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Auteurs flamands - Page 3

  • « Le beau, c’est le laid »

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     Le Paris du peintre hollandais Jan Sluijters

    (1881-1957)

     

     

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    Jan Sluijters, autoportrait, 1924 (coll. Stedelijk Museum Amsterdam)

     

     

    Essayiste et critique d’art belge d’expression néerlandaise, Eric Min a signé de nombreux essais (sur les arts plastiques, la photographie et la littérature) ainsi que plusieurs riches biographies : James Ensor. Een biografie (Amsterdam/Anvers, Meulenhoff/Manteau, 2008), Rik Wouters. Een biografie (Amsterdam/Anvers, De Bezige Bij Antwerpen, 2011), De eeuw van Brussel. Biografie van een wereldstad 1850-1914 (Le Siècle de Bruxelles. Biographie d’une métropole 1850-1914, Amsterdam/Anvers, De Bezige Bij Antwerpen, 2013), Een schilder in Parijs. Henri Evenepoel [1872-1899] (Un peintre à Paris. Henri Evenepoel [1872-1899], Amsterdam, De Bezige Bij, 2016). Enfin, avec la complicité de Gerrit Valckenaers, il a donné une histoire culturelle de Venise (Anvers, Polis, 2019).

    En cette année 2021 paraît de sa main Gare du Nord, un ouvrage consacré à des écrivains et artistes belges ou néerlandais ayant vécu à Paris dans la seconde moitié du XIXe siècle ou dans la première du XXe, certains très connus (Jongkind, Simenon, Rops, Verhaeren, Van Dongen, Masereel…), d’autres beaucoup moins. C’est un passage de ce livre que nous proposons ci-dessous avec l’aimable autorisation des éditions anversoises Pelckmans.

     

     

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    Le style radical du Kees van Dongen (1877-1968) des années 1905-1906 a inspiré plus d’un de ses confrères. Son premier héritier direct n’est autre que son compatriote Jan Sluijters, originaire de Bois-le-Duc. En 1906 justement, celui-ci visite le Salon des Indépendants ; les œuvres que son aîné y expose l’impressionnent. À 24 ans, Sluijters rentre d’Espagne où il a effectué un voyage d’étude grâce à la bourse annuelle qu’il perçoit en tant que lauréat du prix de Rome (1904), prix institué aux Pays-Bas un siècle plus tôt par Louis Bonaparte, roi de Hollande. Encore engoncé dans les styles académiques, le jeune artiste se permet tout au plus quelques excursions dans le symbolisme de Burne-Jones ou les lignes gracieuses des affiches de Chéret[1]. Un Prix de Rome ne peut se permettre de se défouler à sa guise, il continue de s’inscrire dans la tradition. Deux ans plus tard, le peintre revient sur ses débuts : « Un tel voyage est inestimable. On y apprend ce qu’on n’a pas le droit d’apprendre et on désapprend ce qu’on a appris. Magnifique[2] ! »

    J. Sluijters, Portrait de Bertha Langerhorst (1903)

    ERIC6.pngPlonger sans transition dans un Salon dont tout le monde parle constitue un tout autre apprentissage. Bien qu’il ait déjà réalisé un petit nombre de travaux modernistes, Jan vit les Indépendants comme une véritable révélation. Il constate que les fauves vont un peu plus loin que les membres de leur génération : sous leurs pinceaux, il relève un emploi sans retenue de couleurs vives ainsi que des formes familières fortement déformées – il n’est plus besoin de représenter les figures de manière réaliste, rien n’empêche de gros grumeaux de vermillon ou d’azur d’éclabousser la toile. La ville où il contemple ces expérimentations a elle aussi son importance. Sur le chemin qui l’a conduit au prix de Rome, Sluijters a eu l’occasion de se rendre à quelques reprises à Paris : tel l’aimant, la capitale l’attire. Début 1904, il écrivait à Bertha Langerhorst (1882-1955), sa bien-aimée qu’il portraiturera maintes fois, que Paris est une fête. Un soir, lui et son ami Leo Gestel descendent quatre bouteilles de vin : « À Paris, une bouteille de vin que l’on boit sur l’un des plus grands boulevards coûte la somme de 1 franc et 50 centimes – inutile de t’en dire plus. À Paris, tout est grandiose, vraiment. C’est extraordinaire…[3] »

    jan sluijters,eric min,paris,peinture,kees van dongen,leo gestel,daniel cunin,gare du nord,hollande,prix de romeEn plus de se saouler dans les bistrots et brasseries, les peintres se grisent d’inspiration. Sur les boulevards et dans les cafés-concerts, Jan déniche les motifs qui font la différence et qu’on ne trouve ni au Louvre, ni au Prado. Aussi a-t-il hâte de retourner dans la Ville lumière ; cependant, la commission qui gère l’argent du prix de Rome l’envoie en Espagne pour y copier des toiles dans les musées. Sur place, le Néerlandais s’empresse de boucler son programme imposé de façon à arriver dans la métropole française juste avant la fermeture du Salon des Indépendants. En ce début d’année, cette exposition qui fait souvent scandale accueille des innovateurs tels Henri Matisse, Albert Marquet et Henri Manguin – tous viennent d’ailleurs de l’atelier de Gustave Moreau, symboliste qui ne témoigne pas moins d’une grande ouverture d’esprit, atelier où Henri Evenepoel[4] a vécu ses plus beaux jours. Ces trois artistes, avec lesquels Van Dongen noue des liens, forment le noyau dur des fauves.

    jan sluijters,eric min,paris,peinture,kees van dongen,leo gestel,daniel cunin,gare du nord,hollande,prix de romeCependant, ces derniers ne s’approprient qu’une place relativement modeste au sein d’une manifestation où plus de cinq mille œuvres et plus de huit cents artistes se disputent l’attention des visiteurs. Avec six peintures et deux aquarelles, Kees van Dongen n’occupe certes qu’un espace restreint, mais pour Jan Sluijters, les créations en question constituent un vrai choc, en particulier Le Moulin de la Galette (photo). Cette scène de bal aux chatoiements électriques éblouissants et à « la foule des danseurs qui se démène dans les profondeurs de la salle », ainsi que l’écrit le quotidien Het Nieuws van den Dag, représente une pièce de résistance sur laquelle visiteurs et critiques se cassent les dents – à moins qu’elle ne suscite leurs gros rires : après tout, une sortie aux Indépendants, c’est un peu effectuer un voyage de distraction. Une sortie au zoo.

    Jan Sluijters, Vue de Paris

    jan sluijters,eric min,paris,peinture,kees van dongen,leo gestel,daniel cunin,gare du nord,hollande,prix de romeEn mai 1906, Sluijters est donc de retour, et cette fois-ci, Bertha, qu’il a entre-temps épousée, l’accompagne – autrement dit, Paris est plus que jamais pour le peintre un rêve devenu réalité. Jusqu’à la mi-octobre, le couple loue une chambre crasseuse de l’hôtel Chaptal, rue de la Rochefoucauld, entre la Nouvelle Athènes et Pigalle – base idéale pour partir à la découverte des réjouissances qui se déroulent dans le triangle d’or que forment le Bal Tabarin, le café du Rat-Mort et le Moulin Rouge[5]. Le peintre ne se soucie guère de l’état de délabrement de l’hôtel, étant donné qu’il a pour dessein « de réaliser des études de la vie des boulevards, des cafés et des quartiers intéressants de la ville[6] ». Ce à quoi il s’adonne avec empressement. De la fenêtre de sa chambre, il peint le tumulte de la rue ainsi que les toits plantés de cheminées – pour quiconque pose des yeux gourmands sur l’existence, chaque motif vaut la peine d’être retenu. On peut être sûr que les membres du Comité du prix de Rome, en lisant son programme, ont été à deux doigts de s’étouffer : si leur protégé se propose de peindre des vues de la capitale (le pont Alexandre-III construit en 1900), il entend aussi s’atteler à des scènes dans une brasserie du boulevard des Italiens ainsi que dans un bistrot des Halles où les maraîchers se retrouvent la nuit. Au café du Rat-Mort, Sluijters croque au pastel et à l’aquarelle un soldat qu’une prostituée est en train d’appâter (photo tout en bas, coll. particulière). Dans ses travaux, on voit ainsi défiler pour ainsi dire tous les styles : un impressionnisme tardif ensoleillé, quelques touches pointillistes, une facture à la Van Gogh et – finalement – un prudent fauvisme. Sous l’impitoyable soleil de juillet, il peint un coin de Montmartre : « Les maisons d’un blanc jaunâtre cuisent sous les vibrations d’un ciel d’un bleu violet, parsemé de petits nuages orange ; sur le sol, les ombres offrent un fort contraste avec les pavés d’un jaune lumineux[7]. »

    jan sluijters,eric min,paris,peinture,kees van dongen,leo gestel,daniel cunin,gare du nord,hollande,prix de romeMais c’est au milieu des kermesses et dans les cafés à la nuit tombée que l’artiste brille au sens littéral du terme, tel un épigone virtuose de son concitoyen Van Dongen. La légende veut qu’il ait mis en scène, sur place, au Bal Tabarin, les personnages du tableau Café de Nuit, lancés dans une danse frénétique ; certes, pourquoi ne pas l’imaginer, retiré dans un coin de l’établissement, brossant au minimum une ébauche préparatoire sur les 30 x 40 cm de la toile ? Le blanc et le jaune éclatant des lampes se répercutent sur le bleu du fond. Le frou-frou des robes suggère le mouvement. Dans le monumental Bal Tabarin (photo) que l’artiste mettra en forme l’année suivante, une foule en fête danse avec enthousiasme sous une cascade de lumière, les lampes paraissant des guirlandes de feu – il suffit d’entrer « Bal Tabarin » dans un moteur de recherche pour voir surgir et tourbillonner d’innombrables reproductions de cette œuvre. Bientôt, les futuristes italiens prendront le relais des fauves en avançant des notions telles que simultanéité et synesthésie. Tout comme dans les créations parisiennes de Jan, les leurs retentiront des bruits de la rue et de la musique des bals. Où les peintres modernes auraient-ils pu rencontrer l’effervescence de la fête à son comble si ce n’est au Tabarin, là où les femmes étaient peu farouches et où de vrais Noirs écumaient la piste de danse ? En cette même année bénie de 1906, le peintre italien Gino Severini[8] échoue à Montmartre où il va élaborer sa toile révolutionnaire Hiéroglyphe dynamique au Bal Tabarin ; entre-temps, le virus du futurisme l’a contaminé.

    jan sluijters,eric min,paris,peinture,kees van dongen,leo gestel,daniel cunin,gare du nord,hollande,prix de romeLe Paris de Sluijters, c’est une ville dans la nuit éclairée par une lumière artificielle. Près de la Porte Maillot, il surprend des fêtards en pleine kermesse – sur les manèges, les lampes clignotent, s’allument et s’éteignent (photo). Dans ses études pour le portrait d’une danseuse espagnole qu’il entend réaliser pour le Comité du prix de Rome, il se lâche, capturant des formes dynamiques dans des boucles et de grands à-plats. Pourquoi les bras de cette femme ne seraient-ils pas verts, sa poitrine jaune et ses cuisses bleu clair ? N’est-ce pas ce qu’ont fait Gauguin et Matisse ? Ce qu’il voit début octobre, au Salon d’Automne, ne fait que renforcer son intuition. Plus tard, rentré aux Pays-Bas, il exploitera ses esquisses pour en tirer des œuvres abouties. Après son tableau « scandaleux » Deux femmes s’embrassant, le jury du prix de Rome décide de ne pas lui renouveler sa bourse. Autrement dit, l’homme qui aime tant mettre dans sa bouche l’expression : « Le beau, c’est le laid » s’est trop tôt précipité sur la voie de la modernité.

    jan sluijters,eric min,paris,peinture,kees van dongen,leo gestel,daniel cunin,gare du nord,hollande,prix de romeTout au long de sa carrière, l’artiste va vivre sur ce qu’il a vu et expérimenté à Paris. Il retourne quelques fois dans la capitale française pour y retrouver la nuit qui lui manque tant à Amsterdam et pour découvrir du côté de Montparnasse, pas à pas, le cubisme. C’est ainsi que l’art moderne cherche et se fraie un chemin : à force de contempler, de regarder en arrière, de trouver, d’oublier, de se souvenir et de répéter. Tout cela non sans des variations, des changements de rythme, des succès et des échecs. Où, selon la formulation propre à Jan Sluijters : « Je ne peins pas des objets, je peins mon émotion, la sensation des objets. […] Si le musicien est à même de trouver des sons qui restituent une image pure de son émotion, pourquoi pareille émotion ne pourrait-elle pas être traduite par des couleurs et des formes ? Et pourquoi le peintre se tromperait-il dans son dessin et ses couleurs lorsqu’il donne une représentation de couleurs et de lignes qui soulignent la forme cristallisée de cette abstraction ou qui s’écartent de la réalité photographique[9] ? »

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     


    Jan Sluijters parisien, luministe puis cubiste

     

     

    [1] Edward Burne-Jones (1833-1898), peintre anglais appartenant aux « préraphaélites ». Jules Chéret (1836-1932), peintre et dessinateur français, surtout connu pour ses affiches ; Jan Sluijters en dessinera lui aussi.

    [2] Anita Hopmans, Helewise Berger, Karlijn de Jong & Wietse Coppes, Jan Sluijters. De wilde jaren, WBooks, Zwolle, 2018, p. 7.

    [3] Ibid, p. 12. Leo Gestel (1881-1941), peintre néerlandais.

    ERIC5.png[4] Henri Evenepoel, peintre, dessinateur et graveur belge, né à Nice le 2 octobre 1872 et mort à Paris le 27 décembre 1899. En 2016, Eric Min lui a consacré une biographie : Een schilder in Parijs – Henri Evenepoel (1872-1899).

    [5] Le Bal Tabarin était situé au 36, rue Victor-Massé, le café du Rat-Mort à l’angle de la place Pigalle et de la rue Frochot. Quant au Moulin Rouge, il trône toujours sur la place Blanche.

    [6] Lettre de Jan Sluijters à Jérôme Alexander Sillem, 22 mai 1906 (Archives de Hollande septentrionale, Haarlem).

    [7] Lettre de Jan Sluijters à Vincent Cleerdin, 2 décembre 1906 (Bibliothèque universitaire, Leyde).

    [8] Gino Severini (1883-1966), peintre futuriste italien. Dans son sillage, l’Anversois Jules Schmalzigaug a réalisé en 1913 et 1914 de nombreuses « expressions dynamiques du mouvement » de danseuses, d’intérieurs de cafés et de salles de bal baignés de lumière électrique.

    [9] Jan Sluijters, « Nieuwe schilderkunst », lettre envoyée à la rédaction de l’hebdomadaire politico-culturel De Amsterdammer, publiée dans la livraison du 17 mai 1914 (citée par ailleurs dans Jan Sluijters. De wilde jaren, p. 124).

     

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  • De literaire vertaler is een chef-kok

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    « Le traducteur littéraire : un chef étoilé »

    article écrit en néerlandais paru dans le magazine flamand exclusivement consacré à la poésie, Poëziekrant (n° 3, 2020, p. 21), qui demandait à plusieurs traducteurs d’évoquer leur « meilleure » traduction de poésie et leurs projets, une sorte de petit autoportrait.

     

     

    De literaire vertaler is een chef-kok

     

    Poëziekrant, Bart Vonck, Daniel Cunin, poésie, Flandre, Belgique, En perte délicieusement, Teloor zalig, Le Cormier

     

     

    Vaak wordt het werk van een literaire vertaler vergeleken met het interpreteren van een muziekstuk. Zo heeft onlangs de gerenommeerde Vlaamse cellist Luc Tooten een nieuwe vertaling getoetst aan een nieuwe interpretatie van een suite van Bach; daarbij legde hij de nadruk op wat je als vertaler/musicus tussen de regels/notenbalken hoort te lezen/horen en met de ervaring door de jaren heen leert lezen/horen; bijgevolg levert elke ‘interpretatie’ een nieuwe transpositie op.

    Een vergelijking die ik zelf graag maak, doet een beroep op een ander zintuig dan het gehoor, met name de smaakzin. Als literaire vertaler ben je eigenlijk een chef-kok. Als je je vak beheerst, betekent het dat je iedere keer weer je kookkunst moet bewijzen op basis van een bepaalde stijl/stem/inhoud/sfeer, op de manier van een chef-kok, met nieuwe ingrediënten en variërende temperaturen. Een risicovolle onderneming, ook al beschik je als woordbeoefenaar over veel meer tijd dan een smaakpapillenkunstenaar. Maar zodra het eindresultaat voorgeschoteld wordt, mogen fijnproevers hun messen slijpen en hun kritiek uiten. Echte literatuurliefhebbers zijn gastronomen die van de finesses van de kookpot kunnen smullen.

    Poëziekrant, Bart Vonck, Daniel Cunin, poésie, Flandre, Belgique, En perte délicieusement, Teloor zalig, Le CormierAls ik ooit een poëzievertaling heb gemaakt die twee of drie sterren verdient, dan is het wellicht En perte, délicieusement (Le Cormier, 2018), de Franse versie van de bundel Teloor, zalig (Uitgeverij P, 2014) van Bart Vonck. Het is mede te danken aan het feit dat de auteur zijn verfijnde bijdrage aan de vertaling heeft geleverd. Zijn beheersing van het Frans stelt hem trouwens in staat rechtstreeks in mijn moedertaal te dichten. Dientengevolge heeft hij van de verschillende voortgangsstadia van de toebereiding mogen proeven en hier en daar zijn grain de sel met accuratesse toegevoegd. Drie gedichten uit zijn bundel had ik niet zonder zijn medewerking uit echte Franse pannen kunnen toveren. De uiteindelijke titel is ook aan de Vlaming te danken.

    Of ik deze vertaling zou willen herwerken of bewerken als ik daar de kans toe zou krijgen? Heel misschien, maar dan pas over twintig of dertig jaar als ik nog in leven ben. En het zou wellicht gaan om kleine aanpassingen en wijzigingen in slechts enkele gedichten. Ik mag hopen dat het duo auteur/vertaler een toch vrij kostelijk recept heeft weten te creëren.

    poëziekrant,bart vonck,daniel cunin,poésie,flandre,belgique,en perte délicieusement,teloor zalig,le cormier,anne van herreweghenMomenteel ben ik met een prachtig en ambitieus project bezig, samen met mijn collega Kim Andringa. Het gaat om een keuze uit het werk van Lucebert. De bedoeling is om uiteindelijk een honderdtal gedichten van de Vijftiger in het Frans om te zetten. Het boek wordt in 2022 in Nice gepubliceerd bij Unes, een uitgeverij die fraaie bundels alsook luxe bibliofiele uitgaven het licht laat zien. Deze Franse ‘Lucebert’ wordt in principe verlucht met een stuk of veertig reproducties van zijn beeldend werk. Om de lezer een idee te geven van de kwaliteit van de publicaties van Unes verwijs ik haar/hem graag naar de Franse uitgave van de bundel Archaïsch de dieren van Hester Knibbe.

    Als ik klaar ben met het moleculaire-Lucebert keuken, wil ik terugkeren naar de Middeleeuwse stamppot: de Rijmbrieven van Hadewijch. Dit werk is nog nooit in boekvorm in een Franse versie verschenen. Een soort vervolg op de Liederen van de Brabantse mystica die een jaar geleden onder de titel Les Chants in Parijs bij Albin Michel gepubliceerd zijn.

     

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    portrait de Daniel Cunin par Anne van Herreweghen (2018)

     

     

     

  • Polyphonie et paysages de Flandre

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    Un entretien avec Paul Van Nevel

    par Sandrine Willems

     

     

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    En 2001, deux ans après avoir réalisé le documentaire Philippe Herreweghe, et le verbe s’est fait chant, la romancière et réalisatrice bruxelloise Sandrine Willems en consacrait un à une autre grande figure du monde de la musique flamande : Paul Van Nevel, le fondateur de l’Ensemble Huelgas. Ce qu’elle a en réalité cherché à faire, c’est « un portrait, non pas de Paul Van Nevel lui‐même, mais plutôt de la polyphonie franco‐flamande envisagée à travers le regard du chef d’orchestre » qui mûrissait depuis de longues années un ouvrage sur le paysage des polyphonistes.

    Ce magnifique ouvrage a enfin paru en 2018 aux éditions Lannoo sous le titre Het landschap van de polyfonisten. De wereld van de Franco-Flamands (1400-1600), autrement dit : Le Paysage des polyphonistes. L’univers des Franco-Flamands (1400-1600). Un volume agrémenté de magnifiques photographies de Luk Van Eeckhout - qui a marché des décennies durant dans la compagnie de Van Nevel - et d’un CD de l’Ensemble Huelgas.

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgasDans ce qu’il convient de considérer comme le testament spirituel de cette grande figure belge, nature, chant et musique se rencontrent en Flandre et dans le Nord de la France au fil d’une fresque tout aussi subjective qu’exaltante. De manière saisissante, Paul van Nevel expose combien le paysage a été déterminant pour les Franco-Flamands. Il s’agit de centaines d’artistes des XVe et XVIe siècles qui sont nés et/ou ont grandi dans ces régions. De jeunes chanteurs, des maîtres de chapelle, des organistes et des compositeurs qui ont laissé une « marque indélébile sur l’évolution de la musique polyphonique » sur notre continent.

    Page après page, cette époque mouvementée et cette riche culture reprennent vie. L’auteur brosse un tableau complet et accessible de cette période dorée pour la Flandre et les régions voisines : 80 % des meilleurs compositeurs d’Europe occidentale venaient de là ! On retrouve le cadre naturel, religieux, architectural où les voix des polyphonistes résonnaient il y a 500 ans. Un voyage fascinant à travers des paysages qui, pour ceux qui restent encore en partie épargnés, respirent comme à la Renaissance, silence et beauté. « Il faut le dire, avance Rudy Tambuyser : le mal que le photographe et Van Nevel se sont donné pour capter les aspects visuels, variant avec élégance et calme du beau au mélancolique, est vraiment stupéfiant. Le but que s’assigne Paul Van Nevel dans ce livre va encore bien plus loin. Partant du constat en effet étonnant que pendant un siècle et demi la musique occidentale a été presque entièrement dominée par les ‘‘Franco-Flamands’’, des chanteurs et compositeurs issus d’une très petite région frontalière chevauchant partiellement la Flandre, il se met en quête de l’ADN de leur musique. Convaincu que celui-ci se trouve dans le paysage qui les environnait. »

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgasPréparant le tournage de Chants et soupirs des Renaissants selon Paul Van Nevel (Les Piérides), Sandrine Willems a recueilli en juin 2000 les propos du musicologue. Elle n’a pu en reprendre qu’une petite partie dans le documentaire. Nous reproduisons ci‐dessous un choix de propos extraits de ces entretiens. Il s’agit donc d’un avant-goût du livre non encore disponible en français.

     

     

    Laissons d’abord la parole à Sandrine Willems

     

    « À travers la musique, c’est l’homme de la Renaissance qui apparaît, avec son nouvel amour du terrestre et de la nature, son obsession de la mort, sa mélancolie noire parfois trouée d’une exubérante gaieté, toutes choses qu’incarnait si parfaitement Orlando de Lassus – et qu’incarne à nouveau, peut‐être, Paul Van Nevel.

    » Les préoccupations les plus actuelles du chef d’orchestre constituent l’une des clés majeures pour la compréhension de cette époque et de sa musique : à savoir, l’étroite connexion existant entre les polyphonies et les paysages où elles ont vu le jour. Arpentant le Nord de la France et le Sud de la Belgique, accompagné d’un photographe, Van Nevel travaille en effet à un livre sur ce sujet. Il y montre qu’à l’époque où la peinture flamande “inventait” le paysage, et “l’accommodait” au regard, la mélancolie des plaines flamandes imprégnait indéfectiblement les compositeurs qui y étaient nés. Fait significatif, ceux‐ci revenaient souvent y finir leur existence, au soir d’une carrière “internationale”. Comme si ces lignes dépouillées, graphiques, qui délimitent là‐bas champs et horizons, étaient celles‐là mêmes qu’ils avaient toujours recherchées à travers leur musique.

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» La Renaissance voit l’Homme, qui jusqu’alors s’était tant préoccupé de l’au‐delà, se tourner davantage vers l’ici‐bas. Il se met à rêver d’utopies plutôt que de Paradis, entreprend les voyages au long cours qu’il se contentait auparavant d’imaginer, et, de plus en plus sensible au caractère éphémère des choses, tente, tout en craignant la mort, de jouir de l’instant. Nourri de néo‐platonisme, il perçoit soudain l’ici‐bas comme un reflet de l’au‐delà, et l’amour humain comme une image de l’amour divin. Une aspiration à réformer les âmes se fait jour : retour aux harmonies de l’Antiquité et réforme du christianisme sont les deux visages d’un même bain de jouvence.

    » De tout cela la musique se ressent, qui, dans sa recherche des proportions, tend vers un nombre d’or oublié, se greffe sur des poèmes d’amour de l’Antiquité ou mêle constamment textes ou mélodies profanes et religieuses – une chanson d’amour néoplatonicienne se fondant avec allégresse dans un motet à la Vierge. À moins qu’elle ne décrive les charmes d’une rose qui va mourir demain ou la saveur fugace d’un vin.

    » Paul Van Nevel, qui partage le goût du terrestre et la mélancolie de la Renaissance, pratique la musique de cette époque depuis de nombreuses années. Toujours en quête de manuscrits originaux oubliés, ce chantre de la curiosité s’interroge aussi sur la vie concrète de l’homme de la Renaissance. Il restitue ainsi un monde où le temps était plus lent, quoique l’existence plus brève, où les morts veillaient sur les vivants, où le rêve régnait en maître, où les enfants imaginaient monts et merveilles à partir d’un rien, où l’on commençait à entreprendre de longs voyages, où le “paysage” s’inventait. Et Van Nevel, contemplant ces paysages franco‐flamands où tous les grands polyphonistes ont vu le jour, y retrouve les mêmes lignes que dans leurs compositions : grâce à lui, collines et vallées se mettent soudain à chanter Gombert, Manchicourt ou Lassus, et nous redevenons des rêveurs d’un autre âge. »

     


    un extrait du documentaire

     

     

    Écoutons à présent Paul Van Nevel

     

    « […] J’ai commencé en 1971 en pensant que j’avais les deux pieds dans le Moyen Âge et la Renaissance. Dans les années 1980, avec l’expérience, je me suis dit : Soyons sérieux, oublions le rêve, il n’est pas possible de vivre en se croyant installé de plain‐pied dans la Renaissance, ce n’est pas possible parce que tout est différent, ce serait malhonnête de ma part de penser que je suis un homme de la Renaissance.

    » […] La seule authenticité qui vaille, c’est d’entretenir avec l’œuvre telle qu’elle est écrite un rapport aussi direct et droit que possible. Dans une partition moderne, il y a toujours des indications en vue de la réalisation, de sorte qu’on lit en fait pour partie une interprétation de celui qui a transcrit l’œuvre ; ce qui revient à offrir au public l’interprétation d’une interprétation d’une œuvre originale. Or, je veux éviter autant que possible tout intermédiaire ; je suis musicien, je comprends le matériau musical, autrement dit je veux prendre mes propres décisions avec mon Ensemble. Voilà pourquoi la lecture de l’original me paraît très importante.

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» Sur la partition, telle que nous la connaissons aujourd’hui, toutes les voix sont retranscrites l’une en dessous de l’autre. On voit verticalement ce que l’on entend verticalement au même moment. Ce qui correspond à une idée apparue très tardivement dans la musique occidentale. À l’époque, chaque partie était écrite et présentée séparément. La dimension verticale était absente, et cela a des conséquences énormes pour les musiciens. En répétant, on essaie de se placer dans une perspective d’horizontalité, de linéarité correspondant à l’époque.

    » Au début de la Renaissance, il n’existe presque pas de compositions spécifiques pour instruments, la musique instrumentale pure n’existe pratiquement pas sauf pour les danses. Par ailleurs, le répertoire vocal peut être joué (et est, de fait, joué) également sur les instruments, quitte à ce que certaines voix ne soient pas reprises.

    » Les compositeurs cherchaient un moyen de créer de la musique en fonction des besoins : ça pouvait être pour une messe, une cérémonie à caractère politique, une procession, des fêtes, des banquets, pour toutes circonstances, y compris pour le lit. Ne disposant pas d’un temps suffisant pour écrire toute cette musique, ils ont inventé un système auquel ils ont donné le nom de contrapunte alla mente : il s’agissait d’improviser au moment même à partir d’une mélodie existante, transcrite en notes longues sur une partition écrite, devant eux, c’est ce qu’on nommait le cantus firmus ; ils appliquaient des règles contrapunctiques, chacun improvisait sa ligne, chaque chanteur observait les mêmes règles sans cependant savoir ce que son compagnon allait chanter au même moment que lui, ce qui produisait des dissonances. Il fallait bien que je puisse restituer ça un jour, et je suis persuadé que notre vision de l’interprétation de la musique écrite va changer lorsque nous finirons par avoir dans l’oreille une réalité que les chanteurs à l’époque ont écoutée, ont entendue tous les jours, une réalité que nous n’avons, nous, jamais entendue parce qu’elle n’a jamais été écrite.

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» […] La véritable influence de l’Antiquité sur la musique est celle de l’humanisme, qui surgit au XVe siècle en Italie, et qui est concentré sur la relation texte‐musique. À partir du XVe siècle, sous l’influence de cet humanisme, les compositeurs accordent de plus en plus d’importance au texte. Ils s’efforcent d’exprimer le contenu, les affects du texte par la musique. Par exemple, s’il est question d’affects négatifs comme la tristesse, la mort, la souffrance, dans des textes comme Miserere mei, Deus, issu des Psaumes, ce sentiment de souffrance, de chagrin sera traduit par un mouvement lent, une ligne mélodique descendante.

    Autre élément qui joue un rôle très important dans cette musique des XVe et XVIe siècles : la symbolique, c’est‐à‐dire quelque chose qu’on n’entend pas, mais qui est partie intégrante de la musique. Par exemple la symbolique des nombres. Il y a des musiques qui sont composées pour un nombre déterminé de voix, en fonction d’un arrière‐plan religieux, philosophique, symbolique. Par exemple le chiffre 7 est associé à la tristesse, parce qu’au Moyen Âge on s’est mis à vénérer Marie sous le titre de Notre‐Dame‐des‐Sept‐Douleurs. Ceci va se trouver transposé en musique, à travers des compositions à 7 voix. Matthias Pipelaere, par exemple, est l’auteur d’une pièce à 7 voix, dans laquelle les différentes parties ne sont pas spécifiées par les indications cantus, tenor, bassus etc., mais par première douleur, deuxième douleur, etc., jusqu’à la septième douleur.

    » La musique fait partie du quadrivium ; elle a donc partie liée avec le nombre, et ce, en vertu du grand principe universel qu’est celui de l’harmonie des sphères, selon lequel les intervalles fondamentaux (octave, quinte, quarte) sont en rapport avec les distances des planètes. » Autrement dit, le Créateur a eu recours à une sorte de grande équation qui s’applique à tout et détermine un certain type d’harmonie, la musique étant elle aussi à l’image de cette harmonie, et les intervalles correspondant à des rapports numériques simples (la quarte, la quinte, l’octave) sont les intervalles fondamentaux. S’ajoute à cette harmonie la section d’or, que le Créateur applique à l’homme puisque le nombre d’or se retrouve dans les rapports entre la longueur d’un doigt et celle de certaines phalanges.

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» […] Le compositeur fait en quelque sorte figure de grand architecte des sons : ce qu’on lui demande c’est d’échafauder de grandes lignes magnifiques qui s’entrecroisent, tissant de véritables monuments sonores, très savants d’ailleurs ; on atteint là une complexité absolue. La musique a par ailleurs subi l’influence de la peinture, et de la perspective telle que peinture et architecture la mettent en œuvre. Ainsi la musique va commencer à gagner en proportions ; si, jusqu’à l’époque de la jeunesse de Dufay, toutes les voix se mouvaient dans un même espace, assez restreint d’ailleurs, c’est à partir de la seconde moitié du XVe siècle que les compositeurs ont cherché à davantage étoffer la structure de l’architectonique musicale. On a ajouté un deuxième contre‐ténor, ce deuxième contre‐ténor s’est placé au‐dessus du ténor, puis on en est arrivé à l’idée que nous connaissons maintenant : superius, altus, tenor, bassus.

    » […] Le compositeur de l’époque écrit inconsciemment ou consciemment en fonction de l’acoustique de l’église pour laquelle son œuvre est conçue. Aujourd’hui, un compositeur ne sait pas où l’œuvre sera donnée pour la première fois. Au XVe et au XVIe siècles, il entretenait une relation profonde avec l’architecture dans laquelle l’œuvre devait être chantée. Il est donc important de savoir si ces hommes ont chanté ou conçu leur musique pour des espaces très grands ou très larges. Je pense que chaque œuvre a une pulsation qui correspond au lieu dans lequel elle a été jouée et c’est là quelque chose qui s’est perdu complètement avec la technique des salles de concert et les œuvres orchestrales du XIXe siècle où, au‐dessus de l’œuvre, sont portées des indications métronomiques telles que 60 à la croche ou 100 à la noire. Fixer de la sorte un rythme à une composition de la Renaissance est proprement absurde : il y avait en effet une interaction profonde entre l’œuvre et une architecture dont on déduisait de façon naturelle la réverbération, l’écho, l’acoustique générale, la clarté du son. L’acoustique ne pouvant pratiquement pas être adaptée, c’est toute l’agogique d’une œuvre qu’il convient d’adapter de façon à ce qu’elle puisse encore nous parler.

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» Les gens de l’époque étaient beaucoup plus sensibles à la pulsation, ils percevaient bien mieux le moindre changement à ce niveau. Notre pulsation biologique est beaucoup plus rapide que la leur, le battement de cœur était plus lent à l’époque que de nos jours. Leur force, c’est la lenteur ; dans la musique de la Renaissance, la virtuosité résulte d’une complexité mélodique au sein d’une pulsation beaucoup plus lente que celle qui nous est coutumière aujourd’hui.

    » […] La cathédrale de Cambrai abritait l’école la plus importante pour les chanteurs‐compositeurs. Tous les traités disent qu’elle offrait une acoustique fantastique pour cette musique ; j’aurais aimé entendre cela, mais l’édifice est détruit…

    » […] Je pense que le rêve joue un très grand rôle dans l’approche de ce répertoire. La musique était l’art le plus attractif à l’époque du fait qu’on ne pouvait pas en faire une possession, l’accaparer, en « profiter » ; une peinture peut être contemplée pendant des heures alors qu’un motet ne peut être goûté que pendant un laps de temps court, après quoi il n’est plus là. Écouter de la musique, c’est être dans un rêve au moment même où on l’écoute.

    » Si nous sommes aujourd’hui en mesure de reproduire, chaque audition ne nous apporte plus d’émotion approfondie. À l’époque, les gens savaient toujours ce qu’ils entendaient ; du fait qu’ils ne pouvaient réécouter, leur concentration était beaucoup plus dense.

    » La tristesse, comme la joie étaient profondément vécues à l’époque de la Renaissance ; la complexité des sentiments et des émotions était beaucoup plus accentuée, c’est pourquoi il nous est difficile de comprendre comment se traduisait émotionnellement l’insécurité – donnée omniprésente de ce temps – bien différente de celle que l’on peut ressentir aujourd’hui.

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    photo : Luk Van Eeckhout

     

    » Beaucoup de textes formulent cette recommandation : profitez du moment présent, carpe diem, ce que dira plus tard Ronsard – Mignonne allons voir si la rose... –, on ne sait pas de quoi demain sera fait. Pour le plus grand nombre, la vie était brève, les maladies pouvaient être foudroyantes, en deux heures, en trois jours, on disparaissait. À l’heure de la mort, l’âme se trouvait promise à trois destinées possibles: le Paradis – rarissime, 1 chance sur 80 000 selon un prédicateur, estimation quelque peu décourageante, évidemment –, l’Enfer – pour les pécheurs endurcis – ; et, quand bien même l’Enfer existe en puissance, une sorte d’évolution de la pensée amène à se dire : ces morts, il faut d’abord qu’ils se purifient, d’où ce temps du Purgatoire, que ceux auxquels il est infligé peuvent voir diminuer grâce aux prières, aux bonnes œuvres, aux dévotions des vivants. Car une des grandes caractéristiques de l’époque, c’est l’union profonde, vécue, entre morts et vivants. Autrement dit, la mort est un moment fort et l’époque voit l’art macabre se développer. Il s’agit toujours d’enseigner aux chrétiens les risques qu’ils encourent s’ils ne se repentent pas.

    » La vie musicale, la vie des compositeurs et des chanteurs de ce temps n’était pas toujours évidente. Un simple exemple : pour Gombert, maître des enfants de chœur et aussi compositeur à la cour de Charles Quint, vivre signifiait voyager à travers toute l’Europe, s’occuper des enfants, en même temps que donner des leçons de musique, de chant, de contrepoint, d’improvisation, composer et exécuter ses compositions. Je me demande souvent s’ils ont eu le temps de dormir. Cela dit, on sait par un traité d’ailleurs très curieux et très intéressant laissé par un médecin, qu’il y avait des cas de frénésie et de schizophrénie causés par une surcharge de travail. Ce médecin fournit deux exemples : un compositeur français qui chantait à la cour papale ; et Gombert.

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» […] Vous voyez l’église, là‐bas, à pied, ça prend une heure pour y aller, une heure disponible pour rêver et imaginer l’acoustique de ce bâtiment, ce qu’on va y chanter, y préparer pour un enfant de 7 ans… aujourd’hui, on n’a plus le temps de rêver. Je pense que l’imagination des enfants de l’époque était supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui. Quand lui apparaissait, dans une cathédrale, un monstre, l’enfant était beaucoup plus effrayé, laissait bien plus travailler son imagination pour, qui sait, aboutir à des réflexions esthétiques. Prenons un cas simple, celui d’un enfant de chœur de dix ans. Il entre tous les jours dans la merveilleuse cathédrale de Cambrai de l’époque qui regorgeait de sculptures de monstres, de bêtes. Il les voit tous les jours, il n’a que ça, il a la musique qui passe ; et il a la réalité de tous les jours : manger, dormir, discuter, jouer (mais très peu ou pas du tout, je pense). Imaginez ce que ça peut être, voir dans des églises des monstres exposés y compris à hauteur des yeux des enfants ; ça ouvre un vaste horizon pour l’imagination, le rêve, la peur, la frayeur, mais c’est aussi un petit détail qui ouvre sur un nouveau monde. L’imagination et la richesse qu’offre la capacité de regarder plus loin que l’horizon, cela est présent dès l’enfance. Les enfants n’étaient pas des enfants, leur responsabilité s’exerçait déjà à l’âge de 7‐8 ans, mais ils étaient enfants jusqu’à 17 ans, je parle de leur voix alors qu’aujourd’hui, le changement de voix se produit vers 11‐12 ans. À l’époque, la mue intervenait vers 17‐18 ans, à cause de la nourriture, de l’éducation sexuelle, de l’environnement. Imaginez un enfant né et vivant ici, il va étudier là‐bas à Cambrai, c’est le premier choc à six ans, le deuxième viendra sans doute vers 18 ans, à la fin de ses études à la cathédrale de Cambrai ou bien à Douai, à Valenciennes, avant qu’il soit acheté, en Italie, en Espagne, en Pologne, en Angleterre… il y a, je pense, des compositeurs qui ont eu beaucoup de mal à digérer deux fois cette émotion.

    » En 1564, une troupe de chanteurs et notamment d’enfants ayant entre 7 et 12 ans partait à pied de Douai pour gagner Valladolid, après qu’ils eurent été acceptés à la cour de Charles Quint. Imaginez le voyage qu’ils ont accompli, ce qu’ils ont vu et regardé, même les adultes. Tout est important, alors qu’avec Internet, rien ne l’est, puisqu’on peut tout avoir. Les choses prennent de l’importance à partir du moment où on ne peut pas les posséder, le plus grand amour, c’est la femme qu’on ne peut pas avoir, c’est le Roman de la rose, c’est l’amour courtois…

    » C’est à cette époque que les gens ont vraiment commencé à faire de longs voyages d’aventure, qu’on s’est peu à peu rendu compte qu’un paysage ne servait pas seulement à se rendre d’un point A à un point B, mais qu’il permettait aussi de ressentir la beauté d’un paysage ; l’esthétique du paysage est née au XVe siècle, de même que le mot ; pareillement, des peintres comme Patinir ont commencé à peindre des paysages non en tant que décor mais comme sujet.

    » […] J’interprétais déjà il y a 15‐20 ans cette musique et je savais que les compositeurs venaient tous d’un coin qui correspond plus ou moins au Pas‐de‐Calais actuel, au Sud de la Belgique, à l’Artois, au Nord de la Picardie. Ma curiosité m’a conduit à visiter les endroits où ces compositeurs sont nés, ont vécu, ont été formés avant de partir bien souvent à travers toute l’Europe…

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» Ce que les chanteurs ont perçu à l’époque, c’est finalement la même chose que ce qu’ils ont écrit : le calme, la quiétude, la beauté liée à l’unité de tout ce qu’on voit, c’est comme ce qui est le plus caractéristique dans la polyphonie, ces imitations où chaque voix reproduit une autre voix ; dans ces autres voix, on peut prévoir ce qui va venir, quand l’une commence par do re mi fa sol, la deuxième va répondre par do re mi fa sol, ou sol la si do re ; cette répétition, c’est ce qu’on voit ici dans le paysage ; ces petites collines qui se répètent, c’est toujours autre chose, mais aussi toujours la même chose.

    » […] Le silence, les oiseaux et le vent, c’est là le seul cadre auditif pour les oreilles et pour le cerveau du compositeur de l’époque ; partir d’un tel silence confère naturellement une force intérieure très grande pour créer les grandes lignes d’espace dans le silence. La musique c’est, selon moi, de l’espace dans le silence.

    » La traduction d’une nostalgie ou d’un sentiment mélancolique dans la musique passe par un traitement esthétique linéaire qui ne me paraît pas évident pour d’autres pays ; le plus caractéristique, c’est que les mélodies évoluent sans aucun à‐coup, elles ne donnent jamais lieu à des chocs de grands intervalles, il s’agit plutôt, en général, d’une esthétique proche du plain‐chant.

    » Cette mélancolie est intelligemment interrompue par de petits détails miniatures telles que des dissonances qui ramènent toujours l’auditeur sur terre ; bien entendu, on ne peut apprécier une montagne si on ne connaît pas les vallées.

    » Ce sont des taches de beauté dans la polyphonie, mais qui rehaussent la mélancolie qui les précède et les suit, s’installe de nouveau et se prolonge à la fin d’une phrase. La polyphonie, après une cadence conclusive, s’empare d’un nouveau thème lié à une nouvelle phrase de texte, ce sont là des points de repère qui reviennent régulièrement dans la polyphonie, et en particulier dans la polyphonie raffinée d’un Gombert qui les dissimule à l’envi en faisant commencer le nouveau thème au‐dessus et avant la cadence finale de la phrase précédente. Ce n’en sont pas moins des points de repère dans la polyphonie, et il en va, somme toute, de même dans le paysage : on voit l’horizon ou bien très proche ou bien très lointain comme ici, et l’on cherche sans cesse des points de repère, qui étaient, à l’époque ou bien des cathédrales, de grands arbres dans la nature ou encore des pigeonniers.

    » Il est frappant de voir que beaucoup de ces compositeurs sont revenus au cœur des paysages qu’ils avaient connus dans leur enfance : c’est manifestement le cas pour Dufay qui regagne Cambrai, meurt à Cambrai, pour Josquin des Prés qui retrouve Condé‐sur‐l’Escaut, pour Gombert qui revient à Tournai, et pour tant d’autres. Cela montre à mon avis que le cercle de la vie se referme là où il a commencé, y compris au point de vue des émotions, et que ces compositeurs ont retrouvé le repos de l’esprit là où il n’y a plus ni horizons inconnus ni environnements étrangers à leur vie intérieure. »

     

    Cet entretien a paru à l’origine dans la revue Deshima, n° 4, 2010.  

     


     

     

     

  • Une sortie avec Dr Pepper

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    Un récit de Carmien Michels

     

     

     

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    Le « rapprochement social », par le biais de rencontres entre auteurs et lecteurs, fait partie de la mission de Passa Porta. En cette période de « distanciation sociale », Passa Porta tient à la remplir de façon virtuelle. Le magazine en ligne propose donc une série d’« Avis à la population », rédigés en cette période de crise par des auteurs de Belgique et d’autres pays. À cela s’ajoute pour vous la possibilité de visionner des entretiens vidéos Meet the Author et de découvrir de nombreux textes ou traductions inédits. Sans sortir de chez vous.

     

     

     

    carmien michels,passa porta,avis à la population,traduction,poésie,flandre,belgique,littératureCarmien Michels (1990) est une autrice et performeuse belge qui enseigne au Conservatoire d’Anvers. Elle évolue entre planches et plume, entre monde urbain et univers classique. Son premier roman We zijn water (Nous sommes eau, De Bezige Bij, 2013) a été nominé pour le Debuutprijs et le Bronzen Uil. Son deuxième roman Vraag het aan de bliksem (Demandez-le à l’éclair, 2015) et son premier recueil de poèmes We komen van ver (Nous arrivons de loin, 2017) ont paru aux éditions Polis. Connue comme slameuse, elle participe au projet Versopolis et a été, par ailleurs, l’une des ambassadrices littéraires dans le cadre d’Europalia Romania. Le poète et romancier flamand Stefan Hertmans dit d’elle qu’elle est « un Johnny Cash féminin, puissant, à la personnalité très marquée, qui exprime une forme d’engagement peu courante ».

     

     

     

    Avis à la population (20)

    Une sortie avec Dr Pepper

     

     

     

    J’éprouve le besoin de remporter de petites victoires. En cette époque plus que jamais :

    Débarrasser mes cheveux de leurs nœuds.

    Accrocher un drap blanc à la fenêtre.

    Acheter de l’espace de stockage supplémentaire pour mon compte Gmail.

    Capter des yeux doux au supermarché.

    Dévorer un bouquin. Un deuxième. Un troisième.

     

    C’est peut-être pour cela que tant de gens se sont mis à la pâtisserie.

    Cuire du pain, odeur d’une petite victoire.

    Fabriquer un nichoir.

    Mettre du terreau au pied des plantes.

    Acheter un nouveau coupe-ongles.

    Un whisky qu’on n’a encore jamais goûté.

    Se précipiter chez l’esthéticienne.

    Apprendre un poème par cœur.

     

    Au-dessus de ma tête, dans le nichoir, les oisillons pépient toujours plus fort. Sous une chaise de la terrasse, la chatte se tient aux aguets. De temps en temps, elle se faufile à pas de loup jusqu’à la table puis bondit sur la clôture, à côté de l’échelle d’incendie – le poste d’observation où, entre deux béquetées de chenille ou de vers dont ils nourrissent leur progéniture, papa et maman mésange bleue se posent un instant. La chatte papote avec les oiseaux et avec moi. Je crois qu’elle a oublié d’être chat et qu’elle s’essaie avec enjouement à parler une nouvelle langue.

     

    Voici deux semaines, la veille de la réouverture des magasins, je me suis promenée avec un ami dans les rues dépeuplées d’Anvers. On est passés devant de magnifiques façades que nous n’avions encore jamais remarquées. Dans le meuble frigorifique d’un night shop, parmi de nombreuses cannettes, il y avait un Dr. Pepper.

     

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    « Ça fait une éternité ! je me suis exclamée en rayonnant de joie. Je devais avoir 16 ans !

    - C’est sucré à vomir, a fait mon ami. Ça a le goût du sirop pour la toux qu’on donne aux gosses.

    - Je l’achète quand même. Je peux pas résister.

    - Dans ce cas, je prends une Desperados. »

     

    On était tout excités. De pouvoir faire quelque chose dehors. Le sentiment de conquérir, de réaliser un truc dont on pouvait tirer de la fierté. Alors que le soir tombait, on a fureté dans le parc Roi Albert. Sur un nichoir suspendu à un arbre, quelqu’un avait peint : « Restez chez vous. »

     

    À l’autre bout du parc, devant le centre de fitness fermé, trois adolescentes faisaient des exercices. À un mètre et demi l’une de l’autre, du moins à une distance qu’elles considéraient comme telle.

     

    « Viens », j’ai dit.

     

    On a posé nos cannettes sur le rebord en pierre d’un parterre de fleurs. On s’est étirés. On a mouliné les jambes. Fait des abdos et des pompes.

     

    « Je suis un peu bourré, a dit mon ami alors qu’on s’était remis à marcher.

    - Moi aussi.

    - Dansons alors. »

     

    On a écarté les bras, on s’est déhanchés et on a twerké contre les pare-chocs des voitures. En pouffant. Des fenêtres se sont ouvertes. Une voix d’homme a donné le ton, d’autres l’imitant bientôt. Tout à coup, on s’est retrouvés au milieu d’une cacophonie de chants de Juifs orthodoxes qui, en quête de Yahvé, se trouvaient les uns les autres. On a dansé un slow sur la chaussée comme un couple sur la piste d’une boîte de nuit, mais sans se toucher.

     

    À la bifurcation, on s’est dit au revoir.

     

    « Ça m’a manqué.

    - Quoi ?

    carmien michels,passa porta,avis à la population,traduction,poésie,flandre,belgique,littérature- Juste ça, a dit mon ami. Faire quelque chose qu’on n’avait pas prévu. Un truc qu’on ne contrôle pas. Se laisser surprendre. Au bon sens du terme. Pas par le mixeur qui refuse de marcher ou par le gâteau qu’on sort du four, complètement raté. Ni par sa petite copine qui a un mauvais jour. Un truc palpitant. Qui sort de ce qu’on fait machinalement tous les jours à la maison.

    - C’est vrai. »

     

    Le vent jouait avec un drap suspendu au-dessus d’un café fermé. Sur l’appui de la fenêtre étaient alignés dix ours en peluche. Aucun ne tenait une bière.

     

    « Une invitation à un câlin.

    - Impossible.

    - Il doit quand même bien y avoir un moyen de se serrer dans les bras l’un de l’autre sans courir le moindre risque. »

     

    Tout en parlant, on levait les yeux sur le drap, on échangeait des regards.

     

    « Peut-être qu’on peut y arriver en s’enroulant chacun dans un drap comme dans une sorte de préservatif géant. »

     

    En me marrant à cette idée, serrer dans mes bras des amis, des membres de ma famille, pourquoi pas ma grand-mère, séparés les uns les autres par plusieurs draps, je me suis éloignée. Entourée par les ténèbres, par les prières qui m’apparaissaient à présent familières. Au loin, une clarté d’un rose tendre illuminait les toits de la ville, à croire que des cracheurs de feu s’entraînaient sur les bords de l’Escaut.

     

    Cette gamine n’est pas encore couchée ? je me suis dit. J’approchais d’un immeuble où, derrière une fenêtre du premier étage, une fillette de plus ou moins huit ans, la tête en appui sur les coudes, fixait le vide.

     

    Elle a posé sur moi un regard trop vieux pour son âge. Peut-être n’avait-elle pas de chat avec lequel papoter, pas de livres dans lesquels vagabonder. Peut-être pleurait-elle son grand-père ou sa grand-mère. Ça nous échappe.

     

    J’ai ralenti le pas, lui ai adressé un signe de la main. Apeurée, elle s’est tout de suite éclipsée. Laissant le rideau se balancer doucement. Puis elle est réapparue. Elle m’a renvoyé mon salut d’une main timide, un sourire pondéré aux lèvres. Une lueur triste habitait ses yeux. Ça nous échappe tout simplement.

     

     

    Carmien Michels, mai 2020

     

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     


     

     

     

  • L’incomparable Emmanuel Looten

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    Une évocation par Dominique Neirynck

     

     

    Dominique Neirynck revient sur la vie et l’œuvre d’un grand poète de la Flandre française, qui a évolué au sein de l’avant-garde des années cinquante et soixante du siècle passé, entre autres dans le cercle des Michel Tapié, René Drouin, Georges Mathieu, Salvador DaliEmmanuel Looten (1908-1974) a marqué les gens de son époque tant par sa personnalité que par sa langue incomparable, des vers exhumés de la glaise, sortis d’une forge lucebertienne, trempés dans la mer du Nord. Ou du « sang, sel, sol », ainsi que le martèle le titre de l’un de ses poèmes. Sous sa plume, combien de verbes substantivés issus du flamand ? Combien de néologismes, de mots qui ne figurent dans aucun dictionnaire ? Combien de nud qui remplacent le mot nu ?

    emmanuel looten,flandre,littérature,poésie,georges mathieu,willy spillebeen,claude-henri rocquet,michel tapié,peinture,expositionsS’il a côtoyé le dessus du panier à Paris, il n’a pas manqué non plus de cultiver certaines sympathies dans son Septentrion natal – ne dédie-t-il pas à l’occasion un poème à Marc. Eemans ou à Willy Spillebeen, écrivain qui lui a consacré une monographie et une anthologie en néerlandais ? n’entretient-il pas une correspondance avec Michel de Ghelderode ? À plusieurs occasions, le Dunkerquois Claude-Henri Rocquet lui manifesta lui aussi son admiration et sa reconnaissance de vivre voix ainsi que par écrit : « Mon professeur de quatrième ou de troisième au collège Jean-Bart et Lamartine, à Dunkerque, esprit classique, esprit scolaire, se moquait de Mallarmé et du poète Emmanuel Looten, qui vivait à Bergues. Il nous lut, pour s’en moquer, ‘‘Le Cygne’’. Je protestai. J’aurais été bien incapable d’expliquer ce poème, mais sa beauté m’était évidente. Je lisais aussi, dans Le Nord maritime, chaque semaine, la chronique de Looten qui évoquait, dans une écriture qu’aujourd’hui je dirais un peu mallarméenne, les choses de la vie littéraire à Paris : énigme, stellaire ; signe venu comme d’un autre monde ; parole pythique au milieu des faits divers. Il arrive qu’un âne porte des reliques, une lumière. Le professeur avait cité, avec un haussement d’épaules, une phrase d’Emmanuel Looten : ‘‘Adam était-il poète ?’’ Cette question me fut comme un kōan. Qui sait jusqu’à quel point elle m’a travaillé et formé dans le sentiment de ce que doit être la poésie et de ce qu’elle est ? » (Œuvre poétique complète, tomes 3 et 4, Éoliennes, 2020, p. 218-219).

    Dominique Neirynck tient à remercier Philippe Looten, fils de Charles et neveu d’Emmanuel ; Christophe Looten, petit-fils de Charles, musicologue et compositeur d’opéra et de musique contemporaine, qui a échangé une correspondance abondante avec l’écrivain ; enfin Éric Looten, petit-fils du poète. (D.C.)

     

     

    Emmanuel Looten Michel Tapié.jpg

    E. Looten tient un petit serpent, cadeau de Michel Tapié, ici au second plan

    (coll° Charles Looten, © Roger Picard)

     

     

    Des rencontres décisives :

    Arthur Van Hecke, Charles Looten, Andrée Aroz…

     

    Ils m’ont fait découvrir Emmanuel Looten voici près de cinquante ans: le frère Charles, l’épouse Andrée Aroz, le peintre Arthur Van Hecke (1924-2003), représentant majeur du Groupe de Roubaix. Autant de témoins et passeurs d’héritage. Le 30 juin 1974, Emmanuel Looten nous quitte, à Bergues. Poète mais aussi dramaturge (le quotidien Le Monde du 25 juin 1960 lui consacre par exemple un bel article lorsqu’il remporte le Prix de la Genèse pour sa pièce Khaim ou la première mort), critique et conférencier. Né en 1908, il fait paraître À cloche-rêve, son premier ouvrage, en 1939 ; dix ans plus tard, le Prix de poésie de l’Académie Française lui est décerné. De sa propre initiative, il publie 25 livres, certains avec la complicité de deux de ses fidèles amis, Arthur Van Hecke et le critique d’art, éditeur et peintre Michel Tapié. Looten demeure l’un des chantres exceptionnels de la Flandre : « Nos Flandres sont douces. Elles sont Gezelle ou Érasme. Elles sont fortes : elles sont Jean Bart ou Barentz » (La poésie aux yeux de cœur, 1951). Je n’ai pas connu Emmanuel Looten : la rencontre de certains de ses proches m’a montré le chemin… Tout d’abord l’amitié avec Arthur Van Hecke et Lucette, lesquels me transmettent alors tout ce qu’ils savent, une confiance qui m’incite à cultiver la mémoire de cet homme. Arthur Van Hecke me parle de « Manu » à chaque échange… soit des dizaines de fois ! À la fin des années soixante-dix, je me rends à six reprises chez Charles Looten, le frère d’Emmanuel, à Bergues ; il me prête tous les ouvrages du poète. En 1978, Marie-Jeanne et moi rencontrons Andrée Aroz, l’épouse de l’écrivain, quatre ans après la mort de ce dernier, chez elle à Golfe-Juan. Je prépare alors, pour le plaisir, un livre reprenant 150 poèmes sur la Flandre qui ne verra cependant pas le jour. Ce projet me vaut une réaction de sidération positive d’Arthur Van Hecke… Pour me remercier, il m’offre une superbe marine qu’il vient tout juste de terminer ! Cadeau magnifique.

    A. Van Hecke, Autoportrait.

    Looten3.jpegEmmanuel Looten fut d’abord un physique : en 1928, il est champion de Flandre du 100 mètres en 11 secondes. Il obtient son Brevet de pilote d’avion en 1936 et sert comme aviateur pendant la Seconde Guerre mondiale ; il reçoit la Croix de guerre. Voici ce qu’Arthur Van Hecke dit de lui dans un entretien qu’il accorde à Plein Nord (octobre-novembre 1979) : « Il est impossible de synthétiser Manu en quelques mots. C’est comme si on voulait définir un peintre en montrant l’une de ses toiles. C’est un être complexe, très complexe et très naturel à la fois. Il était en perpétuelle ébullition, une ébullition qui paraissait compliquée à ceux qui ne le connaissaient pas, et qui en fait pouvait être très simple pour ceux qui le connaissaient. […] Jamais je n’ai essayé de comprendre un texte de Manu. Cela ne m’est pas venu à l’esprit et je n’en éprouve aucun besoin. Un poème de Looten, c’est la musique des mots. Quand j’écoute de la musique, je ne cherche pas à comprendre ce que l’auteur a écrit ! Peu importe ! Je me laisse aller à un plaisir des sens. […] Manu employait très souvent le mot de manouvrier. Mais il lui redonnait toute sa noblesse. Manu était un manouvrier de la poésie. […] Toute création est sacrale. Toute création authentique. Manu disait volontiers : je suis entré en poésie comme on entre en religion. C’était vrai. […] Le drame de Manu c’est cette solitude. Alors, automatiquement, il plongeait dans la poésie à corps perdu. » S’adressant à son ami, Emmanuel Looten exprime ce beau jugement : « En peinture, je me borne à aimer. »

    Pour Arthur et son épouse Lucette, il écrit « Vents de Flandre », publié dans Nada (1971).

     


    Arthur Van Hecke. Lumière intérieure

    (avec la poétesse Arlette Chaumorcel 

     

     

    Vents de Flandre

    Pour mes Amis Van Hecke

     

    Vents fous, énergumènes affolants… Furieux vents arrachant l’esprit et le souffle, qui vous dépoitraillent à nud et, tout vif, vous lacèrent. Rauque table d’harmonie, basses chuintantes, profondes. Caverneuses résonances ou sifflements diaboliques, stridant jusqu’à l’ultrason. Cela surgissait du fond de nos plaines de terre ou de mer, jailli, pulsé, clamé, hurlé à vive moelle. Souffle immensément profond, intense respirer d’une mer innombrable.

    Cri-ahan de force brute, laminée, orientée au venturi majeur du Pas-de-Calais. Forge puissante où se forment, se sculptent glaises et limons, sifflant giclant de toutes parts. Irrésistiblement montent en nous ces rafales hurlantes, engloutissant dix mille vertiges, géantes et hurlantes rafales, vaticination rageuse de ce ventre, à toutes ondes en son implosive folie. Envoûtement de sabbat, langues acérées de maléfique…

    Tournoi glapi des hells, diaboliques Korrigans, étrange souffle d’Au-Delà. Sables, poudres en tournis, monte à puissante magie, ce largo dramatique. Mystérieuse mystique de ces ondes à multiple tessiture. Poudroiement des rafales, sonoris paroxyte comme un vocal abois qui délire. Vent de mer qui nous a créés et recréés sans fin, pizzicato de furias aiguës, norias à transes folles. Marée de sons, hurle-bête pleine puissance, vocifération haut et hot… Puis adoucis soudain en murmures aigus au diapason démoniaque.

    Et de nouveau l’éventrer brutal de toutes choses, gongs de violente percussion, marée exaspérée de sons et de forces, ce broiement d’une pulvérulence des sables, dans la rage des ondes de pluie à fols ravages. Au plein fouet des forces alouvies de nature : pulsions, scansions rageuses, puissante vie aux tempêtes anormales. Battement-forge de toutes artères folles, des ondes de tornade, mer, ciel et terre. Ah ! vents furieux de nos puissantes Flandres !…

     

    Looten5.png

    poème de Looten illustré à la main par A. Van Hecke, 1962

     

    Paru dans Gwenn Fydd (1968), autre recueil aux éditions belges Sanderus (Oudenaarde), « Gris ma seule couleur… » peut se lire comme un hommage à la peinture de Van Hecke, coloriste hors pair :

     

     

    Gris ma seule couleur…

     

    Sang de gris, plein sang à griselis doré,

    Angoisse nouée d’affre en quoi ce gris me grise,

    Nuances mille où le ciel graille et croûle,

    Entrailles turbulées d’un multiple combat !

     

    Mon ciel effiloché, penaillé, émulsionne

    Cette bioflore à geste indéfinie…

    Fabuleux fermenter, sixtessencié, subtil ;

    Remuement vibrions à changeance incessée…

     

    Voici l’aube émerveillante, enjouée de souples gris adolescents.

    Gris grenus de variances, de grèges reflets grésillés, noués de fibres fines : tonalité grignée, couleur d’eau et de larmes. Ciel-force de vivance impalpable, soie d’une Flandre !

     

    Gris, ma seule couleur, richissime nuance…

     

    On pourrait citer bien d’autres pièces en hommage à l’art de son ami, par exemple « Van Hecke en nuance » (Antéité anti Pan, Jean Grassin, 1961) et « Ce bal des mots de mer » (Vers le point oméga, Jean Grassin, 1963).

     


     

     

     

    La reconnaissance avant la notoriété

     

    Parmi les noms qui accompagnent celui de Looten dans ses recueils, on relève les suivants, même s’il ne s’agit pas toujours d’une préface ou d’un avant-propos : Pierre Emmanuel, René Huyghe, Stéphane Lupasco, Michel Tapié, Paul Valéry… Une chose est sûre, le Berguois a su tisser des liens avec de grandes figures, de la Flandre au Japon en passant par Paris, entretenir des amitiés de qualité et se nourrir aux meilleures références artistiques. Mentionnons quelques passages qui ouvrent l’une ou l’autre de ses œuvres :

    « Il est bien certain que pour quiconque connaît la Flandre française, son climat, sa lumière, son ciel, les vers d’Emmanuel Looten disent exactement les mots qu’il devait dire pour y enfermer la beauté propre et particulière de son pays natal. » (Antoine Adam, préface à La Maison d’herbe, Seghers, 1953).

     « Ce feu matériel de la parole en fusion jaillit en d’étranges, d’impérieuses coulées, il transmue les vocales, les combine, provoque des alliages entre des termes rebelles qui cèdent à la pression du métal fou, du souffle de lave dont le volcan Looten est possédé. » (Pierre Emmanuel)

    Looten4.png« Il n’y a de vivant que la tension et nous savons depuis HERACLITE qu’elle ne s’établit qu’entre les contraires. Que serait une culture incapable de couvrir le champ magnétique qui vibre et crépite, de terroir à l’humanisme ? Emmanuel LOOTEN sait dresser comme un flamboiement, cet arbre lyrique qui va chercher sa sève dans la racine et le jette dans la palpitation des feuilles, vent, lumière, tempête… Et l’arbre des FLANDRES avec lui plonge dans la terre la plus dense, la plus drue, la plus charnue, pour égoutter le Sang, à sa cime, dans les tourbillons de l’Espace. » (René Huyghe, épigraphe du Sang du soir, Sanderus, 1970).

    « Ô belle phrase, qui dira, qui fera ce contour miraculeux pénétrant dans toutes les cavités sans abandonner le bel ensemble – inflexion, passage vivant, caressant, dessinant toute chose ; contenant les extrêmes dans la forme, capable de la pensée distincte, comme sous l’unité de la peau, les machines distinctes sont logées, colloquées. » (Paul Valéry, un extrait de ses Cahiers datant de 1917 en guise d’épigraphe de Sur ma rive de chair).

    On doit en outre au grand philosophe d’origine roumaine, Stéphane Lupasco (1900-1988), l’avant-dire des Timbres sériels (Jean Grassin, 1959). Sur le thème du tragique, Emmanuel Looten fera d’ailleurs souvent référence à ce penseur inclassable. Les deux hommes se connaissaient bien : « Avec Lupasco et le professeur Pierre Auger, dirai-je combien la vie est dissymétrique. » (Delà mon impossible, Barbez, 1958).

    Quant à Michel Tapié (1909-1987), descendant de Toulouse-Lautrec, critique d’art influent à qui l’on doit la formule « art informel », son importance dans la vie de Looten n’est plus à démontrer. Il a entre autres signé l’avant-dire de Gwenn Fydd : « La poésie, liée à la magie du verbe, beaucoup plus qu’à la logique grammaticale, pose aujourd’hui des problèmes opposés, dans leur apparence, à ceux vers lesquels ont dû fatalement se tourner tous les autres arts. La formalisation esthétique devant opérer dans le sens de l’efficacité artistique, doit s’occuper avant tout d’expression rayonnante d’enchantement sinon d’envoûtement verbal dans des séquences ordonnées et irréversibles. »

    Looten, Tapié, G. Mathieu (1950)

    emmanuel looten,flandre,littérature,poésie,georges mathieu,willy spillebeen,claude-henri rocquet,michel tapié,peinture,expositionsLa suite de son propos montre combien Looten a été favorisé par les plasticiens dont il a pu marier le nom au sien, qui pour une plaquette, qui pour un tirage unique, qui pour un recueil : « Emmanuel Looten est, peut-être, le poète le plus ‘‘illustré’’ du monde, tout appariement d’images hors de question, par des artistes d’obédiences apparemment contradictoires : de Mathieu à Appel, du maître Insho au maître Sofu, de Dali à Fautrier, de Piaubert à Serpan, d’autres : Assetto, J. Brown, Dourdin, Gillet, Fontana, Lauquin, Jean Lurçat, Arthur Van Hecke… Je pense que l’appariement le plus juste serait, encore très contradictoirement dans l’apparence, celui de la rigueur unique et du paroxysme de l’action painting, qui est aussi dépassement magique dans la mesure où il y a contrepoint d’un ordre, donc quel que soit le paroxysme expressif, la rigueur, en fin de compte, d’un axiome de choix poétiquement structurel. » Dans Le Point oméga, le Flamand dédie un poème à Lucio Fontana : « Fontana au nom fluide, effleurure d'onde / Fontavita, rapide flux lointain, rapide, / Fontanaviva, céleste source et preste, / Fantasia créante, flux enfanté de fleur... ». En 2016, la ville de Bergues a consacré une exposition, dans son Musée du Mont-de-Piété, à ces collaborations entre le poète et les peintres.

    À ces créateurs, il convient d’ajouter Michel Tapié lui-même, mais aussi Andrée Aroz, épouse du poète, qui a réalisé la couverture de nombre de ses recueils, et René de Graeve (1901-1957) né à Mouscron et qui vécut à Lille. À son sujet, Looten écrit« Cet homme était exceptionnel, hors limites ! Géant flamand, René de Graeve était ‘‘puissant’’. Ce terme de puissance, d’un pouvoir évident émanant de sa solitude nuancée qui n’était certes pas l’isolement. Qui l’approchait ressentait sa brûlure astrale : l’envoûtement ambre-feu de son regard brûlant, de sa barbe hidalgo, de sa voix pénétrante. Déjà il vous mettait à vif, à nu. Avant toute chose, ce peintre de génie pénétrait l’être et ses arcanes, corps et âme. Et l’esprit à toutes échappées. »

    Georges Mathieu

    Looten6.jpgGrâce en particulier au galeriste René Drouin (1905-1979) et à Michel Tapié, le puzzle se met en place. En matière de notoriété, pour Emmanuel Looten, tout commence en réalité autour de ces deux hommes. René Drouin influence alors considérablement la vie culturelle européenne. Il ouvre sa galerie à Paris en 1939 ; des difficultés financières le pousseront à la fermer en 1950 avant de retenter l’aventure. En attendant, il est l’un des leaders de l’avant-garde moderne : il lance Dubuffet en 1944 et Georges Mathieu en 1950. Tapié, son conseiller artistique, peintre et sculpteur par ailleurs, a pour voisin d’atelier, à Montparnasse, Jean Dubuffet. Il œuvre pour d’autres galeristes ; à la Galerie Rive Droite, il organise ainsi la première exposition en France de Karel Appel (1955). « Non seulement René Drouin faisait preuve d’une grande curiosité, mais il a eu de plus l’intelligence de s’appuyer très fortement sur Michel Tapié et ses amis écrivains ; ensemble, ils ont exposé tous les grands de ce qu’on appelait l’avant-garde », nous a confié en 2018 Chantal Lachkar, directrice de la Bibliothèque des Arts Décoratifs de Paris.

    Michel Tapié découvre Emmanuel Looten en lisant le poème « Hepta », paru en 1949 dans Le Grenier sur l’eau : « J’ai tout de suite fait confiance à la magie verbale de cet ‘‘Hepta’’ par quoi j’ai affronté l’œuvre-choc qui n’a depuis cessé de poursuivre en violence mon ami Emmanuel Looten. […] Ce moment crucial de bascule entre deux ères, entre les millénaires classiques et le vigoureux début de cette ère autre dont nous² avons la chance fantastique de vivre les débuts. […] Emmanuel Looten est bien armé pour tenter cette aventure totale : ses pointes de la plus extrême audace poussées dans le magma grammatico-étymologique, réalisées dans l’extrême vitesse d’une création aussi orgiaque que tellurique, lui permettent de conquérir en force les moyens d’explicitation de la richesse de son intérieure cosmogonie. » (préface à OIW, Caractères, 1955).

    Mais qu’est-ce donc que ce poème, « Hepta », qui le révéla à son futur ami ? Que recouvre ce « Sept » grec qui va projeter Emmanuel Looten dans une ardente vie parisienne ? Il s’agit de moins de rien que « L’Inconnaissable, L’Onde, La Femme, La Nuit, La Terre, Le Feu, le Cycle ». Extraits :

     

     

    Hepta

     

    L’Inconnaissable

    Dieu-mer, Dieu profus de vos innombrables océans, Dieu qui gantez vos loisirs de ma peau offrante, je suis fidèlement confondu de la dévastation d’Amour. J’attends le soc. J’explose aux puretés de l’infini. […]

    Votre vérité, au rugissement de cette création… Suis-je point que de Vous, sauvagement Vôtre, à sanglante gloire du corps ?

     

    L’Onde

    Voici la mer, gigantesque de l’onde, quêtant le ciel à ses envahissements torturés. Explosions terrifiant la force.

    Le ciel, s’impugnant aux ombres encloses. Un sol défaillant l’assouvissement sous la rude percussion du temps. Je suis meurtre dès cette création.

     

    La Femme

    Port… mon bras s’écoule, s’est coulé vers ce long de l’épaule… tant de courbes aventurées. Côte cursive au blond de sable, à fin contact de l’estran. Je glutissais ce retour, près de toi lové dans notre lumière. Il se tendait ces lèvres des jetées, traversières au large bondissement des marées. Largo sans fin épanoui, la mer s’écrasait et râlait. Ton corps d’offrande à grain fiévreux arcboutait les houles de notre don. En ce havre, comme touchée de grâce, l’onde calmissait. Ce boucan de la proie comme je viens des Îles du Vivant. […]

    Toi, car tu es l’Amour et mon amour. Bref et sec, un instant-missionnaire soudain s’éclate, s’étire, épidème au travers d’épidermes, ignorant diffus, policé de l’expérience. Canon de voluptés, mètres et nombres.

    Toi, car le désert humain silicate cette fleur intense. Amour-simoun de sable et de rose, ce grain soyant la chair, le sel d’un corps, l’exférer retentissant des glandes, l’énormité vitale qui éjouit ce tocsin. Tout mon corps duplice désormais…

     

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    La Nuit

    Souillure affollant mon angoisse, mécréant au plus exalter ; pus des forces créatrices en ma faiblesse. La nuit créante à ce goût mien : dégoût de l’aube possédée.

    Déjà crispe la froidure intense. Je racornis cet âge. Une faune courra, brûlures animales, cette trace que j’épouse, frigide. Mon combat s’ensevelit au lent ralentissement de moi-même.

     

    La Terre

    Donc il me faut rentrer, rentrer sur terre. Un macadam croupit, gazeux de ces reflets, mirages étrangers. Morne, voici la norme et son étau-limeur. Je tiendrai. Enfin le morse cliquetis des sensations drues. Je suis chambré de l’objectif propre, valvant cet air impossiblement désiré.

    À retour de mon tourisme étrange, je ne puis qu’atterrir ici-même. Cela est bien… Il faut rentrer. N’est-ce pas, la terre ?

     

    Le Feu

    Je suis environné soudain de forces hurlées. Mille fusées glapissantes, l’écheveau membraneux des lueurs, extase de lumières brutales ; cela claque, saute et m’arrache l’instant. Le ciel s’escalade par l’éclatement de mille furieuses poudrières. De longs drapés digitaux, de lourds volumes sensibles roulant ces larges cylindres de feu ; les pizzicati exaspérés d’étoiles agressives, sans fin variées de couleur ; un déroulé d’orbes montantes et explosées. […]

    Au travers de la purification advenue, créée du feu, source essentielle d’exister, me voici nud de moi-même, happant l’horizon, ardent tison de l’humaine et féconde impossibilité.

    Mais le feu, cruellement originel, n’est-il point ce propre moi-même ?

     

    Le Cycle

    En couche striée de froid glacial ai-je plaint ce vieil homme qui agitera son râle. Le drap se roule. Un point d’orgue accusera les orgues calmes de l’hiver. La dièse acide du printemps, le bécarre foudroyé de l’été brut, le sanglant, douloureux bémol de cette automne deuillante et voici l’hiver nietzchéen. La neige endort la planitude des paysages, une trace est dentelle par l’horizon transi, un vol d’oiseaux, lourds et noirâtres, épingle cette voussure des nuées lourdes, tunnel renouvelant, mer inversée, onde profuse comme la mer du Nord et à elle conjointe en ces prodigieux effacements de l’horizon.

    Je suis le farouche convive en la même nature, de la cruauté de ces nuances jusque l’intense émerveillement. En mon pays de Flandre, le cycle des saisons prodigiantes…

     

    Looten8.Jpeg

    E. Looten par Karel Appel, 1956

     

    Revenant sur la rencontre « fondatrice » avec Tapié, le poète dira : « On me dit que je ne parlais pas français mais c’est une erreur grossière. Pourquoi voulez-vous que je parle en français ? Je parle en Looten, je suis Looten. » Dès lors ce dernier s’engouffre dans une ardente vie parisienne. Tapié lui ouvre grandes les portes de la vie artistique. Il le présente à des confrères, à des artistes, en particulier Henri Michaux, Marx Ernst, les Japonais Inshō Dōmoto et Sōfu Teshigahara, mais aussi à Salvador Dali, dont Manu et Andrée Aroz deviendront proches. Ils offrent d’ailleurs au Catalan des cornes pour enrichir sa célèbre collection. Éric Looten se souvient d’une photo les représentant tous trois, chez le peintre, sur le célèbre Canapé Boca.

    Tapié sera l’éditeur et de Karel Appel et d’Emmanuel Looten. Les dix années de l’après-guerre constituent une époque majeure de l’existence de ce dernier. Son épouse demeure sa première lectrice. Ils quittent Bergues pour s’établir à Paris, au 22 de l’avenue Raphaël dans le XVIe arrondissement. L’immeuble est attachant : il clôt une rangée magnifique tout au long de la petite rue Louis-Boilly, qui relie le jardin du Ranelagh à la partie prestigieuse du boulevard des Maréchaux, celle des ambassades et autres consulats. En face de chez eux, au cœur de ce quartier de la Muette, en plus de ce jardin, il y a le musée Marmottan… Malgré tout, Looten poursuit son activité professionnelle : commercial de l’entreprise familiale dirigée par son frère Charles. Et il n’oublie pas sa ville à laquelle il donne le titre de l’une des pièces qui composent Poèmes (G.-H. Dassonville, 1949) :

     

     

    Bergues

     

    Mon Nord est froid d’un froid de fer.

    Nos cieux offerts sont durs

    En leur pâleur de tendre porcelaine.

     

    Je vois ces vieux quais morts et leurs canaux herbus,

    Des pavés, l’orgueil tors de ma cité nouée

    En ses murailles souveraines.

     

    Mon pays s’ennoblit de ce qu’il a souffert,

    Nul ne sera vainqueur de sa force d’attendre :

    Ma Flandre est chaude comme un cœur.

     

     

    L’un des grands chocs de la vie de Looten résulte de sa rencontre (elle aussi organisée par Michel Tapié) avec un tout jeune artiste de 29 ans, Georges Mathieu. Né à Boulogne-sur-Mer en 1921, celui-ci deviendra, bien plus tard, le chef de file planétaire de l’abstraction lyrique. Looten a alors 42 ans, Michel Tapié 41, René Drouin 45. Tapié a une idée derrière la tête. Il écrit au poète : « Je souhaite voir de vous des poèmes épuisants (un livre qui serait un seul poème interminable) avec des vers longs eux-mêmes […] textes poétiques écrits comme des proses à énormes paragraphes, comme on n’en voit pas assez. » Et il édite en effet le texte qu’il reçoit, La Complainte sauvage, non sans l’orner de 11 signes, 3 lithographies et 15 idéogrammes de Georges Mathieu. Il dispose un exemplaire en vitrine chez Drouin et accroche dans la galerie huit des toutes premières créations de Mathieu ; il les emprunte à des collections privées, dont celles d’Emmanuel Looten et de Salvador Dali. L’événement se déroule exclusivement les lundi 22 et mardi 23 mai 1950 sous la houlette des quatre compères Drouin, Tapié, Mathieu et Looten.

     

    Looten2.png

     

    Le Tout Paris accourt : André Malraux, Salvador Dali, Jean Paulhan, Henri Michaux… Si Emmanuel Looten disait peu de bien de ses premières productions poétiques, La Complainte Sauvage marque un tournant. Dans le catalogue de la rétrospective René Drouin du MADParis (2017), Jean-Marie Cusinberche, historien de l’art spécialiste de Georges Mathieu et de Gauguin, écrit : « Michel Tapié réalise la maquette de l’ouvrage, superposant, sur des doubles pages, les dessins de Mathieu reproduits en rouge sur le poème de Looten, qu’il découpe en onze stances, imprimées en noir. La pagination se réfère à des idéogrammes inventés par Mathieu, conférant à la présentation et au caractère de ce livre de format oblong une manière de recueil de haïkus et de calligraphies japonaises. Une préface, ‘‘Dégagement’’, imprimée sur une feuille rose et volante, est placée avant le premier feuillet. Michel Tapié la conclut ainsi : […] je n’ai pas cru devoir tirer à plus de trente exemplaires. » Voici deux extraits de ce poème (Michel Tapié éditeur, 1950) :

     

     

     

    La Complainte Sauvage

     

    Sang éternel que recherchent les armes,

    Âme bouillie d’un cuir tout vernissé.

     

    L’immense forêt charbonnière abonde

    En rouvres écroulant mon ciel, arbres géants ;

     

    Je suis noir cavalier à forêts noircéantes,

    Mon combat est solitude propre de moi.

    Je hais le Soleil !

    […]

    La saison furiée renouvelle mes sentes ;

    De ma hutte de peau et torchis et branchures,

    Je bous au meurtrier mouvement de la terre.

    La neige doucereuse, branchages craquelins,

    Comme racines mortes braquées vers la nue.

    Ma féroce tranquillité cerne l’aura

    De ces vapeurs, pervenches souples de l’haleine.

    Soudain le fifre, éclatant renouveau,

    Le printemps, cet acide, agacé de verdure ;

    Diéses borgnes, bourgeons aux sucres ruisselés :

    Déjà l’été fougueux lapide sa démence,

    Coulées d’or cru, extrême à sensible chaleur,

    Tout ce qui, moi chef noble, m’importune

    Car je hais le Soleil.

     

    À l’occasion des expositions consacrées à Karel Appel, le nom et les poèmes d’Emmanuel Looten sont régulièrement mentionnés et cités. Ainsi en octobre 1955 à la Galerie Rive Droite puis en novembre au Steledlijk Museum d’Amsterdam : Hugo Claus, Emmanuel Looten et Michel Tapié se trouvent réunis dans le catalogue de cette exposition, la photo de Karel Appel étant réalisée par Ed van der Elsken (1925-1990), photographe entré depuis lors dans la légende. Une fois de plus, un livre est à lui seul pour ainsi dire une œuvre d’art. En 1960, un poème (« J’étincelle de lumière forte… ») est choisi parmi les sept haïkus traduits en japonais et calligraphiés sur un éventail par Sōfu Teshigahara, pour son Institut Sogetsu de Tokyo, l’une des grandes écoles d’ikebana. Le tourbillon littéraire et artistique de grande qualité au cœur duquel évolue Looten s’accompagne du développement culturel de la place parisienne autour de l’avant-garde.

     


     

     

    Le Septentrion

     

    La distance géographique encourage les échanges épistoliers entre le poète et une autre plume des plus singulières des contrées septentrionales, à savoir Michel de Ghelderode (1898-1962). Le dramaturge bruxellois d’origine flamande tenait d’ailleurs une correspondance record : 20 000 lettres. Il s’exprime ainsi sur son ami dans le catalogue Emmanuel Looten et son œuvre poétique (exposition à la Bibliothèque de Lille en 1969) : « Pour Emmanuel Looten, la poésie n’est pas un jeu, c’est un drame… C’est une vision de l’univers… C’est la formule qui métamorphose et transcende le pauvre homme en archétype. » Profitons-en pour rappeler quelques phrases majeures de Michel de Ghelderode sur la Flandre : « De nos jours, Flandre n’est plus rien qu’un songe. Flandre n’est qu’un cri comme ceux qui retentissent dans les songes, cri pur et haut que seuls les poètes doivent transmettre, ainsi que des vigies. […] Point tant ne faut qu’un tel nom se comprenne. […] Flandre demeure un lieu magnétique, jardin d’esprit où rode l’immortel Renard, où dans un arbre se balance l’Espiègle. » Tout est dit. Mais encore : « Qui dit ‘‘Flandre’’ ne lance plus un cri de guerre mais profère une formule de magie poétique. Alors, ce grand État spirituel se reconstitue par la vertu du songe, devient phosphorescent, tout de violence et de splendeur. Nous savons de ces mots contagieux, par quoi s’ouvrent les écluses d’images, toute une machinerie optique aussitôt s’éclairant. Quelqu’un a dit ‘‘Flandre’’, les volets d’un polyptyque se sont dépliés et j’ai vu : Le haut lumineux d’une aurore au cerne violet, embué d’or ; le bas empli de fumées obscures, pourprées de flammèches, le Ciel et l’Enfer peints ; entre les deux passe l’Homme portant chimère, un squelette musicien le suivant comme son ombre. Dans les craquelures des paysages, val des roses ou collines calcinées, se voient le Péché et le Rachat : l’offrande du fruit et l’érection de la Croix. »

    D’autres figures littéraires belges ont tenu une place dans l’existence de Looten. Ainsi, il dédie Le Sang du soir « À Vital Celen et à Bert Peleman, conjonction double de l’Ami véritable et du Flamand universel. » Inlassable créateur de liens entre la Flandre belge et la Flandre française, Vital Celen (1887-1956) a publié l’ensemble de la production du grand dramaturge dunkerquois Michiel de Swaen et traduit une partie de l’œuvre d’Emmanuel Looten.

     

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    manuscrit de Looten (merci à Patrick Descamps, conservateur du Musée de Bergues)

     

     

    À Paris, Emmanuel Looten est membre de l’Académie Septentrionale. Ce cercle littéraire et artistique regroupe écrivains, poètes, artistes, scientifiques. La plupart sont originaires du Nord de la France ou de la Belgique, ou du moins liés d’une façon ou d’une autre à ces contrées. Créée en 1935, elle a maintenu un lien fort entre ses membres pendant un demi-siècle. Emmanuel Looten y côtoie Pierre-Mac Orlan, le peintre Marcel Gromaire, René Huyghe, Georges Mathieu, le physicien Léon Rosenfeld, Françoise Dolto… L’Académie Septentrionale n’est plus ; elle n’en a pas moins accueilli par ailleurs Louis Blériot, Niels Bohr, Paul Claudel, James Ensor, Carl-Gustav Jung, Rudyard Kipling, Maurice Maeterlinck, Henri Matisse, Raoul Nordling, Maxence Van der Meersch ! La dernière trace que laisse cette confrérie consiste en une plaquette signée, en 1968, par le comédien et metteur en scène lillois Pierre Bertin.

    Bien plus tard, le dimanche 15 juin 1980, lors d’une réunion à l’Hôtel de Ville de Bergues, je prends l’initiative de créer l’association Présence d’Emmanuel Looten. Étaient en présents, en particulier, Andrée Aroz, Charles Looten, Arthur Van Hecke, Thierry Looten (le fils d’Emmanuel). L’idée était de créer et formaliser par précaution une structure juridique dormante, regroupant les plus proches, dans le cas où un projet verrait le jour autour de l’œuvre du poète. Je dépose les statuts en Préfecture du Nord, dès juillet. Pour me remercier, Thierry Looten m’offre Le Sang du soir (Sanderus, 1970), avec ce petit mot chaleureux : « À celui par qui ‘‘Présence’’ fut présent ! »

    La Flandre, chez Emmanuel Looten, désigne souvent la Flandre historique (répartie aujourd’hui entre la France, la Belgique, les Pays-Bas), mais aussi les Pays-Bas dans leur configuration plus ancienne, celle des Dix-Sept Provinces. Vision qu’il exprime dès 1949 dans l’essai Entrer en poésie, lequel fit l’objet d’une causerie à la Maison des artistes d’Anvers le 13 décembre :

     

     

    emmanuel looten,flandre,littérature,poésie,georges mathieu,willy spillebeen,claude-henri rocquet,michel tapié,peinture,expositionsTerre prestigieuse de nos Flandres, Anvers gigantesque à la conjonction prodigiante des ondes. Pays du Diamant, de l’industrie, de ce port, l’un des principaux du monde. Terroir de Van Dyck, des Teniers, Jordaens et Brueghels. Et notre grand Rubens. Me voici donc, moi qui suis profondément Français, parmi vous, Flamands de ma belle race dont les traditions éclairées donnent Force et Noblesse à cette Europe nôtre. […] La leçon que la Flandre donne au monde est essentielle. Elle passe par Janssen jusque Thomas a Kempis ou Van Kempen, Ruysbroeck l’admirable, Gerlac Peters ou Zuijster Hadwigh. Mysticisme et pureté religieuse. Foi poétique de Michel de Swaen, foi maritime de Barentz ; Ruyter, Jacobsen, Bart et tous les câpres. Foi musicale du plain-chant des innombrables abbayes jusque de Lassus, Josquin des Prés (ces découvreurs aussi de la fugue et du contrepoint), Adam de la Halle et dès lors Stappen, Olivier Messiaen et tant d’autres. Foi humaniste depuis Lorris jusqu’à Érasme en allant jusqu’à mon maître et parent vénéré Paul Hazard, de l’Académie Française, né du très haut et noble petit instituteur Hazard-Looten. Flandre des Saints, de l’Imagerie poétique, des mystiques, des conquérants, des marchands, des humanistes et de tant de peintres et artistes.

     

     

    C’est sous ces mêmes cieux du Nord que le poète puise nombre de ses références, à commencer par les peintres, les mystiques et les compositeurs qu’il énumère dans les lignes ci-dessus. À ces artistes s’ajoutent les marins et corsaires (en flamand de Dunkerque : kapers, d’où le mot câpres) : Cornil Janssen (corsaire néerlandais du XVIIe siècle), le célèbre amiral hollandais Michel de Ruyter, le Dunkerquois Michel Jacobsen (à cheval sur les XVIe et XVIIe siècles, vice-amiral de la flotte du Roi d’Espagne), son légendaire arrière-petit-fils Jean Bart… mais aussi les navigateurs et aventuriers : Willem van Ruysbroeck (Guillaume de Rubrouck, dit Rubruquis), le Frison Willem Barentsz…

    À bien des reprises, Looten exprime ce qui le rattache à son pays natal, par exemple en 1951 dans La Poésie aux yeux de cœur, texte qu’il prononce à la Faculté des Lettres de Lille et qu’édite Michel Tapié la même année : « Ruines et deuils de tant de guerres toujours injustes, toujours supportées. Ça, nous savons bien que l’Amour – celui de notre pays ou celui du couple idéal – ne vient que de la Mort. […] Scrutez ce goût prestigieux de l’habitat, de l’intérieur – ce sens de l’homme que nous ne connaissons plus – ces décors de Vermeer par exemple… Nos Flandres sont consciencieuses, précises (leur en reprochera-t-on d’être lourdes ?), infiniment éprises aussi et par Amour, de cette Poésie qui s’appelle l’Harmonie Sociale. Combien en avance sur les douteuses vertus actuelles de socialité, cette remarquable organisation de nos anciennes cités coutumières ! On ne peut commander à la nature sinon, surtout, en lui obéissant. » Parmi les très nombreux poèmes que Looten consacre à la Flandre, le plus connu reste « Toi Flandre », dédié à son ami qui vit juste de l’autre côté de la frontière, Willy Spillebeen. Et c’est à Jozef Deleu – pendant longtemps cheville ouvrière des échanges culturels entre Pays-Bas, Flandre et France – qu’il dédie deux versions de « Ma Flandre est un songe » (Le Chaos sensible, Sanderus, 1973).

     


    Willy Spillebeen parle d'Emmanuel Looten

     

     

    Les dernières années

     

    Au fil d’une chronique en néerlandais publiée en 1981 dans Neerlandia, je décris les trois périodes de la création d'Emmanuel Looten : une première très classique, une deuxième plus puissante et souvent tournée vers la Flandre, une dernière lumineuse et sombre à la fois, marquée par la maladie et la douleur. En 1973, Andrée Aroz et Emmanuel Looten emménagent à Golfe-Juan, mais la santé du poète se dégrade en effet.

    Toutefois, sur une idée d’Arthur Van Hecke, il confie au grand réalisateur et résistant Jean Kerchbron (1924-2003) l’adaptation, pour la télévision, de sa pièce Samsoen ou la désespérance (avec Danielle Volle et Maurice Barrier, récemment disparu). C’est que le poète Looten se double d’un dramaturge (sans oublier le conférencier : Milan, Lisbonne, Amsterdam, Anvers, Bruxelles, Salle Pleyel, Sorbonne, Musée du Louvre…). Les décors sont conçus par le peintre. La pièce est diffusée le 18 mai 1974 sur FR3. Un mois donc avant la mort de Looten. À cette même époque, il remet un poème inédit, lourd de sens, à son frère Charles :

     

     

    Mon Dieu comme Votre main est lourde quand elle frappe

    Mais que Votre main soit bénie

    Pleine face j’ai reçu le dur gantelet de fer

    Des épreuves qu’il vous plut de m’infliger.

     

    Mon Seigneur et mon Dieu, pitié pour ma lâcheté,

    Si je crie, et supporte mal, si je trébuche et saigne

    Si ma douleur sauvage arde et se cabre

    Frappez encor. Dieu de bonté, pour que je sois humble.

     

    La main de justice est dure et lourde…

    Atteint de vive chair, je râle comme une bête

    Mais que cette agonie monte vers Vous ô Très haut

    Joindre sa farouche louange aux neuf chœurs des anges.

     

     

    Toute sa vie, Emmanuel a cultivé un lien étroit avec Charles. Ensemble, ils ont animé l’entreprise familiale de quincaillerie en gros. Et c’est dans ses bras que le poète viendra mourir, à Bergues. Ce que rappelle Willy Spillebeen : « Emmanuel Looten, le chantre de la Flandre française, est décédé le 30 juin 1974. Le 6 novembre prochain, il aurait atteint l’âge de 66 ans. Pris d’un malaise dans sa maison à Golfe Juan, il a eu sans doute la prémonition de sa mort prochaine : il a prié sa femme de le faire transporter dans sa maison natale de Bergues, à proximité de Dunkerque, à une distance de quelque mille kilomètres à travers la France. Il est mort peu après son arrivée. Il a été enterré à côté de son père et de sa mère dans sa terre natale. » (Septentrion, n° 2, 1974). À mes yeux, Emmanuel Looten était Flamand par ses origines et son art, Français par sa langue d’expression, et Néerlandais par son universalité.

     

    Dominique Neirynck

     

     

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    E. Looten par Karel Appel, 1956 

     

     

    Œuvres d’Emmanuel Looten

     

    Lors de la rétrospective qui lui a été consacrée à la Bibliothèque de Lille en 2003, la responsable du projet, Catherine De Boel, a rappellé que beaucoup de livres ont paru en autoédition ou à compte d’auteur. On recense en tout 87 œuvres : recueils de poésie, pièces de théâtre, essais, conférences, disques. Voici les principales, les titres laissant deviner à eux seuls la saveur singulière de cette poésie :

    1939 : À Cloche-rêve, premier recueil à l’âge de 31 ans. Emmanuel Looten parlera plus tard de « bourbeux départ ». Poèmes publiés à l’origine dans Grand Large, revue littéraire dunkerquoise.

    1942 : Flamme, couverture d’Andrée Aroz.

    1943 : Clairenef, couverture d’Andrée Aroz.

    1944 : Masque de cristal, couverture d’Andrée Aroz, illustré par René de Graeve.

    1945 : Sur ma rive de chair, épigraphe de Paul Valéry. Cet ouvrage constitue un premier tournant : les grands thèmes d’Emmanuel Looten apparaissent : « l’âme flamande sauvage et instinctive, le poids étouffant du ciel, le désir d’évasion vers un au-delà, la magie… » (catalogue Bibliothèque de Lille, 1969).

    1946 : L'Opéra fabuleux, précédé d’un inédit de Paul Hazard, cousin d’Emmanuel Looten. Prix Verlaine par la Société des poètes français.

    1947 : Chaos.

    1948 : Adam était-il poète ? (sur l’essentialisme en poésie, conférence à la salle Pleyel le 15 mars 1948).

    1948 : Sortilèges. Prix de poésie de l’Académie française.

    1949 : Poèmes, choisis et préfacés par Gabriel Laniez, gravure d'Andrée Aroz.

    1949 : Le Grenier sur l’eau, avant-dire de Henri Pichette.

    1950 : Entrer en Poésie (sur la substance poétique, conférence à la Maison des Artistes d’Anvers le 13 décembre 1949).

    1950 : La Complainte sauvage, illustrations de Georges Mathieu

    1950 : La Saga de Lug Hallewijn, pièce de théâtre, dédiée à Michel de Ghelderode (traduite en néerlandais par Willy Spillebeen).

    emmanuel looten,flandre,littérature,poésie,georges mathieu,willy spillebeen,claude-henri rocquet,michel tapié,peinture,expositions1952 : Sangs bruts, textes choisis par Alain Bosquet.

    1953 : Meutre sacral, illustré par Roger-Edgard Gillet.

    1953 : La Maison d'herbe.

    1954 : Haine, plaquette-objet illustrée par Karel Appel.

    1954 : Kermesse pourpre, plaquette-objet illustrée par Michel Tapié.

    1954 : Lieu-Chef de ma révolte (texte de la conférence prononcée à Anvers le 30 avril 1954, présentée en néerlandais par Vital Celen avec des lectures de Jacques Navadic).

    1955 : OIW, préface de Michel Tapié. (OIW [prononcez Oyoun] : terme celtique exprimant le Tout, création-principe et conduisant Paniquement le jeu du Monde. Absolu conjoint du Bien et du Mal.).

    1955 : Cogne-ciel, dessins et composition de Karel Appel (voir illustration plus haut).

    1957 : Horizon absolu.

    1958 : Rhapsodie de ma nuit, livre-objet illustré par Karel Appel.

    1958 : Delà mon impossible (texte de la conférence tenue au Louvre le 8 novembre 1957).

    1959 : Timbres sériels, avant-dire de Stéphane Lupasco, illustré par Arthur Van Hecke.

    1959 : Moi de l’Agonie, illustré par Inshō Dōmoto.

    1960 : Flandre, couverture de Jean Fautrier.

    1962 : Liturgies flamandes.

    1962 : Hepta, livre-objet illustré de la main d’Arthur Van Hecke, par 7 gouaches, sur chacun des 20 exemplaires.

    1963 : Vers le Point Oméga, couverture de Lucio Fontana.

    1965 : Terre de 13 Ciels, avec 13 dessins lithographiés, originaux, d’Arthur Van Hecke.

    1966 : Exil intérieur, prophanie de Louis Foucher, couverture illustrée par Piaubert.

    1968 : Gwenn Fydd, avant-dire de Michel Tapié (GWENN FYDD : Cette blancheur originelle [gwenn] nimbant d’une lumière primordiale, notre Croyance des Origines [fydd] ; Au troisième Cercle suprême de la Béatitude, l’exaltation d’une Foi Poétique).

    1968 : Sur ma rive de chair.

    1970 : Le Sang du soir.

    1971 : Nada.

    1973 : Le Chaos sensible, préface d’André Beucler.

     

    Quelques pistes de lecture dans les deux langues

     

    emmanuel looten,flandre,littérature,poésie,georges mathieu,willy spillebeen,claude-henri rocquet,michel tapié,peinture,expositionsEmmanuel Looten : des Flandres à Paris, 1908-1974, catalogue de l’exposition, organisée du 11 mars au 26 avril 2003, Bibliothèque municipale de Lille, Médiathèque Jean Lévy, 2003.

    J. Chardonneau (réd.), Emmanuel Looten et son œuvre poétique, catalogue de l’exposition, Bibliothèque Municipale de Lille, 1969.

    Vital Celen, Emmanuel Looten, Brussel, De Vlaamse Gids, 1954.

    Pierre Dhainaut et alii, Looten. Poètes du Nord, Pas-de-Calais et de Belgique, in nord’, revue de critique et de création littéraires du nord/pas-de-calais, n° 3, juin 1984.

    Etienne Oswald, Emmanuel Looten, le poète sauvage, Merelbeke, Neirinckx, 1971.

    Jules Roy et alii, L’Amour par écrit. Emmanuel Looten, Troyes, Amis des Cahiers Bleus, 1984.

    Marc de Schrijver, Emmanuel Looten (1908-1974) benaderd: herinneringen uit zijn Antwerpse sfeer, Antwerpen, Antwerps Museum en Archief Den Crans, 1974.

    Willy Spillebeen, Emmanuel Looten, de Franse Vlaming, Lier, De Bladen voor de Poezie, 1963.

     

     

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    Dédicace de Looten dans un exemplaire de Gwenn Fydd

    à l'occasion d'une soirée Marc. Eemans, 6 décembre (1968 ?)