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Le dossier thématique de ce numéro 9/2015 de Deshima est consacré à l'étude de la correspondance entre savants francophones et néerlandais. Ces lettres sont révélatrices de la richesse des échanges intellectuels qui eurent lieu au cours du XVIIIe siècle dans les milieux jansénistes et, d’autre part, aux XIXe et XXe siècles dans les milieux académiques, en particulier au sein des communautés des historiens, anthropologues, sociologues et indianistes. L’analyse de ces correspondances, pour la plupart inédites, permet de mieux saisir le contexte de la circulation des idées de l’époque ainsi que les contenus de ces transferts intellectuels qui n’apparaissent pas toujours ouvertement dans les ouvrages publiés.
SOMMAIRE
Correspondance savante
Thomas Beaufils, Guillaume Ducœur – Avant-propos
Philippe Moulis – Une correspondance clandestine. Les jansénistes de la France septentrionale et des Provinces-Unies de la bulle Unigenitus à 1724
Annick Fenet – « Au-dessus des intérêts strictement nationaux ». La correspondance orientaliste de Senart à Snouck Hurgronje de 1909 à 1927
Thomas Beaufils – Marcel Mauss, la Hollande et les Hollandais. Correspondance de 1898 à 1938
Christophe de Voogd – Histoire d’une collaboration avortée. La correspondance entre les fondateurs des Annales et Johan Huizinga
Guillaume Ducœur – « Nous avons combattu ensemble ». Correspondance de Georges Dumézil et Jan de Vries de 1949 à 1964
Dan Dana – « L’étrange et beau univers du germanisme ». Correspondance de Mircea Eliade et Jan de Vries de 1955 à 1963
Savants mélanges
Viola Eshuis – Wim T. Schippers : l’enfant rebelle des médias
Pierre-Brice Stahl – Énigmes et nature des protagonistes dans la Hervarar saga ok Heiðreks et le Vafþrúðnismál
Littérature des pays du Nord
Nathan Trantraal – Vache enragée (poèmes traduits de l’afrikaans par Pierre-Marie Finkelstein)
Kaspar Colling Nielsen – Le Pélican (nouvelle traduite du danois par Catherine Jaegler)
A. Alberts – Le roi est mort (nouvelle tirée du recueil Îles, traduit du néerlandais par Kim Andringa)
Edvard Hoem – Complications amoureuses (texte traduit du nynorsk par Linnea Savio)
Tom Van de Voorde – Poèmes (traduits du néerlandais par Daniel Cunin)
À l’occasion du Marché de la Poésie 2015 où la Belgique est l’hôte d’honneur, la revue Nunc consacre un cahier à quelques poètes flamands. Les voix flamandes franchissent non sans mal la frontière. Tout au plus le lecteur français sera-t-il en mesure de mentionner le nom de l’auteur du Chagrin des Belges, Hugo Claus. La tradition jacobine ayant fait son possible pour éradiquer le flamand de France, on en a oublié que l’un des principaux auteurs d’expression néerlandaise du temps de Louis XIV était un Dunkerquois, le dramaturge Michel de Swaen. Il est vrai que par la suite, les lettres de ces contrées septentrionales ont connu un déclin sans pareil qui s’explique notamment par la domination étrangère, la mainmise du français sur les élites ainsi que par la prédominance d’une société rurale plutôt pauvre, mosaïque de dialectes. Sans doute alors, ainsi que le formule un écrivain néerlandais, « le voyageur cultivé éprouvait-il une réelle déception en entendant le cul-terreux qu’il croisait dans les champs parler un dialecte bas francique occidental inintelligible ».
Jos de Haes, Poèmes
Rayonnantes au Moyen Âge – il suffit de songer à Hadewijch et à Ruusbroec –, les lettres flamandes sont peu à peu parvenues à renaître de leurs cendres sous l’impulsion de deux figures, le romancier populaire de père français Henri Conscience (1812-1883) et le prêtre-poète Guido Gezelle (1830-1899). Liée consubstantiellement aux combats menés par le Mouvement flamand en faveur d’une reconnaissance de la culture autochtone, cette renaissance s’est poursuivie durant une bonne partie du XXe siècle. Si la prose a connu quelques sommets – on songe en particulier au grand ami de Maeterlinck Cyriel Buysse (1859-1932), au styliste hors pair Maurice Gilliams (1900-1982), au phénoménal Louis Paul Boon (1912-1979) et à Hugo Claus (1929-2008) –, la poésie n’a pas été en reste grâce en particulier à Paul van Ostaijen (1896-1928), Jos de Haes (1920-1974), Christine D’haen (1923-2009) ou encore Hubert van Herreweghen. Des recueils disponibles en traduction française donnent une petite idée de la diversité actuelle de cette poésie de Flandre (1). Bien des décennies après Charles Van Lerberghe, Max Elskamp, Georges Eekhoud, Émile Verhaeren, Georges Rodenbach et autres Maeterlinck, et quelques années après la disparition de Paul Willems et de Guy Vaes, rares sont encore les Flamands qui édifient une œuvre en français et non en néerlandais (on songe aux poètes Elke de Rijcke et Jan Baetens ainsi qu’aux romancières Françoise Mallet-Joris et Nicole Verschoore). (2)
Christine D'haen
Le cahier publié dans Nunc s’arrête sur quelques œuvres (Anton van Wilderode ; Christine D’haen ; Hubert van Herreweghen ; Claude van de Berge ; Patrick Lateur) qui dénotent une certaine complicité entre écriture et démarche spirituelle. Elles se terminent, sous la plume de Peter Holvoet-Hanssen, par un hommage à Paul van Ostaijen, grand rénovateur de la poésie en Flandre.
Autre poète de premier plan à l’honneur dans ce numéro de Nunc : Jean-Pierre Lemaire. Cet auteur qui a grandi en Flandre française se livre au fil d’une discussion avec la rédaction de la revue et fait l’objet de pages tout aussi bigarrées que remarquables de Cathia Chabre, Christophe Langlois, Yves Leclair… Le philosophe Bruno Latour se confie lui aussi dans un entretien et malmène bien des idées reçues (sur l’écologie, la théologie, etc.) tandis que Pascal Boulanger nous entraîne, à la suite de saint Augustin, loin des « dupeurs dupés » et des « bavards muets ». Les amateurs de séries télévisées (américaines) sont également à la fête : le cahier « Métaphysique en séries » ouvre en effet une réflexion sur la dimension existentielle de ces productions grand public. À lire aussi des poèmes, entre autres de Nicolas Waquet, ainsi que l’habituel « cahier critique ».
(1) Entre autres des recueils (bilingues ou non) de Leonard Nolens, Hedwig Speliers, Paul Bogaert, Lut De Block, Els Moors, Paul Claes, Luuk Gruwez, Stefan Hertmans, Jan H. Mysjkin, Stefaan Van den Bremt, Miriam Van hee, Dirk van Bastelaere, Andy Fierens…
(2) Autres auteurs flamands ayant choisi le français : André Baillon (1875-1932), Franz Hellens (1881-1972), Marie Gevers (1883-1975), Paul Neuhuys (1897-1974), Suzanne Lilar (1901-1992) Alain Germoz (1927-2013), Jacques Brel (1929-1978)… Auteurs flamands ayant écrit ou écrivant dans les deux langues : Cyriel Buysse (1859-1932), Caecilia Ameye (1879-1953), Clément Pansaers (1885-1922), Jean Ray (1887-1964), Paul-Gustave van Hecke (1887-1967), André de Ridder (1888-1961), Roger Avermaete (1893-1988), Paul van Ostaijen (1896-1928), Michel de Ghelderode (1898-1962), Rose Gronon (1901-1979), Michel Seuphor (1901-1999), Marc. Eemans (1907-1998), Remy de Muynck (1913-1979), Marie-Jo Gobron (1916-2008), Albert Bontridder (né en 1921), Jacqueline Ballman (1922-2000), Freddy de Vree (1939-2004), Henri-Floris Jespers (né en 1944), Jacques De Decker (né en 1945), Francis Cromphout (né en 1947), Frans de Haes (né en 1948), Herman Portocarero (né en 1952)…
Originaire de Flandre occidentale, Patrick Lateur considère la poésie, mais aussi son travail de traduction (l’Iliade en pentamètres iambiques) « comme une quête d’envergure au cœur de la culture classique et plus largement de la culture occidentale en partant du sentiment que l’on y formule des questions qui trouvent un écho en nous ». À ses yeux, le monde prend souvent la forme d’« une seule et grande tapisserie de textes » ; si le tronc de notre culture a disparu, « les racines et les mots demeurent ». Ainsi se ressource-t-il aux deux histoires constitutives qu’offrent les traditions gréco-romaine et chrétienne tout en explorant les liens qu’elles ont tissés. Son aspiration à l’authenticité passe par la fidélité à des formes traditionnelles ; ses poèmes se présentent comme des miniatures qui revisitent vestiges et destins marquants, autant de petits miroirs dans lesquels nous sommes invités à nous contempler à l’aune de monuments de l’histoire de l’art et de la spiritualité.
Patrick Lateur, portrait du traducteur
(en néerlandais, vidéo : Joke Nijssen)
Ma sœur la mort
Pose-moi nu sur cette terre nue,
de poussière et de cendre asperge-moi,
marque-moi du Tau de l’Alliance ancienne.
Tout est parti un jour de cet endroit,
où la porte de la vie s’est ouverte,
où nous avons vécu en frères ; là
je veux passer en Lui. « Ma voix exhorte
le Seigneur, je L’invoque de ma voix. »
Rasant la cabane, des alouettes,
gênées par la brune, ne tardent pas
à s’élever pour louer la muette
voix du ménestrel qui Dieu glorifia.
Patrick Lateur
traduit du néerlandais par D. Cunin
Des poèmes de Patrick Lateur paraissent en traduction française dans le Cahier « Voix poétiques de Flandre » de la revue Nunc, n° 36, 2015. Poète, essayiste et traducteur, le Flamand, qui voue une véritable passion à l’Italie, a consacré un recueil à saint François : De speelman van Assisi (Le Ménestrel d’Assise, Gand, Poëziecentrum, 1994), repris dans Rome & Assisi (Louvain, P., 1998). En 2015, les éditions P., établies à Louvain, ont édité une anthologie de ses œuvres poétiques sous le titre In tegenstroom (À contre-courant), présentée par Jooris van Hulle.
Autour de la personne de Lateur, la chaîne flamande VRT a diffusé cette année un documentaire « Les Flamands & Rome » en quatre volets. Quant à son mystère de la Passion, Lente in Galilea (Printemps en Galilée, Anvers, Halewijn, 2014), il connaît 25 représentations cette année à Tegelen (Pays-Bas) devant des dizaines de milliers de spectateurs.
Fondée en 2002, la revue Nunc consacre, sous la direction de Marie-Hélène du Parc Locmaria, le dossier de sa dernière livraison à la Néerlandaise Etty Hillesum, née voici un siècle et dont les écrits connaissent un vif succès dans le monde francophone. Comme les précédents, ce numéro 34 se double d’une édition de luxe, un tirage limité proposant une œuvre originale de l’artiste invité, dans le cas pré- sent François-Xavier de Boissoudy.
Sur la base de quelques documents qui n’étaient pas encore accessibles en français, Philippe Noble – qui a donné les traductions Une vie bouleversée (1985) et Lettres de Westerbork (1988) avant de s’adjoindre la collaboration d’Isabelle Rosselin pour transposer en 2008 l’intégralité des Écrits d’Etty Hillesum – revient sur les dernières semaines des membres de la famille Hillesum.
Ce dossier, précise l’introduction, « tire son unité d’un fil conducteur : comment Etty Hillesum donne-t-elle la parole à d’autres ? Le premier article tentera une réflexion sur l’engendrement et l’enfantement par la parole, ainsi que les raisons de l’audience d’Etty Hillesum. […] Dans sa contribution, Ingmar Granstedt […] raconte dans toutes ses nuances la conversion accomplie par Etty Hillesum dans ses relations aux autres. La lecture des œuvres de C. G. Jung a joué dans ce parcours un rôle important, comme l’explique Nadia Neri.
« La spiritualité d’Etty Hillesum est avant tout un chemin intérieur qui se prête à des lectures multiples. Aucune n’épuise l’œuvre, mais leur faisceau nous aide à l’ouvrir en nous. Monique-Lise Cohen nous révèle le terreau juif et hassidique des écrits d’Etty Hillesum. Karima Berger nous offre une méditation sur la découverte de l’intériorité et du nom de Dieu par la jeune femme. François Marxer revient sur ce qui rapproche et ce qui sépare Etty Hillesum de R. M. Rilke qu’elle a tant aimé lire et leur façon de parler de Dieu. Un dernier article offre une lecture du parcours de la Néerlandaise à l’aune de la sentence de saint Augustin : ‘‘aime et fais ce que tu veux’’. »
Mischa Hillesum
Pour notre part, il nous a semblé utile de proposer, au sein de cet ensemble, un sobre compte rendu d’un ouvrage dont aucune traduction n’est annoncée dans les pays voisins de la Hollande : Jan Willem Regenhardt, Mischa’s spel en de ondergang van de familie Hillesum (Le Jeu de Mischa et la fin de la famille Hillesum), suivi d’une postface sur l’œuvre musical de Mischa Hillesum par Leo Samama, Amsterdam, Balans, 2012. Ce sont ces quelques paragraphes purement informatifs que nous reproduisons ci-dessous.
M.-H. du Parc Locmaria, « Introduction », p. 25-27.
Philippe Noble, « La fin de la famille Hillesum : Westerbork et après », p. 28-32.
Daniel Cunin, « Au sujet de Mischa », p. 33-34.
Laurence Brisset, « Un tout petit mot à dire », p. 35-36.
M.-H. du Parc Locmaria, « Le souffle d’une écriture ou l’Engendrement par la parole. Etty Hillesum : pourquoi une telle audience ? », p. 37-43.
Ingmar Granstedt, « Des relations sans fin », p. 44-52.
Nadia Neri, « Etty Hillesum et C. G. Jung », p. 54-56 (traduit de l’italien par Anne Thielen).
Monique-Lise Cohen, « Etty Hillesum. Chemin de prière et d’écriture (la voix et la patience) », p. 58-71.
François Marxer, « Etty Hillesum, lectrice de Rainer Maria Rilkeou les amours d’une belle infidèle », p. 80-91.
M.-H. du Parc Locmaria, « La loi de l’amour », p. 92-96.
Marianne Boer joue les deux préludes de Mischa Hillesum, ses seules oeuvres
Vie de Mischa et fin des Hillesum
Le livre Le Jeu de Mischa et la fin de la famille Hillesum narre l’existence du benjamin de la famille Hillesum, Mischa, né en 1920, musicien prodige qui dès l’âge de six ans stupéfie son monde en interprétant des morceaux très difficiles au piano. L’auteur a mené des recherches sur les personnes que mentionne Etty dans son Journal ; le résultat de ce travail a été intégré dans les notes de l’édition définitive des écrits de la jeune femme. Il avait toutefois conservé de nombreux documents sur Mischa. La découverte récente de partitions du garçon l’a incité à replonger dans ses archives et à écrire cet ouvrage. On a entre les mains une biographie du musicien en herbe en même temps que le tableau de toute une famille. Ces pages viennent éclairer dans une certaine mesure celles laissées par Etty.
Le titre renvoie à un récit célèbre de l’un des écrivains majeurs des Pays-Bas, Gerard Reve (1923-2006) : De ondergang van de familie Boslowits (La Fin des Boslowits, 1946). Cette œuvre décrit avec une grande sobriété les dernières années d’une famille juive hollandaise durant l’occupation nazie. On assiste à leur « crépuscule » à travers les yeux d’un enfant dont les parents sont liés aux Boslowits (1).
Utilisant entre autres les données qu’il a pu recueillir il y a un certain nombre d’années, dont de nombreux témoignages de personnes ayant connu les Hillesum, Jan Willem Regenhardt insère dans son propos, qui suit une trame chronologique assez souple, tout ce que l’on sait sur chacun des cinq membres de la famille, des origines des parents et de leur rencontre à leur déportation (lieu et époque probables de leur mort respective). La personnalité singulière du jeune Mischa – sans doute l’un des plus grands talents pianistiques de l’Europe du XXe siècle – permet de donner corps à cette histoire. Comme les autres membres de la famille, le garçon se distinguait par un côté génial et une grande fragilité. La « folie » des cinq Hillesum constitue ainsi un fil rouge passionnant à suivre. Très cultivés, les enfants n’ont reçu de leurs parents si dissemblables l’affection ni l’attention qui auraient pu leur fournir un réel équilibre.
Beaucoup de témoignages viennent étayer ce qu’Etty avance sur sa mère Rebecca (Riva), une femme à la fois distinguée et séduisante, mais par ailleurs incapable d’exploiter ses talents en raison d’une personnalité instable. Homme effacé, Louis, le père, est un érudit et mélomane qui se réfugie dans ses ouvrages sur l’Antiquité après avoir renoncé à une carrière de rabbin et s’être détourné de la tradition ; à la tête du lycée classique de Deventer, ce petit homme laid et timide, féru de philosophie stoïcienne, compense son manque d’assurance par le recours à une discipline de fer. Jaap, le cadet, passionné lui aussi de musique (les compositeurs les plus modernes, le jazz), semble doué pour la poésie ; il fait des études de médecine plutôt brillantes mais sombre dans des crises de schizophrénie. Pour ce qui est d’Etty, Le Jeu de Mischa revient sur ses aspirations, ses premières tentatives d’écriture, ses premières amours, les milieux politiques (sionistes et autres) qu’elle fréquente ainsi que sur ses troubles psychiques ; bien entendu, l’auteur ne se prive pas de citer des passages du Journal.
À l’âge de 11 ans, Mischa quitte Deventer et ses parents ; il est placé dans une famille juive d’Amsterdam, ville où il peut suivre une formation musicale correspondant mieux à ses dons. Mais en six ans, il ne connaîtra aucune stabilité : adresses et familles d’accueil se succèdent. Grand interprète de Chopin, il apprécie aussi beaucoup Stravinsky, Ravel et Kurt Weill, compositeurs encore peu goûtés et absents de l’enseignement au conservatoire. Le garçon écrase alors par son talent Alex Zwaap qui deviendra pourtant l’un des compositeurs hollandais les plus joués. Il fréquente un collège d’élite où il se sent bien et obtient de très bons résultats. Mais comme son frère et son père, il est lui aussi placé par périodes dans une institution psychiatrique. L’adolescent au visage d’enfant suit les cours de piano du jeune George van Renesse, reconnu comme l’un des plus grands pianistes néerlandais. Pour une raison administrative, Mischa abandonne toutefois sa scolarité. Son père souhaite le voir se consacrer plus pleinement encore au piano ; pour le reste, il entend qu’il suive des cours privés.
Mischa & Etty au piano, 1935
George van Renesse et Mischa deviennent très proches l’un de l’autre, mais le professeur ne peut guère apprendre grand-chose à son élève tant ce dernier est doué. À peine âgé de 14 ans, le benjamin des Hillesum donne son premier grand concert : son talent est reconnu par les plus grands spécialistes et des compositeurs renommés. Quand, un jour de 1938, il se produit à Amsterdam, son jeu impressionne une nouvelle fois l’assistance, mais tout le public a pu remarquer qu’il était totalement perdu dans son monde : on est obligé de l’asseoir devant le piano car, totalement désorienté, il ne sait pas ce qu’il fait sur la scène. Depuis son départ du collège, il ne connaît aucune stabilité. À peine sorti de l’enfance, il a probablement été troublé par l’affection que lui a portée une femme bien plus âgée que lui et qui l’a déniaisé. Malgré le succès que le beau garçon recueille auprès de la gent féminine, il restera toujours attaché à cette « protectrice » chez qui il demeure. Peu après le concert de 1938, Mischa est interné dans un hôpital psychiatrique juif qui accueille alors 900 patients, un véritable village où la thérapie par le travail et la religion prévaut – pour l’adolescent une première expérience dans un cadre dominé par la tradition juive.
encre de F.-X. de Boissoudy
Si Etty a pu garder un certain contrôle sur ses défaillances psychiques, il n’en est pas allé de même de ses frères. Mischa ne faisait qu’un avec son piano, il perdait tout contact avec la réalité, en particulier lorsqu’il se produisait dans un cadre solennel. Raison pour laquelle il n’obtiendra pas de bourse pour étudier à l’école Normale de Musique de Paris fondée en 1919 par Cortot alors même qu’aucun concurrent ne lui arrivait à la cheville. Mischa passe une année dans le service psychiatrique, subissant un traitement lourd car il a souvent un comportement imprévisible ; il se dit lui-même schizophrène. Il retourne ensuite vivre à Deventer chez ses parents où l’harmonie est loin de régner.
Pendant l’occupation du pays par les nazis, Louis Hillesum perd les fonctions qu’il occupait. Plusieurs personnes tentent de le convaincre de se cacher, mais il refuse. Cet homme qui n’a rien d’un Don Juan a alors une liaison passionnée avec une femme beaucoup plus jeune que lui, une de ses anciennes collègues. Fin 1942, les Allemands forcent la famille à quitter le domicile de Deventer ; comme la plupart des juifs de province, on leur attribue bientôt une adresse à Amsterdam. Là, Mischa et sa sœur, par exemple à l’occasion de concerts privés clandestins, côtoient de nombreux artistes juifs qui ont fui l’Allemagne. En juin 1943, Louis, Riva et Mischa font partie d’une grande rafle et sont conduits à Westerbork où Etty travaille. Malgré d’ultimes tentatives, ils n’échapperont pas à la déportation. Certains ont essayé d’obtenir la libération de Mischa (et de ses proches) en mettant en avant son talent hors du commun. Mais il semble que les démarches entreprises par sa mère aient fortement déplu à des militaires allemands de haut rang. Jaap est pour sa part arrêté quelques semaines plus tard. L’auteur décrit la fin probable que chacun a connue. Peu après son arrivée à Auschwitz, Mischa a été transporté à Varsovie pour aider à déblayer les ruines du ghetto. C’est là qu’il meurt.
Ce récit bien écrit est suivi (p. 273-284) d’un essai du compositeur Leo Samana sur les œuvres laissées par Mischa (dont un enregistrement) qui font l’objet du CD qui accompagne le livre.
L’ouvrage se referme sur des remerciements, les notes (p. 287-315), la mention des sources (p. 316-320) et un index des noms (p. 321-326).
Daniel Cunin
(1) Il existe une traduction française de ce texte : Gerard Reve, « La fin des Boslowits », traduction de Liliane Wouters, in Nouvelles néerlandaises des Flandres et des Pays-Bas, préface de Victor E. van Vriesland, Paris, Seghers, 1965, p. 258-277.
documentaire (en néerlandais) sur Mischa Hillesum
avec la participation de son biographe
Etty Hillesum : Le Journal d'une âme, de Claire Jeanteur
« Guy Vaes (1927-2012) fut longtemps l’auteur d’un livre, qui se nimba bientôt d’une aura mythique : Octobre, long dimanche. Il parut en 1956, l’auteur avait trente ans. Il y avait été préparé par une enfance et une jeunesse dans le milieu des intellectuels francophones d’Anvers […] Très lettré, Vaes était collaborateur de la revue Lumière dirigée par son beau-frère Roger Avermaete. Le fils de ce dernier, devenu sous le nom d’Alain Germoz homme de lettres et journaliste, deviendra l’ami et complice de toujours de son cousin. […] L’exode, puis l’occupation, sont une nouvelle occasion de se gaver de lectures : Kafka, Woolf, Melville, Faulkner, qui fourniront plus tard la matière d’analyse d’un superbe essai sur le temps, La flèche de Zénon. Une certaine conception d’un présent absolu s’y précise, que l’on suit comme un fil d'Ariane dans les romans.
[…] Les besognes alimentaires, en l’occurrence journalistiques, l’empêchant de se consacrer en suffisance à l’écriture, la photographie va, durant plus de vingt ans, compenser le manque. Londres en est le point focal : un livre de méditation urbaine, Londres ou le labyrinthe brisé va être complété par un album où textes et clichés alternent, Les cimetières de Londres.
En 1983 paraît enfin le deuxième roman, L’Envers, et le flux fictionnel repart pour de bon avec ce livre qui sera couronné la même année par le prix Rossel. […] Le tempo de parution des romans, dès lors, s’accélère relativement. L’Usurpateur paraît en 1993 avec une préface de l’auteur flamand Hubert Lampo, qui suggère de qualifier le réalisme pratiqué par Vaes non pas de magique, comme on le fait d’ordinaire, mais plutôt de mythique : le roman de s’inspire-t-il pas du labyrinthe et de son Minotaure ? » (source : arllfb)
Le poème « Amsterdam » reproduit ci-dessous est emprunté au recueil Échanges poétiques, Anvers, Librairie des Arts, 1962 – Prix Auguste Michot 1963 –, qui réunit des vers d’Alain Germoz (1920-2013), Robert Havenith, Paul Neuhuys, Saint-Rémy, Étienne Schoonhoven et Guy Vaes – autrement dit un recueil d’Anversois d’expres- sion française. L’ensemble est préfacé par Pierre de Lescure et rehaussé d’un dessin à l’encre de Chine de Rik Wouters, L’Artiste et sa compagne. Écoutons des bribes du salut de Pierre de Lescure, auteur entre autres d’un Souviens-toi d’une auberge (1937), roman des Flandres (l’éditeur a exercé une critique constructive sur la prose de Vaes dans les années cinquante ; c’est lui qui, chez Plon, a publié Octobre, long dimanche) : « Ma Flamande, c’est une ville où je suis arrivé, souvent, pour y chercher, sans bien le savoir, le printemps qui viendrait. Parfois, en plein hiver, quand il pleut sur l’Escaut et que le ciel reste cendré. Où que je sois, même à l’intérieur d’une maison, je reconnais le souffle du printemps. Comment appeler autrement le petit bonheur qui, à Anvers, me saisit en toutes saisons ? […] C’est une ville de Flandre pleine de tout le Nord qui existe en moi. Mais Anvers, ai-je connu son espace invisible, sa musique illimitée, lorsqu’un matin de septembre, je l’ai regardée, et, là, vivaient cette fraîcheur d’aube embrumée, ce parfum des jeunes troncs lisses chargés sur les péniches, l’inexprimable mystère d’une ville faite de pierres et d’eau, et que j’appelle, aujourd’hui, la venue d’un printemps ? Ce printemps, ce perpétuel commencement anversois, cette déchirure de la nuit, cette vibration blonde d’une femme se reflètent-ils dans le miroir des poèmes de ce recueil ? »