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Né en 1979, le Flamand Roderik Six est, à ce jour, l’auteur de quatre romans aux éditions Prometheus : les « trois V » ou la trilogie du mal : Vloed (2012), qualifié de premier roman « climatique », Val (2015) et Volt (2019). En ce début d’année vient de paraître Monster. Dans De boekendokter (2014), l’écrivain a rendu hommage à un confrère et ami disparu à l’âge de 35 ans, Thomas Blondeau.
C’est la version française de cet essai – laquelle a fait l’objet d’un atelier de traduction zoomiste avec des étudiant(e)s de l’Université Radboud de Nimègue – que nous donnons ci-dessous.
Ricaner dans la nuit infinie
Tout le monde rêve d’être un héros.
Aussi, pour Henri Osewoudt, la Seconde Guerre mondiale arrive à point nommé. Alors qu’il n’a que 19 ans, il a l’impression que sa vie s’est immobilisée dans un grincement. À Voorschoten, bourg arriéré, il tient un petit tabac ; chaque soir, il lui faut partager le lit avec Ria, sa laide épouse qui est aussi sa cousine germaine. On est en 1939. À l’horizon point une promesse d’aventure : pour stopper l’avance allemande, on appelle les hommes jeunes sous les drapeaux. Malheureusement pour lui, le petit Osewoudt est réformé – il lui manque un demi-centimètre ; en manière de consolation, on l’autorise à monter la garde, armé d’un fusil hors d’âge, devant le bureau de poste.
On ne saurait appeler vie ce qui ne renferme rien de plus qu’un ennui incarné. Or, ne voilà-t-il pas qu’un mystérieux inconnu vient changer cet état de choses. Comme si de rien n’était, l’officier Dorbeck entre dans la boutique d’Osewoudt – on dirait deux parfaits sosies, à ceci près que le premier est plus beau et plus courageux que le second. Alors que le débitant de cigares dépérit dans un quotidien tout rabougri, Dorbeck opte pour une vocation pleine de risques : la résistance et la clandestinité. Il tend la main à Osewoudt : ensemble, ils combattront l’occupant.
Pendant les missions qu’il accomplit la nuit venue, ce dernier reprend vie. Du jour au lendemain, le voilà qui exécute des gens ; du jour au lendemain, le voilà qui se coule dans des villes plongées dans l’obscurité, porteur des messages codés ; du jour au lendemain, le voilà qui se glisse entre des draps avec une belle espionne. Le fait qu’il ne revoit jamais son mentor Dorbeck ne l’inquiète pas : il reçoit les instructions de ce dernier par téléphone et éprouve un plaisir sans mélange à mener, dans l’ombre, une existence de héros. Une fois la guerre terminée, une médaille lui échoira à coup sûr.
L’amateur familier de l’univers sadique de W.F. Hermans sait que les espoirs d’Osewoudt seront réduits à néant. À la Libération succède la désillusion : les Alliés arrêtent le jeune homme, on l’accuse de haute trahison – beaucoup trop de ses connaissances ont été dénoncées et déportées pour que cela ne paraisse pas suspect. Le seul à même de le disculper, l’illustre chef Dorbeck, demeurant introuvable, le boutiquier est dans l’incapacité de prouver qu’il se trouve du bon côté de l’Histoire. L’épée de Damoclès pendille au-dessus de sa tête. À la dernière page du roman, Hermans tranche le fil ténu et scelle ainsi le sort d’Osewoudt.
La question centrale à laquelle le lecteur de La Chambre noire de Damoclèsdoit répondre correspond à une énigme qui taraude Osewoudt lui-même : Dorbeck a-t-il existé ? Osewoudt aurait-il créé un double pour échapper à son existence mesquine ? Compte tenu de ses antécédents psychiatriques – une mère déclarée folle après qu’elle a eu tué son mari –, on ne peut exclure, en ce qui le concerne, un cas de dédoublement de la personnalité, ce en quoi lui-même ne semble pas croire. N’a-t-il pas pris trop plaisir à son existence héroïque pour en reporter tout le poids sur un alter ego ?
Le thème d’un double meilleur (ou pire) que soi est un classique du canon littéraire. On pense spontanément à L’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde de Robert L. Stevenson, au Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde ou à un roman plus récent : Fight Club de Chuck Palahniuk. Cependant, mener à bien pareille entreprise ne va pas de soi. Il revient à l’auteur de disséminer assez de points de ressemblance pour semer le doute tout en gardant les (deux ?) protagonistes suffisamment séparés l’un de l’autre afin d’entretenir une tension entre eux. Chose que réussit W.F. Hermans avec virtuosité : à la fin du roman, le lecteur hérite du dilemme – il existe autant d’arguments en faveur de l’une des interprétations que de l’autre.
Mais est-ce important ? Sous le thème du double se propage un nihilisme qui dévore tout. Alors que le détenu Osewoudt entame une conversation avec un SS, le romancier déploie sa vision du monde. Le jeune Allemand nie toute moralité : « Celui qui sait qu’il mourra un jour ne peut concevoir une morale absolue ; pour lui, la bonté et la miséricorde, c’est de l’angoisse déguisée et rien d’autre. Pourquoi adopter un comportement moral alors qu’on est de toute façon condamné à mort ? Tout le monde se retrouve un jour ou l’autre condamné à mort. »
L’inévitable mort décharge chaque être humain de toute moralité – dans l’univers absurde de Willem Frederik Hermans, des termes tels que « bien » et « mal » ne sont que creux bêlements. Que nous importe qu’Osewoudt soit un aliéné ou une pauvre andouille tombée dans le piège d’une conspiration ? La réponse du SS, sa devise, est on ne peut plus simple : Désespérer et mourir !
Heureusement, dans l’univers cruel de Hermans, une place revient aussi au rire. La Chambre noire de Damoclèsregorge de clins d’œil sardoniques. Ainsi, la trame du roman d’espionnage forme l’antipode maladroit de ce que l’on trouve en principe chez un Ian Fleming. Pas d’action rationnelle, pas de dîners dans des casinos où l’on rivalise d’élégance à côté de triples scélérats, pas de femmes fatales en robe du soir. Hermans détaille le nombre de trams et trains qu’Osewoudt doit prendre pour atteindre ses destinations « aventureuses » ; les réunions clandestines se déroulent dans des arrière-salles miteuses ; les ébats sexuels tournent à une pathétique gymnastique.
Il faut dire que la base d’opérations du boutiquier est, non une métropole à la mode, mais un bourg de rien du tout, le trou du cul du monde pourrait-on dire en exagérant un peu. Son tabac porte comme enseigne le nom Eurêka, mais sous l’effet de la rouille, les lettres « E » et « K » se sont estompées si bien qu’on lit « urea », autrement dit le latin d’urée, ce résidu physique qu’on appelle couramment « pisse ». De surcroît, dans un cadre nihiliste, il est assez drôle de voir Osewoudt aller au-devant de son destin… en pyjama. N’avez-vous jamais fait ce honteux cauchemar : vous vous présentez à la plus importante réunion de votre vie... en peignoir ?
Chacune des pages de La Chambre noire de Damoclès manifeste la maîtrise de W.F. Hermans. Chaque moyen littéraire est au service du matérialisme profondément ancré dans l’esprit de l’auteur, sans que le lecteur n’ait jamais l’impression d’être en train de lire un pamphlet philosophique. Tout le monde rêve d’être un héros, tout le monde finit en lâche. L’homme est une créature insignifiante qui trébuche, nue, dans le noir, incapable de changer son destin. À chaque fois que cet empoté d’homoncule se cogne la tête, on entend Hermans ricaner entre les lignes. Et le lecteur de ricaner avec lui.
Voici treize ans, à Tubize, je suis tombé amoureux. Amoureux d’une tour au béton dégradé. Dans quel état peut-elle bien se trouver à présent ? Afin de dresser un état des lieux, je retourne dans cette ville wallonne.
J’y découvre des traînées d’algues ainsi que des canards dynamiques. Incroyable quand l’on sait que la Senne était biologiquement morte ici il y a quinze ans. Au début des années quatre-vingt-dix, plus en aval, la rivière était tellement polluée que l’eau prit feu, un jour, après qu’un promeneur avait jeté dedans sa cigarette.
MANCHES D’INCENDIE
Ici, à Tubize, dans le Brabant wallon, on serait rapidement venu à bout de telles flammes : la caserne des pompiers ne se trouve-t-elle pas sur les bords de la Senne ? À côté se dresse une magnifique tour moderne, élevée naguère pour y laisser s’égoutter les manches d’incendie. Mais on ne l’a jamais utilisée à cet effet. Deux des parois de la tour sont percées d’innombrables fenêtres. Que voit-on à travers ? Un escalier métallique qui occupe une bonne partie de l’espace.
Tour des pompiers de Tubize – Rue Ferrer 91 – Situation en 2020
PANORAMA
À Tubize, s’il y a un lieu où il faut aller, c’est bien là. Je désire vivement que la ville entreprenne bientôt la rénovation de cet édifice ainsi que celle de la caserne délabrée. Et que l’Office du Tourisme et du Patrimoine ouvre ensuite au public « La plus belle tour de Belgique ». Car de là-haut, on jouit sans doute d’un panorama fantastique.
Vue aérienne de la Senne et de la caserne des pompiers de Tubize
Photo Google Maps
Depuis le sommet de la tour, on doit avoir une vue imprenable sur des lignes voluptueuses, tant la rivière décrit de méandres. Venant de l’ouest, un ruban brillant sinue à travers les prairies. Plus en aval, longeant des jardins, l’eau se glisse comme un serpent dans la verdure. À la dérobée, elle se faufile sous la chaussée et suit sagement les anciens terrains de Fabelta (Fabriques belges de textiles artificiels). C’est alors qu’elle oblique vers le canal Bruxelles-Charleroi, veine à ciel ouvert ponctuée d’écluses, de vannes et de feux rouges devant lesquels les péniches s’arrêtent.
Qui a comparé un jour rivière et érotisme, canal et pornographie ? Une comparaison exacte, sinuosité et naturel de la première s’opposant au rectiligne et à l’artificiel du second. Sans compter les nombreux buissons touffus et les arbres sur les rives, alors qu’un canal est dépourvu, en tout cas en grande partie, de poils pubiens.
L’ANCIEN PAYS DES MERVEILLES INDUSTRIELLES
Voici dix ans, au bord du canal, on voyait encore les vestiges des Forges de Clabecq, gloire déchue de l’industrie sidérurgique. Ancien pays des merveilles industrielles, imposant agglomérat de constructions rouillées, de tuyaux, de sortes de pipe-lines, d’Y sur la tête, de cheminées et de hauts-fourneaux d’un gris terne. Après la faillite de l’entreprise en 1996, le site est tombé sous l’emprise du puissant groupe Silence avant de passer aux mains lestes de promoteurs.
La vidéo ci-dessous montre comment on a jeté à bas la construction emblématique de Clabecq en 2012. Le moment où l’horizon de Tubize et le reflet dans le canal ont changé à jamais.
UN BAISER
Le grand canal, je disais donc, semble vouloir embrasser la Senne, mais ne voilà-t-il pas que la petite rivière, se ravisant, vient se cacher dans la verdure à côté de la voie ferrée, puis, après avoir pris son élan à travers champ, se fore un chemin pour franchir la frontière linguistique en direction de Hal, jusqu’à Bruxelles. C’est là ce qu’on pourrait voir à Tubize, du haut de cette magnifique tour de guet !
À la différence d’un Nicolas de Staël, Balthus ne montre pas – du moins dans ses Mémoires recueillis à la fin de sa vie par Alain Vircondelet – une grande prédilection pour les peintres du Nord. Son amour va entièrement pour ainsi dire aux Italiens, en particulier à Pierro della Francesca, Mantegna et Giotto. Pour réaliser ses Grands Paysages, il a certes cherché le frémissement de la lumière, de la mordorure, non seulement chez Vélasquez, mais aussi dans la contemplation de Rembrandt. Pour le reste, le seul peintre hollandais qu’il évoque est Piet Mondrian (1872-1944), qu’il a bien connu, de même qu’il a été proche d’un Georges Bataille, d’un Antonin Artaud ou encore d’un Pierre Jean Jouve. Mais des moments passés en compagnie du natif d’Amersfoort, il ne conserve guère d’impressions positives. Balthus, qui estime que « peindre, c’est prier », regarde Breton, Miró et Mondrian comme des traîtres en ce sens que, le mot « Dieu » les faisant frémir, ils ne se vouent pas à restituer la beauté de la Création, « la chair du monde, non point le corps mort de ce monde, mais son corps pulpeux, plein de sève et de puissance vitale ». Les productions postérieures du collaborateur du Stijl lui paraissent incompatibles avec la tension du regard intérieur dont doit faire preuve l’artiste, dans son souci d’aller au-delà de ce que montre le réel. Il est ahurissant, à son sens, que Mondrian ait préféré aux paysages « ses petits carrés de toutes les couleurs ».
P. Mondrian, Soleil de printemps, musée de Dallas
Toujours à propos du Hollandais, soulignant ce qu’il considère comme les échecs de la peinture moderne, Balthus « a le regret de tout ce qu’il faisait autrefois, de très beaux arbres par exemple. Il regardait la nature. Il savait la peindre. Et puis un jour, il est tombé dans l’abstraction. J’étais allé le voir avec Giacometti par une très belle journée vers le soir quand la lumière commence à peine à décliner. Alberto et moi avons regardé cette magnificence qui passait devant la fenêtre. Les déclinaisons de la lumière crépusculaire. Mondrian a tiré les rideaux et a dit qu’il ne voulait plus voir cela… J’ai toujours regretté pour lui cette mutation, ce bouleversement. Et ces combinaisons que l’art moderne a ensuite produites, agencements de pseudo-intellectuels qui négligeaient la nature et devenaient aveugles à elle. » Le Français éprouve d’ailleurs une semblable réticence à l’égard de la poésie de son temps, malgré son amitié pour René Char. En d’autres mots : « L’intellectualisme, la conceptualisation du monde ont fini par dessécher la peinture et la rapprocher ainsi de la technologie. Voyez les errances des cubistes et les peintures optiques de Vasarely par exemple… »
Dans l’atelier du peintre
LE ROI DES CHATS
suivi du REGARD SONDEUR
En 2004, le philosophe flamand Bart Verschaffel publiait aux éditions A&S/booksà propos de Balthus: deux essais sur Balthasar Kłossowski.« Le Roi des Chats » et « Le regard sondeur » ont paru à l’origine dans De Witte Raaf (en 2002 en 2003) sous les titres « Gemengde gedachten. Over Balthus » et « De peilende blik: Carracci, Balthus (& Vercruysse) ».
Traduits du néerlandais par Daniel Cunin, ils sont en accès libre.
LE MOT DE L’EDITEUR
Parmi toutes les publications qui, ensemble, donnent une image somme toute prudente et contrôlée de Balthus, a paru récemment un livre qui semble aller à contre-courant et dont l’importance reste à définir relativement à la compréhension de l’œuvre : la Correspondance amoureuse de Balthus et sa première épouse (Buchet/Chastel, 2001), Antoinette de Watteville. Cette correspondance fournit une idée de la veine sentimentale et affective qu’exploitait l’artiste. Le peintre qui estimait que toute étude de son œuvre se devait de commencer par la phrase : « Balthus est un peintre dont on ne sait rien », pour ne se soucier ensuite que de l’œuvre et de rien d’autre, est le même que celui qui a donné son accord à la publication de documents parmi les plus intimes, lesquels, manifestement, nous en disent beaucoup trop, y compris sur l’œuvre.
Le tableau monumental La Chambre a fait l’objet de maints commentaires. Virginie Monnier constate dans le Catalogue Raisonné que « Up to now, investigations to locate the sources, either literary or pictural, of La Chambre, have failed. ». Ce livre démontre que la source principale de La Chambre et de quelques autres tableaux de Balthus, n’est ni un roman ni un texte quelconque, mais Les Lascives, une série de gravures d’Augustin Carrache.
Le Roi des chats s’intéresse à certaines images fondatrices de l’Enfance, à travers la personne d’Antoinette et de livres comme Wuthering Heights ou encore de certaines œuvres de Witold Gombrowicz (Ferdydurke, La Pornographie).
Quant au Regard sondeur, il propose donc de rapprocher les toiles énigmatiques du peintre sur lesquelles figurent « une jeune fille soit nue soit mi-nue, plus ou moins allongée sur une banquette, en diagonale sur la toile, penchée en arrière et jouant avec un chat », en particulier La Chambre, de gravures érotiques de la Renaissance.
« Plus jamais d’après la Nature » est un texte écrit par le poète belge Paul Demets à la demande de Passa Porta, maison internationale des littératures à Bruxelles, dans le cadre d’Ecopolis 2020
(18 octobre, Kaaitheater).
Le poème « Le temps qu’il fait » figure en langue originale dans
« Ça suffit ! s’exclame-t-on en cette ère covidienne. On est enfermés depuis trop longtemps. Allons faire une balade dans la nature. » Mais existe-t-elle bien, la Nature ? Si je la gratifie d’une majuscule, c’est parce que, j’en ai bien peur, nous l’absolutisons, parce que nous voyons en elle un sanctuaire, un refuge, un abri, un salon de massage tant pour le corps que pour l’esprit.
Des romantiques tels que le philosophe franco-suisse Jean-Jacques Rousseau et le poète britannique William Wordsworth ont tenté de jeter un pont entre elle et l’homme. Mais était-ce vraiment nécessaire ? Nous arrive-t-il de ne pas être reliés à la nature ? Pour l’être, nous faut-il impérativement courir les bois et les champs, gravir des collines ? Sommes-nous tous des promeneurs qui, à l’instar du Voyageur contemplant une mer de nuages (vers 1817-1818) – le tableau emblématique de Caspar David Friedrich –, s’aventurent dans la nature ?
Sommes-nous ce solitaire perché sur un sommet, face à une mer de brume et des chaînes de rochers, dominant un paysage qui revêt un caractère sublime de par son immensité écrasante ? Contemplons-nous quelque chose qui existe en dehors de nous-mêmes ? Est-ce vraiment le cas ? Ne vivons-nous pas plutôt en permanence au milieu de l’environnement qui est le nôtre ? La nature ne saurait être l’Autre, une personne à qui nous rendons visite quand nous en éprouvons l’envie. On dirait bien un canevas sur lequel nous projetons nos humeurs. Une personne censée nous sauver de notre solitude, censée nous guérir. Donnez-moi la nature bien plutôt que la Nature ! À mes yeux, le plantain lancéolé sur le bord des routes fait lui aussi partie de la nature. Ne nous aide-t-il pas, au reste, à combattre certaines affections cutanées ?
Pourquoi, d’ailleurs, toujours en revenir à la dichotomie entre ville et campagne, entre culture et nature ? Faut-il se tenir en haut d’un rocher pour voir cette dernière ? N’est-elle présente que dans les régions rurales ? Désigné « poète rural de la Flandre orientale » pour la période 2016- 2019, je suis parti à la recherche de la nature dans les campagnes en question. J’ai vu beaucoup de prés où paissaient naguère des vaches. Ce sont à présent des parcelles bien délimitées où les chevaux attendent leurs cavaliers du dimanche. J’ai visité des fermes industrielles. Elles ressemblent à des usines. J’ai vu tourner les pales géantes des éoliennes. J’ai emprunté les sentiers de randonnée d’espaces protégés, bien signalisés. Les panneaux offrent des informations sur l’histoire de ces paysages en grande partie disparus. J’ai appris qu’on y a réintroduit certains arbres et arbustes menacés. Là, je n’ai pas trouvé la Nature. Ne l’ai plus retrouvée. Mais nombre d’éléments de la nature, si. Heureusement d’ailleurs.
Je crois en la Dark Ecology telle que la conçoit le philosophe britannique Timothy Morton dans son livre éponyme : si nous tenons à conserver une planète habitable, il convient de revisiter la notion de « nature ». De renoncer à la distinction entre « le naturel » et « le non naturel ». Sans doute serions-nous mieux lotis si nous évaluions l’interaction entre l’organique, le biologique et le technologique, chacun ayant une valeur en propre. En l’espèce, je renvoie à l’ontologie orientée vers l’objet de Graham Harman. Selon cet auteur, tous les objets, humains comme non humains, se valent.
À juste titre, Timothy Morton avance qu’il nous faut dépasser le « corrélationnisme », cette conception selon laquelle tout tire son droit à exister d’un rapport à l’intelligence humaine ou au langage. Ceci alors même que tant de choses nous échappent. Et n’est-ce pas beau d’ailleurs ? Il s’agit de la beauté du déclin, de la déchéance, de la laideur. Toujours selon Morton, nous sommes reliés à tout ce qui nous entoure. Cesser de regarder la nature en la tenant systématiquement à distance nous permettra de prendre conscience que nous avons perdu tout véritable contact avec elle. Nous nous sommes élevés au-dessus d’elle.
En conséquence, il convient de renoncer à opérer une distinction entre les formes de vie humaines et celles non humaines. Il me semble qu’il s’agit là de la meilleure façon de se défaire de l’anthropocentrisme. Parler de la différence entre la nature et ce qui ne relève plus d’elle ne fait désormais plus sens, pour la simple raison que la nature cesse peu à peu d’exister. Ne la détruisons-nous pas par notre mode de vie, en toute conscience des conséquences désastreuses qu’il implique ? Les rapports climatologiques en disent long sur la situation. Or, tout le monde sait ce qu’il faut faire. Mais on traîne, on nie les choses, on détourne le regard. D’ici quelques décennies, il ne restera plus rien de la Nature. Apparemment, c’est ce que nous voulons.
Malgré tout, il existera encore de la nature. Nous vivons toujours plus sur un terrain postindustriel pollué, nous dorant la pilule au milieu d’un bric-à-brac qui traîne partout, ceci parmi une magnifique végétation exubérante et envahissante de joncs des bois, de souchets tubéreux, de grands hochets jaunes, de berces du Caucase, de crételles des prés, de robiniers, de peupliers de Hollande… C’est ce que je voudrais appeler la re-nature: un nouveau type de nature qui naît sur nos détritus et au milieu d’eux. Des cellules qui prolifèrent dans un incubateur. Plus sensuel, tu meurs.Un écosystème est en train de germer, de se disséminer et de se réinventer, un scénario catastrophe annonçant la fin de la Terre. Un environnement voit le jour, au sein duquel nous vivons et dont nous ne sommes plus le centre, quand bien même nous persisterions à penser le contraire. Ceci pendant que les mousses envahissent joliment les murs, que les herbes poussent dans les fissures de l’asphalte, que les branches soulèvent les tuiles et que le lierre colonise le béton… Qu’y a-t-il de mal à ce qu’un arbre pourrisse à l’endroit même où il s’est affaissé ? Il constitue un riche apport nutritif. Ou comment croître sur l’humus du déclin, de la déchéance…
J’aime la végétation qui pousse sans retenue là où elle n’a pas sa place. Voilà pourquoi l’œuvre de Lois Weinberger, décédé le 21 avril dernier, me tient tant à cœur. Prenez sa création Brennen und gehen (1992). À Salzbourg, dans la rue, il a ôté des dalles pour faire pousser des plantes qui font référence à la brûlure et à la marche : l’ortie et le chénopode (littéralement patte-d’oie). Restait aux piétons à s’écarter du trottoir. Force leur était de porter un regard neuf sur cette végétation qui se substituait à la pierre, au béton. Cet artiste autrichien montrait une prédilection pour les « plantes rudérales », celles qui poussent dans un milieu modifié par l’activité ou la présence de l’homme : terre-plein central, ballast (photo ci-dessous), friches… celles qui, dans leur entêtement, symbolisent la liberté de l’imaginaire. Elles sont un « non » à l’ordre que nous voulons instaurer partout, y compris dans la nature. Ainsi que le formule Weinberger : « Étant indomptée, la végétation sauvage qui fleurit sur des terres incultes post-industrielles et à la périphérie des villes, est plus ‘‘naturelle’’ que les zones étroitement contrôlées de la ‘‘naturalité’’ de la société actuelle. Les plantes rudérales sont la sous-classe omniprésente du monde végétal, la ‘‘masse’’ prête à percer à la surface de la ville en toute occasion et à briser le contreplaqué de la stabilité et de l’ordre humains. »
L’Autrichien plaide en faveur d’un trop peu d’attention à la nature. En effet, laissons la nature faire à sa guise. Il ne faut pas, me semble-t-il, forcer dans une direction donnée ce qu’elle a en propre.
Une telle démarche suppose de se débarrasser du séculaire sentiment de supériorité que nous cultivons à son égard, plus encore depuis le siècle passé. Il est devenu impossible d’écrire ou de peindre « d’après la Nature », de créer des œuvres qui la restituent fidèlement, puisque la Nature existe dans de moins en moins d’endroits. On l’a soit complètement bridée, soit polluée. Mais il ne s’agit pas moins de nature. Dès lors, que pouvons-nous encore faire ? Hausser les épaules avec résignation si jamais nous renonçons malgré tout à révolutionner radicalement nos vies, si nous continuons à soutenir l’industrie polluante et l’énergie nucléaire, à gagner mille destinations en avion, à épuiser les sols, à assécher la terre pour nous procurer gazole et essence ? Chercher à comprendre, à mettre des mots sur les choses de la nature ? Nombre d’entre elles échappent en réalité à notre capacité intellectuelle et à nos tentatives de les cerner par le moyen du langage.
Que nous reste-t-il alors ? Raconter. Reraconter. Re-narration de la re-nature. Tout en étant des témoins oculaires engagés qui s’identifient aux multiples objets qui nous entourent – plantes, animaux, personnes, murs en béton, acier rouillé, fûts de pétrole vides… Dans son livre Les Trois écologies (1989), le psychanalyste et philosophe français Félix Guattari nous dit que l’« écosophie » est nécessaire : un art de penser, une manière d’agir et d’agencer qui offrent une façon alternative d’expérimenter notre environnement, laquelle nous donne d’établir un nouveau rapport avec lui. C’est ce que je voudrais moi aussi défendre à travers ces lignes.
Rien ni personne ne vaut plus que telle autre chose ou telle autre personne. Chaque cellule vivante, qu’il s’agisse de celle d’un être humain, d’un animal ou d’une plante, mieux vaut la considérer comme un agent de même valeur que les autres, un agent qui crée son propre monde vivant. Tout recèle une intelligence spécifique. Laisser la nature opérer à sa guise, c’est se donner d’observer et de décrire ce qu’elle gagne en rudesse, mais aussi la beauté de cette rudesse, la façon dont les agents se réinventent organiquement, germent, prolifèrent tout en en parasitant d’autres. Se donner d’observer et de décrire combien tout est inventif à travers les pulsions de reproduction et de destruction. De la sorte, notre environnement devient un espace de dialogue avec tout ce qui vit dans la nature. Un véritable espace de discussion où toute hiérarchie est abolie.
Où glorifier le grouillement des scarabées.
Le temps qu’il fait
Un beau jour des scarabées dans leur chambre nuptiale vert brunâtre
une opinion emmoussée une remarque étouffée. L’orchidée
se dissout dans le sol, la puccinellie s’étiole vert chaux. La fougère
préserve à peine ses nervures. Les moucherons se saoulent
de la blettissure. On gratte des cratères. S’accouple un cri
de délivrance. Devient scarabées. Pour les pins, ça ne change plus
rien gris vert. Seuls les papillons noirs survivent.
Dans l’obscurité, on attend que les saisons se déshabituent.
On agrippe, trame de tout et rien sous la carapace,
refusant d’être plus longtemps couchés dos à dos.
Oh ! je pourrais te croquer ! Entre-temps, le temps qu’il fait
une fois de plus nous perturbe. On en sue. Frottement d’ailes :
Auteur d’une quinzaine de titres, Koen Peeters, entre un périple par les capitales européennes (Grand roman européen, 2007) et une aventure à la découverte de la cité d’Ensor– qui voit naître une amitié entre un artiste peintre touche-à-tout plutôt déprimé et un écrivain venant à sa rescousse (Une chambre à Ostende, 2017) –, non sans passer par l’histoire d’un facteur aussi inspiré que Ferdinand Cheval, histoire de surcroît jumelée à celle du politicien congolais Patrice Lumumba, Koen Peeters s’est semble-t-il tourné pour de bon vers l’Afrique. Mêlant roman et données autobiographiques, il nous a d’abord entraînés au Rwanda (Mille collines, 2012) puis, avec tout autant de brio, invités, dans De mensengenezer (Le Guérisseur d’hommes, 2017), à passer d’un coin reculé de sa Flandre natale aux mystères du Congo. Début mars, la traduction allemande de cette quête de forces invisibles, entre esprit, génie et daïmôn, verra le jour. En néerlandais, une suite paraît cet automne aux éditions De Bezige Bij : De minzamen (Les Affables).
En attendant, faisons une promenade à Kinshasa dans les pas de Gérard et de… Koen grâce à une nouvelle de ce dernier. En 2019, ce texte a fait l’objet d’un atelier de traduction organisé par Passa Porta.
« La meilleure marque, à peine cinq ans, fait le chauffeur de taxi. »
En réalité, il veut dire que sa voiture n’est au Congo que depuis cinq ans. « Une occasion d’Europe, ma propriété », ajoute-t-il fièrement.
Le dimanche matin, il va à la messe avec sa famille ; l’après-midi, il bichonne sa voiture à renfort d’éponges, d’huile et de bougies neuves. Occupations qu’il considère comme une réussite personnelle, un bonheur suprême. Peints sur le pare-brise, des mots en lingala : Dieu fera tout.
Il fait chaud à crever, à Kinshasa.
Gérard et moi sommes à bord de la Toyota Corolla, une épave rouge. Tous deux à l’avant à côté du taxi, derrière nous cinq autres passagers. La cuisse de Gérard collée contre ma fesse. On est en sueur. Jésuite de 81 ans, Gérard est un prêtre à la retraite. Il montre du doigt les trous dans la chaussée, les égouts à ciel ouvert. Commente : « Quand l’eau monte, les gosses tombent dedans. »
À Rome, sur les pas de Koen Peeters
On emprunte le boulevard du Trente-Juin, au-delà du vaste terrain de golf. Conçu jadis par le colonisateur belge comme un no man’s land entre La Ville où résidaient des fonctionnaires vêtus d’uniformes d’un blanc immaculé, coiffés d’un casque tropical, et La Cité où vivaient les Congolais. Tous les matins, au lever du soleil, une vague continue d’indigènes affluait depuis La Cité pour, tous les soirs, au coucher du soleil, refluer de La Ville. Essentiellement des hommes, pieds nus. Aujourd’hui, près de soixante ans plus tard, les Congolais déambulent partout et à tout moment, innombrables et dans toutes les directions, y compris bien sûr des femmes et des enfants.
Le père Gérard est le fils d’un paysan de Beveren-Waas, l’aîné d’une fratrie de six. Lettres classiques à Saint-Nicolas, élève le plus sociable à défaut d’être le plus intelligent, observe-t-il en faisant un retour sur le passé. Puis professeur d’anglais, prêtre et supérieur à divers endroits de la province du Kwango et dans celle du Bas-Congo.
« Des postes importants, on dirait.
- Oh non, me répond-il, juste régler les questions pratiques de la mission. Et vous ?
- Je suis écrivain.
- Un écrivain ? Alors, si je visite Kinshasa avec vous, je vais devenir le personnage de l’un de vos livres ?
- D’un livre, d’une nouvelle, d’un récit, je ne sais pas encore.
- Et qu’est-ce que voulez voir à Kin ? La gare, le ferry pour Brazza, le Parc de la Révolution ? Autre chose ? »
À chacune de ses propositions, j’acquiesce.
Il se demande d’emblée dans quelle mesure je serai exhaustif : « Qu’allez-vous utiliser ? Et qu’allez-vous laisser de côté ? »
Mille collines
Le boulevard du Trente-Juin se compose de deux fois quatre voies très fréquentées. Le trajet en direction du centre-ville ressemble à ce genre de course dans n’importe quelle métropole, à ceci près qu’on est plus secoués et qu’on bouffe plus de poussière qu’ailleurs. Les taxis-fourgonnettes bleu et jaune, des véhicules tout-terrain bath, des SUV noirs à la clim mugissante ainsi que des charrettes qui avancent au pas sur des roues de voitures, laborieusement poussées par des hommes à peine vêtus.
Un vent chaud s’engouffre dans la Toyota. Le soleil tropical est brûlant. Nous passons devant le bâtiment de la poste des années cinquante. Autrefois, un pays aussi immense réclamait un bureau de poste grandiose. L’architecture coloniale de l’époque était moderne, prometteuse, industrielle à l’américaine pour ainsi dire. Les édifices constituaient des déclarations de principe fortes, autant de moteurs qui stimulaient le progrès.
Aujourd’hui, le bâtiment est vide. À l’arrière, dans une pièce sombre, un seul guichet est ouvert. Un petit bureau de Western Union permettant d’envoyer de l’argent à l’étranger ou d’en recevoir. Principalement cette seconde option.
Le taxi nous dépose avenue du Commerce, à deux pas de l’hôtel Memling. Sur le trottoir, des vendeurs à la sauvette. Des hommes jeunes qui attirent l’attention des passants sur les marchandises qu’on trouve dans les boutiques : épais rouleaux de tissu, sous-vêtements, jeans, chemises. Des fruits que je n’ai encore jamais vus de ma vie, sans compter des estomacs de vache et des jouets en plastique made in China. Entre les magasins, de longs passages donnent accès à d’autres boutiques. Tout le monde a quelque chose à vendre, bien peu de passants achètent. Inlassablement, ces jeunes Congolais s’adressent à moi : Vous cherchez ? Sur leurs bras jamais las, ils tiennent des chapelets de montres, de ceintures ou de cravates. De l’or aussi, du moins quelque chose qui scintille dans leurs mains noires.
Gérard et moi visitons la place du marché, entièrement bricolée avec des planches. Au-dessus, un treillage léger couvert de tissu et de plastique. Toutes les bouches chuchotent mundele mundele – en effet, nous sommes des Blancs.
Nous nous laissons entraîner par le mouvement de la foule. À un étal où des cahiers d’écolier se mêlent à de la viande charbonnée, Gérard achète une boîte de cirage. Il s’entretient en français avec le marchand. Puis se tourne vers moi. Il m’imagine en train de nous décrire, lui et moi, à cet endroit. Il tente de lire dans ma tête le récit que je n’ai pas encore écrit.
Le Grand roman européen
Sourire aux lèvres, je le mets en garde : « Oui, j’utilise de vraies personnes pour les transformer en personnages.
- Dois-je comprendre que nous sommes à présent l’un et l’autre des personnages ? »
Je hoche la tête de bas en haut.
Il me demande : « Puis-je garder mon prénom ? »
Une question sensée. Nous longeons le jardin botanique. Dans le temps, il s’appelait Parc De Bock, aujourd’hui Parc de la Révolution. Quand Kinshasa s’appelait encore Léopoldville, c’était un lieu connu pour ses danses folkloriques et ses expositions d’art. Gérard mentionne d’autres noms que portaient autrefois rues, hôtels, magasins… S’il conserve une mémoire vive du passé de ces endroits, il prend garde à ne pas émettre de jugement. Il se contente de constater que le temps est impitoyable. Tout ce qu’il me montre recèle une mélancolie, un sentiment d’étrangeté suscités par le tragique passage des années. Tout comme sa fébrilité. Il hausse les épaules, explique qu’il a le cœur fragile.
« Intéressant, ajoute-t-il. Dans votre histoire, il y aura aussi un ‘‘clou’’ ? du suspense poussé à son paroxysme ? Le héros, c’est vous ou moi ?
- Non, ça ne se passe pas comme ça. Je n’ai pas encore couché un seul mot sur le papier. Pour l’instant, on se promène.
- Mais vous avez quelque chose à faire passer ? Un message ? »
L’avenir le dira.
Durant mes premiers jours à Kinshasa, l’après-midi, j’ai évité la chaleur tropicale entêtante en me reposant quelques heures dans ma chambre, sous le ventilateur. Mais aujourd’hui, je suis en plein four. Je goûte cette température démentielle. Les gouttes de sueur ne cessent de couler de mon front pour gagner mon dos.
Je suis assailli par tout ce que la ville a en propre : le boucan, le spectacle des rues, cette multitude d’hommes, de femmes et d’enfants en mouvement. À pas lents, on avance dans la poussière et le brouhaha, jusqu’au ferry de Beach Ngobila, avant de faire demi-tour. Il y des voitures au bord de la chaussée ; sans hâte, un gendarme s’avance vers elles. Pour leur coller une prune ? Non, pour réclamer un pourboire.
« On gagne presque plus en mendiant qu’en travaillant », explique Gérard, attristé.
Partout dans les quartiers les plus populeux de la ville, des gendarmes glandouillent. Ils esquissent un salut d’un geste de la main, adressent de temps à autre un signe de prévenance que personne ne remarque. Des balayeurs portant un lourd uniforme et un masque buccal récoltent la poussière de sable avec des ramassettes bien trop petites. Ici aussi, des vendeurs de boissons et de pain, de T-shirts et de sachets en plastique remplis d’eau.
Les fleurs, roman familial (2009)
Pendant un moment, on déambule dans les rues parallèles avant de reprendre la direction de Gombe. Nous évoluons dans une vieille carte postale d’une époque moderne oubliée. Tout est délabré, démoli, reconstruit, redémoli, disparaît par endroits derrière un immense arbre tropical. Mes yeux suivent ceux de Gérard. Il me montre Kinshasa, mais ouvre à peine la bouche. Il attire mon attention sur certaines choses. « Regardez, typique d’ici », dit-il à plusieurs reprises.
Une moitié de miroir accrochée à un mur, une chaise placée juste dessous : un salon de coiffure.
Quelques vieux pneus sur le trottoir : un garage.
Un peu comme s’il soulignait au crayon certains mots du livre que je suis en train de lire. Cependant, je ne comprends pas toujours pourquoi il trouve ceci ou cela tellement frappant.
Je regarde, mais ce sont surtout les Congolais qui nous regardent. Nous, les deux Blancs. Les seuls non-Noirs que je vois au cours de notre promenade, ce sont un albinos, un Libanais et quelques chinois farouches. Puis, avenue Colonel-Lukosa, un Blanc qui porte des lunettes de soleil bleu pétrole. Il a de longs cheveux blonds un peu clairsemés, une fine moustache. Quand on le croise, il détourne les yeux, mal à l’aise. À croire qu’on vient, Gérard et moi, de le prendre en flagrant délit, à moins que ce ne soit lui qui vient de nous prendre en flagrant délit ? Nous, voyeurs au regard blanc, nous dévisageons.
Gérard voit cette ville comme une suite de diapositives du passé et du présent, qui ne cessent de se superposer. Il se sent fils de paysan dans un paysage tropical, me dit-il. « Je me vois en train de vieillir dans ce cadre, même si je ne change pas. Toutefois, dans ma tête, il y a toujours les anciens bâtiments, les anciens noms des rues, des lieux. Je suis chez moi dans ce pays, mais voilà, le temps m’a dépassé. »
Gérard a du mal à avancer la jambe gauche. À chaque fois, je le soutiens pour monter sur le trottoir.
Au bord du Fleuve, Gérard et moi buvons une bière sur le toit en terrasse d’une ancienne demeure belge. Assis à d’autres tables, des hommes solitaires boivent la leur, lisant, faisant aller et venir l’index sur l’écran de leur téléphone portable. Des écolières pomponnées marchent sur l’herbe de la rive. Cartables impeccables, manuels scolaires réunis par une ficelle. Les jacinthes dérivent sur l’eau en boules denses. Sur la rive opposée du courant indolent s’étend Brazzaville : des bâtiments blancs et gris, cette autre métropole.
Gérard me montre des oiseaux, des jaunes et des bleus. Me dit que les moineaux congolais pépient de la même façon que les nôtres. Est-ce que je le savais ?
Il soupire sans toutefois se plaindre : la promenade s’avère plus pénible que prévu. Il revient à la charge : il veut savoir pourquoi j’écris.
Apprends-moi à nager (nouvelle, 2020)
Alors que nous longeons le fleuve Congo, j’expose les choses, pressentant, dès les premiers mots, l’effort que cela va exiger de ma part. Il existe deux genres d’écrivains, j’argumente, ceux qui inventent et ceux qui témoignent. « Je me compte parmi ces derniers, lui dis-je sur un ton plutôt assertif. À mes yeux, ce qu’on invente, ça n’engage pas à grand-chose ; de toute façon, je n’ai guère d’imagination. Ce qui m’anime, c’est la curiosité, vivre de nouvelles expériences. Une vision particulière des choses s’impose à moi ou, au contraire, pas la moindre ; parfois je me sens indigné. Tout cela doit trouver sa forme dans une nouvelle, un récit ou un roman. Et sur un mode assez pathétique, j’ajoute : Tout ou presque dans mes romans est vrai, j’invente tout au plus les détails. »
Il toussote. Puis ferme les yeux. « Continuez, dit-il.
- La lecture, je poursuis, est une petite forme de méditation, du moins je l’espère. Le regard calme du lecteur, fixé sur le blanc des pages, qui fait que tout ce qui l’entoure disparaît comme dans une hypnose. Par une fenêtre qui nous aspire, nous contemplons un monde qui nous réfléchit, dans lequel nous faisons connaissance avec nous-mêmes, avec tous nos moi possibles sous la forme de personnages. Le lecteur s’absorbe en lui-même. »
Gérard trouve ça dingue. « En lisant votre histoire, je vais me retrouver absorbé en moi-même ? C’est surtout ce que vous allez faire de moi qui va retenir mon attention, je crois. »
Je ne sais quoi lui répondre sur le moment. C’est enquiquinant quand un de vos personnages se fait lecteur.
« Venez, on rentre, dit-il. Je suis fatigué. Puis il me demande : Vous me la donnerez à lire au préalable, votre histoire ?
- Oui, bien entendu. »
En réalité, pour être honnête, je pressens que ma réponse ne va pas de soi. Ça se termine ainsi avec les hommes âgés : ils disparaissent avant qu’on ait pu crier ouf.
« Je suis votre futur lecteur, reprend-t-il. Faites-moi ce plaisir, trouvez quelqu’un pour la traduire, comme ça, mes confrères congolais pourront eux aussi la lire. »
Je lui en fait la promesse.
Gérard tient encore à faire un petit tour sur le terrain de l’école de Boboto. L’établissement a porté différents noms : Collège Saint-Albert, Collège Albert-Ier, plus tard Boboto. Ce qui signifie « Paix ». Il a été édifié dans le pur style entre-deux-guerres des années trente. De grands palais en béton, aux petites fenêtres rondes semblables à des hublots. Autant de bastions de la civilisation belge. À l’origine, l’école a été construite pour les enfants des colons.
Le facteur (roman, 1993)
Nous passons devant les fenêtres des classes, regardons à l’intérieur. Un instituteur assis à son bureau. Tous les élèves travaillent en silence.
« Un instituteur ne doit jamais s’asseoir dans sa classe, me chuchote Gérard. Combien de fois j’ai pu le marteler ! »
Des garçons de l’internat, presque des adultes, jouent au basket. La balle claque sur le sol, s’envole vers le cerceau. La sueur dégouline sur les corps noirs des athlètes. Certains d’entre eux viennent saluer respectueusement Gérard, des membres du personnel ou, pour la plupart, des jeunes qu’il a eu comme élèves. Gérard se montre agréablement surpris. Il regrette de ne pas avoir appris à l’époque le lingala.
Pourquoi ?
« En tant que surveillant, me répond Gérard, j’ai toujours mis un point d’honneur à ce qu’ils parlent français. Donc, je n’avais pas besoin du lingala. J’en connais quelques mots, quelques expressions. Par exemple, quand on raconte une histoire au Congo, on commence toujours par ‘‘il y avait une fois’’, ce à quoi l’assistance répond Bu wakoonda ukala : il n’a jamais été ici. Autrement dit, dès le début, on annonce que l’histoire n’est pas vraie, que les personnages sont fictifs. À la fin, le narrateur conclut en disant Yitsimbwa kisukaa ko : l’histoire qui ne s’est jamais arrêtée. Ce à quoi l’assistance répond : Kisukidi. Ce qui signifie : l’histoire s’arrête ici. »
Je comprends ce qu’il veut dire : une histoire et tout l’imaginaire qu’elle suppose ne sauraient se prolonger sans fin, la fiction a ses limites.
Il me remercie pour la promenade. Il souhaite cirer ses chaussures avant le dîner, me confie-t-il, mais tient d’abord à me montrer les arbres qu’il a plantés sur le terrain de l’école. Le vaste jardin se révèle être une petite encyclopédie des essences forestières et fruitières. Il me les montre : le bananier, l’oranger, le mangoustanier, on dirait un poème.
Une chambre à Ostende
Juste derrière l’établissement se dressent plusieurs palmiers, plus grands qu’il n’eût pu jamais se les figurer. Il y a aussi un arbre de parfum aux fleurs jaunes en forme d’étoile ainsi qu’un arbre imposant de Kikwit, peuplé de perroquets. Le quercus congolensis ou chêne congolais, différentes euphorbes, et, au milieu de la cour, les vestiges d’une jungle tropicale. Gérard les caresse tous avec amour. Le tronc, les branches, les feuilles. Il se rappelle l’année exacte à laquelle il a planté chacun d’eux. Il en mentionne le nom : comme s’il s’agissait de ses anciens élèves, peut-être même d’amis proches.
« Kisukidi », dit-il.
L’histoire s’arrête ici.
Je tiens à tout prix à ajouter ceci : j’ai effectué une promenade à Kinshasa avec Gérard Verbraeken le 29 janvier 2015. Il était prêtre, membre de la Province jésuite d’Afrique centrale. Né à Beveren-Waas le 10 juillet 1933, décédé à Louvain le 24 octobre 2015. Peu avant de quitter pour la dernière fois Servico pour se rendre en Belgique, quatre semaines avant sa mort, Gérard a fait creuser quelques trous dans le jardin de la communauté. Il a planté lui-même des avocatiers qu’il avait pris soin de sélectionner.
Qui peut dire, dès lors, que ce que j’écris n’est pas vrai ?
traduit du néerlandais par Daniel Cunin
L'auteur s'entretient avec l’éditeur Harold Polis au sujet du roman Mille collines