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littÉrature - Page 3

  • Cible Eisenhower

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    UN THRILLER DE MICHIEL JANZEN

     

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    Né en 1967 aux Pays-Bas, Michiel Janzen est un auteur de thrillers qui portent sur la Seconde Guerre mondiale. Ses romans appartiennent à la « faction », un genre qui mélange faits et fiction. En 2012, il a signé le livre de management Denken als een Generaal (Penser comme un général). Son premier thriller a paru aux éditions Lannoo sous le titre De aanslag die moest gebeuren (L’Attentat qui devait avoir lieu, 2018). Les deux suivants ont été publiés par la même maison : Hitlers Geheime Ardennencommando (Ardennes 1944 : le commando secret d’Hitler, 2019) et De jacht op de Führer (La Chasse au Führer, 2020). Ils mettent en scène Otto Skorzeny, le para qui avait les faveurs d’Hitler. Michiel Janzen vit et travaille à La Haye.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyRebaptisant le roman de 2019 Cible Eisenhower, nous en proposons ci-dessous les 3 premiers chapitres traduits en français : le livre décrit en particulier l’ultime tentative des nazis pour renverser le cours de la guerre à l’occasion de la bataille des Ardennes fin 1944-début 1945. 

    Décembre 1944, les Ardennes belges. Günther Schmidhuber, un para allemand, s’engage dans une mission des plus secrètes et des plus dangereuses. Soutenu par un commando, il va s’infiltrer, revêtu de l’uniforme yankee, dans les lignes ennemies. Si jamais les Américains découvrent sa véritable identité, ils l’exécuteront en tant qu’espion. Otto Skorzeny, le commandant SS préféré d’Hitler, dirige cette opération baptisée Greif. Skorzeny confie à Günther, son meilleur élément, une mission supplémentaire. Mission qui doit changer radicalement le cours de la guerre en Europe occidentale. Un thriller basé sur des événements réels. 


    le trailer du roman 

     

     

     

    Cible Eisenhower 

     

    L’heure de vérité a sonné. Face aux Alliés se dressent de puissantes unités offensives allemandes. On joue à présent le tout pour le tout. On attend de vous tous des actes immortels en tant que devoir sacré envers la patrie.

    Message du Generalfeldmarschall Gerd von Rundstedt

    aux unités de l’armée allemande, 16 décembre 1944, 0 h 01 min

     

     

    Chapitre 1

     

    Jeudi 14 décembre 1944 –

    Eifel allemand

     

    Il fait un temps aigre dans le nord de l’Eifel. Une Willys MB, jeep américaine qui transporte des GI à son bord, roule vers l’ouest, vers la frontière belge. À cause de la froideur de l’air, ses quatre occupants plissent les yeux. Les mâchoires chiquent du chewing-gum. Le chauffeur fume une cigarette. L’un des deux soldats assis à l’arrière se penche vers lui et lui tape sur l’épaule :

    - Hé Günther, wie lange noch bis zur Grenze ? C’est encore loin la frontière ?

    Aucun de ces militaires ne porte de casque. Non qu’ils abhorrent le M1 américain, habitués qu’ils sont au Stahlhelm allemand, mais parce qu’ils tiennent à éviter que leurs troupes leur tirent dessus. Rester tête nue à bord d’un véhicule qui roule en territoire allemand, telle est l’une des choses dont ils ont convenu avec leurs supérieurs. De même que le port d’une écharpe bleue ou encore le triangle jaune peint à l’arrière de la jeep.

    Pour réduire davantage le risque d’être pris sous le feu de leurs camarades, ils se font précéder d’un Volkswagen Kübelwagen. Cigarette entre les lèvres, mains sur le volant, Günther répond :

    - Moins d’un quart d’heure.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyÀ sa droite, il y a Heinrich et à l’arrière Dieter et Bastian. Günther est le plus expérimenté du groupe. Pendant que les trois autres blaguent à propos de leur tenue américaine en s’efforçant de paraître aussi détendus que possible, il repense à leur départ le matin même. Un départ plutôt chaotique. Le capitaine Erich Stielau tournait en rond en poussant des jurons. On lui avait promis que ses équipes recevraient le meilleur équipement : les meilleurs uniformes, les meilleures armes, les meilleures jeeps. Il avait sélectionné ses hommes en fonction de leur connaissance de l’anglais, de leur condition physique et de leur expérience. Or, tout au long de leur formation, il lui avait fallu biaiser avec toujours plus de difficultés. Günther s’était laissé dire que les militaires expérimentés ne parlaient pas plus de deux mots d’anglais. De ses propres yeux, il avait vu que les soldats de la Kriegsmarine qui parlaient anglais ne savaient pas du tout manier les armes et échouaient dans le combat au corps à corps.

    Günther, l’un des hommes de confiance de Stielau, fait partie des 44 commandos envoyés en mission à bord de jeeps. Autrement dit, il est membre de l’opération Greif. Les premières équipes de trois ou quatre hommes sont parties le 12 décembre. En montant ce matin dans le véhicule qu’on leur avait attribué, lui et Bastian ont pu constater que la boîte de vitesses était défectueuse. On leur en a avancé un deuxième, mais celui-ci les a lâchés au bout de cinquante mètres. Pour la troisième fois, il leur a fallu transbahuter leur paquetage. Stielau était furieux. Il fulminait contre les mécanos allemands chargés d’inspecter les jeeps. À défaut d’une autre solution, Günther et Bastian sont montés dans celle de Heinrich et Dieter. Ils formaient dès lors l’équipe 5. Ayant le plus haut grade, Günther a revendiqué le volant. Le capitaine Stielau leur a souhaité « Merde ! ». Plusieurs Sieg Heil ! ont retenti, ils ont démarré.

    Suivant toujours le Kübelwagen, ils passent à hauteur du panneau « Schleiden ». Dans cette commune, les troupes nazies ont postés des chars et des canons de 88mm. Les soldats qui se tiennent là sont étonnamment jeunes ou âgés. Ils posent un regard interdit sur la jeep et ses quatre occupants américains. Heinrich les salue, bras tendu en l’air.

    - Volkssturm, fait-il à voix haute. Le dernier espoir de la patrie.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyUn peu plus loin, de chaque côté de la route, se dressent des rangées de dents de dragon. Ces obstacles en béton, qui font partie de la ligne Siegfried, revêtent la forme de pyramides étêtées ; ils sont destinés à empêcher la progression des tanks ennemis. Le poste de contrôle, fait de sacs de sable et de barbelés, est le dernier sur le sol allemand. Les soldats stationnés à cet endroit ne se retournent qu’au moment où le conducteur du véhicule « baquet » se déporte sur l’accotement. Il freine et fait un geste de la main. La jeep dépasse le Kübelwagen et poursuit sa route. Un coup de klaxon en guise d’adieu.

    Günther s’adresse à ses compagnons :

    - Kameraden, à partir de maintenant, on parle anglais. Understood ?

    - Yes sir, font en chœur trois voix.

    Comme ils n’ont plus de voiture leur servant de guide, l’ambiance change. Le front ennemi se rapproche. Bien qu’aucun canon ne tonne, qu’aucune explosion ne se répercute dans l’air, une menace plane. Aucun des quatre hommes ne sait exactement ce qui les attend. Va-t-on leur tirer dessus ? va-t-on les arrêter ? les laissera-t-on poursuivre leur chemin ?

    Günther scrute l’horizon. Devant eux s’étend à présent un paysage vallonné. Çà et là des fermes, certaines endommagées par des impacts d’artillerie ou un bombardement. Au loin se forment des nuages sombres. La jeep progresse sur une route étroite bordée de grands conifères. Deux gamins en culotte courte viennent dans leur direction. À l’approche du véhicule, ils lèvent, non sans hésiter, le bras droit en l’air, mais dès qu’ils constatent qu’il ne s’agit pas d’un engin allemand, ils le rabaissent. Le village suivant que le quatuor traverse s’appelle Harperscheid. Hormis quelques poules, il semble désert. La route serpente en direction de la frontière. Il règne un silence surprenant.

    - No man’s land, fait Günther.

    Les autres restent muets. La tension se lit sur les visages. La route décrit une légère courbe.

    - Was istCheck that out !

    Ahuri, Heinrich tend le doigt pour attirer l’attention des autres sur une jeep qui, plus loin, barre la chaussée. Günther freine et rétrograde.

    - Fais gaffe au fil ! hurle Bastian depuis la banquette.

    À son tour, Günther voit l’obstacle devant eux. Son attention a été détournée par un billot luisant sur sa gauche. Dans l’instant, il écrase le frein. La jeep s’immobilise en dérapant. Moins de deux mètres les séparent d’un filin en acier. Tendu en travers de la route comme une corde de violon.

    - Holy shit ! Putain ! s’exclame Heinrich.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyDans la jeep au loin, un homme est penché en avant. On ne voit pas sa tête. Tous les quatre comprennent ce qui s’est passé. Le type a été décapité quand son véhicule est passé sous le filin, qu’à l’œil nu, on distingue à peine. Et moins encore quand on roule à soixante kilomètres à l’heure. Ils descendent, passent dessous en baissant le buste et se dirigent vers le cadavre. Qui sait s’il ne s’agit pas d’un piège ? Le corps sans vie est effondré de biais sur le volant, cou tranché sans bavure comme par le couperet d’une guillotine. Le décapité porte un pantalon de combat brun délavé et un trench gris. Ses chaussures mi-hautes ont l’air de facture allemande. Un drôle de mariage. Qui sait si la jeep n’a pas été volée ? Les officiers allemands raffolent de ce véhicule car il est bien plus rapide et bien plus pratique que le Kübelwagen. Cet homme sans tête, est-ce un Américain ? est-ce un Allemand ? ou pourquoi pas un déserteur ayant bifurqué au mauvais endroit ?

    Heinrich se tient devant le véhicule.

    - Du coup, je comprends pourquoi certaines jeeps américaines ont une barre verticale montée sur le pare-chocs.

    - C’est ce qu’on appelle un wire cutter, fait Günther. La nôtre n’est pas équipée d’un tel coupe-fil.

    Aussi horrible que soit la vue de ce torse affalé, elle leur offre une opportunité. Heinrich et Dieter tirent la dépouille du siège et la déposent sur le bord de la route. Bastian fait ce qui lui semble bon : il ramasse la tête qui gît côté gauche de la route et la place près du cadavre.

    - C’est le moins que je puisse faire…

    Günther monte dans la jeep, tire légèrement le starter puis appuie sur le bouton de démarrage. Le moteur répond tout de suite.

    - Les Ricains ont du matériel comme ça, ricane-t-il tout en dressant le pouce.

    Les quatre militaires décident de former deux équipes.

    - Ça augmentera nos chances de réussite, ajoute Günther.

    Lui et Bastian vont franchir la frontière à Küchelscheid. Heinrich et Dieter à Montjoie. Ainsi, chaque duo se débrouillera seul si jamais il vient à être arrêté. C’est d’abord Heinrich et Dieter qui partent.

    - Les premiers qui atteignent la Meuse ! lance Heinrich.

    Ils démarrent. Plein gaz.

     

    La bataille des Ardennes

     

     

    Chapitre 2

     

    Vendredi 15 décembre 1944 –

    36, quai des Orfèvres, Paris

     

     

    Le lieutenant-colonel Moore arpente la pièce en lâchant des jurons. Il tapote les poches de son pantalon et celles de sa veste. Où a-t-il laissé ces putains de clopes ? Ses yeux scrutent les deux bureaux, collés l’un à l’autre. L’un est encombré de dossiers, de papiers épars, du holster qui contient le pistolet M1911 ainsi que d’une moitié de sandwich au brie. Encore un peu et la pâte du fromage va dégoutter de l’assiette sur laquelle on a servi cette moitié de baguette à l’officier. L’autre, chaise poussée contre le plateau, est nu si ce n’est qu’un téléphone en bakélite et un porte-timbres en fer trônent dessus. Le désordre, sur le bureau de Moore, tente de gagner peu à peu du terrain sur son voisin.

    - Où ai-je laissé traîner ces fichues cigarettes ? Ah !

    Ses yeux tombent sur le paquet de Lucky Strike. Échoué sous le bureau. Sans doute tombé là au moment où il s’est levé dans l’idée d’aller aux toilettes. Normalement, il opte pour le cabinet le plus proche, dans le couloir, mais cette fois, il ne tient pas à être dérangé. Un Stars and Stripes sous le bras, il monte au troisième étage qui abrite les archives. Là, moins fréquentées, les toilettes sont plus propres que partout ailleurs dans le bâtiment. Il peut y lire en toute tranquillité le journal qui rapporte les derniers développements ayant trait à l’Europe et au Pacifique.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyDe retour dans son bureau, il allume une énième cigarette et se demande de quel bois est fait son nouvel assistant censé arriver le jour même. Pourvu que ce soit un gars débrouillard, à la fois intelligent et doué d’un réel sens de l’humour. Moore ne cracherait pas sur un type capable de mettre un peu d’entrain au travail. Ce bâtiment du 36, quai des Orfèvres, est un bastion masculin où le chauvinisme français règne en maître. Depuis la Libération de Paris, voici quelques mois, la préfecture de police fait à nouveau des heures supplémentaires. Au 36, c’est un défilé de collaborateurs, de receleurs, de prostituées et de sympathisants du régime de Vichy. Il s’agit de tous les interroger, d’établir un rapport sur chacun d’eux, de les incarcérer sur place ou de les transférer ailleurs. Quand on croit en avoir fini, une nouvelle flopée arrive. Le lieutenant-colonel, ce n’est certes pas son boulot, mais en attendant, quel cirque ! Pareille agitation, en tant que chef du CIC – le Corps de contre-espionnage de l’armée américaine en Europe –, il s’en passerait très facilement. C’est le SHAEF – le quartier général des forces alliées en Europe nord-occidentale –, qui a affecté le CIC dans ces bâtiments. Deux bureaux ont été attribués à ses services, un qu’il partage avec son assistant, un deuxième pour son secrétariat. Lequel se compose de Virgenie, une dame âgée parfaitement bilingue, mais aussi raide qu’une baguette vieille de deux jours. Si elle tape à la machine, archive les documents et répond au téléphone mieux que quiconque, il ne faut pas espérer d’elle le moindre sourire. Apparemment, ce dernier point ne figure pas dans les compétences requises pour le poste. Quand le CIC s’est installé dans ces locaux, Moore a hérité, en guise d’assistant, d’un jeune originaire de l’Oregon. Timothy, un garçon plus bleu que le ciel d’été en Italie, néanmoins vif et éveillé. Voici deux jours, il s’est cassé la cheville à trois endroits en glissant dans l’escalier de la station de métro Abbesses. Par conséquent, il est à l’hôpital militaire. Ce que l’officier voudrait, c’est un second n’ayant pas froid aux yeux. Qui saurait, à l’occasion, remettre ces arrogants Franchies à leur place. À coups de gueule ou, à défaut, à coups de poings. Un cow-boy costaud du Texas par exemple. Bref, un gars qui ne craint pas d’avoir un peu de sang sur les mains.

    Moore fume sa cigarette en regardant par la fenêtre. Quel panorama offre l’île de la Cité ! De ce côté-ci, le 36 donne sur la Seine et les façades qui s’élèvent sur la rive opposée. Et quel miracle que la capitale soit sortie intacte de la guerre ! Il a lu que Hitler avait donné l’ordre de la brûler, mais le général Von Choltitz, gouverneur militaire du « Grand Paris », a refusé d’obtempérer.

    - Bloody hell !

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyCe n’est que maintenant qu’il se rend compte qu’il a égaré le crayon à papier qu’on lui a remis. Ce minuscule moignon jaune, qui mérite à peine le nom de crayon, est une preuve potentielle dans l’affaire qui court contre un GI soupçonné d’être un espion. Ce militaire a laissé ses empreintes dessus. Probablement les mêmes que celles relevées sur la lettre contenant des informations détaillées sur les forces américaines stationnées en Alsace, qu’il s’apprêtait à envoyer à une cousine de Berlin. Une lettre anonyme interceptée, après quoi on a procédé à la fouille des affaires du GI en question. On a trouvé le crayon dans son sac de marin. Le système de classification Henry permettra de démontrer qu’il y a une correspondance entre les deux objets. Moore suppose qu’il suffira d’exercer une légère pression psychologique sur le soldat pour qu’il se mette à table. Du gâteau, en principe. Si seulement il n’avait pas perdu ce misérable bout de crayon ! Il s’en veut terriblement. Il passe ses journées à chercher ce qu’il égare. Poussant un soupir, il se dit : il est temps que j’aie un assistant costaud et méthodique.

    On frappe à la porte. Moore se retourne. Dans l’embrasure apparaît un officier américain svelte. Un capitaine, si l’on se fie aux galons. À sa coupe de cheveux, on jurerait qu’il sort tout droit de chez le coiffeur ; les plis de son pantalon semblent taillés dans du granit ; ses chaussures brillent à croire qu’elles sont vernies. Le capitaine salue Moore. Ce qui est surprenant, c’est qu’il porte des gants noirs et non pas blancs.

    - Lieutenant-colonel Moore… ?

    Moore lui retourne son salut.

    - En personne.

    - Capitaine Darren Cameron. J’ai été désigné pour vous assister.

    Moore tend la main. L’autre ne lui tend pas la sienne.

    - Je ne serre la main de personne, sir. Non par manque de politesse. Vous avez déjà entendu parler de la mysophobie ?

    - La mysoquoi ?

    Moore tire une nouvelle Lucky Strike de son paquet. Il en offre une au capitaine.

    - Merci, mais je ne fume pas, sir.

    Il ne serre pas la main, il ne fume pas, je parie qu’il n’aime pas non plus la bagarre, pense à part soi le lieutenant-colonel.

    - La mysophobie, c’est une affection qui…

    - Mister Moore ! s’exclame un officier de la gendarmerie française qui entre en ouragan. Mister Moore ! Ça peut pas continuer comme ça ! Votre jeep occupe la moitié de ma place de stationnement. Je vous ai déjà demandé de…

    Le lieutenant-colonel prie Cameron de s’écarter. Ce dernier obéit. L’index sur la bouche, Moore enjoint au Français de se taire avant de lui claquer la porte au nez.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzeny- Voyons… où en étions-nous ? Ah oui, bienvenue au CIC. Voici votre bureau, ajoute-t-il en tendant la main.

    Cameron aurait pu deviner tout seul duquel il s’agit. Cependant, la vue du bureau voisin ne manque pas de l’inquiéter.

    - Vous n’avez personne pour vous assister en ce moment ?

    - Mais si, mais si. Il y a aussi…

    On frappe de nouveau. Moore prend une profonde respiration et se dirige d’un pas décidé vers la porte. Prêt à porter le coup de grâce au gendarme. Il ouvre la porte et…

    - Virgenie ! Entrez donc, vous êtes radieuse aujourd’hui !

    Il adresse un geste courtois à sa secrétaire pour l’inviter à avancer. La dame aux cheveux gris relevés ne sourcille pas. Elle lui tend un télex puis se tourne vers Darren Cameron.

    - Qui c’est ? demande-t-elle d’une voix qui craque comme l’aiguille d’un pick-up.

    - Virgenie, permettez-moi de vous présenter le capitaine Cameron, mon nouvel assistant.

    De derrière ses lunettes, elle jette un regard critique sur le jeune homme. Elle souffle bruyamment et tourne les talons.

    Moore décoche un clin d’œil à Cameron.

    - C’est un trésor, il plaisante.

    Il lit le télex et jure entre ses dents.

    - Je dois m’absenter. Installez-vous. Je reviens sans tarder.

    Une demi-heure plus tard, Moore est de retour. Pendant quelques instants, il se tient sous le chambranle de la porte. Cette fois, c’est lui qui est décontenancé. Son bureau a subi une métamorphose. Les dossiers sont rangés, les papiers empilés, le holster est accroché au porte-manteau, l’assiette et le reste de brie ont disparu. Assis à son bureau, Cameron taille des crayons.

    - Quoi… comment… ? bégaye Moore.

    Il s’avance, s’assied sur sa chaise, contemple l’ordre qui s’est substitué au chaos. Puis acquiesce, l’air satisfait. De sa poche de poitrine, il sort un paquet de cigarettes. Vide. Il le froisse et le laisse tomber sur le bureau en soupirant. Ce à quoi Cameron répond par un soupir un peu trop bruyant. Moore regarde son second et relève que ce dernier hausse subtilement les sourcils pour lui faire comprendre que les corbeilles à papier, ça existe.

    - Vous trouverez vos paquets de Lucky Strike entamés dans le tiroir du haut.

    Le lieutenant-colonel l’ouvre et en découvre en effet quatre.

    - Oh !... parfait.

    Satisfait, il allume une cigarette et constate que, comme d’autres objets, le cendrier émaillé a été nettoyé.

    Cameron sourit. Il tourne toujours la manivelle du taille-crayon.

    - Où avez-vous trouvé cet appareil ?

    - En haut de l’armoire, répond l’autre en levant le menton en direction du meuble de classement en acier dressé contre le mur. Je vais vous décevoir. Mais je n’ai pas encore eu le temps de ranger ce qu’il y a là-dedans.

    - Haha, vous avez marqué un point. Bravo ! Vous êtes embauché.

    - Merci, sir.

    - Bloody hell ! Mon crayon !

    - Ne vous inquiétez pas. J’en ai trouvé plein.

    - C’est pas ça ! Je veux parler d’un moignon de crayon à papier jaune. Je l’avais encore ce matin. Mais je ne le retrouve pas. Or, il porte les empreintes digitales d’un suspect.

    - Beurk, grimace Cameron. Un moignon de crayon à papier jaune…

    - Vous l’avez vu ? Vous ne l’avez quand même pas jeté, hein ?

    - Non, je l’ai pas vu.

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    Le 36

     

    Pendant le reste de la journée, Moore montre à son assistant les dossiers sur lesquels il travaille et lui explique la façon dont se déroulent les procédures. Cameron opine du chef, prend des notes et analyse les faits et gestes de son supérieur. Il en conclut que celui-ci est un foutoir ambulant, mais qu’il maîtrise bien ses sujets.

    Virgenie vient souhaiter une bonne soirée à ces messieurs puis elle quitte les lieux.

    Il est six heures du soir quand Moore propose d’aller boire un verre.

    - À moins que vous ne buviez pas ?

    - Jamais d’alcool, fait Cameron en secouant la tête de droite à gauche, mais de l’eau minérale. Ça ira ?

    - Il faudra bien, bougonne Moore, une cigarette entre les lèvres. Pourquoi ne portez-vous pas d’arme ?

    - Par principe, je suis contre.

    - Contre les armes ? Haha, mais vous êtes tout de même conscient de faire partie de l’US Army ?

    - Yes, sir. J’ai une arme, en effet. Un Colt M1911, comme vous. Le mien est dans ma chambre, sous mon lit.

    - Sous votre lit ? Mais il vous arrive de l’utiliser ?

    - Plus depuis ma formation militaire.

    - Et quand l’avez-vous suivie ?

    - En 1938, sir.

    Le lieutenant-colonel regarde au-delà de Cameron, par la fenêtre. À voix basse, il murmure :

    - Incroyable ! Rester six ans sans toucher une arme à feu.

    - Avant que nous allions prendre un verre, fait le capitaine, je m’absente deux minutes aux toilettes.

    - Allez au troisième, elles sont plus propres.

    - Merci. J’apprécie, fait-il et il quitte la pièce.

    - Un drôle de coco, marmonne Moore.

    Cinq minutes plus tard, son subalterne est de retour. Un journal à la main.

    - C’est à vous ?

    Dans son gant noir, il tient The Stars and Stripes plié en deux.

    - Oui, vous l’avez trouvé où ?

    - À côté de ce petit bout de crayon.

    Il ouvre le journal. Posé dans le pli, un moignon de crayon à papier jaune.

    - Thanks God ! Dieu merci ! soupire Moore. Vous n’avez pas posé les doigts dessus, j’espère ?

    - Si, rayonne Cameron. Il a bien fallu que je le ramasse. Mais je ne crois pas que ce soit préjudiciable, ajoute-t-il en lui montrant sa main gantée.

    Quelques minutes plus tard, tous deux descendent les larges escaliers qui les rapprochent des bords de la Seine. Le capitaine reconnaît l’air que fredonne son supérieur : les Andrew Sisters.

     

    Otto Skorzeny interrogé en Allemagne par les Américains

     

     

    Chapitre 3

     

    Vendredi 15 décembre 1944 –

    Cantons de l’Est, Belgique

     

     

    Venant de franchir la frontière belge à Küchelscheid, Günther et Bastian s’attendent à tomber sur une ligne ennemie parsemée de trous de combat et de postes de contrôle. Or, rien de tel. Sur cette partie du front règne une atmosphère plutôt détendue. C’est seulement à l’approche du village d’Ovifat que des MP les arrêtent. À ces policiers militaires, ils montrent leurs laissez-passer ; les Américains les autorisent à poursuivre leur route. Celle-ci est encore parsemée de panneaux et de signaux de direction allemands. Les Yankees se sont contentés de placer les leurs à côté. Le crépuscule tombe de bonne heure. Les deux hommes garent la jeep près d’une ferme abandonnée des environs de Malmedy.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyLe lendemain, force leur est de constater qu’ils ne peuvent guère rouler vite. En raison de l’état déplorable de la chaussée, de la courte durée des jours et du brouillard. S’orienter se révèle difficile. Par deux fois, ils se trompent de direction. Les panneaux les envoient du mauvais côté. Les murs des maisons et les murets en moellon se ressemblent tous. Les deux soldats n’ont pas de boussole américaine ; ils ont délibérément choisi de ne pas en emporter une allemande. Bien entendu, rien ne les empêche de demander leur chemin, mais ils préfèrent s’en dispenser, histoire de se faire remarquer le moins possible. Une personne douée d’une bonne mémoire, à qui ils s’adresseraient, pourrait signaler leur passage. La nuit suivante, ils bivouaquent un peu plus au sud, du côté de Vielsalm. Une écurie abandonnée leur sert de gîte. Il fait froid, tout est silencieux. La température descend pratiquement sous 0 °C. Les Ardennes s’étendent dans la nuit, paisibles. Bastian dort sous une couverture de cheval crasseuse. Günther fixe la brume blanche. La visibilité est inférieure à vingt mètres. Un phénomène naturel qui avantage sans aucun doute les intrus. Il songe aux premiers hommes qui se sont établis dans ces contrées. Plus de 2500 ans plus tôt, des Celtes vivaient ici dans des conditions presque identiques à celles que Bastian et lui connaissent en ce moment. Le soir, dans leurs huttes de terre, ils se blottissaient les uns contre les autres autour d’un feu. Leur chaleur corporelle formait une barrière contre le froid régnant dehors.

    Günther sent ses paupières s’affaisser. Il jette un pan de la couverture sur son corps. Quelques secondes plus tard, il dort. Les Celtes partaient combattre les Romains. Torse nu rehaussé de couleurs belliqueuses, poussant des cris furieux… Les Romains s’approchaient en formations serrées. Un Celte roux, les cheveux dressés, enduits de chaux et de glaise, posait sur lui un regard menaçant. La poitrine et le ventre du guerrier luisaient sous l’excitation des muscles. Le sol se mettait à vibrer. Les Romains engageaient leurs catapultes. Les Celtes lançaient un hurlement primitif et se ruaient sur l’ennemi. Les coups assourdissants des féroces combattants et l’impact des boulets arrachent Günther au sommeil. Le sol vibre toujours. Un sifflement aigu et un violent tonnerre retentissent.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyIl file une bourrade à Bastian, se lève et sort de l’écurie. Bientôt suivit par son camarade. Devant eux, ils découvrent un spectacle angoissant. À l’Est, l’horizon se révèle anormalement clair ; dans les prairies brumeuses devant eux, le sol explose, soulevant des nuées de sable, de cailloux, d’éclats métalliques. Éclairs de feu, éruptions et cratères déchiquètent la nuit. Les sifflements au-dessus de leur tête proviennent de missiles V1 et V2.

    - L’offensive a commencé ! crie Günther pour couvrir la véhémence sonore. Tirons-nous !

    Ils s’emparent de leur havresac et de leur arme, les balancent dans la jeep et démarrent en trombe.

    Sans cesse, ça tonne, un fracas assourdissant. Un cocktail mortel de mastodontes d’acier et de lance-missiles hurlants. On pourrait croire à un orage, si n’est que le brouillard masque la vue. Au bout d’une petite heure, les tirs de barrage cessent et le silence revient. Peu à peu, l’obscurité fait place aux premières lueurs du jour. La ligne de front n’est éloignée que de quelques kilomètres.

    Günther et Bastian ne peuvent que constater que le trafic militaire s’est subitement intensifié. Les routes forment un lent flux de camions surchargés et de fantassins qui battent en retraite. Personne ne sait quand les Allemands vont arriver. Dans l’Eifel belge, ainsi qu’on appelle cette zone frontalière, le « brouillard de guerre » règne. D’abord fuir, ensuite réfléchir, telle est la devise des Américains.

    Les routes des environs de Bastogne sont encombrées. À présent qu’il est clair que la Wehrmacht est passée à l’offensive, bien des troupes inexpérimentées fuient vers l’Ouest. Entre tous les véhicules militaires vert olive, une jeep progresse à contre-courant. Bastian crie aux hommes à pied qui arrivent en face d’eux :

    - Make away ! Attention ! Écartez-vous !

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyÀ l’approche du véhicule, les soldats se réfugient au dernier moment sur les côtés. Günther et Bastian gardent les yeux fixés droit devant eux. Le premier fait son possible pour éviter de frôler les fantassins. Cependant, il ne peut détourner leurs regards pleins de reproches. À la vue de la jeep, chaque Yankee en fuite se demande une seule chose : qui peut donc en avoir marre de la vie au point de vouloir aller à Bastogne ? La ville est le plus grand carrefour des Ardennes. Tant les Américains que les Allemands savent que celui qui l’occupe contrôle les routes donnant accès à l’Ouest de la Belgique.

    Ils arrivent à l’entrée de Noville, un hameau situé à huit kilomètres de Bastogne. Des troupes américaines improvisent des barrages. Günther et Bastian les voient positionner un canon antichar derrière des sacs de sable. Un militaire, le visage noirci, lève la main. Il ordonne au conducteur de s’arrêter.

    - Vous appartenez à quelle unité ?

    - The 106th Infantery Division, répond Günther. Et vous ?

    - La 10e blindée, fait le soldat que la question prend au dépourvu, puis il se reprend : Vous allez où ?

    - À Bastogne. On a un message pour le commandant local.

    - Vous ne pouvez pas le transmettre par radio ?

    Le chauffeur fait un geste à son camarade qui lui tend une enveloppe blanche.

    - C’est une lettre manuscrite du général Hodges. Comment voudriez-vous qu’on la lui fasse parvenir ?

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    Noville, U.S. Army War College Edition

     

    Le soldat bougonne, leur fait signe de la tête de poursuivre leur chemin. Noville a manifestement beaucoup souffert des premiers bombardements de l’offensive. Çà et là, une façade s’est effondrée ; de la fumée s’échappe encore des maisons endommagées. On évacue les habitants. Un MP voit la jeep qui s’avance ; il fait signe au conducteur de reprendre la route principale. Günther manœuvre pour contourner une grange effondrée. Des décombres gisent sur la chaussée. Parmi les gravats, des cadavres de vaches. Il garde les yeux dessus un peu trop longtemps.

    - Watch out ! Attention ! crie un medic.

    Günther écrase le frein. Lui et Bastian sont projetés en avant. Le toubib est à l’arrière d’un Dodge à l’enseigne de la Croix-Rouge. Son cri a permis d’éviter au tout dernier moment la collision. Le camion fait marche arrière, s’immobilise puis se réengage en cahotant sur la route. La jeep embraye et se met à suivre ce grand frère. C’est ainsi que le duo quitte Noville. Hors du village, la route se fait de nouveau plus large. Günther donne un coup de volant et dépasse le Dodge. Pour les saluer, le toubib tape de l’index contre son casque. Dès qu’ils ont repris la voie de droite, Bastian regarde sur le côté.

    - Ça a failli mal tourner, soupire-t-il.

    Günther secoue la tête :

    - C’est le bordel. Comment ils appellent ça déjà ?

    - TARFU ! Things are really fucked up !

    - Haha, génial ! « Ça déconne à plein tube. » Quelle imagination !

    - TARFU. « Alles grosse Scheisse. » Une grosse, grosse merde, murmure Bastian.

    Tout en fixant la route, Günther lui demande :

    - T’as appris ça à Grafenwöhr ?

    - Non, je tiens ça d’un Amerikaner du camp de Limbourg-sur-la-Lahn.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyMalgré la brume, ils distinguent le contour d’une église et de quelques maisons. Ils parviennent au village suivant. À droite de la route, un panneau sur lequel figure « Foy » et, en dessous, en lettres un peu plus petites « Bastogne ».

    - Mieux vaut contourner ce bled.

    Günther braque d’un coup et s’engage à droite sur un chemin de terre. Au bout de cinq minutes, ils s’arrêtent à l’abri d’une forêt de pins.

    - L’anglais, tu le maîtrises bien ? demande Bastian.

    Günther sort un paquet de Lucky Strike de sa poche de poitrine :

    - J’ai vécu six ans à New York.

    - Vraiment ? Tu parles donc couramment…

    De ses dents, Günther tire une cigarette du paquet :

    - You bet !

    - Grâce à ton anglais et à mon français, soupire Bastian, on va aller loin.

    - On en aura bien besoin.

    - On va où ?

    Günther relève le devant de son casque américain.

    - À Paris.

    - Paris ? Si loin que ça ? demande Bastian en faisant la moue. Qu’est-ce qu’on va foutre là-bas ?

    Günther se retourne et sort une carte Michelin.

    - Je te dirai ça plus tard.

    Ils fument et étudient la carte touristique. La frontière française est à une heure de route. À cause de la nervosité des GI et des MP aux points de contrôle, ça leur prendra plus de temps. Ils se rendent compte qu’à présent, les choses deviennent sérieuses.

    - Let’s go, fait Günther.

    Les mégots disparaissent dans une flaque de boue au bord du chemin. Günther passe la première. Au bout de quelques centaines de mètres, ils reprennent la route. Ils s’approchent d’une zone de brouillard bas. Alors qu’ils la traversent, ils reniflent une forte odeur de brûlé. Elle provient d’arbres en feu, un peu plus loin. Un incendie probablement causé par un projectile.

    michiel janzen,traduction,pays-bas,thriller,seconde guerre mondiale,ardennes,1944,roman,littérature,hollande,eisenhower,otto skorzenyLe choc arrive de nulle part. Un cri bref tout de suite suivi d’une chute sourde sur l’asphalte. Dans la lueur des phares se dégage peu à peu le visage effaré d’un paysan. Planté juste à côté de la jeep, le type tend les mains devant lui, comme pour se protéger, de peur d’être renversé. Günther descend du véhicule et découvre, sur la chaussée, l’animal. L’œil brillant de la chèvre le fixe. Dès qu’il se penche, elle écarte craintivement la tête. Incapable de se relever. Une ou deux pattes cassées, sans doute. Bastian rejoint le vieux paysan. Il le contient pour éviter qu’il ne se jette, de rage, sur Günther.

    - Ma pauvre chèvre…, se lamente l’homme.

    - Elle vit encore, dit Günther à Bastian.

    - Qu’est-ce tu veux faire ? lui demande ce dernier.

    Günther évalue la situation. Un lieu improbable, un moment improbable – une histoire problématique. Leur mission ne peut en aucun cas capoter à cause d’un stupide coup de malchance. Il palpe le corps chaud de la chèvre. De ses mains, il lui soulève un peu la tête. L’innocence rayonne dans les yeux de la bête. Vulnérable, elle gît là sur l’asphalte froid. D’une façon ou d’une autre, elle lui fait confiance. À croire qu’elle considère l’homme qui lui tient la tête comme son sauveur. Günther soupire, resserre sa prise et lui tord le cou.

    - On y va ! lance-t-il tout en se redressant.

    Le paysan reste planté sur place, pétrifié. Il n’en croit pas ses yeux. Bastian comprend ce que son camarade attend de lui. Il prend son M1-Garand dans la jeep et tire à bout portant sur le vieux. Celui-ci s’effondre sur le sol. Bastian tire encore une fois. Après le deuxième coup de feu, il rabaisse son arme, la repose dans la jeep et monte à côté de Günther. Lequel fait marche arrière avant de contourner les deux cadavres.

     

    traduction : Daniel Cunin

     

     


    Opération Greif (en anglais)

     

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  • LE TEMPS VOLÉ

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    Une œuvre de Philo Bregstein

     

     

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    Né en 1932, Philo Bregstein a fait des études de droit dans sa ville natale, Amsterdam, avant d’acquérir en 1964, à Rome, un diplôme de mise en scène et scénario au Centro Sperimentale di Cinematografia. Caméra à la main, il a proposé, dans ses documentaires, un portrait de différentes personnalités du monde des arts et de la pensée : Pier Paolo Pasolini, le réalisateur et ethnologue français Jean Rouch, le compositeur et chef d’orchestre Otto Klemperer, l’écrivain et historien hollandais Jacques Presser… Il a aussi mené des entretiens avec Eric Rohmer ou encore Marguerite Duras. Cependant, il se considère avant tout comme un romancier et un essayiste. L’ensemble de ses créations littéraires et cinématographiques sont répertoriées à la fin de cette notice.

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanieAprès avoir donné plusieurs romans, Philo Bregstein a publié en 2019 une forme d’autobiographie ou roman non fictionnel portant sur la branche paternelle de sa famille : De gestolen tijd, autrement dit Le Temps volé que l’on pourrait aussi intituler en français Et le fils se souvient. Le critique Michel Krielaars nous fait entrer dans cet ouvrage : « À quoi bon s’intéresser à ses grands-parents dans la mesure où on les a à peine connus ? Et pourquoi chercher à côtoyer de lointains oncles, des arrières-tantes et leurs descendants plus éloignés encore, avec lesquels on ne partage que des liens dilués de parenté ? Tel était, des années durant, le point de vue de Philo Bregstein. En 1982, après avoir ouvert l’annuaire téléphonique de Chicago, ce réalisateur et écrivain a changé d’avis. Il voulait vérifier si certains de ses parents y figuraient, des Bregstein qui auraient américanisé leur patronyme en Breakstone. Il en dénombra pas moins de douze dont aucun ne se révéla, coup de fil après coup de fil, faire partie de sa famille. Aucun… jusqu’à ce qu’il ait en ligne une infirmière à la retraite, Eunice. Une arrière-cousine qui avait connu les grands-parents de Philo lorsqu’ils étaient venus aux États-Unis, en 1929, pour prendre justement part à une réunion des Breakstone.

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanie» C’est cette femme qui lui remit la copie d’une publication familiale datant de 1934, The Breakstone World, dans laquelle figurait le récit d’un voyage à Panemunė, village de Lituanie, d’où la lignée est originaire. À partir de ce moment, Philo a voulu tout savoir sur la branche juive de sa famille. Il s’est lancé dans une quête qui aura duré une vingtaine d’années : elle l’a mené de Panemunė à Tel Aviv, de Los Angeles à New York, de Montevideo à Buenos Aires, de Palerme à Lisbonne (vidéo ci-dessous)…

    » Et le fils se souvient, ainsi s’intitule le compte rendu de ce périple à la recherche du temps volé. Il porte principalement sur une famille juive d’Europe de l’Est, dont certains membres ont émigré en Europe occidentale, d’autres en Amérique, dans l’espoir d’une vie meilleure, tandis qu’un troisième groupe est resté en Lituanie : ceux-ci ont été soit tués par les nazis ou des Lituaniens, soit déportés en Sibérie par les Soviétiques. À cette histoire se marie celle, bouleversante, de la réconciliation posthume d’un fils avec ses parents fracassés par la guerre. »

    Écoutons et lisons à présent l’auteur qui évoque les chemins qu’il a empruntés au fil de l’écriture de son plus récent opus :

     

     

     

    Genèse du livre Et le fils se souvient

     

      

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanieEt le fils se souvient est le compte rendu de l’idéal que j’ai poursuivi pendant des années, celui d’écrire un roman non fictionnel. Dans cette optique, j’ai marché dans les pas de l’inventeur du genre, Truman Capote (photo), y compris pour ce qui relève de la forme. L’auteur américain m’a appris à élaborer, à partir d’assez récentes techniques d’écriture banales, tels le reportage et l’interview, de véritables écrits littéraires, ce qu’il a réalisé par exemple dans son entretien avec Marlon Brando au Japon ou encore à la suite de sa rencontre avec Marilyn Monroe.

    Est-il en réalité possible d’écrire un roman non fictionnel, un roman témoignage ? On a l’impression qu’il s’agit là d’une contradiction dans les termes. Si tout ce qu’on décrit est vrai, il s’agit d’Histoire, d’autobiographie – soit l’écriture de mémoires, soit celle d’un essai scientifique. Quel peut être la teneur romanesque d’un tel livre si, à la différence d’une œuvre de Dostoïevski ou de Faulkner, il ne restitue pas une part d’imaginaire ?

    Un roman se caractérise, à mes yeux, par une élaboration poussée des personnages à quoi s’ajoute une structuration dramatique du thème central. Pareille approche semble être inextricablement liée à la fiction, laquelle confère de fait une grande marge de manœuvre. Une conception que j’ai moi-même défendue lors de la parution de chacun de mes romans. Cependant, il arrive qu’elle vaille pour un autre cas de figure.

    Dans Et le fils se souvient, tout ce que je raconte est basé sur des faits avérés, y compris ce qui porte sur les différentes personnes évoquées.

    La question demeure : comment coucher sur le papier ce qui s’est passé ? Pour mon livre, j’ai retenu comme forme principale le reportage enrichi d’interviews. En fait, tout interviewer ou journaliste fait plus ou moins de même. Ischa Meijer, connu en Hollande pour ses remarquables livres d’entretiens, a déclaré avoir toujours travaillé comme un monteur aguerri, coupant des passages, en déplaçant d’autres afin d’obtenir un rendu fluide.

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanieDans The Past that Lives, mon documentaire de 1970 consacré à Jacques Presser[1], j’ai de même monté le propos de l’historien de manière intensive en supprimant bien des phrases ; d’autres ont été réarrangées sur la bande sonore. Une méthode que j’ai appliquée aux portraits que j’ai réalisés dans chacun de mes films, celui du chef d’orchestre Otto Klemperer, celui du réalisateur et écrivain Pasolini ou encore celui du cinéaste anthropologue Jean Rouch. Dans cette stratégie, je vois une interaction claire entre mon travail de cinéaste et celui d’écrivain : la façon dont j’ai monté les textes parlés dans mes documentaires est indissociable de ma façon d’écrire, ces deux activités s’étant sans conteste influencées et stimulées l’une l’autre.

    Ces techniques s’inspirent de celles auxquelles Truman Capote a recouru pour composer son célèbre roman non fictionnel De sang-froid ; ce faisant, il a en réalité créé une nouvelle forme littéraire.

    Ces mêmes effets de montage ressortent de Et le fils se souvient. Ce que mon cousin Gricha Bregstein raconte lors de nos premières visites en Lituanie résulte pour une grande part de propos qu’il a en réalité tenus des années plus tard, après avoir lu la traduction anglaise d’une première version de ce livre. J’ai enregistré nombre de nos conversations, ajoutant souvent, au moment de les transcrire, des phrases qu’il avait pu prononcer par la suite. Ainsi, chaque interview dans Et le fils se souvient est presque toujours le résumé de séries d’entretiens auquel viennent même s’ajouter des bribes de correspondance.

    Le cousin Gricha

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanieCet élément de montage porte également sur la structure narrative : par exemple, la conversation que j’ai eue avec Jeffrey Marx ne s’est pas déroulée en 2007 dans sa synagogue de Santa Monica. Le rabbin est en réalité venu me voir à Paris au printemps 2008, m’incitant à aller à Lisbonne. Je me suis bien rendu dans sa synagogue de Los Angeles, mais seulement en 2010, après que j’eus participé à la prière du kaddish sur la tombe de mon grand-père, dans la capitale portugaise. L’architecture dramatique de mon récit m’a conduit à antidater la rencontre en question. Ce montage ne modifie cependant en rien la teneur de nos propos et de ses conseils, mais confère à mon texte non fictionnel un élément de fiction.

    En revanche, Et le fils se souvient reste strictement « historique » – autrement dit « non fictionnelle » – quant au contenu, aux informations et aux descriptions que l’ouvrage propose, bien que la présentation littéraire de ces éléments résulte souvent d’un arrangement.

    À l’origine, le manuscrit comptait un millier de pages. Le souci de structurer l’ensemble m’a conduit à condenser le tout et donc à renoncer à de nombreux passages qui ne s’inscrivaient pas dans la ligne dramatique de ma « quête ». Finalement, j’en ai composé les quatre parties à l’image de celles d’une symphonie, mettant au point les thèmes comme des leitmotivs musicaux, lente découverte du contexte de la mort de mon père et de mon grand-père.

    Quand je repense au début de ma quête, longtemps avant que je n’entreprenne l’écriture de Et le fils se souvient, je me reconnais dans l’homme assis dans la grotte de Platon, où, comme tant d’autres, je m’étais mis à considérer les ombres glissant sur la paroi comme la réalité. En découvrant la lumière du jour et la réalité, j’ai souvent tâtonné à l’aveuglette, cherchant l’aide d’un guide ou d’un mentor. Ainsi que l’a écrit l’un de mes premiers maîtres, Nietzsche : nos maîtres, il nous faut les choisir nous-même. À la fin des années soixante, j’ai choisi Jacques Presser. Ashes in the wind, son livre sur la persécution et l’extermination des Juifs des Pays-Bas, m’a ouvert les yeux quant à ce qui s’est vraiment passé autour de moi pendant la Seconde Guerre mondiale ; dès lors, j’ai peu à peu commencé à comprendre le destin tragique de ma famille.

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituaniePar la suite, je me suis heurté à la question du « pourquoi ». Les quatre volumes de l’Histoire de l’antisémitisme ont fait de Léon Poliakov mon deuxième maître. Grâce à l’historien français, j’ai progressivement cerné la haine des Juifs prêchée pendant des siècles, en particulier par le christianisme. Parallèlement, j’ai découvert le rôle fondamental que le judaïsme a joué en tant qu’origine de notre société chrétienne.

    C’est ainsi que j’ai fini par me mettre à la recherche de ma famille juive, une famille dont la plupart des membres étaient assimilés, victime de cette lutte à mort du christianisme contre le judaïsme au XXe siècle.

    Et le fils se souvient est l’aboutissement de cette quête qui s’est étalée sur plus de vingt ans. Lors de mon premier voyage en Lituanie, en 1991, mon cousin sibérien Gricha a été mon guide. Il m’a fait découvrir l’horreur de la Shoah dans ce pays, ainsi que l’impitoyable répression de l’URSS et les exactions soviétiques dont lui et ses plus proches ont soufferts.

    Le livre a grandi au fur et à mesure que je l’écrivais. La suite logique de mes séjours annuels en Lituanie fut un voyage en Israël, en 1995. J’ai rencontré là des personnes dont beaucoup étaient des amis lituaniens de Gricha ; ayant survécu aux camps et aux ghettos, ils s’étaient établis dans ce pays après 1945, non seulement parce que tel était leur désir, mais parce qu’ils n’avaient pas d’autre endroit où aller. Par un effet boule de neige, j’ai découvert, souvent grâce à mon vieux cousin, les réseaux de ma famille Bregstein en Amérique du Nord et du Sud.

    En 2008, comme je dénichais la tombe de mon grand-père dans le cimetière juif de Lisbonne, le thème de ma recherche m’est soudain apparu distinctement. J’ai pu dès lors développer les leitmotivs des premiers chapitres. Si ma recherche avait commencé comme un reportage d’exploration, elle s’est de plus en plus affirmée comme une quête de ma propre identité, la reconstitution du puzzle familial perdu, et enfin la compréhension du destin tragique de ma famille juive d’Amsterdam.

    « Kaddish à Lisbonne », la dernière partie du livre, est caractéristique de la genèse de Et le fils se souvient. Tout écrivain apprend sur le tas qu’il convient d’avoir, dans la plupart des cas, la fin d’une histoire avant de commencer à l’écrire. En l’espèce, je suis resté longtemps sans savoir quelle en serait le dénouement. Bien des fois, j’ai eu l’impression d’être un somnambule qui errait aveuglément dans le brouillard après avoir quitté la grotte, sans savoir où il allait.

    Philo Bregstein, Kaunas, 2001

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanieCe n’est que progressivement que j’ai pris conscience que je m’étais engagé dans une quête intérieure : je découvrais la communauté de destin à laquelle j’appartenais, les traditions et les fêtes juives, la Yiddishkeit ainsi que les valeurs profondes du judaïsme dont mon père, juif tout à fait assimilé, et ma mère non juive, élevée dans un robuste christianisme, m’avaient tenu totalement à l’écart. Après la phase de colère que suscita en moi ce constat, j’ai finalement appris à mieux comprendre mes parents et j’ai pu me réconcilier avec leur souvenir.

    Le récit de ma quête a ainsi pris la forme d’un Bildungsroman, d’une initiation à l’histoire juive et à une Schicksalgemeinschaft. Pour moi, le Graal fut la conquête de mon héritage juif.

    Après tous mes voyages en Lituanie, en Israël, en Amérique du Nord et du Sud, j’ai fini par entrevoir le but ultime de mes recherches : comprendre le destin de mes parents morts tragiquement, encore relativement jeunes, que mon frère et moi avions ressenti notre vie durant comme un fardeau. Quant à ce qui n’avait cessé de m’obséder : je saisissais un peu mieux pourquoi mon grand-père avait tenté de se suicider, à Marseille, en 1940, le jour de la capitulation des Pays-Bas. Trouver sa tombe à Lisbonne devint le but ultime en même temps que l’élucidation du comment et du pourquoi de la mort prématurée et tragique de mon père, en 1957, des suites d’une chute suicidaire d’une fenêtre d’un hôtel de Palerme, suivie par la mort tragique et elle aussi prématurée de ma mère.

    C’est grâce à l’insistance du rabbin de notre famille, Jeffrey Marx, et à l’aide de la communauté portugaise de Lisbonne, que je suis parvenu à trouver la tombe de mon grand-père et à organiser pour lui un kaddish au cimetière juif de Lisbonne. Ce faisant, je savais que j’étais parvenu au terme de ma quête.

    À ce moment-là, j’ai su comment terminer mon livre. En moins de rien, le thème principal m’est apparu clairement, ainsi que l’a si bien formulé Proust : l’alpiniste épuisé atteint enfin le plus haut sommet d’où il peut contempler le panorama, bien que le soir tombe et qu’il ne fera plus jamais jour pour lui.

    Cependant, Ulysse a imaginé une belle ruse pour nous, les mortels : depuis des temps immémoriaux, on consigne tout dans des récits et des mythes par le biais de traditions orales ou d’écrits, afin de les transmettre aux générations futures, une tradition que le judaïsme, en particulier, chérit depuis des siècles.

    Ce livre est ma contribution à cette mémoire, transmise du passé vers le futur.

     

    Philo Bregstein

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanie[1] Jacques Presser est surtout connu pour avoir écrit l’histoire de la persécution et de l’extermination des Juifs des Pays-Bas, livre paru en traduction anglaise sous le titre : Ashes in the wind. The destruction of Dutch Jewry. L’une de ses œuvres littéraires a été publiée en français : La Nuit des Girondins (traduit du néerlandais par Selinde Margueron, préface de Primo Levi, Paris, Maurice Nadeau, 1990). Il a par ailleurs signé un magnifique roman autobiographique, Homo submersus, sur les années de la guerre qu’il a passées en grande partie caché à la campagne.

     

     

     

    Philo Bregstein parle de son livre sur une chaîne néerlandaise

     

     

    PUBLICATIONS de PHILO BREGSTEIN

     

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanieOm de tijd te doden (Pour tuer le temps), roman, Sijthoff, 1967, réédition De Beuk, 1997.

    Gesprekken met Jacques Presser (Entretiens avec Jacques Presser), Atheneum Polak en van Gennep, 1972, réédition De Prom, 1999.

    Persoonsbewijs (Pièce d’identité), Manteau, roman, 1973, réédition De Prom, 1998.

    Herinnering aan Joods Amsterdam (Souvenirs de l’Amsterdam juive), co-auteur avec Salvador Bloemgarten, De Bezige Bij, 1978, 4e édition 1999. Traduction anglaise : Remembering Jewish Amsterdam, Holmes and Meier, New York, 2003.

    Reisverslag van een vliegende Hollander (Carnet de bord d’un Hollandais volant), roman, 1980, édition revue, De Prom, 1997.

    Over smaak valt best te twisten (Les goûts, ça se discute), essais, De Prom, 1991.

    Op zoek in Litouwen (Quête en Lituanie), photos de Victor Wolf Bregstein, Waanders, 1992. Catalogue de l’exposition de photographies de Victor Wolf Bregstein au Musée de l’Histoire juive d’Amsterdam, 1992.

    « Le paradoxe néerlandais », in Histoire de l’antisémitisme 1945-1993, sous la direction de Léon Poliakov, Le Seuil, 1994.

    Terug naar Litouwen, sporen van een joodse familie (Retour en Lituanie, traces d’une famille juive), Van Gennep, 1995.

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanieHet kromme kan toch niet recht zijn (Le tordu ne saurait être droit), essais, De Prom, 1996.

    « La saga des derniers Litvaks », in Lituanie juive 1918-1940, message d’un monde englouti, Autrement, 1996.

    Willem Mengelberg tussen licht en donker (Willem Mengelberg entre lumière et obscurité), pièce de théâtre, co-auteur avec Martin van Amerongen, De Prom, 2001. Jouée en octobre 2001 et en juin 2002 au centre culturel De Balie à Amsterdam.

    Het Sabbatjaar (L’Année Sabbatique), roman, Aspekt, 2004.

    Over Jacques Presser (Au sujet de Jacques Presser), essais, Aspekt, 2005.

    Antisemitisme in zijn hedendaagse variaties (L’Antisémitisme dans ses variantes actuelles),essais, Mets & Schilt, Amsterdam, 2007.

     

     

     O. Klemperer. The Last Concert

     

    FILMS DE PHILO BREGSTEIN

     

    Het Compromis (Le Compromis), 90 min, 35 mn, noir et blanc, 1968. Long métrage de fiction. Colombe d’or du meilleur premier long métrage, Festival de Venise, 1968.

    Dingen die niet voorbijgaan (Le passé qui ne passe pas), 66 mn,16 mm, noir et blanc, 1970. Portrait de l’historien Jacques Presser, auteur de Ondergang (The Destruction of Dutch Jewry, 1965), sur la Shoah au Pays-Bas, et auteur de De nacht der Girondijnen (La Nuit des Girondins, trad. Selinde Margueron, Maurice Nadeau, 1989). Prix du Volkshochschuljury, Mannheimer Filmwoche 1970. Quinzaine des Réalisateurs, Cannes 1971. Melbourne et Sydney Filmfestival. La version anglaise : The Past that Lives est distribuée aux États-Unis par le National Center for Jewish Film, Brandeis University, Waltham, Massachusetts.

    Otto Klemperers lange Reise durch seine Zeit (Le Long voyage d’Otto Klemperer à travers son époque), 96 mn, 16 mm, couleur. Portrait retraçant la vie et la carrière du chef d’orchestre juif allemand Otto Klemperer. Coproduction W.D.R., O.R.F., R.M. Productions, Munich. 1973. Version revue : 1984. Diffusion en mai 1985 (W.D.R.) sur la première chaîne allemande à l’occasion du centenaire de la naissance d’Otto Klemperer. Internationales Forum des jungen Films à Berlin, 1985. Golden Medal au New York Film and TV Festival 1985. Depuis 2016 le film a été remonté numériquement et distribué, à partir de 2017, en DVd ix par Arthaus Music. Il a reçu en 2017 le Preis der Deutschen Schallplattenkritik.

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanieOtto Klemperer, in rehearsal and concert, 1971, 50 mn, 16 mm, couleur. RM Productions, Munich, 1974. Les répétitions et le dernier concert d’Otto Klemperer avec le New Philharmonia Orchestra, Londres, Royal Festival Hall, octobre 1971. Depuis 2016 une nouvelle version numérique a été réalisée, en coproduction avec le Philharmonia Orchestra, Londres : Klemperer the Last Concert. Elle est distribuée, avec Otto Klemperer’s Long Journey through is Times, dans un coffret DVD par Arthaus Music.

    Op zoek naar joods Amsterdam (À la recherche de l’Amsterdam juive), 75 mn, 16 m, couleur. Jan Vrijman Cineproductie, Amsterdam, Pays-Bas. 1975. Documentaire à l’occasion de la célébration des 700 ans de la ville d’Amsterdam. Diffusé en 1976 au Pays-Bas par le N.C.R.V. La version anglaise : In search of Jewish Amsterdam est distribuée aux États-Unis par le National Center for Jewish Film.

    Ernst Schaüblin, paysan et peintre, réalisé avec Marline Fritzius, 65 mn, 16 mm, couleur, NCRV télévision, Pays-Bas. 1976. Portrait du peintre suisse Ernst Schaüblin. Diffusé à la télévision NCRV aux Pays-Bas en 1976, et à la télévision suisse alémanique en 1977.

    Dromen van leven (Rêves de vie), 54 mn, 16 mm, couleur. NCRV télévision, Pays-Bas, 1976. Portrait de l’écrivain néerlandais Arthur van Schendel, auteur de nombreux romans, devenus classiques. De Waterman (L’Homme de l’Eau) a été publié en français aux éditions Gallimard.

    philo bregstein,le temps volé,cinéma,littérature,hollande,france,willem mengelberg,jacques presser,otto klemperer,jean rouch,arthur van schendel,pier paolo pasolini,lituanieJean Rouch et sa caméra au cœur de l’Afrique, portrait du cinéaste et ethnologue français Jean Rouch, filmé au Niger avec un équipe africaine, 75 mn, 16 mm, couleur. NOS télévision, Pays-Bas, 1978. Présenté au Festival du Réel à Paris en 1979. Le film, avec les rushes reconstitués, est publié en coffret DVD en octobre 2019 par Montparnasse Films, avec d'autres films sur Jean Rouch : Il était une fois Jean Rouch. 7 films sur Jean Rouch. Depuis 2009, les rushes pour ce film ont été reconstitués numériquement avec l'aide de l’Eye Instistute, Amsterdam. Coffret DVD du film et des rushes reconstitués, avec un nouveau film réalisé par le cinéaste ivoirien Idrissa Diabate : Jean Rouch, cinéaste africain, publié en coffret DVD en 2019 par Montparnasse Films, avec d’autres films sur Jean Rouch : Il était une fois Jean Rouch. 7 films sur Jean Rouch. La version anglaise, Jean Rouch and his camera, est distribuée aux États-Unis par Documentary Educational Recources.

    Wie de waarheid zegt moet dood (Que meure quiconque dit la vérité), portrait de l’écrivain-cinéaste Pier Paolo Pasolini, 65 mn, 16 mm, couleur, VARA, Pays-Bas, 1981. Silver Medal, New York Film and TV Festival 1981. Premier prix du meilleur documentaire, Barcelona Film Festival 1985. International Forum des jungen Films, Berlin, 1985. Diffusé sur Channel 4, Londres, Channel 13, New York, Planète, France, Italie, à la télévision australienne, espagnole, israélienne, japonaise, russe, finlandaise… La version anglaise Whoever says the truth shall die est distribué en DVD aux État- Unis par Facets Multimedia. Version française diffusée en vidéo dans les bibliothèques en France.

    Madame l’Eau, long métrage de Jean Rouch, coscénariste, 120 mn, 16 mm, couleur Coproduction France-Angleterre-Pays Bas, 1993. Internationales Forum des jungen Films, Berlin, 1994. Prix de la Paix au Festival de Berlin 1994. International Documentary Filmfestival à Amsterdam, 1993. Margaret Mead Festival, New York, 1994.

    Jours de la Mémoire, impressions, 75 mn, film vidéo, Betacam, coréalisé avec le cinéaste lituanien Saulius Berzinis, film Studio Kopa, Vilnius, 1999. Version française, Lobster Films, Paris, 2000. Diffusions en 2000 à Paris : École des Hautes-Études en Sciences Sociales, Centre Culturel Vladimir Medem, Centre de documentation juive contemporaine. Version anglaise, présentation en janvier et mai 2000 au Joods Historisch Museum d’Amsterdam. First World Litvak Congress à Vilnius, le 26 Aout 2001. Version anglaise : Days of Memory, distribuée en home video aux États-Unis par le National Center for Jewish Film, Brandeis University, Waltham, Massachusetts.

     

     

     

     

  • JEAN GIONO

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    Un poème de Gerrit Achterberg (1905-1962)

     

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    Gerrit Achterberg à lâge de 19 ans 

     

     

     

    Jean Giono

     

     

    Quand je lis Jean Giono, la vie s’arroge

    une nouvelle place en moi, mon corps s’emplit

    de véloces poissons ; sans avoir à décider

    de rien, me voici tout entier offert aux rivières.

     

    La pluie et le soleil sont d’énormes tamis

    à travers lesquels je tombe ; l’iris des marais

    aiguise ses doux couteaux aux membranes

    qui m’élèvent à d’insoupçonnées hauteurs.

     

    Les saumons se blottissent contre mon dos.

    Je suis le gobie de cette contrée, Lubéron,

    un étang à canards, qui préserve le pâle

     

    clair de lune sous le pont arrondi des feuillées,

    des heures durant, jusqu’à la Méditerranée.

    Ici, tous les singes font l’ascension avec nous.

     

     

    GIONO.pngSans doute composé en 1948, ce poème a paru dans le recueil Hoonte (1949). En 1937, Gerrit Achterberg avait apprécié la traduction néerlandaise du Chant du monde. « Lis Giono, goûte-le, écrit-il, depuis sa cellule de prison, à la femme dont il est tombé amoureux peu avant. Tout est bon, page après page, si je ne me trompe. » Notons au passage que l’on doit à Jean Giono la traduction d’une œuvre du dramaturge hollandais Vondel (1587-1679) : Joseph à Dothan, pièce jouée au théâtre d’Orange en 1952. Il a par ailleurs préfacé la traduction française d’un roman de son confère Antoon Coolen : Le Bon assassin, réédité en 1995 sous le titre La Faute de Jeanne Le Coq.

    Un choix de la poésie de Gerrit Achterberg paraîtra bientôt en langue française sous le titre L’ovaire noir de la poésie.

     

     

    Chez l’auteur de Que ma joie demeure, à propos de la nouvelle... vague

     

     

     

  • Antonin Artaud, première

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    Quand La Revue de Hollande

    accueillait Artaud

     

     

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    Février 1916. Aux pages 977-978 de  la huitième livraison de La Revue de Hollande, on découvre deux poèmes intitulés « Harmonies du soir » et « Lamento à la fenêtre ». Il s’agit des premiers vers du jeune Marseillais Antonin Artaud jamais publiés. Créée en pleine guerre (juillet 1915) pour renforcer les liens entre la France en guerre et la Hollande neutre, cette très belle revue en langue française – dirigée par Georges de Solpray, Hongrois épaulé par le Français Georges Gaillard et le Wallon Louis Piérard – ouvrira ses colonnes à des auteurs d’expression néerlandaise (Frederik van Eeden, Arthur van Schendel, Henri Borel, Ary Prins, Augusta de Wit, Cyriel Buysse, Henri van Booven, J.C. Bloem, Herman Gorter, J. de Meester, Herman Robbers, Hélène Swarth…), mais aussi à O.W. de Milosz, antonin artaud,la revue de hollande,littérature,poésie,guerre 1914-1918Jules Destrée, Émile Verhaeren, Max Elskamp, Maurice Magre, Francis de Miomandre,  Maurice des Ombiaux, Edmond Jaloux, Camille Mauclair… Cette aventure durera trois ans : si la rédaction annonce d’entrée qu’elle entendra poursuivre son œuvre et son but « quand l’affreuse tourmente se sera apaisée », La Revue de Hollande cessera en réalité d’exister en septembre 1918. Ses collaborateurs accordent bien entendu beaucoup d’attention au conflit ; de nombreuses chroniques évoquent les écrivains morts au combat et la production de ceux qui ont connu le front, les ouvrages de toutes sortes qui traitent de la guerre, la perception que l’on a des événements en Allemagne, en Angleterre, en Hollande, en Belgique, en Hongrie ou encore en Italie. Le lecteur de l’époque a également pu lire nombre d’œuvres inédites – placées entre de magnifiques vignettes –, ainsi que des études approfondies sur divers sujets historiques, artistiques et littéraires (le Roman du Renard, Pierre Bayle, Voltaire en Hollande, Wagner, André Chénier, Paul Claudel, l’Idée de race, Hemsterhuis et Montesquieu, C.F. Ramuz, Rachilde, Paul Flat, l’invention de l’imprimerie par Laurent Coster…).

    Moins intransigeants que ne pourra l’être un Jacques Rivière en 1923, les animateurs de cette revue éditée à Leyde accueillirent donc l’inconnu Artaud, lequel s’autorisait quelques fantaisies avec la rime.

     

    Daniel Cunin

     

     

     

    antonin artaud,la revue de hollande,littérature,poésie,guerre 1914-1918

    antonin artaud,la revue de hollande,littérature,poésie,guerre 1914-1918

     

     

    Un siècle d'écrivains, par André S. Labarthe (2000)

     

    Artaud dit son poème J'ai appris hier

     

    Artaud par ceux qui l'ont connu


     

     

     

  • L’HOMME À TROIS TÊTES

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    LEO VROMAN, L’HOMME À TROIS TÊTES

     

     

    LEO1.jpg

    La jeunesse de Leo Vroman et Tineke, par Mirjam van Hengel

     

     

    Né le 10 avril 1915 à Gouda dans une famille d’enseignants, mort au Texas le 22 mars 2014, soit peu avant son 99e anniversaire, Leo Vroman fait partie de ces poètes qui plient naturellement le langage à leur volonté. Néologismes, jeux de mots, effets synesthétiques, mots composés, agglutinations de mots, mots d’une longueur inouïe – certains occupent une page entière ! –, prédilection pour une rime capricieuse : autant de caractéristiques bien ancrées dans son idiome. De ce fait, son néerlandais, qui puise souvent dans une veine ludique et humoristique, frappe par son autonomie et son authenticité : on ne saurait le confondre avec celui de l’un quelconque de ses confrères flamands ou hollandais. Traduire Vroman suppose donc de faire en quelque sorte du « vromanien » dans une autre langue.

    Leo5.jpgSous sa plume, le substantif waakzaamheid (vigilance) devient wraakzaamheid (vengilance – wraak signifiant vengeance) ; à spijsvertering (aliment + assimilation = digestion), il ajoute deux lettres pour obtenir spijsvertedering (aliment + attendrissement) ; dans le participe présent voortslangelend, qu’il crée de toutes pièces, il part du radical slang (serpent) pour évoquer un mouvement de reptation qui se prolonge à n’en plus finir (même au-delà de la mort de la créature qui bouge). Ou, pour mentionner quelques exemples plus extrêmes, dans le recueil Dierbare ondeelbaarheid (Bien-aimée indivisibilité, 1989), approfondissant ses études sur la façon dont les protéines du sang se forment et se comportent, il imagine des « mots-protéines sinueux à l’ouïe aveugle et d’une longueur introuvable » (onvindbaar lange blindgehoorde kronkelende proteïnewoorden), par exemple : uitgewoontehuisvestingwallen (mot à mot : dehors-habituel-hospice-remparts, ou bien : exclu-habitude-maison-murs-de-la-ville) et duikbotemelkaartehuizevallen (plongeon-os-lait-carte-maison-tomber, mais aussi : sous-marin-lait-caillé-château-de-carte-écrouler). À ces fantaisies s’ajoute un recours fréquent à des verbes commençant par le préfixe ver-, lequel indique un processus, un changement graduel, pour évoquer l’entropie, les fractales ou encore les propriétés chimiques du sang.

    Car, on l’aura compris, en plus d’être poète, Leo Vroman était un scientifique, plus précisément un biologiste et hématologue qui a mené des recherches à New Brunswick (New Jersey) avant de les poursuivre à New York jusqu’à l’âge de 81 ans. Mais ce n’est pas tout : dès l’enfance, il consacra beaucoup de son Leo6.jpgtemps à une autre de ses passions, à savoir le dessin (livre ci-contre : Leo Vroman, dessinateur, 2017). Ses œuvres – il a pour ainsi dire touché à toutes les formes graphiques : collage, gravure sur bois, aquarelle, peinture, décors, fresque, illustration de livres, bande dessinée… – qui ont été occasionnellement exposées d’un côté comme de l’autre de l’océan à partir des années cinquante, montrent des similitudes avec ses vers : de même qu’il aime briser et torturer les mots, il « ampute » dans ses dessins le sujet ou l’objet représenté. Souvent aussi, l’autoportrait et l’humour sont présents (n’allonge-t-il pas à souhait son nez dans cet esprit qui l’incitait à faire des canulars en public ou à glisser des boutades dans ses vers ?). Beaucoup, notamment des critiques d’art du New York Times et du New York Herald Tribune, ont rapproché du surréalisme son travail relevant de la plastique. Il est vrai qu’étudiant à Utrecht dans les années trente du siècle passé, il aurait pu subir une certaine influence de ce mouvement dont la ville universitaire était pour ainsi dire le seul foyer aux Pays-Bas. En réalité, rien ne le prouve. Le seul mouvement auquel le Néerlandais se rattachait, c’était lui-même, ainsi qu’il le formule dans la dernière strophe du poème « Ik ook » (Moi aussi) :

     

    Et alors, et alors, je suis quoi ?

    réaliste ? surréaliste ?

    Tu te mets dans l’œil le doigt :

    je suis Vromaniste.

     

    Leo étudiant (1933, photo dr. Schuurmans Stekhoven)

    leo vroman,tineke,poésie,hollande,new yor,sciences,sang,querido,littérature,usaEn mai 1940, l’étudiant juif Leo Vroman fuit Utrecht et la Hollande dès les premiers jours de l’invasion nazie. En mer, sur une embarcation de fortune, il aperçoit au loin les flammes qui dévorent Rotterdam, ville bombardée le jour même par l’aviation ennemie. Après avoir gagné l’Angleterre puis l’Afrique du Sud, il se retrouve aux Indes néerlandaises, l’actuelle Indonésie, où il peut terminer ses études. On trouve des traces de ce séjour, et plus particulièrement de la nature javanaise, dans le poème « Sumber Brantas », titre emprunté au nom d’une localité de l’archipel :

     

    Baignant dans le vert aqueux, vers le ciel

    la forêt agite des lianes – liens évanouis

    avec d’anciens mondes d’en haut où lisses et d’or

    les oiseaux, poissons sans mains,

    croisent en silence leurs trajectoires

    sous le toit crépusculaire ;

    les feuilles qui bruissent comme des ruisseaux

    sertissent cette trouée muette.

     

    L’enfant plongeur abandonné remue les pieds

    pour éviter de remonter, bouchon de liège, entre les troncs

    de rencontrer dégrisé la lumière du soleil

    sur des lointains brûlants, des crêtes crépues,

    trace à gué dans la haute alang-alang

    un sillage turbulent au fébrile murmure –

    des syllabes frémissent effrayées encore

    alors que l’enfant s’immobilise

    à l’écoute.

     

     

    Leo8.jpgDans cette immense colonie, la guerre finit malgré tout par rattraper le jeune homme. Mobilisé au sein de l’armée royale, il est fait prisonnier de guerre par l’envahisseur japonais et interné dans plusieurs camps, y compris, les derniers temps, au Japon même où, malade, il frôle la mort. C’est d’ailleurs à Osaka qu’il écrit, sur du papier toilette, sa première véritable œuvre en prose. Pendant toutes ces années d’exil forcé et d’épreuves, être éloigné de Tineke Sanders, sa fiancée hollandaise, l’attriste et le fait souffrir plus encore que le reste. Certes, il va la retrouver, mais pas avant septembre 1947, aux États-Unis, où il a été accueilli par un oncle. Peu avant sa mort, Leo revint sur cette longue séparation dans le poème « De grote troost » (La grande consolation) :

     

    La vie nous a sept ans

    durant séparés l’un de l’autre.

    À son tour la mort va s’y mettre

    le manque durera moins longtemps.

     

    Leo9.jpgCe en quoi il ne s’est pas trompé puisque Tineke, née en 1921, le suit dans la mort à la fin 2015. Après leurs retrouvailles new-yorkaises et leur mariage célébré dès le lendemain, près de sept décennies s’écoulent au cours desquelles ils nourrissent leur amour tout aussi improbable que durable. Son épouse, anthropologue de la santé, devient l’un des thèmes majeurs de son œuvre poétique. L’histoire de cette fidélité et de cette complicité fécondes, on peut la lire dans Hoe mooi alles. Een liefde in oorlogstijd (Que tout est beau. Un amour en temps de guerre, Querido, 2014), récit que Mirjam van Hengel a signé après avoir rendu maintes visites au couple.

     


    Leo & Tineke (entretien en anglais, partie 1, 2009)

     

    Aux États-Unis, malgré une ambition peu démesurée – pendant des décennies, en compagnie de son ellipsomètre qu’il aime comme on aime un humain et bientôt aidé de son Apple II, Leo se contente de faire des recherches dans un petit laboratoire avec une poignée d’assistants, recherches relatives à l’adsorption des protéines sanguines sur les surfaces, d’une grande portée pour la conception d’organes artificiels et d’implants. Jouissant bientôt d’une réelle réputation en tant que scientifique, il est le lauréat de plusieurs distinctions prestigieuses, sans compter que l’effet Vroman, un processus que l’on observe dans la coagulation sanguine – la capacité du sang ou du plasma à déposer un type de protéine sur une surface (par exemple du verre ou du métal oxydé) avant de le remplacer par un autre type de protéine, et ainsi de suite – porte  son nom*. Parallèlement, en Hollande, il est un poète prolifique parmi les plus reconnus, récompensé par maints prix littéraires. C’est dans son pays natal qu’ont paru en 1941 ses premiers vers (si l’on fait abstraction de ceux publiés dans des journaux estudiantins) ; les tout derniers, il les a écrits peu avant de mourir. L’écriture était sa respiration, l’amour son oxygène. Entre science et poésie, entre vie professionnelle et vie familiale, il effectuait pour ainsi dire instinctivement au quotidien un trajet entre le grand monde et le monde moléculaire.

    Leo4.jpgC’est à juste titre que le professeur H. C. (Coen) Hemker a souligné l’influence de la recherche scientifique sur sa poésie. Ce confrère écrit non seulement que, dans ses vers, Vroman déshabille la nature et fait l’amour avec elle, mais qu’il « réfute de façon convaincante l’opinion généralement admise selon laquelle la vision biologique et médicale de la nature vivante serait éminemment prosaïque ». L’effet Vroman dans la poésie, c’est la capacité du poète à transmettre l’émotion qu’il éprouve devant chaque nouvelle parcelle de nudité qu’il découvre au quotidien, avec ou sans recours au microscope. En cela, pour ce qui relève de l’inspiration, écriture poétique et recherche scientifique se rejoignent. Établir une comparaison entre mots et protéines, rien qui ne va d’ailleurs plus de soi pour Leo Vroman : « Une protéine est une chaîne de maillons, que l’on appelle acides aminés ; il est possible d’en utiliser différents, environ une vingtaine, pour ‘‘épeler’’ une protéine. Les protéines ressemblent donc à des mots, généralement des mots composés de plusieurs centaines de lettres. Une simple boucle d’une telle protéine montre à travers des modèles à quel point la chaîne se modifie. La ‘‘signification du mot’’ dépend de la façon dont il se recroqueville : souvent une signification absurde quand le mot est au repos ; quand on l’étire pour les besoins de notre analyse, la véritable signification (l’activité) de la molécule de protéine ne devient lisible que dans certaines circonstances, à la surface recroquevillée et pour d’autres molécules. J’ai calculé que pour lire, à une vitesse de lecture supérieure à la normale, toutes les molécules de protéine dans leurs interrelations, il nous faudrait environ dix millions d’années (sans qu’on ait la garantie de rien comprendre) pour une seule seconde de notre vie : cela supposerait de commencer à l’âge de pierre ! De surcroît, les protéines ayant tendance à adhérer aux surfaces, elles se modifient et réagissent dans certains cas les unes aux autres – de même que des mots qui aspirent à être écrits et dont le sens dépend de la cohérence du texte. Ainsi, toute notre vie est-elle une sorte de livre dont les mots relient les pages ensemble, de sorte que la cohérence et le sens se trouvent rompus dès lors qu’on l’ouvre. »

    leo vroman,tineke,poésie,hollande,new yor,sciences,sang,querido,littérature,usaCe petit exposé – tiré d’un texte qu’il a prononcé à Jakarta en 1987, « Kunst, wetenschap, literatuur, Indonesia, Amerika, Holland en ik » (Art, science, littérature, Indonésie, États-Unis, Hollande et moi) –, Vroman le précise en disant qu’il essaie de « traduire en poèmes » son travail scientifique, avant de passer, par l’intermédiaire des mathématiques, à l’art graphique : « Dans quelques poèmes, je décris la distance entre la partie et le tout en nous, la comparant par endroits à l’agrandissement d’une photographie tirée d’un journal : ce qui au niveau habituel revêt la beauté d’un être humain, revêt au niveau microscopique la beauté de l’ordre mathématique. Les mathématiques sont peut-être le langage le plus international (plus encore que la musique ?), et c’est avec les mathématiques qu’il m’arrive dorénavant de jouer. Cela a commencé alors que je tentais de créer un modèle correspondant à la façon dont les molécules de protéines du sang se remplacent les unes les autres sur des surfaces. Mais ce faisant, je n’ai pu bien entendu résister à l’envie de concevoir toutes sortes de règles mathématiques pour générer, sur mon ordinateur, de l’art informatique. »

    Vroman10.pngL’art, la science, la littérature : « De ce fait, je travaille avec au moins trois têtes, la scientifique n’exprimant que rarement une critique à même de détruire ce qu’élaborent les deux autres. Au contraire, la plupart du temps résultent de leur coopération plus de fruits que de chacune prise individuellement ; une individualité qui n’existe pas en réalité, pas plus entre mes façons de penser qu’entre les mondes hollandais, indonésien et américain qui sont connectés en moi – ou plutôt en Tineke + moi. » L’écrivain approfondit cette réflexion dans l’essai « Resting on Doubt » (1994) en la rattachant à son inassouvissable aspiration au bonheur. Les trois champs – science, littérature, arts plastiques – sont « des domaines d’expérimentation étroitement liés, qui répondent à des questions telles que : si je fais ceci, comprendrez-vous mieux le monde et serez-vous plus heureux de l’habiter ? Procéderez-vous comme moi pour rendre les autres plus heureux ? Et aurons-nous alors apporté ensemble quelque chose d’utile à l’univers, chose qui perdurera même après la destruction de la Terre ? »

    Leo Vroman, Tineke, poésie, Hollande, New Yor, sciences, sang, Querido, littérature, USAPour relier ces trois domaines, notre homo ludens a donc eu recours à l’ordinateur. Il a ainsi pu aborder la théorie du chaos dans sa poésie en même temps que dans des « travaux issus de programmes informatiques donnant naissance à de l’art ». À ses yeux, l’« abondance de formes et de splendeurs / qui nous habitent » constituent le point de départ d’une œuvre littéraire, laquelle tend à se rapprocher de la complexité du réel. Dans son recueil Fractaal (1986), il joue avec l’hypothèse du mathématicien Benoît Mandelbrot relative à l’évolution ordonnée des processus chaotiques. La teneur scientifique est également manifeste dans un recueil qui se compose d’un seul et long poème (d’amour) didactique : Liefde, sterk vergroot (1981) ; ces dizaines de pages rimées qui comprennent une leçon d’anatomie, s’enfoncent toujours plus avant dans les entrailles humaines en offrant une description détaillée de maints processus physiologiques liés à la digestion avant de se poursuivre par une excursion sur le terrain favori de l’auteur, à savoir le sang. Dans la traduction anglaise qu’il en a lui-même proposée sous le titre Love, greatly enlarged (1992), on peut lire, sous la plume de la préfacière Claire Nicolas White : « Pour Leo Vroman, la biologie est la base d’une vision holistique de la vie. Chaque chose est liée à une autre. Il est possible de découvrir, dans le plus grand chaos, une forme d’ordre, l’amour fonctionnant comme des polyépoxydes. » Une vision des choses que l’auteur prolonge dans, entre autres, « Vlucht 800 » (Vol 800), poème en prose remplissant une page du quotidien Trouw le 12 avril 1997, pour évoquer la transformation physiologique des 230 personnes ayant succombé, neuf mois plus tôt, au crash de l’avion en question qui venait de décoller de New York à destination de Paris. Dans un entretien deLeo Vroman, Tineke, poésie, Hollande, New Yor, sciences, sang, Querido, littérature, USA 1989, le poète envisage le chaos comme « un modèle mathématique abstrait, plus étroitement lié à la réalité que tout autre modèle que je connaisse. Le chaos nous dit qu’on ne saurait jamais rien prévoir parce que chaque situation dépend de celle qui la précède ». Vroman n’a ainsi cessé d’exposer et de peaufiner sa poétique, y compris dans ses poèmes, par exemple dès 1959 dans « Over de dichtkunst » (De l’art poétique) qui ne compte pas moins de 844 vers. Il en va de même dans son épais volume Warm, Rood, Nat & Lief (Chaud, Rouge, Mouillé & Charmant, 1994), un véritable ovni littéraire : 18 chapitres autobiographiques illustrés de ses dessins, écrits dans une prose vive et drôle sur ses recherches, sa relation au sang, sa famille, son œuvre en général, précédés du poème « Bloedingstijd » (Âge du sang / Durée que le sang d’une plaie met à s’arrêter de couler) et se clôturant par un second « Bloedsomloop » (Circulation sanguine). Quel chercheur, quel poète a écrit pareil livre ? Dans ces mêmes années, l’auteur s’amuse, en langage Basic il écrit :

     

    fork = 3 to 4 step .01

    x = .02

    for n = 1 to 100

    x = x*k*(i-x)

    plot 50*k,x:next:next

     

    « Eh bien, nous dit-il, c’est ce que j’appelle un vrai poème : un point de départ en apparence compréhensible et extrêmement simple aux conséquences d’une complexité insoupçonnée. »

    leo vroman,tineke,poésie,hollande,new yor,sciences,sang,querido,littérature,usaSa longue vie durant, Vroman est demeuré un individualiste qui n’a rallié aucun mouvement ni courant dans sa propre aire linguistique. Il est resté un solitaire doté d’un esprit extrêmement original, d’une curiosité exceptionnelle tant pour la vie que pour la mort. Lui, que le destin a en quelque sorte coupé en deux, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, aura vécu, d’une certaine façon, sur une planète parallèle, à la manière d’un chercheur chevronné qui vit dans son monde de même qu’un écrivain talentueux vit parmi les personnages qu’il met en scène. Malgré ses écartèlements, il n’a jamais renoncé à une quête de l’harmonie qu’il envisageait déjà à l’âge de 20 ans : « L’artiste et le savant trouvent leur consolation dans la foi en une harmonie. » Une part de son être, en dehors même de la fidélité à sa langue maternelle et malgré la distance géographique – il a passé plus de dix-huit ans sans remettre les pieds aux Pays-Bas ! –, est restée viscéralement hollandaise. Dans ses écrits, il ne parle qu’en son nom, y compris quand il dénonce les pires crimes et exactions, quand il prône le pacifisme. On apprend à bien le connaître tout simplement en le lisant. Il prend son lecteur à témoin et lui parle le plus souvent de sa propre personne, de son vécu et de sa vision de la vie. Outre les plaquettes sanguines et les suites mathématiques qui le fascinaient, il évoque la pelouse de son enfance, à Gouda ; l’haleine enveloppante de sa Tineke ; la douleur provoquée par l’absence de l’aimée alors qu’il était lui-même détenu dans les camps japonais ; les viscères ; les chambres de ses deux filles ; l’actualité ; les tremblements de terre ; les meurtres et la violence, par exemple dans « Allerlei doden » (Toutes sortes de morts) :

     

    Par gentillesse, il arrive souvent

    que des cadavres hachés d’enfants

    viennent me dévisager. Moi de les

    questionner : « Qu’est-ce que l’équité ? »

    C’est moins leurs bouches que des

    tranchures de machette qui m’assurent :

    rien pour attendre vous ne perdez,

    vous aussi serez réduits en lambeaux de nature.

     

    leo vroman,tineke,poésie,hollande,new yor,sciences,sang,querido,littérature,usaComme dans ses dessins, le poète met aussi en scène ses membres vieillissants ; ses mains aux veines bleues ; ses doigts qui caressent encore Tineke ; ses intestins et sa vessie ; l’immense intérêt que suscite en lui la camarde ; ses tentatives de capturer Dieu dans le vocable « Système » – en particulier au fil de plusieurs séries de « Psalmen » (Psaumes). Si la question de son travail scientifique revient dans bien des vers, une fois à la retraite, il s’est proposé, dans « Stap voor stap » (Pas à pas), d’oublier tout ce qu’il avait appris depuis qu’il disposait d’un cerveau, à commencer par son savoir d’hématologue :

     

    Ces recherches sur les protéines de plasma

    avec lesquelles encore je fais corps

    – n’ai-je pas grâce à elles gagné notre pain ? –

    se séparent les premières de moi

    effilochure après effilochure.

     

    L’ironie, voire une pointe de sarcasme, ne sont aucunement absentes de son œuvre. En témoignent ses poèmes en forme de fables qui se referment sur une « morale », ainsi d’« Espace et temps » :

     

    Au Temps s’adresse l’Espace :

    « En moi, tu peux tout remiser.

     

    - Par quoi devrais-je commencer ?

    - Par toi, j’ai bien assez de place. »

     

    Tous deux tergiversent ainsi

    mais jamais ne s’accouplent.

     

    morale

     

    Si le Temps n’en est pas capable,

    qui donc, cher lecteur, qui ?

     

    leo vroman,tineke,poésie,hollande,new yor,sciences,sang,querido,littérature,usaC’est une évidence : sous des dehors facétieux, la poésie de Vroman demeure autobiographie. Il tient à ce qu’elle soit partie intégrante du quotidien et pas uniquement pure cérébralité. Il entend marier choses courantes et idées subtiles. Il aurait pu faire sienne cette phrase de William Carlos Williams : « I’ve always wanted to fit poetry into the life around us, because I love poetry. » La dimension autobiographique vaut tout autant pour son œuvre graphique : combien d’autoportrait n’a-t-il pas dessinés, gravés ? combien de figuration de sa femme, de leurs filles ? combien de représentations des phénomènes qu’il observait au microscope ? Dans un poème des années quarante, « Voor wie dit leest » (À vous qui lisez ce qui suit), il s’offre déjà en personne au visage qui le lit et se l’assimile. En plus d’écrire des poèmes, il est ses poèmes : à chaque fois / que tu lis ceci / je suis de retour, note-t-il encore vers la fin de sa vie. Sa poésie est si ardemment personnelle qu’il a vécu chaque poème comme une partie de lui-même. À la manière dont chacune de nos cellules fait partie de notre corps. Il aimait d’ailleurs se voir avant tout comme un « bonhomme de science », un petit homme de la vérité. Cela n’empêche pas ses émotions de s’infiltrer dans ses strophes, telles des larmes tombées sur le papier, ainsi qu’il a pu le formuler, lui qui n’en avait plus versées depuis ses années estudiantines. Mais on relève aussi, dans des dizaines de passages de son œuvre, une teneur macabre (l’auteur se réveille dans la tombe d’autrui), sans doute les remugles qui remontaient des années d’horreur qu’il a connues sous le joug nippon. Asticots et autres vermines se faufilent dans ses vers. Mais bien d’autres animaux de toutes sortes et bien moins repoussants les peuplent, témoignant d’une réelle affection pour la nature. Vroman n’a-t-il pas, enfant, embrassé un ver de terre, ce que sa mère lui déconseillait pourtant fortement ? leo vroman,tineke,poésie,hollande,new yor,sciences,sang,querido,littérature,usaSon intérêt pour la flore et la faune remonte à ses plus jeunes années. L’un de ses amis, Kees Snoek, écrit : « Il fait tomber les frontières entre l’humain et l’animal, entre l’animé et l’inanimé, entre le jour et la nuit, entre le dedans et le dehors et, finalement, entre lui-même et ce monde qu’il cherche à saisir dans son étreinte amoureuse. Des éléments de l’une de ces catégories s’infiltrent dans l’autre, transformant la réalité en un univers fantasmagorique. » N’y a-t-il pas d’ailleurs une dimension panthéiste dans sa vision de la mort ? Lui qui était carnivore imagine que ses cendres nourriront des animaux. Dans « Ik Joods ? » (Juif, moi ?), il est aussi d’avis

     

    que tout est sacré.

    De même que me sont chers les viscères

    où aucune cellule, aucune respiration n’est à l’abri,

    de même je chéris les liens charnels.

     

    Dans certaines pages, le poète se laisse submerger par la beauté ou l’injustice, l’amour ou la haine, la tendresse ou la cruauté. Parmi ses poèmes les plus connus en Hollande, on relève « Vrede » (Paix) qui se termine par cette strophe émouvante :

     

    Viens ce soir me raconter des histoires

    sur la façon dont la guerre a disparu ;

    répète-les moi encore et encore :

    à chaque fois je verserai des pleurs.

     

    Autoportrait 

    leo vroman,tineke,poésie,hollande,new yor,sciences,sang,querido,littérature,usaLeo Vroman s’est éteint à Fort Worth, localité du Texas, où il habitait avec Tineke – après avoir passé les dernières années de sa vie à écrire toujours plus, à tout publier en une sorte de « journal poétique » sans vouloir faire le moindre tri. Des poèmes qu’il baptise « enfants couchés », c’est-à-dire des enfants « plats », « unidimensionnels ». Des vers délicats sur l’amour, sur la fin proche qu’il incorpore parfois de façon vertigineuse à l’existence. De plus en plus souvent, dirait-on, le monde onirique semble se substituer à la vraie vie. L’auteur se représente lui-même rêvant : dans son rêve, des choses étranges surviennent qui dissolvent peu à peu toutes les dimensions naturelles. Ou, pour ne citer que la première strophe de « Mogelijk niets » (Possiblement rien) :

     

    Le rêve le plus renversant ?

    Celui où survient sans relâche

    le plus vraisemblable néant.

    Pareil rêve nuit après nuit

    depuis avant-hier me poursuit.

     

    leo vroman,tineke,poésie,hollande,new yor,sciences,sang,querido,littérature,usaGourmand de vie, virtuose, homme tendre et perspicace, drôle aussi (dans l’un des « Psaumes », il fait éclater Jésus de rire) : voilà qui était Leo Vroman et voilà ce qu’est son œuvre. Ce Hollandais se caractérise par une grande appétence pour le vivant et pour ce qui disparaît, ainsi que par une passion inaltérable pour le langage en même temps que pour l’œuvre de nombre de ses confrères, en particulier ceux d’expression néerlandaise. Ajoutons que, dès 1949-1950, juste avant d’obtenir la citoyenneté américaine, il a commencé à publier, en revue, de la poésie en langue anglaise ; quelques recueils ont ensuite vu le jour (Poems in English, 1953 ; Just One More World, 1976 – dont les strophes sont conçues à partir de photographies de protéines prises au microscope) ; comme mentionné plus haut, il a lui-même traduit, ou plutôt réécrit, certains de ses poèmes dans cette langue (ainsi de Love, Greatly Enlarged, 1992). Il lui est aussi arrivé de mêler néerlandais et anglais dans de longs poèmes narratifs dialogués. Son œuvre comprend par ailleurs des ouvrages très hétérogènes en prose : essais, souvenirs, chroniques, lettres ouvertes, journal intime, nouvelles, pièces de théâtre, livres pour enfants, un roman scientifique autobiographique de science-fiction… sans compter les multiples bandes dessinées qu’il a publiées en feuilletons, dans la presse, dès les années trente ainsi que des poèmes en forme de B.D., et les quelques livres qu’il a écrit en duo avec son épouse.

     

    Daniel Cunin

     

     

    En remerciant Mirjam van Hengel, aux écrits de laquelle plusieurs passages de cet article sont redevables, ainsi que Kees Snoek pour son témoignage

     

     

    * On peut lire en anglais The Vroman Effect. Festschrift in honor of the 75th Birthday of Dr. Leo Vroman, Utrecht, VSP, 1992.

     

     

     

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    Après ma mort

     

     

    Pose ce livre ouvert devant la fenêtre ouverte

    vois-en les feuilles se tourner alors que je cherche

    un proverbe trop terrestre, le nom

    au creux duquel mon aimée a posé de l’amour

    ou le reflet de la lumière à bout de voyage

    afin que de mes yeux morts des lettres mortes

    poussent difformes en un poème flétri.

    Vois le livre :

    il s’envole à las battements

    d’ailes et s’écrase à plat visage.

     

    Leo Vroman