à côté de Du Perron, 1925). Vous ne le connaissez pas par hasard ? Il paraît que c’est un des plus grands entre les ‘‘modernes’’, une espèce d’Arthur Rimbaud, il a 19 ans et doit être extrêmement sensible. Je tâcherai de mieux le connaître ». Pia allait devenir l’un de ses plus proches amis. Pour compléter ce petit portrait de Max Jacob signé Du Perron, citons quelques-unes des lignes qui, dans les pages du Manuscrit, ont trait au Français, lesquelles entrent en écho avec le passage du roman cité plus haut :
j’ai lu de lui tout ce que j’ai pu trouver cinématoma le roi de béotie le phanérogame le cornet à dés le laboratoire central la défense de tartufe et quelques lettres c’est que je le connais qu’il a des yeux impayables et un pli sur le nez
j’ai étudié pour comprendre ces yeux impayables et ce pli sur le nez le personnage de septime fébur dans le roman sans histoire et grosse de détails la négresse du sacré-cœur où les vérités ne sont considérées des vérités qu’après qu’on les ait roulées du sacré-cœur à la seine et on s'arrête au bord l’eau ayant la qualité de nettoyer
je ne les y ai pas retrouvés
j’ai vu assez souvent max jacob chez la mère catherine sans savoir que c'était max jacob puis tout d'un coup j'ai su par charley et j’étais très honteux de ne connaître de toute son œuvre que le titre d’un roman je lui demandais ce qu’il faudrait lire il me conseillait cinématoma
Max Jacob, par Modigliani (1916)
j’aime mieux la défense de tartufe
j’aime mieux le max jacob présent et prêchant de la défense que le max jacob ventriloque de cinématoma mais la chanson de bon mirlifa m’a ravi
j’ai tâché de faire une pareille chose j’ai eu ce culot mais il y a la rime c’est très difficile pour un étranger mais je suis sûr que max jacob sera complaisant car il n’est pas comme déclare monsieur neuhuys le père de la jeune poésie j’ai horreur des omissions qui témoignent d’un manque de respect max jacob est le saint père de la jeune poésie
il est le complaisant saint père qui a la bonté sous son gilet et le je m’enfichisme derrière son pince-nez il se fichera de moi avec la plus douce complaisance je lui offre mes vers quand même je les dois à deux parties deux minuscules parties de son multiforme lui car m’a expliqué monsieur neuhuys son œuvre est un indicateur inépuisable de genres inusités
j’ai fait de mon mieux pour comprendre et plus souvent je n’ai pas compris mais souvent j’ai ri et c’est pas peu je ne trouve jamais le chemin dans les indicateurs et monsieur neuhuys me permet de l’appeler un auteur difficile ceci à lui
le cornet à dés le laboratoire central m’ont appris l’imprévu l’imprévu c’est une vieille femme coupée en quatre après un duo d’amour mais max jacob doit préférer l’imprévu d’un baiser d’enfant après un autodafé
il doit détester les imprévus prévus l’imprévu prévu c’est l’imprévu expliqué une chose expliquée après est expliquée d’avance seul les imprévus qu'on n’explique jamais restent imprévus
à max jacob encore cette tentative d’imprévu
à la lumière de vers luisants ou d'étoiles tombantes ou de
gouttes brûlantes de suif de chandelles
sur du bitume et des pierres […]
Daniel Cunin
En citant les passages écrits en français par Eddy du Perron, nous avons corrigé quelques coquilles, sans pour le reste toucher à la syntaxe ni au lexique.
(1) Quatre dessins et une toile ainsi que des dessins reproduits dans la courte œuvre en prose Claudia de 1925.
(2) Cet artiste jouit toujours d’une grande réputation de nos jours dans son pays. Il a illustré plusieurs livres de son ami Du Perron.
(3) Ce grand ami de Du Perron, bien que peu doué pour les arts plastiques, a illustré la nouvelle Het roerend bezit, éditée en 1924 par Jozef Peeters et Michel Seuphor.
(4) À propos des portraits faits de Du Perron, voir : Kees Snoek, « E. du Perron door vrienden geportretteerd », Jaarboek Letterkundig Museum, n° 8, Letterkundig Museum, La Haye, 1999, p. 35-57. Quant à ses années parisiennes et à quelques influences ou lectures françaises (Barrès, Cocteau, Larbaud, Claude Farrère, Raymond Radiguet), voir, du même auteur, deux articles publiés dans la revue Septentrion : « Sous l’œil des écrivains : le jeune Du Perron et la littérature française » et « La promesse parisienne : Eddy du Perron fait son entrée dans la vie des artistes européens ». En néerlandais, un livre de Manu van der Aa fournit nombre de précisions sur les premières années d’Eddy du Perron en Europe et sur ses rapports avec l’avant-garde : E. du Perron en de avant-garde. Kroniek van een heilzame ziekte, Bas Lubberhuizen, Amsterdam, « De Nieuwe Engelbewaarder, n° 5 », 1994.
(5) Sur cette femme « artiste peintre » qui ne fera cependant pas véritablement carrière, on lira le chapitre 14 de la biographie que Kees Snoek a consacré à Eddy du Perron : E. du Perron. Het leven van een smalle mens, Amsterdam, Nijgh & Van Ditmar, 2005, p. 253-264. Et on lira les lettres en français que lui a adressées l’écrivain.
(6) Le choix du prénom renvoie sans aucun doute au roi des Francs dont Max Jacob suivra l’exemple en se convertissant au catholicisme – Picasso étant son parrain –, et le patronyme à l’un des premiers disciples de Jésus. Manu van der Aa ajoute (op. cit., p. 27) que le fait que Nicodème soit considéré comme un saint et comme un écrivain (on lui attribue la paternité des Actes de Pilate ou Évangile de Nicodème) vient renforcer cette thèse, le poète tentant dès cette époque de se sanctifier en se retirant par périodes à Saint-Benoît-sur-Loire.
(7) Lettre à Clairette Petrucci du 21 juin 1922. Du Perron a donné une recension de l’ouvrage de Cendras Rhum. L’Aventure de Jean Galmot (« De verborgen avonturier. Blaise Cendras. L’aventure de Jean Galmot, OC, vol., 6, p. 45-47 ; première publication dans la revue Critisch Bulletin), couchée sur le papier le 8 mai 1931 à Gistoux, son ami Menno ter Braak n’étant pas en mesure de l’écrire lui-même. Tout comme le style de Max Jacob, celui de Blaise Cendras fait l’objet d’un pastiche dans Manuscrit trouvé dans une poche (1923), le premier livre d’Eddy du Perron. Sa correspondance et d’autres écrits apportent différents éclairages sur la perception qu’il a pu avoir, au fil des années, de l’œuvre du Franco-Suisse.
(8) On le sait puisque, dans une lettre en date du 5 avril 1925 adressée à Julia Duboux (photo), une autre de ses muses, Eddy écrit : « Un monsieur m’a déclaré qu’‘‘ici, en Belgique’’, la politesse importe beaucoup et un autre monsieur – monsieur Max Jacob – en m’écrivant me conseille de prier Dieu : parce que ‘‘cela porte bonheur’’. C’est beaucoup, quand à force de lire, de sortir peu, de faire tout de même l’amour, on s’est déjà approximativement suicidé. En ce moment je me sens très loin de vous. Je puis donc sérieusement vous écrire. J’ai quelques choses à vous dire. Que je ne vous ai jamais menti lorsque je vous disais des ‘‘Je vous aime’’. Que pourtant, et vous l’avez senti mieux que moi, il y a eu éloignement entre nous. Je considère cela comme très salutaire, et comme très normal, pour le moins. Dieu (pour faire plaisir à M. Jacob ?) nous empêche de nous lier romantiquement. Pour se marier il faut, pour le moins, ne pas être malade. Cela porte malheur à la progéniture. » À ce jour, on n’a pas retrouvé trace des lettres du Hollandais au Français. Du Perron a brûlé la plupart de ses papiers avant sa mort, par crainte qu'ils ne soient saisis par les nazis.
(9) Lettre à Clairette Petrucci du 2 mai 1922.
(10) Lettre à Clairette du 8 mai 1922.
(11) « Bij een handvol auteurstekeningen », OC, vol. 7, p. 352-358.
J. Cocteau, par J.-É. Blanche (1913)
(12) Sur Jean Cocteau, l’homme et certaines de ses œuvres (Le Mystère de Jean l’Oiseleur), Du Perron a consacré quelques développements. Ce nom revient souvent sous la plume de l’essayiste et épistolier hollandais. Sa notice de 1928 a été refusée par la revue Variétés. Le Bruxellois Franz Hellens, animateur de la revue Le Disque vert, a probablement retouché une première mouture de ce texte : « Quant à la note sur Desbordes-Cocteau, j’aimerais qu’on te l’envoie à toi pour que tu puisses corriger encore quelques fautes, mettre quelques virgules, etc. Je pense aussi, en réfléchissant, qu’il vaut mieux ne laisser que sperme et supprimer jeanfoutresque. Il y a déjà la main du maître ! Mettons que M. Cocteau ‘‘se révèle définitivement : afficheur, cabotin, peu délicat (ou peu scrupuleux) et même assez sagouin’’. Ça a l’air moins en fureur, et plus nonchalamment dit. Tu ne trouves pas ? Et ensuite, pour la fin, au lieu de ‘‘en d’autres mots, etc.’’ on mettra : ‘‘Pour tout dire : un maître (ou : encore un maître) auquel il convient de ne plus toucher’’. Ce : ‘‘auquel il’’, n’est-ce pas un peu choquant ? Si oui, change cela. » (Lettre d’Eddy du Perron à Franz Hellens du 1er septembre 1928). Dans « Sous l’œil des écrivains : le jeune Du Perron et la littérature française », Kees Snoek consacre une section à Jean Cocteau.
(13) Né dans le massif des Vosges, l’écrivain Jean Desbordes (1906-1944) a été l’amant et le secrétaire de Cocteau, lequel l’a portraituré à plusieurs reprises. Il lui a aussi donné un rôle dans son film Le Sang d’un poète de 1930. L’éphèbe a ensuite changé de vie, publiant d’autres titres et se mariant en 1937. Résistant, il meurt à Paris sous les tortures de la Gestapo.
(14) Voir la recension d’Eddy du Perron : « Marcel Jouhandeau : Chaminadour I, II », OC, vol. 6, p. 187.
(15) Cahier van een lezer, OC, vol. 2, p. 115.