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article écrit en néerlandais paru dans le magazine flamand exclusivement consacré à la poésie, Poëziekrant (n° 3, 2020, p. 21), qui demandait à plusieurs traducteurs d’évoquer leur « meilleure » traduction de poésie et leurs projets, une sorte de petit autoportrait.
De literaire vertaler is een chef-kok
Vaak wordt het werk van een literaire vertaler vergeleken met het interpreteren van een muziekstuk. Zo heeft onlangs de gerenommeerde Vlaamse cellist Luc Tooten een nieuwe vertaling getoetst aan een nieuwe interpretatie van een suite van Bach; daarbij legde hij de nadruk op wat je als vertaler/musicus tussen de regels/notenbalken hoort te lezen/horen en met de ervaring door de jaren heen leert lezen/horen; bijgevolg levert elke ‘interpretatie’ een nieuwe transpositie op.
Een vergelijking die ik zelf graag maak, doet een beroep op een ander zintuig dan het gehoor, met name de smaakzin. Als literaire vertaler ben je eigenlijk een chef-kok. Als je je vak beheerst, betekent het dat je iedere keer weer je kookkunst moet bewijzen op basis van een bepaalde stijl/stem/inhoud/sfeer, op de manier van een chef-kok, met nieuwe ingrediënten en variërende temperaturen. Een risicovolle onderneming, ook al beschik je als woordbeoefenaar over veel meer tijd dan een smaakpapillenkunstenaar. Maar zodra het eindresultaat voorgeschoteld wordt, mogen fijnproevers hun messen slijpen en hun kritiek uiten. Echte literatuurliefhebbers zijn gastronomen die van de finesses van de kookpot kunnen smullen.
Als ik ooit een poëzievertaling heb gemaakt die twee of drie sterren verdient, dan is het wellicht En perte, délicieusement (Le Cormier, 2018), de Franse versie van de bundel Teloor, zalig (Uitgeverij P, 2014) van Bart Vonck. Het is mede te danken aan het feit dat de auteur zijn verfijnde bijdrage aan de vertaling heeft geleverd. Zijn beheersing van het Frans stelt hem trouwens in staat rechtstreeks in mijn moedertaal te dichten. Dientengevolge heeft hij van de verschillende voortgangsstadia van de toebereiding mogen proeven en hier en daar zijn grain de sel met accuratesse toegevoegd. Drie gedichten uit zijn bundel had ik niet zonder zijn medewerking uit echte Franse pannen kunnen toveren. De uiteindelijke titel is ook aan de Vlaming te danken.
Of ik deze vertaling zou willen herwerken of bewerken als ik daar de kans toe zou krijgen? Heel misschien, maar dan pas over twintig of dertig jaar als ik nog in leven ben. En het zou wellicht gaan om kleine aanpassingen en wijzigingen in slechts enkele gedichten. Ik mag hopen dat het duo auteur/vertaler een toch vrij kostelijk recept heeft weten te creëren.
Momenteel ben ik met een prachtig en ambitieus project bezig, samen met mijn collega Kim Andringa. Het gaat om een keuze uit het werk van Lucebert. De bedoeling is om uiteindelijk een honderdtal gedichten van de Vijftiger in het Frans om te zetten. Het boek wordt in 2022 in Nice gepubliceerd bij Unes, een uitgeverij die fraaie bundels alsook luxe bibliofiele uitgaven het licht laat zien. Deze Franse ‘Lucebert’ wordt in principe verlucht met een stuk of veertig reproducties van zijn beeldend werk. Om de lezer een idee te geven van de kwaliteit van de publicaties van Unes verwijs ik haar/hem graag naar de Franse uitgave van de bundel Archaïsch de dieren van Hester Knibbe.
Als ik klaar ben met het moleculaire-Lucebert keuken, wil ik terugkeren naar de Middeleeuwse stamppot: de Rijmbrieven van Hadewijch. Dit werk is nog nooit in boekvorm in een Franse versie verschenen. Een soort vervolg op de Liederen van de Brabantse mystica die een jaar geleden onder de titel Les Chantsin Parijs bij Albin Michel gepubliceerd zijn.
La parution de Quand je n’aurai plus d’ombre, roman d’Adriaan van Dis aux éditions Actes Sud – chroniqué dès avril par Christophe Mercier dans Le Figaro ou encore fin mars par Lut Missine sur les-plats-pays.com – a été repoussée à ce début de l’année 2021. Le roman est enfin en librairie. Dans l’œuvre de cet écrivain néerlandais, ce livre s’inscrit en parallèle de ceux dans lesquels la figure paternelle domine la narration (en particulier Les Dunes coloniales , qui connaît une nouvelle vie en format de poche, et Fichue famille dont une adaptation graphique a vu le jour récemment). Dans la novella (non traduite) De rat van Arras (Le Rat d’Arras), le personnage central est une femme qui présente certaines similitudes avec la mère d’Adriaan van Dis mise en scène dans l’autofiction qu’est Quand je n’aurai plus d’ombre. La vieille dame, qui tient à tout prix à mourir avant son centième anniversaire, passe ses dernières années dans un petit appartement d’une résidence pour personne âgée, ce qu’on appelle en français depuis la nuit des temps de ce beau vocable d’EHPAD ou hè ! pad ! en néerlandais, ce qui signifie : Eh ! crapaud !
Tandis que les enfants des petits villages bataves aident les crapauds à traverser la route après leur hibernation (ce qu’on appelle paddentrek ou migration des crapauds et autres batraciens/amphibiens), les grands de nos capitales, depuis le dernier hiver, écrasent les petits vieux comme des mouches.
Adriaan van Dis, Quand je n'aurais plus d'ombre, traduction par Daniel Cunin,
Arles, Actes Sud, janvier 2021
LE MOT DE L’ÉDITEUR
Drapée dans ses secrets, une femme presque centenaire annonce sans ménagement à son fils qu’elle compte sur lui pour abréger sa fin de vie. Ce dernier négocie : il ne l’aidera à trouver les pilules adéquates que si elle accepte d’éclaircir certains mystères qui pèsent sur l’histoire familiale. De souvenirs tronqués en conversations échevelées, s’engage alors un pas de deux mouvementé, où la tendresse le dispute à la fureur. Née dans une famille de riches propriétaires terriens, la mère a saisi, dans les années 1920, la première occasion de s’échapper : elle a épousé un élève officier « caramel » d’une école militaire toute proche et l’a suivi aux Indes néerlandaises, l’actuelle Indonésie. À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, elle a été rapatriée, veuve, avec ses trois filles. Son fils, né aux Pays-Bas peu après ces événements tragiques, d’un autre père, ne sait rien ou presque de cette période tumultueuse, qu’elle semble tantôt fabuler joyeusement, tantôt occulter farouchement. Il la presse donc de questions, impatient qu’elle se livre enfin. Avant qu’il ne soit trop tard. Saisissant portrait d’une aventurière, ode enragée à une mère impossible, ce roman irrévérencieux laisse libre cours à la verve d’un écrivain aux prises avec celle qui l’a mis au monde.
Van Dongen, Fichue famille, d'après le roman éponyme d'Adriaan van Dis, Dupuis, 2020
LE POINT DE VUE DE LUT MISSINE
C’est la double motivation de l’écrivain qui rend ce roman passionnant. D’une part, le narrateur tente de racheter une dette qu’il a en tant que fils : son ignorance du passé de sa mère, qui a toujours été occulté par celui du père. […] D’autre part, le narrateur s’exprime en tant qu’écrivain et endosse ainsi un nouveau sentiment de culpabilité. Il veut non seulement dénouer le mystère de sa mère, mais aussi embellir sa vie par l’écrit – non sans y avoir un intérêt personnel. Il a en effet reçu une avance de son éditeur, un contrat attend sa signature et il va maintenant exploiter sa mère sans vergogne, comme un « vautour d’écrivain ».
Mais la mère, bientôt centenaire, n’agit pas non plus de façon désintéressée. Elle lui livre l’histoire de sa vie en échange de son aide pour mourir. […] Ce livre est une réussite avant tout par la manière dont le narrateur se découvre et se met à nu en racontant sa mère. […] Quand je n’aurai plus d’ombre est le roman d’une lutte. Celle du fils avec la mère, celle de la mère avec ses souvenirs des camps, ses mariages et la mort qui approche – « Vieillir, c’est aussi une guerre », dit-elle –, celle de l’écrivain avec l’histoire qu’il raconte. Mais, avant tout, c’est l’histoire d’une lutte entre un fils et un écrivain.
Adriaan Van Dis, Le Rat d'Arras, Amsterdam, De Bijenkorf, 1986
EXTRAIT (chapitre 28)
J’ai téléphoné avant le dîner. Elle avait une voix rauque.
« T’as parlé à quelqu’un aujourd’hui ?
— Non, t’es le premier. » La porte de son balcon était ouverte, j’entendais des oiseaux chanter.
« Personne n’est passé ?
— J’ouvre pas.
— Oui, mais la directrice a la clé.
— Je mets le verrou.
— Ça n’est pas très gai, t’es toujours plus seule.
— Seule, moi ? N’exagère pas, tu sais que je fais peu de cas des autres. »
Ensemble à la table de lecture. Le téléphone sonne. Elle décroche, sans mentionner son nom : « Non, non, madame n’est pas là. Non, je suis son amie. Vous voulez lui laisser un message ? » Elle fait oui de la tête, mais tire la langue et raccroche.
« C’était qui ?
— Juste la banque. Ces gens, de nos jours, y cherchent à nous refiler tout un tas de trucs. »
Une nouvelle fois, le téléphone. Cette fois, elle décroche en adoptant une voix distinguée : « Oui, vous êtes bien chez… Une seconde, je demande à madame. » Elle garde la main sur le combiné, laisse passer du temps… « Non, ça ne convient pas à madame. Ces prochaines semaines, elle n’a pas une minute à elle. »
Elle glousse comme une polissonne. « Le club de lecture, je n’en ai plus envie. »
La directrice téléphone. « Non, demain, pas le temps. C’est ça, oui, des visites. En effet, on s’occupe bien de moi… Bien trop bien… ha, ha.
— Tu as de la visite demain ?
— Non, mais je n’ai pas envie d’la voir celle-là. Je fais celle qui a un emploi du temps surchargé. »
Coup de fil inquiet de la directrice : « Votre mère ne va pas bien. Elle aboie sur le personnel, elle se dispute avec tout le monde. »
Sans attendre, je l’appelle.
« On me dit que tu te conduis mal.
— J’suis pas au courant.
— Si tu tiens à mourir dans la sérénité, il te faut commencer par lâcher prise et respirer la paix. Renonce à ta rage. Se disputer, c’est s’attacher. »
Je la mets face aux textes qu’elle revendique pour planer.
« Évacue l’inutile.
— Comme si je n’évacuais déjà pas assez de choses comme ça. »
Un va-au-diable et, dans la seconde, communication coupée.
J’emportai un coussin neuf, doux, rempli de duvet, odorant la lavande. Couvert de taches, celui qu’elle tenait contre son ventre sentait mauvais. Elle refusa le nouveau. Je le posai sur ses genoux. Elle posa dessus un regard de dégoût et le balança par-dessus son épaule. Je le posai devant elle sur la table – une pelote de reproches. Elle leva sur moi des yeux bruns larmoyants, tira le coussin vers elle, le tint des deux mains devant sa bouche et me demanda de l’appuyer contre sa figure.
« Non, t’es folle ou quoi ! »
Elle me considéra d’un air suppliant, je m’agenouillai devant elle puis nous caressâmes à l’unisson le coussin. Sous nos mains chaudes s’élevait une odeur de lavande.
« On peut pas continuer comme ça, j’ai chuchoté, pas faire comme ça. »
Elle tira sur les accoudoirs du fauteuil à les arracher tout en tapant furieusement du pied sur le tapis.
Adriaan Van Dis lit le passage suivant de son roman :
J’AI SU TRÈS TÔT RECONNAÎTRE L'ODEUR DE LA MORT
(chapitre 34)
Jardiner, c’est transmettre des histoires, de façon hésitante ; mais quand on fouit la terre, on finit toujours par les faire émerger. De plus, selon elle, un jardin ressemble à une histoire, ce dont elle parlait avec de grands gestes. Prenez la forme, délimitée, quelle que soit l’étendue qu’on a sous les yeux. Un jardin a un début, une fin, un point focal. Dès qu’on ouvre le portillon, une image nous saisit – une vue, un cytise luxuriant ou un arbre de caractère. On se laisse entraîner entre les parterres, d’un tableau à l’autre, et c’est alors que le rythme s’impose à nous, on découvre des surprises, une perspective différente, des trompe-l’œil, on devine des côtés sombres où ça sent le sang, où ça grouille d’intrigues. Un jardin naît sous la main de son créateur, non sans maints tâtonnements, celui-ci copie sur ses voisins, se lance dans la bataille, sarcle, taille, déplace, cherche à séduire. Sentiers et oscillation exigent plus d’attention qu’une ligne droite. Retrancher ce qui dépasse, le jeter sur le tas de compost – dans le fumier fermentent les promesses.
Dans le jardin, ma mère abandonnait toutes ses réserves, arrachait des feuilles, les froissait dans sa main qu’elle me faisait renifler – apprendre à assimiler des odeurs. De la sorte, j’ai su très tôt reconnaître celle de la mort.
long entretien en néerlandais avec l’auteur (2015)
Elle enlaidit de jour en jour, telle est la première pensée de Nam en ce dimanche matin. Entre les cils de son œil gauche, il voit Linh prendre appui contre le mur pour passer une jambe puis l’autre dans son slip. En cette heure matinale, la lumière, encore froide et blanche au-dessus de la mer, se fait vieille et sale dès qu’elle atteint la ruelle et tombe, par une fenêtre de la taille d’un magazine ouvert, sur son ventre enflé. Elle se tortille pour enfiler un T-shirt ; la hideur de sa grossesse disparaît sous le coton rose pâle. Elle reste ainsi plantée quelques secondes à regarder le vide. À croire que ce nouveau jour vient de passer à l’attaque et qu’elle songe à la meilleure défense à adopter. Elle a les cheveux – qui il y a un an encore rebondissaient effrontément sur ses épaules – courts et gras. Et la figure aussi gonflée qu’un poisson-globe. Ses yeux et sa bouche ont perdu tout pouvoir de séduction. Nam referme son œil.
La joie qui l’habite encore, Linh la réserve au bébé. À son intention, elle roucoule, elle trémousse des lèvres ; on les dirait sur une planète réservée à elles deux. Alors que quand elle regarde Nam, des volets en acier s’abaissent d’un coup. Linh est en colère. Voilà une semaine qu’elle est en colère. Il la soupçonne de tirer une satisfaction perfide de son absence d’apprêts et de sa laideur des derniers temps. Il l’entend sortir de la chambre, sait qu’elle tient la petite dans ses bras, car il perçoit des effluences de caca.
Il enfonce son visage dans l’oreiller. La taie, bien trop grande, dégage une odeur aigre et ses plis lui laissent des marques sur la joue, qui ne s’estompent qu’au bout de plusieurs heures. Il veut faire marche arrière. S’en retourner dans le passé. Au pire, si cela relève de l’impossible, s’en retourner dans le sommeil. Il somnole avant de se réveiller en sursaut dans le monde sous-marin agité du dimanche matin. La bière du samedi soir campe dans ses tripes en formant une mare d’un jaune sale. Il a envie de pisser.
Linh est assise sur le canapé. Elle allaite la petite tout en regardant la télé. Sans le son, ce qui pourrait vouloir dire que sa mauvaise humeur commence à refluer et qu’elle veut le laisser dormir. Elle l’observe un instant puis reporte les yeux sur l’écran.
Assis sur le siège des W.-C, il se tient la tête dans les mains. Pourquoi picoler comme ça ? Parce que c’est ainsi et pas autrement. Le samedi soir, on boit de la bière. Mais boire à la maison, qu’est-ce que ça t’apporte ? Sans copains, sans histoires à raconter, sans filles avec lesquelles rire et flirter. Sur le canapé, collé à la télé, à côté d’une truie de bonne femme qui a oublié qu’elle était l’une de ces filles il y a à peine deux ans.
Il sort des toilettes en traînant les pieds. La maison ne comprend que deux pièces. Il sent les yeux de Linh dans son dos alors qu’il se penche sur la cage aux oiseaux et retire le torchon qui la couvre. Le shama se tient sur son bâton, passif comme toujours, sans avoir conscience de la brouille qu’il a provoquée.
Nam sifflote un air pour inciter l’animal à chanter tout autant que pour emmerder Linh. Ni lui ni elle ne cille. Le bébé fait des bruits de déglutition. Nam remplit l’abreuvoir en le tenant sous le robinet ; dans le réfrigérateur, il prend des œufs de fourmis et en verse un fond dans la mangeoire. Ensuite, la cage dans les mains, il sort l’accrocher à une branche du figuier pleureur qui enveloppe la cour d’une ombre éternelle, ses racines aériennes posées vainement sur le béton.
Avec un mélange de fierté et de regret, il contemple le shama à croupion blanc. Le corps bleu-noir, à la poitrine brun-rouge et à la longue queue – noire et brillante sur le dessus et blanche en dessous – revêt une beauté quasi extraterrestre. La semaine écoulée, il s’est levé chaque jour une heure plus tôt que d’habitude pour entendre le passereau chanter ; or, celui-ci n’a pas encore laissé entendre le moindre son. Hier, frustré par ce silence entêté et malade de voir Linh en rogne, Nam a demandé au vendeur de reprendre l’animal. Après avoir levé les yeux en l’air comme si ses conditions de vente et de reprise étaient imprimées là-haut, l’homme lui a répondu : non, ce n’est pas envisageable. Dans ce cas, puis-je l’échanger contre un shama qui chante ? Pour une somme pareille, bon sang, je peux quand même espérer que vous m’en vendiez un qui se donne un peu de mal ?! Le type lui a filé une tape dans le dos en l’invitant à faire preuve d’un peu de patience. C’est à cause du stress : une nouvelle cage, un nouvel environnement, rien de plus. Patience. Puis il lui a vendu un pot de multivitamines : tous les deux jours, Nam doit en incorporer une pointe de couteau dans la nourriture du shama.
Celui-ci demeure immobile sur son bâton, la cage demeure immobile au bout de la branche. Les feuilles vert foncé du figuier pleureur ne remuent pas elles non plus : la brise marine qui soufflait au lever du soleil est tombée ; entre les maisons, en l’absence de vent, il fait déjà une chaleur à crever. Nam détache ses yeux de l’oiseau et jette un regard circulaire sur la cour. De hauts murs tout autour, des mauvaises herbes dans les fissures du béton, un cadre de vélo rouillé, un sac-poubelle d’où pendouille une couche-culotte, des bouteilles de bière vides alignées près de la porte. Qui sait si ce spectacle n’a pas abasourdi l’oiseau ?
« Café ? » demande Linh.
Sa façon de le lui demander ! Non pas : « Tu veux un café ? » ou « T’as envie d’un café, Son Cha ? », mais : « Café ? »
C’est un commencement. D’un geste rapide, il passe la main sur le duvet de la tête du bébé. La bouche de la petite se cramponne au bout du sein de Linh comme une tique. Dans un mois, elle en aura un à chaque téton. Une fille de plus.
« Je retourne me coucher », dit-il.
Il s’empare des cigarettes qui traînent sur la table et gagne la chambre.
Le dégel de Linh est lié au dimanche. Le dimanche après-midi, sa mère et ses deux sœurs lui rendent visite. Depuis qu’ils ont un karaoké à la maison, toutes trois viennent tous les dimanches. Le karaoké, rien n’est plus important dans leur vie.
De même pour Linh. C’est d’ailleurs comme ça qu’il l’a rencontrée. Dans un bar à karaoké. Quand elle a eu le bébé, elle a pleurniché jusqu’à ce qu’il lui achète l’installation. Toutes ses économies sont passées dans le meuble brillant aux mille boutons et aux haut-parleurs qui font trembler les fenêtres. Un mètre de haut, ces haut-parleurs ! De quel droit se fâche-t-elle pour une fois qu’il pense à sa pomme en dépensant son salaire hebdomadaire pour acquérir un oiseau ? Ne peut-il pas avoir enfin une chose à lui dans la vie ? Lui qui travaille cinq jours et demi par semaine à l’usine de conditionnement du poisson et qui ne picole que le samedi soir. Ils ne sortent plus jamais. Ils ne reçoivent pas d’amis. Des amis, il n’en a plus. Il n’a que sa petite famille. Et la mère et les sœurs de Linh.
Elles vont se pointer après le déjeuner, bêtes, boulottes et bruyantes dans leurs habits du dimanche. Linh entend leur montrer que tout va bien. Il écrase sa cigarette dans un petit pot pour bébé. Il a la nausée. La face dans l’oreiller, il écoute les roucoulements de Linh. Puis il dérive sur les vagues d’un sommeil houleux.
Il se promène dans la nuit avec son père. Les tongs claquent contre la plante de leurs pieds. Point d’autre bruit. C’est l’heure sombre qui précède l’aurore, la lune a déjà disparu. La main de son père enveloppe la sienne, il se sait en sécurité, à l’abri des créatures nocturnes, pleureurs, chacals, démons à poils de chèvre, hibou hurleur… Ils gravissent la colline par le côté nord de la baie. Il fait deux pas quand son père n’en fait qu’un. Soudain, un parfum imprègne l’air frais, lourd et suave comme celui que portent les femmes riches. Il éprouve une joie qu’il n’a encore jamais ressentie.
« Frangipane », lui dit son père en levant la tête. Les silhouettes sombres des arbres sont parsemées de taches claires. « C’est dans l’obscurité que les fleurs sont le plus odorantes. » Il pense que c’est pour cela que son père l’a réveillé et entraîné dans cette excursion énigmatique sur les hauts de la ville endormie. Il prend une profonde inspiration au point d’en avoir la tête qui tourne ; il se cramponne à la main de son père pour ne pas tomber. Ils se trouvent à présent au sommet de la colline à regarder, au-delà de la mer, la lueur d’un incendie rouge et violet à l’horizon. Des oiseaux commencent à babiller. Il les reconnaît. Ce sont les gris noirs qu’on appelle « bulbuls » ; ils n’ont rien de spécial, mais ici, au faîte du monde, leur chant est tellement fort et joyeux qu’il a envie de chanter avec eux, de rire, de danser, de dévaler et remonter la pente en un rien de temps, pas plus qu’il n’en faut pour inspirer et expirer une seule fois.
Dans le tourbillon de couleurs apparaît un disque blanc. Le soleil se lève tellement vite qu’il le voit émerger. Son père lui adresse un clin d’œil et se met à siffloter, imitant les oiseaux qui lui répondent depuis les arbres. Plus il sifflote, plus leur réponse semble se rapprocher ; il a les yeux qui rient, il tend la main et un petit oiseau gris-noir se pose sur son index.
Ses yeux à lui passent du visage de son père à cet oiseau, lesquels s’observent l’un l’autre, silencieux à présent, tant l’homme que le bulbul. Puis ce dernier prend son envol et s’élève très haut dans le ciel. Le suivant du regard, Nam ressent une joie tellement profonde, profonde à en être insupportable, que son cœur s’arrête presque, car à ce moment précis, sa vie commence, une vie tout aussi infinie et illimitée que le ciel.
Il se tient à son poste habituel, à la chaîne. La plupart des gens qui travaillent ici sont des femmes. Les seuls hommes, ce sont des contremaîtres et quelques anciens pêcheurs comme lui. C’est à peine si on peut les distinguer des femmes. Tous portent la même vareuse blanche, un long tablier bleu foncé et des gants jaunes qui montent jusqu’aux coudes. Tous portent aussi une charlotte en plastique et un grand casque antibruit jaune. De ce fait, ils en sont réduits à leurs propres pensées tandis qu’ils nettoient les poissons et procèdent à leur filetage.
Ses pensées à lui le ramènent à la femme qui se trouve à ses côtés. Elle est tout aussi informe que les autres. La vitesse à laquelle son couteau sépare la chair rouge du thon a quelque chose de répugnant ; cependant, sous la lumière crue de la cantine, ses cheveux s’enflamment d’une lueur vive et, quand elle rit avec ses comparses, ses petites dents blanches s’humidifient et brillent. Il essaie d’imaginer ce que cachent la vareuse et le tablier. Une tape sur l’épaule le fait sursauter comme si on venait de le prendre la main dans le pantalon de sa voisine. Il se retourne et se trouve nez à nez avec le rictus de Bruce. « Hé, Nam, ça fait un bail qu’on ne s’est vu. »
Il se réveille brusquement. Linh chante d’une voix douce dans le séjour, on dirait une berceuse. Il fixe la tache brune au plafond, là où ça fuit pendant la saison des pluies ; un sentiment de tristesse l’envahit, d’une intensité pareille à celle qu’on éprouve devant la panique.
Bruce, l’impétueux Bruce. La dernière fois qu’il lui a parlé, c’était il y a un an. La petite avait tout juste trois mois et la coulante. Il lui avait fait faire le tour du propriétaire, les deux pièces, et Linh l’avait invité à prendre le bébé dans ses bras. Ensuite, ils étaient allés s’asseoir dans la cour et Bruce avait sorti un joint de sa poche. Adossés au mur, ils avaient fumé en silence. Dès le joint terminé, Bruce avait dit qu’il lui fallait partir. À croire que toutes les nuits passées sous le ciel de la mer de Chine méridionale et toutes les aventures partagées dans des bars et des discothèques n’avaient jamais existé. Bruce, surnommé ainsi à cause de sa ressemblance avec Bruce Lee. La même musculature déliée et la même force hypnotique. Personne ne connaît son vrai prénom, peut-être l’a-t-il lui-même oublié, car pour lui, le passé ne revêt aucun sens, pas plus que l’avenir d’ailleurs.
Pendant trois ans, ils ont navigué ensemble, sur différents navires. Bruce ne reste jamais longtemps au service du même patron de pêche. Pour Nam, ces années sur les modestes embarcations en bois, naviguant jusque dans les eaux malaisiennes et philippines, ont été les meil- leures de son existence. Un univers simple d’hommes entre eux qui ne se lavent pas et n’ont pas besoin de se changer. Les nuits sur le pont. Bruce connaît toutes les constellations, il les désigne : Dragon, Cheval, Serpent, Tigre… Et il monologue, soliloque, avec fougue, stupéfiant. Au sujet de l’âme des oiseaux de mer et des secrets de l’orgasme féminin. Des livres qu’il lisait alors, écrits pas des écrivains étrangers aux curieux patronymes. Conrad, Kerouac, Henry de Monfreid, noms qui restent gravés dans la mémoire en raison de leur étrangeté. Bruce, à qui tous les capitaines donnent la barre pendant les tempêtes, et à propos duquel maintes légendes circulent sur tous les bâtiments de la flotte de pêche. Bruce, qui a atterri un jour dans une prison philippine et fait le mur le matin même de sa libération, uniquement pour prouver que personne ne pouvait l’encager.
Pendant les années où Nam était pêcheur, il a toujours été dans l’attente de ce qui allait venir. Sur la terre ferme, il aspirait au moment où il quitterait l’estuaire, en direction de l’Est sur la mer bleu glacé et turquoise, les cales remplies de glaçons. En mer, il y avait la promesse d’un retour à la maison. Ces moments où ils repassaient sous le nouveau pont en limaçant, poussés par les derrières gouttes de diesel, la glace fondue parmi la cargaison qui commençait à dégager une odeur forte, puis sautaient à terre dans le marais des habitations sur pilotis, boucanés et déshydratés, avant de se précipiter d’abord chez eux pour lessiver de tout le sel leur peau et leurs cheveux, ensuite en ville pour se saouler dans les bars à touristes où s’agglutinent de grandes femmes blondes. Elles voletaient autour de Bruce comme autant de papillons de nuit autour d’une lampe, une force attractive dont Nam profitait lui aussi.
Inviter Bruce avait été une erreur. Le rêve qui vient de le réveiller en sursaut est pire encore. L’idée que Bruce puisse le voir dans l’usine, au milieu de ces femmes qui ressemblent à des hommes… Le cachot glacial où il tue le temps alors qu’on ne voit rien venir, si ce n’est le thon qui succède au maquereau, le maquereau qui succède au thon.
Sa tristesse mollit en une hargne informe et il se rendort. Il se tient à la chaîne, reluque la femme à ses côtés. Elle sent son regard et lève la tête. Sous la charlotte en plastique, il découvre des yeux moqueurs. Il lui saute dessus et appuie la lame de son couteau sur sa gorge. Il remonte la vareuse dans le dos de la femme, lui baisse son pantalon. C’est alors que retentit la sirène : il la lâche et gagne avec les autres les vestiaires.
Il entend le chant d’un oiseau. Faible et hésitant, comme si l’animal cherchait un air ou à se chauffer la voix. Pourvu que ce soit le shama, se dit-il, pourvu que ce soit le shama. La petite se met à pleurer. Les geignements étouffent le doux chant de l’oiseau.
« Chuut ! crie-t-il. Silence, bon sang ! »
Linh crie quelque chose en retour. Le sens de ses mots lui échappe, mais ils ont le mérite de calmer le bébé. Le bêlement de Linh décroît et, depuis la cour, s’élève la plus belle musique qu’il a jamais entendue. Il sait que Linh et la petite écoutent elles aussi, étonnées. Ce n’est pas un chant, c’est… Il essaie de trouver les mots. Le shama siffle, tinte, ruisselle, rit, glousse et hurle comme une sirène de police.
« Aucun oiseau ne rivalise avec le shama à croupion blanc, lui a raconté son père. C’est le seul chant dans lequel on retrouve à la fois tous les sons de la nature, des hommes et de la ville. »
Il songe à son père et aux petits oiseaux gris qu’il attrapait et gardait dans des cages de sa fabrication. Le vieil homme n’avait jamais pu se payer un shama, ce qui ne l’empêchait pas de rayonner en écoutant ses bulbuls laids et jacasseurs.
Le chant s’intensifie de plus en plus, le shama se régale à présent de longs glissandos et de trilles stridents. D’où tient une créature enfermée dans une aussi petite cage pareille joie de vivre ? Qu’est-ce qui faisait scintiller les yeux de son père ? Simple pêcheur de crabes qui avait nourri six enfants, qui avait porté pour la toute première fois un costume le jour de ses propres funérailles – avait-il eu, au cours de sa vie, des raisons de rire ?
Tout à coup, alors qu’une bouffée de chaleur fait briller ses joues, il prend conscience qu’il n’y a pas de barreaux dans le monde si ce n’est ceux que l’on a dans la tête. Les yeux fermés, il laisse cette pensée sombrer. Il pense à Linh, qui tend l’oreille, leur gamine au sein et une autre dans le ventre. Et le shama de chanter... À propos de l’amour et du désir, de l’immensité du ciel bleu.
Nam ne supporte plus de rester au lit. Il a besoin de respirer l’air qui vibre à ces sons surnaturels et de rendre hommage à l’âme non encagée dans la cour. Alors qu’il passe devant Linh, elle lui décoche un sourire ; bouchée bée, le bébé fixe l’ouverture de la porte. De la branche à laquelle la cage est suspendue, un shama s’envole dans un tourbillon de vie et de coloris, son chant s’éteignant à mesure qu’il s’élève dans le ciel infini et illimité.
nouvelle extraite du recueil Stromen die de zee niet vinden(Des cours d’eau qui ne rencontrent jamais la mer), In de Knipscheer, Haarlem, 2016, p. 136-145, traduite du néerlandais par Daniel Cunin
La revue Deshima (n° 14, 2020) vient de publier une autre nouvelle de Rob Verschuren tirée du même recueil : « La Nébuleuse du Crabe »
CARTE BLANCHE DONNÉE PAR LE MENSUEL LE MATRICULE DES ANGES À DANIEL CUNIN DANS LA CADRE DE LA RUBRIQUE « SUR QUEL TEXTE TRAVAILLEZ-VOUS ? »
Qui sème le vent a paru en août 2020 aux éditions Buchet/Chastel. Il s’agit de la traduction du premier roman de Marieke Lucas Rijneveld, De avond is ongemak, jeune auteure des Pays-Bas dont on peut lire des poèmesdans notre langue, ainsi de «Caressons-nous les uns les autres »: Poésie néerlandaise contemporaine (Castor Astral, 2019). La transposition anglaise du livre publiée sous le titre The Discomfort of Evening (traduction de Michele Hutchinson) a remporté le 2020 International Booker Prize. Fin 2020, Marieke Lucas Rijneveld a donné un deuxième roman, Mijn lieve gunsteling, dont on peut lire en avant-première un chapitre sur le site des plats-pays.com.
Le champignon de fumée qui s’est élevé, début août, au-dessus du port de Beyrouth nous a rappelé celui d’Hiroshima, soixante-quinze ans plus tôt. Une fois l’origine probable de la catastrophe connue, nos mémoires se sont reportées sur la tragédie de l’usine AZF, survenue à Toulouse le 21 septembre 2001. Parmi les locaux alors touchés par le souffle de la déflagration, on a recensé ceux abritant les Presses universitaires de la Ville rose. Sous les débris et plâtras de leurs bureaux, une petite disquette noire s’est perdue, celle sur laquelle figurait le fichier de la version définitive d’une traduction que j’avais adressée peu avant à cet éditeur. Lequel a finalement imprimé, sans me consulter, sans prévenir l’auteur, une première mouture du texte et des index, le tout sous une couverture aux illustrations hors sujet pour certaines.
Pourquoi évoquer cette péripétie malencontreuse ? Pour la simple raison que l’objet publié ne restitue pas toujours le travail effectué par le traducteur ou ne donne qu’une faible idée des embûches et autres aléas qui se dressent parfois devant lui, abstraction faite des seules difficultés lexicales et syntaxiques liées à l’original. Ainsi, il arrive qu’un éditeur publie un volume sans prendre la peine de nous soumettre le moindre jeu d’épreuves ; de plus en plus de maisons négligent le travail de relecture, certaines ne prenant pas même réellement la peine de reporter les corrections qu’on leur transmet.
À propos du premier roman de la jeune Marieke Lucas Rijneveld, De avond is ongemak (2018), paru en France sous le titre Qui sème le vent, le problème se situait en amont. En raison d’un manque de sérieux de deux ou trois collaborateurs de la maison néerlandaise pourtant d’excellente réputation, j’ai trébuché, en transposant le texte, sur maintes incohérences et inconséquences. Tandis que Michele Hutchinson, ma consœur anglaise, en relevait quelques dizaines, j’en ramassais une pleine brassée. Cela a supposé de notre part de réécrire certains passages, d’opérer moultretouches, de gommer bien des scories. Autrement dit, un tiers de notre énergie et de notre temps fut consacré, non à la traduction proprement dite, mais à un travail qui aurait dû revenir aux correcteurs et relecteurs bataves. Heureusement, Michele et moi avons eu le temps d’échanger au sujet de ces multiples écueils – y compris avec l’autrice et l’éditeur – avant que nos versions ne partent à l’impression. Depuis, l’original a été réimprimé après un sérieux toilettage.
Malgré ces avatars du métier, Qui sème le vent se révèle être une première œuvre en prose marquante et forte. Plusieurs scènes resteront à jamais gravées dans l’esprit du lecteur, celles où des animaux connaissent un sort peu enviable, celles aussi où mort, sexualité et cruauté se rejoignent. Âmes sensibles, s’abstenir ! D’aucuns ne voient-ils d’ailleurs pas dans ce roman un excellent vomitif ? L’histoire se déroule pour l’essentiel vers l’an 2000, dans une ferme où une famille élève des vaches et produit des fromages. Un malheur la frappe peu avant Noël : l’aîné se noie alors qu’il patine sur un lac. Dès lors, la vie des parents et des trois autres enfants se fige sous la glace du chagrin et de l’incompréhension. Dans une veine d’une sombreur calviniste traversée d’éclairs d’hilarité, les deux années qui suivent le drame nous sont restituées par Parka, l’une des deux sœurs. Au seuil de l’adolescence, cette gamine, engoncée dans son malaise, perturbée par l’incapacité de ses parents à s’extirper de leur deuil et à deviner sa détresse, perçoit le réel de façon assez tronquée. De ce décalage émerge plus d’une situation soit sordide, soit loufoque. Pourquoi le prénom Parka ? Tout simplement parce la jeune narratrice ne quitte plus ce vêtement censé la protéger du monde extérieur et suppléer au défaut d’affection parentale : « Personne ne connaît mon cœur. Il est retranché derrière parka, épiderme et côtes. Dans le ventre de maman, mon cœur a été important pendant neuf mois, mais depuis qu’il en est sorti, plus personne ne se soucie de savoir s’il bat au bon rythme, personne ne prend peur quand il s’arrête quelques secondes ou quand il bat la chamade sous le coup d’une peur ou d’une tension. »
Dans ses grandes poches, Parka accumule maintes babioles quand elle ne cache pas deux crapauds. Lesquels sont, au fond, ses deux interlocuteurs privilégiés, même s’il lui arrive aussi de s’entretenir avec sa petite sœur et leur grand frère sadique. Le roman est peuplé de mille autres animaux : vers de terre, asticots, poux, poussins, hamsters, chats, corneilles, coqs, lapins, taupes, poules, génisses, taureaux… La fréquentation durable ou éphémère de ces créatures se conjugue, chez Parka, avec une attention particulière accordée à certaines parties de leurs corps et, en parallèle, aux fonctions physiologiques du corps humain. Un intérêt qui revêt par moments une forme obsessionnelle, ce qui transparaît dans une tendance à l’automutilation, à la constipation ou encore dans des questionnements sur l’acte reproducteur. Marieke Lucas Rijneveld excelle dans l’art de tisser des associations d’idées, des plus saugrenues aux plus subtiles, de faire s’entrechoquer le beau et le laid, de lier les détails les plus futiles aux pires tourments de l’âme.
Bien qu’elle ait signé deux recueils de poèmes, elle a décliné l’an passé l’invitation du Marché de la Poésie à Paris, préférant se consacrer à son deuxième roman. Pour la rédaction duquel son éditeur saura, sans doute aucun, un peu mieux l’accompagner. Malgré le succès remporté par le premier – traduit en une vingtaine de langues –, la jeune femme continue de travailler quelques jours par semaine dans une ferme, parmi les vaches.
texte paru dans le n° 216 du Matricule des anges, septembre 2020, p. 11,
écrit avant que le roman ne remporte le International Booker Prize 2020.
Louise Warren est née à Montréal et vit dans Lanaudière (au Québec). Poète et essayiste, elle a publié plus d’une vingtaine de livres de poésie dont Une collection de lumières (Poèmes choisis 1984-2004, Typo, 2005) et plusieurs essais consacrés à la création, dont la trilogie des Archives : Bleu de Delft (réédition en poche Typo, 2006), Objets du monde (VLB, 2005) et La forme et le deuil. Archives du lac (l’Hexagone, 2008). Au fil du temps, elle a consacré plusieurs pages à des artistes belges ou établis en Belgique : Beatrijs Lauwaert, Arié Mandelbaum, Stephan Sack… Louise participe à de nombreux événements internationaux et multiplie avec ferveur ses collaborations avec les artistes.
En 2010, invitée par la revue Deshima à offrir quelques réflexions sur la Flandre, elle a composé les pages qui suivent.
Ma période Flandre a consisté en deux séjours d’écrivain en résidence au Grand Béguinage de Leuven, en novembre 2002 et octobre 2003. Plusieurs années après, j’entretiens des liens avec quelques personnes qui, lors de mes passages rapides à Bruxelles, prennent le temps de partager quelques heures avec moi. Le nom de Griet revient souvent comme celui d’un personnage de conte auquel on s’attache. Avec Isabelle, je retourne à l’occasion à Leuven, pour flâner sur la place du marché et à la petite brocante du samedi matin. Passage obligé au café Gambrinus, non à la terrasse mais à l’intérieur, assises sur les banquettes de cuir, sous le regard amusé des chérubins qui occupent les murs de cet établissement. La terrasse, on se la réserve pour Zarza, à la fin de l’après‐midi, quand il n’y a personne. Une pergola retirée à l’arrière du restaurant, les murs de brique blanchis et le feuillage d’un arbre à l’angle d’une table pour nous ravir. Je connais sans doute mieux le plan du Béguinage que celui du Vieux‐Québec, mieux Leuven que bien d’autres villes car, durant le premier séjour, j’y ai marché dans tous les sens, la pluie effaçant mes pas. Puis, j’ai agrandi mon périmètre, parcouru d’autres villes de Flandre.
Je désire me sentir à Bruges, à Gand ou Ostende sans avoir l’impression d’être touriste. J’y vais en semaine, et non le week‐end. Je pars le matin avec les travailleurs et reviens le soir dans des compartiments à moitié vides. Je passe les dernières heures de ma journée à trier ce que j’ai rapporté d’une visite d’atelier, des galeries, des musées.
Ainsi ai‐je accompagné à deux reprises le travail plastique et les installations de Beatrijs Lauwaert et de plusieurs autres artistes vivant en Belgique. Des noms, des lieux s’inscrivent dans mes essais. La Dyle coule dans le long poème « Une pierre sur une pierre » sans qu’on sache que c’est d’elle qu’il s’agit mais, quand je le lis, je la vois, je sais exactement où je l’ai regardée la première fois. On aurait dit un livre aux pages jaunies ainsi placé sous la verroterie d’un saule. Ce long poème se déverse sans cesse dans de nouvelles images comme les canaux l’un dans l’autre.
Apparaît l’empreinte flottante d’Amsterdam, entrevue durant mon premier séjour. Eau et fumée d’un cigarillo, long manteau du passeur, traducteur qui m’accueille dans ses quartiers. Thermos de café qui scande ses jours et sa voix, sa voix unique où logent tant de poèmes, de nuances. Il a été de ces nombreux traducteurs ayant séjourné à Leuven. Peut‐être me donne‐t‐il des adresses, des noms d’autres traducteurs néerlandais, ces noms, les ai‐je écrits correctement ? On dirait qu’ils reposent sur le chevalet de bois d’un jeu connu, en attente de former d’autres mots de trois o. Se pourrait‐il que cette ville m’attende aussi ? Tant de voyelles encore non utilisées et que ce pays offre. Pays‐Bas : ce mot à lui seul change le grain de ma voix, trace des digues.
À la Vertalershuis de Leuven, l’appartement du dernier étage, à la porte de bois foncé, arrondie, derrière laquelle se tient un autre escalier exigu pour accéder à son donjon, dans ce lieu haut perché, à hauteur du carillon de l’horloge de l’église où les heures s’écoulent tels des bijoux de pluie, le silence plane profond, lent, véritable. À un point tel que, lorsqu’un ustensile tombe ou qu’une fourchette entre en contact avec une assiette, une bête pourrait surgir de cet écho, mais je fus le seul témoin du profil de cette lourdeur.
Contraste avec la soupe chaude réconfortante qui frémit sur le feu, destinée à plusieurs repas du soir. Si peu habituée à cuisiner pour une personne à la fois. Quelle légèreté de faire partie de ce brouillard permanent, de marcher dans le bruit des sonnettes de vélo, des discussions animées des étudiants, de ces boîtes à musique qui remontent le temps. J’éprouve la sensation non pas de revenir de la gare, mais d’être sortie d’interminables forêts de pluie. J’entre dans l’heure bleue dans ce flot brillant de roues de bicyclette, des tintements, des lueurs sur la Dyle, avec souvent le dernier pain de la boulangerie enfoui sous mon bras calme. Parfois, je me hâte, dix‐huit heures en Belgique, minuit au lac, si le téléphone sonne, ce sera maintenant.
La nuit redessine Leuven, la Dyle redevient opaque. J’arrive par un des portails du Béguinage, change le rythme de mon pas au contact des pavés luisants. J’habite tellement ce lieu. Clefs et courrier sur la table. Imper mouillé sur la patère. Je me tourne vers l’escalier étroit, casse-cou, qui monte à la mezzanine : j’y découvre un petit lit qui ne servira pas. Je redescends vers la chambre, lucarne, tablette en creux pour les livres et les nuages. L’imper sèche et les bas et les souliers trempés. Le parapluie retourné, brisé. L’installation du jour. Silence. Vers où ? Orage puissant, sauts d’électricité. La cuisine sous de larges poutres, un plafond cathédrale pour que descende la bête et l’écho de son souffle. Je longe les affiches sur les murs, à chaque matin, le nom de Hugo Claus, ici le bureau, une petite bibliothèque, ma mère dirait une pigeonnière, j’y découvre plusieurs poètes néerlandais traduits en français, me dirige vers la porte de droite, vers la baignoire longue et profonde, cette eau bienveillante dans laquelle je me réchauffe. S’échappent de mes muscles le froid, l’humidité. Je veux dire, j’habite tellement ce lieu, j’y suis tellement seule. Impression ni de tristesse ni de bonheur, il n’y a pas de surface. Seulement cette saisie : être liée à la matière.
Au moindre bruit du moteur du frigo qui se remet en marche, de la radio qui crachote et que je débranche définitivement, de cette corde de sol qui grince, qui s’échappe du dessous des pattes des chaises à chaque déplacement sur le parquet aigu, de cette chaise où je m’assois pendant que le couvercle s’agite sur la casserole, je surgis de moi. Soir après soir, je mange de manière solennelle avec les esprits de cette maison, deux clowns de Ensor qui me font face. Un lien d’intimité au quotidien. Écrire en résidence contribue à creuser le temps, à surprendre la présence de l’infini, à poser des fils invisibles entre les objets. Dans cet accueil des formes, absorbée au point de me sentir exténuée à la fin d’une journée, de cette fatigue qui, même aux portes du sommeil, lutte pour ne pas s’abandonner à la rêverie, de peur que tout s’efface, je découvre combien grand devient l’espace pour garder vivante la mémoire. Même entrer chez Delhaize importe, parce que l’écrivain en résidence que je deviens participe au renouvellement de cette mémoire intérieure, cette première écriture. Même en faisant les courses, les allées, les chariots tremblent dans ma pensée. Les sons de cette langue nouvelle autour de moi. Delhaize devient une volière d’où je ramène des fruits, du chocolat, des carnets.
Quand je pense à Leuven, la nuit n’arrive plus, je commence et termine un livre le même jour, rêver éveillée devient une activité permanente. Jamais je n’ai été aussi prolifique, sauf peut‐être enfant. Je désire qu’en toute circonstance je puisse me rappeler l’inconnue gravée en moi. Quand on s’exclame : « Ah ! Vous logez à la maison des traducteurs, quelle langue parlez‐vous, traduisez‐vous ? », j’aimerais répondre : « Des pots à lait, de la pluie, des incertitudes, peu importe, je traduis vers la poésie. » Mais à la Vertalershuis de Leuven, dans cette maison des traducteurs que j’avais imaginée dans la polyphonie des langues et non du silence, personne d’autre ne transmet le bruit des dents d’une fourchette contre une assiette ou celui de la porte, me laissant dans l’obscurité d’un autre siècle à chercher le commutateur, puis à deviner la hauteur des marches dans le noir afin d’éviter une chute que nul n’entendrait. Dans cet appartement isolé, sans voisins, j’ai, si je le désire, le pouvoir de ne pas sortir pendant plusieurs jours consécutifs et j’aurais pu disparaître dans une baignoire chaude et confortable en regardant pousser une violette africaine. Mais j’aime le labyrinthe du Grand Béguinage, j’y circule comme dans un poème de Miriam Van hee, comme si chaque fenêtre fleurie, chaque mur de lierre, chaque bas‐relief – jusqu’à ces grandes aiguilles dorées de l’horloge – m’instruisait. Parfois, je ne rentre pas tout de suite à la maison, je pose mon sac et, dehors sur la marche, devant la porte, j’écoute des variations pour orgue ou une répétition de chant. À d’autres moments, je file avant la fermeture chez Sax World Music et le patron me fait réécouter El Achwak ou Ambrozijn tandis qu’il fait sa caisse.
Du casque d’écoute proviennent les allées de cyprès, les danses silencieuses, les adieux. L’intensité de mes jours décuple mes sens. Je retiens les gestes inutiles. Je fabrique de nouvelles forces pour affronter la bête qui dans le donjon sommeille, attend. La répétition d’une telle solitude allège, transforme, libère. À la fin du séjour, j’allume des bougies et célèbre cette lueur dans ses yeux, mouvement de l’écriture qui se noue, retenant images, notes, greniers de brume des campagnes, voies ferrées tressant les plaines et les canaux. Si j’avais écrit à ce moment‐là, j’aurais eu l’impression de quelqu’un qui parle la bouche pleine et qu’on ne comprend pas. Il fallait que la matière de tous ces instants s’épuise. Dans ce carnet, je retrouve un signet de la librairie Peeters, l’horaire d’une conférence, celui des départs pour Delft, de la Mauritshuis, je lis : l’herbier et le nuage, un turban rouge et des adresses, des noms comme des formules magiques pour délier la langue : van Karel de Grote tot Karel de Stoute (peintres flamands). Volwassen. Warren (désorientée), trait, sillon, étymologie norvégienne. La voix de mon père, il y a longtemps, nous descendons des Vikings. Warrelen (neige tourbillonnante, vue trouble). Waren (étaient) : tous ces sens qu’on donne à ces mots, je les reconnais, je les traverse, j’appartiens à ce tourbillon neigeux de novembre qui recouvre les terre‐pleins de Leuven et les enfants portent des bonnets colorés comme dans un tableau de Bruegel.
Le voyage s’est poursuivi par la découverte de romanciers et poètes flamands et néerlandais. Une fois la vague passée, elle a emporté les dictionnaires, je ne saurai jamais parler le néerlandais. Il m’arrive de feuilleter des livres publiés aux éditions P. Ainsi je m’évade dans les Fabels de Léonard de Vinci, italien d’un côté, néerlandais de l’autre, ou dans les recueils du poète Arjen Duinker en observant ces suites de consonnes ou de voyelles non avec l’intensité d’un matheux penché sur un problème d’algèbre, mais avec la curiosité d’un enfant qui trie ses bonbons. Plusieurs vagues plus tard, il me reste Cees Nooteboom, Hôtel Nomade. Nooteboom le voyageur expérimenté, Nooteboom dans les musées, face aux œuvres. Enfin, de la troisième partie, qui propose six essais, de Proust à Mary McCarthy, je retiens, si près de moi, le titre « Écriture mémoire ».
Hôtel Nomade conduit à la chambre du voyageur écrivain qui se rappelle les îles Aran ou ses séjours au Japon, en Italie. Partout où le regard de Nooteboom se pose, il y a deux paires d’yeux comme les o
de son nom. Un contemplatif qui accueille et un écrivain qui transmet minutieusement ce qu’il a vu, senti, liant le souvenir à l’autobiographie. Plaisir non seulement de le retrouver devant les objets d’une brocante, par exemple, mais de lire ce qu’il fera de ses observations. Où cela le mènera‐t‐il ? À un souvenir, à une réflexion, à un poète d’un autre siècle ? Des fils partent de nos objets, vers où ? Telles des poupées russes qui ne finissent plus d’apparaître, le rôle de l’écrivain consiste à les ouvrir, à en décomposer le nombre.
« Pensées de Flandre » a paru pour la première fois dans Deshima, n° 4, 2010, p. 245-250. Ces pages ont été rééditée dans Attachements. Observation d’une bibliothèque, Montréal, l’Hexagone, 2010.
Autres textes de Louise Warren ayant trait à la Belgique
(Bruxelles, Namur, Leuven, Bruges, Gand, Ostende)
« Capteurs de souffle : les pots de Beatrijs Lauwaert », dossier Québec-Flandre, Septentrion, 2004, nº 3, p. 159-161, réédité dans Objets du monde. Archives du vivant, Montréal, VLB éditeur, coll. « Le soi et l’autre », 2005.
« Plis, origami de la pensée », catalogue de l’exposition Beatrijs Lauwaert, Gand, 2004, réédité dans La forme et le deuil. Archives du lac, Montréal, VLB éditeur, coll. « Le soi et l’autre », 2008.
« Capteurs de souffle », in Objets du monde. Archives du vivant, Montréal, VLB éditeur, coll. « Le soi et l’autre », 2005.
Dans le même essai, Objets du monde, des notes sur Liève Lamb, dentellière de Louvain, sur la ville de Louvain elle-même et le chapitre « Mandelbaum » consacré à cet artiste bruxellois.
Le long poème Une pierre sur une pierre (Montréal, l’Hexagone, 2010) comporte des images issues de séjours à Louvain et à Bruxelles.
Dans Nuage de marbre (Montréal, Leméac, coll. « Ici l’ailleurs », 2006), allusions à la ville de Louvain (café Gambrinus, restaurant Lukemieke). (Nuage de marbre, Montréal, Leméac, coll. « Ici l’ailleurs », 2006).
L’essai La forme et le deuil comprend un essai substantiel, « Esthétique de la mémoire et de l’oubli », qui couvre l’ensemble de l’œuvre du photographe Stephen Sack. Trois autres chapitres du même livre font revivre des souvenirs bruxellois, « L’invention du regard », « A’Cuccagna » et « Archives du lac ».
Enfin, « Apologie du souvenir », qui figure dans De ce monde. Chroniques et proses, Le Noroît, Montréal, 2020, revient à Bruxelles à propos d’une résidence de Louise Warren à Passa Porta.