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La traduction a joué un grand rôle dans la vie de Marcel Schwob (1867-1905). C’est donc à juste titre que les auteurs de l’Histoire des traductions en langue française. XIXe siècle (Lagrasse, Verdier, 2012) s’intéressent à la démarche de ce génie précoce : « Marcel Schwob, qui avait rédigé une traduction de Catulle en vers marotiques dès l’âge de seize ans, publie en 1894 une traduction de Moll Flanders de Daniel Defoe dans la langue des romanciers du XVIIIe siècle. » S’il recourt « à un état ancien de la langue », ce n’est pas pour briser la gaine du français classique, mais afin de « produire un effet similaire à celui de l’original ». « Quatre ans plus tard, Schwob traduit Hamlet avec la collaboration d’Eugène Morand. De nouveau, le texte vise à produire sur le spectateur français un effet comparable à celui de la langue élisabéthaine sur un spectateur britannique de l’époque victorienne. » Claudel en apprécie « les critères musicaux, rythmiques et phoniques » (p. 119 et p. 120). Une page de la biographie Marcel Schwob ou les vies imaginaires (Paris, Le Cherche Midi, 2000), que l’on doit à Sylvain Goudemare, nous offre un regard dans la cuisine de l’apprenti traducteur. Il s’agit d’une lettre du 19 septembre 1881 que l’érudit Léon Cahun adresse à son neveu :
Mon cher Marcel,
Tes traductions n’étaient pas mauvaises, classiquement parlant. J’avais naturellement choisi les plus faciles. Maintenant, je vais profiter de l’occasion pour te montrer quelle différence il y a entre une traduction classique, c’est-à-dire de mots, et une traduction exacte, c’est-à-dire de choses et de pensées. Tu traduis : troquere agmen ad dextram vel ad sinistam, par « faire passer l’armée à droite ou à gauche ».
1° - Torquere ne signifie pas « faire passer » mais « faire tourner en rond ». Une catapulte ou une fronde peut « torquere missilia – lancer des projectiles » parce qu’elle les fait tourner.
2° - Agmen ne signifie pas « armée ». Armée se dit exercitus. Agmen signifie « troupe rangée pour marcher » ou, pour employer le mot technique, « colonne de route ».
Le jeune Marcel Schwob
3° - « Faire passer l’armée à droite » ne signifie plus rien du tout. Si tu te trouvais au beau milieu d’une plaine, à la tête d’une armée, ne fût-elle que de quatre hommes et d’un caporal, et si je te commandais de la faire passer à droite, tu serais fort embarrassé d’exécuter mon ordre, parce que tu ne le comprendrais pas.
Prends-moi maintenant agmen au sens du mot « colonne de route ». Tu as cinquante hommes qui marchent deux par deux dans une direction donnée. Tu veux les faire marcher vers une autre direction ; tu commandes : « torquere agmen ad sinistram vel ad dextram » – Colonne, tournez à droite, colonne, tournez à gauche, et on te comprendra. Le terme technique en français, est « changement de direction à droite ! » et, en allemand, Rechts abmarschirt ! […]
Remarque que, dans tous ces cas, l’analyse serrée du mot te donne toujours la traduction juste.
Je m’arrête là aujourd’hui, mon cher Marcel. Mon petit vocabulaire, avec un succinct aperçu des formations et des évolutions grecques et romaines aux différentes époques, sera, comme tu le comprends maintenant, utileet point ennuyeux. Je te dis, aux différentes époques, car la technologie du temps de la deuxième guerre punique ne ressemble pas plus à celle du temps de César que la légion de Scipion l’Ancien ne ressemble à celle de Marius, ou qu’un régiment de Louis XIV ne ressemblait à un régiment de Napoléon. [...]
Je t’embrasse de tout cœur. [...]
Ton oncle et parrain,
Léon Cahun
Traductions de Marcel Schwob
RICHTER, Wilhelm, Les Jeux des Grecs et des Romains [en collaboration avec Auguste Bréal], Paris, Émile Bouillon, 1891.
WILDE, Oscar, « Le Géant égoïste », Paris, L’Écho de Paris, 27 décembre 1891.
STEVENSON, Robert Louis, « Will du Moulin » [traduction anonyme], Paris, La Vogue, 1899.
DE QUINCEY, Thomas, Les Derniers jours d’Immanuel Kant, précédé d’une préface, Paris, La Vogue, 4 avril 1899, p. 12-26 ; 88-102 ; 161-174.
SHAKESPEARE, William, La Tragique Histoire d’Hamlet, prince de Danemark [en collaboration avec Eugène Morand], Paris, Charpentier et Fasquelle, 1900.
HENLEY, William Ernest, The Tudor Translations : Rabelais, trans. by Marcel Schwob, pref. by Charles Whibley, sans nom d’éditeur, 1900.
CRAWFORD, Francis Marion, Francesca da Rimini, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1902.
WHIBLEY, Charles, « Rabelais en Angleterre », Paris, Revue des études rabelaisiennes, 1903.
SHAKESPEARE, William, Macbeth, in Œuvres complètes de Marcel Schwob, éd. de Pierre Champion, 10 vol., t. VI, « Théâtre », Paris, Bernouard, 1927-1930.
source : Bruno Fabre, Bibliographie sur Marcel Schwob(1985-2010) avec quelques études anciennes, Société Marcel Schwob, 2011.
Marcel Schwob en néerlandais
Un site www.schwob.nl a été créé aux Pays-Bas pour faire connaître des écrits rares et favoriser leur traduction en langue néerlandaise. Il accorde une place à l’écrivain français et renvoie au numéro de la revue Raster qui a publié les Vies imaginaires en traduction (n° 118, 2007, trad. Jacq Firmin Vogelaar et Liesbeth van Nes) ainsi que des textes portant sur lui, rédigés par ses traducteurs, dont Rokus Hofstede, lequel a transposé La Différence et la ressemblance. Sur www.schwob.nl, on peut lire par ailleurs un aperçu biographique signé Orli Austen ainsi qu’un essai de Pieter de Nijs. Il existe également une traduction de La Machine à parler (par Liesbeth van Nes).
En 1931 paraissait chez Stols De kinderkruistocht, traduction de La Croisade des enfants, que l’on doit au critique Victor van Vriesland. La comédienne Charlotte Kölher avait déclamé cette version néerlandaise au Schouwburgd’Amsterdam le 20 juin 1930 avant de répéter l’expérience dans d’autres théâtres.
Rappelons que Marcel Schwob a entretenu des liens privilégiés avec W.G.C. Byvanck (1848-1925), l’auteur d’Un Hollandais à Paris en 1891. Cet homme de lettres batave, lecteur tout aussi précoce que le Français – alors qu’il entame ses études universitaires à l’âge de 16 ans, Goethe et Shakespeare n’ont déjà plus guère de secrets pour lui –, montra à plusieurs reprises une réelle pénétration à sonder la singularité d’une œuvre, ce que peu de ses compatriotes surent reconnaître : « Jamais un homme possédant un tel savoir et autant de qualités n’aura exercé une aussi faible influence sur son peuple » (Frans Drion). Le récent ouvrage Claudel et la Hollande (textes réunis par Marie-Victoire Nantet, Poussière d’Or, 2009) rend un hommage plus que mérité au critique qu’il a été : dès 1892, le Hollandais a, chez « le génie ef- fervescent » de l’auteur de Tête d’or, « saisit l’esprit de son œuvre, prêtant l’oreille à ce qu’elle veut dire et apportant une réponse qui ne réside ‘‘pas tant peut-être dans l’âme de celui qui parle que dans celle de celui qui écoute’’ » (p. 9).
La bibliothèque royale de La Haye abrite une partie de la correspondance Marcel Schwob-W.G.C. Byvanck. À propos de leur amitié, on lira : Christian Berg, « Marcel Schwob et Willem Byvanck », in Retours à Marcel Schwob : d’un siècle à l’autre (1905-2005), Christian Berg, Alexandre Gefen & Monique Jutrin (éd.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 203-218.
mine d’or des lettres belges (de 1830 à nos jours)
Colloque 29-30 novembre 2012
Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance
59, rue Néricault-Destouches - Tours
Dans une perspective comparatiste intra-belge et diachronique, nous nous proposons de revenir sur le rôle capital joué par la peinture ancienne, à partir du XIXe siècle et jusqu’à nos jours, dans l’émergence et la caractérisation d’une littérature nationale en Belgique. Axée autour de la postérité littéraire des Primitifs flamands, de Jérôme Bosch et de Pierre Bruegel l’Ancien, notre réflexion cherchera à dépasser l’étude des seules interactions entre littérature et art, en prenant en compte également le rapport au passé qu’impliquent la promotion et l’exploitation des « vieux maîtres ». Au-delà des seuls enjeux identitaires, nous insisterons sur la dimension proprement créatrice de la relation entre peinture, littérature et histoire en prenant soin de relever et d’interpréter les fluctuations, les oppositions et les points communs qui se présentent selon les périodes et l’origine communautaire des auteurs. Ces recherches passeront par l’étude des dispositifs littéraires mis en œuvre (ekphrasis, mise en scène théâtrale, littérature illustrée…) mais aussi par l’étude de l’influence des peintres anciens sur la constitution de mouvements littéraires tels que le symbolisme et le vitalisme, sur la formation de ce que l’on considère souvent comme une tradition fantastique belge, et plus largement sur l’expression littéraire de préoccupations sociales telles que le mouvement flamand, le socialisme et l’anarchisme. Refusant par ailleurs les catégories de paralittérature et les distinctions entre « petits » et « grands » auteurs, nous aurons le souci d’aborder des œuvres d’horizons variés, allant de la littérature d’avant-garde à la littérature pour la jeunesse, en passant par la critique d’art. L’objectif étant avant tout de mettre en lumière l’incroyable fertilité du patrimoine sollicité en même temps que l’intensité de la réception créatrice qui y répond, tout au long de l’histoire culturelle belge, de manières multiples, y compris, comme nous aurons soin de le montrer, de façon discordante ou ironique dès lors qu’il s’agit de signaler le danger qu’il y a à confondre mine d’or et bon filon.
Programme
Table ronde organisée par Luc Bergmans, Åsa Josefson et Stanislas Pays
Jeudi 29 novembre 2012
14h15 Accueil des participants - Introduction de Luc Bergmans
Présidence de séance : Laurence Brogniez
•14h30 Lieven D’hulst (K.U. Leuven) Van Hasselt et La Renaissance : de la médiation artistique dans la jeune nation belge
•15h Kim Andringa (Paris-Sorbonne Nouvelle, Université de Liège) Les gras et les maigres : Camille Lemonnier, Pierre Bruegel et la cuisine sociale
•15h30 Véronique Jago-Antoine (Archives et Musée de la littérature, Bruxelles) Le masque et la plume : Emile Verhaeren et Jean de Boschère devant l’art flamand
16h pause
Présidence de séance : Dorian Cumps
•16h15 Hans Vandevoorde (V.U. Brussel) Les maîtres flamands dans l’œuvre de Karel van de Woestijne et d’August Vermeylen
•16h45 Luc Bergmans (Paris-Sorbonne, CESR, Tours) Les influences des Primitifs flamands et de Pierre Bruegel l’Ancien sur l’œuvre graphique et littéraire de Félix Timmermans
•17h15 Åsa Josefson (Paris-Sorbonne) La peinture en tant que source d’inspiration du fantastique belge. L’exemple du Péché originel de Hugo van der Goes dans l’œuvre de Thomas Owen
20h30 « À la vie, la mort » - Tableau-concert d’après Bruegel par le collectif l’ARFI Auditorium de Musicologie, 5, rue François-Clouet, Tours. Réservation auprès du service culturel de l’université, Bureau 109 bis A, 3 rue des Tanneurs, 37000 Tours, 02.47.36.64.15. Tarif 5 €
Vendredi 30 novembre 2012
Présidence de séance : Véronique Jago-Antoine
•9h30 Laurence Brogniez (U.L. Bruxelles) Ensor, grand peintre flamand : entre fiction critique et autofiction
•10h Eva-Karin Josefson (Université de Caen Basse-Normandie) Maurice Maeterlinck et La Parabole des aveugles de Pierre Bruegel l’Ancien
10h30 pause
Présidence de séance : Delphine Rabier
•10h45 Stanislas Pays (CESR, Tours, K.U. Leuven) Postérité d’un thème romantique : la folie d’Hugo van der Goes
•11h15 Martine De Clerq (H.U. Brussel) « L’enragé » : l’autobiographie masquée de Jean de Boschère et de Dominique Rolin
•11h45 Dorian Cumps (Paris-Sorbonne) Archétypes et iconicité dans la nouvelle fantastique belge contemporaine : à propos de La Madonne de Nedermunster (1962) d’Hubert Lampo et du Retour des Chasseurs (1970) de Gabriel Deblander
Écrivain fécond – romancier, poète, essayiste, critique d’art, auteur de monographies et de libretti, folkloriste (il a dirigé la revue Volkskunde – Tijdschrift voor Nederlandsche Folklore) –, Pol de Mont (1857-1931) a occupé une place de premier plan dans la vie intellectuelle flamande de son temps, fondant des revues (Het Pennoen, Jong Vlaanderen, Kunst en Leven, De Vlaamsche Gids…), remplissant des fonctions importantes dans le combat et le milieu culturels (conservateur du Musée des Beaux-Arts d’Anvers).
Le texte qui suit est une traduction de l’étude « De Schilder en Etser James Ensor » publiée en 1895 dans la revue d’art De Vlaamsche School. Cette version française figure, sans nom de traducteur, dans l’ouvrage James Ensor. Peintre et graveur, Paris, La Plume, 1899, p. 85-90.
P. de Mont, Les Enfants des Hommes, 1888
I
De tous les hommes de talent qui, depuis 1880 environ, ont su acquérir un nom distingué dans le cercle restreint des artistes belges, aucun, peut-être, n’a été aussi vivement et aussi passionnément discuté que James Ensor. Idolâtré par les uns et exécré par les autres, il fut considéré longtemps non comme un simple innovateur, mais comme le révolutionnaire par excellence.
Et cependant, dans le milieu exalté et bruyant où Ensor gagnait ses éperons, il ne manquait pas d’hommes hardis, voire même excentriques, aux conceptions nouvelles et téméraires. Ce milieu, – le Cercle des XX, – naguère tant discuté, forma, pendant les dix années de la période 1880-1890, comme qui dirait le corps d’élite du mouvement jeune, et, avouons-le sans détours, c’était ce milieu qui purifiait et renouvelait l’atmosphère empestée de notre école, trop longtemps fermée et trop scrupuleusement emmaillotée.
Or comment se fait-il que maintenant, de tous ces noms inséparablement liés à ce mouvement qui, considéré dans son en- semble, peut être appelé splendide ; comment se fait-il que de tous ces noms, parmi lesquels brillent pourtant ceux de Léon Frédéric, de Fernand Khnopff, de Willem Vogels, de Joris Minne, de Henri de Groux, de Van Rysselberghe, – ce soit précisément celui d’Ensor qui non seulement ressort le plus, mais qui est encore le plus intimement lié à l’histoire des XX ? Je ne puis l’expliquer que par le fait que James Ensor, par certaine manière originale de se révéler, s’est exposé, plus que tout autre, à ces quolibets faciles, à ces moqueries populacières qui ont toujours tant de succès auprès d’une partie du public, surtout dans les périodes d’agitation.
À dire vrai, Ensor est, de tout le groupe des XX, le seul qui, dans une certaine mesure, se rattache à la vieille tradition de nos peintres flamands et hollandais.
Sciemment ou insciemment, – je ne discuterai pas, – il s’est présenté dès le début comme un peintre au tempérament essentiellement néerlandais, comme un peintre visuel, un peintre pour les yeux en toute première ligne, comme un coloriste de l’école ample et sans gêne de Hals, d’ailleurs son maître préféré, auquel il a voué un culte idolâtrique.
Il m’est impossible d’admettre que dans les premières années de cette lutte pour l’indépendance de l’art une critique sincère n’eût pu découvrir en notre artiste cette qualité primordiale. Si on ne l’a pas vue plus tôt, c’est qu’on n’avait des yeux, alors, que pour les pochades agaçantes et vexatoires : – dessins ou tableaux la plupart minuscules, couverts cependant de toute une foule grouillante de personnages lilliputiens aux poses les plus bizarres, toiles plus considérables aussi, représentant les formes ou les figures les plus excentriques, – dans lesquelles l’artiste donnait un libre cours à sa verve un peu gamine.
Tout le monde se pressait devant ces pochades : les critiques, les indifférents, les ennemis et les amis de l’artiste ; oui, les amis également, car nous ne pouvons nier que, à cette époque déjà lointaine aujourd’hui, quelques-uns d’entre eux ont aimé et exalté trop le talent très réel et l’humour absolument caractéristique, indéniablement propres à ces facéties d’une originalité si audacieuse, sans grande saveur cependant pour la masse imbécile du public. Oh ! ces études de masques fameuses : l’Étonnement du Masque Wouse, les Masques narguant Mort, les Masques scandalisés, vrais charivaris de la couleur, où les jaunes vifs brillent à côté des rouges enflammés et des verts opiniâtres, et qui, malgré toute leur vigueur restent exempts de toute platitude et de toute vulgarité ; – et, à côté de cela, ces caricatures non moins célèbres, les Juges intègres et la Leçon d’anatomie, et ces épisodes coloriés d’une fantaisie extraordinaire et originale comme la Bataille des Éperons, l’Entrée des militaires vainqueurs dans la ville de Bise, Squelettes se disputant un hareng saur, etc., dessins à la plume ou au crayon qui, malgré des défauts et des extravagances qui sautent aux yeux, sont pleins d’observation, de mouvement, de vie et d’esprit, et nous montrent les raccourcis les plus inattendus et les poses les plus invraisemblables… Or, tout cela, pour la plupart des gens, n’était que le vain tintamarre d’un impuissant qui, coûte que coûte, voulait se faire remarquer !
En réalité, nombre de ces soi-disant pochades à l’huile ou simplement au crayon ou au fusain ne méritaient pas moins de louanges que celles accordées avec tant de bienveillance par les connaisseurs à Jérôme Bosch, au Frans Floris de la Chute des Anges du Musée d’Anvers et au Marten de Vos de la Tentation de saint Antoine, de la même collection.
J’oserais dire que quelques-uns des dessins d’Ensor, comme par exemple : la Mort tragique d’un théologien, ou à proprement dire : les Moines surexcités réclamant le cadavre du théologien Sus-Ovis, malgré la résistance de l’évêque Friton, – ou bien encore les Démons Dzitts et Hihahox transportant le Christ en enfer, sous le commandement de Crazon, qui monte un chat enragé ; ou même comme le Christ tourmenté par les démons, – ou la Tentation de saint Antoine, – ou la Prise d’une ville singulière, et tout particulièrement, enfin, l’Entrée de Jésus à Jérusalem ; – j’oserais prétendre, dis-je, que quelques-uns de ces dessins sont de beaucoup supérieurs à bien des peintures de Bosch, de De Vos et de Floris, et que l’on a grand tort, à mon avis, de ne pas acheter le premier et le dernier de ces invraisemblables et déconcertants chefs-d’œuvre pour une de nos collections publiques. Quoiqu’il y ait quelquefois incohérence dans l’ensemble, manque de proportions dans la dimension des différents personnages, ces deux grands dessins sont les œuvres d’un maître dessinateur sans pareil.
Pour bien comprendre cette partie, – j’allais dire cette moitié – du talent d’Ensor, il ne faut pas oublier que, du côté de son père, il est le compatriote des caricaturistes les plus formidables du monde entier : Grillray, Cruikshank, Rowlandson, d’autres encore. Il possède quelque chose de chacun d’eux, mais plus encore de Swift qui, comme Ensor, avait recours aux sottises les plus incroyables pour exprimer son sentiment de la justice et son amour pour la vérité.
Mais l’autre partie de ce talent, précisément celle-là que l’on dédaignait si obstinément pendant la période de 1880 à 1890, combien elle est simple, naïve, naturelle, et comme elle se distingue franchement par son caractère tout à fait néerlandais ou flamand !
Cet homme double a hérité de par sa mère, Flamande, d’un sentiment très vif, toujours en éveil pour la belle réalité, et d’un œil amoureux de la lumière et des couleurs, tel que l’ont possédé de tout temps tous les vrais peintres de ces pays de brouillard et de brume, aux fleuves rêveurs autant que conviant au rêve et à l’atmosphère fine et diaphane. Oui, Ensor est un homme à deux âmes ! De même que Verlaine avait pu écrire le mot Parallèlement sur un de ses recueils de poèmes, de même Ensor pourrait adapter ce mot, non au sens moral, certes, mais à un point de vue plutôt ethnographique, à l’ensemble de ses œuvres.
Dès son début, le rêveur se développe déjà dans sa personnalité intéressante à côté du réaliste, l’homme aux visions les plus fantastiques à côté de celui au regard observateur, le caricaturiste à côté du peintre des sujets les plus ordinaires.
Peut-être Ensor a-t-il été quelque peu atteint de cette maladie, – du reste assez naturelle, qui consiste à vouloir se gausser tant soit peu du public, – pardon, des philistins, des pékins, c’est-à-dire de cette gent ridicule de censeurs sans vocation, mais qui veulent tout savoir, qui trouvent à redire sur tout, les snobs, puisqu’il faut les appeler par leur nom, les mufles qu’on épate, mais qu’on ne convertit jamais ! Or l’une des raisons, et sans aucun doute la principale, pour laquelle il n’a pas obtenu jusqu’ici le jugement favorable des critiques… sérieux, je crois la retrouver précisément dans le rôle considérable que jouent dans l’ensemble de son œuvre tantôt le grotesque, tantôt le satanique.
Peu après son départ de l’Académie de Bruxelles, dont il avait régulièrement suivi les cours depuis 1877, où il avait même obtenu un second prix d’après la tête antique, il expose en 1881 au Cercle la Chrysalide un Tableau d’intérieur, qui fut envoyé en 1894 à Anvers, où il fut admiré par la plupart des connaisseurs et en premier lieu par moi-même, comme une merveille de coloris.
En 1882 il expose à Paris la Coloriste et un intérieur ; en 1883, au cercle l’Essor, son Lampiste, son Pouilleux se chauffant et ses Pommes, en réalité cinq tableaux qui, si l’équité était de ce monde et… de la critique d’art… belge, dès lors auraient fait prendre place à Ensor parmi les maîtres incontestables du pinceau. Où donc pouvaient-ils bien se cacher à cette heure, les vaillants défenseurs de la tradition nationale de l’art et du coloris flamand, vif, riche et animé ? Ici, il y avait de la tradition, non pas une tradition acquise avec beaucoup de difficultés et de peines, mais une tradition qu’on pourrait appeler spontanée, provenant de la nature, et par cela même d’autant plus riche. Ici, il y avait du coloris, et de plus, du coloris flamand, qu’on ne rencontre guère plus intense chez Hals, ni chez Jordaens, ni chez Stobbaerts. Et ces tableaux étaient achevés sans être ce qu’on appelle léchés, complets sans mesquinerie, savants sans pédanterie : – tout y était bien proportionné, viril et grandiose ! Et quelle lumière par-dessus tout ! Dans son tableau : Jeune Fille en détresse, la lumière tamisée dans une chambre fermée surpasse les plus belles œuvres de Jan Stobbaerts ; les obscurs distingués de Hals sont à peine supérieurs à la symphonie de tons obscurs du Lampiste.
Et savez-vous, cher lecteur, ce qu’il arriva à Ensor en 1884, et comment son œuvre fut jugée par les membres du jury d’admission ? Une phrase d’une des lettres de l’artiste résout brutalement cette question : Toutes mes œuvres furent refusées au Salon de Bruxelles de 1884.
De tels membres de jury, est-ce qu’on ne devrait pas les chasser du temple avec le chat a sept queues de feu le très doux Jésus ?
II
Il n’est pas difficile de citer les « immortels » dont James Ensor a subi l’influence, tant en qualité de peintre qu’en qualité de dessinateur.
Quoiqu’il professât de tout temps une grande admiration pour Rembrandt, il nous semble cependant qu’il a emprunté beaucoup plus à Hals et peut-être à Manet qu’à ce créateur génial du chef-d’œuvre inimitable, les Syndics drapiers, du Ryksmuzeum d’Amsterdam. À ces premières influences se joignent, en sous-ordre, celles de Turner et de Goya. Ce qu’il admire chez ces deux derniers peintres nous est révélé par une simple phrase empruntée à une de ses lettres : Je fus charmé de trouver deux maîtres épris de lumière et de violence. Lumière et violence ! Avez-vous déjà remarqué, cher lecteur, comment les peintres, en général peu causeurs, expriment parfaitement en deux ou trois mots ce que nous autres, écrivains, ne pouvons rendre clair et intelligible que par des phrases entières ? Avec ces deux mots, lumière et violence, Ensor nous fait connaître mieux que n’importe qui les deux caractères principaux de ses œuvres picturales d’alors.
S’il n’a jamais attaché grande valeur à la correction des lignes, il s’en est surtout brossé le ventre… à cette époque, déjà lointaine maintenant, mais qui, peut-être, a été la plus belle de sa carrière.
La correction, il en avait horreur.
La lignecorrecte, – ainsi s’exprime-t-il en appuyant naturellement sur l’épithète – ne peut inspirer des sentiments élevés. Elle ne demande aucun sacrifice, aucune combinaison profonde. Ennemie du génie, elle ne peut exprimer la passion, l’inquiétude, la lutte, la douleur, l’enthousiasme, sentiments si beaux et si grands, ni aucun grand parti pris. Son triomphe est stupide : elle a l’approbation des esprits superficiels et bornés, elle représente le féminin.
De même que la ligne correcte, Ensor a toujours négligé d’enthousiasme ce que l’on désigne en peinture sous le nom de la forme. Il prétend que la culture de la forme conduit à la routine, à l’imitation servile ; qu’elle est le refuge des faibles, des sans-imagination ; et puis les antiques l’ont prise pour base de leurs œuvres ; ils en ont tiré tout le profit possible et c’est à elle qu’ils sont redevables de tout… ce qu’ils sont et valent !
Sa devise à lui était et est encore : Un peintre ne doit pas être un sculpteur. Homme de fantaisie, – ses dessins et ses eaux-fortes le prouvent d’ailleurs, – il est l’esclave de ses yeux, de sa manière de voir les objets. Et dès lors pourrait-il bien faire autrement que de s’appliquer à reproduire ce qu’il appelle lui-même, dans une de ses lettres, les déformations qu’elle (la lumière) fait subir à la ligne ?
À cette époque Ensor ne peignait pas au pinceau, mais au couteau ; il enduisait sa toile de couleurs de l’épaisseur d’un doigt ; il les mélangeait de la façon la plus audacieuse, – péché capital, hélas ! qu’il expia amèrement plus tard, car plusieurs de ses tableaux, peints avec ce mélange, sont devenus, paraît-il, absolument noirs.
J’ai déjà parlé de son Tableau d’intérieur (1881), exposé l’année dernière à Anvers ; de ses Chinoiseries, de son Pêcheur, de son Liseur (1882), de son Lampiste, qui se trouve actuellement au Musée de Bruxelles, et qui fut peint en 1880 ; de son Pouilleux, de sa Dame sombre et de ses Pommes ; plus tard vinrent sa Nature morte de 1884, ses Ivrognes et sa Dame en détresse. Or, toutes ces œuvres portent la trace des influences citées plus haut, toutes révèlent d’une manière absolument adéquate les aspirations de l’artiste d’alors.
Si je ne me trompe, c’est vers 1884 ou 1885 que la manière d’Ensor se transforma.
Dès ce moment le pinceau remplace le couteau. Et quel pinceau, grands dieux ! Un pinceau si fin, si minutieux, si scrupuleux, qu’on le prendrait facilement pour le burin d’un graveur. On apprécie, surtout dans quelques petits tableaux d’intérieur de ce temps et de plus tard, une exactitude d’exécution, une sobriété et une intensité qui étonnent. Il n’est pas question ici de ses Masques, mais bien de tableaux comme les Huîtres, la Dorade, les Belles Viandes, de 1885, la Mangeuse d’huîtres et les Coquelicots, de 1886. Je n’hésite pas à donner en général la préférence aux œuvres de sa première manière. Son Lampiste, son Tableau d’intérieur, son Pouilleux, sont des succès de coloris que l’on citera dans quelques années à côté des tableaux les plus superbes signés par n’importe quel ancien maître flamand ou hollandais. Mais sa Mangeuse d’huîtres aussi, et, parmi ses toiles plus récentes, le portrait du poète Émile Verhaeren et surtout celui de Théodore Hannon, sont tout bonnement superbes. Et ses Belles Viandes et ses Pommes sont, dans une tout autre gamme, des chefs-d’œuvre aussi bien réussis que les meilleurs intérieurs d’Eugène Joors, ce peu connu et ce méconnu, ou de Verhaeren.
Après 1886, le dessinateur fantastique l’emporte sur le peintre. Chaque année, au Salon des XX, on vit de lui de grandes compositions en noir et en blanc et aussi des gravures à l’eau-forte.
Les ouvrages suivants ont paru de 1886 à 1894. Mort mystique d’un théologien, la Couronne radiée du Christ ou la Sensibilité de la lumière, l’Entrée de Jésus a Jérusalem, Jésus tourmenté par les démons, Jésus se promenant sur l’eau, la Tentation de saint Antoine, la Bataille des Éperons, les Soudards Kes et Bruta entrant dans la ville de Bise, etc. Quelques-uns de ces dessins, entre autres les quatre ou cinq derniers, sont rehaussés au pastel ou à la détrempe.
Dans la plupart de ces fantaisies, tout est absurde, insensé, incohérent, impossible. C’est que notre humoriste à froid l’a voulu ainsi, et cela ne l’a pas empêché de produire plus d’une fois de l’art véritable.
Ce qui distingue avant tout ces fantaisies, c’est la caractéristique à la fois étrange et frappante des personnages. C’est ici surtout qu’on retrouve l’arrière-neveu des Gillray et des Rowlandson ! Comme ces petits guerriers joufflus, ventrus, aux moustaches fournies, aux habits bordés de galons d’or, couverts de décorations, expriment le contentement, la satisfaction d’eux-mêmes, cette stupidité grossière, dont souffrent, hélas ! beaucoup de grands et surtout de petits, de tout petits conquérants ! Comme il parodie d'une manière inimitable les parades militaires, les joyeuses entrées et autres manifestations patriotiques d’un grandiose plus apparent que réel ! Dans la Mort mystique d’un théologien, c’est le tour des Évêques et d’autres dignitaires de l’Église. Leur sourire factice exprime l’ambition, l’orgueil, la jalousie, la vanité, et surtout une pédanterie sans bornes.
Dans d’autres tableaux, comme dans la Tentation de saint Antoine et dans le Christ tourmenté par les démons, la satire ne rappelle pas la façon de Breughel ou de Jérôme Bosch ; non, elle est tout à fait macabre. Ce n’est pas sans raison que je cite Bosch : ce qu’il a produit de plus original, de plus singulier, de plus insensé, ne peut encore être comparé à l’excentricité de ce peintre du XIXe siècle.
Dans le Christ tourmenté, James Ensor nous peint les démons les plus affreux. Accroupis au pied de la croix ou rampant tout autour d’elle, ils tourmentent moralement et physiquement le martyr pâle, décharné, râlant dans l’agonie. L’un lui déchire les côtes et les cuisses ; l’autre lui montre les choses les plus abominablement vulgaires. Le paysage lui-même n’est qu’horreur et mélancolie. Cependant, dans le lointain, le jour commence à poindre, et quelques monstres lancent des regards anxieux vers l’aube naissante.
Sa Mort mystique est un chef-d’œuvre. Demolder l’a admirablement appréciée : Ce dessin, écrit-il, s’étale en une église dans un décor de Rembrandt, haut et vague, et comme ouvert sur le ciel. Le dessin en est spécial, je dirais volontiers matelassé : il semble que les reliefs soient obtenus au moyen de plis et de courbes ondulantes et insistantes. Les lignes droites sont quasi absentes. Tout se bombe, se complique et quelquefois se boursoufle comme si le dessin lui-même prétendait se contourner et s’arrondir autant que le ventre de l’évêque officiant et l’allure matronesque de la Vierge. Seul le Christ jaillit, sauvage et fou, sur sa croix, au long d’une colonne dressant l’épouvante par au-delà de ses monstruosités sacerdotales. Cette page est vraiment superbe. Ensor a le don surprenant de trouver des motifs architecturaux. Dans son Kes et Bruta, par exemple, s’élève une cathédrale qui appartient au style le plus bizarre qu’on puisse imaginer. Également dans la Bataille des Éperons, la Bataille de Waterloo, la Prise d’une ville singulière, tous dessins qu’on se disputera plus tard dans les ventes publiques.
Enfin, – et par là je veux finir cette rapide caractérisque de ce moderne si attrayant, – Ensor est un de nos meilleurs aquafortistes. Toutes ses gravures à l’eau-forte ne lui donnent pas droit à ce titre ; plusieurs sont négligées, enlevées à la diable, visiblement bâclées en grande hâte ; en d’autres les plans ne sont pas en équilibre, l’horizon s’avance jusqu’à l’avant-plan, le ciel est trop lourd comparativement à la terre. Néanmoins, quelques-unes de ces gravures, une dizaine, sont de vraies perles ; parmi celles-ci les Patineurs, Mariakerke, les Bateaux échoués, et surtout la Cathédrale, occupent la première place. Cette Cathédrale, minutieusement achevée, est à elle seule un vrai poème ! La virtuosité, pardon, la sincérité naïve et la sécurité confiante, avec lesquelles les plus petits détails sont ici rendus, confinent à la magie.
Dans ces eaux-fortes, ce sont le poète grave et sérieux, le sensitif raffiné et l’idolâtre de la lumière et du coloris qui ressortent. C’est là que, sans contredit, Ensor me plaît le plus !
Dans d’autres eaux-fortes, coloriées ou non, le fantaisiste a la parole, – un fantaisiste que ne répugnent pas plus les rêves les plus fous que le sel rabelaisien, le gros sel, et quelquefois même le sel de cuisine !
Ce caractère fantaisiste ressort particulièrement dans une satire très originale, intitulée les Vents, une illustration absolument hardie d’un de ces contes de pétomane, comme en a signé Armand Sylvestre… Voici un humour d’un bien autre aloi que celui de Robida ou de Doré le doucereux ! Un sabbat de vents ! Des vents de toute force et de tout envergure, de grands vents et de petits vents, des zéphyrs et des trombes, des brises et des ouragans. De toutes les zones ils accourent, roulant et se culbutant dans l’air ; celui-ci, en bourdonnant, s’enroule sens dessus dessous, en tire-bouchon ; celui-là, en pétaradant, s’éloigne sur un manche à balai, avec un grand vacarme ; un autre encore se trouve sur le dos, dans l’espace, comme pour faire la planche… Les voici tous, grands et petits, zéphyrs et trombes, souffles et tourbillons, brises et ouragans, de toute odeur, de toute couleur, de tout acabit et de tout calibre ; exhalant, soufflant, grommelant, éternuant, bourdonnant, brisant, beuglant, tempêtant, bourdonnant et fulminant… des deux côtés à la fois !
Voilà, je crois, caractérisé pas trop mal dans ses incarnations diverses, cet artiste très intéressant et doué des talents les plus variés, méconnu par la plupart, prisé trop haut par quelques-uns, peut-être, mais, quoi qu’on puisse penser de quelques-unes de ses pochades dessinées ou peintes, présentant de toute façon, et comment qu’on le prenne, dans l’ensemble de son œuvre les caractères évidents d’un véritable, grand et original artiste.
Voici un siècle, la jeunesse cultivée de la « Reine des plages » lisait avec avidité les œuvres de Louis Couperus. Fondé en 1894, le Leeskring acquérait des ouvrages et organisait des lectures d’écrivains tant d’expression française (Paul Bourget, Anatole France, Arsène Houssaye, Maurice Maindron, Paul et Victor Margueritte, J.H. Rosny, Léopold Courouble, Mae- terlinck, Lemonnier…) que d’expression néerlandaise (Louis Couperus, Cyriel Buysse, Guido Gezelle, Willem Kloos, Stijn Streuvels, Frederik van Eeden, Pol de Mont, Herman Teirlinck, Virginie Loveling, H. Swarth, Justus van Maurik, Maurits Sabbe…). À l’approche du dixième anniversaire de cette petite société littéraire, la presse locale souligna la réussite de son initiative : « Quelques jeunes gens, estimant qu’il existe encore d’autres agréments que de rouler à bicyclette, potiner au café, se pavaner au bal, fondèrent le cercle, voilà dix ans, dans le but de développer parmi les membres le goût de la lecture et de la littérature, de les initier aux questions d’actualité, de compléter ainsi les connaissances acquises sur les bancs du collège ou de l’athénée. Bien que la cotisation fût des plus minimes, le Leeskring réalisa son programme. Il s’abonna aux périodiques français la Revue, le Mercure de France, la Revue des cours et conférences, aux publications néerlandaises De Gids, Groot Nederland, Vlaanderen. […] Alors qu’il y a peu d’années encore, notre population paraissait se désintéresser de tout ce qui pouvait étendre les horizons de l’esprit, ou voit maintenant de nombreux auditeurs, avides de goûter à ces saines joies que donne la science et la littérature, accourir aux conférences et aux Extensions Universitaires organisées à Ostende. » (1) Entre-temps, d’autres cercles artistiques étaient apparus dont De Dageraad qui organisa, avec De Leeskring, une tombola pour favoriser la diffusion d’œuvres littéraires. Début 1905, avant le tirage, les lots furent exposés dans la vitrine de la teinturerie Otto Koentges. Les passants purent ainsi s’arrêter devant des volumes des grands auteurs belges d’expression française de l’époque et ceux d’une palette de romanciers, dramaturges, essayistes et poètes de langue néerlandaise : Eline Vere, Majesteit, Wereldvrede (numéros 6, 7 et 8 de la tombola), Lenteleven, Rijmsnoer, De twistappel, Mea Culpa, Een Liefde, Koppen en busten, Geschiedenis der Antwerpse schilderschool, Het Land van Rembrandt, Op Hoop van Zegen… (2)
Un peu plus tôt, le samedi 29 août 1903, les lecteurs de La Saison d’Ostende avaient été encouragés à lire Couperus (lequel était passé à Ostende en 1891 au cours de son voyage de noces). « Un romancier international », texte reproduit ci-dessous, vient s’ajouter aux nombreux articles publiés en français à l’époque où l’écrivain haguenois jouissait d’une assez grande réputation en Europe occidentale. Victor Fris (1877-1925), à qui l’on doit ce papier, était un historien flamand réputé dont l’Histoire de Gand a fait date. Il a laissé une œuvre dans les deux langues (3). Il est dommage que cet érudit, dans son survol des quinze premières années de la vie littéraire du Haguenois « impeccablement mis et pommadé », passe sous silence De stille kracht (La Force des ténèbres), magnifique roman indo- nésien pourtant paru en 1900. La parenté que suggère V. Fris avec Paul Bourget est certes justifiée : « Le penchant de Couperus pour un roman plus psychologique que réellement déterministe a sans doute été favorisé par un auteur français très lu en ces années-là, mais quelque peu oublié aujourd’hui. Il s’agit de Paul Bourget. En 1890, Couperus lit dans Le Figaro son œuvre Un Cœur de femme. Il commence presque aussitôt à rédiger un roman qui s’en inspire fortement et qu’il intitulera Extaze. » (4) Mais il convient de préciser que le Hollandais s’affranchira bientôt de cette influence et que si l’on tient à rapprocher sa prose d’écrivains français de son temps, c’est plutôt du côté de la littérature fin-de-siècle qu’il convient de se tourner. À supposer que Louis Couperus ait écrit en français, il ne fait aucun doute que Hubert Juin lui aurait accordé une place de choix dans sa série « Fin-de-siècle » publiée aux Éditions 10/18.
Par la suite, la presse ostendaise (5) ne s’intéressa semble-t-ilplus guère à Couperus. Pas même à l’occasion de sa mort en 1923. Au cours des années 1905-1909, dans le cadre des activités de l’ « Ostende-Centre-d’Art », deux ou trois conférences portèrent sur les lettres néerlandaises, pourtant réduites à la portion congrue (6) : Pol de Mont prit la parole « en flamand » sur « Le poète flamand Guido Gezelle » (3 septembre 1906) et sur l’ « Évolution de la littérature belge d’expression néerlan- daise » (25 juin 1907) ; peut-être le couple de comédiens Mme Truus Post et M. Gérard Arbous ont-ils mentionné les recueils de jeunesse de Couperus lorsqu’ils ont fait leur exposé « en hollandais » sur les « Poésies flamandes et hollandaises » (27 août 1907).
Pol de Mont (Col. AMVC-Letterenhuis)
S’il est bien question de l’auteur de La Force des ténèbres dans un articulet de 1926 intitulé « Ah ! quel bonheur d’écrire le flamand » (7), c’est uniquement parce que le chroniqueur entend se livrer à un sport assez prisé dans certains milieux : dénigrer la langue et la littérature néerlandaises. Il cite journal anversois Le Matin qui reprend lui-même les conclusions d’un article du Haagsche Post sur la situation matérielle des écrivains hollandais : « ‘‘Couperus, le plus grand des romanciers néerlandais, a dû, en dépit de ses incontestables succès, peiner toute sa vie sans arriver à pouvoir réunir les moyens de s’assurer la subsistance pour ses vieux jours. Au surplus, la Hollande n’a jamais produit d’écrivains d’une réputation mondiale, rayonnant sur toute leur époque et au dehors de leur pays. La faute en est à la langue néerlandaise qui confine ses écrivains dans un cercle restreint’’. C’est sans doute la raison pour laquelle un mouvement dirigé par des crétins et qui s’appelle le flamingantisme chercha, en Belgique, à enfermer les malheureux qu’il réussit à hypnotiser, dans une existence médiocre et sans gloire. Si les Hollandais avaient le bonheur de posséder comme deuxième langue nationale un idiome aussi répandu que le français, il n’en est plus un seul qui s’échinerait à écrire pour être lu par deux mille personnes ! Cela est de toute évidence. » (8)
J. Ensor, Carnaval sur la plage (détail), 1887
(1) X, « Chronique locale. Une heure initiative », L’Écho d’Ostende, jeudi 26 novembre 1904.
(2) Le Carillon, samedi 21 janvier 1905. Notons qu’environ deux ans après la première édition de Het zwevende schaakbord, la bibliothèque communale de la cité côtière devait en acquérir un exemplaire (Le Carillon, lundi 2 mars 1925).
(3)
François-Louis Ganshof, « Nécrologie. Victor Fris », Revue belge de philologie et d’histoire, T. 4, fasc. 2-3, 1925, p. 578.
(4) Kim Andringa, « “Uitheemse meesters naar eigen, geheel oorspronkelijken trant”. Les lectures françaises de Louis Couperus », Deshima, 2010, n° 4, p. 46.
(6) Toujours à l’initiative de l’Ostende-Centre-d’Art, une exposition du « Livre Belge d’Art et de Littérature d’expressionflamande » s’est toutefois tenue au Kuursal en 1907 (1456 œuvres pour 568 auteurs !).
(7) S. P., « Ah ! quel bonheur d’écrire le flamand », L’Écho d’Ostende, samedi 21 août 1926. (Notons que la presse ostendaise, tant néerlandaise que française, attribuera en 1930 à Couperus la paternité de Gigue, l’œuvre pour carillon de Couperin, une confusion de patronymes faite en réalité par plus d’un typographe au début du XXesiècle.)
(8) La liste des ouvrages retenus pour la tombola publiée entre deux annonces publicitaires figure dans Le Carillon, jeudi 26 janvier 1905.
Un romancier international
J’appelle volontiers internationaux, ces romanciers, dont les écrits franchissant toutes les barrières naturelles ou politiques, s’élèvent par-dessus les traditions et les concerts des divers peuples, sont goûtés par les esprits les plus divers. Ils voient leurs œuvres traduites dans les différentes langues, discutées et analysées par le lecteur exotique, cependant que les compatriotes de l’auteur dévorent passionnément ces productions géniales que l’étranger leur envie.
Rares sont ces esprits internationaux, et par la profondeur de la pensée fondamentale comme par l’extrême extension de l’horizon intellectuel qui caractérise leurs livres. Ne dépouille pas l’esprit national qui veut ! Le génie seul peut se débarrasser des entraves ataviques qui nous imprègnent, des tendances et des mœurs du clocher, peut se soustraire aux mille étreintes matérielles et morales qui nous arrachent à notre entourage immédiat On n’acquiert pas cette perspective aérienne, qui permet de planer dans ces couches extrêmes de l’atmosphère, d’où l’œil ne distingue plus les immenses barrières que l’homme ou la nature ont établies pour séparer les peuples. C’est là un don que peu reçurent, mais c’est aussi le mérite immense des écrivains internationaux.
Echegaray, Zola, Tolstoï, d’Annunzio, Maeterlinck sont les plus brillantes de ces étoiles de la sphère intellectuelle. Il faut dire que la langue dans laquelle ils écrivent est parlée et comprise par de nombreux millions d’individus, ce qui facilite l’expansion exotique de leurs œuvres. Autrement difficile devient le rayonnement des productions littéraires conçues dans des langues qu’emploie un petit peuple seulement, le nombre des lecteurs de l’original étant très restreint et les traductions se laissant longuement désirer. Une fois ce dernier cap doublé, l’œuvre apparait européenne, occidentale, pour ne pas dire universelle, apte à être assimilée par tous ceux qui partagent notre culture.
La Hollande, ce petit pays qui a remporté déjà à lui seul trois grands prix Nobel, montre avec fierté, outre le dramaturge international Heyerman*, le fécond et génial romancier Louis Couperus, dont le nom ne tardera pas a équilibrer celui des plus grands écrivains de l’Europe.
Louis Couperus
L’art de Couperus est tout entier dans son milieu et dans son éducation. Né d’une des plus grandes familles de La Haye, menant une vie complètement indépendante, élevé sous la direction d’un maître tel que Jan Ten Brink, cet esprit raffiné, cet homme du monde impeccablement mis et pom- madé devait être le Paul Bourget néerlandais. Il débuta très jeune dans les lettres par un volume de vers qui attira immédiatement sur lui l’attention de la Hollande intellectuelle. Ce Printemps de Vers, paru en 1884, marque déjà la tendance transcendantale et quelque peu mystique qui caractérise l’auteur. Deux ans après, ce raffinement excessif de la forme comme de la pensée se montra en tout son développement dans ces plantes de serre chaude, dans cette poésie vraiment étrange qu’il intitula à juste titre : Orchidées. C’est plein d’afféterie, à la Watteau, de mignardise, à la Fragonard ; il déroute par une recherche vraiment poussée à l’excès des sentiments les plus délicats et les plus étranges, mais finit par capter et par émouvoir grâce à la forme et au vague des mots.
Car cette poésie comme sa prose, tient précisément son charme de l’indécis de la pensée et des mots, et c’est là ce qui même le pousse à l’emploi de tant de mots bâtards, particulièrement français.
Bientôt Couperus jugea que la phrase convenait mieux à l’expression de sa pensée. Du coup il se montra un maître du roman.
Eline Vere est une jeune fille du plus grand monde, le monde de Couperus, menant une vie oisive et raffinée et ne trouvant dans les gens qui l’entourent et qui l’ennuient, aucune distraction capable de lui remonter son moral névrosé. Cette petite fille devient vraiment hystérique d’ennui et finit nécessairement par devenir folle et se suicider. L’analyse psychologique de ce spleen, comme du monde de blasés qui entoure Eline, ce milieu de dégoûtés par excès d’être rassasiés, est admirablement décrit. L’observateur le dis- pute au synthétiseur qui fait mouvoir cet entourage si difficile à esquisser avec son manque d’idéaux, sa pose, son imbécillité masquée, son dégoût de lui-même et des autres.
Destinée, qui parut en 1891, exagère encore le procédé. Couperus y apparaît comme un médecin des âmes fouillant de son histoire le cerveau de déséquilibrés et de déliquescents. Tous ses types sont des névropathes, comme cette femme amoureusement hystérique du roman Extase qu’il publia l’année d’après.
Jusqu’ici Couperus n’était pas sorti de l’ornière une des romanciers. Mais voilà que dans l’empire des idées pacifiques qui auront bientôt leur temple dans cette même La Haye où vit le grand écrivain**, il empoigna avec une incontestable maîtrise une matière des plus élevées, mondiale dans son essence, sublime dans sa fin humanitaire.
Majesté, le premier volume de cette trilogie puissante, est l’analyse pénétrante d’un jeune prince, héritier présomptif d’une grande couronne; le pays est imaginaire, l’Autriche ou la Russie ; les personnages imaginaires, mais bien de notre époque. Le jeune prince, successeur d’un despote, est animé d’idées excessivement libérales. Aussi jouit-il à ses débuts d’un excès de popularité, admirablement typé par Couperus. Devenu empereur, il rêve le dévouement général, la suppression des guerres, réunit des congrès, où lui-même préconise l’arbitrage international. Cette psychologie du Pacifisme au milieu d’un mouvement immense de diplomates et de ministres, du monde de la cour, est certainement l’une des plus belles compositions de la littérature moderne.
Paix universelle qui suivit, comme les HautsAtouts qui finissent la série, ne le cèdent en rien au point de vue artistique à leur aîné. Mais le cadre a changé. Loin de la popularité, le prince dont tous les projets ont échoué, par une hésitation coupable et continuelle qui rappelle Philippe II, se voit peu à peu exécré par ses sujets. Des conjurations secrètes éclatent qu’on dompte d’abord par l’armée ; l’on rétablit l’ordre dans le sang, jusqu’à ce qu’enfin le prince périt dans l’inévitable catastrophe.
C’est par cette œuvre que Couperus a conquis le titre enviable de romancier international ; traduite sur-le-champ en plusieurs langues, la trilogie a fait l’admiration des lecteurs européens et a valu à son auteur un nom universel.
Son talent ne s’est point démenti dans les Lignes de Conductibilité*** que la grande revue LeGuide a récemment publié. Puisse le brillant romancier nous doter encore de beaucoup d’œuvres semblables, qui, délaissant l’ornière du roman banal à force d’adultère, élèvent l'âme par des pensers bienfaisants et idéalistes, et tendent à répandre les idées des Suttner et des Passy dans tous les esprits.
Victor Fris
La Saison d’Ostende, samedi 29 août 1903
Ostende vers 1900
* Il s’agit en réalité d’Herman Heijermans (1964-1924), l’auteur de la pièce Op hoop van zegen (1900), jouée il y a quelques années au Sénégal en wolof.
*** Titre original : Langs lijnen van geleidelijkheid (1900). Renée d’Ulmès a proposé comme traduction, sans doute sous la dictée de l’écrivain lui-même : Le Long des Lignes de la Vie. Le roman a été traduit en allemand sous le titre Die langen Linien der Allmählichkeit. Dans cette œuvre, Louis Couperus accorde d’ailleurs une place à Ostende tout comme dans une page des « Uitzichten » du recueil de nouvelles Eene illuzie (voir :Tom Sintobin & Koen Rymenants, Aan dezelfde zee. Oostende in de Nederlandse literatuur, Leuven, Davidsfonds, 2010.)
De jager, nouvelle d’Augusta de Wit (1864-1939), a été publiée en 1912 dans la revue De Gids. Trois ans plus tard, La Revue de Hollande en donnait une traduction française de la main de A.D.L. Mague, personne au sujet de laquelle nous ne disposons d’aucune information.
Au seuil de la petite clairière, le chasseur blanc et son serviteur brun, – une paire de compagnons lorsqu’ils chassent,–guettent le gibier. Petit ou gros, peu importe, mais qu’au moins la partie ait ses risques : les pièges naturels que la forêt tropicale oppose à la poursuite exaspérée d’une proie éperdue et agile, ou, mieux, le retour offensif de quelque gros fauve. L’essentiel, après tout, c’est d’avoir quelque chose à tuer.
Où qu’ils aillent, c’est toujours la même attente. Tantôt à l’orée de la forêt, là où les arbres, moins serrés, ne forment plus, avec les souches et les lianes un fouillis trop inextricable pour qu’y gitent les bêtes agiles et velues ; la nuit au bord des lacs de la montagne, à l’heure où les animaux altérés viennent étancher leur soif, et, relevant le col, s’arrêtent un instant, leur silhouette immobile découpée sur le ciel, des gouttelettes brillantes emperlées comme des rayons de lune suspendues aux naseaux, d’où le souffle chaud s’exhale en une mince buée lumineuse ; ou bien dans les herbes de la brousse, l’alang-alang et le glagak qui poussent à hauteur d’homme, également dangereuses pour le chasseur et le gibier, si bien dissimulés qu’ils finissent par ne plus savoir eux-mêmes lequel traque l’autre ; ou encore dans l’erf même, près de la grande maison blanche du colon.
Augusta de Wit
Le chasseur vit dans une maison pareille à celle des autres hommes. Il y fait ce qu’il est d’usage de faire entre quatre murs et sous un toit, des choses point pénibles que l’on fait sans passion, et qui n’ont d’autre fin que l’indolent entretien du corps. Même si l’on fait des choses pénibles, c’est encore sans passion, uniquement pour assurer l’avenir de cette précieuse vie du corps. Le chasseur mange toute sorte de mets que d’autres ont apprêtés pour lui et disposés sur une table couverte d’une nappe blanche. Il s’habille de vêtements blancs et frais ; sous ses pieds il y a un pavement de marbre poli ; il s’assied sur des sièges commodes, et dort la nuit entre des draps frais, soigneusement étendus. Peu lui importe que l’ouragan fasse rage ou que le soleil brûle ; il est à l’abri sous son toit, et ses murs retiennent la fraîcheur. Qu’il écrive, qu’il médite ou qu’il lise, c’est toujours dans le but d’assurer l’avenir de cette existence si bien protégée et sustentée. Il ne connait pas d’autres fins ni d’autre but.
Pourtant, tandis qu’il fait dans sa maison blanche et lisse, sans passion, par habitude ou par nécessité, toutes ces choses, l’âpre désir de vivre sa vraie vie le travaille intérieurement. Il pense que le pays est plein d’animaux de toute sorte ; ils sont partout, autour de ses murs et au-dessus de son toit, dans l’eau, dans l’air, dans les bois, les montagnes. Alors le frisson d’un impatient désir le secoue. Il lit des yeux, ses doigts écrivent, sa bouche mange, ses membres s’allongent sur un lit de repos, mais dans le plus profond de son être il est à l’affût d’animaux à tuer. Et si, d’avoir été trop longtemps enfermé entre quatre murs, ses yeux sont devenus aveugles et ses oreilles sourdes, il peut se servir d’autres yeux et d’autres oreilles, et les faire guetter à sa place continuellement.
Après le coucher du soleil, des océans de lumière d’un vert pâle baignent au ciel des îles de pourpre et d’or, qui vont s’effaçant graduellement vers l’ouest. La nuit semble sortir des arbres gigantesques de l’erf, qu’elle agrandit et élargit démesurément. Elle entre dans la maison et couvre les choses claires qui luisaient pendant le jour. Alors, le chasseur s’assied derrière les grands piliers de la galerie extérieure, comme s’il se mettait à l’affût derrière les troncs lisses à l’orée de la forêt. Du sentier sombre qui vient des champs, on voit briller son cigare. C’est une invite. Les indigènes voient de loin la petite lueur rouge ; ils approchent, flairant une pièce blanche. Dans la brume, on entend murmurer la phrase traditionnelle : « Je demande permission… » – « Approche », répond le chasseur, enchanté. Alors, à tour de rôle, les indigènes accroupis au bas du perron, sans se redresser complètement, s’avancent, et viennent reprendre plus près du maître l’attitude que commande le respect traditionnel.
« Seigneur, chaque nuit les daims viennent boire au ruisseau qui longe le bosquet de bambous. »
« Une bande de sangliers a brisé les palissades de ma plantation de ketellah ! Hélas ! Hélas ! Tout est ravagé, perdu ! »
« Seigneur, un tigre rôde autour de la dessa* de la montagne. Nous avons relevé sa trace près du kraal aux bœufs. »
Le chasseur sent son cœur bondir. Il s’informe de l’heure, de la place exacte, des habitudes du gibier. L’indigène part joyeux, palpant une petite pièce blanche. Joyeux, le chasseur appelle son compagnon : « Djongola ! Djongola ! »
Déjà Djongola se tient derrière lui. Lui aussi était assis, guettant, à quelques pas de la maison, à l’affût, véritablement, et son oreille plus fine a perçu le pas des pieds nus tout le long du sentier.
« Djongola, vérifie les fusils ! Il nous faut du riz dans un sac de fibre de pisang fraîche, et de l’eau dans une gourde de bambou !**. Nous partons en chasse demain avant le jour ! »
Maintenant, on peut allumer la lampe du bureau. Peu importent les liasses de papiers qui le jonchent. Le chasseur siffle en s’asseyant dans son fauteuil. La besogne est monotone, mais pour lui, aujourd’hui, une musique chante à son oreille : c’est le léger cliquetis des fusils que manie Djongola, le bruit discret de ses préparatifs à l’office et à la cuisine. En s’allongeant entre les draps lisses de son lit, il pense : « Demain, je serai couché sur un lit de feuilles mortes, et je verrai le feu du campement se jouer dans les branches au dessus de ma tête. »
Les deux chasseurs ont déjà traversé la moitié de la forêt, que l’étoile du matin tremble encore à l’horizon noir, de ce noir spécial qui précède l’aube des tropiques. Silencieux et sûrs, ils se fraient un chemin dans la nuit chaude et molle des grands bois. Elle semble matérialisée, ils marchent dessus, elle couvre leurs yeux ; la feuillée trempée de rosée leur frôle le visage. Au zénith, entre le moutonnement noir des grandes frondaisons, le ciel commence à s’allumer graduellement de rose. Une senteur de vie passe. Il y a des odeurs fades et stagnantes comme en dégagent les eaux troubles des étangs morts ; ce sont celles de la vie immobile de la terre et des pierres. De même que du fond noir et bourbeux des étangs l’eau vive peut sourdre en imperceptibles remous ; de même un ruisselet trouble, entraînant des résidus de vie abolie, fend la vase, et s’écoule lentement ; ainsi, de l’odeur fade et stagnante de la terre et des pierres, montent, imperceptibles, des senteurs de la vie qui commence dans les mousses et les champignons ; ainsi, à travers l’odeur primaire de la terre et des pierres, perce un parfum de vie qui s’achève en des feuilles et du bois pourrissant dans l’ombre humide où ne pénètre jamais un rayon de soleil.
Mais les effluves forts et brefs comme des lueurs d’éclair indiquent le passage des bêtes de la forêt : oiseaux encore chauds de la douce moiteur du nid, écureuils aux yeux de rubis fonçant d’un bond dans le fouillis des branches, vache sauvage menant son veau, le naseau collé à la mamelle chargée de lait. Ou bien, la bouffée âcre et pénétrante est montée de l’échine humide et brune d’un daim qui a traversé le lac à la nage pour rejoindre une biche broutant sur l’autre rive.
Les deux hommes hument l’air profondément. De toute cette vie bue par leurs narines, la leur se fortifie et devient plus sauvage. Leur regard est plus perçant, leur pas plus furtif. Ils s’avertissent silencieusement d’un coup d’œil ou d’un geste bref.
À droite, à gauche, au dessus de leurs têtes, la forêt dresse sa montagne verte et frémissante. Ils suivent des sentes à peine tracées par des charbonniers ou d’autres indigènes en quête de sucre de palme, sentiers qui, sous l’immense couvert de la forêt vierge, apparaissent creusées comme des chemins de taupes. Souvent il faut se frayer sa route ; avec leurs couteaux larges et courts, ils abattent la broussaille, les jeunes baliveaux et tout le fouillis des rotins acérés, qui s’attachent à eux en longues traînées épineuses. Des sangsues pleuvent sur eux du haut des branches froissées, et leurs piqûres sont si profondes que le sang rougit les vêtements des deux hommes. Il n’y prennent pas garde : ils chassent. Un coq sauvage, diapré de toute la gamme des mauves, des verts et des ors, s’envole devant eux ; un chat-tigre aux yeux de topaze leur crache à la face son sifflement de colère ; une troupe de singes, glapissant de peur, fuit entre les branches d’un groupe d’arbres sous lequel rôde une panthère noire tachetée de feu. Et chaque fois qu’après un instant d’immobilité le chasseur vise, monte un cri de bête frappée à mort, tombe un corps ensanglanté.
C’est dans l’herbe haute de la brousse, qui teinte d’un gris pâle le flanc des coteaux, que gîte le tigre. Il s’y cache en rampant comme un serpent, et fond avec la rapidité de l’éclair sur les troupeaux de daims qui broutent les pousses fraîches, sur les bandes de sangliers qui fouillent du groin la terre pour mettre à nu les racines d’herbes dont ils sont friands. Repu de sang, le tigre s’endort, alourdi, dans le bosquet de bambous qui domine la mer grise des herbes. Des paons viennent percher près de lui dans les branches ; ils vivent de ses restes, et le suivent partout. Comme un arc-en-ciel mêlé de vert, de bleu de d’or, leurs queues traînent parmi le feuillage léger des bambous. À chaque mouvement de leurs petites têtes, frêles sous la couronne de l’aigrette bleue, un éclair métallique jaillit. Ils tendent le cou, observant si, dans le lacis noir et jaune des ombres et des rayons de soleil, une autre chose noire et jaune ne va pas remuer, s’étirer, se redresser, cligner de ses yeux luisants et féroces, tandis qu’un bâillement découvre une large gueule couleur de sang. Les paons prennent alors la volée, rutilants sous le chaud soleil, clamant leur cri discordant en signe de joie.
Les daims et les biches de la brousse l’entendent et prennent la fuite ; les sangliers noirs détalent au galop de leurs sabots martelant le sol. Les hommes qui travaillent dans les maigres rizières l’entendent ; abandonnant hache et couperet, ils se ruent vers le hameau pour se cacher derrière la palissade de baliveaux taillés en pointe qui le protège. Dans les huttes tressées de nattes, les femmes l’entendent et courent à la recherche des enfants qui jouent dehors. À l’orée de la forêt le chasseur l’entend. Il exulte. Son compagnon réquisitionne des hommes tremblants de peur pour former dans la brousse des alangs-alangs un large demi-cercle. Ils crient de toute la force de leurs poumons, entrechoquent des bassins de bronze et des morceaux de bois creux, de manière à pousser le tigre vers la lisière de la forêt. Le chasseur est embusqué derrière un arbre, le dos tourné à la bête.
Derrière soi, il perçoit un frôlement qui se rapproche de moment en moment. Immobile, dans une tension de tout son être, depuis le cerveau qui pense et qui écoute jusqu’au doigt posé sur la gâchette, il attend. Des brindilles craquent sous un pas feutré et lourd ; une haleine empestée, chargée de sang et d’un innommable relent de pourriture, le frôle et passe. Il le voit maintenant, son arrière-train strié de noir et de jaune ondule indolemment, l’allure est lourde et lassée. À trente pas, à la place exacte que le chasseur s’était fixée d’avance, une balle troue la nuque du tigre. Un rugissement. La bête furieuse, les yeux flamboyants, se retourne ; elle est sur lui. Un deuxième coup l’étend raide.
Le domestique indigène se penche sur la gueule sanguinolente pour arracher le poil des babines, précieux talisman, aussitôt dissimulé sous la cotonnade qu’il porte nouée autour de la tête. Les rabatteurs se hâtent d’accourir. Ils savent que le chasseur leur abandonnera la dépouille, pour les laisser bénéficier de la prime offerte à qui tue un tigre. Il faut huit hommes pour transporter le corps énorme, suspendu à un tronc de bambou qui plie et craque sous le poids. Le pelage blanc du ventre et de la gorge, pris à rebours, fait peine à voir sous le soleil impitoyable. Il était fait pour la fraîcheur de l’herbe, pour les jeux d’ombre et de lumière brune de la bonne terre des bois. La nuque est brisée, la tête ballotte ; le nez, les yeux d’or maintenant vitreux, le front puissant heurtent les cailloux et les racines du chemin. Le chasseur détourne les yeux.
Parfois, dans la forêt, le long de quelque ravin coupant à revers la colline, les deux chasseurs découvrent une piste, et la suivent coûte que coûte. À relancer le daim ou le redoutable taureau sauvage expulsé par son propre troupeau, ils perdent toute notion du temps et du chemin. La chaleur du jour commence à tomber ; les ombres de leurs têtes, qui courent devant eux comme deux petits animaux agiles, se glissant entre les pierres et les souches, bondissant parfois contre les fûts des arbres quand le sentier se rétrécit, s’allongent de plus en plus. Ils ne savent plus où ils sont ; personne ne semble avoir jamais passé par là. Comme un bon limier, l’indigène cherche et trouve une trace. Ce sera, au fût d’un palmier, une série d’entailles profondes, pratiquées en guise d’échelle ; ce sera un morceau de bois calciné ramassé à terre, ou une odeur à peine perceptible de roussi apportée par le vent. Il ne lui en faut pas plus pour trouver le gîte momentané d’un chercheur de sucre de palme ou la clairière des charbonniers. Mais le chasseur fuit comme une prison tout ce qui ressemble à une maison, fût-elle tissée de fibres et de feuilles comme un nid d’oiseau, livrât-elle passage à tous les souffles du vent et à toute la lumière du ciel. Ce qu’il lui faut, c’est l'infini sans bornes, la sensation de sa marée montant tout à l’entour de lui et le submergeant, une sensation propre à tout être créé, l’homme excepté. Il fait allumer son feu de campement sur une crête découverte, et ne veut, pour protéger son sommeil, la nuit, que l’impalpable et mobile rempart de la flamme qui danse.
Son compagnon se prélasse près du feu, expose à la chaleur ses membres transis, sèche ses vêtements, en secoue les sangsues gonflées comme des outres du sang qu’elles ont bu, arrache les épines et les échardes qui ont blessé ses pieds. Il ne perd pas de vue la gigue en train de se dorer à la flamme qui lèche d’un grésillement sec les gouttelettes de jus à mesure qu’elles tombent. Mais après le repas, il n’est plus maître de son engourdissement d’animal repu. Ses paupières se ferment, sa tête s’obstine à retomber sur sa poitrine. Le maître s’en aperçoit et, non sans un petit sourire, annonce qu’il surveillera lui-même le feu qui doit les protéger pendant la nuit, et que son compagnon peut dormir.
Le voilà seul ; c’est ce qu’il désirait. La nuit l’environne comme un autre grand océan noir, comme lui soulevé de vagues que le vent chasse, et qui fourmillent de vie comme lui. Le chasseur est assis sans mouvement. Au-dessus de sa tête il y a les étoiles in- nombrables et lointaines ; un nuage vogue lentement ; la flamme éclaire la feuillée. Ni bornes, ni limites d’aucune sorte. Il sent les grands courants éternels, dont aucune puissance ne peut arrêter la marche mystérieuse. Dans la fraîcheur de la terre noire, dans le scintillement des étoiles ; dans le frémissement du vent qui passe dans les arbres, passe, s’arrête et repasse encore, dans les bruits légers qui flottent, dans le souffle de sa poitrine même, il sent battre la marée éternelle de la vie, alterner un flot incessant de vie et de mort. Telles les vagues, les grandes vagues de la mer, qui sans trêve s’avancent, et se retirent sans trêve. Elles se jettent les unes sur les autres, elles s’abattent, elles s’engloutissent et la lame conquérante se grossit de celles qu’elle vient d’abattre ; puis à son tour elle se creuse, s’abîme, d’autres lames lui passent sur le corps et l’effacent. Ainsi s’avance, grandit et s’efface l’éternelle marée des vies innombrables, puissantes en force, fugitives en durée. Elles se jettent l’une contre l’autre avec fureur, les grandes et les petites, et beaucoup de petites viennent en gonfler une grande, jusqu’à ce qu’elle soit précipitée de son faîte, et qu’il ne reste plus rien des yeux qui flamboyaient, des griffes puissantes pour dompter et retenir, de la gueule redoutable qui a déchiré et bu tant de vies, rien, plus rien. Tout passe, et tout revient. Une vie nouvelle recommence là où finit une autre vie. Il n’y a ni mort, ni renaissance. Rien ne se crée, rien ne se perd. Ce qui était au commencement est encore là. Qu’est-ce donc que veut dire l’homme qui dit : Moi ? Qu’est-ce donc que nous appelons naître, et qu’y a-t-il, en vérité, sous ce que nous appelons mort ?
La flamme baisse ; distraitement, le chasseur y jette de la paille et des brindilles. Au bout d’une branche verte, encore vivante la flamme crache et fume. L’indigène se retourne dans son sommeil et murmure des paroles in- distinctes. Qu’est-ce que ce frôlement, tout à côté, suivi d’un cri ? Le chasseur dresse l’oreille. C’est comme s’il voyait ce qui se passe, à deux pas, dans les ténèbres. Il sait comment le serpent s’est enroulé autour de l’arbre où dormait le petit singe et comment la bête gracieuse a été prise dans les replis sinueux qui lui ont brisé les côtes. Il suit le loewak***, à la bouche baveuse et sanglante qui va surprendre au nid les jeunes ramiers. Il devine la place où la panthère a terrassé le daim.
Il jette plus de bois sur le feu. Le cercle de lumière s’élargit. Prudemment, le chasseur y attire le reste de son butin, une couple de canards sauvages aux ailes rutilant de vert et de bronze, qui s’offraient à son fusil, dans l’incendie du couchant, près des roseaux noirs ; ou quelque héron qu’il a abattu les ailes étendues, planant au-dessus de la rizière où se reflétait son image blanche. Le chasseur écoute toujours, les narines dilatées, les lèvres entr’ouvertes sous sa moustache grise. Encore de la vie, encore de la mort. Et comme il retient son souffle pour mieux écouter, tout à coup, tout là-bas, aigu et discordant, éclate le barrissement du rhinocéros.
Une vallée coupe les pentes escarpées qui dominent la mer, si hautes que l’eau des rivières qui s’y précipitent en cascades blanches est entièrement pul- vérisée dans l’atmosphère avant de rejoindre l’écume des embruns. Là, entre les rochers qu’a usés à la longue le cuir de son ventre pendant, on peut suivre le rhinocéros à la trace. C’est un mâle apocalyptique, noir comme la nuit, de l’obscurité faite chair, pesant, inébranlable et fort comme le roc. Il barrit de colère, du furieux désir de se ruer contre un autre roc animé de la même fureur, aussi noir, aussi fort que lui. Il renifle bruyamment l’air où il flaire l’odeur d’un ennemi. Quand il redresse brusquement la tête, sa terrible corne met une blancheur dans les ténèbres. Le chasseur voit tout cela, comme si ses yeux perçaient vraiment la nuit. Ah ! misère de ne pouvoir atteindre un pareil gibier ! De dépit, ses poings se crispent ! Le sommeil de l’indigène a été troublé. Il se relève ; – le jeu mobile de la flamme accentue la grimace de ses pommettes saillantes et de son menton fuyant. Il conte quel moyen les indigènes emploient pour tuer sans s’exposer le rhinocéros, l’animal le plus fort, le plus téméraire, le plus dangereux à affronter de la forêt vierge. Dans le sentier qu’il s’est creusé lui-même ils plantent, pointe en l’air, un couteau, le rhinocéros s’y déchire le ventre. Le chasseur ne daigne pas répondre. Peut-être n’a-t-il même rien entendu de cette histoire où il était question de sécurité et de proie facile. La vie, la mort ; la passion de cette mystérieuse antinomie remplit seule à pleins bords son âme et ses sens, comme deux forces égales qui se stimulent l’une l’autre.
Il y a si longtemps qu’elle le possède, lui qui a vécu solitaire et qui déjà commence à vieillir, qu’il lui semble que ç’a toujours été ainsi. Elle a grandi au cours des années de sa vie de chasseur ; elle est devenue sa passion dominante, il n’en connaît plus d’autre. Aussi quel trouble dans un âme, lorsqu’inopinément, un jour qui ne différait en rien des autres jours, comme il était embusqué dans la forêt, à l’affût d’un gibier, n’importe lequel, pour peu qu’il y eût quelque chose à tuer, un sentiment surgit en lui, devant quoi la grande passion de sa vie dut plier et s’effacer. À l’heure qu’il est, il ne se rend pas compte lui-même de ce qui lui est arrivé.
Il était à l’affût, dissimulé au bord d’une clairière, au cœur de la forêt, épiant d’un œil attentif ; son serviteur, à quelques pas de lui, était embusqué pareillement. Ils tenaient en leurs mains la mort de bêtes sans nombre ; dispos, ils attendaient la chance. Les premiers rayons du soleil levant s’irradiaient dans le vert tendre de la prairie toute mouillée de rosée ; une profusion de petites fleurs roses y flamboyaient, celles du mimosa-sensitive, si légères que leurs houppes semblaient traversées de lumière.
Quelque chose, tout à coup, fit craquer le sous-bois, et presque en même temps, fendant l’épaisseur verte du taillis, deux bêtes surgirent dans la zone ensoleillée de la prairie ; l’une brune, l’autre marquée de jaune et de noir.
L’espace d’une seconde elles s’arrêtèrent. La pleine lumière les éblouissait-elle ? Puis, preste comme un coup de vent dans les branches, l’une prit la fuite ; l’autre la poursuivit, coupant de biais la prairie, et ce fut alors une partie en règle, une course folle décrivant ses cercles dans l’herbe émaillée de fleurs. C’était un jeune faon lutinant un tout petit tigre.
Le faon avait encore la raideur du premier âge dans ses fines et longues extrémités ; il cambrait d’un air mutin sa petite tête au museau allongé. Son front n’était encore couvert que d’une douce toison frisée. Chaque fois qu’il faisait mine d’allonger un coup de tête à son compagnon de jeu, il faisait des quatre sabots à la fois un bond de côté, auquel il n’était évidemment pas préparé lui-même et qui le laissait tout effaré.
Le petit tigre était tout rond : grosse petite tête soyeuse, grosses petites pattes, petit corps ventru gonflé de la douce tétée maternelle. Il avait près des babines une strie de poils blancs qui les faisaient paraître trempées de lait. Il courait de toutes ses forces, les oreilles aplaties en arrière ; il filait comme un trait, disparaissait dans l’herbe, tapi sur lui-même, guettait son compagnon, se jetait sur le flanc pour le laisser venir. On le distinguait à peine de la prairie ensoleillée ; les lignes noires de son pelage se confondaient avec les ombres des tiges et des longues herbes. Le faon approchait avec prudence, la tête en arrêt, gauchement campé sur ses petites jambes raides. Au repos, il ne semblait qu’une petite motte de terre brune, avec des taches de lumière tamisées par un feuillage immobile. Aplati contre terre, le petit tigre rampait vers lui ; ses omoplates saillaient, sa petite queue frémissait. Au moment où il se ramassait pour bondir, le faon s’enlevait par-dessus lui dans un saut de cabri qu’il ne put pas arrêter aussi vite qu’il eût voulu. Quand il put se reprendre le tigre était déjà à l’autre bout de la prairie. Voilà le petit faune à ses trousses, giclant la rosée, à travers l’herbe humide et les fleurs. Le petit tigre courait comme court le vent dans les vagues des hautes herbes. Le petit faon bondissait comme le vent qui plie les fougères et les broussailles. Le poil strié du petit tigre faisait une tache de soleil d’or, celui du faon une tache de soleil fauve.
Puis brusquement, comme s’arrête le vent et que le rais de lumière s’éteint, tous deux avaient disparu de la prairie.
L’indigène maronne entre ses dents qu’il était peu probable qu’on les voie revenir. Alors seulement le chasseur comprit qu’il avait laissé s’écouler du temps. Était-il bien possible qu’il fût resté là, souriant, oubliant son fusil ? Il lui semble voir le même sourire sur le visage de son serviteur.
Il rentra à pas lents, sans parler.
Le soir, quand les indigènes vinrent au rapport, ils reçurent bien leur piécette blanche, mais le maître ne posa aucune question et n’appela pas son serviteur.
Il resta longtemps encore dans l’obscurité, conscient de la présence d’un autre lui-même qui lui était encore étranger. Les cigales chantaient dans la verdure, les étoiles s’allumaient au ciel.
Dans le calme et la merveilleuse douceur de l’heure, il percevait une note de joie qu’il n’avait encore jamais trouvée dans le chant monotone des cigales. Seraient-ce les étoiles qui le font penser, – il ne s’en peut défendre – aux yeux de sa jeune maman, morte alors qu’il n’était encore qu’un enfant ?
* Hameau.
** Ces gourdes sont cylindriques, coupées entre deux nœuds d’un tronc de bambou.
*** Petit carnassier javanais, assez semblable au putois.
« Le chasseur. Histoire javanaise »
Traduit du hollandais par A.D.L. Mague
La Revue de Hollande, octobre 1915, p. 456-466.
Les photos en noir et blanc
sont empruntées au livre d’Augusta de Wit,
Java. Feiten en fantasiën, La Haye, Van Stockum, 1907.