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Traductions-Traducteurs - Page 16

  • Les Chants de Hadewijch d’Anvers

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    Les œuvres et l’univers de la grande mystique brabançonne

     

    A l’occasion de la parution de : Hadewijch d’Anvers, Les Chants, édition de Veerle Fraeters & Frank Willaert avec une reconstitution des mélodies par Louis Peter Grijp, préface de Jacques Darras, traduction du (moyen) néerlandais de Daniel Cunin, Paris, Albin Michel, 2019 (avec 1 CD de poèmes chantés en moyen néerlandais et un livret sur la reconstitution des mélodies).

     

    Hadewijch-LesChants-Couv.jpg

     

    « Ne devrions-nous pas nous étonner d’abord de ce que Dieu créa le ciel et la terre avec des mots : ‘‘Dieu dit : Que la lumière soit, et la lumière fut’’ (Genèse 1.2) ? » (1)

     

    « La fidélité au mystère incline la pensée vers le poème et le poème vers la sagesse. » (2)

     

     

    Jean de la Croix est « la pierre angulaire de toute la littérature espagnole » et il convient « de regarder Mathilde de Magdebourg, Maître Eckhart, Jakob Böhme, Tauler et Angelus Silesius comme les représentants les plus infrangibles de la littérature allemande », affirmait en 1925 le poète expressionniste anversois Paul van Ostaijen. Les littératures trouveraient-elles leur source, leur souche, leur semence dans les écrits mystiques ? Quant aux lettres néerlandaises, la réponse paraît tout aussi incontestable qu’inouïe : les œuvres en langue vernaculaire (3) de Hadewijch en constituent bien le berceau, nées en quelque sorte ex nihilo alors même que leur élégance et leur grande variété formelle pourraient laisser croire qu’elles puisent leurs racines dans une tradition locale ancestrale.

    couv-MA.jpgAu cours des derniers siècles du Moyen Âge, la Brabançonne a traversé les cieux septentrionaux à la manière d’un météore. Tombée dans l’oubli le plus total après avoir tout de même brillé au moins jusqu’au temps de Ruusbroec (1293-1381) et de Jan van Leeuwen († 1378), elle n’a resurgi progressivement qu’environ cinq cents ans plus tard ; il aura ainsi fallu attendre les travaux du jésuite Jozef van Mierlo pour enfin accéder, des années vingt aux années cinquante du siècle passé, aux quatre textes de la béguine (4) dans des éditions critiques de qualité (5) : les Brieven (Lettres), les Visioenen (Visions), les Strophische gedichten ou Liederen (Poèmes strophiques ou Chants) et enfin les Rijmbrieven ou Mengeldichten (Lettres rimées ou Mélanges poétiques).

    Le long oubli en question explique en partie la méconnaissance dont souffre encore cette œuvre. Répandue par quantité de manuscrits et des traductions latines dès le XIIIe siècle, elle aurait, à n’en pas douter, joui d’un prestige comparable à la Divine Comédie qui lui est postérieure d’une bonne cinquantaine d’années. La rapprocher du monument de Dante ne relève pas d’un caprice de laudateur. Dans ses 45 Chants, Hadewijch offre sans doute aucun un sommet de la littérature européenne, parachevant l’art des trouvères et des troubadours. Ces vers s’adressaient probablement à celles et ceux qui, à l’instar de leur auteure, se disposaient à mener une vie entièrement placée sous le signe de la minne. S’appropriant de manière singulière des motifs bibliques et des chansons courtoises françaises, la poète compare le parcours de l’âme du mystique encore novice, qui s’efforce de conquérir l’amour, à un chevalier qui cherche à gagner les faveurs d’une noble dame. Un subtil mélange des registres profanes et religieux de son temps.

    HoofseLiefdeManesseCodexUniversitätsbibliothek-Heidelberg-732x1024.jpgLa découverte assez récente par le regretté musicologue néerlandais Louis Peter Grijp de mélodies et de sources liturgiques qui ont présidé à l’écriture d’une partie de ces poésies n’a fait que confirmer la dextérité de Hadewijch (6). Cette virtuosité constitue l’autre explication majeure du manque de reconnaissance de l’œuvre au-delà de l’aire néerlandophone : s’attaquer à ces strophes place le traducteur devant un défi probablement plus épineux que celui que relève quiconque entreprend de transposer les Psaumes ou tout autre livre de la Bible.

    L’écrivain Claude Louis-Combet a pu lire ces 45 poèmes comme une approche de l’expérience vécue par tout homme et de celle vécue par la béguine : « Notre lecture des chants poétiques rejoint nos lointains intérieurs et nous rappelle que, nous aussi, nous fûmes liés et fondés et que, loin d’être une conquête, telle que l’entendent les Orientaux, le vide est une sanction. »

    Le volume qui a paru ce printemps chez Albin Michel est la version française de l’édition des Liederen parue en 2009 à Groningue (Historische Uitgeverij), que l’on doit à Veerle Fraeters, Louis Peter Grijp et Frank Willaert. Cette transposition cherche à restituer au mieux, non la versification de l’original, mais ce que « dit » le texte de Hadewijch, quitte à sacrifier par endroits la fluidité de la langue. Le poème adopte une ponctuation moderne ; le nombre de strophes et de vers par strophe correspond à celui du texte moyen néerlandais, chaque vers étant en principe placé dans le même ordre que dans l’original. Le mot clé Minne, féminin en moyen néerlandais, nous a conduit à adopter le genre féminin pour le substantif singulier « amour », ce qui n’est après tout qu’un retour au passé. Les limites de la traduction se trouvent en partie compensées par le commentaire.

    Hadewijch-Visions-.jpgLa dimension musicale, mélodique et orale de l’œuvre hadewigienne ne se cantonne pas aux Chants. Ainsi que l’a démontré la Hongroise Anikó Daróczi (7), dans les différents écrits de la Brabançonne, une voix qui chante s’adresse au lecteur/auditeur en cherchant à le toucher dans tout son être de manière à ce qu’il fasse siens les vers, siennes les proses en lectio et meditatio. Cela vaut donc pour certains passages des 31 Brieven ou Lettres, dont on ne saurait trop souligner la dimension mystérieuse. Tout comme les Chants, ces Lettres illustrent le rôle de maîtresse spirituelle qu’a assumé Hadewijch ainsi que la rencontre tout aussi paradoxale que fondamentale entre Dieu et l’homme.

    Quant au livre des Visions, deux traductions de qualité sont déjà disponibles en français (8). Il convient de resituer ce texte au sein du genre visionnaire médiéval en approfondissant quelques aspects majeurs de l’expérience extatique en lien étroit avec la vocation de guide spirituelle : « La petitesse humaine et le péché que le monde proclame disparaissent sous la conscience d’une ressemblance originaire de l’esprit humain à Dieu. Pareille prise de conscience s’accompagne de la capacité à vivre, à l’instar de Jésus au cours de sa vie terrestre, en tendant à la plus haute élévation spirituelle. À la suite de l’appel de Paul dans sa Lettre aux Corinthiens (1 Cor. 14,1-14), cette capacité ne se conçoit pas sans la responsabilité d’accompagner d’autres âmes sur le chemin de la maturité spirituelle, à l’exemple du Christ. » (9)

    Le quatrième volet de l’œuvre de la mystique brabançonne – les Mengeldichten ou Rijmbrieven, autrement dit les Lettres rimées – a été le plus souvent négligé par les commentateurs. On se reportera à l’essai du père Raymond Jahae sur la Lettre rimée 16, la dernière du recueil, celle qui recèle un condensé de la doctrine hadewigienne, essai accompagné d’une nouvelle traduction de ce texte de 212 vers. (10)

    Couv-Nunc-40.jpg

    Dossier « Hadewijch », in Nunc, n° 40, octobre 2016, p. 18-91.

     

    Si Hadewijch inspire certains poètes – Pascal Boulanger dans son cycle « L’Amour là » (11) ou encore Juan Gelman dans L’Opération d’amour (12) – elle n’a pas non plus laissé insensible le cinéaste français Bruno Dumont. Ce dernier met d’ailleurs des bribes des Chants et des Visions dans la bouche de la comédienne principale du film qu’il a réalisé en 2009. Autre artiste profondément marqué par la figure de la mystique : le peintre et poète Marc. Eemans, premier et dernier surréaliste belge qui, dans les années trente du siècle passé, a fait passer quelques-unes de ses pages en langue française dans la revue Hermès. Cet auteur qui, comme on dit à Bruxelles, était bilingue… dans les deux langues, a laissé une œuvre tant en français qu’en néerlandais. Dans Hadewijch, il a vu, aussi surprenant cela puisse-t-il paraître, « une précurseuse du surréalisme ». (13)

    En réalité, Eemans est loin d’être le premier à avoir fait sienne la grande Brabançonne, à avoir inventé une « autre Hadewijch ». L’histoire des études hadewigiennes, depuis la redécouverte des manuscrits au cours de la première moitié du XIXe siècle, révèle que plusieurs savants, hommes de lettres et universitaires ont cherché tour à tour à s’« approprier » cette béguine quand ils n’ont pas tenté de l’identifier à telle ou telle figure plus ou moins hérétique, plus ou moins orthodoxe.

    Jozef van Mierlo

    RRkl - Van Mierlo.JPGRappelons que, pendant des décennies, et ceci jusqu’aux avancées significatives accomplies par Jozef van Mierlo, la recherche s’est focalisée sur la question de l’identité de cette femme dont pratiquement aucune trace ne subsiste dans les manuscrits du Moyen Âge. Récemment encore, cinq auteurs ont tenté d’attribuer un « visage » à l’« inaperçue » : Wybren Scheepsma a cherché à relancer la vielle hypothèse d’une identification avec Bloemardinne (ou de membres de son entourage) ; Rob Faesen a cru voir en Hadewijch Aleydis, une abbesse cistercienne (14) ; Hans Wilbrink la recluse Hadewigis mentionnée dans la vita de Julienne de Cornillon ; Daniel Devreese la recluse Hadewid Greca et, enfin, Rudi Malfliet une domicella Hadewigis née en 1214, influencée par les écrits de Joachim de Flore (15). Autant d’hypothèses réfutées par Frank Willaert :

    […] there is no reason to abandon the traditional view, mainly formulated by Jozef van Mierlo, according to wich Hadewijch must have been a beguine, who lived in the duchy of Brabant in the middle of the thirteenth century. (16) 

    Parallèlement à cette tendance qui perdure se dégage, depuis le XIXe siècle, une volonté de ranger la Brabançonne dans une case idéologique. Si l’on peut certes reprocher à Van Mierlo d’avoir voulu la « canoniser » – après tout, Jan van Leeuwen, disciple de Ruusbroec, ne la qualifiait-il pas lui-même de heylich ende glorieus wijf (femme sainte et glorieuse) ? –, la vision qu’il a élaborée de Hadewijch s’est révélée bien plus perspicace, cohérente et fondée que toutes les tentatives de récupération auxquelles on a pu assister, tant celles des libres penseurs qui, dès avant 1900, ont voulu faire de cette femme hors norme une hérétique que celles, beaucoup plus récentes, de quelques chercheurs qui tiennent à tout prix à la hisser au rang de parangon du féminisme.

    Unknown.jpegHadewijch échappe à toute idéologie, à toute idée préconçue. Plus on se tient loin de sa quête de l’indicible, plus on tend à faire sienne cette insaisissable poète. Aborder son œuvre, s’en pénétrer réclame sans doute de saisir qu’il convient au préalable de s’en dessaisir. Pourquoi l’assertion de Fabrice Hadjajd à propos de la Bible ne vaudrait-elle pas pour les écrits de la béguine : « Les Écritures et la Tradition ne sont pas que des paroles à déchiffrer. Ce sont d’abord des paroles qui nous déchiffrent » (17) ? Ou, en d’autres termes : « Au lieu d’extraire de la Bible une idée de Dieu, à propos de laquelle on pose des questions de philosophie théologique, en déployant un discours qui nous écarte (Pascal le disait déjà) du ‘‘Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob’’, ne devrions-nous pas accepter les façons de parler de Dieu qui nous viennent d’une civilisation très différente de la nôtre ? » (18) Hadewijch vient d’une civilisation différente de la nôtre : l’intensif travail de la mémoire jumelé à la liturgie et à la musique, par exemple, correspondait à une toute autre réalité que celle qu’elle peut revêtir pour nous et la plupart de nos contemporains. Quant à sa façon de nous parler : comment l’adéquation entre ce qu’elle nous dit et la virtuosité avec laquelle elle l’exprime dans ses plus belles pages ne nous rendrait-elle pas sensibles à la nature corporelle des mots, à la poésie, non seulement forme de louange, mais aussi émerveillement, mais aussi mode de transformation intérieure, tant physique que spirituelle ? « La poésie n’est révélation que dans la mesure où le poète révèle par où il est passé, ce qu’il a vu, et l’étrangeté de ce qu’il lui a été donné de découvrir. Si notre corps change pour le mieux dans la respiration et le mouvement parfait du poème, nos émotions, nos perceptions, nos idées, toute notre vie intérieure, indissociable de notre vie extérieure, sont transformées dans l’autre part du poème. » (19)

    Les écrits de Hadewijch, vers comme proses (poétiques), sont une invitation à aller plus avant, plus haut, dans la rencontre paradoxale de ce qui nous dépasse, « à goûter la véritable amour » :

     

    Quand l’aimée sera élevée en l’aimé,

    quel ne sera pas son contentement ! (20)

     

    Daniel Cunin

     

    Le lied 45 chanté en moyen néerlandais


      

    (1) Michael Edwards, Bible et poésie, Paris, Éditions de Fallois, 2016, p. 67.

    (2) Bernard Grasset, « Poésie, philosophie et mystique », Laval théologique et philosophique, vol. 61, n° 3, 2005, p. 553.

    (3) Le moyen néerlandais, et plus précisément le brabançon, langue parlée à l’époque dans le duché de Brabant qui englobait alors la région d’Anvers.

    (4) C’est Jozef van Mierlo qui a émis l’hypothèse d’une Hadewijch évoluant dans le milieu des béguines. Paul Mommaers a approfondi la question, en particulier dans un ouvrage transposé dans un français malheureusement peu convaincant : Paul Mommaers, Hadewijch d’Anvers, adapté du néerlandais par Camille Jordens, Paris, Le Cerf, 1994.

    (5) On peut les consulter en ligne (ainsi que quelques autres plus anciennes).

    (6) Albin Michel met à la disposition du lecteur la version française des travaux de Louis Peter Grijp dans un livret qui vient accompagner le volume des Chants : ici. En néerlandais : Louis Peter Grijp, Het Nederlandse lied in de Gouden Eeuw. Het mechanisme van de contrafactuur, Amsterdam, P.J. Meertens Instituut, 1991 ; ibid., « De zingende Hadewijch. Op zoek naar de melodieën van haar Strofische gedichten », in Frank Willaert (e.a., Een zoet akkoord. Middeleeuwse lyriek in de Lage Landen (Nederlandse literatuur en cultuur in de middeleeuwen 7), Amsterdam, Prometheus, 1992, pp. 72-92 et 340-343 ; Louis Peter Grijp & Frank Willaert (réd.), De fiere nachtegaal. Het Nederlandse lied in de middeleeuwen, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2008.

    (7) Voir en particulier : Anikó Daróczi, Groet gheruchte van dien wondere. Spreken, zwijgen en zingen bij Hadewijch, Louvain, Peeters, 2007.

    (8) Les Visions, traduction, présentation et notes de Georgette Épinay-Burgard, Genève, Ad Solem, 2000. Visions, présentation, traduction du moyen-néerlandais et notes par Fr. J.-B. M.Porion, Paris, O.E.I.L., 1987.

    (9) Veerle Fraeters, « ‘‘Vois qui Je suis !’’ Les Visions de Hadewijch », in Nunc, n° 40, octobre 2016, p. 53.

    (10) Raymond Jahae, « La lettre rimée 16 : une première approche de la mystique de Hadewijch à travers son œuvre la moins connue », in Nunc, n° 40, octobre 2016.

    (11) Pascal Boulanger, in Nunc, n° 40, octobre 2016, p. 43-48. Notons que nombre d’écrivains et d’artistes des plats pays ont pu s’inspirer de l’un des textes de Hadewijch, par exemple le compositeur Louis Andriessen dans la deuxième partie de Materie.

    JuanGelman.jpg(12) Traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet, postface de Julio Cortázar, présentation du traducteur, Paris, Gallimard, 2006, « Du monde entier ».

    (13) Veerle Fraeters & David Vermeiren, « ‘‘Une précurseuse du surréalisme.’’ La Hadewijch du peintre et poète Marc. Eemans dans le cadre de la revue Hermès (1933-1939) », in Nunc, n° 40, octobre 2016.

    (14) Hypothèse exposée entre autres en anglais : Rob Faesen, « Was Hadewijch a Beguine or a Cistercian ? An Annotated Hypothesis », Cîtaux. Commentarii Cistercienses, 2004, p. 47-63.

    (15) De fait, le titre retenu par Rudi Malfliet pour son ouvrage revêt pour ainsi dire un aspect caricatural : De andere Hadewijch (L’autre Hadewijch), Anvers, Garant Uitgevers, 2013.

    (16) Frank Willaert, « Dwaalwegen. Recente hypotheses over Hadewijchs biografie », Ons Geestelijk Erf, 2013, p. 194.

    (17) Fabrice Hadjadj, L’Aubaine d’être en ce temps. Pour un apostolat de l’apocalypse, Paris, Éditions de l’Emmanuel, 2015, p. 29.

    (18) Michael Edwards, op. cit., p. 36.

    (19) Michael Edwards, op. cit., p. 72.

    (20) Hadewijch, derniers vers du Chant 4.

     


     le lied 17 chanté en moyen néerlandais

     

     

     

  • La relève batave

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    La revue Nunc au Marché de la Poésie 2019

     

     

    revue-nunc-47.jpg

     

    À l’occasion du récent Marché de la Poésie (5-9 juin) qui accueillait la Hollande, douze poètes des contrées septentrionales se sont produits sur la scène. Dans son n° 47, la revue Nunc a consacré un « Cahier » à cet événement en proposant une petite anthologie des auteurs invités : Simone Atangana Bekono, Benno Barnard, Anneke Brassinga, Tsead Bruinja, Radna FabiasRozalie Hirs, Frank Keizer, Hester Knibbe, Astrid Lampe, K. Michel, Martijn den Ouden et K. Schippers. Parole à quelques-unes de ces voix parmi les plus jeunes…

     

     

    Simone Atangana Bekono

     

     photo : Anna. V.

    Simone-MdlP-2019.jpgNée en 1991, Simone Atangana Bekono a signé en 2017 une première plaquette intitulée hoe de eerste vonken zichtbaar waren (comment les premières étincelles se firent visibles, 2016), publiée en collaboration par Literair Productiehuis Wintertuin et Lebowski Publishers. « Friction » est le cycle qui ouvre cette œuvre (nous en reproduisons ci-dessous le premier poème). Simone se consacre actuellement à l’écriture d’un premier roman.

     

    Friction

     

    I

     

    Je suis née dans une forêt

     

    Je suis née et on a dirigé une lampe sur moi

    derrière moi sur mon linge de naissance est apparue ma silhouette

     

    Ma silhouette a ouvert la bouche, m’a dit :

    « J’existe parce que ton corps existe

    Cronos qui a englouti ses enfants

    sanguinaire ainsi que Goya l’a peint à l’huile sur une toile

    corps méconnaissable

    vorace et détraqué

    ne plongeant aucune racine dans la terre »

    voilà ce avec quoi il m’a fallu faire

     

    J’ai entendu halètements et rires : des bruits concrets, spécifiques

    ma silhouette une silhouette sans caractéristiques spécifiques

    ma silhouette m’appartenant d’une manière incompréhensible

    elle agissait à ma place, n’étant là que quand je la regardais

    n’existant que sur la toile

     

    Des bruits concrets, spécifiques

    je voulais être absorbée dans un système de petites cases à cocher

    je voulais une jouissance virtuelle, sexuelle, dépouillée du politique, être incorporée

    le menton sur le bord du bureau, sur la banquette arrière d’une Tesla

    être écartée du menu déroulant, c’est ça,

    être incorporée

     

    (traduction Daniel Cunin)

      

     

    Tsead Bruinja

     

    products-hingje_net_alle_klean..._web.jpgTsead Bruinja est entré en littérature en privilégiant le frison, langue de sa province d’origine, avant de publier par ailleurs des livres en néerlandais. À ce jour, il est l’auteur de plusieurs recueils dans l’une ou l’autre des deux langues ou encore dans les deux en même temps, par exemple Hingje net alle klean op deselde kapstôk / Hang niet alle kleren aan dezelfde kapstok (N’accroche pas tous les habits au même portemanteau, Afûk, 2018), dont est extrait le poème ci-dessous. D’une relative simplicité formelle, la poésie de Bruinja traduit des préoccupations personnelles ainsi qu’un engagement social. Ce caractère accessible a sans doute contribué à son élection comme « poète national », début 2019.

     

     

    enclos

     

     

    il y a un enclos que j’ai oublié de déplacer

    un navire pour m’emporter loin de cette île

    une roue que je n’ai pas reculée

    pour mettre la chaîne sous tension

     

    une lampe dont je n’ai pas trouvé l’interrupteur

    une chaise où je n’osais pas rester longtemps assis

    une boule de démolition oscillant au bout d’une grande grue

    des rideaux que je garde fermés

     

    il y avait le nom d’un grutier

    qui tel un lièvre fraîchement abattu

    au fond de ma bouche

    au-dessus de ma langue

    devait se mortifier

     

    (traduction Kim Andringa)

     

     

     

    Frank Keizer

     

    photo : Anna. V.

    FrankKeizer-MdlP-2019.jpgAttentif à faire se rejoindre les extrêmes, Frank Keizer (1987) privilégie une poésie à la fois contemporaine et ancrée dans la tradition littéraire. Après avoir publié le chapbook Dear world, fuck off, ik ga golfen (Dear world, fuck off, je vais jouer au golf, 2012), sur le thème du marketing et de la consommation, il fonde avec son compère Maarten van der Graaff le magazine en ligne gratuit Sample Kanon, dans lequel le duo édite des textes néerlandais et étrangers novateurs. En 2015 suit son premier recueil, édité par Polis : Onder normale omstandigheden (Dans des conditions normales). Il évoque la lassitude et le désespoir d’un jeune homme qui, ayant grandi dans les années apolitiques de la fin du XXsiècle, tente de trouver une forme d’engagement. Lief slecht ding (Mauvais machin aimé, 2019), explore cette même veine. Le poème ci-dessous est emprunté à l’œuvre de 2015.

     

     

    j’ai l’impression d’être aux mains de démocrates

    forcenés, gens consciencieux

    comme nous qui travaillent le week-end

    et n’ont pas plus envie que nous

    d’une guerre de tous contre tous

    cela dit je suis à Bruxelles

    où je fais ce qu’il me plaît

    ce pour quoi d’ailleurs on me paie parfois

    la nouvelle idéologie du travail n’est pas malveillante

    la mollesse n’est pas sans conséquences

    exister c’est survivre la sincérité une forme

    de luxe désenchanté

    la gauche est devenue bête

    de plus sans aides européennes

    on ne peut rien du tout

    aussi prépare-t-on des réunions, lesquelles en entraînent une autre

    comment s’organiser les uns les autres ?

    ce que je ne répéterai plus jamais, après quoi je serai libre

    la tempête parfaite c’est une averse

    aux couleurs unifiées de Benetton

      

    (traduction Daniel Cunin)

      

     

    Martijn den Ouden

     

    photo : Anna. V.

    MartijndenOuden-Mdlp62019.jpgNé en 1983 en Hollande-Méridionale, Martijn den Ouden est le fils d’un pasteur. Après des études à la Gerrit Rietveld Academie, il entre en littérature. Il conjugue travail de plasticien et créations poétiques. À ce jour, les éditions Querido ont publié ses trois recueils : Melktanden (Dents de lait, 2010), De beloofde dinsdag (Le mardi promis, 2013) et Een kogelvrije zomer (Un été pare-balles, 2017, couverture ci-dessous) dont est tiré les poème qui suit.

     

     

    ma préférence va aux animaux qui se mangent eux-mêmes

    par exemple le serpent et l’éléphant

     

    ces animaux-là prennent soin d’eux-mêmes

    ces animaux-là s’aiment eux-mêmes

     

    sans ces animaux le monde serait mauvais

    ces animaux sont sacrés

    nous ne pouvons nous passer d’eux

     

    je n’aime pas les animaux qui se mangent eux-mêmes

    à leur insu

     

    prenez le lézard

    il se mange lui-même

    mais ne le sait pas

     

    c’est sot

    c’est obscène

     

    (traduction Daniel Cunin)

     

    Couv-MartijndenOuden.jpg

     

     

  • Fauves des villes - Un croque avec Brodsky

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    Gerry van der Linden et la déchirure

     

     

    Les éditions Caractères viennent de publier une anthologie des poèmes de Gerry van der Linden. Cette sélection, réalisée par le traducteur Daniel Cunin et intitulée Fauves des villes suivi de Un croque avec Brodsky, reprend quelques textes publiés entre 1990 et 2004 dans six recueils différents, ainsi qu’un choix plus large des quatre derniers titres.

     

    Nous traversons ainsi la carrière de l’écrivaine néerlandaise, traçant au cœur de son œuvre des lignes tantôt évidentes, tantôt insoupçonnées. La question de l’écriture, cruciale pour tout poète, se déploie dans des écrits assez courts et incisifs, nés d’un étonnement devant l’anodin: « L’émerveillement, tel est le fondement du poème, écrit-elle. S’émerveiller encore et toujours, surtout des choses les plus banales. […] Pour moi, la poésie se tient au cœur de la vie. »

    Le poème est l’expression visible du quotidien, la parole qui revêt l’indicible des relations humaines, parmi les vivants et par-delà la mort - tel cet amant que la poète connut et qui mourut jeune. L’anecdotique fait mots n’est pas une originalité poétique. Mais Gerry van der Linden confère à la langue un statut qui s’enracine dans des origines mythologiques, et plus précisément bibliques.

    « Le poème est la parole imperceptible qui, en images, rythmes et sonorités, aborde l’invisible. Quand il touche à l’essentiel, il libère un espace par lequel il s’échappe. Reste au lecteur à l’attraper. » Toucher « à » l’essentiel. Une simple préposition qui indique que le poème n’est pas en soi cet essentiel mais s’y appose, le revêt tel un manteau. L’image du vêtement est omniprésente dans les poèmes qui nous sont proposés, pour définir à la fois la parure qui voile et la vocation propre à chaque être. Tel le prophète Élie, le manteau voile une puissance qui habite au cœur de toute réalité humaine, sensible et spirituelle. Il y a ainsi comme une attente perpétuelle du déchirement.

     

    Alors la douleur

    est déchirement de la doublure

    alors le temps est déchirement de la doublure.

     

    Couv-Gerry-FauvesDesVilles.jpg

    Le déchirement même devient l’acte d’habitation. Il n’est plus possible de vivre confortablement, de se laisser porter passivement par les événements: le poète ne peut que vivre au-delà de la déchirure. S’il est enclin à la routine - « Il n’y a rien de pire qu’une âme habituée », disait Charles Péguy en son temps -, l’amour comme la mort se chargent de le conduire à l’endroit de la faille.

     

    L’amour n’est pas une vie, pas une mort

    il tire sur les ourlets

    de tes plus beaux habits, en déchire

    la doublure soyeuse.

    Être déchiré, pour advenir enfin. Il n’y a dès lors rien à quoi se raccrocher, pas même la ville dont la chaussée - vêtement de bitume - se déchire à son tour. Seul l’enfant traverse encore régulièrement le poème comme une espérance diffuse, tandis que l’adulte ne peut que reconnaître son impuissance existentielle, condition nécessaire pour appréhender un peu de cette lumière d’après la chute, d’après le sommeil.

     

    L’homme crée

    à partir d’une mare d’incapacité

    une chose magnifique.

     


    documentaire en français sur J. Brodsky

     

    La dernière partie de l’anthologie est un hommage au poète russe Joseph Brodsky (1940-1996). Gerry van der Linden l’a rencontré alors qu’il séjournait aux Pays-Bas, à la fin des années 1980. Ce court cycle est probablement l’un des plus aboutis, Joseph Brodsky achevant en lui-même ce que porte Gerry van der Linden dans sa poésie : le sommeil interminable, la possibilité de toute enfance, et ce manteau, encore et toujours, qui fait désormais corps avec l’homme.

     

    C’était un homme de manteau et de boutons

    déboutonné, à temps

    il a cherché

    du tissé dans le Temps.

     

    Extrait d'un article de Pierre Monastier publié ici

     

     

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    carte postale de Joseph Brodsky à Gerry van der Linden

     

     

    Dans l’avion de Vienne, banni, 1972

     

     

    Il jette une pièce en l’air, la plaque

    sur le dos de sa main

    promesse, gravité

     

    entend les imperméables :

    – lui, loin du temps –

    y passera pas dans l’Histoire

     

    (viendrait-il à le croire).

     

    Dans les rues, le réduit au silence

    à la pelle.

     

    Au loin, un visage au sourire

    d’une intensité d’éclairs.

     

    C’est un jour comme tous les autres jours,

    lui s’envole de son pays

     

    sa valise pleine à craquer de liberté

    les impers ne le saluent pas

     

    il jette une pièce en l’air

    le ciel reste vide.

     

     

    extrait de GERRY VAN DER LINDEN
    Fauves des villes suivi de Un croque avec Brodsky,
    traduit du néerlandais par Daniel Cunin, Caractères, Paris, 2019.

     

     

    L’écriture de Gerry van der Linden est une approche à la fois ludique et passionnée de la langue, un œil attentif pour l’absurdité de notre vie quotidienne, une préférence thématique pour les voyages, l’amour et la famille. « J’écris des poèmes en regardant autour de moi, explique-t-elle. Ce qui se passe autour de moi et au-delà me donne une idée, une pensée, une question, parfois un sentiment de malaise et d’angoisse. Je dois en faire quelque chose. Je dois respirer pour vivre. C’est un besoin de capturer et de montrer l’essence de tout et de rien dans son propre univers. Un univers que j’adapte continuellement à ma propre personne et que j’étends par une sorte de langage qui est souvent en contradiction avec l’expérience concrète ». L’auteure se fie uniquement à ses mots, à son sens de l’humour, pour décrire, mais aussi pour apprivoiser le monde qui l’entoure.

     

     

     

  • Traduit du… morse

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    Les Années de l'éléphant

     

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    Willy Linthout, Les Années de l’éléphant,

    traduit du néerlandais et du... morse par D. Cunin,

    Rennes, Presque Lune, 2016

     

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    LE MOT DE L’ÉDITEUR

    Karel, la cinquantaine, emploi stable, père de famille, mène une vie tranquille avec sa femme Simone et leur fils unique Wannes. Sa vie bascule le jour où la police débarque à son domicile pour lui annoncer que son fils s'est jeté du toit de l'immeuble.

    Sur le moment, pour ne pas s'effondrer, Karel fait en sorte de ne rien changer à son quotidien et décide de retourner travailler au bureau. Mais bien vite, il est submergé par des hallucinations qui le plongent dans un désarroi et une solitude pesante. Personne ne semble le comprendre ni apaiser sa souffrance.

    Peu à peu, Karel sombre dans une confusion mentale extrême, souvent comique et surréaliste, où il ne semble plus distinguer la réalité du fantasme, mais qui ne fait pas oublier le terrible vide qui s'est emparé de lui. L’amour qu'il éprouve pour son fils reste inconsolable ; sa femme, que l’on ne verra plus au delà de la première page, ne saura ou n’aura pas elle non plus la force de le soutenir.

    Du fait de son aspect autobiographique, Les Années de l'éléphant est un livre très troublant : il nous invite à rire des situations les plus loufoques que rencontre le narrateur, mais nous montre aussi le profond chagrin de ce père démuni.

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    L’AUTEUR

     

    Né en 1953, Willy Linthout est bien connu en Flandre et en Hollande comme illustrateur d’Urbanus, une série déjantée sur les aventures d'un comédien célèbre du même nom. La série inclut maintenant 150 histoires pour des millions de livres vendus. Willy Linthout a également écrit les scénarii de la série Roboboy et a été l'illustrateur des très populaires Kiekeboes et De strip van 7 ainsi que du récent Het Laatste Station. Humour et comédie sont les particularités de son travail.

    Le contraste avec Les Années de l'éléphant est de ce fait forcément éloquent même si dans cette histoire tragique – le suicide du fils unique –, l’auteur ne peut s'empêcher d’utiliser un humour particulièrement noir et dérangeant.


     Willy Linthout parle de son roman graphique et du suicide de son fils (NL)

     

     

    QUELQUES CRITIQUES

    En 2007, le fils de Willy Linthout se donne la mort. L’auteur se transforme alors en Karel Germonprez, père sombrant dans le délire de la douleur. Un récit absurde et métaphorique, décalé et touchant.

    Willy Linthout, éditions presque lune, roman graphique, flandre, belgique, morseL’histoire : « Pouf !! Dring ! Madame… Monsieur… On peut entrer ?... On a une mauvaise nouvelle ! Votre fils a sauté du toit ! » Terrible et impromptue nouvelle chez les Germonprez. Des yeux de Karel, le rondouillet père aux lunettes rondes, ne jaillissent pas de larmes malgré la tristesse. Il « contrôle la situation », part travailler, enjambant en sortant de chez lui la trace à la craie du cadavre de son fils. Au bureau, son patron lui glisse de vagues condoléances, le gave d’une hystérique logorrhée et pousse d’étranges cris de gallinacés… Jusqu’à peu à peu se transformer en véritable poule pondeuse, dont les œufs se multiplient, et finissent par éclore d’une multiplicité de minuscules patrons… De ce monde ahurissant, Karel s’extrait, rentre chez lui et accepte le travail de deuil qu’il a désormais à accomplir. Mais le chemin est long pour sortir de la triste et délirante folie qui s’est emparée de lui.

    Ce qu'on en pense sur la planète BD : En 2007, le fils de Willy Linthout, auteur belge célèbre pour sa série Urbanus, se donne la mort. Ce drame forme la matière des Années de l’éléphant, dont les huit volumes remportent en 2009 le prix Adhemar de Bronze et sont sélectionnés aux Eisner Award de 2010. Figure de l’underground flamand, le père endeuillé ne pouvait évoquer le parcours de sa douleur qu’à travers un humour aussi noir qu’extravagant. Rythmé par un gaufrier à six cases, propice à la focalisation sur les expériences chaotiques de cet homme bedonnant, le récit fait vœu d’une sincérité au plus près de son intime nature. Les nombreuses traces de traits de crayon, de gommes, attestent non seulement la mémoire d’une main, celle du dessinateur, de l’autobiographe, mais également son intention d’explorer, d’assumer les imperfections graphiques, humaines, et d’en tirer toute leur vérité. Une vérité dont il façonne les excès, exacerbe les fantasmes, gratte les angoisses délirantes, tout en livrant la folle histoire de ce personnage bedonnant qui s’engouffre dans les méandres de sa souffrance. Dès la seconde case, dont le « POUF !! » derrière la fenêtre est le seul signe de l’acte suicidaire, la femme de Karel passe littéralement hors-champ, et disparaît ainsi de notre vue. Comme de celle de son mari, qui ne vit plus désormais que dans le cloître de son désespoir. Pour Karel, la vie ne tient plus qu’à un fil : celui le reliant à son fils unique, envers et contre toutes les lois de la mort. Tous les moyens sont bons pour nier sa perte : sauter du toit et atterrir exactement au même endroit que lui, donner vie à cette trace de craie au sol, se servir de l’appareil régulant son apnée du sommeil – qui le fait ressembler à un éléphant – comme d’un émetteur morse… Cet émouvant récit énonce la douleur d’un homme à travers une succession de séquences métaphoriques plus absurdes les unes que les autres : le sens n’a plus lieu d’être face à la démesure du vide, et le monde n’est plus qu’image de la souffrance. Bien loin de vouloir nous tirer des larmes, ce livre nous invite dans le vertige de la déraison, et appelle à rire sans retenue. (Sarah Dehove)

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     Alors que la nouvelle génération de la bande dessinée flamande (Brecht Evens, Brecht Vandenbroucke, Olivier Schrauwen…) s’est souvent signalée par des œuvres résolument graphiques et audacieuses, Les Années de l’éléphant de Willy Linthout se caractérisent par un dessin brut, presqu’inachevé. Lorsque son fils se suicide, Willy Linthout décide en effet d’exorciser sa douleur par le dessin et le récit halluciné de son deuil. Largement autobiographique, le roman graphique raconte la solitude et le désarroi de ce père qui cherche désespérément à garder le contact avec son fils, notamment en émettant des signaux en morse avec un appareil respiratoire… Willy Linthout a en effet insufflé à son récit une large part d’humour noir et d’autodérision, enchaînant moments poignants et situations les plus saugrenues. Un ouvrage étonnant, loufoque et émouvant, en équilibre fragile entre fantasme et réalité. (Philippe)

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    Willy Linthout parle de sa passion (NL)

     

     

  • La porte

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    À propos du poète

    Bert Schierbeek

    (1918-1996)

     

    pour Sami 

     

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    Pour Bert Schierbeek – Lambertus Roelof étant ses vrais prénoms –, né à un jet de pierre de la frontière allemande, il était important qu’un enfant pût grandir à la campagne au milieu de la nature : « La province est délicieuse pour eux, pourvu qu’ils veillent à s’en échapper plus tard comme l’éclair. » Dans les années trente, avant de gagner de fait la capitale, le jeune homme découvre La Condition humaine de Malraux. Durant la guerre, il est résistant. Et juste après la Libération, il publie un livre sur cette expérience : Terreur tegen terreur (Terreur contre terreur). Cinq ans plus tard, il trouve son style. Tandis que des Vijftigers (poètes des années cinquante ou poètes néerlandais de CoBrA), par exemple Remco Campert et Rudy Kousbroek, publient des revues comme Braak (Friche) et que les poètes et peintres de l’« Experimentele Groep Holland » s’affichent au Stedelijk Museum d’Amsterdam, lui innove en écrivant Het boek Ik (Le Livre Je), premier vrai roman expérimental hollandais. L’auteur jette un filet sur l’océan entier afin que rien ne lui échappe.

    Schierbeek1.pngL’essayiste Anthony Mertens évoque à ce propos la suppression de toute frontière entre le « je » et le monde extérieur, entre la forme et l’informe, la prose et la poésie, la philosophie et la littérature, le dedans et le dehors, la grande littérature et la littérature populaire, entre les différentes cultures. Bien que d’une certaine façon isolé dans sa quête, Bert Schierbeek a été l’une des figures à la base du mouvement des années cinquante. Il a travaillé avec nombre d’artistes dont Karel Appel et Lucebert et a abordé en réalité tous les autres genres : essai, pièce télévisuelle, pièce de théâtre, libretto…

     

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    Plus d’un quart de siècle après le « choc » de Het boek Ik, il devait surprendre son monde en éditant coup sur coup plusieurs autres « romans-poèmes » : Weerwerk [dont William Jay Smith a pu dire en présentant la traduction anglaise Keeping it Up : « With a storyteller’s gift, combined with a poet’s precision and a painter’s eye, Bert Schierbeek has created his “compositional” novels, of which Keeping it Up is a fine example, a hybrid genre that is unique and effective. If he were writing in one of the world’s major languages instead of his native Dutch, his work would surely long ago have reached the large international audience that it desserves »] où l’on voit la campagne se défendre contre la société urbaine, Betrekkingen (Relations) qui met en valeur les rapports entre campagne et ville, Binnenwerk (Travail d’intérieur) qui déplace cette dialectique vers le domaine de la réflexion, et enfin Door het oog van de wind (Par le chas du vent), qui se concentre sur la thématique écologique (à Formentera). Des œuvres auxquelles se rattachent d’ailleurs les recueils de poésie proprement dit au point que l’on peut avancer que Bert Schierbeek n’a cessé, comme bien des écrivains majeurs, d’écrire le même livre. Non sans rechigner à conférer à certains de ses confrères, par le recours à des citations, une place dans ses pages ; non sans renoncer à retisser le lien entre rêve, langage et réalité dans l’espoir sans doute vain de défaire, ainsi que le souligne Willem van Toorn, la langue de toute marque de culpabilité.

     

    Entretien avec Bert Schierbeek (NL)

     

    Ayant beaucoup voyagé, Schierbeek a laissé partout sa marque. Alors qu’il est mort en 1996, des gens des quatre coins du monde continuent de lui transmettre leur bon souvenir. En français, on peut lire dans une traduction de son ami Henri Deluy les recueils De deur (La porte, Fourbis, 1991 - dont le poème reproduit ci-dessus : mais nous n’oublierons pas que nous) et Formentera (Les Cahiers de Royaumont, 1990), île sur les côtes de laquelle les cendres du Néerlandais ont d’ailleurs été dispersées.

    Le poète écrit : « à la paroi de l’imagination s’accroche l’horreur ». Chez lui, il est tout aussi difficile de cerner ce qu’est la poésie - ou proésie - et ce qu’elle n’est pas. Il donnait à son traducteur Henri Deluy des pages éparses sous forme manuscrite. Le fragment « La bête gravée » est devenu la fin du livre Het dier heeft een mens getekend (La bête a dessiné un homme). Dans de telles lignes – un mythe qui comprend des passages lyriques –, on peut établir un lien entre texte et musique.

    schierbeek-sang.pngAujourd’hui, certains soulignent les rapports entre son œuvre et celle de James Joyce, mais cette comparaison paraît un peu boiteuse. Schierbeek est avant tout poète, ce que montre entre autres la plaquette bibliophilique bilingue Het bloed stroomt door (Le sang coule, trad. de Henri Deluy, 1954) illustrée par Karel Appel (couverture ci-contre). « qui ont assassiné les indiens en deux ans deux cent mille / qui trouve le rasoir le plus rapide pour raser les hommes de la peau de la terre ». Comme bien d’autres, ce poème sort des voies convenues pour laisser place à de prestes dialogues : « as-tu déjà des poils demande le novice », vers qui vient peu après : « les bateaux n’ont pas de poils ».

    « La grotte », Formentera, p. 19

    Schierbeek5.pngIl est étonnant de voir que les œuvres complètes publiées par l’éditeur amstellodamois De Bezige Bij sous le titre De gedichten (Les poèmes) ne contiennent que les recueils postérieurs à 1970, autrement dit postérieurs à la mort de la deuxième épouse de l’auteur, alors que ce dernier n’écrivait plus que des poèmes sobres, dépouillés, pleins de retenue, méditatifs pour ainsi dire. Le volume comprend malgré tout environ 600 pages : Schierbeek a énormément produit. « qui ne sait rien de l’autre n’est pas heureux », nous dit-il. Sur son évolution, lui-même a pu s’expliquer en ces termes : « Je n’ai réellement commencé à écrire de la poésie que très tard. L’étude du bouddhisme zen au cours des années cinquante et soixante a joué un rôle très important dans mon passage de la prose à la poésie. […] Des mouvements rythmiques où la Totalité mobile peut être saisie sous l’un de ses aspects à tout moment, mais sans être autrement fixée que par une imagerie libre, entrée et sortie, transparence et transition. […] Cette pâture n’est pas destinée à ceux qui comprennent le monde. »

    La porte (De deur) est le recueil inspiré par la disparition de la compagne ; les poèmes ont la simplicité et la force de la douleur, adoucie par une touche d’humour et la magie du verbe : dire l’absence fait surgir l’être aimé. À partir de cette œuvre, Johan van der Keuken a réalisé en 1973 un court métrage qui porte le même titre : à l’image apparaît le poète qui lit certains de ses vers et s’exprime entre autres sur l’acte créatif.

     


    autre entretien avec le poète puis avec sa dernière épouse Théa

     


    schierbeek6.pngD’autres publications présentent des poèmes de Bert Schierbeek en traduction française. Ainsi, Le sang coule a été réédité dans l’anthologie Poètes néerlandais de la modernité (Paris, Le temps des cerises, 2011, p. 152-159) ; divers ouvrages consacrés à Nono Reinhold, graveur et photographe amie du poète, dont Gravures et les volumes Machu Picchu / Petra / Bolivia offrent une lecture en trois langues de certaines pièces ; quant à Jean-Clarence Lambert, il en propose cinq en miroir des originaux (dont ik denk / je conçois) dans une anthologie personnelle Langue étrangère (Paris, La Différence, 1989, p. 211-221), mais dans sa large sélection Cobra Poésie (Paris, La Différence, 1992, coll° Orphée), il écarte (à juste titre) Schierbeek au profit de véritables représentants du groupe expérimental comme Jan Elburg, Corneille ou encore Karel Appel.*

     

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    * Cette présentation reprend en grande partie les pages 31-33 de la « Préface » à Poètes néerlandais de la modernité, (Erik Lindner, Le Temps des Cerises, 2011).

     

     

     

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    Henri Deluy, « Notes d’après », La porte, p. 81-82

    (Glanerburg se trouve non en Frise, mais dans la province d’Overijssel ; le poète ne maîtrisait pas du tout le frison, mais le dialecte de la province de Groningue où il a passé une grande partie de ses jeunes années)