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poÉsie - Page 25

  • La Destinée de Louis Couperus

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    Louis Couperus éreinté par une « femme-homme » de lettres française

     

     

    Terminé en mai 1890, Noodlot, le deuxième roman de Louis Couperus paraît en livraisons à la fin de la même année dans le périodique De Gids. Suit en décembre la première parution en volume. En juin 1891, la traduction anglaise faite par Clara Bell (1834-1927) sort sous le titre Footsteps of fate. On doit la préface – « The Dutch Sensitivists » – à Edmund Gosse (1849-1928) qui dirige la prestigieuse collection « International Library » de l’éditeur William Heinemann. Le livre a du succès en Angleterre ; après l’avoir lu, un Oscar Wilde enthousiaste envoie, avec ses félicitations, un exemplaire de The picture of Dorian Gray – tout juste paru – au romancier néerlandais. Dans un de ses écrits intitulé Dorian Gray (1911), ce dernier raconte :

    Ma cousine, aujourd’hui mon épouse, a lu le roman avec moi. Elle l’a plus apprécié que moi-même. Les nombreux paradoxes m’ont fatigué, m’ont séché d’impatience. Le héros m’a paru trop invraisemblable : mon humeur du moment me portait au réalisme. Mais ma cousine a écrit à Oscar Wilde pour lui demander l’autorisation de traduire le livre en hollandais. L’ayant obtenue, elle a traduit le roman…

    Avant que sa femme Elisabeth ne s’attelle à ce travail, Louis envoie à Oscar Willde, le 22 août 1891, la lettre suivante :

    O. Wilde

    OscarWildePortrait.jpgDear Sir, I am charmed by your letter and graceful present. Your novel gives me exquisite moments: it interested me from the very beginning. My interest fade – excuse me for saying – when Dorian fell in love, but I was enchanted by the scene after Sybil’s performance and by Dorian’s change of mind on the next day. I did not yet finish your book, but would  tarry  no longer in telling you of my impression. I seldom read, but I was happy to read of Dorian, and could not help speaking of your book last night for hours. I hope you will accept my words for truth  and not as a rendering of compliments.

    If ever you come to Holland I hope you will do me the honour of calling on me at: Hilversum (near Amsterdam), Villa Minta.

    With kind regards, yours truly,

    Louis Couperus*

     

    Le critique et biographe français Arvède Barine (pseudonyme de Louise-Cécile Bouffé, 1840-1908) va lire Noodlot – ce mot-clé de l’œuvre de Couperus, qu’on peut traduire par « fatalité » ou « fatum » – dans la traduction anglaise Footsteps of fate. Elle rend compte de ses impressions dans un article assez long, en page 3 du Journal des Débats politiques et littéraires du samedi 6 février 1892. C’est ce texte que nous reproduisons en y ajoutant quelques notes. Il propose un résumé du roman, quelques citations traduites de l’anglais. Spécialiste de littérature étrangère – elle lit le russe, l'anglais, l'allemand, l'italien –, la huguenote Arvède Barine reconnaît le talent de Couperus tout en lui reprochant vertement de le mettre – influence d’un certain esprit français ! – au service de la destruction des plus précieux trésors de l’humanité. Dans son « essai de classification au point de vue moral des principaux romans et romanciers de notre époque (1800-1914) avec notes et indications pratiques » : Romans à lire. Romans à proscrire (1914), l’abbé Louis Bethleem se montrera mois sévère : « Louis Couperus, romancier hollandais, né en 1863, a successivement abordé le poème romantique, le roman naturaliste, le roman psychologique, social, politique, et a obtenu dans ces génies divers un vrai succès. Majesté ; Métamorphose ; La Paix du Monde, etc., sont à lire par les lettrés. » Dans la presse française, l’article d’Arvède Barine est l’un des premiers – peut-être le tout premier – à s’intéresser aussi longuement à un ouvrage de Couperus ; l’étude de Jules Béranek : « Un romancier hollandais contemporain : Louis Couperus », (Bibliothèque universelle et Revue de Genève) ne paraitra qu’en 1895 et celle de Tedor de Wyzewa : « Deux romanciers : M. Louis Couperus et M. Marcellus Emants » (Revue des Deux Mondes) en 1896. Il est aussi antérieur à la première traduction répertoriée (la nouvelle « Une petite âme », Revue des Revues, 14 juin 1894, dans une traduction de Georges Khnopff). C’est semble-t-il à partir de 1894 qu’on va voir apparaître avec une certaine régularité le nom du romancier haguenois dans les périodiques (dont Cosmopolis qui comptait Edmund Gosse et Arvède Barine parmi ses collaborateurs) en même temps que s’élaboraient les premiers projets de traduction (G. Khnopff, T. de Wyzewa, Louis Bresson) qui, au bout du compte, se révélèrent plutôt décevants. Traduit du vivant de l’auteur en anglais, en allemand, en hongrois, en suédois ou encore en croate, Noodlot ne l’a jamais été en français.

     

    Dear Sir. Brieven van het echtpaar Couperus aan Oscar Wilde, bezorgd door Caspar Wintermans, Avalon Pers, Woubrugge, 2003. 

     

    CouvNoodlot.jpg

    Noodlot,  Œuvres complètes, 1990

     

     

    La Destinée, par Louis Couperus

     

    Le roman dont nous allons parler aujourd’hui, la Destinée (*), est hollandais. Son auteur, M. Louis Couperus, n’a pas trente 
ans. Il a déjà publié deux volumes de vers (1884 et 1887), et un autre roman, Eline Vere (1888), qu’on dit très remarquable (1). M. Couperus est l’un des jeunes écrivains qui travaillent là-bas, depuis sept ou huit 
ans, à effarer et affliger leurs paisibles compatriotes, en voulant les forcer à aimer la littérature agitante. Depuis une 
longue suite de générations, la même formule servait à fabriquer pour les jeunes 
filles hollandaises des livres honnêtes et soporifiques qui ne leur excitaient pas 
les nerfs et ne leur mettaient pas la 
tête à l’envers. Les familles étaient tranquilles. Elles pouvaient laisser traîner les 
revues et les livres nouveaux sur la table sans même y jeter un coup d’œil, puisque c’était toujours la même chose. Mais où sont les neiges d’antan ? La corruption littéraire a profité d’un moment où le bon 
génie de la Hollande sommeillait pour s’insinuer dans les cervelles d’une bande de jeunes malfaiteurs qui ont brisé le vieux moule, sans égard pour ses bons et loyaux 
services (2). Ils avaient raison en principe : un 
art qui ne se transforme plus est un art 
mort. Reste à savoir s’ils n’ont jamais, au cours de cette petite révolution, mis la raison du côté de leurs adversaires.

    À la place de ce qui existait, ils proposent le Sensitivisme (3), c’est-à-dire – le mot 
l’indique – une imitation française. Voici, 
en effet, la définition du Sensitivisme, telle 
qu’elle est donnée dans la préface de 
la Destinée par un critique anglais des 
plus distingués, M. Edmund Gosse, qui 
connaît comme pas un les littératures du 
Nord (4). L’école sensitive, nous dit M. Gosse, « est un développement de l’impressionnisme, greffé sur le naturalisme comme la 
frêle bouture d’une plante exotique sur une 
ronce robuste et grossière. Elle a gardé la délicatesse de sensation du premier et elle la 
fortifie par l’exactitude consciencieuse du dernier, mais sans s’abandonner aux caprices 
de l’impressionnisme et aux brutalités du pur 
réalisme. Elle choisit et épure, elle rouvre 
la porte à l’imagination, cette pauvre fille que les naturalistes avaient si brutalement jetée hors de sa maison et de son chez soi. Elle s’efforce de retenir le meilleur, et rien que le meilleur, de toutes les tentatives faites en France durant le dernier quart 
de siècle. »

    Emile Zola

    zolaphoto.jpgLa nouvelle formule est compliquée comme ce qu’elle représente. Précisons par des noms propres. Les Sensitifs hollandais ont pour M. Zola les égards dus aux morts. Parmi les vivants, ils ont une prédilection 
pour M. Huysmans, et ce n’est pas seulement à cause de ses origines flamandes (5). Ils se sentent une parenté intellectuelle avec des Esseintes, ainsi qu’il est naturel à des néo-naturalistes de sang 
germanique, qui ont commencé, par imiter au collège Dante Rossetti, le plus 
mystique des poètes mystiques anglais. « Ce que je reproche au naturalisme, dit un des héros de M. Huysmans, c’est 
d’avoir incarné le matérialisme dans la 
littérature, d’avoir glorifié la démocratie de l’art !... Quel miteux et étroit système ! Vouloir se confiner dans les buanderies de la chair, rejeter le suprasensible, dénier le 
rêve, ne pas même comprendre que la curiosité de l’art commence là où les sens cessent de servir ! » Le même personnage, 
ne voulant pourtant pas revenir aux romans de George Sand et d’Octave Feuillet, propose pour l’avenir, afin d’élargir le système et d’en détruire les mites, un réalisme complété par la notion du surnaturel et de l’au delà. Ce nouveau genre s’appellera le naturalisme mystique. M. Huysmans était fait pour s’entendre avec les descendants des Bataves et des Frisons.

    M. Louis Couperus n’a pas négligé, pour sa 
part, l’élément « suprasensible » dans son roman. Au début du livre, Frank Westhove rentre à pied, de nuit, dans son joli cottage
de Londres. Il tombe des rafales de neige et le froid est perçant. Frank trouve à quelques pas de chez lui un individu en haillons, qui guettait son retour. Il reconnaît dans ce vagabond sans linge, aux souliers éculés, son ami d’enfance, Robert van Maeren :

    - Comment ! vous, Bertie ! Comment 
vous trouvez-vous à Londres ?

    L’autre tremble de froid sous ses guenilles. Sa voix est suppliante et il a des postures de chien couchant. Frank le recueille, le nippe, l’engraisse, emplit son 
gousset, prend pour bon ce que Bertie lui 
raconte de son passé, et le présente au high-life de Londres. La vérité est qu’il a sous son toit un ancien escroc, qui se 
trouve bien dans le cottage de la Rose-Blanche et se propose d’y faire son nid. 
Robert van Maeren rappelle au lecteur le 
petit vieillard des Mille et une Nuits que Sindbad le Marin avait pris à califourchon sur ses épaules pour lui faire passer un ruisseau, et qu’il avait été ensuite impossible de faire déguerpir. Il appartient à la grande famille des parasites, et ses roueries pour s’imposer remplissent le volume.

    Couperus en 1921, photo E.D. Hoppé

    Couperus1921.jpgElles n’ont rien de neuf, ses roueries. Il 
faut être aussi stupide que le brave Frank pour ne pas apercevoir le fil blanc dont sont cousues les malices de Bertie. Eva, sa fiancée, se laisse duper avec la même 
facilité, quoique ce soit une jeune fille très avancée, qui a beaucoup lu et qui se 
pique de comprendre les Revenants, d’Ibsen. Leur aveuglement surnaturel doit 
prouver, si j’ai bien compris, que nous ne saurions lutter contre les puissances mystérieuses qui décident de nos destinées. Nous sommes un jouet entre leurs mains ; dès qu’il leur plaît d’entrer en jeu, ni l’intelligence, ni la volonté ne servent plus de 
rien, et nous cessons d’être responsables de 
ce qui arrive. Ce n’est pas la faute d’Eva s’il suffit que Bertie la regarde en face « avec la noirceur profonde, douce et brumeuse de ses beaux yeux », pour 
qu’elle devienne hallucinée et perde le jugement. Ce n’est pas la faute de Frank 
s’il suffit que Bertie pose ses mains sur ses 
épaules et prenne une certaine voix pour 
qu’il lui obéisse machinalement en tout. Ce 
n’est pas la faute de Bertie lui-même s’il est un misérable, car ce n’est pas lui qui s’est fait, et ce n’est pas lui qui se dirige. Il est né comme cela, et tout ce qui 
lui est arrivé dans sa vie « est arrivé inévitablement et ne pouvait pas tourner autrement ». Il s’en est bien rendu compte un jour qu’il songeait, en regardant le feu, 
au prochain mariage de Frank et d’Eva.

    Ce mariage est pour lui une catastrophe, 
puisqu’il n’y a aucun espoir qu’on le garde en tiers dans le jeune ménage. Il en a néanmoins été l’artisan. C’est lui qui a proposé 
à son ami le voyage en Norvège pendant 
lequel ils ont rencontré Eva : « Un seul mot, prononcé par une sotte impulsion : Norvège ! Et ce mot avait irréparablement façonné le bonheur de deux autres personnes aux dépens du sien. Injustice ! Injustice ! »

    « Et il maudissait l’impulsion, la force 
mystérieuse, innée, qui suggère plus ou moins chaque mot que nous proférons ; et 
il maudissait le fait que chaque mot prononcé par la langue de l’homme ne peut plus être repris. Qu’est-ce que cette impulsion ? Est-ce quelque chose d’obscurément bon, un moi meilleur et inconscient, ainsi qu’on le prétend, qui s’élance comme un 
poulain indompté des profondeurs où il est mystérieusement caché, et foule aux pieds les résultats les plus laborieux de la réflexion attentive ? Oh ! que n’a-t-il tenu sa langue ! Pourquoi la Norvège ? En quoi ce 
pays funeste, fatal, l’intéressait-il plus qu’un autre ? Pourquoi pas l’Espagne, la Russie, le Japon ? Pourquoi pas, bon Dieu ! le Kamtchatka, pour ce que ça lui faisait ? Pourquoi justement la Norvège ? L’idiote impulsion, qui avait ouvert ses misérables lèvres pour prononcer ce malheureux nom ! 
et, oh ! l’injustice du sort, de la vie, de tout ! »

    « L’énergie ? La volonté ? Qu’est-ce que la volonté et l’énergie peuvent faire contre 
le destin ? Ce sont des mots, des mots vides. Soyons de plats fatalistes, comme les Turcs ou les Arabes, et laissons le jour succéder au jour ! Ne pensons jamais ; car derrière la 
pensée guette l’impulsion ! Combattre ? Contre la Destinée, qui forge aveuglément 
ses chaînes, anneau par anneau ? »

    Bertie se mit à pleurer. « Il vit sa propre lâcheté prendre forme devant lui : il la regarda fixement dans ses yeux enrayés, et il ne la condamna pas. Car il était comme le sort l’avait fait. Il était un poltron, et il 
n’y pouvait rien. Le monde appelait les 
gens comme lui des lâches : c’était un 
mot. »

    Metamorfoze, dessin de Jan Toorop, 1897

    couvMetamorfoze.gifLe cas de Bertie n’est ni rare, ni intéressant. C’est en vue des gens à impulsions irrésistibles que la société a inventé les 
gendarmes, et ils finissent presque tous 
mal. Quant à son influence hypnotique sur 
les jeunes demoiselles et les grands dadais, nous la connaissions aussi. Les romantiques avaient beaucoup usé de l’homme fatal au regard magnétique, à une époque 
qui est encore si proche de nous, qu’on aurait pu attendre un peu avant de procéder à l’exhumation littéraire de ce vieux 
mannequin. Ce que j’en dis est pour les écrivains français, car j’ignore si la jeune école hollandaise abuse des héros qui fascinent à la manière des serpents.

    Quoi qu’il en soit, Bertie s’abandonne à ses impulsions : « Il attendait avec la patience d’un fataliste les pensées qui prendraient forme dans son cerveau et les paroles qui monteraient à ses lèvres. »

    Il eut d’abord un songe, un grand songe 
classique, imité de celui que M. Huysmans, qui l’avait lui-même imité de Racine, a placé dans À Rebours. Je ne pense pas que 
personne ait le cœur d’en vouloir sérieusement aux songes, quoique celui d’Athalie nous ait tous bien ennuyés, dans notre enfance, à apprendre par cœur. C’est un 
moyen qui en vaut un autre de révéler au 
lecteur les secrètes préoccupations du personnage. Mais rien ne montre mieux l’horrible difficulté de trouver du neuf en littérature que de voir les jeunes gens d’aujourd’hui, qui n’ont pas de railleries assez 
féroces pour leurs devanciers, en être réduits à reprendre un à un des artifices aussi vieux que le monde.

     

    couvarebours.jpgBertie s’appliqua ensuite à rompre le mariage de Frank, car il ne dédaignait point d’aider la fatalité. Eva devint la victime des puissances occultes. Elle entendit des voix étranges et fut poursuivie par des yeux qui brillaient dans la nuit. Quelquefois, « ça aboyait ». À d’autres moments, c’était « un tonnerre surnaturel 
qui approchait, de plus en plus près, de plus en plus fort », et qui se terminait par un craquement épouvantable, 
juste au-dessus de la tête d’Eva. Les nerfs de la jeune fille se détraquèrent, un vent de folie passa sur elle, et Bertie triompha. Il avait brouillé les fiancés et pompé Franck jusqu’à son dernier sou, quand celui-ci, par un juste retour, eut aussi une impulsion irrésistible et le réduisit en bouillie de quelques coups de ses énormes poings. –

    « La face n’était plus qu’un masque de 
bleu, et de vert, et de violet, taché d’un noir purpurin qui suintait des oreilles, et du nez, et de la bouche, coulant doucement, visqueux et sombre, goutte à goutte, sur le tapis. L’un des yeux était une masse informe, moitié pulpe et moitié jus ; l’autre regardait fixement du fond de son orbite ovale, comme une grande opale terne et 
mélancolique. La gorge semblait entourée d’un très large ruban pourpre. Et tandis qu’ils regardaient, il leur sembla que les 
traits du visage enflaient, enflaient en une difformité écœurante et méconnaissable. »

    C’était en vérité un bien petit malheur. Le tribunal en jugea ainsi, car le meurtrier en fut quitte pour deux ans de prison, au bout desquels la bonne Eva voulut l’épouser et refaire sa vie. Hélas ! Frank était sorti de son cachot entièrement avachi. Il avait occupé ses loisirs a méditer les 
idées déterministes de Bertie et il les avait trouvées en harmonie avec sa nature 
molle : « Je suis comme Dieu m’a fait, disait Bertie, et je n’y puis rien, j’aurais été autre si je l’avais pu et je n’ai fait que ce que je ne pouvais pas m’empêcher de faire. Cela ne 
dépendait vraiment pas de moi… je vous 
jure que je voudrais bien être différent. Mais comment puis-je m’empêcher d’être ce que je suis ? » On n’avait encore jamais découvert une théorie aussi commode pour 
être lâche et égoïste tout à son aise et se 
dispenser d’aucun effort sur soi-même. Elle m’a fait comprendre ce que je n’aurais jamais compris sans elle : c’est que parmi les bienfaits apportés au monde par le christianisme, l’invention du Diable, du démon tentateur de nos pères, n’a pas été l’un des moindres. Puisqu’il faut toujours que nous rencontrions des obstacles sur la route du bien, celui-là, du moins vous fouettait le sang. On pouvait 
lutter avec le Diable ; on était à deux de 
jeu, et la peur de l’enfer vous excitait à 
l’action. Sans compter la joie incomparable, dont on entend l’écho dans les vieilles légendes populaires, de le mettre dedans comme un nigaud avec l’aide de la Vierge et des saints ! Aujourd’hui, plus de combat : « Comment puis-je m’empêcher d’être ce que je suis ? » Et l’on s’abandonne, non seulement avec la conscience en paix, mais 
avec le sentiment d’avoir une âme distinguée et d’être au courant du mouvement de la science. Quand Eva, ayant approfondi l’état d’esprit de son fiancé, lui déclare que ce sont là des sottises, Frank répond avec un sourire mélancolique : « Non ; c’est de 

la philosophie. »

    Alors Eva s’empoisonne et lui passe le reste de la bouteille. On entend une dernière fois le « tonnerre surnaturel » et, lorsque éclate le grand coup, Eva expire sur le cadavre de son amant.

    Louis Couperus, 1892

    Couperus1892.gifAprès l’analyse et les citations qui précèdent, j’ai à peine besoin d’ajouter que M. Louis Couperus n’est pas le premier venu. Il a beaucoup de talent, et c’est à nous autres Français qu’il faut s’en prendre de l’emploi qu’il fait de son talent. C’est nous qui avons décidé qu’un romancier ne doit pas plus reculer qu’un savant devant une vérité quelconque. Puisqu’un traité d’obstétrique, par exemple, est tenu de dire la vérité, toute la vérité, aux élèves sages-femmes pour lesquelles il a été écrit, le romancier qui parle d’une naissance n’a pas davantage le 
droit d’esquiver un seul détail. De même lorsqu’il s’agit d’idées, philosophiques ou 
autres. Le romancier est tenu de tout dire, quoi qu’il puisse en advenir : les conséquences, c’est-à-dire l’effet produit sur le lecteur, ne le regardent pas.

    C’est rabaisser étrangement le rôle de la 
littérature dans la vie d’une nation. Comment, cela ne vous regarde pas ? Cela ne vous regarde pas de laisser votre lecteur l’imagination salie ou la volonté énervée ? Personne n’a plus horreur que moi des romans qui prêchent ; je suis devenu injuste pour les romans anglais à force d’agacement contre leurs fades pots-pourris de flirtage, de tasses de thé et de religion, car c’est une autre manière de rabaisser l’art que de l’employer à abêtir les intelligences. Mais j’ai une si haute idée des lettres et de leur influence, qu’il me semble que les écrivains tiennent entre leurs mains la 
pudeur des femmes, le courage des jeunes 
gens devant la vie, la sérénité des vieillards, tout ce qu’il y a de plus précieux dans l’âme d’un peuple. Je ne peux pas admettre qu’ils détruisent volontairement ces trésors de l’humanité et qu’ils viennent dire ensuite : « Cela ne me regarde pas. » Pauvre littérature, que de crimes l’on commet en ton nom.

    Arvède Barine (6)

     

    (*) Footsteps of Fate (en hollandais, Noodlot), par Louis Couperus (Londres, Heinemann ; Paris, Hachette). J’ai le tort de ne pas savoir le hollandais. Je me sens tenu de m’excuser ici à mes lecteurs et à M. Couperus de rendre compte d’un roman sur une traduction, sans pouvoir 
vérifier si elle est fidèle et complète. Je ne me dissimule pas les erreurs en tout genre qui peuvent en résulter.

    (1) Les deux seuls recueils de poèmes jamais publiés par Louis Couperus : Een lent van vaerzen (Un printemps de vers, 1884) et Orchideeën (Orchidées, 1886). Après son premier roman, Eline Vere (1889), qui eut un grand retentissement dans son pays, il ne devait pour ainsi dire plus abandonner la prose.

    (2) Il est bien entendu question ici des Tachtigers qu’évoque, non sans commettre quelques erreurs, Edmund Gosse dans sa préface. L’un d’eux, Frederik van Eeden, ainsi que l’écrivain néerlandais d’expression anglaise Maarten Maartens, avaient conseillé au critique anglais de lire Couperus.

    Edmund Gosse par J.S. Sargent, 1886

    EdmundGossePortrait.jpg(3) « À la fin du XIXe siècle, un courant littéraire particulier apparaît aux Pays-Bas : le Sensitivisme. Ce courant essaie, en amplifiant la perception des sens jusqu’à une sensibilité et un raffinement extrêmes, d’arriver à une réalité supérieure ou plus profonde et de transcrire cette expérience sous une forme littéraire. » Pour ce qui est de la prose, Lodewijk van Deyssel est le grand représentant de ce courant, et pour la poésie, Herman Gorter. « Les sensitivistes se sont principalement référés à des auteurs de langue française : les frères Goncourt, Maurice Barrès, Joris-Karl Huysmans, Maurice Maeterlinck. Même si leur façon de travailler était très éclectique, les sensitivistes néerlandais ont certainement été inspirés par le travail et les conceptions de ces auteurs francophones. Cependant, le Sensitivisme qu’ils voulaient réaliser n’avait pas encore – d’après eux – été accompli pleinement dans la littérature étrangère. Ils ont pourtant reconnu, chez certains auteurs et dans certaines de leurs théories, des aspects qui les intéressaient et qui accélérèrent leur propre réflexion, donnant ainsi une forme nouvelle à la littérature. En ce qui concerne le monde des idées au sens large, il est évident que le fait de tendre, d’une façon ou d’une autre, vers une dimension métaphysique à portée de l’expérience humaine, ainsi que la mise en relation de cette expérience avec l’activité artistique, sont caractéristiques de l’ensemble des écrits philosophiques lus par les sensitivistes. On pense en particulier à des auteurs comme Van Eeden, Du Prel, Schuré, Maeterlinck, Emerson et De Guaita. » Plus largement, « il existe des points communs avec les idées des peintres néerlandais de cette période, et en particulier avec les Impressionnistes d’Amsterdam, avec Van Gogh, Vester, Matthijs Maris, Thorn Prikker, Toorop et les Luministes d’Amsterdam. Il faut signaler qu’il s’agit ici, non seulement des conceptions des artistes eux-mêmes mais aussi des idées qui leur sont attribuées par les critiques d’art de l’époque. » (ces citations proviennent du résumé en français de la thèse de Maria Gesina Kemperink, Van observatie tot extase. Sensitivische proza rond 1900, 1988, http://irs.ub.rug.nl/ppn/046269487).

    (4) Traducteur, critique d’art, Edmund Gosse est aussi l’auteur des Studies in the Literature of Northern Europe (1879) ; il a par ailleurs introduit Ibsen au Royaume-Uni.

     

    ZolaCaricature.jpg

    (5) Si l’influence de Zola est incontestable, il ne faut pas l’exagérer en ce sens où le naturalisme batave a revêtu un caractère propre. « La jeune école hollandaise défend une vision diamétralement opposée à celle de Zola et de son naturalisme. Elle se rattache à l’école française des Décadents et des Symbolistes », ira même jusqu’à écrire un rédacteur de l’Elsevier’s Geïllustreerd Maandschrift en 1894. Louis Couperus a reconnu lui-même ce qu’il devait à Zola, dette dont on trouve l’écho dans son roman autobiographique Metamorfoze : « Ils lisaient ensemble Zola, dans leur chambre, dans les bois, dans les dunes. Zola était pour eux la révélation immense d’une conception grande et saine de l’existence, de la nécessité de voir la vie telle qu’elle était. Entre-temps ils lisaient Balzac, Flaubert, les Goncourt, la jeune génération des naturalistes français. » (traduction reprise à : Pierre Brachin, « Le “Mouvement de 1880” aux Pays-Bas et la littérature française », Un Hollandais au Chat Noir. Souvenirs du Paris littéraire 1880-1883, Paris, La Revue des Lettres Modernes, n° 52-53, vol. VII, 1er trim. 1960, p. 17.) Malgré de telles confidences, Couperus n’a jamais fait « du Zola ». Quant à J.-K. Huysmans, il a existé aux yeux des « jeunes Hollandais » après que son ami Ary Prins leur eut parlé de lui, mais ils pratiquaient déjà l’époque les Goncourt ou encore Villiers de l’Isle Adam. Rappelons que dans le premier numéro du Nieuwe Gids (1885), revue des novateurs, figurait « L’esthétique de demain : L’art suggestif » de Maurice Barrès, mais aussi le poème La Marée de Sully Prudhomme. La rédaction précise que la revue s’est assurée « la collaboration de quelques hommes de lettres français ».

    (6) Au sujet de la femme qui se cache sous ce nom étrange, on peut lire : Isabelle Ernot, « Une historienne au tournant du siècle : Arvède Barine », Mil neuf cent, 1998, n° 1, p. 93-131. (www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mcm_1146-1225_1998_ num_16_1_1186)

     

     

     

  • Slauerhoff & Macao

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    Un poème français

    de J.J. Slauerhoff

     

     

     

    SAN MIGUEL DE MACAO

     

     

    La façade s’élève, rigide comme un rocher, devant la décrépitude du sanctuaire. Pas un pilier, pas une arche ne reste de la somptuosité ancienne.

    Debout comme une stèle, s’élevant du sein de l’éternel, elle domine l’espace, – temple du ciel avec le soleil comme rosace en sa coupole.

    Les saints pâles, priant dans leurs vitraux, sont brisés avec eux. À travers les trous vides, l’azur vibre et les rayons, les oiseaux, passent à leur gré.

    Les tout-puissants, taillés dans la pierre sur le portail, la Mère de Dieu portant le globe, l’Amiral au beau milieu de sa flotte, n’ont pu subir cette nef étroite derrière eux.

    Ils ont détruit tout : murailles, piliers, toits, jusqu’à l’horizon, jusqu’à l’espace ; le seul temple digne de leur puissance s’étend autour d’eux tandis que la ville se consume humblement à leurs pieds.

     

    couvmarécage.png

    © photo :

    Jeanne Verbij-Schillings & Bibliothèque universitaire de Leyde

     

    Parmi les œuvres du poète, romancier et essayiste Jan Slauerhoff (1898-1936), on relève une œuvre en langue française, la plaquette hors commerce Fleurs de marécage, (A.A.M. Stols, Bruxelles, 1929, lettre-préface de Franz Hellens). (1) La plupart des poèmes – 13 – sont des adaptations ou des traductions de poèmes que l’auteur avait lui-même écrits en néerlandais ; « San Miguele de Macao » est par exemple une adaptation de « Kathedraal St. Miguel », publié dans le recueil Oost-Azië en 1928. Les 7 autres, le poète-médecin les a écrits directement en français.

    Il avait commencé à composer Fleurs de marécage aux Indes néerlandaises, bénéficiant du regard critique du grand connaisseur des lettres françaises Johannes Tielrooy. (2) Puis, en 1929, grâce à l’éditeur de Maastricht Stols, Slauerhoff rencontre l’écrivain Franz Hellens qui avait traduit certains de ses poèmes en français ; le Néerlandais souhaite que son confrère bruxellois lise le recueil et écrive une préface. Hellens accepte, se proposant même de corriger les textes français. Le manuscrit va également passer entre les mains de l’ami Eddy du Perron qui semble avoir émis des réserves sur quelques tournures françaises ; c’est d’ailleurs ce dernier – bibliophile singulier, du Perron a consacré une part de la fortune familiale à éditer des livres hors commerce – qui assure la mise en page de la plaquette.

    Fleurs de marécage paraît finalement au cours de l’été 1929 (tirage : 75 exemplaires) avec une lettre de Franz Hellens en guise de préface. Jan Slauerhoff souhaite l’offrir à des proches et des connaissances, en particulier ceux et celles qui ne lisent pas le néerlandais, entre autres sa maîtresse françaises Claire Fouletier ; sans doute Jane Pesante, Bretonne que le poète rencontre à Nice en août 1929 a-t-elle elle aussi hérité d’un des exemplaires des Fleurs.

    Macao – ville où Slauerhoff s’est rendu deux fois – est au cœur d’autres poèmes – le nom de la cité est même le titre de l’une des deux parties du recueil Oost-Azië, cycle dédié à Constançio José da Silva –, mais aussi de son grand roman, Le Royaume interdit (1932), qui nous conduit au royaume des ombres en mettant en scène le poète portugais Camoens et un homme du XXe siècle, radio de bord, deux êtres dont vies, corps et âmes vont se confondre. Certains édifices religieux de l’ancien comptoir portugais occupent une place importante dans ce livre : un couvent livré aux flammes, une église où sont réfugiés des hommes qui défendent la ville contre des assaillants… On découvre à la fin du roman une évocation d’un édifice délabré, fantôme – l’église São Paulo –, proche de celle que propose le poème ci-dessus. D'ailleurs, l'église San Miguel, c'est en réalité l'église São Paulo  :

    …il s’entêta et se retrouva tout à coup devant un large escalier dominé par la façade rigide de la cathédrale ; tout en haut, perçant le ciel grisâtre de la nuit, la croix noire. Il monta d’un pas lent l’escalier, tête baissée afin de veiller à ne pas trébucher : les marches étaient lisses et désagrégées. Quand il sentit qu’il n’y en avait plus, il leva les yeux : il venait de poser les pieds sur le parvis, le front de l’église était noir, semblable à une imposante pierre tombale verticale ; aucune lumière ne filtrait par les vitraux. Il savait que derrière cette surface inerte se cachait une chose horrible ; impossible de faire demi-tour, l’escalier semblait s’être effondré derrière lui ; sous la menace de ce gouffre béant, il avança, étourdi, à grandes enjambées, vers la cathédrale. (3)

    SaoPauloMacao.jpg

    (photo : source)

     

    On notera que dans « San Miguel de Macao » – tout comme dans l’« Aube à Macao » du même recueil –, Slauerhoff a abandonné dans son adaptation la disposition en strophes, obtenant un résultat qui n’est pas sans rappeler les Stèles de Victor Segalen, écrivain et médecin de bord avec qui on l’a d’ailleurs bien souvent comparé. Le Néerlandais est d’ailleurs « certainement le premier à avoir jamais traduit un texte de Segalen : “Aan de Reiziger”, en 1930, traduction publiée dans le recueil “chinois” de Slauerhoff Yoeng Poe Tsjoeng, est une adaptation de “Conseil au bon voyageur” des “Stèles du bord du chemin”. On est frappé par les points communs entre les deux hommes : tous deux étaient médecins de bord et d’infatigables voyageurs ; tous deux ont laissé une œuvre exceptionnellement variée et, pour l’un comme pour l’autre, le Royaume Interdit a constitué une importante source d’inspiration. » (4)

    Terminons en citant un quatrain du poème « Fin de siècle », qu’appréciait beaucoup Eddy du Perron et qui illustre assez bien l’état d’esprit de Slauerhoff :

    Or, ce dédain superbe de s’en aller,

    En souriant, le long du précipice,

    Au charme paisible de la vallée,

    Vaut bien le bonheur et tous les délices.

     

    édition 1986

    CouvMarécage.jpg(1) Fleurs de marécage connaîtra une réédition la même année, sans doute à l’instigation d’Eddy du Perron, une troisième, augmentée, en 1934 et une dernière en 1986 chez Nijgh & Van Ditmar (avec en regard les textes néerlandais de l’auteur ou les traductions de Hans van Straten). Une part des données de cette notice sont empruntées à Wim Hazeu, Slauerhoff. Een biografie, De Arbeiderspers, 1998 (3ème éd. augmentée) et à Kees Snoek, E. du Perron. Het leven van een smalle mens, Nijgh & Van Ditmar, 2005.

    (2) Johannes Tielrooy (1886-1953), critique et universitaire. Admirateur d’Anatole France, de Victor Hugo, de Voltaire, il a consacré plusieurs études à Barrès (dont un livre en 1918) et rédigé une thèse en français : Conrad Busken Huet et la littérature française (E. Champion, 1923) ; devenu universitaire après un long séjour aux Indes néerlandaises, il a publié en 1938 aux éditions du Sagittaire un Panorama de la littérature hollandaise contemporaine ainsi que, toujours en langue française, La Hollande et l’Indonésie, Bruxelles, Le Flambeau, 1958. Sa grande étude (1948) sur Ernest Renan – dont il a traduit en 1945 Qu’est-ce qu’une nation est disponible en français : Ernest Renan, sa vie et ses œuvres, trad. Louis Laurent, préf. René Lalou, Mercure de France, 1958. Citons encore un ouvrage en néerlandais consacré à Chateaubriand (1936) et une longue étude sur Racine (1951). Son épouse, Jacoba Tielrooy de Gruyter, a également publié en français : Kabar Anghinn, Impressions de Java et de Bali, présentation Luc Durtain, croquis A. Breetvelt, Les Œuvres représentatives, 1932 (sans oublier des articles sur la poésie hollandaise dans YGGDRASILL. Bulletin Mensuel de la Poésie en France et à l’Etranger, 1937). Sa seconde ( ?) épouse a traduit en néerlandais La Pharisienne de François Mauriac.

    (3) J. Slauerhoff, Le Royaume interdit, trad. Daniel Cunin, Circé, 2009.

    (4) Maarten Elzinga, Victor Segalen (1878-1919), musicus, reiziger, etnoloog, dichter, fotograaf, arts, archeoloog, catalogue de l’exposition organisée à la Maison Descartes, 11 novembre-20 décembre 2000, p. 7 (photo ci-dessous). À cette occasion a eu lieu le colloque « Slauerhoff & Segalen : exotistes ».

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    Voir par ailleurs un texte de J. Slauerhoff,

    « Le cas Lautréamont »,

    traduit en français par Fiel Heuvelmans

    et publié dans la revue de Frans Hellens,

    Le Disque vert, n°4, 1925

     

     

  • Hollande de Jean-Claude Pirotte

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    Hommage à Eddy du Perron (1899-1940)

      

      

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    Dans son recueil Hollande (Le Cherche-Midi, coll. Amor Fati, 2007) qui marie poèmes et peintures (de la fin de l’année 2004), le Wallon Jean-Claude Pirotte rend entre autres hommage à l’écrivain néerlandais Eddy du Perron (1899-1940), connu en France pour avoir été l’ami d'André Malraux. La peinture en regard s’intitule eergisteren (avant-hier). Le plaisir que l’on prend à lire Pirotte – écrivain bien plus talentueux qu’il n’ose lui-même le dire – est d’autant plus grand qu’il fait partie des rares auteurs d’expression française, avec Claude-Henri Roquet ou Xavier Hanotte, à pouvoir glisser dans sa prose des mots néerlandais sans les éborgner.

     

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    Dans Une adolescence en Gueldre, le romancier Pirotte évoque une période fondatrice de son existence. Un extrait :


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    C’est le paysage surpris de ma lucarne, dans Bezui- denhout, le premier matin, qui a peut-être décidé pour moi. Et ma première lecture aussi, dans cette chambre mansardée soudain deve- nue mienne, à l’heure où la lumière de sable et de vent s’est révélée à moi, la lu- mière de Gueldre, à l’aube, comme un air de clavecin.

    À cette lumière tremblée, à son poudroiement, à son cristal à la fois vaporeux et précis, à son rythme de danse ancienne et secrète, rien ne pourra jamais m’empêcher d’associer le mouvement inaugural de La chartreuse de Parme.

    « Fabrice montra son passeport qui le qualifiait marchand de baromètres portant sa marchan- dise. »

    Ces trois mots en italique ont soudain mobilisé ma mémoire et mon avenir, je devrais dire la mémoire de mon avenir, car c’est ce matin-là, en lisant et relisant cette phrase d’apparence anodine (mais elle ne l’est pas), que je me suis expliqué avec moi-même et ce que je dois bien appeler, tant pis si je m’exprime pompeusement, la reconnaissance obscure et aveuglante de mon destin.

    Jean-Claude Pirotte, Une adolescence en Gueldre, La Table Ronde, 2005.

     

    Prière aux poètes morts, Jean-Claude Pirotte
     

     

    carte imprimée à l’occasion d’une soirée E. du Perron-André Malraux à Paris, 15/11/2005 (photo coll° K. Snoek)

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    Sur l’amitié Eddy du Perron / André Malraux voir cette  bibliographie en langue française

     

     

    biographie d’Eddy du Perron par Kees Snoek, 2005, 1246 p.

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    le grand roman autobiographique d’Eddy du Perron

    Le Pays d’origine,

    traduction Philippe Noble,

    préface André Malraux,

    Gallimard, 1980

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  • Rêverie dans Amsterdam

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    La carte postale de Francis Carco

     

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    Le premier jour du printemps 1951, Florentin Mouret publie à Avignon les 150 exemplaires hors commerce de l’édition originale de Rêverie dans Amsterdam (avec une carte postale extraite de « La romance de Paris »). Il s’agit du troisième petit volume de la collection « Pour F.M. et ses copains » qui en comptera quatorze (1950-1961). Célèbre chansonnier, l’auteur de cette trentaine de pages, Francis Carco (Nouméa 1886 - Paris 1958), a aussi été un écrivain prolifique qui a connu un succès sans pareil durant l’entre-deux-guerres. Rêverie dans Amsterdam a été écrit à la suite d'un séjour qu'il a effectué dans la capitale néerlandaise au milieu des années 1930 ; la revue Les Marges en a donné le texte le 10 mai 1935. C'est à la même époque que Carco concevra Brumes - qu'il considérait lui-même comme son meilleur roman - , « qui a pour décor le quartier des marins et des prostituées d'Anvers » (1).


    amsterdam,anvers,littérature,poésie,francis carcoLe jour où il monte dans le train qui va le conduire à Amsterdam, il emporte la réédition de 1883 d’un guide voyage pour le moins singulier :
    Le Putanisme d’Amsterdam (1681), « certainement un des plus curieux livres écrits sur les mœurs des prostituées » précise l’éditeur. Mais une fois sur place, au début de la nuit, l’idée d’entrer dans des lieux de réjouissances n’effleure pas cet homme qui a vu de près les bas-fonds de bien des villes ; il préfère arpenter les rues désertes de la ville sous la pluie. « L’eau du port, elle aussi, luisait sous les feux des pylônes, d’une trouble phosphorescence et, par-dessus la ville, au milieu des vapeurs, le ciel apparaissait si rougeoyant qu’on en éprouvait à la fois une crainte et un plaisir. Heureusement, comme dans toute cité moderne, le timbre des tramways prolongeait ses rassurants appels. » Dans son récit un peu décousu, mais écrit dans une prose limpide, Francis Carco opère plusieurs comparaisons entre ce qu’il voit et les souvenirs qu’il garde de la Chine.

    Le Hollandais qui lui sert de guide préfère évoquer les tulipes que les « coupables divertissements » ; cet homme sur lequel on apprend peu de choses l’amène à dire : « Les Hollandais ont ceci d’excellent qu’ils ne vous promettent jamais rien de rare au cours d’une randonnée nocturne. Ils sont trop avisés pour compter sur la chance. Mais quand l’occasion se présente, ils savent mieux que personne en tirer parti. » Vont-ils tous deux tirer parti de cette promenade qui finit, malgré la résolution prise, à l'ombre de l’Oude Kerk ? « La rue tourne autour de l’église et, dans de petites loges qui se succèdent jusqu’à ne plus presque former qu’une succession ininterrompue de maisons de plaisir, des filles guettent les passants de derrière les carreaux. (…) Quelques-unes de “ces dames” vidaient des chopes de bière ou tricotaient, les yeux baissés. On les eût prises, à leur réserve, pour de dignes ménagères attendant, sous la lampe, le moment de gagner leur lit. Sans la musique des bars et sans l’étrange exhibition, derrière les vitrines, de toutes ces créatures qui ne semblaient en rien participer aux complicités du dehors, j’aurais pu me tromper. Jamais encore, nulle part, je n’avais constaté pareille hypocrisie. Et, pensant à l’auteur du petit livre sur Amsterdam, je me disais qu’avec lui, j’aurais eu, à n’en pas douter, la clef de ce mystère. Mais peut-être n’y avait-il pas de mystère. Il suffisait d’entrer dans l’une de ces boutiques pour que la femme, tirant le verrou et laissant retomber le rideau, changeât subitement de visage et se comportât comme partout.

    biographie de Carco par J.-J Bedu, éd. du Rocher, 2001

    CouvCarco.jpgOr, je n’éprouvais guère l’envie de tenter l’aventure. Grasses ou maigres, blondes ou brunes, aucune de ces marchandes n’arrivait à me décider. Elles faisaient partie d’un décor au même titre que leurs lumières tamisées de soie rouge, leurs coussins de couleur et la musique violente des bars. Plus je les observais, plus je concluais qu’il fallait accourir de loin vers elles et les voir au travers de sa propre imagination pour les parer de quelque attrait. Le vieux proverbe qui prétend que “l’amour est comme les auberges espagnoles : on y trouve ce qu’on y apporte”, prenait ici sa pleine signification. Près de ces femmes, dans l’étroit univers confortable dont elles étaient la fleur, on devait percevoir la sourde rumeur de fête foraine qui emplissait le quartier. On devait également savourer la tiédeur de leur gîte et, en même temps qu’on entendait la pluie crépiter aux carreaux, songer à la rue froide, glissante, dont les pavés et les trottoirs, les maisons grises, les courants d’air et l’inexprimable atmosphère de solitude n’étaient, à la fois, si lointains et si proches, que les sombres éléments d’un drame auquel, pour un moment et par miracle, on venait d’échapper. »

    Citons encore une strophe du poème « Carte postale » qui ferme cette Rêverie dans Amsterdam :

     

    Rappelle-toi, dans Amsterdam,

    La dernière nuit de l’année,

    Toute la ville illuminée

    Et le long raclement des trams.

     

    (1) Cf. Francis Carco, Romans, édition Jean-Jacques Bedu et Gilles Freyssinet, coll° Bouquins, Robert Laffont, 2004.

     

     

    Qui es-tu Francis Carco ?



     

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  • Instantanés aux Pays-Bas (1906)

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    Le voyage d’Alphonse de Châteaubriant (1877-1951)

    dans la langue néerlandaise

     

     

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    Les Instantanés aux Pays-Bas proposent le compte rendu d’un séjour effectué par Alphonse de Châteaubriant en Hollande du 1er au 28 août 1905, et publié sous le pseudonyme Chateaubriand-Chanzé dans la Revue de Paris du 1er octobre 1906. Il s’agit de l’une des toutes premières publications  de ce descendant d’une branche de la famille néerlandaise Van Bredenbecq (orthographe ultérieure : de Brédenbeck) qui a acquis les droits féodaux de la seigneurie de Châteaubriant en 1690 ; ces pages seront reprises en volume fin décembre 1927. Avant de devenir un romancier très en vogue (Monsieur des Lourdines recevra le Goncourt en 1911, La Brière le Grand Prix du Roman en 1923), avant d’être condamné à mort par contumace en 1945 pour ses activités collaborationnistes, le Breton – qui travaille alors d’arrache-pied pour se faire un nom dans les lettres – est accueilli par la famille Schleef d’Egmond aan Zee, localité de 3000 âmes encore pittoresque avec des mamans aux « mentons roses arrondis sur des rabats de dentelles », des vieilles à « la tête hochante sous la capuche de dentelle » ; on vient d’inaugurer le tramway. La fenêtre de sa chambre sonne sur la mer et les dunes qu’il a appris « à aimer sur les toiles de Ruisdael et de Wynants ». Pas loin de là s’élève « la partie des dunes jadis occupée par les “Kaninefaten” (1) ». On est en présence d’un texte intime, plein de retenue, morcelé comme le titre l’indique, rédigé en réalité après coup, à partir de septembre 1905, face à la mer, dans une mansarde de la maison familiale de Piriac, près de Saint-Nazaire. On peut lire « instantanés » au sens de « description d’un instant précis », antérieur à l’acception photographique, sans oublier que le jeune père de famille se qualifiait lui-même de « chasseur de paysage ». On relève une attention quasi picturale, l’écrivain aimant sans doute les œuvres de Jozef Israëls et celles des frères  Maris. Il allait d’ailleurs souvent à l’époque faire ses gammes au Louvre, assis devant les paysagistes hollandais : « le porte-plume lui-même est dans la main comme un pinceau divisant et mélangeant », écrira-t-il (2).

    chateaubriant,hollande,poésie,kloos,gezellig,egmondAlphonse de Châteaubriant ne nous dit rien du motif de son séjour. Il s’agissait probablement d’un pèlerinage aux sources – en chemin, il ne s’arrêtera que brièvement en Belgique pour visiter Bruges. Dans son texte, il n’évoque guère l’Histoire des Pays-Bas, se contente de parler de quelques voisins et jeunes voisines de ses hôtes, de quelques promenades dans la campagne et dans certaines localités. Son biographe précise que l’enchantement qu’il éprouve devant ces nouveaux paysages le conduit à renoncer à écrire de la poésie : « En Hollande son cœur chavire et n’a plus le goût à rimer. C’est l’éblouissement, une kermesse de joyeuses couleurs, dans le cri des mouettes et le murmure éternel de la “mer vineuse” en tout semblable à celle qu’Ulysse décrivait à Nausicaa près de la plage des Phéaciens. Sous le ciel bas, dans les polders diaprés, les moulins couverts de chaume et les vaches semblaient des jeux d’enfants. Dans les villes closes mais vivant de l’eau, les églises, les musées, les auberges, étaient ses haltes sous la canicule. Lui “l’hyperboréen”, il se rassasiait de nuages gris et tourmentés qu’il avait déjà vus dans une vie antérieure, il reconnaissait les intérieurs et les meubles qui teintaient les fenêtres belles comme des vitraux. »

    Se rendant à Egmond-Binnen, Alphonse de Châteaubriant relève la rupture dans le climat entre la région des dunes et celle des polders. Il brosse un beau tableau de la nature dont les vaches font partie intégrante : « Ici, dans des verdures clôturées par un canal, paissent des vaches blanches, marquées de gris-fer aux mamelles. Ce sont, dans la langue populaire, des vaches “bleues”. Puissamment campées, immobiles, tête lourde, les cuisses bourrelées d’une chair sans poils, que mouille la rosée du matin, elles clignent des yeux aux mouches et mâchent : “La Hollande est à nous ; – semblent-elles ruminer dans les vapeurs de leur bien-être, – et ce sont les bons Hollandais qui ont pris la terre à la mer pour nous donner de l’herbe.” » Au cimetière de cette même localité, où « les ruines de l’abbaye (…) ne subsistent que sous les espèces d’une petite église neuve » (3), M. Schleef lui raconte qu’ « on a déterré récemment un squelette gigantesque, celui d’un des premiers seigneurs d’Egmond ; les os de ses jambes étaient gros comme “des cuisses de vache” ».

    J. van Ruysdael, Vue d'Haarlem

    RuysdaelHaarlem.jpgAlphonse de Châteaubriant s’attarde aussi sur les infimes variations de lumière sur le paysage et la peau du promeneur. Le 8 août, les deux hommes se rendent une première fois à Alkmaaar, puis le 17 à Amsterdam. L’écrivain évoque en particulier la Kalverstraat, artère commerçante, ainsi que le quartier juif. À Haarlem, il contemple la Kermesse de Jan Steen, mais le même soir, la kermesse organisée à Egmond le déçoit.

    Après cinquante pages de descriptions essentiellement rurales, botaniques, atmosphériques, l’écrivain, qui a épousé civilement une protestante en 1903 – le mariage religieux n’étant célébré qu’un an plus tard –, s’intéresse à la religion : « En Hollande, le Jansénisme baptise, sonne, officie et retient les deux tiers de la population catholique. » (p. 59) Il parle de Racine et de jansénisme avec un partisan de Jansénius. Le séjour se termine, le temps se gâte, les villageois restent enfermés chez eux tout en demeurant une part de la nature : « Et les Hollandais jouissent de cet isolement harmonieux sous la triple enveloppe de leur ciel, de leur maison et de leur corps. Car le corps du Hollandais est une maison, qu’il porte avec lui comme le colimaçon. Lui, est à l’intérieur. C’est là qu’il pense, qu’il jouit, qu’il souffre, derrière les vitres de ses yeux de Delft, et les stores baissés de son flegme. La seule vue d’un Hollandais devrait appeler à l’esprit la représentation d’une maison, comme au nom du castor s’associe l’image de ses constructions lacustres. »

    L’attention qu’Alphonse de Châteaubriant accorde à la langue néerlandaise transparaît – même s’il n’énumère en l’occurrence que des termes français – dans la fréquente évocation des plantes qui poussent dans les dunes, dont « la plupart portent des noms populaires charmants : la torche, (…) le millefeuilles, (…) l’astre-de-sable, (…) le bec-de-héron, (…) la queue-de-cheval, la raquette-de-la-mer… ». Le jeune français ne manque pas non plus d’évoquer un des vocables néerlandais les plus caractéristiques : son hôte tente en effet de lui expliquer la singularité de l’insaisissable gezellig, « sans équivalent » dans la langue française : ce serait, « – moins une nuance encore intraduite – le confortable dans l’intimité et l’intimité dans le confortable ». Le terme backvischje l’amuse (bakvis signifie à la fois « petit poisson pour la friture » et « adolescente (qui ricane pour un rien) »). Il grappille aussi les expressions het geheim van de smid (=le secret du forgeron), autrement dit : le secret réservé aux initiés (tournure employé surtout dans des jeux et des chansonnettes), et jongens van Jan de Witt (=des garçons de Jean de Witt), c’est-à-dire des lurons.

    Page de titre avec mention d'un autre éditeur

    TitreChateaubriant.jpgDès les premières pages, Alphonse de Châteaubriant révèle une certaine curiosité pour la langue néerlandaise qu’il ne parle pas (il commet des petites erreurs en retranscrivant certains mots). Le premier matin, il tire en effet de sa poche, nous dit-il, « un recueil de Kloos, le grand poète néerlandais » (4), qu’il ouvre au hasard, lisant et nous donnant à lire le poème « La Mer ». Or, il n’existe pas à notre connaissance de recueil de Kloos en langue française ni d’ailleurs à l’époque dans les langues européennes majeures ; le Breton aurait tout au plus pu lire le poème « Homo sum » traduit par le folkloriste Achille Millien dans son anthologie Poètes Néerlandais datant de 1904 (5). Dédié à Frederik van Eeden, « Van de Zee » (De la mer) a été publié en 1889 dans la revue De Nieuwe Gids (Le Nouveau Guide) avant de trouver sa place – sans titre et sans dédicace – dans le recueil Verzen (Poèmes) de 1894. Il est donc plus que probable que Châteaubriant a eu en main un exemplaire de ces Verzen et qu’il aura essayé, avec l’aide de son hôte, d’en déchiffrer et d’en lire certains passages.

    Se réclamant de Shelley, de Keats ou encore de Wordswoth, Willem Kloos (1859-1938) a été le fondateur et l’une des chevilles ouvrières de la revue De Nieuwe Gids (1885-1894), organe des Tachtigers. Il a aussi traduit quelques œuvres majeures dont, en 1898, Cyrano de Bergerac. Pierre Brachin nous dit de ses poèmes réunis dans Verzen : « On y perçoit le frémissement d’un cœur avide de Beauté, mais rempli aussi du sentiment “moderne” de la solitude. Tantôt Kloos déclare : “Je suis un Dieu au plus profond de mes pensées”, tantôt il souhaite se laisser aller tout entier. Or, soit justement à cause de cet orgueil, soit par timidité ou apathie, ses efforts restent vains, et il se réfugie dans le rêve. En tout cas, certains de ses sonnets chanteront toujours dans la mémoire du Hollandais lettré. » (6) Considéré comme un des plus grands poètes de son temps, son talent s’est, de l’avis de beaucoup, fané très vite (7). Voici, suivie du texte original, la version française du poème « Van de zee » (8) que nous propose l’auteur des Instantanés aux Pays-Bas :

     

    LA MER

    La mer, la mer continue de frapper dans une ondulation sans fin,

    La mer, dans laquelle mon âme se voit reflétée.

    Et la mer est comme mon âme en son être et en ses apparences,

    Elle est le Beau vivant et ne se connaît pas elle-même.

     

    Elle se lave elle-même dans une éternelle purification ;

    Elle se tourne elle-même et revient là d’où elle s’est enfuie ;

    Elle s’exprime elle-même par mille sortes de signes,

    Et compose une chanson éternellement gaie, éternellement plaintive.

     

    O mer, si j’étais comme toi dans toute ton ignorance,

    Alors je serais complètement heureux,

     

    Alors je ne désirerais plus ce que les hommes envient :

    La joie et la souffrance.

     

    Alors, mon âme serait une mer, et sa tranquillité,

    Puisque mon âme est plus grande que la mer, serait plus grande encore.

     

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    portrait de W. Kloos par W. Witsen (www.dbnl.org)

     

    De Zee, de Zee klotst voort in eindelooze deining,

    De Zee, waarin mijn Ziel zich-zelf weerspiegeld ziet;

    De Zee is als mijn Ziel in wezen en verschijning,

    Zij is een levend Schoon en kent zich-zelve niet.

     

    Zij wischt zich-zelven af in eeuwige verreining,

    En wendt zich altijd òm en keert weer waar zij vliedt,

    Zij drukt zich-zelven uit in duizenderlei lijning

    En zingt een eeuwig-blij en eeuwig-klagend lied.

     

    O, Zee was Ik als Gij in àl uw onbewustheid,

    Dan zou ik eerst gehéél en gróót gelukkig zijn;

     

    Dan had ik eerst geen lust naar menschlijke belustheid

    Op menschelijke vreugd en menschelijke pijn;

     

    Dan wás mijn Ziel een Zee, en hare zelfgerustheid,

    Zou, wijl Zij grooter is dan Gij, nóg grooter zijn.

     

     

    (1) Les Cananefates, tribu germanique qui vivait vers le début de l’ère chrétienne sur le territoire actuel de la Hollande.

    (2) Cette citation comme quelques autres et comme certains éléments biographiques sont empruntés à Louis-Alphonse Maugendre, Alphonse de Châteaubriant (1877-1951), A. Bonne, 1977.

    (3) C’est à propos de ce même lieu que l’érudit autodidacte néerlandais J.A. Alberdingk Thijm (1820-1889), père d’un autre Tachtiger, l’écrivain Lodewijk van Deyssel (1864-1952), écrivait : « La célèbre abbaye d’Egmont, tombée en ruines (avec tout ce qu’elle renfermait encore dans son sein), est devenue l’achoppement du laboureur, le jouet de l’enfance, la pâture de la bête de somme, l’objet de la négligence des archéologues. » (« L’art et l’archéologie en Hollande », Annales archéologiques, T. 14, 1854, p. 48.)

    (4) Sur Willem Kloos, voir sur ce même blog la page qui lui est consacrée dans la Catégorie « Poètes & Poèmes ».

    (5) Il existait aussi à l’époque une anthologie allemande de 1901 et une anglaise de 1902 comprenant quelques poèmes de Willem Kloos.

    (6) Pierre Brachin, La Littérature néerlandaise, Armand Colin, 1962, p. 114.
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    (7) C’est l’avis de P. Brachin, mais aussi celui de H. Messet, « La littérature néerlandaise », Mercure de France, 15 novembre 1905, p. 222 (voir note 4), ou encore celui de J.-L. Walch qui, à l’occasion de la parution d’un troisième volume de Verzen (1913) écrit dans sa chronique « Lettres néerlandaises » du Mercure de France (1er juin 1914) qu’ « on ne peut envisager cette œuvre sans se rappeler des émotions passées. Le premier recueil de la série a fait époque dans notre littérature. C’était chez nous la révélation, en poésie, du mouvement littéraire de 1880. Ce mouvement aujourd’hui a fait son temps ; de nouvelles écoles en sont issues ou ont réagi contre leur devancière. Willem Kloos malheureusement n’a, depuis l’époque de ses débuts, pas évolué et, ce qui pire est, sa verve est entièrement morte. »

    (8) Henry Fagne en propose une autre, sous le titre « De la mer », dans son Anthologie de la poésie néerlandaise de 1850 à 1945, Éditions universitaires, 1975, p. 99.

    D. Cunin

     

    Il existe une « adaptation » en néerlandais, signée Jaak Boonen, du roman La Brière parue sous le titre Het veenland, Luyckx-Pax, Bruxelles/La Haye, 1943 (voir photo)

     

     

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