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Livres & Revues - Page 6

  • Un Hollandais papa d'un petit gorille

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    Jan Maas,

    héros d’un roman français décadent

     

     

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    Hémo4.pngEncore un écrivain tombé dans l’oubli. Vétérinaire ayant exercé à Provins, Émile Dodillon (1848-1914) a appris à rimer à l’école des Parnassiens. Une livraison du Petit Bottin des Lettres et des Arts décrit en ces termes le personnage : « Ancien séminariste. Ample barbe d’encre. Bien qu’il soit nyctalope, exerce en Seine-et-Oise la profession de vétérinaire rural. Ses observations sur les bêtes, les villageois, il les consigne en de sincères, âpres et goncourtiens romans. » Le poète se double donc d’un romancier. Dans son recueil Dehors (Paris, A. Lemerre, 1896), le natif de la Brie a ramené quelques vers d’un voyage dans le Septentrion : « Carillon belge », « Polder » et enfin « Haarlem », suite de vingt-deux quatrains (octosyllabes). À l’instar de nombre de ses confrères, Dodillon entremêle dans ses pièces description du paysage rural ou urbain et références culturelles (histoire, peinture, etc.). Au contraire du Voyage de Hollande d’Aragon, on n’a pas ici affaire à une poésie qui cherche à réellement transformer la vision de la Hollande en paysage intérieur. Les strophes 4 et 5 de « Polder » :

     

    Dessous, tranquille et par les seuls canaux rayée,

    La verdure opulente et neuve du polder

    Garde à peine, élastique, une sente frayée

    Sous les onglons polis du taureau de Potter.

     

    Où la mer de Haarlem roulait hier ses vagues,

    C’est une mer toujours, la mer calme des prés,

    Avec ses hauts moulins à vent fondus et vagues

    Comme au large d’un port des navires ancrés ; 

     

    Dans « Haarlem », le lecteur descend du train avec l’auteur et se retrouve au cœur de la ville qui dort « jusqu’à midi », puis il l’accompagne au musée sur les traces de Frans Hals, «  Ce Flamand vigoureux et fier » :

     

    Et par lui tous ces francs-archers

    Aux nœuds de rubans en étoile,

    Marchands sortis de leurs marchés,

    Vieux régents, blanchisseurs de toile,

     

    Une arme pour rire au côté,

    Ne craignant que la bière trouble,

    S’en vont à l’immortalité

    En buvant sec et mangeant double. 

     

     

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    Haarlem, La Saarne

     

     

    Suit une promenade le long de la Saarne. Comme bien des étrangers de passage, le Français note, dans les rues désertes, la présence de « petits espions » (spionnetjes) placés au coin des fenêtres :

     

    En dehors le petit miroir

    Dont chaque encoignure est visée,

    L’univers leur suffit à voir

    Dans l’espace d’une croisée. 

     

    Même hors du musée, rien ne bouge : « Si vous voyiez comme elle dort / L’eau dormante de la Hollande. » Dans le café de la place où notre voyageur entre en quête d’un peu de vie, il ne trouve que des bourgeois au « teint rouge » et « aux poils blonds », qui boivent tout en restant immobiles : « De la couleur, mais pas d’odeur : / C’est le pays de la tulipe. », conclut-il.

     

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    La Hollande occupe une place bien plus prépondérante dans un roman de cet écrivain, publié dix ans avant ces pièces poétiques : Hémo. Cette œuvre en prose témoigne d’une assez bonne connaissance de certains lieux et cadres de vie néerlandais ; qui plus est, alors que les auteurs de langue française sont fâchés avec l’orthographe batave, Dodillon s’en tire pour sa part avec brio. Voici les premiers paragraphes de ce roman publié en 1886 (Paris, Alphonse Lemerre) et dont le début a pour cadre Rotterdam :

     

    Jan était le dernier né de Philip Maas, et Philip Maas le concierge du principal temple de Rotterdam.

    Dédié autrefois à saint Laurent, l’énorme édifice a conservé son nom catholique. C’est toujours la Grande Église, avec l’intérieur d’amphithéâtre à professer des choses graves ordinaire aux temples protestants, murs froidement nus sous leur lait de chaux, bancs étagés en gradins. Les guides, vivants ou imprimés, tenant à montrer des « curiosités » décrivent dans la Groote-Kerk une demi-douzaine de mausolées, en marbre, et la grille, en cuivre, séparant la nef du chœur. Forcés d’indiquer que l’entrée coûte un franc vingt-cinq centimes, peut-être aussi ces guides seraient-ils inhabiles d’annoncer d’avance qu’il n’y a rien à voir. Une bonne réforme, d’ailleurs, ce vide qui, n’obligeant pas à courir, comme en Italie ou tout à l’heure en Belgique, plusieurs chapelles pour admirer un chef-d’œuvre et deux croûtes, vous évite souvent au total un triple ennui. Mais la naïveté des touristes se perd chaque jour, les Joanne et les Bædeker ayant le tort de ne pas recommander, comme aussi utile que la flanelle, l’emploi journalier de cette naïveté à qui se met en route ; et les visiteurs, malgré l’appât des tombeaux, de l’orgue et des serrureries, n’abondant jamais à la Grande-Église, Philip Maas, le concierge, n’ajoutait guère de casuel à son maigre traitement fixe.

     

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    Rotterdam, Les ponts sur la Meuse

     

     

    Or sa famille était nombreuse. D’abord, sa femme. Puis, entre Adrian, son aîné, et Jan, son dernier, dix autres enfants. La loge, dans l’encoignure d’un bas-côté, était divisée en deux pièces par une mince cloison. Une alcôve et un placard suffisant à emplir chacune de ces deux pièces, le berceau du premier enfant put déjà à peine se caser ; aux autres, Philip dut chercher en ville un supplément d’habitation, ou renoncer à sa situation. Il loua un de ces sous-sols qui donnent une physionomie si particulière aux villes de son pays, espèces de caves accédant à la rue par des marches roides entre le pied des maisons et le haut du trottoir, et dans lesquelles risque de dégringoler le flâneur qui baye aux cornettes en longeant les boutiques. C’était dans une ruelle entre la place et la rue aux riches magasins de la ville. De là, en grimpant l’escalier et tendant un peu le cou à gauche, un des enfants surveillait la loge aussi bien que s’il eût été près de la porte au chevet de l’église.

    Le père se remettait à son ancien métier de tailleur en vieux. Mais un sous-sol, un sous-sol en Hollande, c’est bien sombre pour qu’on y couse. Sans compter que ce brave petit bonhomme de concierge toujours toussaillant était si vif, si nerveux, si perpétuellement agité, qu’il ne pouvait rester tranquille un quart d’heure sans sauter d’une détente subite, comme les diablotins des boîtes à ressort. Il trouva quelque chose de plus lucratif et de mieux approprié à ses goûts : l’élevage des oiseaux chanteurs.

     

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    Mais le malheur et la maladie vont frapper cette famille nombreuse qui mène une « lamentable vie de cancrelat » dans un sous-sol de Rotterdam, si bien qu’il ne restera bientôt plus que l’aîné des enfants et le benjamin. Jan suit son frère à Haarlem où il vit avec Adélaïde, veuve et mère d’une petite Saskia. Adrian a épousé cette femme qui tient un café et le tient sous sa férule. On est donc dans la cité à laquelle Dodillon consacrera un long poème. Romancier, il peint d’ailleurs quelques scènes qu’il a sans doute par la suite remise sur le travail pour composer ses vers. Ainsi du portrait d’un personnage rubicond tout droit sorti d’un tableau de Frans Hals – le premier mari d’Adélaïde : « Joyeux viveur, fumeur, joueur, mangeur, buveur, et non, comme la plupart de ceux de sa race, à la digestion froide et quasi mélancolique, mais aux éclats de rire capables de fêler les brocs de bière, toujours offrant d’inscrire à son compte personnel, le compte des profits et pertes, les dépenses de la journée auxquelles il entrainait ses amis, à la condition que les parties continuassent toute la soirée, Brinckeylmann, avec sa panse de tonneau, ses maxillaires si solidement écartés et articulés pour la mastication que ses joues paraissaient horizontales, et surtout avec la fleur cramoisie de sa trogne, eût dû vivre à l’époque de Franz Hals, dont l’ample et hardi génie l’eut immortalisé dans les merveilles du musée voisin, au premier plan de ses banquets de francs-archers. » (p. 11-12). Ainsi des clients de l’établissement de la veuve pingre accoudée « sur le marbre du comptoir de chêne ciré dans lequel elle trôn[e] » : « Les braves gens cuisse à cuisse sur le divan de moleskine le long des murs, dans la fumée des gros cigares et des longues pipes de terre, immobiles sauf un geste rare dépliant les gazettes ou saisissant un verre, apparaissant comme derrièredes vitres troubles une rangée d’automates muets aux mécaniques bien huilées, leurs lèvres sans un mot, leurs mouvements sans un bruit. » (p. 12-13). D’autres descriptions plus loin dans le roman restitueront un aspect des rues que l’on arpentera une dizaine d’années plus tard avec Monsieur  de Bougrelon ou encore les quais et les bateaux chargés de marchandises de tous les points du globe.

    Hémo10.pngMais laissons les parallèles qu’il serait possible d’établir entre la prose et la poésie de notre vétérinaire pour en venir à l’histoire de Jan Maas, héros pour le moins stupéfiant. Il grandit auprès de la jeune Saskia qu’il croit être sa sœur. L’âge vient où on le place chez un jardinier ; là, dans sa petite chambre, il développe un goût immodéré pour les livres. Un hasard le rend riche. Sa fortune facilite le mariage de Saskia avec le jeune homme qu’elle aime, Martin Heltzius. Pour sa part, Jan va pouvoir consacrer tout son temps aux livres, s’occupant surtout d’histoire naturelle, dans une petite maison ayant appartenu à un peintre français qu’il a acquise. Bientôt, il publie un volume intitulé Hémo : « Tiré du mot grec “sang” », Hémo était le nom dont il baptisait l’homme à sang neuf, l’homme nouveau régénéré par sa méthode. L’Adam ancien était soumis à la nature, au monde ; le monde sera soumis à Hémo. Une explication du monde étant ainsi indispensable, l’homme devant connaître ce qu’il veut dompter, Jan établissait d’abord, et complètement, sa cosmogonie. » (p. 43) Cosmogonie selon laquelle l’univers est « Dieu incarné par son souffle en toutes choses ; l’univers est l’Esprit, et l’Esprit est Dieu d’ou ce mystère admis par le plus grand nombre des religions, de la Trimourti hindoue à la Trinité chrétienne : Dieu le père, créateur ; son souffle, son Esprit-Saint ; et l’univers, partant l’homme, sa création, sa créature, son Fils. Souffle divin qui est dans tout, qui est tout ; cause générale unique dont la matière et ses multiples phénomènes, vie, son, lumière, chaleur, magnétisme, ne sont que la manifestation objective, la science aujourd’hui prouvant que ces phénomènes prétendus différents sont des modes divers du mouvement ; principe qui est cause et effet, matière et force, corps et phénomène, création et créateur, univers et Dieu : telle est l’électricité. » (p. 44) Un problème se pose : « Le péché d’Adam et d’Eve est d’avoir usurpé la fonction de Dieu en mélangeant leurs fluides ; ils ont engendré, mais en se diminuant. Tout homme résulte d’une diminution pareille dans deux êtres antérieurs, ceux qui l’ont procréé, et cette diminution constitue le péché originel. L’homme et la femme, rapprochés, brûlent en un choc suprême, étincelle de l’amour, à la seconde sacrée où la partie fondue de leurs deux fluides se détache en une seule âme ; cet homme et cette femme, s’ils s’aiment sans se reproduire, perdent donc une partie de leur électricité, diminuent Dieu de toute la quantité de divinité qu’ils ne versent pas à un enfant. C’est le crime perpétré par Onan et conseillé par Malthus, le crime des nations qui doivent périr. » (p. 45).


    Hémo16.pngJan Maas promet à ses lecteurs de consacrer son deuxième livre à Hémo lui-même, « l’homme tel qu’il doit être », un livre qu’il n’écrira en réalité jamais. Décidé à mener des expériences, il achète quatre singes à Anvers :
    un entelle, un alouatte, et deux ouistitis. À force de vivre dans la compagnie de ces animaux, le voilà par des cauchemars : « Au milieu de la nuit, il s’éveilla, épouvanté, en sentant, sentant à ne pouvoir s’y tromper, le bâtard né d’une de ces alliances monstrueuses [un accouplement entre un grand singe cynocéphale et une négresse] qui lui tirait les cheveux et l’embrassait avec des grimaces humaines, tout en l’étranglant dans un triple anneau de sa longue queue préhensile. » (p. 51). Ses réflexions le convainquent de « travailler à la régénération de l’espèce humaine ». Il quitte Haarlem et se rend au Gabon avec ses livres en se faisant passer pour un missionnaire protestant. Ayant soigné le chef des Pahouins, il échappe aux projets anthropophages de cette ethnie et va s’établir dans un endroit isolé où ceux-ci, qui désormais le vénèrent, lui apportent aide et nourriture. Là, il adopte une femelle gorille, une d’ginna, qu’il a recueillie et soignée. Leur intimité est telle que la femelle entend la pousser plus loin encore. Dans un premier temps, Jan est révulsé à l’idée de s’accoupler avec cette femelle, mais bientôt, convaincu par ses lectures qu’il a un ancêtre commun avec elle et qu’il n’y a guère de différences entre eux, il l’ « épouse ». Un jour, il constate que sa compagne est enceinte ; ignorant tout de « la durée de la gestation chez les femelles des anthropomorphes africains », il ne sait s’il est le géniteur, mais l’espère. Une nuit, il aide la femelle à mettre bas : « Un rapide coup d’œil lui suffit pour constater sa gloire. C’était bien un petit être humain, son enfant, son fils, qu’agenouillé et flageolant sous une ivresse soudaine mais le buste en arrière et le visage rayonnant d’exaltation, il élevait dans ses deux mais et tendait successivement vers les quatre points cardinaux, comme pour le faire adopter et bénir par tout le ciel pris à témoin. » (p. 108-109) Dans un lac voisin, notre Robinson luthérien baptise le nouveau-né du nom de Hémo : « Oui, ainsi que je le décidai, alors que je n’osais t’espérer dans mes rêves secrets, tu t’appelleras Hémo, en raison du sang neuf qui coule dans tes veines. Oui, baptisé par cette eau jusqu’ici vierge de tout autre contact, va, Hémo, grandis, et, véritable sauveur de nos races usées, fais souche d’une humanité régénérée, purifiée de tout péché originel, je veux dire de toute hérédité malsaine, par son retour à la matrice primitive. » (p. 113). Jan va assumer pleinement son rôle de père d’autant que la maman meurt en se noyant dans un marais.

    poème de H. Tollens, L'Hivernage à la Nouvelle-Zemble

    Hémo7bis.pngDurant la mauvaise saison, enfermé plusieurs mois dans sa case avec son fils, « l’incorrigible rêveur de Haarlem » n’est pas sans rappeler ses compatriotes réfugiés à la fin du XVIe siècle dans leur abri de fortune sur la Nouvelle-Zemble. C’est au cours de cet hivernage que le doute l’assaille : son fils ressemble de plus en plus à un singe. Mais que ce dernier commence à émettre autre chose que des vagissements et se mette à parler et Jan aura la preuve irréfutable de sa nature humaine. Aussi décide-t-il de lui parler continuellement. «  Ou bien il chante. D’antiques ballades néerlandaises du conteur Cats, de Fockenbroch la macaronique ou du paysan Cornélius Poot, récits de kermesses, de batailles avec l’anglais et le flamand, n’éveillant chez Jan d’autres souvenirs que celui de la bonne vieille qui les marmonnait en causant près de son berceau ; une plus moderne, de Tollens, sur des marins vainqueurs des glaces du pôle nord, et qu’il ne peut entamer sans revoir son père, le bon vieux Philip Maas, en seriner le premier couplet toute une année à un perroquet, avec une quinte de toux après chaque vers, de sorte que l’oiseau toussant de même avait l’air d’un polyglotte enrhumé ajoutant à des refrains de Hollande l’éternuement de Poniatowski. » (p. 143) Un jour, alors que Jan souffre d’une crise de paludisme et ne peut surveiller Hémo, ce dernier est emmené par des explorateurs blancs qui se proposent de le vendre en Europe. Malade, démuni, le Hollandais embarque bientôt sur un bateau à destination de Marseille. Et c’est le retour à Haarlem. Première chose sur laquelle il tombe avant même d’avoir revu son frère : la Gazette d’Amsterdam qui évoque Pierrot matelassier, pantomime d’une troupe anglaise qui se produit aux Pays-Bas (chap. XI). Or, c’est un singe ramené du Gabon répondant au nom de Hémo qui joue le rôle du Pierrot, Pierrot qui lors de la dernière représentation, au Paleis voor Volksvlijt d’Amsterdam, a, sur scène, passé au fil de l’épée le clown William Ochter faisant office d’Arlequin. Le journaliste rapporte la scène hallucinante, King Kong avant la lettre : « Le public, la toile enfin tombée, attendait, muet d’épouvante. Sur la scène à présent invisible, le tumulte croissait. Tout à coup, il cessa, et de la salle, au contraire, surgit un unique, un formidable cri. Hémo, déshabillé de son serre-tête noir, de sa blouse blanche à boutons en bouffettes bleues, de son pantalon de paillasse, de ses bottines jaunes à lacet, en un mot de toute sa défroque de Pierrot, sauf de son masque enfariné, avait grimpé à l’aide des portants du décor sur la tringle supérieure du rideau, et de là s’élançait, redevenu le grand singe sauvage des forêts vierges, vers les hauteurs de la salle, vers la voûte perdue dans l’ombre, parmi le fouillis des arcs, arceaux, équerres, poutres et poutrelles de fer Hémo12.pngsoutenant l’immense toiture vitrée. Et dans cette course qui, bien que vertigineuse, eût semblé un mince épisode dans une aussi abominable tragédie, il emportait avec lui, la pressant d’un de ses bras sur sa poitrine velue, qui ? Colombine, la pauvre petite artiste anglaise, miss Betty, évanouie, quasi morte, et dont la tête aux longues nattes défaites et tous les membres, à chaque bond de son farouche ravisseur, ballaient, inertes, dans le vide. » (p. 223-224). Gorille domestiqué, Hémo a donc été acheté sur le Continent par une troupe de théâtre.

    Dans un taudis d’Amsterdam, Jan Maas rencontre Betty qui lui fait part de l’affection qu’elle éprouve pour Hémo. Capturé, celui-ci se trouve enfermé an Jardin zoologique : « Betty, la gorge sèche de son long récit, y ajoutait pourtant sa mémorable voltige à travers les combles du Palais de l’Industrie, dans les bras du gorille. Elle s’en souviendrait toute sa vie. Les journaux disent qu’elle était évanouie. Oui, lorsqu’il la saisit et s’élança ; mais promptement ranimée, elle comprit aussitôt qu’elle ne courait aucun danger. Il la serrait si fort, et en même temps si tendrement, sur sa vaste poitrine touffue, que pendant les sauts les plus vertigineux elle se figurait être balancée dans un riche hamac tissé tout entier en pur crin élastique. Il la baisait aux oreilles avec de telles tiédeurs d’haleine, qu’elle en est encore à se demander s’il ne lui soupirait pas là, dans son langage et de sa langue de singe, des propos d’amour. Et quand, acculé par une trentaine de pompiers, machinistes, soldats, qui le poursuivaient avec une forêt de perches, pieux, échelles, ponts mobiles, il la déposait bien en sûreté dans une espèce de retrait de la muraille, il la contemplait d’un suprême regard si plein, si long, si mouillé de regrets, d’espoirs déçus, de jeunesse trahie, qu’au moment où il fonçait sur ses agresseurs en les provoquant d’un grincement de mâchoires pour tout signal de bataille, elle ne put se taire de lui crier, les mains tendues : “Hémo ! À moi Reviens ! Je t’aime.” » (p. 250-251).

    L’ambiguïté quant à la nature exacte de Hémo – animale ou humaine – est permanente dans les propos que les différents personnages tiennent sur lui. S’il a tué William, c’est parce qu’il éprouvait une jalousie d’amant et tenait à « garder » Betty pour lui seul. À la nuit tombée, Jan se rend au Jardin zoologique où un incendie, auquel Hémo n’est pas étranger, vient de se déclarer. Un chapitre entier décrit Artis et ses animaux captifs qui sont la proie des flammes. Les pompiers et les badauds arrivent. Avant de mourir asphyxié, Hémo, alors que nul ne l’avait jamais entendu proférer le moindre son, entonne « un concert bizarre, clameurs brèves et stridentes d’un gosier de cuivre, rauquements gutturaux, sourds, prolongeant la même note comme le vent à travers des récifs creusés en conques marines, trémolos de langue roulée au palais. Jan, extasié, écoutait là une parole presque toute en onomatopées, mais qu’il comprenait, que chacun par conséquent pouvait comprendre, et qui lui fournissait enfin la preuve tant espérée, l’incontestable preuve du succès de son expérience : Hémo chantait, Hémo parlait, Hémo était donc bien né de l’homme, était donc bien son fils. » (p. 295) Mais Jan semble être le seul à l’entendre prononcer des phrases tout à fait compréhensibles, sorte de mélopée pathétique. Lui qui se voyait déjà « proclamé le continuateur de ses compatriotes Swammerdam, l’embryologiste, Leuvenhoek, le micrographe qui découvrit les zoospermes » et qui lisait « son nom inscrit à la suite des leurs, dans la liste immortelle où culminent les Lamarck, les Darwin et les Hœckel » (p. 267) va bientôt passer pour un fou en raison de son comportement étrange ; prostré dans le silence et l’immobilité, devenu aux yeux des autres une sorte de monstre mou, gélatineux, il est admis dans un asile tandis que le squelette d’Hémo est exposé dans un musée. « Il ne bougeait plus, n’ouvrait plus les yeux, la lumière même ne lui faisant plus besoin. Quelqu’un lui entonnait un manger quelconque. Des cautères de platine chauffés à blanc, dont on lui piquait l’épine dorsale de la nuque aux lombes et qui faisaient chuinter sa chair, il les sentait comme les vagues rappels d’un monde extérieur auquel il n’appartenait plus que pour en percevoir dans ses visions internes l’ineffable sérénité; et dans l’angélique paradis où il se ravissait en extase, il plaignait comme de pauvres mânes n’ayant pas encore mérité la miséricordieuse inertie, le médecin et les aides qui pour l’opérer se démenaient autour de son lit. […] Et ses paupières d’aveugle devinant le jour aux limbes de son rêve argentées d’une plus tiède béatitude, le bon Jan devenu sans le savoir sectateur du plus divin des dieux, Bouddha, se félicitait de connaître enfin la suprême sagesse, qui consiste à anticiper le néant suprême en gisant dans la vie. » Hémo se termine sur ces phrases, le romancier Dodillon ayant laissé une fois de plus la place au médecin. Bien des pages du livre regorgent en effet de considérations médicales et de propos d’hygiéniste. Hémo1.pngL’auteur compare au passage les conditions de vie primitives des cannibales à celles auxquelles sont condamnés les pauvres en Hollande (pêcheurs, prosti- tuées…) ; à un moment donné, par l’intermédiaire du directeur de la troupe anglaise, il établit même un parallèle entre le sort des théâtreux et celui que subissent les Noirs esclaves des Arabes.

    Dans son étude Le monstre, le singe et le fœtus : tératogonie et Décadence dans l’Europe fin-de-siècle (Genève, Droz, 2004), Évanghélia Stead relève que, pour les artistes décadents qui envisageaient le langage comme un corps, il s’agissait essentiellement de créer un monstre afin de s’opposer à la nature et à la création, à l’homme considéré comme centre et sommet de la création, à la langue aussi. Il existe donc un parallèle entre torturer la langue, la violer et une thématique comme celle de l’hybride homme-singe. Autrement dit, le roman de Dodillon s’inscrit dans un ensemble d’œuvres qui explorent une thématique similaire : « Si l’homme se voyait comme déclinant et caduc dans une nature vieillie, et dans un monde sans dieu, s’il cherchait à créer désormais l’anomalie pour confirmer ce bouleversement essentiel de la nature et de sa culture, ce que lui renvoyait l’imaginaire scientifique de l’époque renforçait son sentiment de finitude. Qu’avait-il comme frères immédiats ? Un être simiesque et un être indéterminé, qui traversait toutes les étapes animales avant de naître humain », explique la même chercheuse dans un entretien. Autour de la figure du gorille, l’écrivain tisse un réseau de motifs décadents : « la projection de la relation entre père et progéniture sur celle entre auteur et livre », la présence de l’animalité et du monstre féminin, la place accordée au singe – et donc à l’imitatio – à une Hémo7.pngépoque où l’on commençait à mener des travaux sur le langage des simiens… La scène du théâtre avec le personnage de Pierrot dans un lieu emblématique d’Amsterdam – le Paleis voor Volksvlijt, édifice érigé en grande partie en verre entre 1859 et 1864 et qui abrita bientôt toutes sortes de divertissements populaires – relève elle aussi d’une atmosphère décadente.

    le Paleis voor Volksvlijt

    Dodillon n’est d’ailleurs pas le seul à avoir songé à une hybridation issue d’un accou- plement d’un humain avec un primate puisque l’année même de la parution de Hémo, Maurice Sand publiait La Fille du singe. Les aventures de Jan Maas ont su séduire certains critiques ; Évanghélia Stead relève qu’il s’agit du texte le plus intéressant qu’elle ait découvert sur le thème. Le Journal des Débats politiques et littéraires du 18 octobre 1886 résume en ces termes l’ouvrage : « S’il existe nombre de romanciers à qui l’on peut reprocher la pauvreté et la banalité de leurs inventions, ce n’est certes pas à M. Émile Dodillon que doivent s’adresser ces critiques. En effet, son nouveau roman, Hémo, est bien la conception la plus étrange qui se puisse imaginer. Il serait assez scabreux d’analyser complètement ici cette fiction qui touche à la physiologie et l’anthropologie et dont la donnée rappelle en certains points celle de la Fille du Singe, dont nous avons parlé naguère. Qu’il suffise de dire que le héros du livre, Hémo, n’est autre chose qu’un superbe gorille dont un brave homme au cerveau troublé et rêveur croit fermement être le père ; monstrueuse hypothèse que l’art du romancier rend presque vraisemblable et qui finit par conduire à la folie le pauvre Jean Maas, le prétendu père du singe. » Relevons en passant que Dodillon ne redoutait guère les sujets « scabreux » puisque, dans un autre roman, il mettra en scène un homme marié soupçonné d’être l’amant de sa mère. Le périodique Les Lettres et les Arts accorde lui aussi quelques lignes à Hémo (1er novembre 1886) :

    Hémo6.png

    D’autres critiques – Paul Ginisty dans le Gil Blas du 5 octobre 1886 et Gustave Toudouze dans Le Livre du 10 novembre –  se sont montrés plus réservés et surtout perplexes devant la teneur à la fois grave et grotesque, voire burlesque de l’œuvre. Il ne semble pas que le roman ait rencontré beaucoup d’échos en Hollande, du moins n’en avons-nous trouvé aucune trace dans la presse.

    Si l’on fait abstraction de sa dimension décadente, l’œuvre a pour qualité première la force des descriptions. Émile Dodillon excelle à peindre personnages et décors, son style affecté ne gâchant en rien ces pages. On ne peut lui dénier une réelle aisance de plume. Malheureusement, son livre présente de grandes faiblesses au point de vue de la composition : les digressions (par exemple sur Zandvoort) et surtout les transitions (le départ de Jan en Afrique comme son retour où il croise dans le train personne de moins que Tartarin de Tarascon) amoindrissent la crédibilité de l’ensemble.

    Metamorfoze, couverture dessinée par J. Toorop

    Hémo8.pngDoe maar gewoon, dan doe je al gek genoeg, dit-on aux Pays-Bas quand quelqu’un « fait l’imbécile » : agir comme tout le monde, c’est déjà faire preuve de suffisamment d’originalité. Jan Maas n’a guère observé ce précepte. Il est sans doute l’un des personnages romanesques hollandais parmi les plus excentriques. Dans la mouvance décadente, un certain Bulée, auteur batave plus oublié encore que Dodillon, écrira pour sa part un roman dont les personnages sont des Parisiens (entre autres un alter ego de Proust) : Een greep uit het Parijsche leven (1900). En 1893, l’homme de lettres Frits Lapidoth en avait publié un mettant en scène les milieux occultistes dont le personnage central est Sâr Péladan. De son côté, Louis Couperus a situé son œuvre autobiographique Metamorfoze à Paris, mais dans les milieux mondains ; un autre roman ayant pour cadre la capitale française mérite d’être mentionné ici : De droomers (1900) de Maurits Wagenvoort, en partie inspiré par Là-bas de Huysmans.

     

    D. Cunin

     

    Sources

    Gallica pour la page de titre de Hémo et de Dehors ainsi que pour les passages du roman et des poèmes.

    Le monstre, le singe et le fœtus d’Évanghélia Stead pour la thématique du singe dans la littérature décadente.

    Les dessins sont de J.-B. Heukelom (dans À travers la Hollande, de Léon Gérard, 1911). 

     

     

  • Septentrion, automne 2010

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    La dernière livraison de Septentrion (n° 3, 2010), revue trimestrielle en langue française consacrée aux arts, aux lettres et à la culture de Flandre et des Pays-Bas offre, comme chaque numéro, une place de choix à la littérature. Caroline Lamarche consacre un petit article aux Lettres du Plat Pays (La Différence), échange épistolaire entre deux Bruxellois : l’un d’expression française : Jean-Luc Outers, l’autre d’expression néerlandaise : Kristien Hemmerechts (pages traduites par Alain Van Crugten) : « C’est dans une forme élégante et légère, d’un ton rieur et grave, dont la mélancolie jamais ne tourne au drame, dont l’irritation reste en deçà de l’anathème, que ce livre nous parvient, publié à Paris. Septentrion2.pngLimpides, souvent drôles, ces lettres rendent hommage à l’art de vivre au quotidien dans un pays malade, réussissant le tour de force de parler des Belges en les décomplexant […]. Rien de crispé, rien de cette paranoïa qui, aujourd’hui, nous plombe dès qu’on ouvre le journal. »

    Il est aussi question de lettres dans la recension de Nils C. Ahl : « Un mélange d’amertume et de joie : Gerard Reve ». Six lettres virtuoses pleines d’ironie et de « déconnation », réunies sous le titre En route vers la fin, une des œuvres majeures – son « sésame » selon le critique – du romancier et poète Gerard Reve, un livre unique en son genre publié à Amsterdam en 1963. Pour la première fois sans doute, la prose de cet écrivain sulfureux d’une rare ingéniosité est transposée de manière remarquable. Dans la préface qu’on peut lire ICI, Betrand Abraham, le traducteur, replace l’ouvrage dans le contexte de sa parution et énumère en sept points les défis qu’il a dû relever pour restituer cette « langue dans la langue », ce « quasi-idiolecte » qui fait de la phrase de Reve une phrase reconnaissable entre toutes. Dans la première lettre, « un petit roman », nous dit Nils C. Ahl, l’écrivain relate son séjour à Edimbourg où il assiste à un congrès d’écrivains. Nombre de ses confrères (des Américains, des Français et d’autres) passent un sale quart d’heure sous sa plume. On Septentrion3.pngattend la traduction du volume qui fait suite à En route vers la fin : Nader tot U (Plus près de Vous, 1966), autre livre culte aux Pays-Bas de ce Néer- landais qui a passé une partie de sa vie dans le magnifique village drômois du Poët Laval. (une émission de radio Paludes consacrée à En route vers la fin : ICI et un entretien savoureux de 1969 en anglais entre Gerard Reve et le critique H.A. Gomperts : ICI).

    Toujours dans la rubrique des critiques, Jean-Luc Léonad consacre un papier à l’auteur de polars Pieter Aspe (lire ICI) et Ingrid Wasiak au premier roman de Labia Fàbregas (La Fille aux neuf doigts, traduit du néerlandais par Arlette Ounanian, Actes Sud). Quant à Vic Nachtergaele, il s’arrête sur le tome 9 de la Correspondance de Michel de Ghelderode. Dans sa rubrique « Actuelles », Hans Vanacker passe pour sa part en revue Marcel Proust, esthétique et mystique du spécialiste de la mystique brabançonne Paul Mommaers ; Pays-Bas : la tentation populiste de l’historien Christophe de Voogd ; Les Peintres belges actifs à Paris au XVIIIeSeptentrion4.png siècle à l’exemple de Jacques François Delyen, peintre ordinaire du roi de Gérard De Wallens ; et pour finir le recueil bilingue du poète flamand Stefaan Van Den Bremt Vogeltekens - Augures, d’après des miniatures de Solange Abbiati.

    Dans ce numéro de Septentrion, plusieurs pages reviennent sur l’itinéraire du poète, voyageur et homme de théâtre Ramsey Nasr qui mêle dans son œuvre veine romantique et souci d’engagment. Trois poèmes (en version originale et en traduction française) illustrent la singularité de cette œuvre qui repose pour une bonne part sur le talent déclamatoire de l’auteur. Un volet « poésie » propose par ailleurs, également dans les deux langues, « Le dernier cru » : six poèmes de six auteurs différents, choisis par Jozef Deleu (poète qui a fondé Septentrion* en 1972). Enfin, l’atelier que dirige Christian Marcipont offre la traduction d’un passage du roman Beleg du Flamand Tom Naegels.

    Septentrion5bis.pngA côté de toutes ces pages « littérature », on retiendra la contribution de l’éminent historien H.L. Wesseling, dont on a pu lire en français Le Partage de l’Afrique et Les Empires coloniaux européens (trad. Patrick Grilli, Gallimard, 2002 et 2009). Dans « Histoire et justice ou l’historien et la loi », le Néerlandais, signataire de l’Appel de Blois, s’interroge sur les normes plus qu’étranges qu’impose le législateur français aux historiens à travers les lois Gayssot-Fabius, Taubira, etc. Enfin, il convient de mentionner l’article que Dorien Kouijzer consacre à La Noblesse de l’Esprit. Un idéal oublié (trad. David Goldberg, préface de George Steiner, éditions NiL, 2009), un ouvrage de réflexion dans lequel il est beaucoup question de Thomas Mann.

    H. Vandekerckhove, An Early Morning Visist (détail), 2004

    septentrion7.pngMais dans Septentrion, les amoureux des arts plastiques trouvent en général eux aussi leur bonheur. Au menu cette fois : Annelies Planteijdt et ses colliers, le peintre Hans Vandekerckhove, ses prédécesseurs David et Pieter Oyens, l’exposition « De Van Eyck à Dürer » organisée à Bruges…


     

     retrouvez le blog de la revue Septentrion ICI

     

     

     

     

    *une revue culturelle s'intitulant également Septentrion (Revue des Marches du Nord) a existé à Lille fin années 1920 - début années 1930

     

  • Deshima, n° 4

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    Louis Couperus et la France

    Arts & Lettres du Nord

     

    Le numéro 4 de Deshima, revue d’histoire globale des pays du Nord, vient de paraître, une livraison entièrement en langue française. Il contient un dossier de de 210 pages sur l’un des plus grands écrivains néerlandais, Louis Couperus (1863-1923), l’auteur de La Force des ténèbres (De stille kracht, 1900), roman que Paul Verhoeven se propose de porter à l’écran et dont la traduction française a paru en 1986 aux éditions du Sorbier.

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    Avant-propos

     

    Le présent numéro de Deshima offre une large place à la littérature ainsi qu’à l’histoire et la traduction littéraires. Tout d’abord à travers un dossier consacré à l’écrivain haguenois Louis Couperus – des articles sur sa vie et son œuvre ainsi que des nouvelles et feuilletons en traduction –, ensuite par une contribution sur un romancier originaire de la Flandre française : Paul Gadenne, enfin grâce à des pages pour la plupart inédites de poètes d’expression française (le Suisse François Debluë et la Québécoise Louise Warren qui évoque ses séjours en Flandre, en particulier dans l’ancienne maison des traducteurs de Leuven) et d’expression néerlandaise (les Flamands Roland Jooris et Paul Bogaert). Cette attention portée à la littérature se prolonge dans la partie du volume consacrée aux pays scandinaves : des contributions du traducteur Philippe Bouquet, une étude de Marthe Segrestin sur Ibsen et Strindberg ainsi que des poèmes de Pia Tafdrup.

    La Hollande est par ailleurs à l’honneur dans une évocation de la peintre Charley Toorop (article de Catherine Jordy), la Flandre à travers les propos d’une grande figure du monde musical, Paul Van Nevel, recueillis par la romancière bruxelloise Sandrine Willems.

     

    Couperusdeshima4.pngÉcrivain méconnu aujour- d’hui en France, Louis Couperus (1863-1923) oc- cupe dans la littérature de son pays une place de tout premier plan. En quarante ans de vie littéraire, il a laissé une œuvre monumentale à bien des titres : somptuosité de la langue, profondeur de l’observation mariée à une légèreté de ton, diversité des genres – poésie, nouvelle, feuilleton, récit, conte my- thologique, roman (historique, psychologique, mytho- logique, symbolique…). Les Volledige Werken (Œuvres complètes) éditées à la fin du XXe siècle regroupent pas moins de 50 volumes.

    Né à La Haye le 10 juin 1863 dans un milieu de hauts fonctionnaires coloniaux, Louis Couperus a passé une partie de ses jeunes années à Batavia, capitale des Indes néerlandaises, la future Djakarta. Grand itinérant, il retournera dans cet archipel (pour y écrire une de ses plus belles œuvres : De stille kracht), voyagera en Scandinavie (on trouve des échos de cette période dans le roman Noodlot), en Angleterre, en Espagne, séjournera par ailleurs en Algérie (voir l’article de José Buschman), au Japon et bien souvent aussi en Suisse ou encore en Allemagne. La France et l’Italie l’accueilleront, lui et sa cousine germaine Elisabeth qu’il a épousée en 1891, durant de nombreuses années. Encore adolescent, sa découverte de l’œuvre pétrarquienne le confirme dans sa vocation d’écrivain. La première nouvelle qu’il donne à lire à ses compatriotes met d’ailleurs en scène une rencontre entre Pétrarque et Boccace. À l’âge de 23 ans, il publie un deuxième recueil de poèmes qui contient en particulier un cycle intitulé « Laure ». Mais c’est au genre romanesque, à celui du feuilleton et à la nouvelle qu’il va consacrer la plus grande partie de son temps jusqu’à sa mort survenue le 16 juillet 1923. Connu en France – et plus encore en Angleterre et en Allemagne – dès la fin du XIXe siècle, époque de la parution aux éditions Plon de deux de ses romans (Majesté et Paix Universelle), il s’établit avec son épouse à Nice en 1900. Il vivra dix ans dans cette ville proche de l’Italie qu’il affectionne tout particulièrement (voir « La sultane blanche. Louis Couperus et Nice » de Christian Marcipont). Il est alors l’un des rares si ce n’est le seul écrivain hollandais à vivre de sa plume. Aux Pays-Bas, ses œuvres sont publiées dans des éditions magnifiques – qui font aujourd’hui le régal des collectionneurs – dont les couvertures sont conçues et dessinées par de grands artistes, par exemple Jan Toorop (voir la couverture de ce numéro), Theo Neuhuys, B.W. Wierink, C.A. Lion Cachet ou encore H.P. Berlage. Un de ces col- lectionneurs, Ronald Breugelmans, décédé le 5 février dernier, a laissé un ouvrage qui répertorie les différentes traductions des ouvrages du Haguenois : Louis Couperus couvforcesténèbres.pngin den vreemde (2ème édition revue et augmentée, Leyde, 2008). Aux lecteurs n’ayant pas accès à la langue néerlandaise, on conseillera la lecture du roman « indonésien » La Force des ténèbres (De stille kracht, 1900), dans la traduction de Selinde Margueron éditée par Le Sorbier en 1986 avec une préface de Philippe Noble. En anglais et en allemand, de nombreuses œuvres de Cou- perus sont accessibles dans des traductions de qualité.

    Pour être vraiment complet, notre dossier aurait d’ailleurs dû s’intéresser aux traductions françaises et aux traducteurs (Georges Khnopff, Louis Bresson, Paul Eyquem, Félicia Barbier…) de Couperus ainsi qu’aux gens de lettres qui lui ont consacré quelques pages en français : Theodor de Wyzewa, Renée d’Ulmès, Maurice Spronck, Adrienne Lautère, Jules Béraneck, Julien Benda, Christiane Fournier… L’adaptation que le Haguenois a donnée de Chantecler d’Edmond Rostand aurait mérité un article dans la veine de celui que Bertrand Abraham propose sur la « traduction » de La Tentation de saint Antoine de Gustave Flaubert. Un contretemps nous a empêché de terminer une contribution sur les écrits que l’écrivain a laissés sur des villes françaises où il a séjourné au début de l’automne 1909, Arles et Avignon, des pages dans lesquelles le grand lecteur qu’était Couperus – voir la contribution de Kim Andringa – s’inspire par endroits d’un beau travail de son contemporain André Hallays : Avignon et Le Comtat Ve- naissin.

    Les nouvelles retenues dans ce volume – dont l’emblématique « Les jumelles de théâtre » – éclairent deux ou trois facettes de l’œuvre du romancier : certaines illustrent le ton badin qu’il aimait à employer tout en nous conduisant dans quelques-uns de ses lieux de prédilection, en l’occurrence Scheveningen et Nice ; « Le jeune roi » revient sur une thématique qu’il avait développée à la fin du XIXe siècle dans ses « romans des rois » ; « Comment on écrit un roman » nous livre certains secrets de la cuisine de l’écrivain. Le texte que le Haguenois a publié sur Paris en 1921 et que Marjan Krafft-Groot évoque dans « Paris au regard de Métamorphose de Louis Couperus » aurait certes eu sa place dans ce petit florilège.

    Ouvrage de H.T.M. van Vliet consacré aux couvertures des livres de Couperus

    couvvanvliet.jpgNous tenons à remercier Thomas Beaufils qui nous a invité à réaliser ce numéro de Deshima et bien entendu toutes les personnes qui ont fourni une contribution, en particulier Christian Marci- pont pour ses traductions. Nos remerciements vont aussi au professeur H.T.M. van Vliet qui nous a autorisé à publier des nouvelles de Louis Couperus dans des traductions basées sur les Volledige Werken, immense projet éditorial qui a été mené à bien sous sa direction ; à José Buschman qui  a eu la gentillesse de nous fournir bien des conseils ainsi que nombre de photographies reproduites dans le présent numéro ; à Ronald Breugelmans qui, avant sa disparition, a toujours accepté avec enthousiasme de nous fournir maints documents et renseignements ; à Tom Van de Voorde du Fonds Flamand des Lettres pour son rôle auprès des poètes flamands dont nous publions des pages ; au NLPVF pour son concours au financement des traductions ; au Letterkundig Museum de La Haye ; enfin à Thomas Mohnike, Ersie Leria, Sandra Miller et Bertrand Abraham pour la couverture, la maquette, la mise en page ou encore le travail de relecture.

    Relevons pour finir que l’association qui défend l’œuvre de Couperus, la Louis Couperus Genootschap, propose un magnifique site. Par ailleurs, à La Haye, un musée est dédié à cette grande figure des lettres néerlandaises. Une de ses œuvres, inspirée de Pindare, L’Ode, est disponible, dans une traduction de Louise de Gursé. Enfin, le lecteur trouvera divers textes et documents sur le présent blogue.

    Daniel Cunin

     


    Sommaire & résumés

     

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    Marjan Krafft-Groot

    Paris au regard de Métamorphose de Louis Couperus

    Paris through the eyes of Louis Couperus’ Metamorphosis

    couvMetamorfoze.gifThe present article strives to investigate the importance of Couperus’ Paris journey for his work and aesthetics, taking one of his masterpieces, Metamor- phosis, as its focal point. The analysis shows the interaction of life and literary work, sug- gesting traces of literary works and persons that may have ins- pired and influenced the author.

     

    Kim Andringa

    Les lectures françaises de Louis Couperus

    “Uitheemse meesters naar eigen, geheel oorspronkelijken trant”. The French readings of Louis Couperus

    CouvArabesken31.jpgThis article offers an insight into the French readings of Louis Couperus which left their marks on his work. He is at first attracted by art for art’s sake, but Zola opens his eyes to realism. His personal natu- ralism is less theoretical and more psychological than Zola’s, which makes him a fellow of Bourget. His interest for the life of the soul reveals the influence of Maeterlinck. In his historical novels, Cou- perus sets greater value than Flaubert or Lombard in the psychology of his protagonists. His “king’s novels”, like the one by Lemaître, show us a king in doubt about monarchy, but he insists on the human rather than the political dimension. Couperus was an inspired reader, taking from his French masters the elements that allowed him to let his personal voice as a writer be heard.

     

    Christian Marcipont

    La Sultane banche. Louis Couperus et Nice

    The white sultana. Louis Couperus and Nice

    NiceMuzeAzur.pngThe article explores the im- portance of the city of Nice for the life and oeuvre of Louis Couperus. In June 1899, Louis Couperus (who had the idea for some time to leave the Nether- lands for good) and his wife stayed for the first time in Nice merely by chance, as they came here to wait for the ship that would take them to Dutch East Indies, today’s Indonesia. In the work of Couperus, Nice appears at first as a place of aristocratic cosmo- politism, but than even and foremost as a place of sensuality and liberty – as opposed to the North, particularly The Hague, which is described as op- pressing and frigid. The Hague represents traditions and conventions, Nice the emancipation from tradition; the North is melancholic, the South enthusiastic. Nice becomes feminized; a sultana gleaming of purity and whiteness.

     

    José Buschman

    Un dandy en Orient. Louis Couperus en Algérie

    A dandy in the Orient. Louis Couperus in Algeria

    CouvCouperusJosé.jpgIn the winter of 1920, Louis Couperus made a trip of six months to Algeria. His im- pressions were published in a book in 1921, after being serialized in a Dutch weekly. At the beginning, Couperus was overwhelmed by the “Oriental dream”, which he thought he met everywhere. Later, however, his enthusiasm was tempered. In her article, José Buschman reveals what Couperus must have witnessed in Northern Africa, but did not describe. Her explanation for this reticence draws upon new psychological insights in Couperus’ life and art.

     

    Bertrand Abraham

    La Tentation de Saint Couperus

    The temptation of Saint Couperus

    couvarabeskens34.pngUsing several Dutch articles and an unpublished Paris IIISorbonne Nouvelle docto- ral thesis by Margje Antje Groot from 1986 as a point of departure, the article analyzes the relationship of Flaubert’s La Tentation de Saint Antoine and its “translation” by Louis Couperus. My reading strives to show, by reorganizing the scattered data in a coherent manner, in what way the choices made by Couperus in his “translation” (“choices” is employed here in all its meanings, particularly even its most literal sense, as his “translation” cuts down the text in a significant manner) are symptomatic for an aesthetic that is more that of Couperus than Flaubert. The meaning of the term “translation” is at the same time questioned and contested: In which extend does the text by Couperus translate the one by Flaubert? In which way does that “translation” represent a step forward in the evolution of the Dutch author’s oeuvre? Our analysis doesn’t pretend to refer to the research in its totality, but draws upon its principal results.

     

    Louis Couperus

    Seven Short Stories

    Les Jumelles de théâtre

    The Opera GlassescouvcouperusVanTRicht.png

    Le Jeune roi

    The Young King

    La Vie imaginée

    The Imagined Life

    Incognito à Nice

    Incognito in Nice

    Le Deuxième regard

    The Second Glance

    Le Suicide manqué

    The Wasted Suicide

    Comment on écrit un roman

    How to Write a Novel?

     

      

    Catherine Jordy

    Charley, fille de Toorop ou l'amour du travail

    Charley, Toorop’s daughter. A passion for work

    couvtooropParis.jpgCharley Toorop (18911955) is one of the most important Dutch painters of the 20th century. In the midst of the fascination for abstraction, she remained truth to realism in her painting, becoming a true portraitist and more specifically a selfportraitist, as Rembrandt or Van Gogh could be. She also practiced other genres, inclu- ding landscapes, still lives and group portraits. Her style is remarkably sharp, precise and, above all, she used to paint like a man, in a constant search for perfection.

     

    Sandrine Willems

    Entretien avec Paul Van Nevel

    Interviews with Paul Van Nevel

    couvDVDVanNevel2.pngThis pages form extracts of interviews that Sandrine Wil- lems conducted with Paul Van Nevel, the founder and direc- tor of the Huelgas Ensemble, while she prepared her docu- mentary Chants et soupirs des Renaissants selon Paul Van Nevel, Renaissance Voices, in- terpreted by Paul Van Nevel.

     

     

    Didier Sarrou

    Paul Gadenne et les Flandres

    Paul Gadenne and Flanders

    couvgadennepoésie.jpgPaul Gadenne, the author of La Plage de Scheveningen, was born in French Flanders. This region, however is not predominant in his oeuvre. The article seeks to analyze to what extend the author was marked by it, and asks, what place he gives in his work to Flanders in general. It seems that the region of his childhood is too near to him; he could not manipulate the landscape as he wanted. Flanders is an element of his imaginative substratum that re-emerges every now and then, often when an intense moment of innocence, purity, happiness illuminates the soul of a character.

     

    Roland Jooris

    Solesmes

    An evocation of Pierre Reverdy’s oeuvre by a great Flemish poet.

     

    Louise Warren

    Pensées de Flandre

    Thoughts of Flanders 

    Evocation of stays in Flanders.

     

    couvfrancoisdeblue.pngPaul Bogaert

    the Slalom soft

    Poems.

     

    François Debluë

    Automne flamand

    Flemish Autumn

    Poems.

     

    Pia Tafdrup

    Dronningeporten

    Poems.


    Marthe Segrestin

    Ibsen et Strindberg face au théâtre français. L'étranger en règle et l'étranger sans papiers

    Ibsen, Strindberg and French theatre. The legal alien and the illegal immigrant

    Ibsen and Strindberg fascinated the most innovating directors in Europe from the last decade of the 19th century. But whereas they helped to reshape the German stage, they remained underestimated in France until World War II. Their plays meant a real threat to French dramaturgy and the Parisian stage did not tolerate the intruders. Only Ibsen was finally accepted, when he was made out to be a good imitator of the French playwrights. Strindberg, however, has long been seen as too much a perturber of the French theatre tradition of the well made play.

     

    Philippe Bouquet

    Les paradoxes de la traduction littéraire

    The paradoxes of the literary translation

    The Decalogue of a translator of Scandinavian lan- guages

     

    Philippe Bouquet

    Notes de lecture

    Reviews

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    Arni Thorarinson, Le Dres- seur d’insectes, Métaillé, 2008, &  Einar Már Guð- mundsson, Le Testament des gouttes de pluie, Gaïa, 2008, both translated from the Icelandic by Éric Boury.

     

     

     

     

    illustrations

     

    Louis Couperus, Metamorfoze, Amsterdam, L.J. Veen, 1897, cou- verture dessinée par Jan Toorop.

    Arabesken, n° 31, mai, 2008, revue publiée par l’Association des Amis de Louis Couperus, La Haye (en couverture : Louis Couperus).

    Nice, muze van azuur, Amsterdam, Bas Lubberhuizen, 2004 (recueil de textes - dans la série Het Oog in 't Zeil - consacrés à Nice réunis par Dirk Leyman : Michel Butor, J.M.G. Le Clezio, Marco Daane, Bart van Loo, Emmanuel Waegemans, Caroline de Westenholz, David van Reybrouck, Paul Gellings…) 

    José Buschman, Zoo ik ièts ben, ben ik een Hagenaar, une promenade littéraire à travers le La Haye de Louis Couperus, introduction de Caroline de Westenholz, Amsterdam, Bas Lubberhuizen, 1996.

    CouvCouperusCahier11.jpgArabesken, n° 34, novembre 2009, avec entre autres un essai de Nienke Timmers : « Maladie et suicide chez Madame Bovary, Anna Karénine et Eline Vere ». Voir aussi sur Flaubert et Couperus le Couperus Cahier  n° 11 : Maarten van Buuren, Emma Bovary, Anna Karenina, Eline Vere. Drie fatale vrouwen in het fin de sièlce (Emma Bovary, Anna Karénine, Eline Vere. Trois femmes fatales de la fin de siècle), La Haye, Louis Couperus Genootschap, 2010.

    H.W. van Tricht, Louis Couperus. Een verkenning, La Haye, Bert Bakker-Daamen, 1965.

    Charley Toorop, Catalogue de l’exposition présentée au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, du vendredi 19 février 2010 au dimanche 9 mai 2010, 240 illustrations couleurs et 20 illustrations noir & blanc, Paris Musées, 2010.

    Chants et soupirs des Renaissants selon Paul Van Nevel, un documentaire de Sandrine Willems,  Les Piérides - CBA - Canvas - Alizé production, 2001 (détail de la pochette du DVD)  

    Paul Gadenne, Poèmes, Arles, Actes Sud, 1983.

    François Debluë, Troubles fêtes, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1995.

    Einar Már Guðmundsson, Le Testament des gouttes de pluie,  Montfort-en-Chalosse, Gaïa, 2008.

     

     

    prix du numéro de Deshima 15 euros : toutes les infos

     

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    Frédéric Bastet, Louis Couperus. Une biographie, couverture (détail)

     

  • Marées & Gens de Flandre

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    Maurice Gauchez, les pêcheurs d'Ostende & Maurits Sabbe



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    Illustration de H. Cassiers


    Né à Chimay, Maurice Gauchez (1884-1957) a passé une partie de sa vie à Anvers, ville qui forme le décor de plusieurs de ses romans. Poète précoce, essayiste à qui l'on doit entre autres une Histoire des lettres françaises de Belgique des origines à nos jours (1922), critique mais aussi éditeur (par exemple du dramaturge Michel de Ghelderode), il est aujourd’hui en grande partie oublié alors qu’il a été, de son vivant une figure importante des lettres belges, « la cheville ouvrière » d’ « une foultitude de banquets, de com- mémorations, d’hommages et de manifestations diverses ». « Le versificateur me laisse passablement indifférent, à quelques rares poèmes près ; le romancier a mal vieilli ; et si je consulte parfois le critique (Romantiques d’aujourd’hui, 1924 ; et À la recherche d’une personnalité, 1928), c’est pour mieux respirer l’air du temps », nous confie Henri-Floris Jespers avant de brosser un petit portrait de l’homme de lettres : « Conservateur par tempérament et par goût de l’ordre, profondément ancré dans le dix-neuvième siècle, ce détenteur de critères immuables et intemporels est fermement convaincu de la solidité de son travail. Marqué par la fraternité des armes, ce bon vivant recherche les contacts humains qui priment sur les divergences esthétiques. S’il se méfie par nature de tout radicalisme littéraire, il aura la largesse d’esprit (et le bon sens pratique) de ne pas combattre ouvertement les tendances modernistes, tout en gardant ses distances. C’est qu’il se veut avant tout rassembleur au service de cette défense et promotion passionnelles des “lettres belges” qui sera la grande affaire de sa vie. » (voir dans le Bulletin de la Fondation Ça ira, n° 34, le « Dossier portatif : Maurice Gauchez & Paul Neuhuys », repris sur le blog Ça ira !).


    Maurits Sabbe

    Maurits Sabbe (photo : AMVC)

    sabbemaurits.pngOutre de nombreuses œuvres « belges » ou « lotharingiennes », Maurice Gauchez a laissé quelques publications sur la Hol- lande comme le recueil de poèmes Images de Hollan- de. La louange de la terre (1911) et l’ouvrage illustré par Henri Cassiers Le Charme de la Hollande (1932), évocation de diver- ses villes : Rotterdam, Hoorn, Volendam, Amsterdam, Veere, Gouda, Axel, Enkhuizen, Zierikzee, Dordrecht, Edam en Marken… Par ailleurs, il a signé au moins une traduction d'un ouvrage néerlandais, à savoir Vlaamsche menschen sous le titre  Gens de Flandre (Bruxelles, Rex, Collection Nationale, 1935). Il s'agit d'un recueil du Brugeois Maurits Sabbe (1873-1938), des récits qui tiennent du conte, leur auteur s'étant beaucoup intéressé à l'histoire et au folklore de sa terre natale. Dans sa brève présentation, le Wallon nous dit :  « Le régio- nalisme aigu de ses récits, l'authentique personnalité ethnique des personnages qui s'y meuvent ont fait comparer fréquemment Maurits Sabbe à son lointain prédécesseur Jacob Jan Cremer...». Maurice Gauchez estime que le Flamand  « a su allier toutes ses qualités d'observateur, d'homme sensible et de styliste parfait » dans un exquis roman traduit en français en 1926 : Le Petit curé de Schaerdycke. Il souligne aussi les qualités d'essayiste de son confrère, lequel a entre autres donné en 1904 une étude rédigée en français sur le Dunkerquois Michel de Swaen. Dans leur Dictionnaire des littérateurs, F. Closset, R. Herreman et Etienne Vauthier proposent l'aperçu suivant sur cet intellectuel flamand très en vue durant l'entre-deux-guerres et apprécié par un large lectorat  :

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    Pour sa part, dans La Littérature flamande contem- poraine (1923), André de Ridder consacre plusieurs pages à Sabbe, mais on sent dans son propos plus de politesse que d’enthousiasme : « Ses livres dégagent une atmosphère tiède et cordiale, un parfum discret comme les vieilles chambres aux meubles cirés ; toutes les lumières y sont voilées et douces, les bruits s’y prolongent en sourdine. Dans cette œuvre, on voit partout surgir des coins de ville morte, des sites de villages proprets et fleuris, d’anciennes maisons provinciales. Des cœurs simples et purs se confessent, des silhouettes un peu vieillottes, toujours attendrissantes ou drolatiques défilent, sous un éclairage bleu pâle et rose clair. On est tout réjoui de lire couvsabbe1.pngces livres, comme de regarder d’anciennes es- tampes. On lie connais- sance avec eux comme avec de braves gens. Ils sont, du reste, comme une imagerie pittoresque et très folklorique de cette vieille Flandre, que le progrès n’a pas encore touché, où les bruits farouches du monde pénètrent à peine. Même dans le style de Sabbe, on rencontre des tournures archaïques, des images un peu démodées, des mots pieusement recherchés dans les vieux livres. Cette œuvre ne bouscule rien, n’innove guère ; elle ne creuse pas de sillon profond, elle ne révèle rien de ce que la vie a de dramatique et d’intense, elle ne résonne d’aucune musique contemporaine. Mais sa discrète et harmonieuse mesure, sa paisible ordonnance ont leur charme propre et des vertus qui se font de plus en plus rares. Cet art, sans cesser d’être personnel, est apparenté à ce que le romantisme réaliste et l’intimisme bourgeois de notre pays ont produit de meilleur […]  » On retrouve un jugement similaire chez un Marnix Gijsen (De literatuur in Zuid-Nederland sedert 1830) ou un August Couvsabbe2.pngVermeylen (De Vlaamse letteren van Gezelle tot heden) ; ces auteurs mettent tout de même en avant le talent de Sabbe à peindre Bru- ges, sa ville natale, à bien restituer certai- nes atmosphère ainsi qu'à compenser ses défauts par une tou- che d'ironie. Malgré ses réserves, André de Ridder traduira (avec la complicité de Willy Timmermans) une nouvelle des Vlaamsche menschen (« Het minnedicht van Jan Mijs ») pour La Revue belge (01/10/1925), un texte que Maurice Gauchez estimera ne pas devoir reprendre dans son volume Gens de Flandre. Passons à présent du traducteur au romancier  lui-même.

     

     

    Marées de Flandre

     

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    Dédié à Luc Durtain, le roman Marées de Flandre (1935) nous transporte dans une Ostende rustre et fruste où la tension dramatique se noue autour d’un groupe de pêcheurs, de deux ou trois figures ensoriennes et de quelques jeunes vendeuses de poissons que beaucoup d’hommes convoitent. Entre bagarres motivées par la jalousie, histoires et légendes narrées dans les cafés et les bals, et beuveries quotidiennes, on assiste à un affrontement des instincts. Les noms des personnages nous plongent immédiatement en Flandre : la famille Persyn, les Turloot, Pol Fliet, Tjeppe Deputter, Dikke Jef, Lange Pier…

    Pour le lecteur d’aujourd’hui, l’intérêt essentiel du livre réside certes dans le tableau d’une société et de traditions populaires disparus, mais ce qu’on goûte surtout, ce sont quelques passages où le vocabulaire français et flamand frétille et crâmignone. Certaines pages contiennent trois ou quatre, voire cinq ou six notes qui explicitent termes et expressions relatifs à la mer, mots néerlandais, dictons ou contexte flamad : drome, affourché, embossé, auloffée, guèbre, minque, crouchaut, Midzomervuren, weer-je, mannewar, kruisvossen, « Dieu avec vous, vent derrière »…

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    Une page de Marées de Flandre

     

    L’armée des harengs est sortie, comme chaque année, des cavernes mystérieuses que font les icebergs dans les mers polaires. Elle est descendue vers le sud. Amplifiant sa légendaire manœuvre, elle a détaché des corps d’armée distincts vers toutes les mers d’Europe. Ses soldats à dos vert galonné de noir, connaissent déjà l’âpre prix de la vie : comment, frai à peine animé, ont-ils échappé à la voracité de leurs propres ascendants et de leurs innombrables ennemis ? Menu fretin, par quel hasard ont-ils évité les hordes sans fin des affamés des eaux ? Les voici, pressés entre eux comme des grains de sable des plages ; dévorés par millions, ils ne sont déjà plus que les débris infinitésimaux d’un peuple pléthorique. La sélection naturelle n’a laissé survivre que les plus gras et les plus forts. Leurs masses myriadaires et brillantes se meuvent d’après des itinéraires tracés par un destin mystérieux. Escortées par des monstres avides, elles nourrissent baleines et requins, albatros, pétrels, mouettes et autres oiseau de mer, tandis qu’elles-mêmes se ravitaillent au détriment de milliards de plus faibles organismes vivants. Les esprots clairs et bleus, les aloses aux flancs mouchetés de pois noirs et que les Heystois, les Blankenbergeois, les Nieuportais et les Ostendais ont baptisées du joli nom de « poissons de mai », les anchois à museau amenuisé en lame de canif, fuient sur le passage de la farouche légion.

    Celle-ci, toutefois, quittant les profondeurs de l’océan, s’est rapprochée de la surface, et chemine au long des bancs qui, entre le Varne et le Colbart, face au cap Gris Nez, donnent aux confins occidentaux de la Mer Flamande, les diaprures et les moirures d’arcs-en-ciel sans cesse mêlés, dénoués, renouvelés.

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    signature autographe de Maurice Gauchez

  • Anthologie de Poètes Flamands (1942)

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    Une édition des « Cahiers du Journal des Poètes » en temps de guerre

     

     

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    Écrivain flamand, René J. Seghers* (Hasselt, 1904 - Bruxelles, 1974) avait commencé à écrire en français avant d’opter pour la langue néerlandaise. Il a publié des pièces de théâtre, des contes, de la poésie, des romans (dont on a pu relever la touche surréaliste) sans toutefois parvenir à se faire un nom. Spoken in de dwaaltuin (Fantômes dans le labyrinthe, 1956) est le seul de ses livres qui semble avoir franchi la frontière néerlandaise, De zingende kat (Le Chat qui chante, 1962) le seul à avoir été traduit en français (n° 4, collection Zénith, éd. Wellprint, 1966, trad. Charles Cordier). Un de ses poèmes (« Berceuse ») figure dans l’édition bilingue Anthologie de la poésie néerlandaise. Belgique 1830-1966 que l’on doit à Maurice Carême. Ami de Michel de Ghelderode, R.J. Seghers a d’ailleurs œuvré comme traducteur. Il a transposé en néerlandais quelques textes d’auteurs d’expression française (Charles Cordier) et a parfois traduit en français certains de ses confrères et compatriotes, en particulier les poètes qu’il a réunis dans une Anthologie de Poètes Flamands (1920-1942), le n° 93 des « Cahiers du Journal des Poètes » (100 exemplaires de luxe sur Featherweight dont 50 numérotés de 1 à 50 portent le signe du cœur couronné et 600 exemplaires sur Vélin, imprimés sur les presses de l’imprimerie Van Doorslaer de Bruxelles le 18 février 1942).

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    Dans son avant-propos, le traducteur nous dit qu’il s’est laissé guidé par le hasard, son tempérament et par sympathie pour puiser dans vingt années de publications diverses. En moins de 100 pages, il propose un, voire deux poèmes de 35 écrivains différents (lui compris), en retenant même trois de Pieter Buckinx (1903-1987) et cinq de Paul van Ostaijen. Il a réparti les traductions (qui ne sont pas accompagnées des originaux et qui ne cherchent pas à restituer la rime) en neuf thèmes : La foi, La mère, Le rêve, La joie, L’amour, La mer, L’inquiétude, La révolte, La mort. Citons un poème sans titre du volet central :

     

    Ce qui, plus loin qu’un nom

    est dans l’air, dans l’eau, sur la terre

    devient réalité quand tu parles

    et proche de moi, comme ta main :

     

    L’animal rapide et finement ciselé,

    l’oiseau et le jeune bateau,

    passent, – nouveau sortilège –, dans le vent

    qui souffle de tes lèvres ;

     

    Haut, loin, profondément, la vie

    fera son voyage, – mais l’origine

    en reste à la bouche ivre,

    ô barque blanche, gazelle, compagne.

      

     

    René Verbeeck (1904-1979)

     

     

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    Quelques remarques sur ce volume


    Daisne1.jpg- le poème « Fatigues » de Johan Daisne (1912-1978) - Gantois qui a inspiré deux films à André Delvaux et dont on peut lire en français un certain nombre d’œuvres, par exemple le beau roman Les Dentelles de Montmirail (trad. de Als kantwerk aan de kim, 1964) situé en grande partie dans le Comtat Ve- naissin - a été écrit en français par l’auteur.

    - le poème « Ô songer qu’il existe encore… » de Paul Verbruggen (1891-1966) a été transposé par la traductrice de ce dernier, Jane Molloy.

    - deux auteurs qui figurent dans cette anthologie ne sont pas à ce jour répertoriés dans la Bibliothèque numérique de la littérature néerlandaise (www.dbnl.org) : Trudo Hoe- waer et Joris Debruyne (orthographié De Bruyne dans le corps même de l’anthologie).

    - coïncidence amusante, alors que le 22 février 1942 était imprimé dans la clandestinité Le Silence de la mer de Vercors, quatre jours plus tôt était sorti des presses bruxelloises un poème de Ferdinand Vercnokke (1906-1989) portant le même titre. On peut d'ailleurs voir dans deux ou trois poèmes un appel silencieux à résister à l'occupant. 

    - la table des matières présente quelques coquilles : il convient par exemple de lire Paul de Ryck (et non Paul de Dyck), Luc Indestege (et non Luc Idestegen).

    - l’anthologie comprend trois strophes de Bert Decorte (1915-2009), poète qui a laissé de nombreuses et brillantes traductions d’auteurs français (Baudelaire, Villon, Apollinaire, Louise Labé…) ; d’autres auteurs présents dans le volume ont aussi traduit, mais de façon plus occasionnelle, des écrivains d'expression française.

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    Dictionnaire des Littérateurs, Maison Larcier, Bruxelles, 1946, p. 40

     

    * Un aperçu sur la vie et l’œuvre de Réné J. Seghers a été publié sous la plume de Paul Leenders dans Limburgse monografieën, 1993, n° 14.

     

     

     

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    deuxième de couverture

     

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    quatrième de couverture

     

     

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