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flandre - Page 2

  • Plus jamais d’après la Nature

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    Un essai de Paul Demets

      

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    Paul Demets (photo : HLN)

     

    « Plus jamais d’après la Nature » est un texte écrit par le poète belge Paul Demets à la demande de Passa Porta, maison internationale des littératures à Bruxelles, dans le cadre d’Ecopolis 2020

    (18 octobre, Kaaitheater).

     

    Le poème « Le temps qu’il fait » figure en langue originale dans

    l’anthologie Zwemlessen voor later publiée fin octobre 2020

    aux éditions Vrijdag à l’initiative du collectif www.klimaatdichters.org.

     

     

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    Plus jamais d’après la Nature 

     

    « Ça suffit ! s’exclame-t-on en cette ère covidienne. On est enfermés depuis trop longtemps. Allons faire une balade dans la nature. » Mais existe-t-elle bien, la Nature ? Si je la gratifie d’une majuscule, c’est parce que, j’en ai bien peur, nous l’absolutisons, parce que nous voyons en elle un sanctuaire, un refuge, un abri, un salon de massage tant pour le corps que pour l’esprit.

    Des romantiques tels que le philosophe franco-suisse Jean-Jacques Rousseau et le poète britannique William Wordsworth ont tenté de jeter un pont entre elle et l’homme. Mais était-ce vraiment nécessaire ? Nous arrive-t-il de ne pas être reliés à la nature ? Pour l’être, nous faut-il impérativement courir les bois et les champs, gravir des collines ? Sommes-nous tous des promeneurs qui, à l’instar du Voyageur contemplant une mer de nuages (vers 1817-1818) – le tableau emblématique de Caspar David Friedrich –, s’aventurent dans la nature ?

    paul demets,poésie,belgique,flandre,traduction,daniel cunin,écologie,passa porta,ecopolisSommes-nous ce solitaire perché sur un sommet, face à une mer de brume et des chaînes de rochers, dominant un paysage qui revêt un caractère sublime de par son immensité écrasante ? Contemplons-nous quelque chose qui existe en dehors de nous-mêmes ? Est-ce vraiment le cas ? Ne vivons-nous pas plutôt en permanence au milieu de l’environnement qui est le nôtre ? La nature ne saurait être l’Autre, une personne à qui nous rendons visite quand nous en éprouvons l’envie. On dirait bien un canevas sur lequel nous projetons nos humeurs. Une personne censée nous sauver de notre solitude, censée nous guérir. Donnez-moi la nature bien plutôt que la Nature ! À mes yeux, le plantain lancéolé sur le bord des routes fait lui aussi partie de la nature. Ne nous aide-t-il pas, au reste, à combattre certaines affections cutanées ?

    Pourquoi, d’ailleurs, toujours en revenir à la dichotomie entre ville et campagne, entre culture et nature ? Faut-il se tenir en haut d’un rocher pour voir cette dernière ? N’est-elle présente que dans les régions rurales ? Désigné « poète rural de la Flandre orientale » pour la période 2016- 2019, je suis parti à la recherche de la nature dans les campagnes en question. J’ai vu beaucoup de prés où paissaient naguère des vaches. Ce sont à présent des parcelles bien délimitées où les chevaux attendent leurs cavaliers du dimanche. J’ai visité des fermes industrielles. Elles ressemblent à des usines. J’ai vu tourner les pales géantes des éoliennes. J’ai emprunté les sentiers de randonnée d’espaces protégés, bien signalisés. Les panneaux offrent des informations sur l’histoire de ces paysages en grande partie disparus. J’ai appris qu’on y a réintroduit certains arbres et arbustes menacés. Là, je n’ai pas trouvé la Nature. Ne l’ai plus retrouvée. Mais nombre d’éléments de la nature, si. Heureusement d’ailleurs.

    paul demets,poésie,belgique,flandre,traduction,daniel cunin,écologie,passa porta,ecopolisJe crois en la Dark Ecology telle que la conçoit le philosophe britannique Timothy Morton dans son livre éponyme : si nous tenons à conserver une planète habitable, il convient de revisiter la notion de « nature ». De renoncer à la distinction entre « le naturel » et « le non naturel ». Sans doute serions-nous mieux lotis si nous évaluions l’interaction entre l’organique, le biologique et le technologique, chacun ayant une valeur en propre. En l’espèce, je renvoie à l’ontologie orientée vers l’objet de Graham Harman. Selon cet auteur, tous les objets, humains comme non humains, se valent.

    À juste titre, Timothy Morton avance qu’il nous faut dépasser le « corrélationnisme », cette conception selon laquelle tout tire son droit à exister d’un rapport à l’intelligence humaine ou au langage. Ceci alors même que tant de choses nous échappent. Et n’est-ce pas beau d’ailleurs ? Il s’agit de la beauté du déclin, de la déchéance, de la laideur. Toujours selon Morton, nous sommes reliés à tout ce qui nous entoure. Cesser de regarder la nature en la tenant systématiquement à distance nous permettra de prendre conscience que nous avons perdu tout véritable contact avec elle. Nous nous sommes élevés au-dessus d’elle.

    En conséquence, il convient de renoncer à opérer une distinction entre les formes de vie humaines et celles non humaines. Il me semble qu’il s’agit là de la meilleure façon de se défaire de l’anthropocentrisme. Parler de la différence entre la nature et ce qui ne relève plus d’elle ne fait désormais plus sens, pour la simple raison que la nature cesse peu à peu d’exister. Ne la détruisons-nous pas par notre mode de vie, en toute conscience des conséquences désastreuses qu’il implique ? Les rapports climatologiques en disent long sur la situation. Or, tout le monde sait ce qu’il faut faire. Mais on traîne, on nie les choses, on détourne le regard. D’ici quelques décennies, il ne restera plus rien de la Nature. Apparemment, c’est ce que nous voulons.

    De hazenklager, récent recueil de P. Demets

    paul demets,poésie,belgique,flandre,traduction,daniel cunin,écologie,passa porta,ecopolisMalgré tout, il existera encore de la nature. Nous vivons toujours plus sur un terrain postindustriel pollué, nous dorant la pilule au milieu d’un bric-à-brac qui traîne partout, ceci parmi une magnifique végétation exubérante et envahissante de joncs des bois, de souchets tubéreux, de grands hochets jaunes, de berces du Caucase, de crételles des prés, de robiniers, de peupliers de Hollande… C’est ce que je voudrais appeler la re-nature : un nouveau type de nature qui naît sur nos détritus et au milieu d’eux. Des cellules qui prolifèrent dans un incubateur. Plus sensuel, tu meurs. Un écosystème est en train de germer, de se disséminer et de se réinventer, un scénario catastrophe annonçant la fin de la Terre. Un environnement voit le jour, au sein duquel nous vivons et dont nous ne sommes plus le centre, quand bien même nous persisterions à penser le contraire. Ceci pendant que les mousses envahissent joliment les murs, que les herbes poussent dans les fissures de l’asphalte, que les branches soulèvent les tuiles et que le lierre colonise le béton… Qu’y a-t-il de mal à ce qu’un arbre pourrisse à l’endroit même où il s’est affaissé ? Il constitue un riche apport nutritif. Ou comment croître sur l’humus du déclin, de la déchéance…

    J’aime la végétation qui pousse sans retenue là où elle n’a pas sa place. Voilà pourquoi l’œuvre de Lois Weinberger, décédé le 21 avril dernier, me tient tant à cœur. Prenez sa création Brennen und gehen (1992). À Salzbourg, dans la rue, il a ôté des dalles pour faire pousser des plantes qui font référence à la brûlure et à la marche : l’ortie et le chénopode (littéralement patte-d’oie). Restait aux piétons à s’écarter du trottoir. Force leur était de porter un regard neuf sur cette végétation qui se substituait à la pierre, au béton. Cet artiste autrichien montrait une prédilection pour les « plantes rudérales », celles qui poussent dans un milieu modifié par l’activité ou la présence de l’homme : terre-plein central, ballast (photo ci-dessous), friches… celles qui, dans leur entêtement, symbolisent la liberté de l’imaginaire. Elles sont un « non » à l’ordre que nous voulons instaurer partout, y compris dans la nature. Ainsi que le formule Weinberger : « Étant indomptée, la végétation sauvage qui fleurit sur des terres incultes post-industrielles et à la périphérie des villes, est plus ‘‘naturelle’’ que les zones étroitement contrôlées de la ‘‘naturalité’’ de la société actuelle. Les plantes rudérales sont la sous-classe omniprésente du monde végétal, la ‘‘masse’’ prête à percer à la surface de la ville en toute occasion et à briser le contreplaqué de la stabilité et de l’ordre humains. »

    L’Autrichien plaide en faveur d’un trop peu d’attention à la nature. En effet, laissons la nature faire à sa guise. Il ne faut pas, me semble-t-il, forcer dans une direction donnée ce qu’elle a en propre.

    paul demets,poésie,belgique,flandre,traduction,daniel cunin,écologie,passa porta,ecopolisUne telle démarche suppose de se débarrasser du séculaire sentiment de supériorité que nous cultivons à son égard, plus encore depuis le siècle passé. Il est devenu impossible d’écrire ou de peindre « d’après la Nature », de créer des œuvres qui la restituent fidèlement, puisque la Nature existe dans de moins en moins d’endroits. On l’a soit complètement bridée, soit polluée. Mais il ne s’agit pas moins de nature. Dès lors, que pouvons-nous encore faire ? Hausser les épaules avec résignation si jamais nous renonçons malgré tout à révolutionner radicalement nos vies, si nous continuons à soutenir l’industrie polluante et l’énergie nucléaire, à gagner mille destinations en avion, à épuiser les sols, à assécher la terre pour nous procurer gazole et essence ? Chercher à comprendre, à mettre des mots sur les choses de la nature ? Nombre d’entre elles échappent en réalité à notre capacité intellectuelle et à nos tentatives de les cerner par le moyen du langage.

    Que nous reste-t-il alors ? Raconter. Reraconter. Re-narration de la re-nature. Tout en étant des témoins oculaires engagés qui s’identifient aux multiples objets qui nous entourent – plantes, animaux, personnes, murs en béton, acier rouillé, fûts de pétrole vides… Dans son livre Les Trois écologies (1989), le psychanalyste et philosophe français Félix Guattari nous dit que l’« écosophie » est nécessaire : un art de penser, une manière d’agir et d’agencer qui offrent une façon alternative d’expérimenter notre environnement, laquelle nous donne d’établir un nouveau rapport avec lui. C’est ce que je voudrais moi aussi défendre à travers ces lignes.

    paul demets,poésie,belgique,flandre,traduction,daniel cunin,écologie,passa porta,ecopolisRien ni personne ne vaut plus que telle autre chose ou telle autre personne. Chaque cellule vivante, qu’il s’agisse de celle d’un être humain, d’un animal ou d’une plante, mieux vaut la considérer comme un agent de même valeur que les autres, un agent qui crée son propre monde vivant. Tout recèle une intelligence spécifique. Laisser la nature opérer à sa guise, c’est se donner d’observer et de décrire ce qu’elle gagne en rudesse, mais aussi la beauté de cette rudesse, la façon dont les agents se réinventent organiquement, germent, prolifèrent tout en en parasitant d’autres. Se donner d’observer et de décrire combien tout est inventif à travers les pulsions de reproduction et de destruction. De la sorte, notre environnement devient un espace de dialogue avec tout ce qui vit dans la nature. Un véritable espace de discussion où toute hiérarchie est abolie.

    Où glorifier le grouillement des scarabées.

     

     

     

    Le temps qu’il fait

     

    Un beau jour des scarabées dans leur chambre nuptiale vert brunâtre

    une opinion emmoussée une remarque étouffée. L’orchidée

    se dissout dans le sol, la puccinellie s’étiole vert chaux. La fougère

     

    préserve à peine ses nervures. Les moucherons se saoulent

    de la blettissure. On gratte des cratères. S’accouple un cri

    de délivrance. Devient scarabées. Pour les pins, ça ne change plus

     

    rien gris vert. Seuls les papillons noirs survivent.

    Dans l’obscurité, on attend que les saisons se déshabituent.

    On agrippe, trame de tout et rien sous la carapace,

     

    refusant d’être plus longtemps couchés dos à dos.

    Oh ! je pourrais te croquer ! Entre-temps, le temps qu’il fait

    une fois de plus nous perturbe. On en sue. Frottement d’ailes :

     

    une sorte de chant. Chitine.

    Les choses empoissent le réel.

     

                                          Paul Demets

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

    merci à Piet Joostens

     


    Le même poème lu en néerlandais par Paul Demets

     

     

  • Promenade kinoise

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    Une nouvelle de Koen Peeters

     

     

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    Auteur d’une quinzaine de titres, Koen Peeters, entre un périple par les capitales européennes (Grand roman européen, 2007) et une aventure à la découverte de la cité d’Ensor – qui voit naître une amitié entre un artiste peintre touche-à-tout plutôt déprimé et un écrivain venant à sa rescousse (Une chambre à Ostende, 2017) , non sans passer par l’histoire d’un facteur aussi inspiré que Ferdinand Cheval, histoire de surcroît jumelée à celle du politicien congolais Patrice Lumumba, Koen Peeters s’est semble-t-il tourné pour de bon vers l’Afrique. Mêlant roman et données autobiographiques, il nous a d’abord entraînés au Rwanda (Mille collines, 2012) puis, avec tout autant de brio, invités, dans De mensengenezer (Le Guérisseur d’hommes, 2017), à passer d’un coin reculé de sa Flandre natale aux mystères du Congo. Début mars, la traduction allemande de cette quête de forces invisibles, entre esprit, génie et daïmôn, verra le jour. En néerlandais, une suite paraît cet automne aux éditions De Bezige Bij : De minzamen (Les Affables).

    En attendant, faisons une promenade à Kinshasa dans les pas de Gérard et de… Koen grâce à une nouvelle de ce dernier. En 2019, ce texte a fait l’objet d’un atelier de traduction organisé par Passa Porta.

     

     


    Koen Peeters – et son personnage Koen Broucke 

    à propos du roman Une chambre à Ostende

     

     

     

    Promenade kinoise

     

     

    « La meilleure marque, à peine cinq ans, fait le chauffeur de taxi. »

    En réalité, il veut dire que sa voiture n’est au Congo que depuis cinq ans. « Une occasion d’Europe, ma propriété », ajoute-t-il fièrement.

    Le dimanche matin, il va à la messe avec sa famille ; l’après-midi, il bichonne sa voiture à renfort d’éponges, d’huile et de bougies neuves. Occupations qu’il considère comme une réussite personnelle, un bonheur suprême. Peints sur le pare-brise, des mots en lingala : Dieu fera tout.

    Il fait chaud à crever, à Kinshasa.

    Gérard et moi sommes à bord de la Toyota Corolla, une épave rouge. Tous deux à l’avant à côté du taxi, derrière nous cinq autres passagers. La cuisse de Gérard collée contre ma fesse. On est en sueur. Jésuite de 81 ans, Gérard est un prêtre à la retraite. Il montre du doigt les trous dans la chaussée, les égouts à ciel ouvert. Commente : « Quand l’eau monte, les gosses tombent dedans. »

    À Rome, sur les pas de Koen Peeters

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninOn emprunte le boulevard du Trente-Juin, au-delà du vaste terrain de golf. Conçu jadis par le colonisateur belge comme un no man’s land entre La Ville où résidaient des fonctionnaires vêtus d’uniformes d’un blanc immaculé, coiffés d’un casque tropical, et La Cité où vivaient les Congolais. Tous les matins, au lever du soleil, une vague continue d’indigènes affluait depuis La Cité pour, tous les soirs, au coucher du soleil, refluer de La Ville. Essentiellement des hommes, pieds nus. Aujourd’hui, près de soixante ans plus tard, les Congolais déambulent partout et à tout moment, innombrables et dans toutes les directions, y compris bien sûr des femmes et des enfants.

    Le père Gérard est le fils d’un paysan de Beveren-Waas, l’aîné d’une fratrie de six. Lettres classiques à Saint-Nicolas, élève le plus sociable à défaut d’être le plus intelligent, observe-t-il en faisant un retour sur le passé. Puis professeur d’anglais, prêtre et supérieur à divers endroits de la province du Kwango et dans celle du Bas-Congo.

    « Des postes importants, on dirait.

    - Oh non, me répond-il, juste régler les questions pratiques de la mission. Et vous ?

    - Je suis écrivain.

    - Un écrivain ? Alors, si je visite Kinshasa avec vous, je vais devenir le personnage de l’un de vos livres ?

    - D’un livre, d’une nouvelle, d’un récit, je ne sais pas encore.

    - Et qu’est-ce que voulez voir à Kin ? La gare, le ferry pour Brazza, le Parc de la Révolution ? Autre chose ? »

    À chacune de ses propositions, j’acquiesce.

    Il se demande d’emblée dans quelle mesure je serai exhaustif : « Qu’allez-vous utiliser ? Et qu’allez-vous laisser de côté ? »

    Mille collines

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninLe boulevard du Trente-Juin se compose de deux fois quatre voies très fréquentées. Le trajet en direction du centre-ville ressemble à ce genre de course dans n’importe quelle métropole, à ceci près qu’on est plus secoués et qu’on bouffe plus de poussière qu’ailleurs. Les taxis-fourgonnettes bleu et jaune, des véhicules tout-terrain bath, des SUV noirs à la clim mugissante ainsi que des charrettes qui avancent au pas sur des roues de voitures, laborieusement poussées par des hommes à peine vêtus.

    Un vent chaud s’engouffre dans la Toyota. Le soleil tropical est brûlant. Nous passons devant le bâtiment de la poste des années cinquante. Autrefois, un pays aussi immense réclamait un bureau de poste grandiose. L’architecture coloniale de l’époque était moderne, prometteuse, industrielle à l’américaine pour ainsi dire. Les édifices constituaient des déclarations de principe fortes, autant de moteurs qui stimulaient le progrès.

    Aujourd’hui, le bâtiment est vide. À l’arrière, dans une pièce sombre, un seul guichet est ouvert. Un petit bureau de Western Union permettant d’envoyer de l’argent à l’étranger ou d’en recevoir. Principalement cette seconde option.

    Le taxi nous dépose avenue du Commerce, à deux pas de l’hôtel Memling. Sur le trottoir, des vendeurs à la sauvette. Des hommes jeunes qui attirent l’attention des passants sur les marchandises qu’on trouve dans les boutiques : épais rouleaux de tissu, sous-vêtements, jeans, chemises. Des fruits que je n’ai encore jamais vus de ma vie, sans compter des estomacs de vache et des jouets en plastique made in China. Entre les magasins, de longs passages donnent accès à d’autres boutiques. Tout le monde a quelque chose à vendre, bien peu de passants achètent. Inlassablement, ces jeunes Congolais s’adressent à moi : Vous cherchez ? Sur leurs bras jamais las, ils tiennent des chapelets de montres, de ceintures ou de cravates. De l’or aussi, du moins quelque chose qui scintille dans leurs mains noires.

    Gérard et moi visitons la place du marché, entièrement bricolée avec des planches. Au-dessus, un treillage léger couvert de tissu et de plastique. Toutes les bouches chuchotent mundele mundele – en effet, nous sommes des Blancs.

    Nous nous laissons entraîner par le mouvement de la foule. À un étal où des cahiers d’écolier se mêlent à de la viande charbonnée, Gérard achète une boîte de cirage. Il s’entretient en français avec le marchand. Puis se tourne vers moi. Il m’imagine en train de nous décrire, lui et moi, à cet endroit. Il tente de lire dans ma tête le récit que je n’ai pas encore écrit.

    Le Grand roman européen

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninSourire aux lèvres, je le mets en garde : « Oui, j’utilise de vraies personnes pour les transformer en personnages.

    - Dois-je comprendre que nous sommes à présent l’un et l’autre des personnages ? »

    Je hoche la tête de bas en haut.

    Il me demande : « Puis-je garder mon prénom ? »

    Une question sensée. Nous longeons le jardin botanique. Dans le temps, il s’appelait Parc De Bock, aujourd’hui Parc de la Révolution. Quand Kinshasa s’appelait encore Léopoldville, c’était un lieu connu pour ses danses folkloriques et ses expositions d’art. Gérard mentionne d’autres noms que portaient autrefois rues, hôtels, magasins… S’il conserve une mémoire vive du passé de ces endroits, il prend garde à ne pas émettre de jugement. Il se contente de constater que le temps est impitoyable. Tout ce qu’il me montre recèle une mélancolie, un sentiment d’étrangeté suscités par le tragique passage des années. Tout comme sa fébrilité. Il hausse les épaules, explique qu’il a le cœur fragile.

    « Intéressant, ajoute-t-il. Dans votre histoire, il y aura aussi un ‘‘clou’’ ? du suspense poussé à son paroxysme ? Le héros, c’est vous ou moi ?

    - Non, ça ne se passe pas comme ça. Je n’ai pas encore couché un seul mot sur le papier. Pour l’instant, on se promène.

    - Mais vous avez quelque chose à faire passer ? Un message ? »

    L’avenir le dira.

     

    Durant mes premiers jours à Kinshasa, l’après-midi, j’ai évité la chaleur tropicale entêtante en me reposant quelques heures dans ma chambre, sous le ventilateur. Mais aujourd’hui, je suis en plein four. Je goûte cette température démentielle. Les gouttes de sueur ne cessent de couler de mon front pour gagner mon dos.

    Je suis assailli par tout ce que la ville a en propre : le boucan, le spectacle des rues, cette multitude d’hommes, de femmes et d’enfants en mouvement. À pas lents, on avance dans la poussière et le brouhaha, jusqu’au ferry de Beach Ngobila, avant de faire demi-tour. Il y des voitures au bord de la chaussée ; sans hâte, un gendarme s’avance vers elles. Pour leur coller une prune ? Non, pour réclamer un pourboire.

    « On gagne presque plus en mendiant qu’en travaillant », explique Gérard, attristé.

    Partout dans les quartiers les plus populeux de la ville, des gendarmes glandouillent. Ils esquissent un salut d’un geste de la main, adressent de temps à autre un signe de prévenance que personne ne remarque. Des balayeurs portant un lourd uniforme et un masque buccal récoltent la poussière de sable avec des ramassettes bien trop petites. Ici aussi, des vendeurs de boissons et de pain, de T-shirts et de sachets en plastique remplis d’eau.

    Les fleurs, roman familial (2009)

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninPendant un moment, on déambule dans les rues parallèles avant de reprendre la direction de Gombe. Nous évoluons dans une vieille carte postale d’une époque moderne oubliée. Tout est délabré, démoli, reconstruit, redémoli, disparaît par endroits derrière un immense arbre tropical. Mes yeux suivent ceux de Gérard. Il me montre Kinshasa, mais ouvre à peine la bouche. Il attire mon attention sur certaines choses. « Regardez, typique d’ici », dit-il à plusieurs reprises.

    Une moitié de miroir accrochée à un mur, une chaise placée juste dessous : un salon de coiffure.

    Quelques vieux pneus sur le trottoir : un garage.

    Un peu comme s’il soulignait au crayon certains mots du livre que je suis en train de lire. Cependant, je ne comprends pas toujours pourquoi il trouve ceci ou cela tellement frappant.

    Je regarde, mais ce sont surtout les Congolais qui nous regardent. Nous, les deux Blancs. Les seuls non-Noirs que je vois au cours de notre promenade, ce sont un albinos, un Libanais et quelques chinois farouches. Puis, avenue Colonel-Lukosa, un Blanc qui porte des lunettes de soleil bleu pétrole. Il a de longs cheveux blonds un peu clairsemés, une fine moustache. Quand on le croise, il détourne les yeux, mal à l’aise. À croire qu’on vient, Gérard et moi, de le prendre en flagrant délit, à moins que ce ne soit lui qui vient de nous prendre en flagrant délit ? Nous, voyeurs au regard blanc, nous dévisageons.

    Gérard voit cette ville comme une suite de diapositives du passé et du présent, qui ne cessent de se superposer. Il se sent fils de paysan dans un paysage tropical, me dit-il. « Je me vois en train de vieillir dans ce cadre, même si je ne change pas. Toutefois, dans ma tête, il y a toujours les anciens bâtiments, les anciens noms des rues, des lieux. Je suis chez moi dans ce pays, mais voilà, le temps m’a dépassé. »

    Gérard a du mal à avancer la jambe gauche. À chaque fois, je le soutiens pour monter sur le trottoir.

     

    Au bord du Fleuve, Gérard et moi buvons une bière sur le toit en terrasse d’une ancienne demeure belge. Assis à d’autres tables, des hommes solitaires boivent la leur, lisant, faisant aller et venir l’index sur l’écran de leur téléphone portable. Des écolières pomponnées marchent sur l’herbe de la rive. Cartables impeccables, manuels scolaires réunis par une ficelle. Les jacinthes dérivent sur l’eau en boules denses. Sur la rive opposée du courant indolent s’étend Brazzaville : des bâtiments blancs et gris, cette autre métropole.

    Gérard me montre des oiseaux, des jaunes et des bleus. Me dit que les moineaux congolais pépient de la même façon que les nôtres. Est-ce que je le savais ?

    Il soupire sans toutefois se plaindre : la promenade s’avère plus pénible que prévu. Il revient à la charge : il veut savoir pourquoi j’écris.

    Apprends-moi à nager (nouvelle, 2020)

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninAlors que nous longeons le fleuve Congo, j’expose les choses, pressentant, dès les premiers mots, l’effort que cela va exiger de ma part. Il existe deux genres d’écrivains, j’argumente, ceux qui inventent et ceux qui témoignent. « Je me compte parmi ces derniers, lui dis-je sur un ton plutôt assertif. À mes yeux, ce qu’on invente, ça n’engage pas à grand-chose ; de toute façon, je n’ai guère d’imagination. Ce qui m’anime, c’est la curiosité, vivre de nouvelles expériences. Une vision particulière des choses s’impose à moi ou, au contraire, pas la moindre ; parfois je me sens indigné. Tout cela doit trouver sa forme dans une nouvelle, un récit ou un roman. Et sur un mode assez pathétique, j’ajoute : Tout ou presque dans mes romans est vrai, j’invente tout au plus les détails. »

    Il toussote. Puis ferme les yeux. « Continuez, dit-il.

    - La lecture, je poursuis, est une petite forme de méditation, du moins je l’espère. Le regard calme du lecteur, fixé sur le blanc des pages, qui fait que tout ce qui l’entoure disparaît comme dans une hypnose. Par une fenêtre qui nous aspire, nous contemplons un monde qui nous réfléchit, dans lequel nous faisons connaissance avec nous-mêmes, avec tous nos moi possibles sous la forme de personnages. Le lecteur s’absorbe en lui-même. »

    Gérard trouve ça dingue. « En lisant votre histoire, je vais me retrouver absorbé en moi-même ? C’est surtout ce que vous allez faire de moi qui va retenir mon attention, je crois. »

    Je ne sais quoi lui répondre sur le moment. C’est enquiquinant quand un de vos personnages se fait lecteur.

    « Venez, on rentre, dit-il. Je suis fatigué. Puis il me demande : Vous me la donnerez à lire au préalable, votre histoire ?

    - Oui, bien entendu. »

    En réalité, pour être honnête, je pressens que ma réponse ne va pas de soi. Ça se termine ainsi avec les hommes âgés : ils disparaissent avant qu’on ait pu crier ouf.

    « Je suis votre futur lecteur, reprend-t-il. Faites-moi ce plaisir, trouvez quelqu’un pour la traduire, comme ça, mes confrères congolais pourront eux aussi la lire. »

    Je lui en fait la promesse.

    Gérard tient encore à faire un petit tour sur le terrain de l’école de Boboto. L’établissement a porté différents noms : Collège Saint-Albert, Collège Albert-Ier, plus tard Boboto. Ce qui signifie « Paix ». Il a été édifié dans le pur style entre-deux-guerres des années trente. De grands palais en béton, aux petites fenêtres rondes semblables à des hublots. Autant de bastions de la civilisation belge. À l’origine, l’école a été construite pour les enfants des colons.

    Le facteur (roman, 1993)

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninNous passons devant les fenêtres des classes, regardons à l’intérieur. Un instituteur assis à son bureau. Tous les élèves travaillent en silence.

    « Un instituteur ne doit jamais s’asseoir dans sa classe, me chuchote Gérard. Combien de fois j’ai pu le marteler ! »

    Des garçons de l’internat, presque des adultes, jouent au basket. La balle claque sur le sol, s’envole vers le cerceau. La sueur dégouline sur les corps noirs des athlètes. Certains d’entre eux viennent saluer respectueusement Gérard, des membres du personnel ou, pour la plupart, des jeunes qu’il a eu comme élèves. Gérard se montre agréablement surpris. Il regrette de ne pas avoir appris à l’époque le lingala.

    Pourquoi ?

    « En tant que surveillant, me répond Gérard, j’ai toujours mis un point d’honneur à ce qu’ils parlent français. Donc, je n’avais pas besoin du lingala. J’en connais quelques mots, quelques expressions. Par exemple, quand on raconte une histoire au Congo, on commence toujours par ‘‘il y avait une fois’’, ce à quoi l’assistance répond Bu wakoonda ukala : il n’a jamais été ici. Autrement dit, dès le début, on annonce que l’histoire n’est pas vraie, que les personnages sont fictifs. À la fin, le narrateur conclut en disant Yitsimbwa kisukaa ko : l’histoire qui ne s’est jamais arrêtée. Ce à quoi l’assistance répond : Kisukidi. Ce qui signifie : l’histoire s’arrête ici. »

    Je comprends ce qu’il veut dire : une histoire et tout l’imaginaire qu’elle suppose ne sauraient se prolonger sans fin, la fiction a ses limites.

    Il me remercie pour la promenade. Il souhaite cirer ses chaussures avant le dîner, me confie-t-il, mais tient d’abord à me montrer les arbres qu’il a plantés sur le terrain de l’école. Le vaste jardin se révèle être une petite encyclopédie des essences forestières et fruitières. Il me les montre : le bananier, l’oranger, le mangoustanier, on dirait un poème.

    Une chambre à Ostende

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninJuste derrière l’établissement se dressent plusieurs palmiers, plus grands qu’il n’eût pu jamais se les figurer. Il y a aussi un arbre de parfum aux fleurs jaunes en forme d’étoile ainsi qu’un arbre imposant de Kikwit, peuplé de perroquets. Le quercus congolensis ou chêne congolais, différentes euphorbes, et, au milieu de la cour, les vestiges d’une jungle tropicale. Gérard les caresse tous avec amour. Le tronc, les branches, les feuilles. Il se rappelle l’année exacte à laquelle il a planté chacun d’eux. Il en mentionne le nom : comme s’il s’agissait de ses anciens élèves, peut-être même d’amis proches.

    « Kisukidi », dit-il.

     

    L’histoire s’arrête ici.

    Je tiens à tout prix à ajouter ceci : j’ai effectué une promenade à Kinshasa avec Gérard Verbraeken le 29 janvier 2015. Il était prêtre, membre de la Province jésuite d’Afrique centrale. Né à Beveren-Waas le 10 juillet 1933, décédé à Louvain le 24 octobre 2015. Peu avant de quitter pour la dernière fois Servico pour se rendre en Belgique, quatre semaines avant sa mort, Gérard a fait creuser quelques trous dans le jardin de la communauté. Il a planté lui-même des avocatiers qu’il avait pris soin de sélectionner.

    Qui peut dire, dès lors, que ce que j’écris n’est pas vrai ?

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

     


    L'auteur s'entretient avec léditeur Harold Polis au sujet du roman Mille collines

     

     

     

  • De literaire vertaler is een chef-kok

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    « Le traducteur littéraire : un chef étoilé »

    article écrit en néerlandais paru dans le magazine flamand exclusivement consacré à la poésie, Poëziekrant (n° 3, 2020, p. 21), qui demandait à plusieurs traducteurs d’évoquer leur « meilleure » traduction de poésie et leurs projets, une sorte de petit autoportrait.

     

     

    De literaire vertaler is een chef-kok

     

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    Vaak wordt het werk van een literaire vertaler vergeleken met het interpreteren van een muziekstuk. Zo heeft onlangs de gerenommeerde Vlaamse cellist Luc Tooten een nieuwe vertaling getoetst aan een nieuwe interpretatie van een suite van Bach; daarbij legde hij de nadruk op wat je als vertaler/musicus tussen de regels/notenbalken hoort te lezen/horen en met de ervaring door de jaren heen leert lezen/horen; bijgevolg levert elke ‘interpretatie’ een nieuwe transpositie op.

    Een vergelijking die ik zelf graag maak, doet een beroep op een ander zintuig dan het gehoor, met name de smaakzin. Als literaire vertaler ben je eigenlijk een chef-kok. Als je je vak beheerst, betekent het dat je iedere keer weer je kookkunst moet bewijzen op basis van een bepaalde stijl/stem/inhoud/sfeer, op de manier van een chef-kok, met nieuwe ingrediënten en variërende temperaturen. Een risicovolle onderneming, ook al beschik je als woordbeoefenaar over veel meer tijd dan een smaakpapillenkunstenaar. Maar zodra het eindresultaat voorgeschoteld wordt, mogen fijnproevers hun messen slijpen en hun kritiek uiten. Echte literatuurliefhebbers zijn gastronomen die van de finesses van de kookpot kunnen smullen.

    Poëziekrant, Bart Vonck, Daniel Cunin, poésie, Flandre, Belgique, En perte délicieusement, Teloor zalig, Le CormierAls ik ooit een poëzievertaling heb gemaakt die twee of drie sterren verdient, dan is het wellicht En perte, délicieusement (Le Cormier, 2018), de Franse versie van de bundel Teloor, zalig (Uitgeverij P, 2014) van Bart Vonck. Het is mede te danken aan het feit dat de auteur zijn verfijnde bijdrage aan de vertaling heeft geleverd. Zijn beheersing van het Frans stelt hem trouwens in staat rechtstreeks in mijn moedertaal te dichten. Dientengevolge heeft hij van de verschillende voortgangsstadia van de toebereiding mogen proeven en hier en daar zijn grain de sel met accuratesse toegevoegd. Drie gedichten uit zijn bundel had ik niet zonder zijn medewerking uit echte Franse pannen kunnen toveren. De uiteindelijke titel is ook aan de Vlaming te danken.

    Of ik deze vertaling zou willen herwerken of bewerken als ik daar de kans toe zou krijgen? Heel misschien, maar dan pas over twintig of dertig jaar als ik nog in leven ben. En het zou wellicht gaan om kleine aanpassingen en wijzigingen in slechts enkele gedichten. Ik mag hopen dat het duo auteur/vertaler een toch vrij kostelijk recept heeft weten te creëren.

    poëziekrant,bart vonck,daniel cunin,poésie,flandre,belgique,en perte délicieusement,teloor zalig,le cormier,anne van herreweghenMomenteel ben ik met een prachtig en ambitieus project bezig, samen met mijn collega Kim Andringa. Het gaat om een keuze uit het werk van Lucebert. De bedoeling is om uiteindelijk een honderdtal gedichten van de Vijftiger in het Frans om te zetten. Het boek wordt in 2022 in Nice gepubliceerd bij Unes, een uitgeverij die fraaie bundels alsook luxe bibliofiele uitgaven het licht laat zien. Deze Franse ‘Lucebert’ wordt in principe verlucht met een stuk of veertig reproducties van zijn beeldend werk. Om de lezer een idee te geven van de kwaliteit van de publicaties van Unes verwijs ik haar/hem graag naar de Franse uitgave van de bundel Archaïsch de dieren van Hester Knibbe.

    Als ik klaar ben met het moleculaire-Lucebert keuken, wil ik terugkeren naar de Middeleeuwse stamppot: de Rijmbrieven van Hadewijch. Dit werk is nog nooit in boekvorm in een Franse versie verschenen. Een soort vervolg op de Liederen van de Brabantse mystica die een jaar geleden onder de titel Les Chants in Parijs bij Albin Michel gepubliceerd zijn.

     

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    portrait de Daniel Cunin par Anne van Herreweghen (2018)

     

     

     

  • Pensées de Flandre

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    Quelques pages de Louise Warren

     

     

    Louise Warren est née à Montréal et vit dans Lanaudière (au Québec). Poète et essayiste, elle a publié plus d’une vingtaine de livres de poésie dont Une collection de lumières (Poèmes choisis 1984-2004, Typo, 2005) et plusieurs essais consacrés à la création, dont la trilogie des Archives : Bleu de Delft (réédition en poche Typo, 2006), Objets du monde (VLB, 2005) et La forme et le deuil. Archives du lac (l’Hexagone, 2008). Au fil du temps, elle a consacré plusieurs pages à des artistes belges ou établis en Belgique : Beatrijs Lauwaert, Arié Mandelbaum, Stephan Sack… Louise participe à de nombreux événements internationaux et multiplie avec ferveur ses collaborations avec les artistes.

    En 2010, invitée par la revue Deshima à offrir quelques réflexions sur la Flandre, elle a composé les pages qui suivent.

     

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    Ma période Flandre a consisté en deux séjours d’écrivain en résidence au Grand Béguinage de Leuven, en novembre 2002 et octobre 2003. Plusieurs années après, j’entretiens des liens avec quelques personnes qui, lors de mes passages rapides à Bruxelles, prennent le temps de partager quelques heures avec moi. Le nom de Griet revient souvent comme celui d’un personnage de conte auquel on s’attache. Avec Isabelle, je retourne à l’occasion à Leuven, pour flâner sur la place du marché et à la petite brocante du samedi matin. Passage obligé au café Gambrinus, non à la terrasse mais à l’intérieur, assises sur les banquettes de cuir, sous le regard amusé des chérubins qui occupent les murs de cet établissement. La terrasse, on se la réserve pour Zarza, à la fin de l’après‐midi, quand il n’y a personne. Une pergola retirée à l’arrière du restaurant, les murs de brique blanchis et le feuillage d’un arbre à l’angle d’une table pour nous ravir. Je connais sans doute mieux le plan du Béguinage que celui du Vieux‐Québec, mieux Leuven que bien d’autres villes car, durant le premier séjour, j’y ai marché dans tous les sens, la pluie effaçant mes pas. Puis, j’ai agrandi mon périmètre, parcouru d’autres villes de Flandre.

    Je désire me sentir à Bruges, à Gand ou Ostende sans avoir l’impression d’être touriste. J’y vais en semaine, et non le week‐end. Je pars le matin avec les travailleurs et reviens le soir dans des compartiments à moitié vides. Je passe les dernières heures de ma journée à trier ce que j’ai rapporté d’une visite d’atelier, des galeries, des musées.

    Unknown.jpegAinsi ai‐je accompagné à deux reprises le travail plastique et les installations de Beatrijs Lauwaert et de plusieurs autres artistes vivant en Belgique. Des noms, des lieux s’inscrivent dans mes essais. La Dyle coule dans le long poème « Une pierre sur une pierre » sans qu’on sache que c’est d’elle qu’il s’agit mais, quand je le lis, je la vois, je sais exactement où je l’ai regardée la première fois. On aurait dit un livre aux pages jaunies ainsi placé sous la verroterie d’un saule. Ce long poème se déverse sans cesse dans de nouvelles images comme les canaux l’un dans l’autre.

    Apparaît l’empreinte flottante d’Amsterdam, entrevue durant mon premier séjour. Eau et fumée d’un cigarillo, long manteau du passeur, traducteur qui m’accueille dans ses quartiers. Thermos de café qui scande ses jours et sa voix, sa voix unique où logent tant de poèmes, de nuances. Il a été de ces nombreux traducteurs ayant séjourné à Leuven. Peut‐être me donne‐t‐il des adresses, des noms d’autres traducteurs néerlandais, ces noms, les ai‐je écrits correctement ? On dirait qu’ils reposent sur le chevalet de bois d’un jeu connu, en attente de former d’autres mots de trois o. Se pourrait‐il que cette ville m’attende aussi ? Tant de voyelles encore non utilisées et que ce pays offre. Pays‐Bas : ce mot à lui seul change le grain de ma voix, trace des digues.

    À la Vertalershuis de Leuven, l’appartement du dernier étage, à la porte de bois foncé, arrondie, derrière laquelle se tient un autre escalier exigu pour accéder à son donjon, dans ce lieu haut perché, à hauteur du carillon de l’horloge de l’église où les heures s’écoulent tels des bijoux de pluie, le silence plane profond, lent, véritable. À un point tel que, lorsqu’un ustensile tombe ou qu’une fourchette entre en contact avec une assiette, une bête pourrait surgir de cet écho, mais je fus le seul témoin du profil de cette lourdeur.

    De_ce_monde_CMYK_300dpi.jpgContraste avec la soupe chaude réconfortante qui frémit sur le feu, destinée à plusieurs repas du soir. Si peu habituée à cuisiner pour une personne à la fois. Quelle légèreté de faire partie de ce brouillard permanent, de marcher dans le bruit des sonnettes de vélo, des discussions animées des étudiants, de ces boîtes à musique qui remontent le temps. J’éprouve la sensation non pas de revenir de la gare, mais d’être sortie d’interminables forêts de pluie. J’entre dans l’heure bleue dans ce flot brillant de roues de bicyclette, des tintements, des lueurs sur la Dyle, avec souvent le dernier pain de la boulangerie enfoui sous mon bras calme. Parfois, je me hâte, dix‐huit heures en Belgique, minuit au lac, si le téléphone sonne, ce sera maintenant.

    La nuit redessine Leuven, la Dyle redevient opaque. J’arrive par un des portails du Béguinage, change le rythme de mon pas au contact des pavés luisants. J’habite tellement ce lieu. Clefs et courrier sur la table. Imper mouillé sur la patère. Je me tourne vers l’escalier étroit, casse-cou, qui monte à la mezzanine : j’y découvre un petit lit qui ne servira pas. Je redescends vers la chambre, lucarne, tablette en creux pour les livres et les nuages. L’imper sèche et les bas et les souliers trempés. Le parapluie retourné, brisé. L’installation du jour. Silence. Vers où ? Orage puissant, sauts d’électricité. La cuisine sous de larges poutres, un plafond cathédrale pour que descende la bête et l’écho de son souffle. Je longe les affiches sur les murs, à chaque matin, le nom de Hugo Claus, ici le bureau, une petite bibliothèque, ma mère dirait une pigeonnière, j’y découvre plusieurs poètes néerlandais traduits en français, me dirige vers la porte de droite, vers la baignoire longue et profonde, cette eau bienveillante dans laquelle je me réchauffe. S’échappent de mes muscles le froid, l’humidité. Je veux dire, j’habite tellement ce lieu, j’y suis tellement seule. Impression ni de tristesse ni de bonheur, il n’y a pas de surface. Seulement cette saisie : être liée à la matière.

    LW8.pngAu moindre bruit du moteur du frigo qui se remet en marche, de la radio qui crachote et que je débranche définitivement, de cette corde de sol qui grince, qui s’échappe du dessous des pattes des chaises à chaque déplacement sur le parquet aigu, de cette chaise où je m’assois pendant que le couvercle s’agite sur la casserole, je surgis de moi. Soir après soir, je mange de manière solennelle avec les esprits de cette maison, deux clowns de Ensor qui me font face. Un lien d’intimité au quotidien. Écrire en résidence contribue à creuser le temps, à surprendre la présence de l’infini, à poser des fils invisibles entre les objets. Dans cet accueil des formes, absorbée au point de me sentir exténuée à la fin d’une journée, de cette fatigue qui, même aux portes du sommeil, lutte pour ne pas s’abandonner à la rêverie, de peur que tout s’efface, je découvre combien grand devient l’espace pour garder vivante la mémoire. Même entrer chez Delhaize importe, parce que l’écrivain en résidence que je deviens participe au renouvellement de cette mémoire intérieure, cette première écriture. Même en faisant les courses, les allées, les chariots tremblent dans ma pensée. Les sons de cette langue nouvelle autour de moi. Delhaize devient une volière d’où je ramène des fruits, du chocolat, des carnets.

    LW6.pngQuand je pense à Leuven, la nuit n’arrive plus, je commence et termine un livre le même jour, rêver éveillée devient une activité permanente. Jamais je n’ai été aussi prolifique, sauf peut‐être enfant. Je désire qu’en toute circonstance je puisse me rappeler l’inconnue gravée en moi. Quand on s’exclame : « Ah ! Vous logez à la maison des traducteurs, quelle langue parlez‐vous, traduisez‐vous ? », j’aimerais répondre : « Des pots à lait, de la pluie, des incertitudes, peu importe, je traduis vers la poésie. » Mais à la Vertalershuis de Leuven, dans cette maison des traducteurs que j’avais imaginée dans la polyphonie des langues et non du silence, personne d’autre ne transmet le bruit des dents d’une fourchette contre une assiette ou celui de la porte, me laissant dans l’obscurité d’un autre siècle à chercher le commutateur, puis à deviner la hauteur des marches dans le noir afin d’éviter une chute que nul n’entendrait. Dans cet appartement isolé, sans voisins, j’ai, si je le désire, le pouvoir de ne pas sortir pendant plusieurs jours consécutifs et j’aurais pu disparaître dans une baignoire chaude et confortable en regardant pousser une violette africaine. Mais j’aime le labyrinthe du Grand Béguinage, j’y circule comme dans un poème de Miriam Van hee, comme si chaque fenêtre fleurie, chaque mur de lierre, chaque bas‐relief – jusqu’à ces grandes aiguilles dorées de l’horloge – m’instruisait. Parfois, je ne rentre pas tout de suite à la maison, je pose mon sac et, dehors sur la marche, devant la porte, j’écoute des variations pour orgue ou une répétition de chant. À d’autres moments, je file avant la fermeture chez Sax World Music et le patron me fait réécouter El Achwak ou Ambrozijn tandis qu’il fait sa caisse.

    LW3.pngDu casque d’écoute proviennent les allées de cyprès, les danses silencieuses, les adieux. L’intensité de mes jours décuple mes sens. Je retiens les gestes inutiles. Je fabrique de nouvelles forces pour affronter la bête qui dans le donjon sommeille, attend. La répétition d’une telle solitude allège, transforme, libère. À la fin du séjour, j’allume des bougies et célèbre cette lueur dans ses yeux, mouvement de l’écriture qui se noue, retenant images, notes, greniers de brume des campagnes, voies ferrées tressant les plaines et les canaux. Si j’avais écrit à ce moment‐là, j’aurais eu l’impression de quelqu’un qui parle la bouche pleine et qu’on ne comprend pas. Il fallait que la matière de tous ces instants s’épuise. Dans ce carnet, je retrouve un signet de la librairie Peeters, l’horaire d’une conférence, celui des départs pour Delft, de la Mauritshuis, je lis : l’herbier et le nuage, un turban rouge et des adresses, des noms comme des formules magiques pour délier la langue : van Karel de Grote tot Karel de Stoute (peintres flamands). Volwassen. Warren (désorientée), trait, sillon, étymologie norvégienne. La voix de mon père, il y a longtemps, nous descendons des Vikings. Warrelen (neige tourbillonnante, vue trouble). Waren (étaient) : tous ces sens qu’on donne à ces mots, je les reconnais, je les traverse, j’appartiens à ce tourbillon neigeux de novembre qui recouvre les terre‐pleins de Leuven et les enfants portent des bonnets colorés comme dans un tableau de Bruegel.

    LW2.pngLe voyage s’est poursuivi par la découverte de romanciers et poètes flamands et néerlandais. Une fois la vague passée, elle a emporté les dictionnaires, je ne saurai jamais parler le néerlandais. Il m’arrive de feuilleter des livres publiés aux éditions P. Ainsi je m’évade dans les Fabels de Léonard de Vinci, italien d’un côté, néerlandais de l’autre, ou dans les recueils du poète Arjen Duinker en observant ces suites de consonnes ou de voyelles non avec l’intensité d’un matheux penché sur un problème d’algèbre, mais avec la curiosité d’un enfant qui trie ses bonbons. Plusieurs vagues plus tard, il me reste Cees Nooteboom, Hôtel Nomade. Nooteboom le voyageur expérimenté, Nooteboom dans les musées, face aux œuvres. Enfin, de la troisième partie, qui propose six essais, de Proust à Mary McCarthy, je retiens, si près de moi, le titre « Écriture mémoire ».

    Hôtel Nomade conduit à la chambre du voyageur écrivain qui se rappelle les îles Aran ou ses séjours au Japon, en Italie. Partout où le regard de Nooteboom se pose, il y a deux paires d’yeux comme les o

    de son nom. Un contemplatif qui accueille et un écrivain qui transmet minutieusement ce qu’il a vu, senti, liant le souvenir à l’autobiographie. Plaisir non seulement de le retrouver devant les objets d’une brocante, par exemple, mais de lire ce qu’il fera de ses observations. Où cela le mènera‐t‐il ? À un souvenir, à une réflexion, à un poète d’un autre siècle ? Des fils partent de nos objets, vers où ? Telles des poupées russes qui ne finissent plus d’apparaître, le rôle de l’écrivain consiste à les ouvrir, à en décomposer le nombre.

     

     

    « Pensées de Flandre » a paru pour la première fois dans Deshima, n° 4, 2010, p. 245-250. Ces pages ont été rééditée dans Attachements. Observation d’une bibliothèque, Montréal, l’Hexagone, 2010.

     

     

    LE MUSÉE IMAGINAIRE DE LOUISE WARREN

     

     

    Autres textes de Louise Warren ayant trait à la Belgique

    (Bruxelles, Namur, Leuven, Bruges, Gand, Ostende) 

     

    « Capteurs de souffle : les pots de Beatrijs Lauwaert », dossier Québec-Flandre, Septentrion, 2004, nº 3, p. 159-161, réédité dans Objets du monde. Archives du vivant, Montréal, VLB éditeur, coll. « Le soi et l’autre », 2005.

    « Plis, origami de la pensée », catalogue de l’exposition Beatrijs Lauwaert, Gand, 2004, réédité dans La forme et le deuil. Archives du lac, Montréal, VLB éditeur, coll. « Le soi et l’autre », 2008.

    « Capteurs de souffle », in Objets du monde. Archives du vivant, Montréal, VLB éditeur, coll. « Le soi et l’autre », 2005.

    Dans le même essai, Objets du monde, des notes sur Liève Lamb, dentellière de Louvain, sur la ville de Louvain elle-même et le chapitre « Mandelbaum » consacré à cet artiste bruxellois.

    Le long poème Une pierre sur une pierre (Montréal, l’Hexagone, 2010) comporte des images issues de séjours à Louvain et à Bruxelles.

    Dans Nuage de marbre (Montréal, Leméac, coll. « Ici l’ailleurs », 2006), allusions à la ville de Louvain (café Gambrinus, restaurant Lukemieke). (Nuage de marbre, Montréal, Leméac, coll. « Ici l’ailleurs », 2006).

    L’essai La forme et le deuil comprend un essai substantiel, « Esthétique de la mémoire et de l’oubli », qui couvre l’ensemble de l’œuvre du photographe Stephen Sack. Trois autres chapitres du même livre font revivre des souvenirs bruxellois, « L’invention du regard », « A’Cuccagna » et « Archives du lac ».

    Enfin, « Apologie du souvenir », qui figure dans De ce monde. Chroniques et proses, Le Noroît, Montréal, 2020, revient à Bruxelles à propos d’une résidence de Louise Warren à Passa Porta.

     


     

     

     

     

  • Polyphonie et paysages de Flandre

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    Un entretien avec Paul Van Nevel

    par Sandrine Willems

     

     

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    En 2001, deux ans après avoir réalisé le documentaire Philippe Herreweghe, et le verbe s’est fait chant, la romancière et réalisatrice bruxelloise Sandrine Willems en consacrait un à une autre grande figure du monde de la musique flamande : Paul Van Nevel, le fondateur de l’Ensemble Huelgas. Ce qu’elle a en réalité cherché à faire, c’est « un portrait, non pas de Paul Van Nevel lui‐même, mais plutôt de la polyphonie franco‐flamande envisagée à travers le regard du chef d’orchestre » qui mûrissait depuis de longues années un ouvrage sur le paysage des polyphonistes.

    Ce magnifique ouvrage a enfin paru en 2018 aux éditions Lannoo sous le titre Het landschap van de polyfonisten. De wereld van de Franco-Flamands (1400-1600), autrement dit : Le Paysage des polyphonistes. L’univers des Franco-Flamands (1400-1600). Un volume agrémenté de magnifiques photographies de Luk Van Eeckhout - qui a marché des décennies durant dans la compagnie de Van Nevel - et d’un CD de l’Ensemble Huelgas.

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgasDans ce qu’il convient de considérer comme le testament spirituel de cette grande figure belge, nature, chant et musique se rencontrent en Flandre et dans le Nord de la France au fil d’une fresque tout aussi subjective qu’exaltante. De manière saisissante, Paul van Nevel expose combien le paysage a été déterminant pour les Franco-Flamands. Il s’agit de centaines d’artistes des XVe et XVIe siècles qui sont nés et/ou ont grandi dans ces régions. De jeunes chanteurs, des maîtres de chapelle, des organistes et des compositeurs qui ont laissé une « marque indélébile sur l’évolution de la musique polyphonique » sur notre continent.

    Page après page, cette époque mouvementée et cette riche culture reprennent vie. L’auteur brosse un tableau complet et accessible de cette période dorée pour la Flandre et les régions voisines : 80 % des meilleurs compositeurs d’Europe occidentale venaient de là ! On retrouve le cadre naturel, religieux, architectural où les voix des polyphonistes résonnaient il y a 500 ans. Un voyage fascinant à travers des paysages qui, pour ceux qui restent encore en partie épargnés, respirent comme à la Renaissance, silence et beauté. « Il faut le dire, avance Rudy Tambuyser : le mal que le photographe et Van Nevel se sont donné pour capter les aspects visuels, variant avec élégance et calme du beau au mélancolique, est vraiment stupéfiant. Le but que s’assigne Paul Van Nevel dans ce livre va encore bien plus loin. Partant du constat en effet étonnant que pendant un siècle et demi la musique occidentale a été presque entièrement dominée par les ‘‘Franco-Flamands’’, des chanteurs et compositeurs issus d’une très petite région frontalière chevauchant partiellement la Flandre, il se met en quête de l’ADN de leur musique. Convaincu que celui-ci se trouve dans le paysage qui les environnait. »

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgasPréparant le tournage de Chants et soupirs des Renaissants selon Paul Van Nevel (Les Piérides), Sandrine Willems a recueilli en juin 2000 les propos du musicologue. Elle n’a pu en reprendre qu’une petite partie dans le documentaire. Nous reproduisons ci‐dessous un choix de propos extraits de ces entretiens. Il s’agit donc d’un avant-goût du livre non encore disponible en français.

     

     

    Laissons d’abord la parole à Sandrine Willems

     

    « À travers la musique, c’est l’homme de la Renaissance qui apparaît, avec son nouvel amour du terrestre et de la nature, son obsession de la mort, sa mélancolie noire parfois trouée d’une exubérante gaieté, toutes choses qu’incarnait si parfaitement Orlando de Lassus – et qu’incarne à nouveau, peut‐être, Paul Van Nevel.

    » Les préoccupations les plus actuelles du chef d’orchestre constituent l’une des clés majeures pour la compréhension de cette époque et de sa musique : à savoir, l’étroite connexion existant entre les polyphonies et les paysages où elles ont vu le jour. Arpentant le Nord de la France et le Sud de la Belgique, accompagné d’un photographe, Van Nevel travaille en effet à un livre sur ce sujet. Il y montre qu’à l’époque où la peinture flamande “inventait” le paysage, et “l’accommodait” au regard, la mélancolie des plaines flamandes imprégnait indéfectiblement les compositeurs qui y étaient nés. Fait significatif, ceux‐ci revenaient souvent y finir leur existence, au soir d’une carrière “internationale”. Comme si ces lignes dépouillées, graphiques, qui délimitent là‐bas champs et horizons, étaient celles‐là mêmes qu’ils avaient toujours recherchées à travers leur musique.

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» La Renaissance voit l’Homme, qui jusqu’alors s’était tant préoccupé de l’au‐delà, se tourner davantage vers l’ici‐bas. Il se met à rêver d’utopies plutôt que de Paradis, entreprend les voyages au long cours qu’il se contentait auparavant d’imaginer, et, de plus en plus sensible au caractère éphémère des choses, tente, tout en craignant la mort, de jouir de l’instant. Nourri de néo‐platonisme, il perçoit soudain l’ici‐bas comme un reflet de l’au‐delà, et l’amour humain comme une image de l’amour divin. Une aspiration à réformer les âmes se fait jour : retour aux harmonies de l’Antiquité et réforme du christianisme sont les deux visages d’un même bain de jouvence.

    » De tout cela la musique se ressent, qui, dans sa recherche des proportions, tend vers un nombre d’or oublié, se greffe sur des poèmes d’amour de l’Antiquité ou mêle constamment textes ou mélodies profanes et religieuses – une chanson d’amour néoplatonicienne se fondant avec allégresse dans un motet à la Vierge. À moins qu’elle ne décrive les charmes d’une rose qui va mourir demain ou la saveur fugace d’un vin.

    » Paul Van Nevel, qui partage le goût du terrestre et la mélancolie de la Renaissance, pratique la musique de cette époque depuis de nombreuses années. Toujours en quête de manuscrits originaux oubliés, ce chantre de la curiosité s’interroge aussi sur la vie concrète de l’homme de la Renaissance. Il restitue ainsi un monde où le temps était plus lent, quoique l’existence plus brève, où les morts veillaient sur les vivants, où le rêve régnait en maître, où les enfants imaginaient monts et merveilles à partir d’un rien, où l’on commençait à entreprendre de longs voyages, où le “paysage” s’inventait. Et Van Nevel, contemplant ces paysages franco‐flamands où tous les grands polyphonistes ont vu le jour, y retrouve les mêmes lignes que dans leurs compositions : grâce à lui, collines et vallées se mettent soudain à chanter Gombert, Manchicourt ou Lassus, et nous redevenons des rêveurs d’un autre âge. »

     


    un extrait du documentaire

     

     

    Écoutons à présent Paul Van Nevel

     

    « […] J’ai commencé en 1971 en pensant que j’avais les deux pieds dans le Moyen Âge et la Renaissance. Dans les années 1980, avec l’expérience, je me suis dit : Soyons sérieux, oublions le rêve, il n’est pas possible de vivre en se croyant installé de plain‐pied dans la Renaissance, ce n’est pas possible parce que tout est différent, ce serait malhonnête de ma part de penser que je suis un homme de la Renaissance.

    » […] La seule authenticité qui vaille, c’est d’entretenir avec l’œuvre telle qu’elle est écrite un rapport aussi direct et droit que possible. Dans une partition moderne, il y a toujours des indications en vue de la réalisation, de sorte qu’on lit en fait pour partie une interprétation de celui qui a transcrit l’œuvre ; ce qui revient à offrir au public l’interprétation d’une interprétation d’une œuvre originale. Or, je veux éviter autant que possible tout intermédiaire ; je suis musicien, je comprends le matériau musical, autrement dit je veux prendre mes propres décisions avec mon Ensemble. Voilà pourquoi la lecture de l’original me paraît très importante.

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» Sur la partition, telle que nous la connaissons aujourd’hui, toutes les voix sont retranscrites l’une en dessous de l’autre. On voit verticalement ce que l’on entend verticalement au même moment. Ce qui correspond à une idée apparue très tardivement dans la musique occidentale. À l’époque, chaque partie était écrite et présentée séparément. La dimension verticale était absente, et cela a des conséquences énormes pour les musiciens. En répétant, on essaie de se placer dans une perspective d’horizontalité, de linéarité correspondant à l’époque.

    » Au début de la Renaissance, il n’existe presque pas de compositions spécifiques pour instruments, la musique instrumentale pure n’existe pratiquement pas sauf pour les danses. Par ailleurs, le répertoire vocal peut être joué (et est, de fait, joué) également sur les instruments, quitte à ce que certaines voix ne soient pas reprises.

    » Les compositeurs cherchaient un moyen de créer de la musique en fonction des besoins : ça pouvait être pour une messe, une cérémonie à caractère politique, une procession, des fêtes, des banquets, pour toutes circonstances, y compris pour le lit. Ne disposant pas d’un temps suffisant pour écrire toute cette musique, ils ont inventé un système auquel ils ont donné le nom de contrapunte alla mente : il s’agissait d’improviser au moment même à partir d’une mélodie existante, transcrite en notes longues sur une partition écrite, devant eux, c’est ce qu’on nommait le cantus firmus ; ils appliquaient des règles contrapunctiques, chacun improvisait sa ligne, chaque chanteur observait les mêmes règles sans cependant savoir ce que son compagnon allait chanter au même moment que lui, ce qui produisait des dissonances. Il fallait bien que je puisse restituer ça un jour, et je suis persuadé que notre vision de l’interprétation de la musique écrite va changer lorsque nous finirons par avoir dans l’oreille une réalité que les chanteurs à l’époque ont écoutée, ont entendue tous les jours, une réalité que nous n’avons, nous, jamais entendue parce qu’elle n’a jamais été écrite.

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» […] La véritable influence de l’Antiquité sur la musique est celle de l’humanisme, qui surgit au XVe siècle en Italie, et qui est concentré sur la relation texte‐musique. À partir du XVe siècle, sous l’influence de cet humanisme, les compositeurs accordent de plus en plus d’importance au texte. Ils s’efforcent d’exprimer le contenu, les affects du texte par la musique. Par exemple, s’il est question d’affects négatifs comme la tristesse, la mort, la souffrance, dans des textes comme Miserere mei, Deus, issu des Psaumes, ce sentiment de souffrance, de chagrin sera traduit par un mouvement lent, une ligne mélodique descendante.

    Autre élément qui joue un rôle très important dans cette musique des XVe et XVIe siècles : la symbolique, c’est‐à‐dire quelque chose qu’on n’entend pas, mais qui est partie intégrante de la musique. Par exemple la symbolique des nombres. Il y a des musiques qui sont composées pour un nombre déterminé de voix, en fonction d’un arrière‐plan religieux, philosophique, symbolique. Par exemple le chiffre 7 est associé à la tristesse, parce qu’au Moyen Âge on s’est mis à vénérer Marie sous le titre de Notre‐Dame‐des‐Sept‐Douleurs. Ceci va se trouver transposé en musique, à travers des compositions à 7 voix. Matthias Pipelaere, par exemple, est l’auteur d’une pièce à 7 voix, dans laquelle les différentes parties ne sont pas spécifiées par les indications cantus, tenor, bassus etc., mais par première douleur, deuxième douleur, etc., jusqu’à la septième douleur.

    » La musique fait partie du quadrivium ; elle a donc partie liée avec le nombre, et ce, en vertu du grand principe universel qu’est celui de l’harmonie des sphères, selon lequel les intervalles fondamentaux (octave, quinte, quarte) sont en rapport avec les distances des planètes. » Autrement dit, le Créateur a eu recours à une sorte de grande équation qui s’applique à tout et détermine un certain type d’harmonie, la musique étant elle aussi à l’image de cette harmonie, et les intervalles correspondant à des rapports numériques simples (la quarte, la quinte, l’octave) sont les intervalles fondamentaux. S’ajoute à cette harmonie la section d’or, que le Créateur applique à l’homme puisque le nombre d’or se retrouve dans les rapports entre la longueur d’un doigt et celle de certaines phalanges.

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» […] Le compositeur fait en quelque sorte figure de grand architecte des sons : ce qu’on lui demande c’est d’échafauder de grandes lignes magnifiques qui s’entrecroisent, tissant de véritables monuments sonores, très savants d’ailleurs ; on atteint là une complexité absolue. La musique a par ailleurs subi l’influence de la peinture, et de la perspective telle que peinture et architecture la mettent en œuvre. Ainsi la musique va commencer à gagner en proportions ; si, jusqu’à l’époque de la jeunesse de Dufay, toutes les voix se mouvaient dans un même espace, assez restreint d’ailleurs, c’est à partir de la seconde moitié du XVe siècle que les compositeurs ont cherché à davantage étoffer la structure de l’architectonique musicale. On a ajouté un deuxième contre‐ténor, ce deuxième contre‐ténor s’est placé au‐dessus du ténor, puis on en est arrivé à l’idée que nous connaissons maintenant : superius, altus, tenor, bassus.

    » […] Le compositeur de l’époque écrit inconsciemment ou consciemment en fonction de l’acoustique de l’église pour laquelle son œuvre est conçue. Aujourd’hui, un compositeur ne sait pas où l’œuvre sera donnée pour la première fois. Au XVe et au XVIe siècles, il entretenait une relation profonde avec l’architecture dans laquelle l’œuvre devait être chantée. Il est donc important de savoir si ces hommes ont chanté ou conçu leur musique pour des espaces très grands ou très larges. Je pense que chaque œuvre a une pulsation qui correspond au lieu dans lequel elle a été jouée et c’est là quelque chose qui s’est perdu complètement avec la technique des salles de concert et les œuvres orchestrales du XIXe siècle où, au‐dessus de l’œuvre, sont portées des indications métronomiques telles que 60 à la croche ou 100 à la noire. Fixer de la sorte un rythme à une composition de la Renaissance est proprement absurde : il y avait en effet une interaction profonde entre l’œuvre et une architecture dont on déduisait de façon naturelle la réverbération, l’écho, l’acoustique générale, la clarté du son. L’acoustique ne pouvant pratiquement pas être adaptée, c’est toute l’agogique d’une œuvre qu’il convient d’adapter de façon à ce qu’elle puisse encore nous parler.

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» Les gens de l’époque étaient beaucoup plus sensibles à la pulsation, ils percevaient bien mieux le moindre changement à ce niveau. Notre pulsation biologique est beaucoup plus rapide que la leur, le battement de cœur était plus lent à l’époque que de nos jours. Leur force, c’est la lenteur ; dans la musique de la Renaissance, la virtuosité résulte d’une complexité mélodique au sein d’une pulsation beaucoup plus lente que celle qui nous est coutumière aujourd’hui.

    » […] La cathédrale de Cambrai abritait l’école la plus importante pour les chanteurs‐compositeurs. Tous les traités disent qu’elle offrait une acoustique fantastique pour cette musique ; j’aurais aimé entendre cela, mais l’édifice est détruit…

    » […] Je pense que le rêve joue un très grand rôle dans l’approche de ce répertoire. La musique était l’art le plus attractif à l’époque du fait qu’on ne pouvait pas en faire une possession, l’accaparer, en « profiter » ; une peinture peut être contemplée pendant des heures alors qu’un motet ne peut être goûté que pendant un laps de temps court, après quoi il n’est plus là. Écouter de la musique, c’est être dans un rêve au moment même où on l’écoute.

    » Si nous sommes aujourd’hui en mesure de reproduire, chaque audition ne nous apporte plus d’émotion approfondie. À l’époque, les gens savaient toujours ce qu’ils entendaient ; du fait qu’ils ne pouvaient réécouter, leur concentration était beaucoup plus dense.

    » La tristesse, comme la joie étaient profondément vécues à l’époque de la Renaissance ; la complexité des sentiments et des émotions était beaucoup plus accentuée, c’est pourquoi il nous est difficile de comprendre comment se traduisait émotionnellement l’insécurité – donnée omniprésente de ce temps – bien différente de celle que l’on peut ressentir aujourd’hui.

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    photo : Luk Van Eeckhout

     

    » Beaucoup de textes formulent cette recommandation : profitez du moment présent, carpe diem, ce que dira plus tard Ronsard – Mignonne allons voir si la rose... –, on ne sait pas de quoi demain sera fait. Pour le plus grand nombre, la vie était brève, les maladies pouvaient être foudroyantes, en deux heures, en trois jours, on disparaissait. À l’heure de la mort, l’âme se trouvait promise à trois destinées possibles: le Paradis – rarissime, 1 chance sur 80 000 selon un prédicateur, estimation quelque peu décourageante, évidemment –, l’Enfer – pour les pécheurs endurcis – ; et, quand bien même l’Enfer existe en puissance, une sorte d’évolution de la pensée amène à se dire : ces morts, il faut d’abord qu’ils se purifient, d’où ce temps du Purgatoire, que ceux auxquels il est infligé peuvent voir diminuer grâce aux prières, aux bonnes œuvres, aux dévotions des vivants. Car une des grandes caractéristiques de l’époque, c’est l’union profonde, vécue, entre morts et vivants. Autrement dit, la mort est un moment fort et l’époque voit l’art macabre se développer. Il s’agit toujours d’enseigner aux chrétiens les risques qu’ils encourent s’ils ne se repentent pas.

    » La vie musicale, la vie des compositeurs et des chanteurs de ce temps n’était pas toujours évidente. Un simple exemple : pour Gombert, maître des enfants de chœur et aussi compositeur à la cour de Charles Quint, vivre signifiait voyager à travers toute l’Europe, s’occuper des enfants, en même temps que donner des leçons de musique, de chant, de contrepoint, d’improvisation, composer et exécuter ses compositions. Je me demande souvent s’ils ont eu le temps de dormir. Cela dit, on sait par un traité d’ailleurs très curieux et très intéressant laissé par un médecin, qu’il y avait des cas de frénésie et de schizophrénie causés par une surcharge de travail. Ce médecin fournit deux exemples : un compositeur français qui chantait à la cour papale ; et Gombert.

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» […] Vous voyez l’église, là‐bas, à pied, ça prend une heure pour y aller, une heure disponible pour rêver et imaginer l’acoustique de ce bâtiment, ce qu’on va y chanter, y préparer pour un enfant de 7 ans… aujourd’hui, on n’a plus le temps de rêver. Je pense que l’imagination des enfants de l’époque était supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui. Quand lui apparaissait, dans une cathédrale, un monstre, l’enfant était beaucoup plus effrayé, laissait bien plus travailler son imagination pour, qui sait, aboutir à des réflexions esthétiques. Prenons un cas simple, celui d’un enfant de chœur de dix ans. Il entre tous les jours dans la merveilleuse cathédrale de Cambrai de l’époque qui regorgeait de sculptures de monstres, de bêtes. Il les voit tous les jours, il n’a que ça, il a la musique qui passe ; et il a la réalité de tous les jours : manger, dormir, discuter, jouer (mais très peu ou pas du tout, je pense). Imaginez ce que ça peut être, voir dans des églises des monstres exposés y compris à hauteur des yeux des enfants ; ça ouvre un vaste horizon pour l’imagination, le rêve, la peur, la frayeur, mais c’est aussi un petit détail qui ouvre sur un nouveau monde. L’imagination et la richesse qu’offre la capacité de regarder plus loin que l’horizon, cela est présent dès l’enfance. Les enfants n’étaient pas des enfants, leur responsabilité s’exerçait déjà à l’âge de 7‐8 ans, mais ils étaient enfants jusqu’à 17 ans, je parle de leur voix alors qu’aujourd’hui, le changement de voix se produit vers 11‐12 ans. À l’époque, la mue intervenait vers 17‐18 ans, à cause de la nourriture, de l’éducation sexuelle, de l’environnement. Imaginez un enfant né et vivant ici, il va étudier là‐bas à Cambrai, c’est le premier choc à six ans, le deuxième viendra sans doute vers 18 ans, à la fin de ses études à la cathédrale de Cambrai ou bien à Douai, à Valenciennes, avant qu’il soit acheté, en Italie, en Espagne, en Pologne, en Angleterre… il y a, je pense, des compositeurs qui ont eu beaucoup de mal à digérer deux fois cette émotion.

    » En 1564, une troupe de chanteurs et notamment d’enfants ayant entre 7 et 12 ans partait à pied de Douai pour gagner Valladolid, après qu’ils eurent été acceptés à la cour de Charles Quint. Imaginez le voyage qu’ils ont accompli, ce qu’ils ont vu et regardé, même les adultes. Tout est important, alors qu’avec Internet, rien ne l’est, puisqu’on peut tout avoir. Les choses prennent de l’importance à partir du moment où on ne peut pas les posséder, le plus grand amour, c’est la femme qu’on ne peut pas avoir, c’est le Roman de la rose, c’est l’amour courtois…

    » C’est à cette époque que les gens ont vraiment commencé à faire de longs voyages d’aventure, qu’on s’est peu à peu rendu compte qu’un paysage ne servait pas seulement à se rendre d’un point A à un point B, mais qu’il permettait aussi de ressentir la beauté d’un paysage ; l’esthétique du paysage est née au XVe siècle, de même que le mot ; pareillement, des peintres comme Patinir ont commencé à peindre des paysages non en tant que décor mais comme sujet.

    » […] J’interprétais déjà il y a 15‐20 ans cette musique et je savais que les compositeurs venaient tous d’un coin qui correspond plus ou moins au Pas‐de‐Calais actuel, au Sud de la Belgique, à l’Artois, au Nord de la Picardie. Ma curiosité m’a conduit à visiter les endroits où ces compositeurs sont nés, ont vécu, ont été formés avant de partir bien souvent à travers toute l’Europe…

    paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» Ce que les chanteurs ont perçu à l’époque, c’est finalement la même chose que ce qu’ils ont écrit : le calme, la quiétude, la beauté liée à l’unité de tout ce qu’on voit, c’est comme ce qui est le plus caractéristique dans la polyphonie, ces imitations où chaque voix reproduit une autre voix ; dans ces autres voix, on peut prévoir ce qui va venir, quand l’une commence par do re mi fa sol, la deuxième va répondre par do re mi fa sol, ou sol la si do re ; cette répétition, c’est ce qu’on voit ici dans le paysage ; ces petites collines qui se répètent, c’est toujours autre chose, mais aussi toujours la même chose.

    » […] Le silence, les oiseaux et le vent, c’est là le seul cadre auditif pour les oreilles et pour le cerveau du compositeur de l’époque ; partir d’un tel silence confère naturellement une force intérieure très grande pour créer les grandes lignes d’espace dans le silence. La musique c’est, selon moi, de l’espace dans le silence.

    » La traduction d’une nostalgie ou d’un sentiment mélancolique dans la musique passe par un traitement esthétique linéaire qui ne me paraît pas évident pour d’autres pays ; le plus caractéristique, c’est que les mélodies évoluent sans aucun à‐coup, elles ne donnent jamais lieu à des chocs de grands intervalles, il s’agit plutôt, en général, d’une esthétique proche du plain‐chant.

    » Cette mélancolie est intelligemment interrompue par de petits détails miniatures telles que des dissonances qui ramènent toujours l’auditeur sur terre ; bien entendu, on ne peut apprécier une montagne si on ne connaît pas les vallées.

    » Ce sont des taches de beauté dans la polyphonie, mais qui rehaussent la mélancolie qui les précède et les suit, s’installe de nouveau et se prolonge à la fin d’une phrase. La polyphonie, après une cadence conclusive, s’empare d’un nouveau thème lié à une nouvelle phrase de texte, ce sont là des points de repère qui reviennent régulièrement dans la polyphonie, et en particulier dans la polyphonie raffinée d’un Gombert qui les dissimule à l’envi en faisant commencer le nouveau thème au‐dessus et avant la cadence finale de la phrase précédente. Ce n’en sont pas moins des points de repère dans la polyphonie, et il en va, somme toute, de même dans le paysage : on voit l’horizon ou bien très proche ou bien très lointain comme ici, et l’on cherche sans cesse des points de repère, qui étaient, à l’époque ou bien des cathédrales, de grands arbres dans la nature ou encore des pigeonniers.

    » Il est frappant de voir que beaucoup de ces compositeurs sont revenus au cœur des paysages qu’ils avaient connus dans leur enfance : c’est manifestement le cas pour Dufay qui regagne Cambrai, meurt à Cambrai, pour Josquin des Prés qui retrouve Condé‐sur‐l’Escaut, pour Gombert qui revient à Tournai, et pour tant d’autres. Cela montre à mon avis que le cercle de la vie se referme là où il a commencé, y compris au point de vue des émotions, et que ces compositeurs ont retrouvé le repos de l’esprit là où il n’y a plus ni horizons inconnus ni environnements étrangers à leur vie intérieure. »

     

    Cet entretien a paru à l’origine dans la revue Deshima, n° 4, 2010.