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Un poème : « une énigme qui touche en plein dans le mille »
Ainsi la mémoire
en vint à mendier. À croire
que plus rien ne survenait,
n’avait jamais commencé.
Né à Bruges en 1957, Bart Vonck, critique et traducteur réputé, est l’une des voix les plus importantes de la poésie flamande contemporaine. Il lui arrive d’écrire directement en français, par exemple dans la revue L’Étrangère. Parmi les poètes qu’il a traduits, citons Federico García Lorca, Antonio Gamoneda, José Angel Valente, Pablo Neruda, Cesar Vallejo, François Jacqmin, Guy Vaes et François Muir.
Bart Vonck, En perte, délicieusement, trad. Daniel Cunin et l’auteur,
Bruxelles, Le Cormier, 2018.
Le mot de l’éditeur
En perte, délicieusement est, après Malfeu, le deuxième recueil de Bart Vonck à être traduit en langue française. Ce livre, par son effet de longue portée qui tient à l’ampleur de ce qu’il explore, est appelé à faire événement. Cette écriture n’a rien d’une promenade laissée au hasard. L’auteur déploie une langue poétique avec une rigueur et une lucidité qui ne l’engagent pas moins à chaque instant sur cette voie où l’évocation de l’expérience de vie en sa dimension sensible, en sa venue, en ses battements et ses impulsions autant que ses élans, s’accorde à la puissance des formes de son expression sous les coulées de la conscience de soi. Une perspective sensible où tout concourt à sa constitution, y compris à son moment réflexif où est mis en jeu toute la mémoire, avec ses manques et ses oublis, celle du corps, celle de toute expérience conquise, y compris poétique. Cette poésie n’a absolument pas renoncé à la beauté. Mais non une beauté de forme et de surface, de jeu de langue, mais celle, au-delà du plaisant, d’un savoir intuitif en tant que plaisir, mais un plaisir qui engage toutes les dimensions de l’être, mettant en jeu encore une fois tout le corps, avec tous ses désirs, toutes ses blessures, dont la poésie est issue, et tous ses appels. Ce vers ne laisse pas de doute à ce sujet : Et de s’y être également écorché, / l’invité, l’intrus, celui qui ne soufflait mot. Elle s’attache à faire voir, à faire entendre et à faire sentir la profondeur de l’expérience humaine, ses enjeux et ses vérités. Les premiers vers nous placent d’emblée dans ces contours et échappées : Ce qui toujours a commencé à notre place / sans ressortir à aucune époque… Ou encore : Il nous faut faire avec ce qui a péri / et demeure… Un livre à lire et à méditer.
Stefan Brijs, Taxi Curaçao, trad. Daniel Cunin, éditions Héloïse d'Ormesson, 2018
L’auteur belge Stefan Brijs montre toujours une réelle empathie pour ses personnages. Cependant, il n’écrit jamais deux romans qui se ressemblent : contexte, lieux où se déroule l’action, époque, âge des protagonistes, tout est à chaque fois différent, à chaque fois dépaysement. Taxi Curaçao ne déroge pas à la règle : les 272 pages ont pour cadre Curaçao, île proche du littoral du Venezuela, la plus grande des Antilles néerlandaises. Même si elle bénéficie d’une autonomie politique, les liens qui l’unissent au Royaume des Pays-Bas demeurent étroits, sans qu’elle appartienne néanmoins à l’Union européenne.
photo : Annaleen Louwes
Grâce à sa belle-famille hollandaise, Stefan Brijs a eu l’occasion de séjourner à plusieurs reprises là-bas. Les contrastes criants entre population noire et riches blancs, mais aussi la beauté des lieux – les plages, un patrimoine architectural qui remonte au XVIIesiècle dans la capitale Willemstad… –, une profonde admiration pour de grands écrivains du cru – Boeli van Leeuwen (1922-2007), Tip Marugg (1923-2006) ou encore Frank Martinus Arion (1936-2015) –, l’ont incité à narrer une histoire qui permet, à travers trois générations, de brosser un tableau des dernières cinquante années. Pour l’occasion, il se glisse dans la peau d’un religieux catholique – seul frère noir de l’île en même temps que narrateur –, et dans celle d’hommes et de femmes de peu, le personnage central étant toutefois… une Dodge Matador, le fameux taxi qui traverse et l’île et les décennies.
« Unité de lieu, de temps et d’action – ou plus exactement de réflexion –, ce drame postcolonial est construit comme une tragédie classique. Le temps est celui d’un vol Curaçao-Pays-Bas, heures pendant lesquelles le narrateur égrène les souvenirs d’un demi-siècle. La société se désagrège. Les tares du post-colonialisme se trouvent exacerbées par le nouveau fléau de la drogue, qui met l’argent facile à la portée de tous – il suffit de se débarrasser d’anciens scrupules, d’accepter de défaire les liens familiaux. Et on le fait d’autant plus facilement qu’on a été rongé par la misère, depuis toujours. Existe-il une issue, un moyen de ‘‘sauver sa fierté’’, selon la formule d’un personnage ? Le narrateur semble y parvenir, au prix d’ascèse et de renoncement. […] Stefan Brijs signe ici un texte si subtil et si poignant qu’il est difficile de s’en détacher. » (Elena Balzamo, « Le Monde des Livres », 20/09/2018)
Curaçao, Caraïbes, 1961. Max Tromp débarque un matin dans la classe du frère Daniel à bord du taxi rutilant de son père. Du haut de ses 12 ans, c’est un gamin futé qui rêve de devenir instituteur. Mais dans cette île étranglée, il est vite rattrapé par son destin et n’a bientôt d’autre choix que de reprendre le volant de la Dodge Matador paternelle. Tandis que les années s’égrènent, Max, père à son tour, croit déjouer le sort quand son fils prend le chemin de l’école. Les Tromp parviendront-ils enfin à échapper à leur condition ?
À travers cette chronique sur trois générations, Taxi Curaçao dresse un portrait coup de poing d’un pays qui porte les stigmates de la colonisation et semble condamné à la corruption et à la pauvreté. Brijs, l’un des plus grands conteurs belges, livre un texte puissant, à la fois tendre et violent, qui ne cesse d’osciller entre amour et haine, culpabilité et rédemption.
Les œuvres et l’univers de la grande mystique brabançonne
A l’occasion de la parution de : Hadewijch d’Anvers, Les Chants, édition de Veerle Fraeters & Frank Willaert avec une reconstitution des mélodies par Louis Peter Grijp, préface de Jacques Darras, traduction du (moyen) néerlandais de Daniel Cunin, Paris, Albin Michel, 2019 (avec 1 CD de poèmes chantés en moyen néerlandais et un livret sur la reconstitution des mélodies).
« Ne devrions-nous pas nous étonner d’abord de ce que Dieu créa le ciel et la terre avec des mots : ‘‘Dieu dit : Que la lumière soit, et la lumière fut’’ (Genèse 1.2) ? » (1)
« La fidélité au mystère incline la pensée vers le poème et le poème vers la sagesse. » (2)
Jean de la Croix est « la pierre angulaire de toute la littérature espagnole » et il convient « de regarder Mathilde de Magdebourg, Maître Eckhart, Jakob Böhme, Tauler et Angelus Silesius comme les représentants les plus infrangibles de la littérature allemande », affirmait en 1925 le poète expressionniste anversois Paul van Ostaijen. Les littératures trouveraient-elles leur source, leur souche, leur semence dans les écrits mystiques ? Quant aux lettres néerlandaises, la réponse paraît tout aussi incontestable qu’inouïe : les œuvres en langue vernaculaire (3) de Hadewijch en constituent bien le berceau, nées en quelque sorte ex nihilo alors même que leur élégance et leur grande variété formelle pourraient laisser croire qu’elles puisent leurs racines dans une tradition locale ancestrale.
Au cours des derniers siècles du Moyen Âge, la Brabançonne a traversé les cieux septentrionaux à la manière d’un météore. Tombée dans l’oubli le plus total après avoir tout de même brillé au moins jusqu’au temps de Ruusbroec (1293-1381) et de Jan van Leeuwen († 1378), elle n’a resurgi progressivement qu’environ cinq cents ans plus tard ; il aura ainsi fallu attendre les travaux du jésuite Jozef van Mierlo pour enfin accéder, des années vingt aux années cinquante du siècle passé, aux quatre textes de la béguine (4) dans des éditions critiques de qualité (5) : les Brieven (Lettres), les Visioenen (Visions), les Strophische gedichten ou Liederen (Poèmes strophiques ou Chants) et enfin les Rijmbrieven ou Mengeldichten (Lettres rimées ou Mélanges poétiques).
Le long oubli en question explique en partie la méconnaissance dont souffre encore cette œuvre. Répandue par quantité de manuscrits et des traductions latines dès le XIIIesiècle, elle aurait, à n’en pas douter, joui d’un prestige comparable à la Divine Comédie qui lui est postérieure d’une bonne cinquantaine d’années. La rapprocher du monument de Dante ne relève pas d’un caprice de laudateur. Dans ses 45 Chants, Hadewijch offre sans doute aucun un sommet de la littérature européenne, parachevant l’art des trouvères et des troubadours. Ces vers s’adressaient probablement à celles et ceux qui, à l’instar de leur auteure, se disposaient à mener une vie entièrement placée sous le signe de la minne. S’appropriant de manière singulière des motifs bibliques et des chansons courtoises françaises, la poète compare le parcours de l’âme du mystique encore novice, qui s’efforce de conquérir l’amour, à un chevalier qui cherche à gagner les faveurs d’une noble dame. Un subtil mélange des registres profanes et religieux de son temps.
La découverte assez récente par le regretté musicologue néerlandais Louis Peter Grijp de mélodies et de sources liturgiques qui ont présidé à l’écriture d’une partie de ces poésies n’a fait que confirmer la dextérité de Hadewijch (6). Cette virtuosité constitue l’autre explication majeure du manque de reconnaissance de l’œuvre au-delà de l’aire néerlandophone : s’attaquer à ces strophes place le traducteur devant un défi probablement plus épineux que celui que relève quiconque entreprend de transposer les Psaumes ou tout autre livre de la Bible.
L’écrivain Claude Louis-Combet a pu lire ces 45 poèmes comme une approche de l’expérience vécue par tout homme et de celle vécue par la béguine : « Notre lecture des chants poétiques rejoint nos lointains intérieurs et nous rappelle que, nous aussi, nous fûmes liés et fondés et que, loin d’être une conquête, telle que l’entendent les Orientaux, le vide est une sanction. »
Le volume qui a paru ce printemps chez Albin Michel est la version française de l’édition des Liederenparue en 2009 à Groningue (Historische Uitgeverij), que l’on doit à Veerle Fraeters, Louis Peter Grijp et Frank Willaert. Cette transposition cherche à restituer au mieux, non la versification de l’original, mais ce que « dit » le texte de Hadewijch, quitte à sacrifier par endroits la fluidité de la langue. Le poème adopte une ponctuation moderne ; le nombre de strophes et de vers par strophe correspond à celui du texte moyen néerlandais, chaque vers étant en principe placé dans le même ordre que dans l’original. Le mot clé Minne, féminin en moyen néerlandais, nous a conduit à adopter le genre féminin pour le substantif singulier « amour », ce qui n’est après tout qu’un retour au passé. Les limites de la traduction se trouvent en partie compensées par le commentaire.
La dimension musicale, mélodique et orale de l’œuvre hadewigienne ne se cantonne pas aux Chants. Ainsi que l’a démontré la Hongroise Anikó Daróczi (7), dans les différents écrits de la Brabançonne, une voix qui chante s’adresse au lecteur/auditeur en cherchant à le toucher dans tout son être de manière à ce qu’il fasse siens les vers, siennes les proses en lectio et meditatio. Cela vaut donc pour certains passages des 31 Brieven ou Lettres, dont on ne saurait trop souligner la dimension mystérieuse. Tout comme les Chants, ces Lettres illustrent le rôle de maîtresse spirituelle qu’a assumé Hadewijch ainsi que la rencontre tout aussi paradoxale que fondamentale entre Dieu et l’homme.
Quant au livre des Visions, deux traductions de qualité sont déjà disponibles en français (8). Il convient de resituer ce texte au sein du genre visionnaire médiéval en approfondissant quelques aspects majeurs de l’expérience extatique en lien étroit avec la vocation de guide spirituelle : « La petitesse humaine et le péché que le monde proclame disparaissent sous la conscience d’une ressemblance originaire de l’esprit humain à Dieu. Pareille prise de conscience s’accompagne de la capacité à vivre, à l’instar de Jésus au cours de sa vie terrestre, en tendant à la plus haute élévation spirituelle. À la suite de l’appel de Paul dans sa Lettre aux Corinthiens (1 Cor. 14,1-14), cette capacité ne se conçoit pas sans la responsabilité d’accompagner d’autres âmes sur le chemin de la maturité spirituelle, à l’exemple du Christ. » (9)
Le quatrième volet de l’œuvre de la mystique brabançonne – les Mengeldichten ou Rijmbrieven, autrement dit les Lettres rimées – a été le plus souvent négligé par les commentateurs. On se reportera à l’essai du père Raymond Jahae sur la Lettre rimée 16, la dernière du recueil, celle qui recèle un condensé de la doctrine hadewigienne, essai accompagné d’une nouvelle traduction de ce texte de 212 vers. (10)
Dossier « Hadewijch », in Nunc, n° 40, octobre 2016, p. 18-91.
Si Hadewijch inspire certains poètes – Pascal Boulanger dans son cycle « L’Amour là » (11) ou encore Juan Gelman dans L’Opération d’amour (12) – elle n’a pas non plus laissé insensible le cinéaste français Bruno Dumont. Ce dernier met d’ailleurs des bribes des Chants et des Visions dans la bouche de la comédienne principale du film qu’il a réalisé en 2009. Autre artiste profondément marqué par la figure de la mystique : le peintre et poète Marc. Eemans, premier et dernier surréaliste belge qui, dans les années trente du siècle passé, a fait passer quelques-unes de ses pages en langue française dans la revue Hermès. Cet auteur qui, comme on dit à Bruxelles, était bilingue… dans les deux langues, a laissé une œuvre tant en français qu’en néerlandais. Dans Hadewijch, il a vu, aussi surprenant cela puisse-t-il paraître, « une précurseuse du surréalisme ». (13)
En réalité, Eemans est loin d’être le premier à avoir fait sienne la grande Brabançonne, à avoir inventé une « autre Hadewijch ». L’histoire des études hadewigiennes, depuis la redécouverte des manuscrits au cours de la première moitié du XIXesiècle, révèle que plusieurs savants, hommes de lettres et universitaires ont cherché tour à tour à s’« approprier » cette béguine quand ils n’ont pas tenté de l’identifier à telle ou telle figure plus ou moins hérétique, plus ou moins orthodoxe.
Jozef van Mierlo
Rappelons que, pendant des décennies, et ceci jusqu’aux avancées significatives accomplies par Jozef van Mierlo, la recherche s’est focalisée sur la question de l’identité de cette femme dont pratiquement aucune trace ne subsiste dans les manuscrits du Moyen Âge. Récemment encore, cinq auteurs ont tenté d’attribuer un « visage » à l’« inaperçue » : Wybren Scheepsma a cherché à relancer la vielle hypothèse d’une identification avec Bloemardinne (ou de membres de son entourage) ; Rob Faesen a cru voir en Hadewijch Aleydis, une abbesse cistercienne (14) ; Hans Wilbrink la recluse Hadewigis mentionnée dans la vita de Julienne de Cornillon ; Daniel Devreese la recluse Hadewid Greca et, enfin, Rudi Malfliet une domicella Hadewigis née en 1214, influencée par les écrits de Joachim de Flore (15). Autant d’hypothèses réfutées par Frank Willaert :
[…] there is no reason to abandon the traditional view, mainly formulated by Jozef van Mierlo, according to wich Hadewijch must have been a beguine, who lived in the duchy of Brabant in the middle of the thirteenth century. (16)
Parallèlement à cette tendance qui perdure se dégage, depuis le XIXesiècle, une volonté de ranger la Brabançonne dans une case idéologique. Si l’on peut certes reprocher à Van Mierlo d’avoir voulu la « canoniser » – après tout, Jan van Leeuwen, disciple de Ruusbroec, ne la qualifiait-il pas lui-même de heylich ende glorieus wijf (femme sainte et glorieuse) ? –, la vision qu’il a élaborée de Hadewijch s’est révélée bien plus perspicace, cohérente et fondée que toutes les tentatives de récupération auxquelles on a pu assister, tant celles des libres penseurs qui, dès avant 1900, ont voulu faire de cette femme hors norme une hérétique que celles, beaucoup plus récentes, de quelques chercheurs qui tiennent à tout prix à la hisser au rang de parangon du féminisme.
Hadewijch échappe à toute idéologie, à toute idée préconçue. Plus on se tient loin de sa quête de l’indicible, plus on tend à faire sienne cette insaisissable poète. Aborder son œuvre, s’en pénétrer réclame sans doute de saisir qu’il convient au préalable de s’en dessaisir. Pourquoi l’assertion de Fabrice Hadjajd à propos de la Bible ne vaudrait-elle pas pour les écrits de la béguine : « Les Écritures et la Tradition ne sont pas que des paroles à déchiffrer. Ce sont d’abord des paroles qui nous déchiffrent » (17) ? Ou, en d’autres termes : « Au lieu d’extraire de la Bible une idée de Dieu, à propos de laquelle on pose des questions de philosophie théologique, en déployant un discours qui nous écarte (Pascal le disait déjà) du ‘‘Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob’’, ne devrions-nous pas accepter les façons de parler de Dieu qui nous viennent d’une civilisation très différente de la nôtre ? » (18) Hadewijch vient d’une civilisation différente de la nôtre : l’intensif travail de la mémoire jumelé à la liturgie et à la musique, par exemple, correspondait à une toute autre réalité que celle qu’elle peut revêtir pour nous et la plupart de nos contemporains. Quant à sa façon de nous parler : comment l’adéquation entre ce qu’elle nous dit et la virtuosité avec laquelle elle l’exprime dans ses plus belles pages ne nous rendrait-elle pas sensibles à la nature corporelle des mots, à la poésie, non seulement forme de louange, mais aussi émerveillement, mais aussi mode de transformation intérieure, tant physique que spirituelle ? « La poésie n’est révélation que dans la mesure où le poète révèle par où il est passé, ce qu’il a vu, et l’étrangeté de ce qu’il lui a été donné de découvrir. Si notre corps change pour le mieux dans la respiration et le mouvement parfait du poème, nos émotions, nos perceptions, nos idées, toute notre vie intérieure, indissociable de notre vie extérieure, sont transformées dans l’autre part du poème. » (19)
Les écrits de Hadewijch, vers comme proses (poétiques), sont une invitation à aller plus avant, plus haut, dans la rencontre paradoxale de ce qui nous dépasse, « à goûter la véritable amour » :
Quand l’aimée sera élevée en l’aimé,
quel ne sera pas son contentement ! (20)
Daniel Cunin
Le lied 45 chanté en moyen néerlandais
(1) Michael Edwards, Bible et poésie, Paris, Éditions de Fallois, 2016, p. 67.
(2) Bernard Grasset, « Poésie, philosophie et mystique », Laval théologique et philosophique, vol. 61, n° 3, 2005, p. 553.
(3) Le moyen néerlandais, et plus précisément le brabançon, langue parlée à l’époque dans le duché de Brabant qui englobait alors la région d’Anvers.
(4) C’est Jozef van Mierlo qui a émis l’hypothèse d’une Hadewijch évoluant dans le milieu des béguines. Paul Mommaers a approfondi la question, en particulier dans un ouvrage transposé dans un français malheureusement peu convaincant : Paul Mommaers, Hadewijch d’Anvers, adapté du néerlandais par Camille Jordens, Paris, Le Cerf, 1994.
(5) On peut les consulter en ligne (ainsi que quelques autres plus anciennes).
(6) Albin Michel met à la disposition du lecteur la version française des travaux de Louis Peter Grijp dans un livret qui vient accompagner le volume des Chants : ici. En néerlandais : Louis Peter Grijp, Het Nederlandse lied in de Gouden Eeuw. Het mechanisme van de contrafactuur, Amsterdam, P.J. Meertens Instituut, 1991 ; ibid., « De zingende Hadewijch. Op zoek naar de melodieën van haar Strofische gedichten », in Frank Willaert (e.a., Een zoet akkoord. Middeleeuwse lyriek in de Lage Landen (Nederlandse literatuur en cultuur in de middeleeuwen 7), Amsterdam, Prometheus, 1992, pp. 72-92 et 340-343 ; Louis Peter Grijp & Frank Willaert (réd.), De fiere nachtegaal. Het Nederlandse lied in de middeleeuwen, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2008.
(7) Voir en particulier : Anikó Daróczi, Groet gheruchte van dien wondere. Spreken, zwijgen en zingen bij Hadewijch, Louvain, Peeters, 2007.
(8) Les Visions, traduction, présentation et notes de Georgette Épinay-Burgard, Genève, Ad Solem, 2000. Visions, présentation, traduction du moyen-néerlandais et notes par Fr. J.-B. M.Porion, Paris, O.E.I.L., 1987.
(9) Veerle Fraeters, « ‘‘Vois qui Je suis !’’ Les Visions de Hadewijch », in Nunc, n° 40, octobre 2016, p. 53.
(10) Raymond Jahae, « La lettre rimée 16 : une première approche de la mystique de Hadewijch à travers son œuvre la moins connue », in Nunc, n° 40, octobre 2016.
(11) Pascal Boulanger, in Nunc, n° 40, octobre 2016, p. 43-48. Notons que nombre d’écrivains et d’artistes des plats pays ont pu s’inspirer de l’un des textes de Hadewijch, par exemple le compositeur Louis Andriessen dans la deuxième partie de Materie.
(12) Traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet, postface de Julio Cortázar, présentation du traducteur, Paris, Gallimard, 2006, « Du monde entier ».
(13) Veerle Fraeters & David Vermeiren, « ‘‘Une précurseuse du surréalisme.’’ La Hadewijch du peintre et poète Marc. Eemans dans le cadre de la revue Hermès (1933-1939) », in Nunc, n° 40, octobre 2016.
(14) Hypothèse exposée entre autres en anglais : Rob Faesen, « Was Hadewijch a Beguine or a Cistercian ? An Annotated Hypothesis », Cîtaux. Commentarii Cistercienses, 2004, p. 47-63.
(15) De fait, le titre retenu par Rudi Malfliet pour son ouvrage revêt pour ainsi dire un aspect caricatural : De andere Hadewijch (L’autre Hadewijch), Anvers, Garant Uitgevers, 2013.
(16) Frank Willaert, « Dwaalwegen. Recente hypotheses over Hadewijchs biografie », Ons Geestelijk Erf, 2013, p. 194.
(17) Fabrice Hadjadj, L’Aubaine d’être en ce temps. Pour un apostolat de l’apocalypse, Paris, Éditions de l’Emmanuel, 2015, p. 29.
Alors que la Foire du livre de Bruxelles 2019 mettait à l’honneur quelques poètes flamands, la revue Traversées, publiée en Lorraine belge sous la direction de Patrice Breno, Jacques Cornerotte et Paul Mathieu, orientait ses projecteurs sur une dizaine d’entre eux au fil de près de 130 pages. Des hommes et des femmes apparus sur la scène littéraire après l’an 2000 et peu ou pas encore traduits en français. Quelques vingtenaires et d’autres un peu plus avancés en âge. Peintre et graveur, Anne van Herreweghen a eu la gentillesse de les recevoir dans son atelier pour les portraiturer. Chaque série de poèmes est ainsi précédée du visage de leur auteur.
Il n’est guère aisé de dégager des lignes de force dans la production poétique foisonnante du Nord de la Belgique. Ce qui est certain, c’est qu’au cours de ces dernières décennies, les femmes ont pris une place de plus en plus importante. Christine D'haen (1923-2009), Marleen de Crée (née en 1941) et Miriam Van hee (née en 1952) ne sont plus les seuls noms qui viennent à l’esprit lorsqu’on évoque la composante féminine. À l’instar de ces deux dernières, Els Moors (née en 1976, actuelle poète nationale) et Maud Vanhauwaert (née en 1984) peuvent se prévaloir d’être éditées sous forme de livre en traduction française.
un poème de Marleen de Crée mis en vidéo
Alors que bien des écrivains flamands ont un éditeur néerlandais, la plupart des auteurs retenus dans ce numéro de Traversées sont publiés en Flandre même. Cela tient sans doute au fait que de nouvelles structures ont vu le jour ces dix dernières années. Sous la houlette de Leo Peeraer, les éditions P. de Louvain œuvrent en réalité depuis déjà près de trente ans pour mettre en valeur la production de Flamands, poètes et/ou traducteurs de poésie. Depuis une date plus récente, Vrijdag et Polis à Anvers ainsi que het balanseer à Gand offrent un havre à d’autres créateurs. C’est également à Gand que l’on trouve le PoëzieCentrum, à la fois Maison de la Poésie, librairie, éditeur du meilleur magazine en langue néerlandaise consacré entièrement à la poésie (Poëziekrant) et éditeur de recueils (par exemple ceux d’Inge Braeckman et de Tom Van de Voorde). Avec la Maison de la Poésie d’Amay, le PoëzieCentrum a par ailleurs édité l’anthologie bilingue Belgium Bordelio. Vers 2015, grâce aux aides fournies par la Fondation flamande des Lettres, d’autres choix de poésie flamande ont pu voir le jour en traduction française, par exemple dans La Traductière(n° 33) et Nunc(n° 36).
Pour ce numéro de Traversées, la traduction des poèmes de Charlotte Van den Broeck et de Lies Van Gasse a été confiée à Kim Andringa. Les autres pages ont été transposées en français par Daniel Cunin.
Juriste et germaniste de formation, Inge Braeckman creuse dans Venus’ Vonken (Étincelles de Vénus, 2018), son recueil le plus récent – le quatrième à être édité par le PoëzieCentrum –, le thème de l’amour sous toutes ses facettes. Le titre renvoie bien entendu à la déesse de l’amour dans la mythologie romaine ; à l’origine, elle était la protectrice des jardins et des vignes. C’est à cette plaquette entièrement réalisée sur du papier de couleur jaune citron que sont empruntés les poèmes reproduits dans le numéro. Des vers dans lesquels les jardins s’étendent, sur un mode contemporain, aux villes et aux peintures. D’un rythme marquant, voire obsédant, la poésie d’Inge Braeckman se révèle visuelle, parfois délibérément exubérante, presque toujours sensuelle. Retenons un poème dédié au peintre gantois Karel Dierickx (1940-2014) :
Pour Karel Dierickx
Aux lignes fragiles mordant papier et toile
la nature morte se fait aquatinte, la réalité
se peint en épaisseur. Pendant que tu tâtonnes
la texture de ta mémoire s’effrite, n’en reste
pas moins partition et boussole. Pour tes
visiteurs. Touches et tournures te donnent
de rendre visible l’invisible. Processus de longue
et unique haleine. Marrakech Night et Situation refermée.
Le modèle se fond dans le paysage. Un rien pâteux.
Tel une cascade. Une lettre. Un bateau dans une bouteille.
Tu entends la mer, répète l’été sans faire de façons.
Quant à Guido De Bruyn, né à Asse (Brabant flamand) en 1955, il a publié depuis ses début en 2004 sept recueils aux éditions P. de Louvain. En plus de réaliser des documentaires sur différentes formes artistiques, il a traduit des sonnets de Shakespeare et composé une version orale des Variations Goldberg. Actuellement, il élabore un grand cycle à partir du Journal de Sergueï Prokofiev. Dans ses poèmes, il aime incorporer des matériaux visuels, qu’il emprunte à d’autres ou qu’il puise dans sa propre production graphique. Extrait de son premier recueil, le cycle « Vieux maîtres », retenu pour Traversées, constitue un hommage à Claude Monet. Guido De Bruyn a d’ailleurs tourné un documentaire à Giverny. Une image de ce film – représentant la toile En canot sur l’Epte – est à l’origine de l’écriture de « Vieux maîtres ».
C’est en 2017, à l’âge de vingt-six ans, que Dominique De Groen a publié son premier recueil : Shop Girl® (éditions het balanseer). Épopée qui revient sur les facettes absurdes du processus de production dans la société capitaliste actuelle. L’inquiétude qu’inspire à cette jeune femme les évolutions que connaît notre monde n’est pas non plus étrangère aux poèmes que l’on découvrira dans les pages de ce numéro, lesquels entreront dans la composition de son prochain recueil.
On nous dira qu’Annemarie Estor n’a pas sa place dans cette petite anthologie. N’est-elle pas en effet néerlandaise ? En réalité, comme elle vit depuis 2004 à Anvers, on la regarde désormais comme une poétesse belge. Son écriture se rattache d’ailleurs peut-être plus à la tradition artistique d’un Bosch, d’un Ensor ou encore d’un Hugo Claus qu’à celle d’artistes de son pays natal. Publié cette année aux éditions Wereldbibliotheek d’Amsterdam, son dernier recueil, un crime-poem, est d’un seul tenant. Aussi nous a-t-il semblé préférable de retenir un cycle qu’elle a composé voici peu : « Poèmes pour le voleur de chevaux ». On pourra d’ailleurs en lire un autre traduit en français : « Échographie ». Comme Guido De Bruyn ou encore Lies Van Gasse – avec laquelle elle a d’ailleurs réalisé Het boek Hauser–, Annemarie Estor aime marier mots et travail graphique. Le dernier poème du cycle publié par Traversées :
Fourbe sorcière
Mens.
Exécute des tours.
Comme le lait dans l’eau.
Distords les apparences. La souffrance.
Soigne la blessure, fourbe sorcière,
je t’en prie, fraude avec tendresse.
Fais s’évader le langage dans un verre nouveau.
Dissous tes formules dans la commisération.
Que tes supercheries apaisent le cri !
Trublion de la poésie flamande, Peter Holvoet-Hanssen estime être l’auteur de seulement deux recueils : De reis naar Inframundo (2011) et Blauwboek (2018), bien qu’il en ait publié d’autres depuis une vingtaine d’années. Même si son nom est apparu au firmament des lettres flamandes un peu avant le début du XXIe siècle, nous lui avons donc accordé une place dans la présente anthologie. L’Anversois, qui aime se dire troubadour, ne cache pas la prédilection qu’il éprouve pour l’œuvre de Paul van Ostaijen auquel il a d’ailleurs rendu hommage, avec quelques autres artistes, dans un magnifique volume intitulé Miavoye(éditions De Bezige Bij, 2014). Les poèmes retenus pour Traversées sont extraits de Blauwboek que Peter Holvoet-Hanssen qualifie lui-même de « testament poétique ». Il fait sans doute partie des poètes d’expression néerlandaise qui se produisent le plus sur scène.
Benjamin de cette anthologie, Tijl Nuyts (né en 1993) est à ce jour l’auteur d’un unique recueil : Anagrammen van een blote keizer (Anagrammes d’un empereur nu, éditions Polis, 2017), dans lequel il sonde la frontière qui sépare le plaisir de nommer les choses et le danger que cela peut comporter. « Touriste », le cycle retenu aujourd’hui, relève d’un autre projet. Cette histoire mêle l’intérêt que porte le jeune homme aux auteurs mystiques à une actualité récente ayant bouleversé le Belgique. Il accorde une place à la fascination qu’il éprouve pour les transports en commun et la forme que peuvent revêtir les religions dans l’espace public. Tijl Nuyts prépare une thèse sur le patrimoine mystique de la Flandre et les identités modernes à travers la réception, dans l’entre-deux-guerres, de l’œuvre de la poète brabançonne du XIIIe siècle, Hadewijch d’Anvers.
Homme de radio, Bart Stouten a certainement l’une des voix les plus connues de Flandre. Il aime donner une couleur littéraire à l’émission qu’il consacre à la musique classique sur Klara. Poète, il cherche le face à face avec la réalité souvent décevante du quotidien. Pour ce faire, il transpose anecdotes et réflexions afin d’entrer dans un autre monde, souvent onirique. Il envisage d’ailleurs sa poésie comme un refuge qui lui permet d’accéder à des couches profondes de sa conscience et de se poser des questions taboues. À ses yeux, le temps est comme un sablier inversé : le passé n’est pas « fini », on peut le remonter, le réviser à souhait. Les liens mystérieux qui unissent les mots ne cessent de le fasciner. Les poèmes reproduits dans ces pages sont tirés de son recueil Ongehoorde vragen (éditions P., 2013). Bart Stouten est aussi l’auteur de plusieurs essais sur la musique, dont l’un récent sur Bach.
Né en 1975 à Brasschaat (province d’Anvers), Max Temmerman est à ce jour l’auteur de quatre recueils qui ont tous paru aux éditions Vrijdag : Vaderland (Pays du père, 2011), Bijna een Amerika (Presque une Amérique, 2013), Zondag 8 dagen (Dimanche en huit, 2015) et enfin, en 2018, Huishoudkunde (Arts ménagers). Cet auteur dirige à l’heure actuelle un centre culturel en Flandre. Il porte le même prénom et le même nom que son grand-père mort en 1942, héros de la Résistance. Les poèmes retenus pour ce numéro proviennent tous de Huishoudkunde. La revue Phœnix(n° 28, printemps 2018) a publié en traduction française un choix tiré des trois premiers recueils. Un de ses poèmes :
futurisme
Il y a de la poésie en jeu, aussi rectiligne
et inflexible qu’un schéma.
Et par ailleurs un chagrin de rien, quasi invisible.
Pas plus grand que le mot pour le dire.
On ne cesse de basculer. Plus rien ne sera
comme cela n’a jamais été.
Ça commence là. Là. Et là.
Chaque être humain est un souvenir
et chaque souvenir
un paysage dans un paysage.
Charlotte Van den Broeck (née en 1991) a fait des études de lettres à l’université de Gand et obtenu un master en Arts de la Parole au Conservatoire Royal d’Anvers. En 2015, son Kameleon remporte le prix Herman De Coninck 2016 du meilleur premier recueil. Sa poésie est avant tout performée ; sur scène, elle explore l’expérience et le dicible. Si Kameleon évoque l’identité d’une jeune fille qui devient femme, Nachtroer, son deuxième recueil (éditions De Arbeiderspers, 2017, à paraître en traduction chez L’Arbre de Diane sous le titre Noctambulations), dont est tiré le cycle reproduit dans ce numéro, est construit autour de la rupture amoureuse. Sous un langage très accessible se cache un réseau d’images complexes qui dépassent l’expérience personnelle.
Auteur à ce jour de trois recueils, Tom Van de Voorde évolue depuis de longues années dans l’univers des lettres et des arts. À l’heure actuelle, il est en charge de la littérature au sein de BOZAR. Peut-être la force de sa poésie réside-t-elle dans le mariage d’une maîtrise implacable avec une apparente forme de nonchalance. Les poèmes sélectionnés sont extraits de zwembad de verbeelding (piscine l’imagination) paru en 2017, recueil dans lequel le Gantois consacre un cycle à des compositeurs ou musiciens soviétiques (dont Youri Egorov) ainsi qu’un long poème à Kees Ouwens, poète néerlandais majeur traduit récemment en français par Elke de Rijcke.
Lies Van Gasse (née en 1983) est poète, artiste et enseignante. Depuis ses débuts en 2008, elle a publié une dizaine de livres, parmi lesquels Wenteling (2013, traduction à paraître aux éditions Tétras Lyre sous le titre Révolution), Zand op een zeebed (2015) et Wassende stad (2017). Déclinant le roman graphique en poésie, ses graphic poems associent souvent texte et images sur un pied d’égalité, ces deux composantes se nourrissant et se complétant mutuellement. Lies Van Gasse collabore régulièrement avec d’autres auteurs et artistes – par exemple le poète Peter Theunynck – à des projets, performances et publications. Son œuvre explore le monde aquatique, la grande ville, la construction d’une identité dans la relation à autrui, le tout par le moyen de compositions volontiers cycliques et circulaires.
Tous les portraits reproduits dans les pages du n° 90 de Traversées sont de la main d’Anne van Herreweghen qui, au court de sa carrière, a accueilli des dizaines d’écrivains et de personnalités dans son atelier. Fille d’Hubert van Herreweghen (1920-2016), l’un des plus grands poètes flamands, elle réinvente sur certaines de ses toiles des strophes de l’œuvre de ce dernier. Une très grande sensibilité, une finesse de trait remarquable, caractérisent ses créations dont son site offre un bel aperçu.
Les vies minuscules de Claude-Henri Rocquet, ainsi pourrait-on caractériser une bonne part des 550 pages qu’offre à lire le premier volume de la poésie complète de ce précieux écrivain qui nous a quitté voici trois ans. C’est à une entreprise colossale que s’est attelé Xavier Dandoy de Casabianca en décidant de publier l’ensemble des œuvres théâtrales et poétiques de celui auquel il a consacré, en 1993, un portrait filmé intimiste : Le Jardinier de Babel.
Trois volumes pour le théâtre : Théâtre d’encre (2017), Théâtre du Labyrinthe (2018) et Théâtre du Souffle (à paraître, préfacé par Jean-Luc Jeener, et qui comprendra l’un des écrits les plus remarquables du Dunkerquois, à savoir Hérode). Trois également pour la poésie : Aux voyageurs de la Grande Ourse sera suivi d’un tome placé sous le signe du Fils de l’Homme, du prophète Élie, de saint Martin et de saint François : La crèche, la croix, le Christ, annoncé pour 2019, et enfin, en 2020, d’un volume réunissant Art poétique (un entretien inédit), Petite nébuleuse et L’arche d’enfance.
En s’adressant aux voyageurs, Claude-Henri Rocquet nous rappelle son attachement à la figure d’Hermès, messager des dieux, mais aussi « patron des voyageurs / et des écritures », symbole de l’échange. La Grande Ourse constitue probablement une allusion au Septentrion, si cher à l’auteur, en même temps qu’une invitation à lever les yeux vers le ciel à l’instar des Rois mages. Les cinq volets d’Aux voyageurs de la Grande Ourse reprennent des recueils pour la plupart introuvables (dont Liminaire, le tout premier, publié en 1962), mais aussi quelques pièces inédites (les cinq poèmes de « Jardin carré »), ainsi qu’une section vide intitulée « Chemin », texte malheureusement resté non écrit.
D’une veine souvent narrative, les poèmes de Claude-Henri Rocquet ne s’inscrivent pas forcément plus dans le registre « poétique » que ses œuvres en prose, si ce n’est que la rime y est bien plus présente. Dans ses moindres écrits, mots et syllabes revêtent sans manquer une couleur particulière, touches précises apposées par sa main de peintre. Parmi les pages les plus denses d’Aux voyageurs de la Grande Ourse se dégagent d’ailleurs maintes proses poétiques, celles du Livre des sept jardins ou encore les miniatures de L’Auberge des vagues, d’un équilibre rare : « Entre ici par la brèche du matin. L’assemblée des invisibles se revêt de rameaux et d’écorce pour ta venue. Tu voudrais que ta parole soit parfaite mais elle suffit. Tout se décide à l’improviste. Les jours anciens sont la nourriture du feu. » Un coloris régi par les « r », en lien notamment avec les poèmes non rimés du tout premier cycle de 1962, « Rupestres » (« Beaux minéraux, pères de profondeur », « Taciturnes, ascètes rudes, rochers ! »).
Des vies minuscules disions-nous, sous l’égide d’Hermès. Des vies qui se profilent sur un arrière-plan autobiographique – Claude-Henri Rocquet ne se cache pas derrière son sujet, il amarre certaines évocations au lieu-même où il réside (rue de la Clef, Gordes…). Minuscules ? celle du serviteur d’Hérode qui lave le plat ayant recueilli la tête de Jean-Baptiste, celle d’un mort anonyme à la morgue, celle de maints objets, animaux, éléments de la nature, plume et feuille, fer et rouille, vague… Autant de petits hommes et de petites choses qui côtoient grands noms et grands événements mythologiques ou bibliques. À l’image d’Hermès, figure de l’herméneutique, le poète relit, redit, réécrit en effet des scènes transmises par les œuvres dans lesquelles s’ancre l’Occident, ne redoutant pas de faire de Salomé une sainte, reliant passé lointain et époque moderne, premiers pas de l’enfance et ultime souffle, rapportant chaque épisode au sort de chacun selon une vision qu’il a pu exposer dans un autre livre, la Vie de saint Françoise d’Assise selon Giotto : « Le royaume des cieux n’est pas ailleurs, lointain, futur, impalpable comme un songe, il est parmi nous, il est en nous comme notre souffle et notre sang. »
Ami des humbles et des objets, fidèle à des frères de plume et à d’autres créateurs qui surgissent sur certaines pages, l’écrivain arpente ses « chemins de songe » non sans savoir que le parcours est aussi lutte : « Démon de mort au cœur de perle / J’écarterai tes flammes et ta suie / Comme l’hiver on brise au lac le gel. » L’espérance de la révélation du mystère, cependant, demeure :